ARISTOTE
Physique
Physique
d'Aristote ou Leçons sur les principes généraux de la nature.
par J. Barthélemy Saint-Hilaire,...
PRÉFACE À LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.
Idée générale de la Physique d'Aristote : c'est une théorie du mouvement. - Antécédents de la Physique ; théories de Platon sur le mouvement. - Analyse de la Physique d'Aristote. Méthode exposée trop brièvement ; théorie des principes de l'être, et définition de la nature, rattachées à la théorie du mouvement ; réfutation du système du hasard clans la nature. Définition du mouvement ; théories de l'infini, de l'espace et du temps, notions que le mouvement suppose. - Théorie du mouvement ; diverses espèces de mouvement ; unité du mouvement ; opposition et contrariété des mouvements ; du repos ; du mouvement et du repos naturels et forcés ; divisibilité indéfinie du mouvement ; mesure du mouvement ; réfutation des paradoxes de Zénon d'Élée contre le mouvement ; comparaison et proportionnalité des mouvements ; quelques lois du mouvement. Éternité du mouvement circulaire ; théorie du premier moteur Immobile. - Du style de la Physique d'Aristote. - Histoire des théories sur le mouvement ; les écoles de l'antiquité ; le moyen-âge, Albert et saint Thomas ; la Renaissance ; analyse des théories de Descartes, de Newton et de Laplace comparées à celles d'Aristote. - Appréciation résumée de la Physique d'Aristote.
La
physique, telle que l'a comprise Aristote, ne répond pas du tout à l'idée que
nous nous en faisons aujourd'hui ; il n'y est question d'aucun des phénomènes
dont pour nous cette science est nécessairement composée. Aristote ne parle ni
d'optique, ni d'acoustique, ni de calorique, ni d'électricité, ni de
magnétisme. Non pas que quelques-uns de ces phénomènes n'eussent été
observés aussi par les anciens ; mais la science de la nature ne s'étendait
pas alors à ces détails ; et l'analyse n'avait pas été poussée aussi loin.
On s'en tenait aux généralités les plus étendues ; et comme il arrive
toujours quand la science débute, elle s'arrêtait aux faits les plus frappants
et les plus palpables. Or il n'en est pas dans la nature de plus certain ni de
plus évident que le mouvement sous toutes ses formes ; et voilà comment la
Physique d'Aristote n'est au fond qu'une théorie du mouvement. C'est une étude
sur le principe le plus général et le plus important de la nature ; car sans
ce principe, ainsi qu'Aristote l'a dit bien des fois, la nature n'existe pas ;
elle s'identifie en quelque sorte avec lui.
Il ne faut donc pas trop s'étonner si dans l'ouvrage du philosophe on trouve de
la métaphysique, et non de la physique au sens où nous l'entendons. Il faut
nous dire que le mouvement est dans l'ordre des idées le premier fait que doit
constater la science de la nature et dont elle doit se rendre compte, sous peine
de ne pas se bien comprendre elle-même. Mais par le progrès de l'analyse, et
par l'importance du sujet, la théorie du mouvement est sortie du domaine propre
de la physique ; et sous le nom de mécanique, de dynamique et de statique, elle
forme une science à part, dont la physique ne s'occupe plus, mais qu'elle
suppose, parce que sans une telle science la physique ne serait pas logiquement
possible. La théorie du mouvement est si bien l'antécédent obligé de la
physique, que, quand à la fin du XVIIe siècle, Newton pose les
principes mathématiques de la philosophie naturelle, en expliquant le système
du monde, il ne fait dans son livre immortel qu'une théorie du mouvement (1).
Descartes, dans les Principes de la Philosophie, avait également placé
l'étude du mouvement en tète de la science de la nature. Ainsi, deux mille ans
passés avant Descartes et Newton, Aristote a procédé tout comme eux ; et si
l'on veut considérer équitablement son oeuvre, on verra qu'elle est de la
même famille, et qu'à plus d'un égard, elle n'a rien à redouter de la
comparaison.
Mon admiration sincère pour le génie d'Aristote ne m'a jamais aveuglé, et
surtout elle ne m'a jamais empêché de combattre ce que je regardais comme ses
erreurs. J'ai dû, quoique à regret, le réfuter bien souvent. Mais je
n'hésite pas à déclarer pour la Physique qu'elle est une de ses
oeuvres les plus vraies et les plus considérables. Comme elle n'a point encore
été traduite en notre langue, elle n'est pas aussi connue parmi nous qu'elle
devrait l'être ; et par les difficultés qu'elle présente, elle a peut-être
rebuté les philosophes eux-mêmes. Mais je me flatte que, mieux appréciée en
devenant plus accessible, elle nous paraîtra désormais dans toute sa grandeur
; et quelle que soit la gloire d'Aristote, il n'est pas impossible que la
connaissance plus approfondie de ce monument y ajoute encore quelque chose. Pour
ma part, j'avoue que c'est l'impression que j'en ai ressentie. L'auteur de tant
d'oeuvres prodigieuses n'est pas estimé à toute sa valeur, si à la Logique,
à la Métaphysique, à l'Histoire des Animaux, à la Météorologie,
à la Politique, à la Rhétorique, à la Morale, à la Poétique,
on ne joint pas la Physique, qui les égale, si même elle ne les
surpasse.
Sans doute la Physique d'Aristote, même dans les limites où elle se
renferme, n'est pas sans défauts ; et je ne m'abstiendrai pas de signaler ceux
qu'y peut reconnaître une critique impartiale et respectueuse. Mais dans son
ensemble, elle est une des compositions les plus achevées qu'ait enfantées ce
puissant génie. L'idée générale en est simple ; l'ordonnance, sauf quelques
taches, qui consistent surtout en des répétitions et des longueurs, est d'une
régularité irréprochable ; une parfaite unité y éclate, malgré ce qu'on a
pu en dire sur la foi de quelques doutes traditionnels, trop peu justifiés ; et
je ne vois guère que le Traité de l'âme, qui, sur tous ces points, puisse
rivaliser avec celui-ci. Je ne parle pas de l'authenticité, qui n'a jamais
été suspecte, et qui en effet ne peut l'être en aucune façon pour ceux qui
ont vécu d'un peu près avec le philosophe, et qui se sont familiarisés avec
son style et sa pensée (2). Pour bien apprécier
tout le mérite de la Physique, il ne faut pas seulement rapprocher
Aristote de Descartes et de Newton ; il faut le comparer aussi à ses
prédécesseurs et à ses contemporains. Il est vrai que ce n'est pas chose
facile que de se faire quelque idée précise des études physiques en Grèce
quatre ou cinq siècles avant l'ère chrétienne. Mais heureusement, parmi tant
d'ouvrages qui ont péri, ceux de Platon sont arrivés tout entiers jusqu'à
nous, comme le plus précieux de tous les trésors de l'intelligence hellénique
; et Platon ayant été vingt ans le maître d'Aristote, c'est là surtout qu'il
faut chercher la source des principales opinions du disciple, non sans qu'il ne
fût possible de remonter encore plus haut. L'élève a fréquemment réfuté et
combattu le système de celui qui avait instruit sa jeunesse et formé son
esprit. Mais tout en s'éloignant de lui, il lui doit beaucoup ; et les emprunts
qu'il lui fait involontairement vont bien plus loin que lui-même ne s'en doute.
Il faut donc d'abord interroger Platon, et surprendre dans les détours de ses
dialogues l'idée qu'il se fait de l'étude de la nature, et particulièrement
du rôle du mouvement dans le monde.
Dans le Phédon, Socrate, sur le point de mourir, passe en revue les
occupations principales de sa vie ; et il rappelle que dans sa jeunesse il avait
aimé passionnément la physique ; il s'y était porté d'une ardeur sans
pareille ; et en se mettant sous la conduite des Physiciens, « il s'était
imaginé, qu'il allait savoir tout d'un coup les causes de chaque chose, ce qui
la fait naître, ce qui la fait mourir, ce qui la fait exister (3).
» Mais Socrate était bientôt revenu de sa curiosité juvénile et de sa
naïveté trop crédule. Les explications des Naturalistes ne l'avaient pas
convaincu, et le peu qu'il en avait tiré lui semblait fort mal répondre à
tant de promesses et à tant d'espérances. Si les solutions grossières de
l'école Ionienne l'avaient repoussé, le système d'Anaxagore lui-même ne
l'avait satisfait qu'à demi, et Socrate s'étonnait à bon droit qu'après
avoir découvert dans l'Intelligence la cause et le principe de tous les
phénomènes naturels, le sage de Clazomène se fût arrêté en si beau chemin,
et qu'il n'eût fait presque aucune application d'une vérité si féconde.
Socrate ne trouvait pas que l'école d'Élée eût mieux réussi, et les
paradoxes de cette école sur le mouvement ne le charmaient guère plus que les
opinions séduisantes, mais perverses, des Sophistes.
À la distance où nous sommes de ces temps reculés, et d'après les trop rares
fragments arrivés jusqu'à nous, le jugement que porte Socrate sur la physique
de son temps, doit sembler assez juste, quoiqu'il soit peut-être un peu
sévère ; et tout en admirant le génie d'un Pythagore, d'un Thalès, d'un
Démocrite, d'un Anaxagore, nous comprenons que ces systèmes n'aient point
contenté Socrate, et qu'il les ait critiqués, sans cependant leur refuser
quelques louanges. Socrate d'ailleurs était porté par un admirable instinct à
donner bien plus d'importance à la science de l'homme qu'à la science de la
nature ; et il s'est laissé ravir par la psychologie et la morale. L'humanité
doit l'en remercier éternellement ; mais ce n'était pas là une disposition
très favorable pour les progrès de la physique ; et ce n'est pas non plus dans
l'étude de la nature que s'est surtout exercée et qu'a brillé l'école
Platonicienne.
Cependant l'auteur du Timée ne prétendait pas rester étranger à ces
questions ; et tout en les reléguant à un rang secondaire, il ne pouvait les
éviter quand il essayait de scruter l'origine des choses, et de pénétrer
jusque dans le sein même de Dieu, créateur et ordonnateur souverain de la
nature, de l'espace et du temps. La question du mouvement était une des
premières qu'il dût se poser, et il a tenté de la résoudre soit dans le Timée,
soit dans le dixième livre des Lois, sans parler de quelques autres
dialogues où elle est moins directement étudiée. Platon n'a pas songé à
définir le mouvement, et il n'a pas cherché, comme plus tard Aristote, à en
expliquer la nature intime et l'essence ; il s'est borné à se demander d'où
le mouvement pouvait venir, et quelles en étaient les principales formes.
Sur la cause première du mouvement, l'opinion de Platon est aussi arrêtée
qu'il se peut, et il ne balance pas à rapporter à Dieu le mouvement qui se
montre partout dans l'univers et qui le vivifie. C'est Dieu qui a tiré des
profondeurs de son être le mouvement, qu'il a communiqué à tout le reste des
choses ; sans lui, le mouvement ne serait pas né, et il ne continuerait point.
Dieu est comme l'âme du monde ; l'âme, qui est le plus ancien de tous les
êtres, et qui est pour le vaste ensemble de l'univers le principe du mouvement,
ainsi qu'elle l'est pour les êtres particuliers, animant la matière inerte à
laquelle elle est jointe. C'est Dieu qui a créé les grands corps qui roulent
sur nos têtes dans les espaces célestes, et c'est lui qui maintient la
régularité éternelle de leurs révolutions, de même qu'il leur a imprimé
l'impulsion primitive qui les a lancés dans le ciel. Dieu est donc le père du
mouvement, soit que nous considérions le mouvement à la surface de notre terre
et dans les phénomènes les plus habituels, soit qu'élevant nos yeux nous le
contemplions dans l'infinité de l'étendue et clans l'harmonie des sphères.
Platon attache la plus haute importance à ces opinions, qui font partie de sa
foi religieuse, et il s'élève avec indignation contre l'impiété trop
fréquente des Naturalistes, qui croient trouver dans la matière réduite à
ses propres forces une explication suffisante. S'en tenir uniquement aux faits
sensibles qui tombent sous notre observation, et ne pas remonter plus haut pour
les mieux comprendre, lui semble une aberration et presque un sacrilège. C'est
méconnaître la Providence, qui régit et gouverne toutes choses avec autant de
bonté que de sagesse, et c'est risquer de l'offenser que de ne pas voir assez
clairement la trace qu'elle a laissée dans ses œuvres, et dans ce grand fait
du mouvement, qui doit la manifester à tous les yeux (4).
Platon ne dit pas en propres termes que Dieu est le premier moteur, et c'est
Aristote qui plus tard trouvera cette formule ; mais la pensée, si ce n'est
l'expression, est de lui ; et le disciple, sous ce rapport comme sous bien
d'autres, n'a été que l'écho de son maître. Seulement, Aristote a poissé
beaucoup plus loin les déductions sévères de la science ; et il a substitué
un système profond et solide à des vues, restées un peu indécises, toutes
grandes qu'elles étaient.
D'ailleurs, Platon ne s'en tient pas à cette indication générale ; et après
avoir montré d'où vient le mouvement, il veut expliquer aussi avec plus de
détails les apparences diverses qu'il nous offre. Il distingue donc plusieurs
espèces de mouvements, et il en porte le nombre tantôt à dix, tantôt à
sept, sans les séparer toujours bien nettement entre elles. Le mouvement a
lieu, soit en avant soit en arrière, en haut et en bas, à droite et à gauche
; joignez à ces six mouvements que chacun connaît, le mouvement circulaire, et
vous aurez les sept mouvements principaux. D'autres fois, Platon change cette
énumération, et il distingue les mouvements de composition et de division,
ceux d'augmentation et de diminution, et ceux de génération et de destruction.
Il y ajoute le mouvement de translation, soit que le corps se déplace dans
l'espace et change de lieu, soit qu'il fasse une révolution sur lui-même et
reste en place. Il met au neuvième rang le mouvement qui, venant d'une cause
extérieure, est reçu du dehors et est communiqué ; et enfin au dixième rang,
il met le mouvement spontané, qui n'a pas d'autre cause que lui-même, et qui
produit tous les changements et tous les mouvements secondaires que l'univers
nous présente (5). D'autres fois, encore,
abandonnant ces classifications, Platon réduit tous les mouvements à deux, le
changement de lieu et l'altération, comme il le fait dans le Parménide
(6) ; ou bien ces deux mouvements ne sont plus, comme
dans d'autres passages du Timée, que la rotation sur soi-même, donnée
par Dieu au monde, à l'exclusion de tout autre mouvement, et l'impulsion en
avant, maîtrisée par le mouvement du même et du semblable, qui ramène saris
cesse au centre le corps prêt à s'égarer.
Mais s'il y a quelque confusion dans ces opinions de Platon, un axiome sur
lequel il ne varie pas plus que sur l'origine du mouvement, c'est qu'il n'y a
point de hasard dans la nature, et que le mouvement, qui en est le phénomène
principal, y a ses lois comme tout le reste. Le système du hasard n'explique
rien, et il a ce très grand danger de porter les âmes à l'irréligion, mal
social qui perd les individus et que le législateur doit énergiquement
combattre. Platon flétrit avec insistance ce système, qui est aussi pernicieux
qu'il est vain, et il ne serait pas loin de porter des peines contre les
Naturalistes qui y croient et s'en font les apôtres. C'est là un germe qu'a
recueilli Aristote, et qu'il a développé non moins heureusement que son
maître, bien qu'à un tout autre point de vue. Ce n'est pas l'impiété de
cette doctrine qui a révolté Aristote ; mais c'est sa fausseté grossière en
présence de l'admirable spectacle que l'ordre universel étale sans cesse sous
nos regards, pour peu que nous voulions l'observer (7).
À la question générale du mouvement, s'en rattachent quelques autres que
Platon a également touchées, et qu'à son exemple Aristote a fait entrer aussi
dans sa Physique. Platon distingue le mouvement en haut, et le mouvement
en bas. Mais qu'est-ce que le haut et le bas ? Sont-ils relatifs à nous
uniquement ? Ou bien existent-ils dans la nature ? Sur cette question, qui peut
nous sembler embarrassante même encore aujourd'hui, Platon a deux solutions qui
se contredisent et qu'Aristote n'a pas éclaircies plus que lui. Le haut est le
lieu où se dirigent les corps légers ; le bas est le lieu où se dirigent les
corps pesants. Il semble donc que le haut et le bas sont déterminés par une
loi naturelle, puisque ce n'est pas indifféremment que tels corps s'élèvent,
tandis que d'autres sont toujours entraînés par une chute irrésistible. Mais
ailleurs, Platon est d'un autre avis, et il déclare qu'il n'y a dans la nature
ni haut ni bas, attendu que tout y est concentrique (8).
Platon, du reste, n'approfondit pas cette dernière idée, qui est comme un
pressentiment de la théorie de la pesanteur universelle. C'est que les temps
n'étaient pas venus ; et le génie même d'Aristote, avec celui de son maître,
ne suffisait pas à découvrir et à constater cette grande loi du monde et de
la matière.
S'il n'y a ni haut ni bas dans la nature, il y a bien moins encore de vide, et
tout est plein dans ces espaces infinis où notre regard se perd quand il s'y
plonge. Platon ne dit pas de quelle espèce peut être cette matière dont, à
son sens, l'espace est rempli ; mais elle n'est point telle qu'elle puisse
opposer le moindre obstacle au mouvement, et le mouvement s'y passe avec une si
constante et si parfaite régularité qu'évidemment rien ne le trouble ni ne le
gêne. Ce n'est pas à dire que peut-être à l'intérieur des corps, il n'y ait
des vides ; et il est une foule de phénomènes très faciles à observer qui
attestent que les parties des corps peuvent être plus ou moins éloignées les
unes des autres, sans que le corps perde aucune de ses propriétés, ni même
qu'il perde sa forme. Tantôt les corps se contractent sur eux-mêmes, tantôt
ils se dilatent. Il semble donc que dans leur intérieur, il y a des vides qui
disparaissent à certains moments, ou qui s'accroissent à certains autres. Mais
la structure intime des corps nous est trop peu connue, et comme on ne peut
percer ce mystère, Platon s'arrête à croire d'une manière générale que
dans le monde le vide n'est pas plus possible que le néant.
Si le vide n'est pas nécessaire au mouvement, deux autres conditions lui sont
essentielles, selon Platon. Le mouvement ne peut s'accomplir que dans un certain
espace et dans un certain temps. Sans l'espace et le temps, le mouvement n'est
même pas concevable. Il faut que tout ce qui est, il faut que tout ce qui
change et se meut, soit quelque part et dans un lieu (9)
; ce qui n'est nulle part n'est rien ; et si le mouvement et l’être ne durent
pas quelque portion de temps, ils nous échappent nécessairement et sont pour
nous absolument comme s'ils n'étaient pas.
Qu'est-ce que l'espace ? Qu'est-ce que le temps ? Platon s'arrête peu à ces
deux idées. Mais il a sur le temps, indispensable à la réalité et à la
conception même du mouvement, une théorie qu'Aristote a cru devoir réfuter,
et qui cependant est profondément vraie. Platon soutient que le temps a
commencé, et que par conséquent, il peut finir. Aristote trouve cette opinion
fort singulière, et il signale Platon comme le seul parmi les philosophes qui
l'ait adoptée. Je crois qu'Aristote n'a pas examiné d'assez près la pensée
de son maître. Platon distingue deux choses qu'en effet il faut se bien garder
de confondre : l'éternité et le temps, qu'Aristote a eu quelquefois le tort de
prendre l'une pour l'autre. Le temps n'est, suivant la grande parole de Timée,
qu'une image mobile de l'éternité. Tout ce qu'on peut dire de l'éternité,
c'est qu'elle est ; il n'y a pour elle ni passé ni futur ; elle est un
perpétuel et insaisissable présent. Le passé et l'avenir ne conviennent qu'à
la génération qui se succède dans le temps ; et ils sont le domaine du
mouvement. Mais quant à l'éternité, immobile comme elle l'est, rien ne la
mesure ni ne l'épuise. Le temps, au contraire, a commencé avec le monde, quand
Dieu l'a créé et y a mis un ordre merveilleux. « C'est l'observation du jour
et de la nuit ; ce sont les révolutions des mois et des années qui ont produit
le nombre, fourni la notion du temps et rendu possible l'étude de l'univers (10).
» Le temps n'est donc qu'une portion de l'éternité, que nous en détachons à
notre usage. Mais dans l'éternité elle-même il n'y a plus de temps ; car le
temps n'est pas identique avec elle, tandis que l'éternité est en quelque
sorte identique à Dieu. C'est qu'en effet, comme devait le dire admirablement
Newton, Dieu n'est pas l'éternité plus qu'il n'est l'infinitude ; mais il est
éternel et infini. Le temps n'existe pas pour lui ; le temps n'existe que pour
nous. L'éternité est divine ; le temps est purement humain. Il ne convient
qu'à ce qui a eu un commencement et peut avoir une fin. L'éternité n'a point
commencé, et elle ne peut finir.
Ainsi dans les théories platoniciennes, le mouvement et le temps qui se
mesurent mutuellement, ont une destinée pareille. Ils sont nés à un certain
moment par la volonté souveraine de Dieu ; ils peuvent s'éteindre et mourir
par un autre de ses décrets. Ils sont tous deux divisibles et le sont à
l'infini. Mais l'éternité est une ; et son existence nécessaire implique son
unité absolue. Elle est indéfectible, tandis que le mouvement et le temps qui
s'écoulent dans son immuable sein, ne le sont pas. En attendant, le mouvement
et le repos, son contraire, se partagent le monde, puisque certaines choses sont
mues et que d'autres ne le sont pas. Si nous savons les bien observer l'un et
l'autre, nous comprendrons un peu mieux la nature, et nous pénétrerons un peu
plus avant dans le secret de la matière universelle, cet ample et confus
réceptacle de toutes choses, qui en soi est informe et invisible, bien qu'elle
soit le théâtre de tous les phénomènes.
Tel est à peu près l'ensemble des vues de Platon sur la question du mouvement.
On peut trouver certainement qu'elles sont incomplètes et peu précises. Mais
elles sont pleines de grandeur, et à quelques égards elles peuvent passer pour
le dernier mot de l'esprit humain sur ce profond et difficile sujet. Après les
travaux des philosophes et des mathématiciens modernes, on en sait beaucoup
plus long sans doute sur la théorie du mouvement ; et l'analyse a mis en
lumière une foule de détails dont Platon n'a pas eu le moindre soupçon. Mais
pour cela son mérite n'en est pas amoindri ; c'est lui qui le premier a placé
cette théorie à la hauteur qu'elle devrait toujours conserver, et que les
mathématiques, même quand on les applique à l'astronomie, lui font perdre
trop souvent. La question du mouvement dans le monde et dans la nature se lie
intimement à la question même de Dieu et de sa providence. Platon l'a bien vu,
et c'est une gloire qui lui appartient mieux qu'à qui que ce soit.
D'ailleurs, le défaut qui dépare la forme de ces doctrines, n'est pas moins
évident que leur sublimité et leur élévation, La manière dont Platon expose
sa pensée n'a rien de scientifique, ou plutôt n'a rien de systématiquement
ordonné. La forme du dialogue qu'il a prise ne comporte pas la démonstration.
Pour reproduire au vrai ces entretiens incomparables de Socrate, et leur
conserver la réalité de la vie, il fallait laisser de côté ces arguments
rigoureux et ces déductions pressées que la science exige. On est beaucoup
moins austère quand on discute avec des amis, qu'on ne doit l'être quand on se
place seul face à face avec la vérité. Les dialogues platoniciens n'en sont
pas moins persuasifs ni moins utiles. Mais ils sont une exception, comme Socrate
lui-même en est une dans l'humanité entière. Ils sont faits pour charmer et
instruire perpétuellement les esprits les plus nobles et les plus délicats.
Mais il serait périlleux de les prendre pour modèles, et une simple imitation
ne serait pas assez sérieuse pour le service de la science. De nouveaux
dialogues ne seraient acceptables pour elle qu'a la condition d'un nouveau
Socrate interprété par un autre Platon.
Aristote a bien senti cette difficulté, et tout en conservant une borine partie
des idées de son maître, il les a transformées. Nous en retrouverons un grand
nombre dans sa Physique ; mais l'expression en sera tout autre, et elles
y paraîtront neuves tant elles y seront changées, bien que le rond soit resté
à peu près le même. Ce procédé d'Aristote se répète dans bien d'autres de
ses ouvrages ; sa politique et sa morale par exemple, ne sont guère que les
échos de la morale et de la politique platoniciennes ; sa logique, sa
métaphysique, malgré bien des différences, ont fait des emprunts nombreux ;
sa poétique, sa rhétorique sont dans le même cas. Mais sur tous ces sujets,
Aristote n'en reste pas moins profondément original. Les idées se
transfigurent sous sa main ; il leur imprime l'ordre et le cachet indestructible
de la science, et cette forme définitive qui les rendra propres à
l'enseignement et à l'instruction des siècles, quand les siècles se mettront
à cette grave école. Ce mérite éclate dans la Physique plus que
partout ailleurs ; et on peut la regarder à la fois comme un résumé de tout
ce que l'antiquité grecque a su de ce grand problème du mouvement, et comme un
manuel de ce que les âges postérieurs ont docilement répété jusqu'aux temps
de la Renaissance et à la rénovation de la science moderne.
Voici l'analyse de cette belle théorie que je veux reproduire dans ses traits
les plus saillants et les plus clairs, afin de mieux voir ensuite ce qu'on y a
ajouté, soit au nom des mathématiques, soit au nom de l'astronomie.
Aristote débute par énoncer quelques règles très générales sur la méthode
qu'il compte suivre dans l'étude de la nature, et il établit qu'il faut, pour
la physique comme pour toute autre science d'observation, commencer par l'examen
des choses qui sont les plus notoires pour nous, et s'élever ensuite aux choses
qui sont les plus notoires en elles-mêmes. Les premières notions sont toujours
assez confuses ; mais l'analyse y porte peu à peu la lumière, et tout finit
par s'éclaircir en se classant. Je ne prétends pas qu'Aristote soit toujours
resté très fidèle à ce précepte ; mais c'est déjà beaucoup que de le
promulguer, et même en ne s'y pliant pas soi-même, on peut montrer à d'autres
à en faire un usage plus constant.
Le premier principe qu'Aristote constate dans l'étude à laquelle il va se
livrer, et qui en est comme l'inébranlable fondement, c'est qu'il y a dans la
nature certaines choses qui se meuvent. C'est là un fait que l'observation nous
apprend avec la dernière évidence, et que l'induction confirme pour peu qu'on
y veuille réfléchir. Tout dans l'univers n'est pas en mouvement, comme on l'a
prétendu ; mais c'est faire violence au témoignage le plus manifeste de nos
sens que de soutenir, comme l'ont fait quelques philosophes, que tout est en
repos. Aristote ne veut pas discuter longuement contre ces paradoxes, que se
permettait surtout l'école d'Élée ; il admet en fait et en principe que le
mouvement existe, et que c'est de cette vérité qu'il faut partir pour étudier
la nature.
