LIVRE I:
L'ÂME
Chapitre
1: La méthode dans l’étude de l’âme.
Les
connaissances de tout genre sont pour nous belles et admirables; pourtant, une
connaissance peut être préférable à une autre pour deux raisons:
1°
son exactitude;
2°
la valeur et la supériorité de son objet.
Selon
ces deux motifs, l’étude de l’âme est à situer raisonnablement au
premier rang. De plus, la connaissance de l’âme apporte une grande
contribution à l’étude de la vérité tout entière et surtout à la
science de la nature, car l’âme est, pour résumer, le principe des
animaux.
Notre
étude aura deux parties:
1°
Connaître la nature et la substance de l'âme.
2°
Connaître les propriétés qui s’y rattachent, et dont les unes semblent être
des déterminations propres de l’âme elle-même, tandis que les autres
appartiennent aussi, mais par elle, à l’animal.
Mais
il est des plus difficiles que d’acquérir une connaissance assurée au
sujet de l’âme. Cette recherche, en effet, se trouvant commune à beaucoup
d’autres objets (j’entends la recherche de la substance et de
l’essence), on pourrait peut-être penser qu’il n’existe qu’une seule
méthode, applicable à tous les objets dont nous voulons connaître la
substance (comme c’est le cas de la démonstration, pour les propriétés dérivées),
de sorte que c’est cette méthode qu’il faudrait rechercher; si, d’un
autre côté, il n’existe pas de méthode unique et commune pour résoudre
la question de l’essence, notre tâche devient encore plus difficile, car il
faudra déterminer, pour chaque cas, quel est le procédé à employer. Et même
s’il était évident que ce procédé consiste en une certaine démonstration,
ou en une division, ou même en une autre méthode, il resterait encore bien
des problèmes et des incertitudes pour savoir de quelles données devrait
partir notre investigation: car les principes sont différents pour des choses
différentes, comme, par exemple, dans le cas des nombres et des surfaces.
Sans doute, est-il d’abord nécessaire de déterminer à quel genre l’âme
appartient et ce qu’elle est: je veux dire, si elle est une chose
individuelle et une substance a, ou une qualité, ou une quantité, ou encore
quelque autre des catégories que nous avons distinguées.
Il faut déterminer, en outre, si elle est au nombre des êtres en puissance
ou si elle n’est pas plutôt une entéléchie, car la différence n’est
pas sans importance.
On doit aussi examiner si l’âme est partageable ou sans parties, et si
toutes les âmes e sont de même espèce ou s’il n’en est rien, et, dans
ce cas, si elles diffèrent entre elles par l’espèce ou par le genre: car
les discussions et les investigations actuelles sur l’âme semblent porter
seulement sur l’âme humaine.
D’autre part, nous devons nous garder de passer sous silence la question de
savoir si la définition de l’âme est une, comme celle de l’animal, ou si
elle est différente pour chaque espèce d’âme, comme pour le cheval, le
chien, l’homme, le dieu; et, dans ce cas, l’animal en général ou bien
n’est rien, ou bien est postérieur. La même question se pose d’ailleurs
pour tout autre prédicat commun que l’on affirmerait.
De plus, en admettant qu’il n’existe pas une pluralité d’âmes, mais
seulement une pluralité de parties, faut-il examiner d’abord l’âme entière
ou ses parties? Il est difficile aussi de déterminer lesquelles de ces
parties sont naturellement distinctes les unes de autres, et s’il faut
commencer notre recherche par les parties ou par leurs fonctions: si, par
exemple c’est par l’acte de l’intellect ou l’intellect, par l’acte
de sentir ou la faculté sensitive, et ainsi de suite.
Et si les fonctions doivent nous retenir en premier lieu, on pourrait se
demander si l’étude de leurs opposés ne devrait pas encore les précéder,
par exemple le sensible avant la faculté sensitive, et l’intelligible avant
l’intellect.
Et il semble bien que, non seulement la connaissance de l’essence soit utile
pour étudier les causes des propriétés des substances (comme, dans les Mathématiques,
la connaissance de ce qu’est le droit et la courbe, ou de ce qu’est la
ligne et la surface, pour savoir à combien de droits les angles du triangle
sont égaux), mais encore, inversement, que la connaissance des propriétés
contribue, pour une grande part, à la connaissance de l’essence; c’est,
en effet, quand nous pourrons rendre compte, en accord avec l’expérience de
toutes les propriétés d’une substance, ou de la plu part, que nous serons
le plus à même de donner une définition de cette substance. Car le principe
de toute démonstration, c’est l’essence, de sorte que les définitions
qui n’entraînent pas la connaissance des propriétés, ou qui ne facilitent
même pas une conjecture à leur sujet, il est clair qu’elles sont toutes
dialectiques et vides.