Il y a des questions que les sciences rencontrent dès leurs premiers pas et
qu'elles doivent résoudre ; il en est d'autres qu'elles doivent omettre, parce
que ce sont des obstacles vains que leur oppose un scepticisme plus habile que
sincère. Les sciences s'appuient chacune nécessairement sur certains axiomes
qu'elles admettent sans contrôle ; et à défaut de cette foi implicite et
instinctive, l'édifice de la science ne pourrait être construit, parce qu'il
manquerait de base. La physique ferait donc bien de dédaigner ces hautaines et
absurdes négations, et de procéder comme la géométrie, qui ne discute jamais
que des questions essentiellement géométriques. Mais cependant comme les
philosophes qui ont nié le mouvement, ont touché à des questions physiques,
tout en se mettant en dehors de la physique véritable, Aristote croit devoir
s'arrêter un instant à repousser leurs erreurs ; et pour expliquer la
possibilité du mouvement, il remonte jusqu'aux éléments et aux principes de
l'être. C'est le sujet du premier livre de la Physique, consacré presque tout
entier à cette discussion. Sans doute, elle n'a pas aujourd'hui l'intérêt
qu'elle offrait au temps d'Aristote, et une réfutation de Parménide et de
Mélissus ne pique pas très vivement notre curiosité. Mais il est bon de s'en
faire toutefois quelque idée, pour mieux suivre tous les progrès de la
science.
Parménide et Mélissus soutenaient que tout être, quel qu'il soit, est
essentiellement un, et ils ne voulaient pas même distinguer dans l'être la
substance et les attributs. Ils confondaient tout ce qui entre dans la
composition de l'être, et tous les êtres, sous cette obscure formule, dont
Aristote s'attache à démontrer l'inanité. Les mots d'être et d'un ont
plusieurs sens, et il ne serait pas mal de bien marquer dans lequel de ces sens
différents on prétend les employer. L'être existe avec une unité apparente ;
mais pour peu qu'on veuille examiner cette unité, on y découvre bientôt une
multiplicité d'éléments. La réalité de l'être n'est pas la même que celle
de ses attributs et de ses accidents.
Les attributs n'existent pas par eux seuls, et il faut préalablement et de
toute nécessité, l'être substantiel pour les soutenir et leur communiquer une
réalité que par eux-mêmes ils ne possèdent point. En regardant aussi à la
définition des êtres, on voit sans peine qu'ils n'ont pas cette unité
prétendue qu'on leur suppose si gratuitement. L'homme par exemple, quand on le
définit, est un animal bipède. Or la qualité de bipède n'est pas un accident
de l'homme ; elle n'en est pas séparable ; car l'idée de bipède est
impliquée dans l'idée d'homme, tandis que l'idée d'homme n'est pas impliquée
dans celle de bipède. Ainsi l'homme qu'on veut faire si complètement un, ne
l'est pas logiquement plus qu'il ne l'est matériellement. Ce qui est dit de
l'homme pourrait également s'appliquer à tout autre être ; et chacun des
êtres, loin d'avoir l'unité qu'on croit, est composé d'éléments essentiels
qui sont en lui comme autant de principes multiples et distincts.
Anaxagore n'est guère plus sensé que Mélissus et Parménide, quand il
soutient que tout est dans tout, et quand il confond dans ses homéoméries ou
parties similaires, tous les éléments de l'univers. C'est faire de toutes
choses un véritable chaos ; et ce n'était pas la peine d'essayer de
débrouiller par l'Intelligence le chaos primitif, pour aboutir à cette
explication incompréhensible.
Il faut donc en revenir à quelque chose de plus clair et de plus vrai ; et
reconnaître que l'être est si peu un, au sens où on le dit, qu'il peut avoir
des contraires. Les partisans les plus aveugles de l'unité de l'être sont
forcés d'avouer que le même être subit bien des changements, et que par
exemple il est tantôt chaud, tantôt froid. Or ce sont là des contraires, et
par conséquent des principes. Mais les contraires ne peuvent jamais être moins
de deux dans l'opposition qui les sépare, et qui en même temps les rattache
l'un à l'autre. Ils détruisent donc la prétendue unité de l'être. D'autre
part, ils ne peuvent pas être trop multiples ; car s'ils étaient en nombre
infini, ils deviendraient inaccessibles à la science, puisque la science ne
peut jamais parcourir l'infini. Ainsi voilà déjà deux conclusions
irréfutables : l'être n'est pas un, et les principes qui le composent sont en
nombre limité. Mais quel est ce nombre ? Évidemment, il ne peut pas y avoir
dans l'être deux principes seulement. Ces deux principes seraient des
contraires, et les contraires ne peuvent agir l'un sur l'autre. Par exemple et
pour prendre les contraires imaginés par Empédocle, qu'est-ce que l'Amour peut
sur la Haine ? Qu'est-ce que la Haine peut sur l'Amour ? Il y a donc entre les
deux contraires une nature qui leur sert de support commun, si ce n'est
simultané ; et cette nature c'est la substance, que les contraires modifient et
changent tour à tour, n'existant qu'en elle-même et par elle-même.
Dans toute production de phénomène, il y a toujours ainsi quelque chose qui
subsiste, et qui reste un numériquement. Mais la forme varie, et elle revêt
les contraires qui la diversifient dans chaque genre. Ainsi l'homme subsiste et
demeure, bien que successivement il fasse de la musique ou qu'il cesse d'en
faire ; il est musicien ou il ne l'est pas. Mais pour sa substance, il n'y a ni
opposition possible, ni équivoque ; il est toujours homme sous les
modifications accidentelles qu'il subit. La substance n'est jamais l'attribut de
quoi que ce soit, tandis que les accidents sont les attributs nécessaires de ce
qui les reçoit et est dénommé d'après eux. Par conséquent, dans tout
phénomène qui se produit et qui devient, on peut distinguer le sujet et la
forme. Mais comme la forme peut être l'un des deux contraires, et comme il n'y
a jamais qu'un des deux contraires qui puisse réellement exister, à la
substance et à la forme il faut ajouter la privation, pour tenir compte du
contraire qui est momentanément absent, et qui, les conditions étant données,
peut se substituer à l'autre contraire, qui est nécessairement seul tant qu'il
est.
Donc, en résumé, les principes de l'être sont au nombre de deux, en les
considérant à un certain point de vue, et ils peuvent être jusqu'à trois, en
les considérant à un point de vue légèrement différent : la matière ou le
sujet, la forme et la privation. La matière existe préalablement, et la forme
vient s'y joindre en la déterminant. La matière prise dans toute sa
généralité n'est pas précisément l'être lui-même ; elle est à l'être
réel et particulier que nos sens perçoivent ce que l'airain est à la statue,
ce que le bois est au lit qui en est fait. L'être ne serait pas sans elle ;
mais elle est autre chose que l'être, tant qu'elle n'a pas reçu la forme
propre qui le constitue essentiellement.
Voilà cette théorie fameuse de la matière et de la forme si souvent
reprochée à Aristote, et que l'on critiquera sans doute plus d'une fois
encore. Pour moi, je la trouve simple et vraie ; et elle n'a pas même le tort
d'être obscure ; tout au plus accorderais-je qu'elle a quelque subtilité, sans
être d'ailleurs en rien sophistique. La matière et la forme sont les
éléments logiques et réels de l'être.
Mais, pour l'étude spéciale qu'Aristote poursuit dans sa Physique,
cette doctrine était indispensable, et elle a une importance toute
particulière. Du moment que l'être n'est plus un comme le croyaient Parménide
et Mélissus, il n'est pas immobile, comme ils le soutenaient avec plus de
conséquence que de raison. Oui sans doute, si l'être est un, il ne peut pas
avoir de mouvement ; mais s'il a une partie qui change, et si à la substance
s'ajoute la forme, dès lors le mouvement est possible ; car la forme change,
puisqu'elle peut passer d'un contraire à l'autre ; et qui dit changement, dit
mouvement par cela même. L'unité de l'être est incompatible avec sa mobilité
; mais du moment que l'être est multiple, il est susceptible de mouvement ; et
c'est la forme qui est en lui l'élément mobile, tandis que la substance, comme
son nom même l'indique, demeure et subsiste telle qu'elle est, sans avoir
jamais de contraire et sans jamais être mue. L'École d'Élée n'osait pas du
premier coup risquer cet énorme paradoxe qui nie le mouvement dans le monde, et
qui contredit si audacieusement le sens commun et l'attestation de nos sens ;
mais elle niait d'abord le mouvement dans l'être lui-même, pour arriver plus
sûrement avec Zénon à le nier dans l'univers.
Non seulement Aristote croit, par cette doctrine des principes de l'être,
démontrer la possibilité du mouvement ; il y trouve, en outre, cet avantage de
résoudre diverses questions qui avaient embarrassé les anciens philosophes, et
qui sortaient de ce singulier système de l'unité. « Rien ne vient de rien, »
disaient-ils dans leur inexpérience ; et, par conséquent, « rien ne naît,
rien ne périt. » C'était nier toute génération ; et, de cette façon
encore, l'unité de l'être impliquait nécessairement son immobilité. La
théorie de la matière et de la forme explique cela sans la moindre peine. Sans
doute, rien comme on le dit, ne vient du non-être ; mais une chose devient ce
qu'elle n'était pas ; subsistant dans sa matière, elle change dans sa forme ;
le contraire que supposait la privation prend la place du contraire réel qui
disparaît après avoir été ; et ce nouvel attribut sort, si ce n'est
absolument, tout au moins d'une façon indirecte, de la privation, qui est en
soi le non-être. La chose n'est pas ce qu'elle devient, précisément parce
qu'elle le devient ; mais c'est de ce qu'elle n'était pas qu'elle tire la forme
nouvelle qu'elle reçoit. La génération ainsi conçue suppose l'être ; elle
est alors toute relative, car c'est le simple changement d'un contraire dans un
contraire. Mais la génération absolue ne suppose pas moins l'être que la
génération relative d'une qualité ; un être vient toujours d'un être
antérieur, et c'est, par exemple, l'homme qui engendre l'homme. Grâce à cette
distinction, qui est à peu près celle de l'acte et de la puissance, les
anciens philosophes auraient compris que quelque chose peut venir du non-être,
et ils ne se seraient pas tant troublés d'une difficulté qui n'est que
spécieuse.
On le voit donc : le premier livre de la Physique est presque
entièrement polémique ; mais de cette polémique ressort la certitude de ce
grand fait du mouvement, que des écoles plus audacieuses que raisonnables
avaient ébranlé dans la croyance commune. Aujourd'hui la réfutation de telles
doctrines nous semblerait bien peu utile (11) ;
mais elle l'était au temps d'Aristote, et l'école d'Élée était encore assez
puissante pour qu'il y eût opportunité à la combattre et à démontrer ses
erreurs.
À cette affirmation du mouvement, succède dans tout le second livre de la Physique
une longue définition de ce qu'Aristote entend par la nature. C'est, en effet,
dans l'ordre de ses idées la première question qui se présente, puisqu'il
identifie à peu près complètement le mouvement et la nature, que le mouvement
anime tout entière. Entre les êtres qui sont dans la nature ou qui existent
naturellement, et ceux que produit l'art de l'homme, il y a cette profonde
différence que les premiers portent en eux-mêmes le principe de leur mouvement
ou de leur repos, et que les seconds n'ont de repos ou de mouvement que par
l'intermédiaire des éléments naturels dont ils sont composés. Ainsi, c'est
la nature qui fait les animaux, les plantes et les corps simples tels que la
terre, le feu, l'air et l'eau. Toutes ces choses ont en elles-mêmes ou la cause
d'un mouvement de locomotion dans l'espace et d'un développement spontané, ou
la cause d'une inertie qui les maintient dans le lieu où elles sont. Au
contraire, les choses produites par l'art, un lit, par exemple, un vêtement,
n'ont en tant que tels aucune tendance à changer ; et s'ils changent, ce n'est
qu'indirectement et comme formes de certains éléments naturels qui ont la
faculté propre de changer et d'être mus. La nature est donc dans les êtres
qu'elle crée le principe et la cause du mouvement et du repos. Les êtres sont
appelés naturels, et ils sont dits de nature, quand ils ont en eux-mêmes et
considérés seuls, ou le mouvement ou l'inertie.
Je ne voudrais pas soutenir que cette définition de la nature soit à l'abri de
toute critique ; mais il faut l'accepter telle qu'Aristote nous la donne.
Lui-même sans doute la trouvait insuffisante ; car il essaie de l'approfondir
un peu davantage. Il se demande donc puisqu'il reconnaît deux éléments
essentiels dans l'être, la matière et la forme, avec la privation, si c'est la
matière ou la forme qui est la véritable nature des êtres. Il incline à
penser que la forme d'une chose est bien plutôt sa nature que ne l'est la
matière ; car la matière n'est en quelque sorte qu'en puissance, tandis que la
forme est l'acte et la réalité. C'est la forme qui constitue précisément
l'essence de chaque chose ; car c'est d'après sa forme et non d'après sa
matière que l'être, quel qu'il soit, est dénommé. C'est sa forme qui fait
son espèce. Mais à ces deux premières causes, la matière et la forme, il
faut en ajouter deux autres pour comprendre la nature des êtres dans toute sa
généralité. Ces deux autres causes, ce sont l'origine du mouvement et le
pourquoi des choses. Les causes sont ainsi au nombre de quatre : la cause
matérielle, la cause essentielle ou formelle, la cause motrice et la cause
finale. Ces quatre principes épuisent l'être tout entier, et on les retrouve
perpétuellement dans la nature pour peu qu'on l'étudie : tout y a une
matière, tout y a une forme, tout y a du mouvement, et de plus tout y a une
fin.
Aussi Aristote, se souvenant des leçons de Platon, combat-il avec la plus
grande force cette absurde doctrine qui croit trouver du hasard dans la nature.
Il atteste pour la réfuter et le spectacle du ciel, où tout se passe avec une
merveilleuse régularité, et l'organisation des animaux, où toujours tel
organe répond à telle fonction. Il raille Empédocle, qui s'est imaginé que
les parties des animaux se correspondent si admirablement les unes aux autres
par un simple effet du hasard, et que les grands phénomènes cosmiques sont
sans lois et peuvent s'accomplir tantôt d'une façon et tantôt d'une autre. Le
vrai physicien, en étudiant les quatre espèces de causes, se convaincra
aisément que la nature agit toujours en vue d'une fin ; et précisément parce
qu'elle est régulière dans l'immense majorité des cas, elle n'est pas soumise
: une aveugle puissance ; elle n'est donc pas sous le joug de la nécessité.
On objecte, il est vrai, que certains phénomènes naturels produisent
simultanément des effets tout différents, et que, par exemple, la pluie qui
tombe fait pousser le grain dans le sillon, en même temps qu'elle le pourrit
dans la grange, si la toiture de la grange est délabrée. On en conclut que la
pluie est un simple phénomène nécessaire, qui résulte de la condensation des
vapeurs dans les parties élevées de l'atmosphère, où elles se convertissent
en eau pour retomber sur le sol. Mais dira-t-on aussi que c'est une nécessité
inintelligente qui fait que toujours dans la mâchoire des animaux les dents de
devant sont incisives et aiguës pour trancher les aliments, tandis que les
molaires sont propres à broyer parce qu'elles sont larges ? Osera-t-on soutenir
que c'est là une simple coïncidence, et que c'est un pur accident qui a fait
que les choses se sont produites dans des conditions de durée convenables,
absolument comme elles se seraient produites si elles avaient eu un but
prédéterminé et réfléchi ? C'est croire avec Empédocle qu'il y a eu jadis
des taureaux qui avaient des visages humains, des oliviers qui portaient des
raisins, et que c'est après une foule de combinaisons, toutes plus impossibles
les unes que les autres, que les taureaux et les hommes, les olives et les
vignes, ont été enfin ce que nous les voyons. Soutiendra-t-on aussi que c'est
un hasard qu'il fasse mauvais temps en hiver et qu'il fasse beau en été ?
Est-ce encore par hasard que les fourmis, les abeilles, les araignées même
exécutent leurs étonnants travaux ? Est-ce un hasard que l'hirondelle dispose
si habilement le nid de sa jeune couvée, que dans les plantes mêmes les
feuilles couvrent si utilement le fruit, et que les racines poussent toujours en
bas pour trouver leur nourriture dans le sol qu'elles pénètrent ?
Ainsi, il n'y a pas de hasard, il n'y a pas de nécessité dans la nature ; et
ce que l'on appelle vulgairement nécessité et hasard, c'est ce que nous ne
comprenons pas. On ne peut nier que parfois la nature ne se trompe, et qu'en
voulant réaliser la forme, qui est son but principal, elle n'échoue
quelquefois dans ses efforts. Ainsi, les monstres sont une déviation des lois
ordinaires, et d'un but vainement cherché ; c'est la perversion de la semence
et du germe par une cause qui nous reste ignorée. Mais toujours le principe
tend au même résultat, à moins qu'il n'y ait quelque obstacle qui l'arrête.
Il est vrai que dans la nature le moteur est souvent impénétrable et invisible
; mais ceci ne veut pas dire qu'il ne soit pas intelligent. La nature,
répétons-le bien haut, est une cause et une cause qui agit en vue d'une fin.
Le nécessaire, quoi qu'on en puisse penser, n'a point dans les choses une
existence absolue ; il n'a qu'une existence conditionnelle, et en quelque sorte
hypothétique ; c'est-à-dire que certaines données étant admises, il en
résulte nécessairement certaines conséquences. Ainsi, la maison devant être
construite, il faut nécessairement que les matériaux les plus lourds et les
plus solides soient dans les fondations, et que les plus légers soient au
faite. C'est encore de la même manière que la scie, pour accomplir son oeuvre,
doit nécessairement avoir des dents de fer. Mais ni la maison ni la scie ne
sont nécessaires ; ce qui l'est uniquement, c'est que, tel but devant être
atteint, il faut employer tels moyens pour atteindre ce but. Le nécessaire
même en mathématiques est simplement consécutif, comme il l'est dans la
nature ; et le domaine de la nécessité est beaucoup plus restreint qu'on ne
l'a cru, en s'en rapportant à une étude trop superficielle.
Après cette magnifique apologie de la nature, Aristote en arrive au mouvement,
et il essaie d'abord de le définir avant de l'expliquer. La définition du
mouvement telle que l'a donnée Aristote est célèbre ; et elle a été bien
des fois tournée en ridicule, bien qu'elle ne le mérite pas plus que la
théorie de la matière et de la forme. Pour ces abstractions, le point vraiment
difficile, c'est de les comprendre ; mais une fois bien comprises, on voit
qu'elles ne sont ni fausses, ni inutiles. Ainsi, quand Aristote définit le
mouvement : l'Acte du possible, il faut, au lieu de s'étonner, tacher de savoir
ce que signifie cette formule. Celle-là s'éclaircira tout à fait pour nous,
si nous nous rappelons ce qu'il vient de dire de la forme et de la matière. La
matière est l'indéterminé ; la forme est au contraire ce qui détermine
l'être et le fait ce qu'il est. Il y a donc un mouvement pour que la forme se
joigne à la matière ; et comme il n'y a pas de mouvement en dehors des choses,
il faut toujours, quand l'être change, que le changement se produise ou dans la
substance, ou dans la quantité, ou dans la qualité, ou dans le lieu de
l'être. Mais comme l'être peut être ou réel ou simplement possible, c'est le
passage du possible au réel qui constitue le mouvement, et voilà comment le
mouvement est défini : l'Acte ou la réalisation du possible, en tant que
possible. Par exemple, l'airain est la statue en puissance, c'est-à-dire que
l'airain peut devenir statue ; mais ce n'est pas en tant qu'airain qu'il est mis
en mouvement ; c'est seulement en tant que mobile. Le mouvement n'a lieu qu'au
moment même de l'acte ; il n'existe ni avant ni après. L'acte d'une maison qui
est à construire, c'est la construction ; avant que la maison ne soit
construite il n'y a pas encore de mouvement ; elle est simplement possible ;
après qu'elle est construite, il n'y a plus de mouvement ; il n'y en a qu'au
moment où l'acte s'accomplit avec plus ou moins de rapidité.
Aristote ne se dissimule pas d'ailleurs que cette définition pourra fort bien
ne pas satisfaire tout le monde ; mais il remarque avec grande raison que
définir le mouvement est chose très ardue (12) ;
et il croit pouvoir affirmer que la définition qu'il risque est peut-être
encore la moins imparfaite qui puisse en être donnée. Une conséquence très
grave de cette définition, c'est que le mouvement n'est pas, à proprement
parler, dans le moteur ; il est dans le mobile, puisque c'est dans le mobile que
le mouvement se réalise et devient actuel ; il n'est en quelque sorte qu'en
puissance dans le moteur (13). Mais si d'une
manière générale le mouvement est l'Acte du possible, chacun des mouvements
particuliers sera défini par une modification de cette formule commune. Ainsi
l'altération sera l'acte de l'être qui peut être altéré ; et ainsi de
suite.
Le mouvement étant connu dans sa définition, on ne peut pas encore l'étudier
en lui-même, et voici pourquoi : c'est que le mouvement est un continu ; et
comme le premier caractère du continu, c'est d'être divisible à l'infini, il
faut, pour bien traiter du mouvement, rechercher d'abord ce qu'est l'infini.
D'autre part, le mouvement n'étant possible qu'aux deux conditions de l'espace
et du temps, il faut préalablement étudier le temps et l'espace, ainsi que
l'infini. Aussi le troisième livre de la Physique est-il rempli par une
théorie de l'infini, après la définition du mouvement, de même que le
quatrième livre est consacré aux théories de l'espace, du vide et du temps.
Je m'arrête à chacune de ces théories avec Aristote, et je commence par celle
de l'infini.
Aristote s'assure d'abord que la théorie de l'infini appartient bien à la
science de la nature ; et la preuve qu'il en allègue, c'est que tous les
philosophes Naturalistes l'ont traitée chacun à leur point de vue. La seule
différence entre eux, c'est que les uns ont fait de l'infini une substance,
tandis que les autres n'y ont reconnu qu'un attribut. Mais tous sans exception
ont considéré l'infini comme un principe ; car, si l'infini avait un principe,
il aurait une limite, et il cesserait par là même d'être l'infini. Loin de
venir d'un principe, c'est l'infini qui est le principe de tout le reste ; il
est incréé et il est impérissable ; immortel et indestructible, on peut, non
sans raison, le confondre avec la divinité elle-même, comme le faisait
Anaximandre, imité en cela par plus d'un autre.
Aristote s'attache à prouver l'existence de l'infini, comme il a cru devoir
prouver l'existence du mouvement, et il en démontre la réalité par cinq
arguments principaux : d'abord le temps, qui est infini, et ici Aristote prend
le temps dans le sens de l'éternité Platonicienne ; en second lieu, la
divisibilité de toute grandeur, qui peut être poussée à l'infini ;
troisièmement, la succession infinie et intarissable des êtres ; puis, la
nécessité absolue de l'infini pour comprendre le fini ; enfin, et ce
cinquième argument est le plus puissant de tous, la constitution même de
l'intelligence humaine, qui conçoit des nombres sans fin, des grandeurs
infinies comme les nombres, et, en dehors du ciel, un espace qui est infini tout
aussi bien que les nombres et les grandeurs, que cet espace soit d'ailleurs vide
de corps ou peuplé de mondes analogues à celui que nous habitons.
Du reste, l'explication de l'infini est peut-être plus difficile encore que
celle du mouvement ; et soit qu'on admette l'existence de l'infini, soie qu'on
la rejette, on rencontre de part et d'autre des impossibilités devant
lesquelles s'arrête et succombe l'esprit humain. Aussi Aristote ne se
flatte-t-il pas d'épuiser ce sujet, et il s'attache plus spécialement à
quelques points. Il remarque d'abord que le mot d'infini a plusieurs sens qu'il
faut distinguer avec grand soin. Il signifie dans un premier sens et
essentiellement ce qui ne peut être ni parcouru ni mesuré. Par sa nature,
l'infini est incommensurable, de même que le son est naturellement invisible,
perçu par notre oreille et non perceptible à nos yeux. En un autre sens moins
précis, on appelle infini ce qui est sans terme, ou ce qui n'a pas le terme que
par nature il devrait avoir. Enfin, une grandeur quelconque étant donnée, on
peut toujours y ajouter ou en retrancher ; la division et l'addition sont donc
également infinies.
Mais l'idée de corps et l'idée d'infini répugnent essentiellement l'une à
l'autre. Le corps implique nécessairement une surface, et la surface est non
moins nécessairement une limite. Le corps est ce qui e des dimensions en tous
sens ; mais les dimensions de l'infini doivent être infinies comme lui,
c'est-à-dire que les dimensions prétendues de l'infini cessent d'être des
dimensions véritables. Aristote en conclut que, parmi les corps que nos sens
perçoivent, il n'en est pas un qui puisse être infini ; car si l'un des
éléments était infini, soit le feu, l'air, l'eau ou la terre, il aurait
bientôt absorbé tous les autres et remplirait seul l'univers. Il ne peut donc
pas y avoir de corps sensible infini. D'ailleurs tout corps est dans un lieu ;
et quel peut être le lieu de l'infini, si ce n'est l'infini lui-même ? Puis,
si l'infini est un corps, ainsi qu'on le prétend, il aura donc une position,
puisque tout corps se porte naturellement ou en haut ou en bas, selon qu'il est
pesant ou léger. Mais alors il faudra diviser l'infini ; et une de ses parties
serait en haut, tandis que l'autre serait en bas. Rien de tout cela n'est
acceptable ; et même le génie pénétrant d'un Anaxagore n'a pu introduire la
lumière dans ces obscurités.
Aristote n'a pas la prétention de faire beaucoup mieux que ses devanciers ;
mais les explications qu'il tente pour faire comprendre la nature de l'infini
sont des plus ingénieuses. On ne peut pas dire de l'infini qu'il existe
absolument ; il est simplement en puissance ; il n'est jamais en acte. Pour s'en
faire quelque idée un peu approximative, il faut regarder à ces portions du
temps qu'on appelle des époques et qui n'ont pas cependant une existence
parfaitement déterminée, bien que cette existence soit très réelle.
Qu'est-ce qu'un jour, par exemple, et à quel moment le saisir dans sa durée
limitée ? Qu'est-ce également qu'une Olympiade, bien qu'elle dure quatre ans ?
Le jour n'en existe pas moins, quoique à tout moment il devienne, et que sans
cesse il soit autre. Nous le comptons, après qu'il est écoulé ; mais comment
le compter pendant qu'il s'écoule ? A quel instant l'arrêter et le fixer ? En
un sens il est, et en un autre sens il n'est point. C'est là justement le cas
de l'infini, et l'on peut dire de lui, tout aussi bien que du jour ou de
l'Olympiade, qu'il est et qu'il n'est pas tout ensemble. L'être n'appartient
pas à l'Olympiade et au jour, en tant que ce seraient des substances séparées
et individuelles ; le temps qui les forme en est toujours à devenir et à
périr toujours.
Mais si l'on veut une image encore plus exacte de l'infini, c'est dans la
grandeur qu'il faut le considérer et dans la grandeur indéfiniment divisible.
La grandeur, du moins dans les limites où nous pouvons l'observer, subsiste et
demeure, restant sous la prise de notre observation ; elle ne s'écoule pas
comme le temps, qui nous échappe sans que nous puissions le retenir un seul
instant. Le temps est pareil aux générations successives des hommes ; il n'y
a, si l'on veut, ni interruption ni lacunes entre elles ; mais si elles naissent
sans cesse, sans cesse aussi elles périssent. Au contraire, la grandeur reste
permanente. Soit donc une grandeur que l'on divise selon une proportion restant
toujours la même, et, par exemple, par moitié. Le nombre des divisions
s'accroît de plus en plus et sans avoir de fin ; la portion qui reste, bien que
se réduisant sans cesse, peut toujours être divisée par moitiés successives,
et la division ne s'arrête pas plus que l'addition. D'un côté, on augmente ;
de l'autre, on diminue ; mais l'infini est également des deux côtés ; et l'on
n'épuisera pas plus la grandeur dans un sens que dans l'autre. On pourra
s'approcher de la limite autant qu'on le voudra ; mais on ne pourra jamais
l'atteindre. L'infini est clone en puissance ; mais il ne sera jamais en acte ;
et nous avons beau faire, notre esprit ne pourra jamais le réaliser. L'infini
ne peut d'aucune façon être en soi comme est le fini ; et c'est là justement
ce qui l'en sépare.