Une difficulté se présente aussi à propos des affections de l’âme:
sont-elles toutes communes à l’être qui possède l’âme ou bien y en
a-t-il aussi quel qu’une qui soit propre à l’âme elle-même? Le déterminer
est indispensable, mais difficile. Il apparaît que, dans la plupart des cas,
il n’est aucune affection que l’âme puisse, sans le corps, subir ou
exercer: telle la colère, l’audace, l’appétit et, en général, la
sensation. S’il est pourtant une opération qui semble par excellence propre
à l’âme, c’est l’acte de penser; mais si cet acte est, lui aussi, une
espèce d’imagination ou qu’il ne puisse exister indépendamment de
l’imagination, il ne pourra pas davantage exister sans un corps.
Si donc il y a quelqu’une des fonctions ou des affections de l’âme qui
lui soit véritablement propre l’âme pourra posséder une existence séparée
du corps par contre, s’il n’y en a aucune qui lui soit propre, l’âme ne
sera pas séparée, mais il en sera d’elle comme du droit, qui, en tant que
droit a beaucoup d’attributs, par exemple celui d’être tangent à une sphère
d’airain en un point, alors que pourtant le droit à l’état séparé ne
peut la toucher ainsi: il est, en effet, inséparable puisqu’il est toujours
donné avec un corps. Or il semble bien que toutes les affections de l’âme
soient données avec un corps: le courage, la douceur, la crainte, la pitié,
l’audace, et, encore, la joie, ainsi que l’amour et la haine; car en même
temps que se produisent ces déterminations, le corps éprouve une
modification. Ce qui le montre en fait, c’est que, parfois, des causes
d’affections fortes et frappantes surviennent en nous, sans entraîner ni
irritation, ni crainte, tandis que, d’autres fois, des causes légères et
faiblement perçues suffisent à provoquer des mouvements, quand le corps est
déjà surexcité et se trouve dans un état comparable à la colère. Mais
voici une preuve plus claire encore en l’absence de toute cause de crainte,
on peut éprouver les émotions de la peur. S’il en est ainsi, il est évident
que les affections sont des formes engagées dans la matière.
Il en résulte que, dans leurs définitions, on doit tenir compte de cet état
de choses on définira, par exemple, la colère un mouvement de tel corps, ou
de telle partie, ou de telle faculté, produit par telle cause, pour telle
fin.
Et c’est pourquoi, dès lors, l’étude de l’âme relève du physicien,
soit qu’il s’agisse de l’âme tout entière, soit qu’il s’agisse de
l’âme telle que nous la décrivons. Le physicien et le dialecticien défini
raient ainsi différemment chacune de ces affections, ce qu’est, par
exemple, la colère: pour le dernier, c’est le désir de rendre l’offense,
ou quelque chose de ce genre; pour le premier, c’est l’ébullition du sang
qui entoure le cœur, ou bien l’ébullition du chaud. L’un rend compte de
la matière, et l’autre, de la forme et de la notion: car la notion est la
forme de la chose, mais il est nécessaire qu’elle se réalise dans telle
matière, si on veut qu’elle soit. C’est ainsi que la notion de la maison
est la suivante elle est un abri protecteur contre la destruction causée par
les vents, les pluies et les chaleurs. Mais tel la décrira comme des pierres,
des briques et des poutres, tel autre encore dira qu’elle est la forme réalisée
dans ces matériaux en vue de telle fin. Qui donc de ceux-ci est le physicien?
Est-ce celui qui s’intéresse à la matière et qui ignore la forme, ou
celui qui s’intéresse à la forme seule? N’est-ce pas plutôt celui qui
tient compte de l’une et de l’autre? Et que dire de chacun des deux
autres? Ne serait-ce pas qu’il n’y a personne pour traiter les déterminations
de la matière qui ne sont pas séparables, pas même-en les considérant
seulement en tant que séparables, mais que c’est du physicien que relèvent
toutes les activités. et passivités appartenant à un corps de telle nature
déterminée et à une matière de telle sorte? Quant aux propriétés des
corps qui ne sont pas considérées comme leur appartenant de cette façon,
c’est un autre que le physicien qui les étudiera: pour certaines, ce sera
l’artisan, le cas échéant, le charpentier ou le médecin, par exemple;
pour d’autres, qui, sans être séparables, ne sont pas considérées comme
des déterminations d’un corps d’une nature déterminée mais proviennent
d’une abstraction ce sera le mathématicien; pour celles enfin qui sont
considérées comme ayant une existence entièrement séparée, ce sera le métaphysicien.
Mais reprenons notre discours. Comme nous le disions, les affections de l’âme
sont inséparables de la matière physique des animaux; par suite c’est en
tant que telles qu’elles leur appartiennent, le courage et la crainte, par
exemple, et non pas à la façon de la ligne et de la surface.
Chapitre
2 : Les doctrines sur l’âme.
Puisque
nous étudions l’âme, il est nécessaire, en même temps que de poser des
problèmes que nous aurons à résoudre par la suite, de recueillir les
opinions de nos devanciers qui ont professé quelque doctrine à son sujet,
afin de tirer profit de ce qu’elles auront de juste, et d’éviter ce qui
ne l’est pas.
Le point de départ de notre investigation, c’est d’exposer les caractères
qui, de l’avis général, appartiennent éminemment à l’âme en vertu de
sa nature. Or l’animé diffère de l’inanimé, semble-t-il, par deux
caractères principaux: le mouvement et la sensation.
Et ce sont aussi, approximativement, ces deux conceptions que nous ont
transmises nos prédécesseurs au sujet de l’âme.
Certains
d’entre eux, en effet, disent que l’âme est par excellence et
primordialement le moteur. Et, dans la pensée que ce qui n’est pas mû
soi-même est incapable de mouvoir une autre chose, ils ont cru que l’âme
appartient à la classe des choses en mouvement.
De
là vient que DÉMOCRITE assure que l’âme est une sorte de feu et de
chaleur. Ses figures ou atomes sont, en effet, infinis, et ceux qui ont la
forme sphérique, il les appelle feu et âme; ils peuvent être comparés à
ce qu’on nomme les poussières de l’air, qui apparaissent dans les rayons
solaires à travers les fenêtres. De ces figures l’universelle réserve séminale
constitue, selon lui, les éléments de la nature entière (Même théorie
chez LEUCIPPE.) Et ceux d’entre ces atomes qui revêtent la forme sphérique
sont identifiés avec l’âme, parce que les figures de ce genre sont les
plus aptes à. pénétrer à travers toutes choses et à mouvoir le reste,
attendu qu’elles sont elles-mêmes en mouvement; et ces philosophes sont
d’avis que l’âme est ce qui imprime le mouvement aux animaux. C’est
pourquoi aussi la respiration est pour eux le caractère essentiel de la vie.
En effet, quand le milieu ambiant comprime les corps organiques et en fait
sortir celles des figures qui communiquent le mouvement aux animaux parce
qu’elles ne sont elles-mêmes jamais en repos, un renfort est apporté du
dehors à ces atomes par l’introduction d’autres figures de même nature,
dans l’acte respiratoire: car ces figures empêchent encore celles qui se
trouvent déjà à l’intérieur des animaux de s’échapper, en repoussant
ce qui comprime et condense. Et selon ces philosophes les animaux vivent aussi
longtemps qu’ils sont capables d’exercer cette résistance
Il
semble aussi que la doctrine des PYTHAGORICIENS ait la même signification.
Certains d’entre eux, en effet, ont déclaré que l’âme, ce sont les
poussières de l’air, d’autres, que c’est ce qui les meut; et au sujet
de ces poussières, on fait remarquer qu’elles nous paraissent
continuellement en mouvement, même quand le calme est complet.
La
même tendance est celle de ceux qui définissent l’âme ce qui se meut
soi-même; ils semblent tous penser, en effet, que le mouvement est le caractère
le plus propre de l’âme, et que toute chose est mue par l’âme, mais que
celle-ci se meut par elle- même; la raison en est qu’on ne voit aucun
moteur qui ne soit lui-même mû.