Aristote semble assez fier de cette définition, et il l'oppose avec quelque
orgueil à toutes celles qu'on avait essayées jusque là. En effet sous cet
aspect nouveau, l'infini apparaît tout autre que ne le conçoit le vulgaire. Il
n'est pas du tout ce en dehors de quoi il n'y a plus rien ; il est au contraire
ce en dehors de quoi il y a toujours quelque chose. L'infini est ce qui est
capable de fournir perpétuellement quelque quantité nouvelle. Aussi la
similitude qu'ont proposée quelques philosophes n'est pas suffisamment exacte ;
et l'on ne peut pas avec eux comparer l'infini à un anneau sans chaton. En
parcourant ces espèces d'anneaux, il faut sans cesse revenir par des points où
l'on a déjà passé. Dans l'infini au contraire, on ne repasse jamais par les
mêmes points ; ce sont des points toujours et éternellement différents qu'on
peut prendre. C'est qu'il ne faut pas confondre l'infini et le parfait ; car le
parfait suppose un tout, c'est-à-dire une limite, tandis que l'infini exclut
toute limitation, quelle qu'elle soit. Oui, à quelques égards, l'infini est le
tout, puisqu'il embrasse toutes choses ; mais il n'est le tout qu'en puissance,
et il ne peut pas l'être en réalité. À vrai dire, il est à considérer bien
plutôt comme contenu que comme contenant ; il joue un rôle assez analogue à
celui de la matière parmi les principes de l'être ; et sa vraie nature, ce
serait la privation, qui est indéterminée et insaisissable tout comme lui.
Il me semble que cette conception de l'infini est profondément originale, et
qu'Aristote a montré la voie la plus certaine par où l'esprit de l'homme peut
atteindre et fixer au moins en partie cette grande idée, qui l'accable et le
surpasse si démesurément. Essayer de comprendre l'infini par l'immensité de
l'espace ou du temps, c'est à peu près peine perdue ; et sans refuser à la
métaphysique le droit de se livrer à ces hautes spéculations, il est évident
que la science a besoin pour procéder avec prudence de données plus
accessibles et plus pratiques. Mais considérer la divisibilité sans fin des
grandeurs, c'est assurer une base solide à ces recherches. L'objet qu'on
poursuit devient alors accessible, et l'infini est renfermé en quelque sorte
entre ces limites d'une quantité qui diminue indéfiniment sans jamais
s'épuiser, et d'une quantité qui s'accroît sans jamais devenir égale.
L'infini nous échappe bien encore, puisque si nous pouvions le réaliser il ne
serait plus l'infini ; mais il est en quelque sorte entre nos mains ; noue ne
pouvons pas effectivement le saisir ; mais nous sentons qu'il est là et qu'il
est en notre puissance.
La conception de l'infini, circonscrit de cette façon et mis ainsi à notre
portée, est précisément celle qui fait le fondement du calcul différentiel
et intégral. C'est à cette seule condition que le calcul de l'infini a été
rendu possible. Je ne prétends pas que Leibniz et Newton, à la fin du XVIIe
siècle, aient rien emprunté au philosophe grec ; mais je signale cette
coïncidence ; elle est faite pour honorer encore Aristote, tout grand qu'il
est. Ce serait exagérer certainement que de dire qu'il a pressenti le calcul
infinitésimal ; mais c'est être juste que d'affirmer qu'il a ouvert le chemin
qui y conduit. Seulement ces traces se sont effacées comme tant d'autres, et
personne n'a suivi Aristote dans ces rudes sentiers.
Après la théorie de l'infini, j'en viens avec le quatrième livre de la Physique
à la théorie de l'espace et du vide, et à celle du temps.
La question de l'espace doit être étudiée par le physicien tout comme il
étudie l'infini, et il doit commencer par démontrer que l'espace existe. De
l'aveu de tout le monde, tout ce qui est doit être nécessairement dans un
lieu, et ce qui n'est nulle part n'existe point. Parmi les diverses espèces de
mouvements, le plus commun c'est celui qu'on appelle la translation, et il
suppose de toute nécessité un espace où les corps puissent se mouvoir en
changeant de lieu. L'idée d'espace semble donc une des plus simples que la
science ait à considérer ; et c'est peut-être là ce qui fait, selon
Aristote, que les philosophes, ses prédécesseurs, s'en sont en général très
peu occupés. Cependant elle n'est pas sans présenter quelques difficultés, et
il essaie de les résoudre.
Une preuve manifeste de l'existence de l'espace, c'est la succession des corps
dans un seul et même lieu. Observons en effet un vase qui est rempli d'un
liquide que nous y avons versé. Nous en ôtons le liquide, et l'air vient à la
place qu'il occupait. Réciproquement, nous chassons l'air du vase en y versant
une seconde fois de l'eau, et le phénomène se répète aussi souvent que nous
le voulons. Ceci prouve qu'indépendamment de ces deux corps qui se succèdent
dans le vase, il y a un espace qui demeure quand ils changent, et qui les
reçoit l'un et l'autre tour à tour. On peut ajouter que le mouvement naturel
des corps élémentaires démontre bien qu'il existe un espace doué de
certaines propriétés. Le feu se dirige toujours en haut ; la terre se dirige
toujours en bas. Voilà déjà deux directions dans l'espace ; mais de plus, les
corps se dirigent aussi à droite et à gauche, devant et derrière. C'est en
tout six directions, qu'on peut distinguer dans l'espace ou le lieu. Rien
n'existe donc et ne se meut que dans l'espace. Or c'est là une merveilleuse
supériorité de l'espace sur le reste des choses ; elles ne peuvent pas être
sans lui, et il peut être sans elles ; car elles peuvent être détruites sans
qu'il le soit ; elles périssent dans son sein, tandis qu'il est impérissable
et éternel. L'espace a comme le corps les trois dimensions, longueur, largeur
et profondeur ; mais il n'est pas un corps lui-même ; car les corps étant en
lui, il faudrait, chose impossible, qu'il y eût deux corps dans un seul et
même lieu. L'espace n'est pas davantage un élément, ni un composé
d'éléments corporels. Ce qu'il faut dire, c'est qu'il a de la grandeur sans
être un corps. Il n'est pas non plus à considérer comme une cause ; car il
n'est ni la matière, ni la forme des êtres ; il n'est ni leur moteur ni leur
fin. Ainsi l'espace, qui n'est ni un corps ni une cause, est à peine un être ;
car s'il est un être, on pourra demander avec Zénon : Où est le lieu de
l'espace ? puisque tout être est nécessairement dans un lieu. Il y aurait donc
espace de l'espace, et ainsi de suite à l'infini. Tout cela ne laisse pas que
d'être assez embarrassant, et l'espace n'est pas aussi aisé à comprendre
qu'on se l'imagine communément.
Ici Aristote fait une distinction importante, mais qu'il a le tort de ne pas
pousser assez loin. Il veut qu'on distingue entre l'espace infini, où sont tous
les corps que nous voyons, et entre l'espace particulier où chacun d'eux est
primitivement, pour emprunter la formule péripatéticienne. Ainsi vous êtes
dans le ciel, puisque vous êtes dans l'air, qui est dans le ciel ; vous êtes
dans l'air, puisque vous êtes sur la terre et que la terre elle-même est
placée dans l'atmosphère, où elle se soutient par son propre équilibre. Mais
en même temps que vous êtes clans le ciel, dans l'air et sur la terre, vous
occupez en outre un certain lieu où il n'y a plus que vous et vous seul. Ce
raisonnement d'Aristote est irréprochable ; mais tout en distinguant si bien
l'espace et le lieu proprement dit, il les confond l'un et l'autre sous un seul
et même nom, comme il a confondu plus haut l'éternité et le temps ; et cette
équivoque jette parfois une obscurité fâcheuse sur ses théories. En prenant
le lieu pour l'espace et l'espace pour le lieu, il est conduit à démontrer que
le lieu, bien qu'il limite les corps, ne peut être ni leur forme ni leur
matière, ce qui est par trop évident. Mais sur cette fausse route, il arrive
aussi à cette conclusion très exacte et méconnue par plus d'un philosophe,
que l'espace est séparable des corps et qu'il ne peut être identifié avec
eux, précisément parce qu'il les contient. Cela est très vrai ; mais ici
encore, égaré par l'équivoque que je viens de signaler, Aristote croit
définir suffisamment l'espace en disant qu'il est la limite première immobile
du contenant. Or cette définition est celle du lieu ; ce n'est pas la
définition propre de l'espace.
Pour la question du vide, qui tient de si près à celle de l'espace, il y avait
avant Aristote deux opinions diamétralement opposées. L'une soutenait
l'existence du vide comme indispensable au mouvement ; l'autre affirmait non
moins résolument que le vide n'existe pas. Anaxagore défendait cette dernière
thèse, et il essayait de la prouver par une expérience sensible ; il
dégonflait des outres pleines d'air dans des clepsydres, et il démontrait
ainsi que ce qu'on prenait pour le vide est réellement rempli d'air. Le vide
est confondu par le vulgaire avec l'espace où il n'y a point de corps ; mais
c'est là une erreur profonde ; car s'il n'y a pas de corps perceptible à nos
sens dans cette portion de l'espace qu'on suppose vide, il y a ce corps subtil
qu'on appelle l'air, et cet autre corps, plus subtil que l'air même, qu'on
appelle l'éther, et qui remplit tout l'espace au-delà môme du ciel entier.
Aristote semble adopter tout à fait la démonstration d'Anaxagore, et il
rejette comme lui et comme. Platon la possibilité du vide, soit dans le monde,
soit dans l'intérieur des corps. Les corps se dilatent et ensuite ils se
contractent ; mais ce n'est pas à dire qu'il y ait pour cela du vide en eux. Ce
sont tout simplement certaines parties qui en sont expulsées, comme l'air est
expulsé des outres dégonflées dans l'eau. Le développement et la croissance
de certains corps ne prouvent pas davantage qu'ils aient des vides dans leur
intérieur ; car l'accroissement peut tenir à une simple modification ; et par
exemple, dira-t-on que l'eau contient des vides, parce qu'elle prend un
développement considérable quand, par la vaporisation, elle se change en air ?
Le vide, loin d'être nécessaire au mouvement, comme on se le figure, y serait
plutôt un obstacle invincible. Dans le vide, les corps perdraient leur tendance
naturelle qui les porte en haut s'ils sont légers, et en bas s'ils sont
pesants. Il n'y aurait plus aucune différence, et il serait bien impossible d'y
distinguer aucune direction dans un sens plutôt que dans l'autre.
D'une autre part, la course des projectiles est encore un argument contre le
vide. L'air dans lequel ils se meuvent, même après que la force qui les a
lancés cesse de les toucher, finit par les arrêter. Mais dans le vide une fois
que le corps serait mis en mouvement, pour quelle cause s'arrêterait-il jamais
? Le vide est donc absolument contraire aux phénomènes que nous pouvons
observer ; et il n'y aurait aucun motif, si le vide existait réellement, pour
que le corps sortit jamais de son inertie, ou qu'il cessât jamais de s'agiter
indifféremment dans tous les sens. Dans cette hypothèse du vide, comment
expliquer encore cette proportionnalité des mouvements entre eux, qui sont
d'autant plus rapides ou plus lents que les corps mus sont plus lourds ou plus
légers, ou que les milieux traversés sont d'autant plus résistants ou plus
faciles à diviser ? Il n'y aurait plus avec le vide de proportion possible, et
le mouvement de tous les corps devrait y être d'une rapidité infinie.
Je n'insiste pas sur ces arguments contre le vide, dont quelques-uns sont fort
ingénieux ; mais on peut dire qu'aujourd'hui cette question obscure n'est pas
encore résolue, même avec les expériences de la machine de Boyle. On fait le
vide, en ce sens qu'on retire l'air d'une certaine partie de l'espace, où alors
tous les corps, les plus légers comme les plus denses, tombent sans aucune
distinction avec une rapidité égale. Mais, s'il n'y a plus d'air dans le tube
d'où on l'a soustrait, ceci ne prouve pas qu'il n'y reste point encore autre
chose, et que le vide y soit absolu. Or, c'est du vide absolu qu'Aristote a
entendu parler ; et il n'est pas prouvé qu'il se soit trompé en croyant que ce
vide n'est pas plus possible dans la nature que le néant ou le désordre.
Parmi les questions préliminaires qu'il fallait examiner avant d'en venir à la
théorie générale du mouvement, il ne reste plus que celle du temps. Aristote
l'étudie comme l'espace et l'infini ; et d'abord il élève sur l'existence du
temps quelques doutes qui ne sont ni des paradoxes ni des subtilités.
L'existence du temps, sans être absolument contes-table, est cependant très
fugitive et à peine sensible. Des cieux parties les plus notoires du temps,
l'une a été et n'est plus ; l'autre sera et n'est pas encore. Le passé ne
nous peut plus appartenir ; et le futur ne nous appartiendra qu'après un
intervalle plus ou moins éloigné. Voilà cependant les éléments dont se
compose le temps ; et, comme ces éléments dont il est composé n'existent pas,
il n'a lui-même, à ce qu'il semble, qu'une existence précaire. Quant à ce
qu'on appelle le présent, l'instant, ce n'est pas, à proprement parler, une
partie du temps ; car le temps ne se compose pas d'instants. L'instant est la
limite du temps, et c'est lui qui sépare le passé de l'avenir. Mais il est
sans cesse autre et perpétuellement différent, de telle sorte que son
existence est moins réelle encore que celle du passé, qui a cessé d'être, et
celle du futur, qui n'est pas et qui seulement doit être plus tard. Les
instants se succèdent ; mais ils ne coexistent jamais ; ils ne tiennent pas
plus les tins aux autres que les points ne tiennent aux points dans la ligne.
L'instant meurt au moment même où il naît. Que si l'on prétendait que c'est
toujours le même instant qui subsiste et demeure éternellement, alors les
faits qui se sont passés il y a dix mille ans, et ceux qui se passent
aujourd'hui seraient contemporains ; et les idées d'antériorité et de
postériorité seraient absolument supprimées.
Aristote se livre à cette discussion sur la notion du temps, non pas pour en
nier l'existence, mais pour montrer seulement combien il est difficile de s'en
faire une juste idée. Cette perplexité du philosophe me paraît tout à fait
fondée ; et pour quiconque voudra scruter un peu attentivement ce phénomène
merveilleux de la durée, les hésitations ne seront jamais moins grandes.
L'homme vit dans le temps ; et c'est là, comme on l'a dit, le tissu dont sa vie
est faite ; mais il a beau en vivre et l'étudier, la conception lui en échappe
au moins autant que celle de l'infini, précisément parce que le temps est
infini lui-même. Il ne faut donc pas s'étonner qu'Aristote se plaigne de
l'insuffisance des recherches antérieures aux siennes ; il avoue lui-même
modestement qu'il ne compte pas dépasser de beaucoup ses devanciers. Seulement,
il se défendra de confondre, ainsi qu'ils l'ont fait, le temps et le mouvement.
Le temps est égal partout et pour tout sans exception ; le mouvement, au
contraire, est ou dans la chose même qui change, ou bien clans le lieu qu'elle
occupe. Le temps s'écoule d'une manière uniforme et éternellement identique ;
le mouvement est tantôt plus rapide, tantôt plus lent ; et sa lenteur ou sa
rapidité se mesure par le temps écoulé. On appelle rapide ce qui fait un
grand mouvement dans un temps moins long ; on appelle lent ce qui fait un peu de
mouvement en beaucoup de temps. Mais le temps ne se mesure pas par lui-même ;
et ces différences essentielles suffisent pour démontrer que le temps n'est
point un mouvement ni un changement.
Cependant, si le temps n'est point un changement véritable, il ne peut être
conçu sans le changement ; et cela est si vrai que, si notre pensée n'éprouve
aucun changement de quelque espèce que ce soit, ou si le changement qui s'y
passe nous échappe, nous croyons qu'il n'y a pas de temps d'écoulé. Notre
âme est demeurée alors comme dans un instant un et indivisible, et tout
l'intervalle est pour nous anéanti. Nous supprimons le temps, quand nous ne
discernons aucun changement clans notre pensée. Mais nous affirmons qu'il y a
du temps d'écoulé du moment que nous percevons et sentons un changement
quelconque en nous, fussions-nous plongés dans les ténèbres et dans le plus
complet repos. Le temps n'existe donc pour nous qu'y la condition d'un mouvement
et d'un changement ; il n'est point le mouvement ; et pourtant, sans le
mouvement il n'est pas possible ; car il est alors pour nous comme s'il
n'existait pas. Qu'est-il donc, en réalité, et quel est son rapport exact au
mouvement ? Les idées d'antériorité et de postériorité dans le temps ne se
comprennent que parce qu'elles sont déjà dans le mouvement, où l'antérieur
et le postérieur s'appliquent au lieu à mesure que le corps se déplace. Donc
le temps est le nombre du mouvement, et il l'évalue numériquement.
Voilà déjà, à mon avis, d'admirables vérités sur la nature du temps ; mais
Aristote va plus loin encore, et il présente d'autres considérations qui ne
sont pas moins solides. Le mouvement, dans sa continuité, est perpétuellement
autre, soit que le corps change de lieu, soit qu'il se modifie tout en restant
en place. Il en est de même du temps ; et, bien que dans son ensemble le temps
soit éternellement identique, les instants qui se succèdent sont
perpétuellement différents. L'instant d'à présent est bien d'une nature
toute pareille à celui qui l'a précédé ; mais son être est autre, si son
essence est la même ; et l'instant divise et mesure le temps en y faisant
l'antériorité et la postériorité. C'est absolument comme le mobile, qui
reste bien le même dans tous les points de son mouvement, mais dont l'être
n'est pas absolument identique, puisqu'il a continuellement changé de lieu.
S'il n'y avait pas de temps, il n'y aurait pas d'instant ; et réciproquement,
sans l'instant il n'y aurait pas de temps. L'instant est en quelque sorte
l'unité de nombre dans le temps, qu'il divise en antérieur et en postérieur,
en passé et en avenir. Mais l'instant n'est pas du temps à proprement dire ;
encore une fois, il n'est qu'une limite, et il ne fait pas plus partie du temps
que la division d'un mouvement ne fait partie de ce mouvement, pas plus que le
point ne fait partie de la ligne. Même quand on dit que l'instant est une
limite, il ne faut pas oublier encore qu'il est un nombre aussi, en ce qu'il
sert à nombrer le temps. La limite n'appartient qu'à la chose dont elle est la
limite, tandis que le nombre appartient à tout ; et le nombre dix, par exemple,
sert à compter tout ce qu'on veut, ici des chevaux, et là toute autre chose.
Mais si le temps est la mesure du mouvement, la réciproque n'est pas moins
exacte ; et le mouvement est la mesure du temps. Sans doute le temps n'est ni
lent ni rapide ; mais en tant que continu, il est long ou court ; en tant que
nombre, il a une quantité plus ou moins grande ; il y a pou de temps ou
beaucoup de temps. Ainsi le mouvement et le temps se mesurent et se déterminent
l'un par l'autre. C'est que le mouvement implique la grandeur, et le temps
implique le mouvement. Temps, mouvement et grandeur, ce sont là des quantités,
des continus et des divisibles, qu'on peut toujours mesurer. Le chemin a été
long, si le voyage a beaucoup duré ; et réciproquement, le voyage a beaucoup
duré, si le chemin a été long. De même, nous disons qu'il y a beaucoup de
temps, s'il y a beaucoup do mouvement ; et réciproquement, qu'il y a beaucoup
de mouvement, s'il y a beaucoup de temps. Le temps a ses périodes régulières,
comme le mouvement a aussi les siennes ; et c'est là ce qui fait le retour
toujours pareil des années, des printemps, des automnes. Cependant le temps ne
mesure pas tout ; il est des choses qui sont soustraites à son action, et qu'il
ne peut atteindre, comme il nous atteint nous-mêmes, quand peu à peu il nous
ruine et nous détruit. Ce sont les choses éternelles, qui ne sont plus dans le
temps, et dont l'être ne peut se régler sur cette étroite mesure à laquelle
nous rapportons tout ce qui marque et diversifie notre durée passagère, et les
événements dont nous prétendons garder la mémoire. Le temps viendra-t-il
donc jamais à défaillir ? se demande Aristote ; et il se hâte de répondre
que le temps est éternel comme le mouvement, et que l'un ne défaillira pas
plus que l'autre. Mais ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, c'est là
confondre l'éternité et le temps ; c'est confondre le mouvement et le premier
moteur ; et il vaut mieux s'en tenir sur cos points si graves à l'opinion de
Platon, qui a su distinguer le temps et l'éternité, comme il a distingué le
mouvement que Dieu donne au monde, et Dieu, qui a créé et qui maintient ce
mouvement dans l'incommensurable univers.
Du reste Aristote s'arrête peu à ces spéculations, et il termine la théorie
du temps par quelques observations pleines de finesse et d'exactitude. L'instant
divise le temps en antérieur et en postérieur ; et il est tout à la fois le
point indivisible, et double cependant, où l'un finit et où l'autre commence.
L'instant, le présent unit donc le passé et l'avenir, en même temps qu'il les
sépare. Mais il y a ceci de remarquable que l'antérieur, quand il s'agit du
passé, est ce qui est le plus éloigné du présent et le postérieur ce qui en
est le plus proche, tandis que c'est tout à l'inverse quand il s'agit de
l'avenir ; car dans l'avenir, l'antérieur est ce qui est le plus proche du
présent ; et le postérieur ce qui en est le plus éloigné, Enfin si le temps
est le nombre et la mesure du mouvement, de même que le mouvement est la mesure
du temps, est-ce d'un mouvement quelconque ou d'un mouvement déterminé ?
Aristote résout la question en disant que c'est la translation circulaire de la
sphère céleste qui est la mesure de tous les autres mouvements, et qui par
conséquent est aussi la mesure du temps, puisqu'il n'y a que ce mouvement qui
soit parfaitement uniforme et régulier dans son immuable constance, étendant
son action jusque sur les choses humaines, de même qu'il l'étend dans les
vastes cieux (14).
Avec la théorie du temps, après celles de l'infini, de l'espace et du vide,
finit la série des questions qu'Aristote a cru devoir agiter avant d'en venir
à celle du mouvement ; et c'est au mouvement seul que sont consacrés les
quatre derniers livres de la Physique. Mais avant de continuer cette
analyse, je veux m'arrêter quelques instants pour embrasser d'un coup d'œil la
carrière déjà fournie ; et je prie qu'on veuille bien y jeter un regard avec
moi. L'objet spécial que doit traiter Aristote, c'est le mouvement, qui est,
selon lui, le fait essentiel de la nature ; et pour l'approfondir il croit
devoir remonter jusqu'aux principes mêmes de l'être, démontrant que la notion
bien comprise de ces principes implique la notion du mouvement. Puis il définit
ce qu'il entend par la nature, avec les quatre espèces de causes qu'il retrouve
dans tous les phénomènes naturels. Il définit ensuite le mouvement, et comme
le mouvement est infini en tant que continu, et qu'il se passe toujours dans
l'espace et le temps, le philosophe étudie ces grandes questions de l'infini,
de l'espace et du temps avec le soin qu'elles réclament. Quelle profondeur et
quelle justesse il y a mises, c'est ce qu'on vient de voir ; dans quel
enchaînement rigoureux se déroule sa pensée, c'est ce dont on a pu également
se convaincre. Ainsi la moitié de tout l'ouvrage a été donnée à des
recherches secondaires, mais indispensables. La dernière partie sera
exclusivement laissée à la question principale. Je ne connais pas dans
l'histoire de la philosophie une autre oeuvre où la théorie du mouvement ait
été considérée avec plus d'étendue ni plus de solidité.
Ce juste hommage rendu au philosophe, je poursuis, assuré de trouver dans ce
qui reste tout autant de vérité et de grandeur.
Tout ce qui vient à changer dans le monde ne peut changer, ou en d'autres
termes se mouvoir, que de trois façons : accidentelle, partielle et absolue.
Ces distinctions sont justes et réelles, et il faut les bien retenir, parce
qu'Aristote en fait grand usage. Voici des exemples qui les éclaircissent.
Quand on dit d'un musicien qu'il marche, c'est un mouvement ou un changement
accidentel ; car en tant que musicien, il ne marche pas ; seulement l'être qui
marche a pour attribut ou accident d'être musicien. En second lieu, on dit
d'une chose qu'elle change ou se meut, quand il n'y a parfois qu'une partie de
cette chose qui se meuve ou qui change réellement : ainsi, l'on dit d'un malade
qu'il se guérit, bien que ce ne soit que son exil ou sa poitrine qui se
guérisse ; c'est là un simple mouvement partiel. Enfin le mouvement absolu est
celui d'une chose qui se meut en soi et primitivement tout entière, sans que ce
soit indirectement ou partiellement : ainsi, quand on dit que tel homme marche,
parce que sa personne tout entière se déplace et change de lieu, c'est un
mouvement absolu. Le mobile qui se meut ainsi est alors le mobile en soi.
Ces trois nuances sont tout aussi vraies pour le moteur que pour le mobile ; et
le moteur peut être ou indirect et accidentel, ou partiel, ou absolu.
Il y a donc ici cinq termes à considérer pour se rendre compte du mouvement
dans toute l'étendue de cette idée : le moteur, le mobile, le temps dans
lequel se passe le mouvement, le point d'où il part et le terme où il aboutit.
Il faut ajouter que c'est le terme où aboutit le changement qui détermine son
appellation spéciale, bien plutôt que le terme d'où il part. Ainsi la
destruction des choses est leur changement en non-être, bien que la chose qui
est détruite ne puisse changer qu'en partant de l'être ; et de même, la
génération est un changement vers l'être, bien que ce soit nécessairement du
non-être qu'elle doive partir originairement.
L'idée de changement implique l'idée de deux états successifs de la chose,
l'un antérieur, et l'autre postérieur (15). C'est
la condition générale du changement, et par suite celle du mouvement, qui
n'est qu'un changement d'une certaine espèce. Mais en outre, le changement ne
peut avoir lieu que d'une de ces quatre manières : 1° un objet affirmatif et
déterminé se change en un autre objet affirmatif et déterminé, mais
contraire. Ainsi le blanc devient noir ; 2° un objet négatif et indéterminé
devient un autre objet également indéterminé et négatif ; par exemple, ce
qui n'est pas blanc devient quelque chose qui n'est pas blanc ; 3° un objet
négatif devient un objet affirmatif ; par exemple, ce qui n'est pas blanc
devient blanc ; 4° enfin un objet affirmatif se change en un objet négatif ;
et par exemple, ce qui est blanc devient quelque chose qui n'est plus blanc.