De
même encore ANAXAGORE assure que l’âme est la cause motrice, et c’est
aussi l’opinion de tout autre philosophe s’il en fut, qui a admis que
l’intelligence a imprimé le mouvement à l’Univers. La position
d’ANAXAGORE n’est cependant pas tout à fait celle de DÉMOCRITE. Celui-ci,
en effet, identifie absolument âme et intelligence, puisque, selon lui, le
vrai c’est ce qui apparaît aussi approuve-t-il HOMÈRE de dire dans un vers
que "Hector était étendu, la raison égarée "; il ne traite donc
pas l’intelligence comme une faculté de con naître la vérité, mais il
identifie âme et intelligence. ANAXMIORE, lui, s’exprime moins clairement
à leur sujet: à maintes reprises, il assure que la cause du beau et de
l’ordre, c’est l’intelligence, mais ailleurs il identifie
l’intelligence avec l’âme, puisqu’il l’attribue à tous les animaux,
grands et petits, supérieurs et inférieurs. Or il n’apparaît pourtant pas
que l’intelligence entendue au sens de prudence appartienne également à
tous les animaux, ni même à tous les hommes.
Ainsi,
tous les philosophes qui ont porté leur attention sur le fait que l’animé
se meut, ont considéré l’âme comme le moteur par excellence. Au contraire
ceux qui se sont attachés surtout au fait que l’animé connaît et perçoit
les êtres, ceux-là disent que l’âme consiste dans les principes: pour
ceux qui admettent plusieurs principes, l’âme est identique à ces
principes, et pour ceux qui n’en admettent qu’un, l’âme est ce principe
même. C’est ainsi qu’EMPÉDOCLE déclare qu’elle est composée de tous
les éléments, chacun de ces éléments étant aussi une âme Voici, du
reste, ses propres paroles:
"C’est
par la terre que nous voyons la terre, par l’eau, l’eau,
"Par
l’éther, le divin éther, le feu par le feu,
"Par
l’amour, l’amour, et la haine par la triste haine."
De
là même manière, PLATON, dans le Timée, façonne l’âme à partir
des éléments, car pour lui le semblable est connu par le semblable, et les
choses sont constituées par les principes. De même aussi, dans ses leçons
sur la Philosophie, on trouve établi que l’Animal-en-soi provient de l’Idée
même de l’Un, et de la longueur, de la largeur et de la profondeur premières,
et que les autres êtres sont aussi composés d’une manière semblable.
PLATON s’exprime encore autrement: l’intelligence est l’Un, et la
science, le deux, car elle s’avance, d’une direction unique vers un seul
point; le nombre de la surface est l’opinion, et celui du volume, la
sensation. Les nombres, en effet, étaient expressément identifiés avec les
Idées mêmes et lés principes, et ils sont constitués à partir des éléments;
d’autre part, les choses sont saisies, les unes par l’intelligence,
d’autres par la science, d’autres encore par l’opinion, d’autres enfin
par la sensation, et ces nombres sont en même temps les Idées des choses.
Et
comme il leur semblait que l’âme est aussi bien motrice que cognitive de
cette manière, certains philosophes l’ont façonnée à partir de ces deux
principes, en déclarant que l’âme est un nombre qui se meut lui-même.
Mais
les opinions diffèrent au sujet de la nature et du nombre des principes; la
différence existe surtout entre ceux qui les font corporels et ceux qui les
fonts incorporels, et de tous ceux-là diffèrent également ceux qui opèrent
un mélange et a qui tirent des deux sources la définition de leurs
principes.
Les
divergences s’appliquent aussi au nombre des principes: les uns disent
qu’il n’y en a qu’un, les autres, plusieurs. Et c’est en demeurant
conséquents avec leurs doctrines qu’ils ont rendu compte de la nature de
l’âme: ils ont cru, non sans raison, que ce qui est naturellement moteur
fait partie des principes.
D’où
l’opinion est venue à certains philosophes que l’âme est feu, car le feu
est le plus subtil et le plus incorporel des éléments et, en outre, c’est
lui qui, primitivement, est mû et meut les autres choses.
DÉMOCRITE
s’est exprimé d’une façon plus ingénieuse et a montré la raison pour
laquelle chacun de ces deux caractères appartient à l’âme: l’âme et
l’intelligence sont, dit-il, une seule réalité, cette réalité est l’un
des corps premiers et indivisibles, et elle est motrice en raison de la
subtilité et de la figure de ses atomes; d’autre part, il assure que, de
toutes les formes, la forme sphérique est la plus aisée à mouvoir, et que
telle est précisément la forme de l’intelligence et du feu.
ANAXAGORE,
qui semble soutenir que l’âme est une chose distincte de l’intelligence,
ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, traite en réalité l’une et
l’autre comme une nature unique, excepté toutefois que c’est de préférence
l’intelligence qu’il pose comme principe de tous les êtres; en tout cas,
il assure que, seule de tous les êtres, elle est simple, sans mélange et
pure Et il assigne au même principe les deux puissances, savoir la
connaissance et la motricité, quand il dit que c’est l’intelligence qui a
mis en mouvement l’Univers.
Il
semble aussi que THALÈS, d’après ce qu’on rapporte, ait pensé que l’âme
est une force motrice, s’il est vrai qu’il a pré- tendu que la pierre
d’aimant possède une âme parce qu’elle attire le fer.
Pour
DIOGÈNE (comme aussi pour certains autres), l’âme, c’est l’air, car il
pensait que l’air est le plus subtil de tous les corps et le principe même;
et telle est la raison pour laquelle l’âme connaît et meut: en tant que
l’air est premier et que le reste en dérive, il connaît, et en tant
qu’il est le plus subtil, des corps, il est moteur.
HÉRACLITE
prend aussi l’âme pour principe, puisqu’elle est, selon lui,
l’exhalaison dont les autres choses sont constituées. Il ajoute que ce
principe est ce qu’il y a de plus incorporel, et qu’il est en un flux perpétuel;
que, d’autre part, le mû est connu par le mû, car, pour lui, comme pour la
plupart des philosophes, tous les êtres sont en mouvement.
Sensiblement
la même paraît avoir été l’opinion d’ALCMÉON sur l’âme. Il prétend,
en effet, qu’elle est immortelle par sa ressemblance avec les êtres
immortels, et que cette ressemblance lui appartient en vertu de son éternel
mouvement, car toutes les choses divines se meuvent toujours d’une façon
continue, la Lune, le Soleil, les astres et. Ciel tout entier.
Parmi
les philosophes d’une pensée plus superficielle, certains ont professé même
que l’âme est eau, par exemple HIPPON; leur conviction semble provenir du
fait que la semence, chez tous les animaux, est humide car HIPPON réfute ceux
qui prétendent que l’âme est le sang, en disant que la semence n’est pas
du sang et que c’est elle qui est l’âme primitive.
D’autres,
comme CRITIAS, ont soutenu que l’âme est le sang, dans la pensée que la
sensation est l’attribut le plus propre de l’âme, et que cet attribut est
dû à la nature du sang.
Car
tous les éléments ont trouvé leur défenseur, à l’exception de la terre:
celle-ci, personne ne l’a adoptée, sauf celui-là, s’il en fut, qui a déclaré
que l’âme provient de tous les éléments, ou qu’elle est tous les éléments.
Ainsi
donc, tous ces philosophes définissent l’âme par trois caractères,
peut-on dire: le mouvement, la sensation, l’incorporéité, et chacun de ces
caractères est rapporté aux principes posés C’est pourquoi ceux qui définissent
l’âme par la connais s font d’elle soit un élément, soit un composé
l’éléments professant ainsi, à l’exception d’un seul, des opinions
voisines les unes des autres. Ils disent, en effet, que le semblable est connu
par le semblable, et, comme l’âme connaît toutes choses, ils la
constituent à partir de tous les principes.
Ainsi,
les philosophes qui n’admettent qu’une seule cause et qu’un seul élément,
par exemple le feu ou l’air, posent l’âme comme formée aussi d’un seul
élément, tandis que ceux qui reconnaissent une pluralité de principes
introduisent aussi la pluralité dans sa composition.
ANAXAGORE
est à sou tenir que l’intelligence est impassible et qu’elle n’a rien
de commun avec aucune autre chose. Mais si telle est sa nature, comment connaîtra-t-elle
et par quelle cause? ANAXAGORE ne l’a pas expliqué, et on ne peut pas non
plus l’inférer clairement de ses paroles.