Aristote remarque avec toute raison que dans la seconde hypothèse, il n'y a pas
de changement réel, parce qu'il n'y a point de réelle opposition, et qu'un
objet négatif devenant un autre objet négatif également, il n'y a pas là de
détermination appréciable. Ainsi les nuances du changement se réduisent
d'abord à trois au lieu de quatre. Mais en poussant un peu plus loin l'analyse,
on voit que ces trois nuances se réduisent à une seule ; car la troisième et
la quatrième indiquant un changement du non-être à l'être, et de l'être au
non-être, sont à proprement parler la génération et la destruction, soit
absolues, soit relatives, c'est-à-dire de simples oppositions contradictoires
et non point des mouvements. Il n'y a donc de changement vrai que celui qui se
passe dans le champ de la réalité, et qui substitue un objet qui existe à un
autre objet qui existe non moins réellement. C'est un contraire qui succède à
un autre contraire, dans une substance qui demeure et dont la qualité seule est
modifiée. C'est le cas de la première hypothèse ; et c'est le seul mouvement
véritable.
J'ai tenu à reproduire fidèlement ces formules d'Aristote, bien qu'on puisse
les trouver assez bizarres ; mais elles prouvent du moins jusqu'à quelle
profondeur il a porté ses investigations sur la nature du mouvement, et comment
on envisageait cette question à la fois métaphysique et naturelle trois ou
quatre siècles avant notre ère.
Une distinction plus facile à saisir et très exacte, quoiqu'elle ait disparu
de la science, c'est celle qu'Aristote établit entre les diverses espèces de
mouvements. Aujourd'hui on n'en reconnaît guère qu'une seule, celle du
mouvement dans l'espace, que constituent le déplacement du corps et le
changement de lieu. Depuis Descartes, c'est l'Unique nature de mouvement que
l'on considère, et je ne vois pas qu'après lui personne, parmi les
mathématiciens ou les philosophes, ait essayé de revenir aux traditions de
l'école ou même ait paru les connaître. Mais dans Aristote, ne faisant en
cela que reproduire Platon son maître, il y a toujours trois espèces de
mouvements et non point une seule.
Ces trois mouvements, qui sont en effet très distincts, se produisent, ou dans
la quantité, ou dans la qualité, ou dans le lieu, les trois seules catégories
où le mouvement soit possible, parce que ce n'est que dans ces trois
catégories que les contraires peuvent se présenter. Ainsi il y a mouvement
dans la quantité d'un corps, quand le corps grandit ou diminue, quand il se
développe ou se réduit. Il y a mouvement dans la qualité d'un corps, quand ce
corps, sans changer de grandeur, prend une qualité à la place d'une autre,
passant par exemple de la chaleur au froid ou du froid à la chaleur. Enfin il y
a mouvement dans le lieu d'un corps, quand ce corps, sans changer ni de grandeur
ni de qualité, se déplace, et qu'il occupe successivement. différents points
de l'espace. La première espèce de mouvement, sous les deux faces qu'elle
présente d'accroissement et de diminution, n'a pas reçu d'appellation commune
; la seconde se nomme spécialement altération, quel que soit le contraire qui
se substitue au contraire antérieur ; enfin la troisième se nomme la
locomotion, quelle que soit la façon dont le corps se meuve et change de lieu.
La science des modernes s'est restreinte à n'étudier que cette dernière sorte
de mouvement, et sans doute elle n'est pas à blâmer d'avoir borné son domaine
; car des trois espèces de mouvement la locomotion est celle qui de beaucoup
est la plus frappante et la plus facile à connaître. Mais les deux autres ne
sont pas fausses ; et Aristote ne mérite pas non plus de critique pour les
avoir admises. Quand donc nous les retrouverons dans ses théories, où elles
tiennent d'ailleurs bien moins de place que la troisième (16),
nous n'en serons pas surpris, et nous n'y verrons qu'un excès d'exactitude,
dont la science peut sans doute se passer, mais qui cependant ne la dépare
point comme le ferait une erreur.
Une question qui tient de très près à celle-ci, et qu'Aristote a discutée
avec plus de soin peut-être que personne ne l'a fait après lui, c'est de
savoir ce qu'on doit entendre par un mouvement identique et par un mouvement
contraire. L'unité du mouvement, ainsi que son opposition, est soumise à des
conditions positives. Quelles sont ces conditions ? Et à quelles marques
reconnaîtra-t-on un mouvement un, ou un mouvement opposé ? Il y a trois
conditions principales pour qu'on puisse affirmer l'unité du mouvement.
D'abord, il faut que le mobile soit un seul et même mobile et qu'il ne varie
pas ; il faut en second lieu que l'espèce du mouvement soit la même ; enfin il
faut que le temps soit le même aussi, c'est-à-dire qu'il n'y ait aucun
intervalle de repos et que le temps ne présente pas d'interruption, afin que la
continuité du mouvement ne soit point altérée. Ainsi unité d'espèce, unité
de mobile, unité de temps, voilà ce qu'il faut pour constituer l'unité et la
continuité du mouvement. On pourrait encore y ajouter l'égalité ; car un
mouvement inégal parait moins un et moins identique, tout en l'étant, qu'un
mouvement égal et uniforme. L'égalité et l'inégalité peuvent d'ailleurs se
rencontrer dans toutes les espèces de mouvement. Soit que le corps s'accroisse
ou qu'il diminue, soit qu'il s'altère, soit qu'il se déplace, ce peut être ou
également ou inégalement ; ce peut être avec uniformité ou d'une manière
irrégulière, avec plus ou moins de vitesse, avec plus ou moins de lenteur. Le
mouvement n'en est pas moins un, quoi qu'il ait parfois une apparence qui trompe
l'observateur. Un mouvement un et continu sur une ligne brisée parait avoir une
unité moins complète qu'un mouvement en ligne droite.
Quant à l'opposition et à la contrariété du mouvement, la question est
peut-être plus délicate encore, et l'embarras plus grand. Doit-on dire d'une
manière toute générale que c'est le repos qui est contraire au mouvement ? Ou
bien n'y a-t-il pas plutôt des mouvements qui sont contraires à d'autres
mouvements ? Ainsi le mouvement qui s'éloigne d'un certain but, n'est-il pas
contraire au mouvement qui tend vers ce même but ? Le mouvement contraire
est-il celui qui part des contraires ? Est-ce celui qui tend aux contraires ?
Après avoir très finement analysé toutes ces nuances, Aristote incline à
regarder comme contraires les mouvements qui partent d'un contraire pour aller
au contraire opposé ; et par exemple, le mouvement qui va de la maladie à la
santé est contraire à celui qui va de la santé à la maladie. Ils partent de
contraires l'un et l'autre, pour aboutir l'un et l'autre à des contraires.
L'opposition est donc en ce sens aussi grande que possible, et les mouvements
sont alors diamétralement opposés.
Aristote n'oublie pas d'ailleurs que dans l'opinion commune c'est le repos qui
est le contraire du mouvement. Il ne repousse pas tout à fait cette opinion ;
mais il déclare qu'absolument parlant, c'est le mouvement qui est contraire au
mouvement, attendu que le repos n'est qu'une privation et que la privation n'est
pas précisément un contraire. Nous avons vu en effet que la privation tient
lieu du contraire qui n'existe pas actuellement, mais qui est toujours en
puissance, parce que le sujet en est toujours susceptible. Il ne faut pas
confondre le repos avec l'immobilité. Il n'y a réellement de repos que pour
les corps qui, pouvant être mus, ne le sont pas, tandis que l'immobilité est
l'état des corps qui non seulement ne sont pas mus à un certain moment donné,
mais qui ne peuvent jamais l'être.
On peut encore distinguer, pour les repos aussi bien que pour les mouvements,
ceux qui sont naturels et ceux qui sont contre nature. Ainsi un corps pesant
peut être retenu en haut, bien que sa tendance soit d'être porté en bas ;
c'est un repos forcé. Un corps léger peut être retenu en bas, bien que sa
tendance soit de s'élever. Et réciproquement, un corps pesant peut s'élever,
si quelque force lui imprime un mouvement contre nature et violent ; ou bien
enfin un corps léger peut descendre, s'il est soumis à une influence de ce
même genre. Cette opposition de ce qui est selon la nature et de ce qui est
contre les lois naturelles, se manifeste dans la locomotion ou le mouvement dans
l'espace, plus que dans les autres espèces de mouvement ; mais pourtant on la
retrouve aussi dans l'altération et dans l'accroissement ou la diminution. La
génération n'est pas plus selon la nature ou contre la nature que la
destruction ; car, d'après les lois naturelles, les choses périssables meurent
tout aussi bien qu'elles naissent. La destruction n'est donc pas précisément
contraire à la génération. Mais la destruction contre nature sera contraire
à la destruction naturelle ; et il en sera de même de la génération. La
génération est, en ce sens, contraire à la génération ; la destruction est
contraire à la destruction. Il est donc clair que si le repos est, en
général, l'opposé du mouvement, il y a cependant tel mouvement qui est le
véritable contraire de tel autre mouvement ; et c'est quand l'un de ces
mouvements est naturel, tandis que l'autre est contre nature.
Arrivé à ce point de sa théorie, Aristote consacre, dans le sixième livre,
une très longue démonstration à établir ce principe que le mouvement est
divisible à l'infini, comme l'est le temps, et comme l'est aussi la grandeur.
Le mouvement, la grandeur et le temps sont tous les trois des continus, et, il
répugne à l'idée du continu d'être formé d'indivisibles. En effet,
l'indivisible n'a pas de parties ; il n'a pas d'extrémités. L'indivisible ne
peut donc pas toucher l'indivisible, et dès lors il ne peut jamais former une
continuité, puisque la continuité suppose nécessairement des extrémités et
des parties. Aristote s'attache, à l'aide de formules littérales très
développées, à prouver que la ligne, qu'il prend comme expression de toute
grandeur quelconque, n'est pas formée de points, ainsi qu'on le croit
vulgairement, et que le temps, qui est aussi un continu, n'est pas davantage
formé d'instants ou d'indivisibles. Il conclut que le mouvement, qui est
continu, comme la ligne et comme le temps, est divisible indéfiniment, au même
titre que le temps et la ligne. On n'arriverait jamais à l'unité du mouvement,
et à sa continuité, en admettant qu'il est composé d'indivisibles. Les
indivisibles sont juxtaposés ; mais ils ne se tiennent nullement entre eux, et
il est absolument impossible d'en faire jamais un continu.
Mais ce qui est réellement et nécessairement indivisible, c'est l'instant.
Ainsi qu'on l'a vu plus haut, l'instant est une limite ; et, à moins qu'on ne
veuille y renfermer une partie de l'avenir, qui y serait déjà, et un reste du
passé, qui y serait encore, il faut bien reconnaître que, placé entre les
deux pour les séparer et pour les unir, l'instant n'a rien ni de l'un ni de
l'autre. Or, l'instant, le présent ne peut se confondre, ni avec le passé
au-delà duquel il est, ni avec l'avenir en deçà duquel il est non moins
certainement. Par conséquent, il faut qu'il soit indivisible ; car autrement ce
serait ce qui le diviserait lui-même qui serait la vraie limite du présent et
du futur, L'instant est donc indivisible absolument comme il est un et
identique. Il suit de là qu'il n'y a pas de mouvement dans la durée d'un
instant, si toutefois l'on peut dire que l'instant ait une durée, et qu'il n'y
a pas davantage de repos. Le mouvement et le repos supposent toujours du temps ;
mais l'instant ne peut pas renfermer de temps, de quelque manière qu'on le
prenne.
D'ailleurs, les divisions du temps et les divisions du mouvement se
correspondent exactement. Un mouvement total mettant un certain temps à
s'accomplir, dans la moitié de ce temps, il y aura la moitié de ce mouvement
d'accomplie ; ou, sans préciser aucune quantité spéciale, dans un temps
moindre, il y aura un moindre mouvement, de même qu'il y aura un mouvement plus
grand dans un temps plus grand aussi.
Mais, puisque l'instant est indivisible, il en résulte une impossibilité de
fixer d'une manière absolue, soit le moment où le mouvement commence, soit le
moment où il s'achève. Il y a déjà du mouvement d'accompli quand on remarque
que le mouvement commence ; et il a cessé d'être quand on remarque qu'il est
achevé. Le primitif du mouvement, pour parler la langue d'Aristote, est donc
insaisissable ; mais on le trouverait plutôt dans le point où le changement se
termine et s'achève que dans le point où il commence. Les divisions
successives étant infinies dans le mouvement, tant que le mouvement n'est pas
terminé, on ne peut pas dire qu'il soit encore ; et si l'on attend sa fin pour
dire qu'il a été, c'est qu'il n'est déjà plus. Il n'y a donc pas moyen de
fixer avec quelque précision le primitif du mouvement ou du changement. Tout ce
qui change et se meut, change et se meut dans le temps, de telle sorte que tout
ce qui change a déjà changé dans une certaine mesure, et que tout ce qui se
meut a déjà été mu. C'est qu'il n'y a pas de mouvement instantané, comme le
dit trop souvent le langage vulgaire, et que le mouvement, quelque rapide qu'il
soit, exige toujours qu'il y ait une certaine portion de temps d'écoulée. En
un mot, il n'y a pas de primitif dans les divisibles et les continus, justement
parce qu'ils sont indéfiniment divisibles. Et ce qu'on dit ici du mouvement
pourrait s'appliquer tout aussi bien au repos, pour lequel on ne peut pas
déterminer davantage, ni le point précis où il commence, ni le point précis
où il finit.
Il faut ajouter que, s'il n'y a de primitif ni pour le temps ni pour le
mouvement, il n'y en a pas non plus pour le lieu ; c'est là une conséquence
nécessaire ; et il n'est pas plus possible de préciser les points de l'espace
où le mouvement commence et s'achève, qu'il n'est possible de préciser les
points du temps et de la durée auxquels il correspond exactement.
Aristote n'entend point, par des considérations de ce genre, accorder rien au
scepticisme ; et il a pris la plus grande peine, comme on l'a vu, pour établir
inébranlablement l'existence du mouvement, du temps et de l'espace. Mais il
fait une grande différence entre la rigoureuse exactitude d'une théorie
scientifique, et les indéterminations trop peu comprises et trop vagues dont se
sert le langage ordinaire. Dans l'usage habituel de la vie, on ne regarde pas de
si près aux choses, et l'on dit d'un événement qu'il s'est passé dans telle
année, parce qu'il s'est passé effectivement à tel jour de cette année. En
poussant même le scrupule encore plus loin, on verrait que cet événement ne
s'est pas même passé ce jour-là, mais qu'il s'est passé à une certaine
heure de ce jour, et non pas même à cette heure, mais dans une certaine partie
de cette heure prétendue ; et ainsi de suite à l'infini. On peut donc
poursuivre ce primitif qu'on cherche, autant qu'on le voudra. À quelque
investigation qu'on se livre, quelque attention qu'on y mette, on ne le saisira
jamais. Il fuit et nous échappe sans cesse. C'est la divisibilité du temps et
du mouvement qui peut seule expliquer et éclaircir jusqu'à certain point ce
singulier phénomène.
Cependant Aristote sent bien que ces doutes élevés sur l'espace, sur le temps
et sur le mouvement, peuvent donner quelque apparence de raison aux sophismes de
l'école d'Élée, et il s'applique à réfuter les arguments spécieux dont
Zénon se servait pour démontrer que le mouvement est impossible logiquement,
et que par suite il pourrait bien n'être pas réel. Aristote examine donc
chacun de ces arguments l'un après l'autre ; et pour en faire voir la complète
fausseté, il y oppose sa propre théorie. Dans toutes ces argumentations, où
Zénon éblouit et trompe les ignorants, il admet toujours que le mouvement est
indivisible, et que le temps l'est aussi ; il admet toujours que le temps est
composé d'instants indivisibles et successifs. Or, c'est là une erreur
fondamentale d'où sortent toutes les autres. Il est bien vrai que l'indivisible
ne peut se mouvoir ; ou du moins, si l'indivisible a un mouvement, ce n'est
qu'un mouvement indirect, comme serait celui d'une personne qui serait immobile
dans un bateau et qui participerait indirectement au mouvement que le bateau
aurait lui-même. Mais le temps n'est pas indivisible ; le mouvement ne l'est
pas davantage. Le temps ne se compose pas d'instants, non plus que la ligne de
points ; et le mouvement ne se compose pas de secousses successives. Il est
divisible, parce qu'il est continu ; et les quatre sophismes de Zénon, malgré
les noms pompeux dont il les décore, ne soutiennent pas l'examen.
Tout ce que l'on peut accorder à Zénon, c'est que le mouvement, tout réel
qu'il est, n'a point cependant cette infinitude en tous sens que parfois on lui
prête. Le mouvement est un changement ; et comme tout changement a
nécessairement pour limites les contraires entre lesquels il a lieu, partant de
l'un pour aboutir à l'autre, il s'ensuit que le mouvement a, lui aussi, des
limites, et qu'on ne peut pas même concevoir dans l'espace un mouvement infini
qui s'accomplirait en ligne droite. Mais dans un autre sens, le mouvement peut
être infini ; il peut l'être par le temps qu'il dure ; et le mouvement
circulaire peut être infini s'il dure infiniment, et s'il tourne sans cesse
dans le même cercle, au lieu d'aller en ligne directe.
C'est ainsi qu'Aristote s'élève peu à peu à cette grande théorie de
l'éternité du mouvement. Mais avant de l'aborder, il examine deux dernières
questions, relatives l'une à la comparaison, l'autre à la proportionnalité
des mouvements entre eux (17). Je nie contente d'en
parler brièvement, tout en reconnaissant qu'elles ne sont pas sans intérêt,
ainsi qu'on va s'en convaincre.
Pour que deux mouvements soient comparables, il faut qu'ils soient du môme
genre. Ainsi on peut bien comparer des mouvements de translation avec des
mouvements de translation, des mouvements d'accroissement avec des mouvements
d'accroissement ; mais on ne pourrait point passer d'un genre à un autre, et
comparer, par exemple, un accroissement avec une translation, ou un déplacement
avec une altération. Seulement le temps peut servir ici de commune mesure entre
des espèces d'ailleurs fort différentes, et il est possible que telle
altération dure autant de temps que telle translation. L'altération alors et
la translation pourront être comparées entre elles.
Quant à la proportionnalité des mouvements, elle s'adresse aux mouvements de
même ordre ; et Aristote essaie d'en tracer les règles principales. Ainsi le
mobile, le temps et la distance parcourue selon la force du moteur et selon la
résistance du mobile, sont quatre termes qui ont entre eux des relations
constantes. La puissance et la résistance restant les mêmes, la distance
parcourue sera moitié moindre, si le temps que dure le mouvement est moindre de
moitié. Si c'est la puissance qui est réduite de moitié, la résistance et le
temps ne changeant pas, l'effet produit sera réduit de moitié comme la
puissance. Si c'est le mobile qui offre moitié moins de résistance, dans un
temps égal la puissance ou le moteur produira un effet double. Cela revient à
dire que ces quatre termes sont liés entre eux de telle manière qu'il suffit
que l'un d'eux varie pour qu'à l'instant même les trois autres varient
également dans des proportions relatives. Si les forces, les mobiles et les
temps sont égaux, le mouvement produit sera égal.
Mais dans la réalité, il y a des exceptions dont il faut tenir compte ; et de
ce qu'un moteur peut mouvoir un certain mobile dans une certaine mesure durant
un temps donné, il ne s'ensuit pas nécessairement que le même moteur dans le
même temps puisse mouvoir un mobile double de la moitié de la distance ; car
il peut se faire que dans ce cas le moteur soit impuissant à exercer aucune
action sur le mobile. Si, par exemple, il faut toute la force du moteur pour
ébranler le mobile simple, il est bien impossible que la résistance devenant
double, la force puisse encore agir en quoi que ce soit. On peut observer très
facilement quelque chose d'analogue pour une foule de faits qu'on a constamment
sous les yeux. Vingt matelots étant nécessaires pour mettre un navire en
mouvement, il ne s'ensuit pas qu'un seul homme puisse le faire mouvoir d'un
vingtième. Loin de là ; le navire reste immobile sous l'effort d'un seul
homme, bien qu'il cède aux efforts réunis de vingt autres.
Cette dernière observation, qui est pleine de justesse, est employée par
Aristote pour réfuter un nouveau sophisme de Zénon, ou plutôt une de ses
erreurs issue comme bien d'autres de ses sophismes sur le mouvement. Soit, si
l'or veut, un tas de grains, par exemple, qu'on verse sur le plancher de la
grange. En tombant, il fait un certain bruit. Zénon prétendait que le bruit
total était le composé des bruits partiels que font chacun des grains dont le
tas est formé. Aristote répond, en arguant du phénomène du navire, qu'il
n'en est rien, et que les parties qui entrent dans le tas peuvent fort bien,
quand elles sont à part et isolées, ne produire aucun bruit, quoique toutes
ensemble elles en fassent un assez considérable. Séparée, chaque partie ne
peut pas même mettre en mouvement autant d'air qu'elle en met quand elle fait
partie de tout le boisseau ; c'est qu'elle n'a d'action que quand elle est
combinée avec toutes les autres, comme le matelot qui ne peut absolument rien
sans ses compagnons.
J'ai cité cet exemple pour montrer que la méthode d'observation n'est pas
aussi étrangère aux anciens qu'on a bien voulu le prétendre ; et ici
particulièrement, on peut voir comment Aristote essaie d'appuyer sa théorie
sur des faits bien constatés. Il n'insiste pas d'ailleurs davantage sur cette
réfutation du fameux adversaire du mouvement, et il termine ce qu'il voulait
dire sur la proportionnalité du moteur, du mobile, de la distance parcourue et
du temps, par deux règles non moins exactes que les précédentes. L'une
concerne la composition des forces, et il remarque que si deux forces séparées
poussent chacune leur mobile d'une certaine quantité dans un temps donné,
elles pourront en se réunissant pousser le mobile formé de la réunion des
deux autres d'une quantité égale dans un temps égal. La seconde règle
concerne les mouvements d'altération et d'accroissement, auxquels Aristote
applique ce qu'il vient de dire du mouvement de translation.
Avec le huitième livre, nous voici parvenus à ce grand problème de
l'éternité du mouvement, le dernier qu'Aristote agite et qui couronne si
dignement son oeuvre. En le traitant, le ton du philosophe s'élève avec le
sujet lui-même ; et nous retrouvons ici dans ses expressions quelque chose de
la majestueuse austérité de la Métaphysique : « Le mouvement a-t-il
commencé à un certain moment avant lequel il n'était pas ? Cessera-t-il
quelque jour, de même qu'il a commencé, de manière que rien désormais ne
puisse plus se mouvoir ? Ou bien doit-on dire que le mouvement n'a point eu de
commencement, et qu'il n'aura point de fin ? Doit-on dire qu'il a toujours
été, et qu'il sera toujours, immortel, indéfectible pour toutes choses, et
comme une vie qui anime tous les êtres que la nature a formés ? » Voilà par
quels accents solennels et simples tout à la fois s'ouvre le dernier livre de
la Physique. Telle est la question suprême qu'Aristote se pose et qu'il
essaie de résoudre dans toute sa portée ; car il sait bien et il déclare, en
véritable élève de Platon, qu'elle intéresse non seulement l'étude de la
nature, mais aussi la science du principe premier de l'univers.
Aristote se prononce sans hésiter pour l'éternité du mouvement, et il ne peut
pas comprendre que cette question reçoive une solution différente. Il réfute
même, avec une certaine vivacité, Anaxagore et Empédocle, qui se sont
imaginé l'un et l'autre que le mouvement devait avoir commencé à un moment
donné. Selon lui, quand on soutient que le mouvement a eu un commencement, il
n'y a que ces deux hypothèses de possibles : ou l'on croit, avec Anaxagore, que
les choses étant restées durant un temps infini dans le repos et la confusion,
c'est l'Intelligence qui leur a communiqué le mouvement et les a ordonnées ;
ou bien, on croit, avec Empédocle, que le monde passe par des alternatives
éternelles de mouvement et de repos, le mouvement étant causé par l'Amour et
la Discorde, et le repos n'étant que l'intervalle entre leur action successive.
Ces deux explications semblent également insoutenables aux yeux d'Aristote ;
et, s'appuyant sur les définitions qu'il a données lui-même du mouvement et
du repos, il répond à Anaxagore qu'antérieurement au repos, qu'il croit
primordial, il a dû y avoir un mouvement, puisque le repos n'est que la
privation passagère du mouvement naturel, et qu'on ne comprend pas pourquoi
l'Intelligence, qui serait restée un temps infini sans agir, est sortie tout à
coup de son inertie. Il répond à Empédocle que cette alternative de mouvement
et de repos ne se comprend guère mieux, bien qu'elle soit un peu moins
contraire à l'ordre qu'on doit toujours supposer dans la nature. Enfin, il
reproche à tous les deux, à Anaxagore aussi bien qu'à Empédocle, de n'avoir
pas vu qu'ils admettent sans y prendre garde l'existence antérieure de
l'univers, et qu'ils n'expliquent qu'un état très postérieur des choses.
Aristote soutient donc que le mouvement est éternel, parce que le temps, qui
est le nombre du mouvement, est éternel aussi ; et il critique Platon, le seul
de tous les philosophes qui ait pensé que le temps avait pu être créé, comme
si l'on pouvait jamais se figurer un instant quelconque qui n'ait pas été
précédé d'un certain passé ni suivi d'un certain avenir.
Mais non seulement dans la pensée d'Aristote le mouvement n'a pas eu de
commencement ; il ne peut pas davantage avoir de fin. Il est indestructible
comme il est éternel, et par la même raison ; car s'il n'est pas possible de
comprendre un premier changement qui n'ait point été précédé d'un
changement antérieur, il n'est pas plus facile de comprendre un dernier
changement qui ne serait pas suivi d'un autre changement quelconque. Si le
mobile est mis originairement en mouvement par quelque chose qui le précède et
existe avant lui, il n'est pas moins évident que le destructible sera détruit
par quelque chose qui lui survivra.
Ces explications en faveur de l'éternité du mouvement paraissent si
satisfaisantes à Aristote, qu'il blâme Démocrite de s'être arrêté à la
surface des choses, et de s'être borné à déclarer simplement que les choses
sont ce qu'elles sont, et qu'elles ont toujours été ainsi. Quant à lui, il se
flatte d'avoir poussé l'analyse beaucoup plus profondément ; et en effet, on
ne saurait méconnaître qu'il s'est efforcé de pénétrer plus avant, en
rattachant son opinion sur l'éternité du mouvement aux définitions
essentielles qu'il a données de la nature, du mouvement, et du temps.
Il ne se dissimule pas, d'ailleurs, qu'il y a des objections possibles à son
système ; et ces objections plus ou moins fortes, il les énumère au nombre de
trois. D'abord, on peut nier l'éternité du mouvement, en remarquant que tout
changement a nécessairement des limites, qui sont les contraires entre lesquels
il se passe. Donc le mouvement, qui n'est qu'un changement, ne peut pas être
éternel, parce qu'il ne peut pas être infini, En second lieu, nous voyons
constamment le mouvement commencer sous nos yeux ; et à tout moment des objets
inanimés reçoivent le mouvement, qu'ils n'ont pas par eux-mêmes et que leur
communique une cause extérieure. Enfin, dans les êtres animés, ce
commencement du mouvement est bien plus manifeste encore, puisque ces êtres se
meuvent selon leur volonté et par une cause qu'ils ont en eux-mêmes et dont
ils disposent. Pourquoi le mouvement n'aurait-il pas commencé dans le monde et
l'univers, comme nous le voyons commencer dans ce monde un petit qu'on appelle
l'homme ?
Ces objections n'embarrassent pas Aristote, et il n'a pas de peine à les
repousser. Sans doute le changement se passe souvent entre des contraires, et si
le mouvement se passait également ainsi dans tous les cas, il ne serait pas
éternel. Mais il y a d'autres mouvements que celui-là, et il est facile de
concevoir un mouvement un, éternel et continu, où il n'y a plus de contraires.