Tous
ceux qui introduisent des contrariétés dans leurs principes constituent
aussi l’âme à partir des contraires; par contre, ceux qui n’ad mettent
comme principes que l’un ou l’autre des deux contraires, par exemple le
chaud ou le froid, ou quelque autre qualité de ce genre, réduisent pareille-
ment l’âme à l’un ou l’autre de ces contraires. C’est aussi pourquoi
ils se laissent guider par les dénominations: ceux qui identifient l’âme
avec le chaud assurent que c’est pour cela que le mot v a été créé; ceux
qui, au contraire, l’identifient avec le froid, affirment que c’est à
cause de la respiration et du refroidissement qu’elle est appelée souffle.
Telles
sont donc les opinions traditionnelles sur l’âme et les raisons pour
lesquelles on s’est prononcé de cette façon.
Chapitre
3 : L'âme se meut-elle elle-même?
Il
faut examiner d’abord ce qui concerne le mouvement. Sans doute, en effet,
non seulement il est faux de se représenter la substance de l’âme comme à
ceux qui définissent l’âme ce qui se meut soi-même ou est capable de se
mouvoir soi-même, mais encore il est complètement impossible que le
mouvement appartienne à l’âme.
Que
le moteur ne soit pas nécessairement mû lui- même, c’est ce que nous
avons établi antérieurement
Toute
chose peut se mouvoir de deux façons: ou bien par autre chose, ou bien par
elle- même. Se meut par autre chose, disons-nous tout ce qui est mû par le
fait d’être contenu dans une chose mue, par exemple les matelots, lesquels
ne se meuvent pas de la même façon que le bateau. Celui-ci se meut par lui-même,
et les matelots parce qu’ils se trouvent dans le bateau en mouvement. Cela
est évident si on considère leurs membres: en effet, le mouvement propre des
pieds est la marche, qui est aussi le mouvement propre de l’homme; or la
marche n’est pas alors attribuée aux matelots.
Le
terme " être mû " pouvant s’entendre de ces deux façons, nous
avons maintenant à examiner au sujet de l’âme, si elle se meut par elle-même
et si elle a le mouvement en partage. Les mouvements étant de quatre espèces,
translation, altération, diminution et accroissement, c’est soit de l’un
d’eux que l’âme pourra se mouvoir, soit de plusieurs, soit de tous. Or si
elle n’est pas mue par accident, c’est naturellement qu’elle possèdera
le mouvement. Mais s’il en est ainsi, elle sera aussi dans un lieu, car tous
les mouvements dont nous venons de parler sont dans le lieu.
De
plus, si l’essence de l’âme est de se mouvoir soi-même, ce n’est pas
par accident que le mouvement lui appartiendra, comme c’est le cas pour le
blanc ou le long-de-trois-coudées: ces déterminations se meuvent bien aussi,
mais seulement par accident, car c’est le sujet auquel elles appartiennent
qui se meut en réalité, c’est-à-dire le corps; et telle est la raison
pour laquelle il n’y a pas de lieu naturel pour elles. Mais l’âme en aura
un, s’il est vrai qu’elle a naturellement le mouvement en partage.
—
De plus, si l’âme se meut naturellement, elle pourra aussi être mue d’un
mouvement forcé; et si elle est mue d’un mouvement forcé, elle pourra
aussi se mouvoir naturellement Et il en est de même en ce qui concerne le
repos, car le terminus ad quem du mouvement naturel d’une chose est aussi le
lieu de son repos naturel, et, pareillement, le terminus ad quem de son
mouvement forcé est le lieu de son repos forcé. Mais quels pourront bien être
les mouvements ou les repos forcés de l’âme? Même en voulant l’imaginer
il n’est pas facile d’en rendre compte.
De
plus, si elle se meut vers le haut, l’âme sera feu, et si c’est vers le
bas, elle sera terre car tels sont les mouvements de ces corps Et le même
raisonnement s’appliquera aussi aux mouvements intermédiaires.
Autre
difficulté: puisqu’il apparaît en fait que l’âme meut le corps, on peut
raisonnablement supposer qu’elle lui imprime les mouvements par lesquels
elle est elle-même mue; mais s’il en est ainsi, il est vrai de dire,
inversement, que le mouvement par lequel le corps se meut est aussi celui qui
meut l’âme. Or le corps se mouvant par translation l’âme devrait aussi
changer de la même façon que lui, se déplaçant soit dans sa totalité,
soit dans ses parties j. Mais si cela était possible, il serait possible également
qu’elle s’éloignât du corps et qu’elle y rentrât, et il en résulterait
que les animaux morts pourraient ressusciter.