Aristote se réserve d'expliquer quel est ce mouvement, ainsi qu'on le verra
tout à l'heure. Quant à la seconde objection, elle n'a rien de contradictoire
à l'éternité du mouvement, et elle prouve seulement qu'il y a des choses qui
tantôt sont mues et tantôt ne le sont pas. Enfin, la troisième objection, qui
est plus sérieuse, n'est pas non plus décisive ; car le mouvement dans
l'animal n'est pas aussi libre et aussi spontané qu'on le pense ; et Aristote,
attaquant en ceci le libre arbitre, suppose qu'il peut y avoir, à l'intérieur
même de l'être animé et intelligent, une foule d'éléments naturels qui sont
toujours en mouvement, et qui déterminent à son insu le mouvement qu'il croit
se donner à lui-même, et qu'il ne fait cependant que recevoir sans en avoir
conscience.
Une fois ces objections écartées, Aristote revient à son sujet, et il
recherche comment on peut concevoir qu'un mouvement soit éternel. Il s'appuie
d'abord sur ce fait d'observation évidente à savoir qu'il y a dans le monde
des choses qui se meuvent et d'autres qui ne se meuvent pas. Comment celles qui
se meuvent reçoivent-elles le mouvement ? Aristote prend un exemple des plus
ordinaires ; et, considérant que, quand une pierre est mue par un bâton, c'est
la main qui meut le bâton et l'homme qui meut la main, il en conclut que, dans
tout mouvement, il faut toujours remonter à un premier moteur, lequel est
lui-même nécessairement immobile, tout en communiquant au dehors le mouvement
qu'il possède et qu'il crée. À cette occasion, Aristote loue Anaxagore
d'avoir considéré l'Intelligence, dont il fait le principe du mouvement, comme
absolument impassible et absolument pure, à l'abri de toute affection et de
tout mélange ; car c'est seulement ainsi qu'étant immobile, elle peut créer
le mouvement, et qu'elle peut dominer le reste du monde en ne s'y mêlant point.
Mais le moteur étant immobile, comment peut-il produire en lui-même le
mouvement qui se communique au dehors, et qui, se transmettant de proche en
proche, atteint jusqu'au mobile le plus éloigné, à travers une foule
d'intermédiaires ? Que se passe-t-il dans les profondeurs du moteur premier, et
de quelle façon le mouvement peut-il y naître ? Aristote s'enfonce ainsi au
coeur même de la question du mouvement, et il résout ce problème si obscur
par les principes qu'il a posés antérieurement et qu'il regarde comme
indubitables. Or, il a démontré jusqu'à présent, que tout mobile est mu par
un moteur qui lui est étranger. Mais parvenu au premier moteur, il sent bien
qu'on ne peut plus rien chercher en dehors de lui ; car ce serait se perdre dans
l'infini. Dans ce moteur initial, source et principe de tous les mouvements dans
l'univers, il retrouvera donc encore les mêmes éléments qu'il a déjà
constatés. Il y aura dans le premier moteur deux parties, l'une qui meut sans
être mue elle-même, l'autre qui est mue et meut à son tour ; la première,
qui crée le mouvement ; la seconde, qui le reçoit et le transmet. Le moteur
tout entier reste immobile ; mais les deux parties dans lesquelles il se
décompose ne le sont pas tout à fait comme lui ; l'une est absolument immobile
comme il l'est lui-même ; l'autre reçoit l'impulsion, et elle peut la
communiquer médiatement au reste des choses.
Il serait sans doute téméraire d'affirmer qu'Aristote a porté définitivement
la lumière dans ces ténèbres ; et il n'est pas donné à des regards humains
de voir ce qui se passe dans le sein même de Dieu. Mais on peut croire, à la
louange d'Aristote, qu'il n'est point resté trop au-dessous de cet ineffable
sujet, ni au-dessous du Timée de Platon. Il a bien vu le mystère dans
toute sa grandeur, et il a eu le courage d'en chercher l'explication, si
d'ailleurs il n'a pas eu plus qu'un autre le bonheur de la rencontrer. Il
proclame l'existence nécessaire d'un premier moteur sans lequel le mouvement ne
pourrait se produire ni durer sous aucune forme dans l'univers, et il sonde
l'abîme avec une sagacité et une énergie dignes d'en découvrir le fond.
Il semble cependant qu'ici il commet une erreur assez grave ; et que c'est à
tort que de l'éternité du mouvement, telle qu'il l'a établie, il conclut à
l'éternité du premier moteur. Le mouvement étant éternel selon Aristote, le
premier moteur doit être éternel comme le mouvement même qu'il produit
éternellement. En dépit du respect que je porte au philosophe, dune paraît
que c'est absolument tout l'opposé, et que c'est du moteur qu'il faut conclure
le mouvement, loin de conclure de l'existence du mouvement l'existence du
moteur. Mais je ne voudrais pas trop insister sur cette critique ; et il est
bien possible qu'il n'y ait là qu'une différence de mots. Le moteur doit être
de toute nécessité antérieur à sa propre action ; et ce n'est peut-être que
par le besoin d'une déduction purement logique et en partant de l'observation
sensible qu'Aristote paraît n'assigner au moteur que la seconde place. Mais en
se mettant au point de vue de la seule raison, il est plus conforme à ses lois
de concevoir le moteur avant le mouvement ; car à moins d'acquiescer à ces
systèmes qu'Aristote a cru devoir combattre, et qui expliquent tout par les
seules forces de la matière, il faut bien admettre que les choses n'ont pu
être mues que par un moteur préexistant. Sans le moteur, le mouvement est
logiquement incompréhensible. C'est bien, si l'on veut, le mouvement, observé
par nous, qui révèle le moteur ; mais il ne le fait pas, tandis qu'au
contraire c'est le moteur qui fait le mouvement, et l'on ne peut les prendre
indifféremment l'un pour l'autre.
Dans ces matières délicates, moins que partout ailleurs, il ne faut rien
prêter à l'équivoque ni au doute ; il est plus rationnel et plus sûr, avec
Platon, de poser Dieu à l'origine des choses, et d'en faire dans l'immanence de
son éternité le créateur du mouvement, de l'espace et du temps. Les idées de
Timée sont plus acceptables à la raison, et elles semblent mieux exprimer
l'immuable vérité des choses. Aristote ne les a point directement réfutées ;
mais il ne les adopte pas, sans pouvoir d'ailleurs pressentir qu'il se mettrait
en un dissentiment profond avec l'orthodoxie chrétienne, aussi bien qu'il y
était avec le maître dont il avait si longtemps entendu les leçons. C'est que
peut-être Anaxagore ne se trompait point autant qu'il paraissait à Aristote ;
et son seul tort, tout en accordant à l'Intelligence l'initiative du mouvement,
c'était de la faire postérieure aux choses mêmes qu'elle devait mouvoir et
ordonner.
D'ailleurs le premier moteur étant éternel, Aristote reconnaît sans peine
qu'il doit être unique ; et la seule raison qu'il en donne, tout à fait
péremptoire pour lui, c'est que l'unité vaut mieux que la pluralité, et que
toujours clans la nature c'est le mieux qui l'emporte sur son contraire (18).
Il n'est pas besoin de plus d'un seul principe pour expliquer cette alternative
perpétuelle de génération et de destruction, et ce changement incessant qui
se manifeste dans toutes les choses naturelles. Certainement cet argument tout
logique qu'Aristote donne ici, comme il le répète au douzième livre de la Métaphysique,
n'est pas sans valeur ; mais il pouvait être présenté sous une forme à la
fois plus réelle et plus claire ; et l'unité de dessein qui éclate dans
toutes les parties de la nature, tant admirée par Aristote, révèle
irrésistiblement l'unité de son auteur. Puis, comment comprendre que le
premier moteur, qui est éternel et infini, puisse ne pas être un ? Comment la
pluralité pourrait-elle s'accorder avec son infinitude ?
Jusqu'à présent, il a été démontré que le premier moteur est unique et
qu'il est éternel dans son unité et clans son action. Mais quelle est la
nature et l'espèce particulière de mouvement que produit le premier moteur ?
Telle est la seule et dernière question à peu près qu'il reste encore à
éclaircir, et dont la solution doit terminer toute la science de la physique.
Le mouvement étant éternel, le premier moteur qui est un et éternel aussi, ne
pourra produire qu'un mouvement qui sera de toute nécessité un, identique,
continu et premier comme lui. Il s'agit donc de trouver un mouvement qui
remplisse toutes ces conditions. Or en y regardant de près, on voit que, dans
les deux espèces de mouvement qu'on appelle d'accroissement et d'altération,
ou, en d'autres termes, de quantité et de qualité, on implique toujours
l'idée d'un mouvement de lieu, c'est-à-dire de translation. La translation est
donc logiquement et essentiellement le premier de tous les mouvements, puisque
tous les autres le supposent nécessairement, tandis que celui-là peut se
passer de tous les autres. De plus, la translation ou mouvement dans l'espace
est le privilège des êtres les plus relevés ; et l'on voit qu'elle est
accordée aux animaux les plus parfaits, tandis qu'elle est refusée aux
plantes. Enfin la translation paraît supérieure, en ce que dans la translation
la substance demeure plus immuable que dans tout autre espèce de mouvement, où
l'être doit toujours être modifié, soit dans sa qualité, soit dans sa
quantité.
À tous ces titres déjà, rationnels, essentiels, chronologiques, la
translation est le premier des mouvements. Mais en outre elle est le seul qui
puisse être continu. Tous les autres mouvements vont d'un contraire à un autre
contraire ; et à chaque contraire successivement réalisé, il y a un moment de
repos ; car les contraires ne pouvant jamais être simultanés, il s'ensuit
qu'il y a toujours entre eux un intervalle, c'est-à-dire une interruption,
quelque faible qu'on la suppose. Donc, aucun mouvement dans la quantité ou dans
la qualité ne peut être continu. Mais dans la translation il n'y a rien de
pareil, et tant qu'elle dure, elle est d'une parfaite continuité. Ainsi, la
translation est bien le mouvement un, premier et continu qu'on cherchait.
Mais la translation elle-même n'est pas simple, et l'on doit y distinguer
plusieurs espèces. Ainsi, il y a d'abord la translation circulaire ; puis, il y
a la translation en ligne droite, et en troisième lieu, la translation mixte,
c'est-à-dire la translation composée mi-partie d'un mouvement en ligne droite,
et mi-partie d'un mouvement en cercle. De ces trois espèces de translation,
quelle est celle qui peut fournir ce mouvement un, infini et continu du premier
moteur ? C'est ce qu'il faut déterminer. D'abord on doit mettre de côté la
translation mixte, puisqu'elle n'est rien par elle-même que ce que sont les
deux autres qui la forment par leur combinaison. Restent donc, la translation en
ligne droite et la translation circulaire. À laquelle des deux donner la
préférence ? Aristote élimine la translation directe, d'après ce fait qu'il
regarde comme évident, à savoir que toute ligne droite est nécessairement
finie, et que le corps pour la parcourir d'une manière éternelle devrait
revenir sur lui-même ; alors il aurait des mouvements contraires, et, à chaque
retour, il se produirait un certain repos qui interromprait la continuité du
mouvement. Au contraire, dans la translation circulaire, il peut ne point y
avoir aucune espèce de repos ni de temps d'arrêt ; le mouvement peut y être
absolument continu, et d'une continuité éternelle. Dans cette translation, le
corps ne va pas d'un contraire à un autre contraire. Il part d'un point pour
revenir à ce point encore, par la même impulsion. À chaque instant, il se
meut vers le point, où il doit arriver, et tout ensemble il s'en éloigne. Le
mouvement circulaire part de soi pour revenir à soi ; et cependant il ne
repasse jamais par les mêmes points, comme le fait de toute nécessité le
mouvement en ligne droite, qui revient sur les mêmes traces qu'il a déjà
parcourues, et qui n'a qu'une apparente continuité.
Il n'y a donc que la translation circulaire qui puisse produire un mouvement un,
infini, continu et éternel. Le corps y est sans cesse porté vers le centre,
lequel est lui-même immobile et en dehors de la circonférence, dont il ne fait
point partie. Ainsi, dans la translation circulaire, il y a tout à la fois
repos et mouvement. C'est là ce qui fait aussi que le mouvement circulaire est
le seul qui soit uniforme ; car, dans le mouvement en ligne droite, la chute du
corps est irrégulière, et elle est d'autant plus rapide qu'elle approche
davantage de son terme. Mais le mouvement circulaire, précisément parce qu'il
a en dehors de lui son origine et sa fin, est d'une absolue régularité. Voilà
comment il peut servir de mesure à tous les autres mouvements. C'est sur lui
qu'ils se règlent, tandis que lui ne se règle que sur lui-même.
Voilà déjà bien des notions sur le premier moteur immobile ; car nous savons
qu'il est un et éternel, et que le mouvement : qu'il crée est le mouvement
circulaire, le seul de tous les mouvements qui puisse être un, éternel,
continu, régulier et uniforme. Aristote ajoute sur le moteur premier cieux
autres considérations non moins profondes et non moins vraies, par lesquelles
il achève sa Physique, ou plutôt la théorie du mouvement. Le premier moteur
est nécessairement indivisible, et il est sans grandeur quelconque. S'il avait
une grandeur quelle qu'elle fût, il serait fini ; et une grandeur finie ne peut
jamais produire un mouvement infini et éternel, pas plus qu'elle ne peut avoir
une puissance infinie. Immobile et immuable, il a éternellement la force de
produire le mouvement sans fatigue et sans peine ; et son action ne s'épuise
jamais, toujours uniforme, égale et identique, d'abord en lui-même, et ensuite
dans le mobile, sur lequel elle s'exerce.
Enfin, où placer dans l'univers le premier moteur? En quel lieu réside-t-il,
si toutefois on peut sur l'infini et l'éternel élever une telle question ?
Est-ce au centre ? Ou n'est-ce pas plutôt, la circonférence, puisque c'est à
la circonférence que les mouvements sont les plus rapides, et que ce sont les
parties les plus rapprochées du moteur qui sont mues avec le plus de rapidité
? Tel est le système du monde, mu durant l'éternité par le premier moteur,
qui n'a lui-même, dans son unité, dans son infinitude et dans son immobilité,
ni parties ni aucune espèce de grandeur possible.
Voilà les derniers mots et les dernières idées de la Physique
d'Aristote, terminant cette vaste étude par une théorie de l'action de Dieu
sur le monde. Certainement on ne peut pas approuver cette théodicée dans tous
ses détails, et je ne me chargerais pas volontiers de la défendre sur tous les
points. Mais quel est le philosophe qui dans ces matières peut se flatter de
n'avoir point commis d'erreur et de n'avoir fait aucun faux pas ? Tout en
avouant qu'Aristote aurait pu rester plus près de la vérité, en restant plus
docile aux enseignements de Platon et de Socrate, j'aime mieux considérer les
mérites de sa théorie que ses lacunes par trop évidentes ; et en présence de
ce grand monument, qui fait tant d'honneur à l'intelligence humaine, je
préfère de beaucoup l'admiration à la critique. Je passe donc condamnation
très aisément sur les défauts d'Aristote ; et tout ce que je demande pour
lui, c'est qu'on veuille bien étudier son oeuvre dans l'esprit où elle a été
conçue, et qu'on rende justice t un système aussi étendu et aussi
pénétrant. Il y a tout à l'heure vingt-deux siècles qu'Aristote instituait
cette grande investigation, et l'on va voir, par le peu que j'ai à dire sur
l'histoire de ces théories, quelle en est la valeur comparative et quelle
influence elles ont exercée.
Mais je croirais n'avoir point fait assez connaître ici la Physique
d'Aristote si, avant de la quitter, je ne parlais du style dans lequel elle est
écrite. Sans doute le style importe peu dans des pensées de cet ordre, et la
forme sous laquelle on les présente suffit toujours du moment qu'elle les fait
suffisamment comprendre. Mais il est dans la Physique quelques morceaux
tellement remarquables, et le ton général en est si ferme et si original dans
sa simplicité scientifique, qu'il est bon de le recommander à l'attention et
à l'estime de notre temps. L'exemple en est trop rare pour qu'il soit inutile
de le signaler. Je reproduis de préférence trois passages qui ont chacun un
caractère différent, et qui, détachés du reste, ne feront pas moins d'effet,
je suppose, dans leur isolement.
La première citation que je rappellerai se rapporte à l'action de la nature,
qui, dans tout ce qu'elle fait, a toujours en vue une certaine fin, et qui ne
procède jamais au hasard non plus que par nécessité, idées que j'ai déjà
louées plus haut, Aristote sait bien qu'à cette théorie, toute juste qu'elle
est, il y a des objections, et il va au-devant de ces objections pour les
réfuter.
Livre II, chapitre VIII §§ 2 et suivants :
«
Mais ici on élève un doute, et l'on dit : Qui empêche que la nature agisse
sans avoir de but et sans chercher le mieux des choses ? Jupiter, par exemple,
ne fait pas pleuvoir pour développer et nourrir le grain. Mais il pleut par une
loi nécessaire ; car en s'élevant, la vapeur doit se refroidir ; et la vapeur
froide, devenant de l'eau, doit nécessairement retomber. Que si ce phénomène
ayant lieu, le grain en profite pour germer et croître, c'est un simple
accident. Et de même encore, si le grain qu'on a mis dans la grange vient à
s'y perdre par suite de la pluie, il ne pleut pas apparemment pour que le grain
pourrisse ; et c'est un simple accident s'il se perd. Qui empêche également de
dire que, dans la nature, les organes corporels eux-mêmes sont soumis à la
même loi, et que les dents, par exemple, poussent nécessairement, celles de
devant incisives et capables de déchirer les aliments, et les molaires, larges
et propres à broyer, bien que ce ne soit pas en vue de cette fonction qu'elles
aient été faites et que ce soit une simple coïncidence ? Qui empêche de
faire la même remarque pour tous les organes où il semble qu'il y ait une fin
et une destination spéciales ? Ainsi donc, toutes les fois que les choses se
produisent accidentellement telles qu'elles se seraient produites en ayant un
but, elles subsistent et se conservent, parce qu'elles ont pris spontanément la
condition convenable ; mais celles qui ne l'ont pas prise périssent ou ont
péri, comme Empédocle le dit de ses créatures bovines à proue humaine. Telle
est l'objection qu'on élève et à laquelle reviennent toutes les autres.
Mais il est bien impossible, continue Aristote, que les choses se passent comme
on le prétend. Ces organes des animaux dont on vient de parler et toutes les
choses que la nature présente à nos regards, sont telles qu'elles sont ou dans
tous les cas ou dans la majorité des cas. Mais il n'en est pas du tout ainsi
pour rien de ce que produit le hasard. On ne trouve point en effet que ce soit
un hasard ni une chose accidentelle qu'il pleuve fréquemment en hiver ; mais
c'est un hasard au contraire s'il pleut beaucoup, quand le soleil est dans la
constellation du Chien. Ce n'est pas davantage un hasard qu'il y ait de grandes
chaleurs dans la Canicule ; mais c'en est un qu'il y en ait en hiver. Si donc il
faut, de deux choses l'une, que ces phénomènes aient lieu soit par accident
soit en vue d'une fin, et, s'il n'est pas possible de dire que ces phénomènes
soient accidentels et fortuits, il est clair qu'ils ont lieu en vue d'une fin
précise. Or, tous les faits de cet ordre sont dans la nature apparemment, comme
en conviendraient ceux-là mêmes qui soutiennent ce système. Donc, il y a un
pourquoi et une fin à toutes les choses qui existent ou se produisent dans la
nature. J'ajoute que partout où il y a une fin, c'est pour cette fin qu'est
fait tout ce qui la précède et tout ce qui la suit. Donc, telle est une chose
quand elle est faite, telle est sa nature ; et telle est cette chose par sa
nature, telle est quand elle est faite, toutes les fois que rien ne s'y oppose.
Or, elle est faite en vue d'une certaine fin ; donc elle a cette fin par sa
nature propre. En supposant qu'une maison fût une chose que fit la nature, la
maison serait précisément, par le fait de la nature, ce qu’elle est
aujourd'hui par le fait de l'art ; et si les choses naturelles pouvaient venir
de l'art aussi bien qu’elles viennent de la nature, l'art les ferait
exactement ce que la nature les fait... Ceci est surtout manifeste dans les
animaux autres que l'homme qui ne font ce qu'ils font, ni suivant les règles de
l'art, ni après étude, ni par réflexion ; et de là vient qu'on s'est parfois
demandé si les fourmis, les araignées et tous les êtres de ce genre
n'exécutent pas leurs travaux à l'aide de l'intelligence ou d'une autre
faculté non moins haute. En faisant quelques pas de plus sur cette route, on
peut voir que, dans les plantes elles-mêmes se produisent aussi les conditions
qui concourent à leur fin, et que, par exemple, les feuilles sont faites pour
garantir le fruit. Si donc c'est par une loi de la nature, si c'est en vue d'une
fin précise que l'hirondelle fait le nid où seront ses petits, et l'araignée
sa toile, que les plantes portent leurs feuilles protectrices du fruit, et
qu'elles poussent leurs racines en haut et non en bas pour se nourrir, il est de
toute évidence qu'il y a une cause du même ordre pour toutes les choses qui
existent ou qui se produisent dans la nature entière. Mais si, dans le domaine
de l'art les choses qui réussissent sont faites en vue d'une certaine fin, et
si, dans les choses qui échouent, l'art a seulement fait effort pour atteindre
le but qu'il se proposait sans y parvenir, il en est de même dans les choses
naturelles, et les monstruosités ne sont que des déviations de ce but
vainement cherché. »
Tel
est le premier morceau que je tenais à citer, et qui ne se recommande pas moins
au bon goût qu'à la science. Quel naturel et quelle simplicité dans la
grandeur ! Quelle sobriété de développements ! Quelle vigueur et quelle
justesse d'arguments ! À qui comparer cette sévère et puissante éloquence ?
Plus tard on a fait des phrases sur la nature ; mais ici tout est profondément
senti et pensé. Et ajoutez qu'au temps d'Aristote tout ceci n'était pas moins
neuf que vrai. Aujourd'hui c'est un lieu commun ; mais quatre siècles avant
notre ère !
Le second morceau est d'un genre différent ; mais il n'est pas moins beau,
quoiqu'il soit tout psychologique et métaphysique. Il est relatif à la
théorie du temps.
Livre IV, ch. XIV §§ 2 et suivants :
« Voici, dit Aristote, quelques raisons qu'on pourrait alléguer pour prouver que le temps n'existe pas du tout, ou du moins que, s'il existe, c'est d'une façon à peine sensible et très obscure. Ainsi, l'une des deux parties du temps a été et n'est plus ; l'autre doit être et n'est pas encore. C'est pourtant de ces éléments que se composent et le temps infini et le temps que nous comptons dans une succession perpétuelle. Or, ce qui est composé d'éléments qui n'existent pas, semble ne pouvoir jamais être regardé comme possédant une existence véritable. Ajoutez que, pour tout objet divisible, il faut de toute nécessité, puisqu'il est divisible, que, quand cet objet existe, quelques-unes de ses parties ou même toutes ses parties existent aussi. Or, pour le temps, bien qu'il soit divisible, certaines parties ont été, d'autres seront, mais aucune n'est réellement. Le présent, l'instant n'est pas une partie du temps ; car la partie d'une chose sert à mesurer cette chose ; et d'un autre côté, le tout doit se composer de la réunion des parties ; or, il ne paraît pas que le temps se compose d'instants et de présents successifs. De plus, cet instant, ce présent même, qui sépare et limite, à ce qu'il semble, le passé et le futur, est-il un ? Reste-t-il toujours identique et immuable ? Ou bien est-il différent, et sans cesse différent ? Toutes questions qu'il n'est pas facile de résoudre. En effet, si l'instant est toujours autre et perpétuellement autre et si l'instant qui n'est plus à présent mais qui a précédemment été, doit nécessairement avoir péri à un moment donné, alors les instants successifs ne pourront jamais exister simultanément les uns avec les autres, puisque l'antérieur aura toujours nécessairement péri. Or, il n'est pas possible que l'instant ait péri en lui-même, puisqu'il n'existait pas alors ; et il n'est pas possible davantage que l'instant antérieur ait péri dans un autre instant. Par conséquent, il faut admettre qu'il est impossible que les instants tiennent les uns aux autres, comme il est impossible que, dans la ligne, le point tienne au point. »
Ces
doutes sur la réalité du temps n'arrêtent point Aristote ; et, après avoir
montré que quelques philosophes ont eu tort de confondre le temps avec le
mouvement et avec la révolution de la sphère céleste, il poursuit :
Même livre, chapitre XVI, §§ I et suivants :
« Nous convenons cependant que le temps ne peut se comprendre sans le changement ; car, nous-mêmes, lorsque nous n'éprouvons aucun changement dans notre pensée, ou que le changement qui s'y passe nous échappe, nous croyons qu'il n'y a pas eu de temps d'écoulé, pas plus qu'il n'y en a pour ces hommes de la fable qui, dit-on, dorment à Surdos auprès des héros, et qui n'ont à leur réveil aucun sentiment du temps, parce qu'ils réunissent l'instant qui a précédé à l'instant qui suit, et n'en font qu'un par la suppression de tous les instants intermédiaires qu'ils n'ont pas perçus. Ainsi donc, de même qu'il n'y aurait pas de temps si l'instant n'était point autre, et qu'il fût un seul et même instant, de même aussi quand on ne s'aperçoit pas qu'il est autre, il semble que tout l'intervalle n'est plus du temps. Mais si nous supprimons ainsi le temps, lorsque nous ne discernons aucun changement, et que notre âme semble demeurer dans un instant un et indivisible ; et si, au contraire, lorsque nous sentons et discernons le changement, nous affirmons qu'il y a du temps d'écoulé, il est évident que le temps n'existe pour nous qu'a la condition du mouvement et du changement. Ainsi, il est incontestable également et que le temps n'est pas le mouvement, et que sans le mouvement le temps n'est pas possible. »
Aristote en conclut que le temps est le nombre du mouvement, et il ajoute (même livre, ch. XVIII, §§ 5 et suiv.) :
« De même que, par un retour constamment pareil, le mouvement peut être un et identique, de même aussi le temps peut être identique et un périodiquement : par exemple, une année, un printemps, un automne. Et non seulement nous mesurons le mouvement par le temps ; mais nous pouvons réciproquement mesurer le temps par le mouvement, parce qu'ils se limitent et se déterminent mutuellement l'un par l'autre. Le temps détermine le mouvement, puisqu'il en est le nombre ; et de même le mouvement détermine aussi le temps. Quand nous disons qu'il y a beaucoup de temps d'écoulé, nous le mesurons par le mouvement, de même qu'on mesure le nombre par la chose qui est l'objet de ce nombre. Ainsi, par exemple, c'est par un seul cheval qu'on mesure le nombre des chevaux, Nous connaissons donc la quantité totale des chevaux par le nombre ; et, réciproquement, c'est en considérant un seul cheval que le nombre même des chevaux se trouve connu. Le rapport est tout à fait pareil entre le temps et le mouvement, puisque nous calculons de même le mouvement par le temps, et le temps par le mouvement. C’est d'ailleurs avec toute raison ; car le mouvement implique la grandeur, et le temps implique le mouvement, parce que ce sont là également et des quantités, et des continus et des divisibles. C'est parce que la grandeur a telles propriétés, que le temps a tels attributs ; et le temps ne se manifeste que grâce au mouvement. Aussi nous mesurons indifféremment la grandeur par le mouvement, et le mouvement par la grandeur ; car nous disons que la route est longue si le voyage a été long ; et réciproquement, que le voyage est long si la route a été longue. De même, nous disons qu'il y a beaucoup de temps s'il y a beaucoup de mouvement ; et réciproquement, beaucoup de mouvement, s'il y a beaucoup de temps. »
Je
doute qu'aujourd'hui nous ayons rien de mieux à dire sur le temps, et que nos
analyses psychologiques dépassent celle-ci en finesse et en exactitude.
Enfin, le dernier morceau que je veux donner comme exemple est exclusivement
scientifique, et il montrera que la manière d'Aristote, quand il traite un
sujet de ce genre, se rapproche beaucoup de celle qu'adopte la science même de
nos jours. Aristote veut prouver que le vide n'existe pas, et parmi d'autres
arguments, il emploie celui-ci, que dans le vide il n'y aurait plus aucune
proportion possible entre les distances parcourues par les corps, selon qu'ils
seraient plus légers ou plus pesants.
Livre IV, ch. II, §§ 2 et suivants :
« Évidemment, dit-il, il y a deux causes possibles à ce qu'un même poids, un même corps, reçoive un mouvement plus rapide ou c'est parce que le milieu qu'il traverse est différent, selon que ce corps se meut dans« l'eau, dans la terre ou dans l'air ; ou c'est parce que le corps en mouvement est différent lui-même, selon que, toutes choses restant d'ailleurs égales, il a plus de pesanteur ou de légèreté. Le milieu que le corps traverse est une cause d'empêchement, la plus forte possible quand ce milieu a un mouvement en sens contraire ; et ensuite, quand ce milieu est immobile. Cette résistance est d'autant plus puissante que le milieu est moins facile à diviser, et il résiste d'autant plus qu'il est plus dense. Soit le corps A, par exemple, traversant le milieu B dans le temps C, et traversant le milieu D, qui est plus ténu, dans un temps E. Si la longueur de B est égale à la longueur de D, le mouvement sera en proportion de la résistance du milieu. Supposons donc que B soit de l'eau, par exemple, et que D soit de l'air. Autant l'air sera plus léger comparativement et plus incorporel que l'eau, autant A traversera D plus vite que B. Évidemment la première vitesse sera à la seconde vitesse dans le même rapport que l'air est à l'eau ; et si l'on suppose, par exemple, que l'air est deux fois plus léger, le corps traversera B en deux fois plus de temps que D ; et le temps C sera double du temps E. Donc toujours le mouvement du corps sera d'autant plus rapide que le milieu qu'il aura à traverser sera plus incorporel, moins résistant et plus facile à diviser. »
Voilà
le style d'Aristote, aux divers points de vue où on peut le considérer. Je ne
dis pas qu'il soit toujours aussi clair et aussi limpide dans tout le cours de
la Physique ; mais les morceaux que je viens d'en extraire ne sont pas
les seuls, et l'on n'aurait pas de peine à leur trouver bon nombre de pendants.
J'en arrive maintenant à l'histoire de ces grandes doctrines. Pour tous les
siècles qui ont suivi Aristote jusqu'à Descartes, je me bornerai à quelques
détails très brefs ; mais je m'arrêterai davantage sur Descartes et sur
Newton, sans oublier Laplace, afin de montrer par la comparaison de nos
théories contemporaines tout ce que valent celles d'Aristote, et combien peu on
y a changé, tout en y ajoutant beaucoup.
Ce que j'ai dit plus haut sur Platon doit faire voir où en était la science
quand Aristote composa son ouvrage. Mais il est probable qu'avant Platon
lui-même, l'école Pythagoricienne avait étudié profondément quelques-unes
de ces questions. Simplicius, dans son commentaire sur la Physique, cite
un magnifique passage d'Archytas sur la notion du temps et de l'instant, où
l'on retrouve quelques-unes des idées d'Aristote lui-même (19).
Il serait hasardeux de répondre de l'authenticité de ce fragment d'Archytas,
extrait de son livre sur l'Univers ; et Simplicius, placé à prés de mille ans
de date, n'est ni un témoin irrécusable ni un infaillible juge. Il est très
possible que ce morceau soit apocryphe, comme tant d'autres fabriqués à
Alexandrie et ailleurs ; mais les discussions mêmes de la Physique démontrent
assez qu'antérieurement au disciple de Platon d'autres philosophes s'étaient
occupés des mêmes matières, qu'il a traitées après eux. Il est vrai que ces
discussions prouvent aussi que les philosophes antérieurs avaient peu fait pour
cette branche de la science, et que sous ce rapport Aristote les dépasse comme
sous tant d'autres. On peut donc affirmer qu'il a constitué la physique, et
qu'il a immensément accru l'héritage qu'il recevait de ses prédécesseurs.
Quant aux temps postérieurs, je ne crains pas d'avancer qu'ils ont été
uniquement les échos de la doctrine péripatéticienne, et qu'ils n'ont fait
que la répéter et la reproduire jusqu'à la fin du XVIe siècle.
D'abord dans l'école même d'Aristote, ses élèves les plus distingués,
Théophraste et Eudème se sont astreints à suivre les pas du maître, et ils
ont traité comme lui de la nature et du mouvement, en se conformant aux leçons
qu'ils avaient entendues et qu'ils se gardaient bien de modifier, tout en s'en
écartant quelquefois, non sans indépendance, sur des points secondaires. Nous
n'avons plus malheureusement les ouvrages de Théophraste ni celui d'Eudème (20).
Mais Simplicius, qui les possédait encore au VIe siècle de notre
ère, en a fait des extraits nombreux, et les citations qu'il nous en a
transmises, indiquent très clairement que les disciples s'étaient contentés
de paraphraser et d'expliquer l'enseignement qu'ils avaient reçu. Tout en
paraissant composer des ouvrages originaux, ils n'avaient fait que des
imitations et des copies, qui rendaient le précieux service de propager la
doctrine et de l'éclaircir. C'est là, du reste, la tradition conservée dans
toute l'école aristotélique, et nous la retrouvons encore également vivante
et dans Alexandre d'Aphrodise, dont le commentaire n'est pas non plus parvenu
jusqu'à nous, et dans Simplicius, qui a été du moins épargné par le temps.
C'est un espace de plus de huit siècles.
On ne voit pas que, ni l'école stoïcienne ni l'école d'Épicure, après
Aristote, se soient beaucoup occupées de la théorie du mouvement, et ces
questions ne sont reprises avec quelque ardeur, si ce n'est avec beaucoup de
nouveauté, que dans l'école d'Alexandrie. Simplicius rappelle notamment et
avec grands détails les travaux de Proclus et de Damascius, et il les analyse
soigneusement en ce qui concerne l'espace et le temps. Sur quelques points de
peu d'importance, ces philosophes se séparaient du système aristotélique, et
ils essayaient de le combattre. Mais on peut douter que, s'ils ne l'avaient pas
connu préalablement, leurs méditations se fussent dirigées sur ce sujet et
qu'elles eussent été aussi sérieuses qu'elles le furent. Je ne nie pas que
ces travaux, qui d'ailleurs ne nous sont pas assez connus, ne méritassent,
ainsi que les spéculations de Plotin (21),
l'attention de l'histoire de la philosophie. Mais comme ces recherches n'ont
produit aucune grande doctrine à côté de celle d'Aristote, je crois pouvoir
les passer sous silence ; le mysticisme n'était pas propre à faire avancer des
questions scientifiques. Je me borne donc à ce qui précède sur l'antiquité,
et j'arrive au moyen-âge sur lequel je ne m'arrêterai pas même aussi
longtemps.
Dans la philosophie arabe, et dans la Scholastique, la Physique
d'Aristote est enseignée et commentée avec zèle ; mais on ne fait aussi que
l'expliquer et la paraphraser ; on l'accepte sans la discuter ; on la contredit
bien moins encore. Averroès, Albert-le-Grand et saint Thomas d'Aquin, pour ne
citer qu'eux, ont reproduit sous diverses formes la théorie du mouvement, telle
qu'elle est dans la Physique. Averroès en a fait trois commentaires
successifs pour en mieux résoudre toutes les difficultés. Albert-le-Grand l'a
prise pour sujet de ses leçons sans en omettre une seule idée, et il a
cherché à y porter la lumière par des développements pleins de science et de
gravité. Quant à saint Thomas, plus concis et non moins sagace que son
maître, il a suivi pas à pas le texte de la Physique dans la traduction
de Guillaume de Morbéka, et il n'a pas laissé un seul passage sans une
élucidation brève mais décisive. À côté de ces trois noms, je pourrais en
placer une foule d'autres. Ce sont toujours les mêmes labeurs, c'est toujours
la même docilité, jusqu'au jour où, vers la fin du XVIe siècle,
l'esprit nouveau s'insurgera avec fureur contre Aristote, et se bornera à
l'insulter parce qu'il ne peut plus le comprendre (22).
Pour moi, loin de blâmer ces commentateurs soumis et fidèles, je les loue
d'avoir conservé au travers des âges le goût de ces nobles études, et d'en
avoir entretenu si bien le culte. On n'a pas toujours à dire des choses
originales et neuves sur ces grands sujets, de la nature, de l'espace, du temps,
de l'infini, du mouvement et de l'éternité. C'est encore beaucoup de les
méditer sur les traces d'autrui, quand on ne se sent pas la force de se passer
de guide ; et ce n'est pas la moindre part de la gloire d'Aristote d'avoir si
longtemps et si fermement soutenu l'esprit humain dans ses défaillances.
Nous voici à Descartes, et c'est à lui que je m'arrête dans la première
moitié du XVIIe siècle, sans contester d'ailleurs la valeur des
travaux que j'omets, tels que ceux de Képler et de Galilée. J'analyserai les
Principes de la philosophie, et particulièrement la seconde partie qui
traite des principes des choses matérielles. Mais auparavant, je dois dire
quelques mots de la première partie, où le grand réformateur pose les
principes de la connaissance humaine. On se rappelle qu'Aristote aussi, dès le
préambule de la Physique, a indiqué la méthode qu'il comptait
appliquer à l'étude de la nature. Je ne compare point certainement cette
exposition si brève et si peu complète à ces admirables préceptes qui sont
la base inébranlable de toute la philosophie moderne et de toute vraie
philosophie ; mais je ne puis m'empêcher de remarquer que le début d'Aristote
et celui de Descartes sont au fond absolument pareils, et qu'avant d'étudier le
monde du dehors, l'un et l'autre ont bien vu qu'il fallait s'appuyer sur des
principes supérieurs de logique et de psychologie. C'est un premier trait de
ressemblance ; ce ne sera pas le seul, et les autres seront bien plus frappants
et bien plus profonds.
Assuré de l'existence des corps par le témoignage irrécusable de la
conscience et par la véracité de Dieu, Descartes se demande ce que c'est qu'un
corps, comme Aristote s'était demandé aussi quels sont les principes de
l'être, et il répond que c'est l'extension seule qui constitue la nature du
corps. Le corps n'est qu'une substance étendue en longueur, largeur et
profondeur. C'est là, on le sait, une erreur manifeste, et quoique je n'en tire
pas du tout les conséquences qu'y a vues la malveillance des adversaires du
cartésianisme, je n'hésite pas à reconnaître que Descartes s'est trompé sur
la notion du corps. Je suis étonné qu'il ne s'en soit pas aperçu lui-même,
en voyant que cette définition le menait à confondre inévitablement l'espace
et les corps que l'espace renferme. En effet, Descartes trouve que l'espace,
qu'il appelle aussi le lieu intérieur, et le corps compris en cet espace, ne
diffèrent que par notre pensée. La même étendue en longueur, largeur et
profondeur, qui constitue l'espace constitue aussi le corps, et la seule
différence entre eux consiste en ce que nous attribuons au corps une étendue
particulière. Le corps est à l'espace où il est contenu comme l'espèce est
au genre. Cependant Descartes ne méconnaît pas qu'entre le corps et l'espace
ou le lieu, il y a cette distinction essentielle, déjà signalée par Aristote,
que le lieu demeure quand le corps change et disparaît. Mais il semble croire
que cette distinction est purement logique et qu'elle ne tient, comme il le dit,
qu'à notre façon de penser. C'est là frayer la voie à l'idéalisme ; et, sur
cette pente dangereuse, Descartes se rapproche de Kant, qui fera de l'espace,
ainsi que du temps, une des formes de la sensibilité.
J'avoue que je préfère de beaucoup les idées d'Aristote sur l'espace à
celles que Descartes avance avec quelque confusion et quelque obscurité. Sans
doute il est très difficile de définir l'idée de corps, et la monadologie
leibnizienne le prouve bien, quand elle réduit l'idée de corps ou de substance
à celle de force. Mais je trouve qu'Aristote en déterminant les principes de
l'être, c'est-à-dire la matière et la forme avec la privation, est encore
plus près de la réalité que Descartes et Leibniz, et que ce qu'il dit de la
nature de l'espace séparé des corps, est à peu près ce que la philosophie a
jamais dit de mieux sur ce sujet. Mais je ne cherche pas tant à découvrir les
erreurs de Descartes qu'à exposer son système pour le comparer à celui
d'Aristote.
Si la confusion du corps et de l'espace conduit Descartes à cette méprise,
elle le mène aussi à repousser la possibilité du vide, tout comme Aristote la
repoussait après Platon. Le vide, c'est-à-dire un espace où il n'y a plus de
substance, est impossible dans l'univers, attendu que, si le corps est une
substance par cela seul qu'il a longueur, largeur et profondeur, il faut en
conclure que l'espace qu'on suppose vide est nécessairement aussi une
substance, puisqu'il y a en lui de l'extension. Descartes fait en ce qui regarde
le vide une distinction verbale tout à fait analogue à celles que fait si
souvent le Péripatétisme. Il remarque que dans le langage ordinaire on dit
d'un lieu qu'il est vide, non pas pour dire qu'il n'y a rien du tout en ce lieu,
mais seulement pour dire qu'il n'y a rien de ce que nous présumons devoir y
être. Ainsi, parce qu'une cruche est faite pour tenir de l'eau, nous disons
qu'elle est vide, si elle ne contient que de l'air ; un vivier est vide, quand
il n'y a pas de poisson, bien qu'il soit plein d'eau ; un navire est vide, quand
il n'a que son lest sans marchandises. Mais cette équivoque de l'usage vulgaire
ne doit pas faire illusion au philosophe, et pour lui le vide est une chose
aussi incompréhensible que le néant.
De cette négation du vide, il sort pour Descartes plusieurs conséquences très
graves, qu'il ne fait qu'affirmer plutôt qu'il ne les prouve, mais que je dois
recueillir ici. D'abord il rejette, comme Aristote le faisait contre Démocrite,
l'existence des atomes, et il se prononce tout aussi fortement que lui pour la
divisibilité indéfinie de la matière. Il conclut en outre que le monde ou la
matière étendue qui compose l'univers, n'a pas de bornes, et que dans tous les
espaces, au-delà desquels nous pouvons sans cesse en concevoir d'autres, il y a
un corps indéfiniment étendu. Enfin, il admet par une déduction plus ou moins
rigoureuse, que la terre et les cieux sont faits d'une seule et même matière,
« à cause que nous concevons manifestement que la matière, dont la nature
consiste en cela seul qu'elle est une chose étendue, occupe tous les espaces
imaginables. »
Néanmoins Descartes ne peut fermer les yeux à la réalité, et tout en
admettant l'identité de la matière universelle, il doit y constater des
propriétés fort différentes les unes des autres. Ces propriétés qui
constituent, à proprement dire, tous les phénomènes naturels, Descartes les
explique par le mouvement des parties de la matière. Il ne recherche pas ici
d'où vient le mouvement dans le monde ; mais un peu plus tard il résout le
problème à la manière de Platon, en faisant de Dieu le créateur du mouvement
de l'univers. À cette occasion, il loue les philosophes d'avoir dit que la
nature est le principe du mouvement et du repos. Quels sont ces philosophes ?
Descartes ne les nomme pas ; mais nous les connaissons, nous qui venons
d'analyser la Physique d'Aristote. Quoi qu'il en soit, voilà comment
Descartes introduit le mouvement dans ses théories, sans en étudier davantage
pour le moment la nature et l'origine. Pour quiconque voudra y regarder
impartialement, le philosophe grec paraîtra encore, sous ce rapport, supérieur
au père de la philosophie moderne.
Pour Descartes, il n'y a qu'un seul mouvement, à savoir celui qui se fait d'un
lieu à un autre. Descartes connaissait-il la distinction faite par Platon et
par Aristote des mouvements d'altération et d'accroissement, de qualité et de
quantité ? C'est probable ; mais il ne les admettait pas, attendu qu'il ne
concevait que le mouvement local, et « qu'il ne pensait, pas qu'il en fallût
supposer d'autres en la nature. » Acceptant donc la définition ordinaire,
Descartes dit d'abord que le mouvement n'est autre chose que l'action par
laquelle un corps passe d'un lieu en un autre, et il remarque qu'on peut dire en
même temps d'une même chose qu'elle se meut et ne se meut pas, selon qu'elle
change de lieu à l'égard de certaines choses, et qu'elle n'en change point à
l'égard de certaines autres. Ainsi celui qui est assis à la poupe d'un
vaisseau que le vent fait marcher, croit se mouvoir quand il ne prend garde
qu'au rivage duquel il est parti ; et il croit ne pas se mouvoir quand il ne
prend garde qu'au vaisseau sur lequel il est. Aristote avait constaté le même
phénomène ; et peut-être avait-il mieux éclairci les choses en distinguant,
comme nous l'avons vu, le lieu primitif et le lieu accidentel, l'un où l'objet
est immédiatement, l'autre où il n'est qu'indirectement et par
l'intermédiaire d'un autre objet.
Mais la définition vulgaire du mouvement ne satisfait pas Descartes, et voici
celle qu'il y substitue : « Le mouvement est le transport d'une partie de la
matière ou d'un corps du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement et
que nous considérons comme en repos, dans le voisinage de quelques autres. »
Cette seconde définition plaît bien davantage à Descartes, et il la trouve
selon la vérité. Ici encore, je ne puis être tout à fait de son avis ; et
c'est faire un cercle vicieux que d'expliquer le mouvement par le repos ; car le
repos ne peut s'expliquer aussi que par le mouvement. Il ne faut jamais définir
un contraire par son contraire ; car ainsi qu'Aristote l'a si souvent répété,
la science des contraires est une et simultanée, c'est-à-dire que quand on
connaît l'un des contraires on connaît aussi l'autre ; et que réciproquement,
quand on ignore l'un des contraires on ignore également l'autre contraire. Par
conséquent, définir le mouvement, qu'on ignore, puisqu'on cherche à le
connaître, par le repos, cela n'avance guère plus que de définir le repos par
le mouvement, à moins qu'on ne suppose l'idée de repos plus notoire que celle
de mouvement ; ce qui n'est pas. Je préfère donc encore la définition
aristotélique à la définition cartésienne ; et au risque de provoquer
quelques sourires parmi les savants de notre temps, je m'en tiens à l'Acte du
possible, avec les explications que j'en ai données plus haut.
D'ailleurs Descartes, en ceci, n'est pas éloigné d'Aristote autant qu'on le
suppose, et il remarque qu'en faisant du mouvement le transport d'une partie de
la matière, et non pas la force ou l'action qui transporte, il montre bien que
le mouvement est toujours dans le mobile, et non pas en celui qui meut. Il
ajoute encore que le mouvement est une propriété du mobile, et non pas une
substance, de même que la figure est la propriété de la chose qui est
figurée ; et le repos, de la chose qui est en repos. Mais un point où
Descartes se trompe, c'est qu'il pense être le premier à établir nettement
ces relations du mobile et du moteur. Il se plaint qu'on n'ait pas coutume de
distinguer ces deux choses assez soigneusement, Mais nous avons vu au contraire
qu'Aristote avait su profondément séparer ces rapports du moteur au mobile, et
c'est lui qui nous a appris que le mouvement en se réalisant est
nécessairement dans le mobile, et qu'il ne faut pas confondre l'Acte du
possible avec la force qui réside dans le moteur.
De l'idée de mouvement, Descartes passe naturellement à celle de repos, et il
s'efforce de démontrer qu'il n'y a pas plus d'action dans la première que dans
la seconde. Le repos et le mouvement ne sont que deux façons d'être diverses
dans les corps où ils se trouvent. Il ne faut pas plus d'action pour mettre un
corps en mouvement que pour l'arrêter quand il se meut. Du reste il est
possible qu'un même corps ait plusieurs mouvements, bien que chaque corps en
particulier n'ait qu'un seul mouvement qui lui soit propre, et que ce soit
d'ordinaire ce mouvement unique que l'on considère séparément. Par exemple,
le passager qui se promène dans le vaisseau porte une montre sur lui ; les
roues de la montre n'ont qu'un mouvement unique qui leur est propre, et il est
certain cependant qu'elles participent aussi à celui du passager qui se
promène, à celui du vaisseau, à celui de la mer, et même à celui de la
terre.
Après avoir examiné la nature du mouvement, Descartes veut en considérer la
cause, et comme Platon, c'est à Dieu qu'il la rapporte. Dieu par sa toute
puissance a créé la matière avec le mouvement et le repos de ses parties, et
il conserve maintenant dans l'univers par son concours perpétuel autant de
mouvement et de repos qu'il y en a mis en le créant. La matière a donc une
certaine quantité de mouvement qui n'augmente ni ne diminue jamais dans son
ensemble, mais qui peut varier sans cesse dans quelques-unes de ses parties.
C'est là une doctrine très contestable ; mais aux yeux de Descartes, elle est
une sorte de dogme philosophique, et c'est attenter à l'immutabilité de Dieu,
que de croire qu'il agisse d'une façon qui change jamais.
C'est en partant de ce principe que Descartes essaie de s'élever à la
connaissance de certaines règles qu'il appelle, d'un nouveau nom, les lois de
la nature, et qui sont, après Dieu, les causes secondes des divers mouvements
que nous remarquons en tous les corps. Ces lois sont très considérables selon
Descartes ; et il en énumère trois qui sont les principales, si ce n'est les
seules. La première loi, c'est que chaque chose demeure à l'état où elle
est, soit repos, soit mouvement, tant qu'aucune cause ne change cet état. Ainsi
nul mouvement ne s'arrête de soi-même, comme le croit trop facilement le
préjugé vulgaire ; et il y a toujours une cause qui y met un terme. Seulement
cette cause est souvent ignorée de nous, parce qu'elle est cachée à nos sens
; mais elle n'en est pas moins réelle ; et la raison que donne ici Descartes
est tout aristotélique : « Le repos, dit-il, est contraire au mouvement, et
rien ne se porte par l'instinct de sa nature à son contraire, ou à la
destruction de soi-même. » Puis, empruntant un exemple qu'Aristote avait aussi
allégué, il remarque que les projectiles ne s'arrêtent dans leur course que
par la résistance de l'air ou de tout autre milieu qu'ils traversent, et que,
sans cette résistance, leur course une fois commencée ne cesserait plus.
La seconde loi de la nature, c'est que le corps qui se meut tend à continuer
son mouvement en ligne droite et non en ligne circulaire. Descartes attache à
cette loi la plus grande importance, et il se propose d'en faire les plus
nombreuses applications.
Quant à la troisième loi, elle est moins évidente et plus compliquée que les
deux autres. Voici en quoi elle consiste. Si un corps qui se meut en rencontre
un autre qui a la force de lui résister, il change de direction sans rien
perdre de son mouvement ; et si au contraire le corps qu'il heurte est plus
faible que lui, il communique du mouvement à ce corps plus faible, et il perd
lui-même autant de mouvement qu'il en donne. Descartes s'applique à justifier
les deux parties de cette troisième loi, et à établir qu'un mouvement n'est
pas contraire à un autre mouvement. C'est un point de théorie qu'Aristote a
discuté aussi tout au long ; mais la doctrine de Descartes n'est pas tellement
exclusive sur l'opposition du mouvement et du repos, qu'il ne reconnaisse aussi
qu'un mouvement peut être contraire à un mouvement, selon que l'un est rapide
et que l'autre est lent, et aussi, comme l'avait déjà remarqué le philosophe
grec, selon que l'un des deux est dans un sens et que le second est en un sens
contraire. À cet égard encore, on peut trouver que les solutions d'Aristote
valent bien celles de Descartes.
A la suite de la troisième loi et comme corollaire, Descartes pose les règles,
au nombre de sept, relatives à la rencontre et au choc des corps qui se
meuvent. Ces corps sont supposés parfaitement durs, et isolés de tous les
autres, qui pourraient aider ou empêcher leurs mouvements. Cette hypothèse
générale étant admise, voici les règles. Si les deux corps sont égaux en
masses et en vitesse, allant en ligne droite l'un contre l'autre, ils
rejaillissent tous deux et retournent vers le côté d'où ils sont venus, sans
rien perdre de leur vitesse. Si l'un est plus grand que l'autre, c'est le plus
petit seul qui rejaillit, et les deux corps continuent leur course du même
côté. Si les deux corps étant égaux, l'un a plus de vitesse que l'autre,
c'est le moins vite qui rejaillit, et les deux vont ensuite du même côté ;
mais, en outre, le plus vite communique au plus lent la moitié de la
différence des deux vitesses. Voilà déjà trois règles pour le cas où les
deux corps sont en mouvement. Mais on peut supposer aussi que l'un des deux est
en repos, et alors il y a de nouvelles règles. Si le corps en repos est plus
grand que le corps qui se meut, c'est celui-ci qui rejaillit seul vers le côté
d'où il est venu. Si au contraire le corps en repos est plus petit que celui
qui vient le heurter, alors il est mis en mouvement, et les deux corps se
meuvent de la même vitesse. Si le corps qui est en repos est égal au corps qui
se meut, le corps qui est en mouvement transmet à l'autre la moitié de sa
vitesse et rejaillit avec l'autre moitié. Enfin, septième et dernière règle
: si les deux corps sont en mouvement, mais avec des vitesses inégales, celui
qui atteindra le plus fort lui transférera de son mouvement ou ne lui en
transférera pas, et même rejaillira, selon que le plus lent sera plus petit ou
plus grand que le plus rapide. Ces règles posées, Descartes remarque qu'il est
difficile de les vérifier dans la réalité à cause de l'hypothèse sur
laquelle on les appuie. En effet, on suppose que non seulement les corps qui se
rencontrent sont parfaitement durs, mais que de plus ils sont parfaitement
isolés. Or, ces deux conditions ne se réalisent jamais dans la nature ; car
elle ne nous présente jamais ni des corps absolument durs, ni des corps
tellement isolés de tous les autres qu'il n'y en ait aucun autour d'eux qui
puisse aider ou empêcher leur mouvement. Ces règles sont donc purement
rationnelles, et, pour juger de leur application et de leur exactitude, il faut
toujours considérer les corps environnants, et voir comment ils peuvent
augmenter ou diminuer l'action des deux corps qui se rencontrent.
Ceci conduit Descartes à rechercher ce que c'est que la dureté et la fluidité
des corps, attendu que c'est uniquement par ces qualités différentes que les
corps produisent des effets différents dans leurs rencontres, dans leurs chocs
et leurs résistances. Il définit donc ce qu'il entend par un corps dur, et par
un corps fluide. Un corps est dur quand toutes ses parties s'entre-touchent,
sans être en action pour s'éloigner l'une de l'autre ; et la seule cause qui
joigne ainsi les parties, c'est leur propre repos à l'égard l'une de l'autre.