Mais
dira-t-on un mouvement par accident peut aussi être imprimé à l’âme par
autre chose qu’elle- même, puisque l’animal peut être poussé par un
mouvement forcé. Certes, mais alors il ne faut pas admettre qu’une chose
essentiellement mobile par soi puisse être mue par une autre chose, sinon par
accident, pas plus que ce qui est bon par soi ou pour soi ne peut l’être
par autre chose ou en vue d’autre chose. Et, en supposant que l’âme soit
mue, c’est par les choses sensibles qu’on pourra soutenir, avec le plus de
vraisemblance, qu’elle est mue.
Mais,
en outre, dire que l’âme se meut elle-même, c’est dire que c’est
elle-même qui sera mue; de sorte que, tout mouvement étant un déplacement
du mû en tant qu’il est mû, l’âme sera dépouillée de sa substance, si
du moins ce n’est pas par accident qu’elle se meut elle-même, mais si le
mouvement appartient à sa substance même, par soi.
Certains
philosophes soutiennent même que l’âme meut le corps dans lequel elle réside,
de la façon dont elle se meut elle-même. Telle est, par exemple, l’opinion
de DÉMOCRITE, lequel s’exprime à peu près comme PHILIPPE, l’auteur
comique. Ce dernier dit, en effet, que Dédale rendit mobile son Aphrodite de
bois en y versant du vif-argent. Or c’est de la même façon que s’exprime
DÉMOCRITE: il dit, en effet, que les sphères indivisibles, qui sont en
mouvement parce qu’il est de leur nature de ne jamais demeurer en repos,
entraînent et meuvent le corps entier. Mais nous demanderons, à notre tour,
si ce sont ces mêmes atomes qui produisent aussi le repos. Comment ils le
produiraient, voilà qui est difficile, ou même im possible, à expliquer Et,
en général, il n’apparaît pas que ce soit de cette façon que l’âme
meut l’animal; c’est en réalité par un certain choix et une certaine
pensée
C’est
de la même manière également que le Timée donne une explication physique
de l’action motrice de l’âme sur le corps. L’âme, en effet, se mouvant
elle-même, meut aussi le corps, en raison de ce qu’elle est entrelacée
avec lui. Car, après l’avoir constituée à partir des éléments et
l’avoir partagée selon les nombres harmoniques, afin qu’elle eût en elle
un sentiment inné de l’harmonie et que l’Univers accomplît des
mouvements harmonieux, le démiurge a courbé en cercle la dimension
rectiligne, et, ayant divisé l’unité en deux cercles rattachés en deux
points, il a divisé l’un de ces cercles, à son tour, en sept cercles, étant
donné que dans ce système les révolutions du Ciel sont les mouvements mêmes
de l'âme.
Mais
en premier lieu, il est faux de soutenir que l'âme soit une grandeur. Il est
évident en effet, que, dans l’intention du Timée, l’âme du Monde est de
la nature de ce qui est nommé l’intellect, car elle ne peut assurément être
comparée à l’âme sensitive ou à l’âme appétitive, dont le mouvement
n’est pas une translation circulaire. Or l’intellect est un et continu à.
la façon de l’intellection, et l’intellection est identique à ses
concepts. D’autre part, ceux-ci ont une unité de consécution comme le
nombre, mais non comme la grandeur. C’est pourquoi l’intellect, non plus,
n’est pas continu en ce dernier sens, mais ou bien il est impartageable, ou
bien il est continu, mais non comme une grandeur.
Comment,
en effet, pensera-t-il, étant une grandeur? Sera-ce par sa totalité ou par
l’une quelconque de ses parties? Par une partie, c’est-à-dire soit selon
une grandeur, soit selon un point (si l’on doit, du moins, appeler ce
dernier une partie). Si donc c’est selon un point, les points étant infinis
en nombre, il est clair que jamais l’intellect ne pourra les parcourir. Si
c’est selon une grandeur, il pensera plusieurs fois, ou même un nombre
infini de fois, le même objet. Or, manifestement, il- ne le petit faire
qu’une fois. Et s’il suffit pour lui d’entrer en contact par l’une
quelconque de ses parties, pourquoi exiger qu’il se meuve circulairement ou
même, absolu ment, -qu’il ait une grandeur? Mais s’il est nécessaire,
pour qu’il pense, qu’il y ait contact par le cercle entier, que devient le
contact par les parties? Et, de plus, comment pensera-t-il le partageable par
l’impartageable, ou l’impartageable par le partageable? Et il est nécessaire
que l’intellect soit ce cercle-là, car, pour l’esprit, son mouvement est
l’intellection, et, pour le cercle, la translation circulaire.