Au contraire, un corps est fluide quand ses parties ont des mouvements qui
tendent également de tous les côtés, et que la moindre force suffit pour
mouvoir les corps durs qui y sont plongés et que ces parties environnent. De
ces deux définitions, Descartes tire des conséquences importantes sur le
mouvement propre des fluides, et sur le mouvement des corps durs dans les
fluides.
Descartes ne croit pas devoir pousser plus loin ses théories sur le mouvement,
quoiqu'il reconnaisse que les figures des corps et leurs diversités infinies
causent dans les mouvements des diversités innombrables. Mais il s'assure que
les règles données par lui suffisent pour qu'avec une intelligence même
médiocre des mathématiques, on puisse expliquer tous les cas possibles du
mouvement. Il termine donc ici la seconde partie des Principes, parce
qu'il est persuadé qu'au moyen de ces règles on peut rendre raison de tous les
phénomènes de la nature, et qu'elles sont les seules qu'on doit recevoir en
physique, sans en souhaiter ni en rechercher d'autres. Aussi consacre-t-il la
troisième partie des Principes de la Philosophie à traiter du monde
visible, le soleil, les étoiles, les planètes avec la lumière et les
tourbillons ; et la quatrième partie, à traiter de la terre avec tous les
phénomènes qu'elle offre à notre observation, soit en elle-même, soit à sa
surface, soit dans l'atmosphère qui l'environne, soit dans les principaux corps
dont elle est composée. Je ne suivrai point Descartes dans ces deux autres
parties, ni dans celles qu'il comptait y ajouter sur les animaux et les plantes,
et sur l'homme (23). Ceci m'écarterait trop de mon
sujet. Mais il faut bien remarquer que, si Aristote n'a pas compris dans sa
physique, comme l'a fait Descartes, toutes ces théories sur le système du
monde, elles se retrouvent en grande partie dans les ouvrages qui en sont la
suite et le complément : le Traité du ciel, le Traité de la génération
et de la corruption, la Météorologie, l'Histoire des animaux, etc., etc.
Il y a donc beaucoup plus de ressemblance qu'on ne croit, en général, entre
Aristote et. Descartes. Leur entreprise, ici dans la Physique et là dans
les Principes, me semble assez pareille ; et ce qu'il y a de plus
singulier, c'est que Descartes lui-même, tout indépendant et novateur qu'il
est, croit devoir abriter ses idées et sa méthode sous l'autorité d'Aristote,
dont il renversait le système beaucoup moins qu'il ne l'imaginait. Il dit
expressément qu'il ne s'est servi d'aucun principe qui n'ait été reçu et
approuvé par Aristote (24) ; et que sa
philosophie, loin d'être nouvelle, est la plus ancienne et la plus vulgaire qui
puisse être. Il se vante de n'avoir considéré que la figure, le mouvement et
la grandeur de chaque corps, précisément comme l'a fait Aristote ; et pour
prouver que sa méthode, qui consiste à dépasser les faits sensibles pour les
mieux comprendre par la raison, est une méthode très acceptable, il va
jusqu'à citer un passage de la Météorologie (25).
Il est vrai qu'à l'autorité d'Aristote, il ajoute celle de l'Église, et qu'il
soumet à l'Église, ainsi qu'au jugement des sages, tout ce qu'il a pu dire
concernant la fabrique du ciel et de la terre.
Je ne veux pas exagérer les rapports de Descartes et d'Aristote ; mais ces
rapports me semblent aussi nombreux qu'évidents, et je crois que les deux
analyses qui précèdent de la Physique et des Principes de la
philosophie auront suffi pour montrer que je ne m'abuse pas. Descartes
croyait probablement détruire Aristote ; il n'a fait que le confirmer ; il est
allé sans doute plus loin que lui sur bien des points ; mais il faut avouer
aussi que sur beaucoup d'autres, il ne l'a pas dépassé, et que même sur
quelques-uns il est resté en deçà de son prédécesseur. Un dernier
rapprochement entre les deux philosophes, que j'ai déjà indiqué un peu plus
haut, c'est que Descartes a combattu le système de Démocrite aussi
énergiquement qu'Aristote pouvait le faire deux mille ans auparavant, et qu'il
a terminé ses Principes en se défendant de renouveler en rien la
doctrine atomistique. Selon lui, comme selon Aristote, les atomes sont
impossibles, parce que toute grandeur et tout corps est infiniment, divisible ;
parce qu'on imagine du vide ente 'eux et que le vide ne peut pas exister ; parce
que la rencontre fortuite des atomes ne peut pas expliquer la formation des
choses, etc. Ainsi, Descartes s'accorde avec Aristote clans une foule de choses
qu'il nie ou qu'il affirme, sans savoir, selon toute apparence, qu'elles eussent
été dites avant lui, ni se douter par qui elles avaient été dites. La gloire
du réformateur n'y perd rien, et la vérité n'en reçoit qu'une confirmation
nouvelle, soit qu'il la découvre à son tour, soit qu'il la répète sans se
rappeler à qui il l'emprunte.
De Descartes à Newton, la transition est toute simple, et les deux génies,
sans être tout à fait de môme ordre, ont cependant une puissance presque
égale. Dans Descartes, c'est toujours le métaphysicien qui l'emporte, tandis
que Newton fait une part beaucoup plus grande aux mathématiques. Le dessein,
d'un et d'autre côté, n'est pas sans analogie ; c'est également le système
du monde que Newton prétend expliquer ; mais il s'en tient plus étroitement au
problème de mécanique que la marche de l'univers propose à notre admiration
et à notre science. Descartes se flattait bien aussi de n'avoir appliqué dans
tout son système que des règles rationnelles et les principes de la
géométrie et des mécaniques ; et il croyait avoir docilement suivi la
méthode de la mathématique, comme il dit. Mais le génie audacieux du novateur
voulait embrasser dans ses vastes spéculations le cercle entier des choses sans
en omettre une seule. Newton au contraire, plus circonspect, quoique non moins
fort, se borne à l'explication du mouvement dans l'univers et spécialement du
mouvement des sphères célestes.
Avant d'analyser les Principes mathématiques de la philosophie naturelle
de Newton, comme je viens d'analyser ceux de Descartes, je dois faire une
critique qui ne s'applique pas plus à Newton qu'à tout son siècle, et qu'il
ne mérite ni plus ni moins que tous ses contemporains (26).
Dans la préface de Cotes, à la seconde édition donnée par l'auteur lui-même
en 1713, on trouve un aperçu historique des progrès de la science, et Cotes
affirme qu'Aristote a donné à chaque espèce de corps « des qualités
occultes, et qu'il a essayé d'expliquer par là les phénomènes. » Puis
s'élevant contre les philosophes qui ont antérieurement traité de la nature,
Cotes ajoute dans une phrase baconienne, « qu'ils ont a laissé les choses pour
ne s'occuper que des mots, inventeurs d'un jargon philosophique et non les a
auteurs d'une véritable philosophie. » On a pu voir par l'examen que j'ai fait
de la Physique d'Aristote jusqu'à quel point ces accusations sont justes
et raisonnables ; on a pu voir si Aristote imagine dans les choses des qualités
occultes et s'il se borne à de vaines abstractions comme on le lui reproche. Il
est vrai qu'on pourrait bien laisser ces accusations orgueilleuses et iniques
pour ce qu'elles valent, et ne pas les tirer de l'obscurité qu'elles méritent.
Mais ces opinions n'étaient pas uniquement celles de Cotes, et de Newton, qui
les souffrait en tête de son oeuvre ; elles ont été celles du XVIIIe
siècle presque tout entier (27). En outre elles
venaient d'assez haut, et Cotes les trouvait toutes faites dans Bacon, dont
l'école remplaçait celle d'Aristote, avec bien moins de raison encore ; il les
trouvait dans Ramus, et dans les adversaires plus courageux qu'équitables du
péripatétisme au temps de la Renaissance. Je les aurais certainement passées
sous silence, si ces préjugés n'avaient encore de notre temps d'assez nombreux
partisans, malgré la haute impartialité historique dont, nous nous piquons,
non sans quelque droit, j'en conviens, puisqu'elle a déjà réhabilité bien
des gloires méconnues et réparé bien des erreurs.
Mais je reviens aux Principes mathématiques de la philosophie naturelle.
Newton commence par les définitions de quelques termes qu'il doit employer dans
le cours de son ouvrage, et qui ne sont pas très connus ni très généralement
usités : la quantité de matière, la quantité de mouvement, la force
d'inertie, la force acquise, la force centripète, la quantité de cette force,
etc., etc. Puis il énonce un scholie très important sur le temps, l'espace, le
lieu et le mouvement, afin de rectifier bien des idées fausses, en ne
considérant ces quantités que par leurs relations à des choses sensibles. Il
distingue donc le temps, l'espace, le lieu et le mouvement en absolus et
relatifs, en vrais et apparents, enfin en mathématiques et vulgaires. Le temps
absolu ou la durée proprement dite coule uniformément ; le temps vulgaire
n'est qu'une portion de la durée, mesurée sur le mouvement pour en faire des
jours, des heures, des mois, des années. L'espace absolu est toujours similaire
et immobile ; l'espace relatif est une dimension mobile de l'espace ; le lieu
est la partie de l'espace occupé par un corps. Le mouvement, qui est ou absolu
ou relatif comme le temps et l'espace, mesure le temps, de même que le temps
mesure le mouvement. Les temps et les espaces n'ont pas d'autres lieux
qu'eux-mêmes.
Après ces définitions, qui sont certainement fort utiles, mais qui n'ont pas
toujours sur celles d'Aristote l'avantage de la nouveauté, ni l'avantage de la
profondeur, Newton pose certains axiomes relatifs aux lois du mouvement. Ces
lois sont au nombre de trois, et nous y retrouverons quelques-unes des idées
d'Aristote et de Descartes, acceptées désormais par tous ceux qui s'occupent
de ces matières. La première, c'est que tout corps, si nul obstacle ne s'y
oppose, persévère dans son état d'inertie et de repos, ou dans son mouvement,
qui s'accomplit uniformément et en ligne droite. Sous d'autres formes, nous
avons vu cette loi constatée dans la Physique d'Aristote, quand il a
défini ce qu'il entend par la nature des choses. Nous nous rappelons que c'est
aussi la première loi de la nature selon Descartes. Ainsi les trois philosophes
sont d'accord sans s'être ni entendus ni copiés mutuellement ; et sur ce point
fondamental, la science moderne pense absolument comme pensait l'antiquité. Il
semble qu'on pouvait en savoir quelque gré à Aristote ; mais la science
moderne ignore ses origines, et elle aime mieux ne relever que d'elle-même,
bien qu'elle doive tant au passé. La seconde loi du mouvement, d'après Newton,
c'est que les changements ou mouvements sont toujours proportionnels à la force
motrice, et se font selon la ligne droite dans laquelle cette force a été
imprimée. Cette loi n'est ni moins importante ni moins exacte que la première
; mais, sans se donner beaucoup de peine, on pouvait tout aussi aisément la
retrouver dans la Physique du philosophe grec, où elle est exposée
assez clairement et assez longuement ; elle y était oubliée tout comme
l'autre. Enfin la troisième loi newtonienne, c'est que la réaction est
toujours égale et opposée à l'action.
De ces trois lois générales et essentielles, Newton fait sortir quelques
corollaires très importants sur le parallélogramme des forces, sur les centres
de gravité, etc. Je ne m'y arrête point, parce qu'il n'y a rien qui
corresponde à ces théories dans la physique péripatéticienne.
Les lois du mouvement étant expliquées, après les définitions sans
lesquelles on les aurait moins bien comprises, Newton aborde le véritable sujet
de son ouvrage, et il consacre deux livres sur trois à la théorie du mouvement
des corps. Ici, il faut le reconnaître, la question telle qu'Aristote l'avait
envisagée est immensément agrandie ; c'est bien toujours la même ; mais elle
a pris des développements mathématiques qui, pour être assez soudains, n'en
sont pas moins considérables. Newton expose d'abord quelques principes sur la
méthode des premières et dernières raisons, c'est-à-dire sur les relations
des quantités qui, s'approchant sans cesse de l'égalité pendant un certain
temps, doivent finir par être égales. Ces considérations, qui se rattachent
au calcul différentiel, sont d'un usage constant dans le cours de l'ouvrage de
Newton ; mais elles ne sont pas, à vrai dire, l'exposition d'une méthode
générale. Newton semble avoir négligé ce soin, que la philosophie
recommande. Nous avons vu qu'Aristote s'y était très peu arrêté ; et, à cet
égard particulier, c'est Descartes qui l'emporte de beaucoup sur l'un et sur
l'autre en profondeur et en justesse.
À cette première section, en succède une seconde, donnée à la recherche des
forces centripètes, pour arriver pas à pas à démontrer plus tard la grande
loi de la pesanteur universelle, à laquelle le nom de Newton restera
éternellement attaché. Je ne rappelle point cette théorie, dont il n'y a que
de très vagues pressentiments dans Aristote, et que Descartes n'a fait
qu'entrevoir confusément par le système des tourbillons.
Mais le mouvement en ligne droite n'est pas le seul dont les corps soient doués
; et, ainsi qu'Aristote l'avait bien reconnu, ils ont aussi un mouvement
circulaire, que nous pouvons surtout observer dans les grands corps dont sont
peuplés les cieux. Mais Aristote s'était borné à cette translation
circulaire, sans pouvoir se demander, au point où en était l'astronomie de son
temps, si le cercle décrit par les planètes et les étoiles est aussi parfait
qu'il le supposait. Pour décomposer le mouvement circulaire, Newton croit
devoir étudier d'abord les sections coniques, où se rencontre la figure du
cercle avec plusieurs autres, et il détermine à un point de vue exclusivement
mathématique, les orbes elliptiques, paraboliques et hyperboliques, soit avec
un foyer donné, soit sans foyer donné. Puis, revenant à la question du
mouvement, il détermine les mouvements dans des orbes donnés, quelle qu'en
soit la forme. Enfin, il achève le premier livre de ses Principes
mathématiques, par la théorie de l'ascension et de la descension
rectiligne des corps, celle du mouvement des corps dans des orbes mobiles ou
dans des superficies données, celle des oscillations des corps suspendus par un
fil, et par celle des forces attractives des corps sphériques ou non
sphériques.
Voilà le premier livre de Newton, et l'on peut déjà constater à quelle
prodigieuse distance il est de la physique aristotélique. Ce n'est pas sans
doute à Newton seul que sont dus tant de progrès, et lui-même cite souvent
Galilée et Huyghens ; mais il a su réunir et systématiser toutes les
découvertes que l'esprit nouveau faisait depuis deux siècles, en y ajoutant
toutes les lumières de son propre génie et le secours des mathématiques les
plus profondes, inventrices, par lui aussi bien que par Leibniz, du calcul de
l'infini.
Le second livre continue et achève la théorie du mouvement commencée dans le
premier ; et, après avoir considéré le mouvement des corps supposés libres,
Newton examine le cas, non moins vaste et plus réel, où les corps éprouvent
de la résistance, en raison de leur vitesse, soit simple, soit double. Il
étudie ensuite le mouvement circulaire des corps dans des milieux résistants,
et il s'occupe de la densité et de la compression des fluides, c'est-à-dire de
l'hydrostatique, du mouvement et de la résistance des corps oscillants, du
mouvement des fluides et de la résistance des projectiles, de la propagation du
mouvement dans les fluides, et enfin du mouvement circulaire des fluides. Ce
sont là des considérations qui avaient échappé, pour la plupart, à la
sagacité d'Aristote, et dont même Descartes ne connaissait qu'une assez faible
partie, ne les traitant pas d'une manière spéciale et les dispersant dans
l'ensemble de ses recherches. Nous n'avons point à nous en étonner ; et,
après Newton lui-même, le cercle de ces investigations s'est étendu de jour
en jour, et il est à croire qu'il s'étendra beaucoup encore.
Le mouvement étudié dans toute sa généralité et dans ses principales
espèces, Newton passe à l'application astronomique de ces principes, et son
troisième livre traite du système du monde. Mais, comme il n'a guère fait
jusque là que des mathématiques, ainsi qu'il le reconnaît lui-même, il veut
revenir un peu davantage à la physique proprement dite, ou plutôt à la
physique telle qu'il l'entend, et qui, n'étant plus celle d'Aristote, n'est pas
non plus encore tout à fait la nôtre. Il va donc expliquer les grands
phénomènes de l'astronomie, où éclatent avec une évidence incomparable les
lois du mouvement. Mais d'abord, retournant un peu sur ses pas, il reprend la
question de la méthode, qu'il avait peut-être un peu négligée, et il indique
les règles à suivre dans l'étude de la physique.
Ces règles sont au nombre de quatre, et la première c'est que le physicien
doit bien savoir que la nature ne fait jamais rien en vain. Il ne doit admettre
de causes que celles qui sont nécessaires pour expliquer les phénomènes.
Newton a raison de proclamer hautement cet axiome, et il est parfaitement sûr
que, sans cette base inébranlable, toute l'étude de la physique chancelle et
s'écroule ; car alors au lieu d'observer et d'interpréter la nature, on la
mutile et on la refait à son caprice ; on supprime des phénomènes ou on en
suppose ; et, parce qu'on ne la comprend pas telle qu'elle est, on l'imagine
telle qu'on la veut. Sans cette ferme barrière, la science court grand risque
de n'être plus qu'un roman. Mais du moment qu'on reconnaît dans la nature
l'empreinte de Dieu et la marque de ses immuables desseins, on s'en tient
rigoureusement aux phénomènes ; et l'intelligence regarde comme son effort
suprême de les analyser, et de s'en rendre compte sans avoir la présomption
dangereuse de les changer en les critiquant. Non, la nature ne fait jamais rien
en vain, et cet axiome est profondément vrai et utile. Mais d'où est-il venu ?
Est-ce la science moderne qui en a l'honneur ? Elle le croit peut-être ; mais
c'est Aristote qui l'a le premier découvert, qui l'a répété à satiété
dans tous ses ouvrages, et qui surtout en a fait les plus larges et les plus
heureuses applications. Newton l'ignorait, et, selon toute apparence, il ne
s'inquiétait pas très vivement de le savoir. Sa grande âme, aussi pieuse
qu'éclairée, contemplait, dans tous les phénomènes naturels le sceau de la
main divine, et il en a conclu que tout, dans la nature, a un sens et une
valeur, et qu'y admettre quelque chose d'inutile, c'est une sorte de sacrilège
enté sur une ignorance. Mais Newton n'allait point au-delà, et peu lui
importait qu'une si haute et si féconde vérité lui appartint en propre, ou
qu'elle fût transmise par la tradition.
La seconde règle à peu près aussi évidente que la première, et qui en est
la suite, c'est que les effets du même genre doivent toujours être attribués,
autant que possible, à la même cause. Ainsi la chute d'une pierre en Europe et
en Amérique, la lumière du feu d'ici bas et celle du soleil, la réflexion de
la lumière sur la terre et dans les planètes, doivent être rapportées aux
mêmes causes respectivement.
La troisième règle, simple extension de la seconde, c'est que les qualités
des corps qui ne sont susceptibles ni d'augmentation ni de diminution, et qui
appartiennent à tous les corps sur lesquels on peut faire des expériences,
doivent être regardées comme appartenant à tous les corps en général. Ainsi
l'étendue, la résistance ou dureté, l'impénétrabilité, la mobilité et
l'inertie, sont des qualités qui se retrouvent dans les corps que nous pouvons
observer ; elles doivent donc appartenir à tous les corps en général. À ces
qualités, Newton en joint deux autres, la divisibilité à l'infini et la
gravitation, mais sans les affirmer aussi positivement que les précédentes,
qui sont essentielles aux corps.
Enfin, la quatrième règle, c'est que les inductions légitimement tirées des
phénomènes doivent prévaloir contre toutes hypothèses contraires, et passer
pour exactement vraies, jusqu'à ce que de nouvelles observations les confirment
entièrement, ou fassent voir qu'elles sont sujettes à des exceptions.
Ces règles étant une fois posées, Newton les applique lui-même ; et après
avoir décrit un très petit nombre de phénomènes, six en tout, relatifs au
mouvement des satellites de Jupiter et de Saturne, des planètes, de la terre et
de la lune, il en déduit cinquante-deux propositions sur la gravitation
universelle, sur la théorie de la lune, sur le phénomène des marées, sur la
précession des équinoxes, enfin sur les comètes. Toutes ces propositions, qui
sont de la plus grande importance en astronomie, sont entourées de tout
l'appareil mathématique des théorèmes, des scholies, des lemmes, des
hypothèses, des problèmes, etc.
Pour bien des raisons, je ne suivrai point Newton dans cette partie de son
ouvrage ; et quand je le pourrais, ce serait fort inutile pour l'objet que je me
propose en ce moment. Je me bornerai à une seule remarque surie caractère
général de ce troisième livre des Principes mathématiques. Newton
semble vouloir y donner quelques exemples plutôt qu'une théorie complète des
grands phénomènes célestes. Ce troisième livre est bien intitulé : Du
système du monde ; mais l'exposition de ce système n'y est que partielle.
Newton a trouvé l'explication générale des phénomènes dans la loi
universelle de la gravitation ; il montre à d'autres le parti qu'on peut en
tirer ; mais il n'essaie pas d'en épuiser à lui seul toutes les applications
possibles. Il a créé tout une science et il en a fixé les bases ; mais il n'a
pas pu construire de ses mains tout l'édifice, et il laissera à ses
successeurs le soin de l'élever sur le plan qu'il a tracé, et par les moyens
qu'il a découverts. Ce n'est pas la patience ni la force qui ont manqué à
Newton ; c'est le temps. Le génie, quelque puissant qu'il soit, trouve et subit
aussi cette inexorable limite, et bien qu'il pût tout faire, il n'a jamais le
loisir de tout achever. La gloire de Newton n'en est pas moins grande ; et c'est
là le coté commun et fatal par lequel il paie sa dette à l'humanité, que
d'ailleurs il a dépassée à bien des égards et tant honorée en la
dépassant.
Mais je n'en ai pas tout à fait fini avec les Principes mathématiques de la
Philosophie naturelle.
Newton est parvenu au ternie de la carrière qu'il avait à fournir ; mais avant
de la clore, il veut embrasser d'un coup d'oeil tout l'espace qu'il a parcouru ;
et là, comme jadis Aristote, il veut se recueillir pour remonter, autant qu'il
est permis à l'homme, jusqu'à la cause première et au premier moteur. C'est
le fameux Scholie général. Après quelques mots contre le système des
tourbillons, auquel il ne rend peut-être pas assez de justice, le
mathématicien fait place au philosophe : et sans rien retrancher à la
solidité des théories qu'il a établies par le secours du calcul et de la
géométrie, Newton s'avoue qu'il leur manque encore quelque chose. Les grands
corps qu'il a si doctement étudiés se meuvent librement dans des espaces
incommensurables, qui sont vides d'air, comme la machine ingénieuse de Boyle,
et où rien ne gène ni n'entrave leurs immuables et éternelles révolutions.
Mais les lois du mouvement, quelque exactes qu'elles soient, ne rendent pas
raison de tout. Les orbes célestes y obéissent et les suivent dans leur marche
; mais la position primitive et régulière de ces orbes ne dépend plus de ces
lois merveilleuses. Les mouvements uniformes des planètes et les mouvements des
comètes ne peuvent avoir des causes mécaniques, puisque les comètes se
meuvent dans des orbes fort excentriques, et qu'elles parcourent toutes les
parties du ciel. Newton en conclut que cet admirable arrangement du soleil, des
planètes et des comètes ne peut être que l'ouvrage d'un être tout puissant
et intelligent ; et comme le monde porte l'empreinte d'un seul dessein, il doit
être soumis à un seul et même être.
Cet être unique et infini, c'est Dieu, qui n'est pas l'âme du monde, mais qui
est le seigneur de toutes choses, parce qu'il règne sur des êtres pensants,
qui lui sont soumis dans leur adoration et leur liberté. Dieu ne règne pas
seulement sur des êtres matériels ; et c'est précisément la domination d'un
être spirituel qui le constitue ce qu'il est. Dieu est donc éternel, infini,
parfait, vivant, tout puissant ; il sait tout ; il est partout. Il n'est pas
l'éternité et l'infinitude, mais il est éternel et infini ; il n'est pas la
durée et l'espace, mais il dure et il est présent en tous lieux ; il est
partout substantiellement ; car on n'agit pas là où l'on n'est pas. Tout est
mu par lui et contenu en lui ; il agit sur tous les êtres, sans qu'aucun d'eux
puisse jamais agir sur lui à son tour. L'homme, malgré son infimité, peut se
faire quelque idée de Dieu, d'après la personnalité dont il a été doué
lui-même par son créateur. La personne humaine n'a ni parties successives ni
parties coexistantes dans son principe pensant ; à plus forte raison n'y a-t-il
ni succession ni coexistence de parties diverses dans la substance pensante de
Dieu. Mais si nos regards éblouis ne peuvent soutenir l'éclat de la substance
divine, si l'on ne doit l'adorer sous aucune forme sensible, parce qu'il est
tout esprit, nous pouvons du moins apprendre à connaître Dieu par quelques-uns
de ses attributs. Un Dieu sans providence, sans empire, et sans causes finales,
n'est autre chose que le destin et la nécessité. Mais la nécessité
métaphysique ne peut produire aucune diversité ; et la diversité qui règne
en tout quant aux temps et quant aux lieux, ne peut venir que de la volonté et
de la sagesse d'un être qui existe nécessairement ; c'est-à-dire Dieu, dont
il appartient à la philosophie naturelle d'examiner les oeuvres, sans avoir
l'orgueil de les rectifier par de vaines hypothèses.
Voilà les grandes idées sur lesquelles s'arrête Newton en achevant son livre,
et auxquelles il se fie plus encore qu'à ses mathématiques. Ce sont les mêmes
accents que ceux de Platon dans le Timée, d'Aristote clans la Physique
et la Métaphysique, de Descartes dans les Principes de la philosophie.
Je ne sais pourquoi la science contemporaine s'est plu souvent à répudier ces
nobles exemples, et pourquoi elle s'est fuit comme une gloire, et parfois même
un jeu, d'exiler Dieu de ses recherches les plus hautes. On ne voit pas trop ce
qu'elle y a gagné ; mais on voit très clairement ce qu'y a perdu la vérité
et le coeur de l'homme (28).
Après Newton, il conviendrait peut-être de parler de Leibniz ; mais je m'en
abstiens, parce que Leibniz n'a pas fait d'ouvrage spécial sur le mouvement
considéré dans le système du monde ; et comme c'est là surtout l'objet que
je me propose ici, je suis obligé de ne pas m'arrêter même aux plus beaux
génies, quand ils n'ont traité que des parties de cette vaste question. Je
passe donc de Newton à Laplace, au-delà duquel je ne pousserai point.
Laplace est venu accomplir ce que Newton avait commencé. La Mécanique
céleste est un développement systématique et régulier des principes
newtoniens ; elle est un chef-d'œuvre du génie mathématique ; mais elle ne
fait qu'exposer, avec toutes les ressources de l'analyse la plus étendue et la
plus exacte, les lois qu'un autre avait révélées sur le véritable système
du monde. C'est un prodigieux ouvrage ; mais l'invention consiste dans les
formules et les démonstrations plutôt que dans le fond même des choses. C'est
la loi de la pesanteur universelle poursuivie sous toutes ses faces dans les
corps innombrables qui peuplent l'espace, et dont les principaux sont
accessibles à notre observation et soumis à nos calculs. Laplace lui-même ne
s'est pas flatté de faire davantage ; mais il y a porté une telle puissance et
une telle fécondité d'analyse qu'en y démontrant tout, il a semblé tout
produire, bien qu'il se bornât à tout organiser et à mettre tout en ordre. Je
n'ai point à résumer ici la Mécanique céleste, et je remarque
seulement qu'elle débute par un premier livre sur les lois générales de
l'équilibre et du mouvement. C'est ce que Newton, Descartes et Aristote avaient
aussi tâché de faire. J'ajoute que la Mécanique céleste a donné son
nom à toute une science qui date véritablement de Laplace, non pas qu'il en
soit absolument le père, mais parce qu'il en est le premier et le plus sûr
législateur. Après les découvertes primordiales, c'est là encore un bien
grand mérite ; et la gloire de Laplace est à peine inférieure à celle de
Newton.
Mais ce n'est pas dans la Mécanique céleste que je puiserai ce que j'ai
à dire de lui. C'est une oeuvre trop spéciale et trop sévère, qu'il faut
laisser aux mathématiques et à l'astronomie. Laplace lui-même l'avait bien
senti, et il a mis en un langage plus accessible et plus vulgaire ces hautes
vérités dans l'Exposition du système du monde. C'est là l'ouvrage qui
me fournira la matière de quelques remarques. L'Exposition du système du
monde est divisée en cinq livres, qui embrassent la question dans ses plus
larges limites. Le premier traite des mouvements apparents des corps célestes ;
c'est le spectacle des cieux, tel qu'il s'offre d'abord aux regards de l'homme
et à ses préjugés. Le second livre traite des mouvements réels de ces mêmes
corps ; c'est la réflexion et la science rectifiant les impressions des sens,
et substituant la réalité à l'apparence. Laplace ne veut pas pousser plus
loin l'étude des phénomènes observables ; et dans un troisième livre, il
rappelle les lois du mouvement, sans ajouter rien aux travaux de ses devanciers.
Le quatrième livre présente la théorie de la pesanteur universelle d'après
Newton. C'est en quelque sorte la loi des lois ; et après qu'elle a été
approfondie, la science du système du monde est achevée. Il ne reste donc plus
à Laplace qu'à esquisser l'histoire de cette science ; et c'est ce qu'il
essaie dans un cinquième livre, intitulé : Précis de l'histoire de
l'astronomie.
Voilà toute l'économie simple, claire et complète de l'Exposition du
système du monde. Je ne dis pas que ce mot soit bien choisi, et le système
du monde semblerait devoir embrasser plus que le mouvement des corps célestes,
et comprendre tout ce que Descartes a essayé de renfermer dans ses
investigations. Mais peu importe ; depuis Newton, l'expression de Système du
monde n'a pas signifié autre chose, et aujourd'hui quand on l'emploie, on
s'entend suffisamment par cette désignation d'ailleurs peu exacte. Je laisse
également de côté toute la partie astronomique, puisque je ne cherche que ce
qui peut correspondre plus ou moins aux idées d'Aristote ; et par conséquent,
c'est surtout au troisième livre que je m'attache, puisqu'il traite du
mouvement, dans le petit nombre de pages qui le composent.
Laplace se plaint d'abord qu'on ait si peu étudié cette partie de la science :
« L'importance de ces lois dont nous dépendons sans cesse, dit-il, aurait dû
exciter la curiosité dans tous les temps ; mais par une indifférence trop
ordinaire à l'esprit humain, elles ont été ignorées jusqu'au commencement du
dernier siècle, époque à laquelle Galilée jeta les premiers fondements de la
science du mouvement, par ses belles découvertes sur la chute des corps. »
Dans le cinquième livre, où les progrès principaux de la science astronomique
sont passés en revue, Laplace n'est pas mieux informé ni plus équitable ; et
s'il nomme Aristote, c'est pour rappeler une tradition fort suspecte, conservée
par Simplicius d'après Porphyre, sur les observations chaldéennes que
Callisthéne aurait transmises à son oncle. Il est clair que Laplace n'avait
jamais entendu parler de la Physique d'Aristote. Mais nous qui la
connaissons, nous pouvons défendre l'esprit humain du reproche qu'on lui
adresse si gratuitement. L'esprit humain était resté si peu indifférent à
cette question si vaste et si curieuse du mouvement, que plus de vingt-deux
siècles avant Laplace, la Grèce par ses plus beaux génies en avait tenté la
théorie, et que cette théorie expliquée, commentée, adoptée ou combattue,
avait fait école chez tous les peuples civilisés, dans cet intervalle de temps
qui va de Périclès au siècle de la Renaissance. On n'avait donc pas oublié
ni négligé celte question. Seulement Laplace, comme Cotes et tant d'autres,
avait perdu la tradition, et il dédaignait le passé, faute de le connaître (29)
; ce qui est plus ordinaire qu'on ne pense, et ce qui est fort nuisible aux
vrais progrès de l'esprit humain, pour qui l'on témoigne cependant tant de
sollicitude.
Laplace lui-même aurait pu s'en apercevoir, s'il avait eu l'occasion de
comparer ce qu'il dit du temps et de l'espace avec ce qu'en avait dit Aristote
quelque deux mille ans avant lui. « On imagine, dit Laplace, un espace sans
bornes et pénétrable à la matière pour concevoir le mouvement. » Aristote
était bien autrement dans le vrai, quand il s'appliquait à démontrer
l'existence de l'espace, et à en scruter la nature, en analysant si
profondément cette notion de l'intelligence humaine. Il eût été fort
étonné sans doute qu'on réduisit l'espace à n'être qu'une création toute
arbitraire de notre imagination ; et nous ne devons pas en être moins étonnés
à notre tour, même après les paradoxes de Kant. L'espace n'est pas imaginaire
; et il l'est si peu qu'il s'impose nécessairement à notre raison, tout
incapable qu'elle est de le mesurer et même de le comprendre dans son
infinité. L'infinité de l'espace, l'éternité de la durée sont des
conceptions nécessaires de l'entendement ; et Newton, loin de les nier, les a
affirmées comme des faits aussi certains et au même titre que les axiomes
mathématiques. L'espace d'ailleurs, si nous ne pouvons le sonder dans ses
profondeurs incommensurables, n'en est pas moins devant nos yeux ; et il est en
quelque sorte sensible, si ce n'est dans sa totalité qui nous échappe,
puisqu'il est infini, du moins dans quelques-unes de ses parties qui sont à
notre portée, et nous aident à concevoir le reste. On n'imagine point l'espace
; il est, quoi qu'en dise Laplace.
Il semble aussi, malgré toute la déférence qui est due à un tel génie,
qu'il n'est guère plus satisfaisant dans la manière dont il parle du temps. «
Le temps, selon lui, est l'impression que laisse dans la mémoire une suite
d'événements dont nous sommes certains que l'existence a été successive. »
Pour rendre compte des rapports du mouvement au temps et à l'espace, il dit :
« En prenant des unités d'espace et de temps, on les réduit l'un et l'autre
à des nombres abstraits qu'on peut comparer entre eux. » Pour le temps,
l'unité, c'est la seconde ; et pour l'espace, c'est le mètre. Tant de mètres
parcourus durant tant de secondes, voilà la mesure du mouvement, qui est alors
plus rapide ou plus lent, selon les espaces parcourus et les temps écoulés. Le
mouvement, à son tour, peut servir de mesure au temps, soit par les
oscillations d'un pendule, soit par les révolutions de la sphère céleste ou
celles du soleil. Mais qu'est-ce que c'est précisément que le temps ?
Qu'est-ce que c'est que l'espace en lui-même ? Laplace ne le recherche pas,
bien qu'il eût été digne d'un esprit tel que le sien de ne pas accepter, sur
ces éléments fondamentaux de la science, les idées communes et vulgairement
répandues. Sans doute il ne serait pas juste de demander aux mathématiciens de
faire de la métaphysique ; mais quand on est Laplace, il semble qu'on peut
suivre les traces d'un Descartes et celles d'un Newton, précédés l'un et
l'autre par Aristote. La métaphysique est le fond de tout ; et ici elle se
trouve si près des mathématiques, qu'il faut avoir en quelque sorte un parti
pris pour ne pas la voir et pour l'omettre.
Il faut d'ailleurs approuver Laplace, quand il dit que les géomètres, marchant
sur les pas de Galilée, ont enfin réduit la mécanique entière, y compris, je
suppose, la mécanique céleste, « à des formules générales qui ne laissent
plus à désirer que la perfection de l'analyse ; » et quand il ajoute que «
le dernier progrès de la science et le plus beau, c'est d'avoir banni
entièrement l'empirisme de l'astronomie, qui maintenant n'est plus qu'un grand
problème de mécanique, dont les éléments du mouvement des astres, leurs
figures et leurs masses, sont les arbitraires, seules données indispensables
que cette science doive tirer des observations. » Ainsi, selon Laplace, et en
ceci on doit être d'accord avec lui, la fin d'une science d'observation est de
se transformer en science rationnelle ; et, pour le prouver, il remarque que la
loi de la pesanteur universelle une fois connue, a fait connaître
réciproquement certains phénomènes, avant même qu'ils ne fussent observés
et régulièrement constatés. La métaphysique, en son genre, n'est guère
autre chose ; et Laplace y touchait par la mécanique rationnelle, qu'il
recommande et qu'il prise tant.
C'est que Laplace, quoique entièrement livré aux mathématiques, conçoit
qu'il y a même au-dessus d'elles une méthode plus générale et plus féconde,
qui les emploie à un usage supérieur et qu'elles ne sont plus en état de
juger. À ses yeux, la vraie méthode est celle qu'a suivie l'astronomie, qui,
de toutes les sciences naturelles, présente le plus long enchaînement de
découvertes. L'astronomie a aujourd'hui la vue générale des états passés et
futurs du système du monde. Cette méthode véritable consiste à s'être
élevée des observations particulières à un principe unique, celui de la
pesanteur universelle, et à pouvoir redescendre de ce principe, qui est le
vrai, à l'explication de tous les phénomènes célestes jusque dans les
moindres détails. Cette méthode de l'astronomie est celle qu'il faut suivre
dans la recherche des lois de la nature. Il faut observer d'abord le
développement de ces lois dans les changements qu'elle nous offre, et
déterminer tous les phénomènes ; soumettre ses réponses à l'analyse, et,
par une suite d'inductions bien ménagées s'élever aux phénomènes généraux
dont tous les faits particuliers dérivent ; enfin réduire les phénomènes
généraux au plus petit nombre possible, parce que la nature n'agit jamais que
par un petit nombre de causes à la lumière de ce principe, que nous avons vu
déjà dans Newton comme dans Aristote, Laplace conclut que la simplicité d'un
seul principe, d'où dépendent toutes les lois du mouvement des planètes et de
leurs satellites, du soleil et des étoiles fixes, est digne de la simplicité
et de la majesté de la nature.
Un pas de plus, et Laplace reconnaissait et le premier moteur de Platon et
d'Aristote, et le Dieu de Descartes et de Newton.
Quoi qu'il en soit, on peut le louer d'avoir tenté de s'élever jusqu'à la
notion de la méthode ; et parmi les savants de son temps, c'est un mérite qui
n'est pas très ordinaire. Mais la méthode qu'il préconise n'est pas la vraie,
ainsi qu'il se le figure ; l'ouvrage de Descartes aurait pu le lui prouver. Il
n'y a pas deux méthodes dans le monde des intelligibles ; et la méthode
cartésienne est unique, aussi bien qu'elle est infaillible, autant du moins
qu'il est donné à l'homme de l'être. Toutes les autres, dont les sciences qui
s'intitulent exactes sont si fières, ne sont pas à proprement parler des
méthodes ; ce sont de simples procédés d'exposition et des moyens tout
extérieurs. La vraie méthode repose sur l'évidence dans la réflexion de la
conscience, attendu que toutes les autres prétendues méthodes que l'on décore
de ce beau nom, s'appuient sans le savoir sur celle-là. Mais encore une fois,
Laplace n'est pas philosophe, quoique Descartes et Leibniz eussent donné un bel
exemple en montrant qu'on pouvait être tout à la fois métaphysicien et
géomètre, et cultiver la philosophie en même temps que les mathématiques.
Je laisse de coté la science contemporaine dont Laplace est certainement le
plus illustre représentant, et je me hâte d'arriver au terme que je me suis
prescrit. Il ne me reste plus qu'à comparer Aristote à ses trois émules,
Descartes, Newton et Laplace, comme je l'ai déjà comparé à son maître. Par
là j'indiquerai clairement le rang que je lui donne, et qu'il doit tenir
désormais dans la famille des physiciens philosophes. Je ne veux pas exagérer
sa gloire ; mais je ne voudrais pas non plus qu'on la réduisît injustement. Je
m'efforcerai donc d'être impartial dans l'appréciation résumée que je vais
en présenter avant de clore cette longue préface.
D'abord, je ne crois pas m'être trompé en mettant Aristote dans la compagnie
de Descartes, de Newton et de Laplace. Je ne parle pas de son génie en
général, c'est trop évident ; je ne parle que de sa Physique en
particulier, et je pense que la théorie du mouvement, telle qu'elle s'y
présente, est le point de départ de toutes les théories qui ont suivi sur le
même sujet. Plus haut, j'ai déjà indiqué ce rapprochement ; mais maintenant
que j'ai tâché de le justifier par l'histoire, il me parait tout-à-fait
incontestable. Entre la Physique d'Aristote, les Principes de
Descartes et les Principes mathématiques de Newton, il y a, malgré
l'intervalle des âges, une succession manifeste et comme une solidarité.
L'objet est le même, et sur bien des points les doctrines sont identiques. Le
philosophe grec, quatre siècles avant notre ère, a vu tout aussi bien que les
deux mathématiciens du XVIIe siècle, que c'est par l'étude du
mouvement qu'il convient d'expliquer le système du monde. Sans cloute il l'a
compris beaucoup moins que Descartes et surtout que Newton ; mais il est sur la
même voie que l'un et l'autre. La seule différence qu'il y ait entre eux et
lui, c'est qu'il fait les premiers pas dans la carrière, sans pouvoir s'appuyer
sur les mathématiques, qui sont encore dans l'enfance, tandis que Descartes et
Newton, placés bien plus avant sur le chemin, ont à leur disposition des
mathématiques toutes puissantes, avec des observations presque innombrables de
phénomènes, et des expériences de tout genre. Entre la science grecque et la
science moderne, il y a bien une différence de degré ; mais il n'y a pas une
différence de nature ; et pour rappeler une très équitable opinion de
Leibniz, Aristote n'est pas du tout inconciliable avec des successeurs dont les
travaux n'eussent peut-être point été aussi heureux, si les siens ne les
eussent précédés.
Il est même un point sur lequel il convient de lui accorder hautement la
supériorité, c'est la métaphysique. Descartes même ne l'égale point, et
Newton est resté très inférieur. Il n'y a pas à prétendre que la
métaphysique n'est point de mise dans une telle matière ; car Descartes,
Newton et même Laplace ont dû sortir du domaine propre des mathématiques.
Pour comprendre et expliquer le mouvement, ils ont dû tenter de se rendre
compte des idées de l'espace, du temps, de l'infini et de la nature du
mouvement lui-même. À considérer les analyses qu'a faites Aristote de ces
idées essentielles, je n'hésite pas à lui donner la préférence ; et
j'ajoute même que dans toute l'histoire de la philosophie je n'aperçois rien
d'égal. Nul autre après lui n'a repris l'étude de ces idées ni avec plus
d'originalité, ni avec plus de profondeur, ni avec plus de délicatesse. Ces
notions fondamentales de temps, d'espace, de lieu, d'infini, posent sans cesse
devant l'esprit humain ; elles le sollicitent à tout instant et sous toutes les
formes ; et depuis vingt-deux siècles, personne n'en a mieux parlé que le
disciple de Platon et l'instituteur d'Alexandre. Aujourd'hui même, on ne
saurait le dépasser qu'en commençant par se mettre à son école. Je ne dis
pas certainement que Descartes ou Newton y eussent rien appris ; mais en
écoutant un moment ces leçons de l'antique sagesse, ils se seraient aperçus
combien de choses ils avaient eux-mêmes omises, les supposant probablement
assez connues, ou trop claires pour qu'il fût nécessaire de les rappeler.
Mais ce n'est pas tout à fait ainsi que procède l'esprit humain. La
métaphysique est, dans une certaine mesure, un antécédent obligé de la
science du mouvement, et si l'on ne sait pas d'abord ce que c'est que l'infini,
le temps et l'espace, il est bien à peu près impossible de savoir ce que c'est
que le mouvement, et à quelles conditions il s'accomplit dans le monde. Ainsi
chaque philosophe qui étudie cette question, devrait remonter aux principes
métaphysiques qu'elle sous-entend. Mais l'individu, quel que soit son génie,
ne peut guère se flatter de faire à son tour la science complète ; il en
achève quelques parties, il en ébauche quelques autres, il en néglige
plusieurs, et c'est la rançon de son inévitable faiblesse. Quant à l'esprit
humain, il n'a point de ces lacunes dans le vaste ensemble de son histoire, et
la science du mouvement en particulier ne présente pas d'interruptions ni de
solutions de continuité. Aristote en a posé les fondements métaphysiques, et
l'on peut douter que, sans ces premières et indestructibles assises, le reste
de l'édifice eût pu s'élever aussi solide et aussi beau. L'esprit humain les
a en quelque sorte éprouvées pendant de longs siècles, puisque d'Aristote à
Galilée c'est le Péripatétisme seul qui lui a suffi. Mais quand les temps
nouveaux sont arrivés, se séparant du passé avec autant d'ingratitude que de
violence, le passé avait fait son oeuvre, et ce germe fécondé, l'on peut
dire, par cette lente incubation, allait se développer par un progrès
irrésistible et sûr.
Je n'hésite donc pas, pour ma part, à louer Aristote de sa métaphysique
appliquée à la science du mouvement ; et cette méthode est un service de plus
dont nous sommes redevables à la Grèce. Oui, avant d'étudier le mouvement, il
fallait le définir ; oui, avant de scruter les faits, il était nécessaire de
préciser la notion sous laquelle ils apparaissent d'abord à notre
intelligence. Il est bien clair que le phénomène a précédé la notion, et
que si le philosophe n'avait mille fois senti le mouvement dans le monde
extérieur, il est à croire qu'il n'aurait jamais songé à l'analyse d'une
notion qu'il n'eût point possédée. Aristote ne se fait pas faute de le dire
bien souvent dans ses réfutations contre l'école d'Élée, et il se glorifie,
en combattant des paradoxes absurdes, de s'en rapporter au témoignage des sens,
qui nous attestent l'évidence irrécusable du mouvement. Mais une fois ce grand
fait admis, il faut l'éclaircir par l'analyse psychologique et en considérer
tous les éléments rationnels. C'est alors que la métaphysique intervient, et
qu'elle remplit son véritable rôle. Elle part d'un fait évident, et elle
projette sa clarté supérieure dans ces ténèbres dont la sensibilité est
toujours couverte.
Ses abstractions, loin d'être vaines, comme on le croit vulgairement, sont la
forme vraie sous laquelle la raison se comprend elle-même ; et à moins qu'elle
ne veuille se contenter d'une simple collection de phénomènes inintelligibles,
il faut bien qu'elle remonte à des causes et à des lois, avec l'aide des
principes essentiels qu'elle porte dans son sein et qui la font ce qu'elle est.
C'est à ce besoin instinctif et si réel qu'Aristote a obéi ; il a satisfait
l'esprit humain dans la mesure de son génie et de son temps. Loin de l'égarer,
ainsi qu'on le lui a si souvent reproché, il l'a profondément instruit ; et
les prétendues subtilités qu'on lui impute s'évanouissent, quand on les
médite assez attentivement pour en pénétrer la signification si précise et
si fine. Aristote renaîtrait aujourd'hui qu'il referait encore pour nous la
métaphysique du mouvement, si quelque autre ne lui eût épargné cette peine
en la prenant avant lui. Il n'accepterait point le système actuellement en
vogue auprès de quelques savants, qui proscrit la métaphysique, et la relègue
parmi les hochets dont s'amuse la science à ses premiers pas. La métaphysique,
loin d'être le bégaiement de l'intelligence humaine, en est au contraire la
parole la plus nette et la plus haute. Ce n'est pas toujours du premier coup que
la science la prononce, comme Aristote l'a fait pour la théorie du mouvement ;
mais un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut bien en arriver à cette
explication dernière des choses, ou renoncer à les savoir jamais. À mon sens,
c'est un grand avantage pour la science quand elle peut débuter par là.
Je me résume donc en répétant qu'Aristote a eu la gloire de fonder la science
du mouvement. Que si l'on s'étonnait qu'il ne l'ait point achevée et faite
tout entière à lui seul, je rappellerais l'aveu modeste et fier par lequel il
termine sa logique : « Si, après avoir examiné nos travaux, dit le
philosophe, il vous parait que cette science dénuée avant nous de tous
antécédents, n'est pas trop inférieure aux autres sciences qu'ont accrues les
labeurs de générations successives, il ne vous restera plus à vous tous qui
avez suivi ces leçons, qu'à montrer de l'indulgence pour les lacunes de cet
ouvrage, et de la reconnaissance pour toutes les découvertes a qui y ont été
faites. »
Bougival, 25 juin 1861.
(1) Newton
le dit lui-même dans sa Préface à la première édition des Principes
mathématiques de la philosophie naturelle, 1686.
(2) Voir plus
loin, page 415, la Dissertation spéciale sur la composition de la Physique et
son authenticité.
(3) Platon, Phédon, page 273,
traduction de M. Victor Cousin.
(4) Platon, Xe livre des Lois,
page 237 à 249, traduction de M. Victor Cousin.
(5) Platon, Xe livre des Lois,
pages 233 et suivantes, traduction de M. Victor Cousin ; et aussi, Timée,
pages 124, 135 et 141.
(6) Voir le Parménide, traduction de M. Victor
Cousin, p. 29.
(7) Voir un peu plus loin dans cette préface
la réfutation d'Aristote contre la doctrine du hasard ; voir aussi dans Platon
le Xe livre des Lois, pages 223 et suivantes, traduction de M.
Victor Cousin.
(8) Platon, Timée, page 180,
traduction de M. Victor Cousin.
(9) Platon, Timée, page 158, traduction
de M. Victor Cousin.
(10) Platon, Timée, pages 130 et 131,
traduction de M. Victor Cousin.
(11) « Le mouvement et ses propriétés
générales sont le premier et principal objet de la mécanique. Cette science
suppose l'existence du mouvement, et nous la supposerons aussi comme avouée et
reconnue de tous les physiciens. À l'égard de la nature du mouvement, les
philosophes sont au contraire fort a partagés là-dessus. » D'Alembert, Traité
de Dynamique, édition de 1758, Discours préliminaire, page V.
(12) Laplace fait la même remarque, Exposition
du Système du londe, livre III.
(13) C'est aussi l'opinion de Descartes, qui
peut-être a eu là quelque réminiscence involontaire d'Aristote; Principes
de la Philosophie, 2e partie, § 25, édition de M. Victor
Cousin.
(14) Il est une question qu'Aristote n'a fait
qu'indiquer en passant (livre IV, chapitre XX, § 2), mais qu'il faut se bien
garder d'omettre. C'est celle qui concerne le rapport de l'âme humaine au
temps. Le temps peut-il exister indépendamment de l'intelligence, qui le compte
et le mesure ? Le temps est-il sans l'âme, qui le perçoit ? C'est le doute que
Kant a rencontré aussi plus tard, et qu'il a résolu en faisant du temps, ainsi
que de l'espace, une ferme de notre sensibilité. Aristote me parait ici bien
plus dans le vrai que le philosophe de Koenigsberg.
(15) Aristote remarque que le mot dont il se
sert dans sa langue exprime, par l'étymologie même, la réunion de ces deux
idées d'un état postérieur et d'un état antérieur : Méta-bolé.
L'observation est juste pour la langue grecque; elle ne s'applique plus à la
nôtre, où la composition du mot n'est pas la même.
(16) Aristote reconnaît lui-même que la
translation est l'espèce la plus ordinaire du mouvement, et que toutes les
autres se réduisent pour le vulgaire à celle-là. Voir la Physique,
livre VIII, ch. XIV, § 6.
(17) Je passe ainsi sous silence les quatre
premiers chapitres du livre VII. Je ne les tiens pas seulement pour apocryphes;
mais évidemment ils Interrompent la suite des pensées, et il me semble qu'elle
reprend assez régulièrement au chapitre V. Les quatre premiers chapitres
annoncent du reste et préparent quelques théories développées dans le livre
VIII. Voir la Dissertation préliminaire, page 423.
(18) Laplace dit quelque chose de tout à fait
semblable, Exposition du Système du monde, Livre III.
(19) Commentaire de Simplicius sur la
Physique d'Aristote, livre IV, chapitres sur la théorie du temps. Le
commentaire de Simplicius est d'un prix infini par les citations qu'il fait de
tous les anciens philosophes, et ces citations sont pour la plupart d'une
authenticité indubitable. Mais pour l'école de Pythagore, elle avait été
particulièrement défigurée par les faussaires, et dès le temps d'Aristote
même, on ne la connaissait que très imparfaitement.
(20) Théophraste avait fait deux ouvrages au
moins de physique : l'un sur la Nature, et l'autre sur le Mouvement, qui avait
dix livres, et peut-être plus. Ces ouvrages paraissent avoir été conçus tout
à fait sur le même plan que ceux de ces deux philosophes sur la logique
d'Aristote. Voir le Commentaire de Simplicius sur la Physique, passim et surtout
Livre I.
(21) Voir la traduction excellente de Plotin, par
M. N. Bouillet, VIe Ennéade, livre III, ch, 21, t. III, p. 290, et
aussi p. 179.
(22) C'est la seule excuse pour des livres
tels que celui de Ramus Scholarum Physicarum libri octo (Paris, 1565, avec
privilège royal de 1557). Ce livre, qui ne manquent de science ni d'esprit, est
un long tissu d'outrages, d'une violence qui ne se relâche pas durant 400
pages. Ces invectives de l'infortuné novateur prouvent évidemment que le sens
de la physique péripatéticienne est perdu; et Ramus est très sincère quand
il n'y voit qu'une suite d'arguties et de subtilités, indignes de l'étude des
philosophes et des physiciens. Bacon ne pense guère plus de bien de la Physique
d'Aristote. Voir les Cogitationes de natura rerum, §§ 3 et 4.
(23) Descartes, Principes de la
philosophie, IVe partie, § 188.
(24) Descartes, Principes do la philosophie,
IVe partie, §§ 200 et 202.
(25) Descartes, Principes (le la
philosophie, IVe partie, § 204.
(26) Il faut excepter Leibniz qui, allant
peut-être un peu trop loin dans un sens contraire, prétendait trouver plus do
vérité dans la physique d'Aristote que dans celle de Descartes : Lettre à
Thomasius (1669).
(27) Berkeley dans son petit traité De Motu
semble bien connaître Aristote et l'apprécier beaucoup, tout on le réfutant
assez souvent; mais Montucla, dans son histoire des Mathématiques,
ignore absolument qu'Aristote se soit occupé des lois du mouvement.
(28) Madame la
marquise Du Chastellet a traduit et commenté l'ouvrage de Newton, deux volumes
in-4°, Paris, 1749. Voltaire, qui a aussi commenté Newton, a peut-être
exagéré le mérite d'une personne qu'il aimait passionnément; mais ce travail
si sérieux et si difficile pour une femme est digne de tout éloge.
(29) Ce
dédain n'atteint pas seulement Aristote, et il s'étend jus-qu'à Descartes,
Leibniz et Malehranche, dont Laplace blâme les vains systèmes et les
hypothèses stériles.