Si
donc l’intellection est la translation circulaire, l’intellect sera le
cercle doué d’une telle translation circulaire, savoir l’intellection.
Mais
quel objet pensera-t-il donc éternellement Il faut bien qu’il y en ait un,
si la translation circulaire est éternelle. Pour les pensées pratiques, en
effet, il existe des limites (car toutes ont en vue une autre chose), et les
pensées théorétiques sont limitées de la même manière que leurs
expressions logiques. Or toute expression logique est définition ou démonstration.
La démonstration part d’un principe, et a en quelque sorte pour fin le
syllogisme ou la conclusion; et même si les démonstrations ne sont pas limitées,
du moins ne reviennent-elles pas sur elles-mêmes dans la direction du
principe, mais, par l’adjonction successive d’un moyen et d’un extrême,
elles s’avancent en ligne droite. Les définitions sont également toutes
limitées.
De
plus puisque la même translation circulaire s’accomplit plusieurs fois, il
faudra que l’intellect pense plusieurs fois le même objet.
De
plus, l’intellect ressemble davantage à un repos ou à un arrêt qu’à un
mouvement, et il en est de même du syllogisme. Et, d’autre part, n’est
pas souverainement heureux ce qui est difficile et forcé. Or si le
mouvement de l’âme est la négation de son essence, c’est contrairement
à sa nature qu’elle sera mue.
Il
est pénible aussi d’être mêlé au corps sans pouvoir s’en délier, et,
de plus, c’est à éviter, s’il est vrai qu’il est meilleur pour
l’intellect de ne pas être uni à un corps, comme on a coutume de le dire
et comme beaucoup en conviennent.
De
plus, la cause de la translation circulaire du Ciel demeure obscure: ce
n’est pas la substance de l'âme qui est la cause de ce mouvement
circulaire, mais c’est par accident que l’âme se meut ainsi; ce n ‘est
pas non plus le corps qui est cette cause ce serait plutôt encore l’âme
que le corps. On ne dit même pas que ce soit meilleur ainsi. Et pourtant il
faudrait que la raison pour laquelle Dieu fait l’âme se mouvoir en cercle fût
qu’il est meilleur pour elle de se mouvoir que de rester en repos, et de se
mouvoir ainsi plutôt qu'autrement.
Mais
puisqu'un examen de cette sorte est plus approprié à d’autres études,
laissons-le de côté pour le moment.
Voici
encore une absurdité en traînée par cette doctrine et par la plupart de
celles qui traitent de l’âme c’est qu’elles unissent et placent l’âme
dans un corps, sans préciser en rien la raison de cette union, ni comment le
corps se comporte. Pourtant il peut sembler qu’une telle explication soit
indispensable: car c’est en vertu de leur communauté que l’une agit et
l’autre pâtit, que l’un est mû et l’autre meut; et aucun de ces
rapports réciproques n’appartient à des choses prises au hasard.
Or
ces philosophes s’efforcent seulement d’expliquer la nature de l’âme,
mais, en ce qui concerne le corps qui la recevra, ils n’apportent aucune détermination
supplémentaire: comme s’il était possible que, conformément aux mythes
pythagoriciens, une âme quelconque pût revêtir un corps quelconque! C’est
absurde, car il semble bien que chaque corps possède une forme et une figure
qui lui est propre, et c’est s’exprimer à peu près comme si on disait
que l’art du charpentier peut descendre dans des flûtes: il faut, en effet,
que l’art se serve de ses outils, et l’âme de son corps.
Chapitre
4 : L’âme-harmonie et l’âme-nombre se mouvant elle-même?
Mais
une autre opinion nous a été transmise au sujet de l’âme, opinion qui,
pour beaucoup de philosophes, n’est pas moins convaincante qu’aucune de
celles que nous avons indiquées, et qui a fourni des raisons ressemblant à
une vérification de comptes, jusque dans les discours répandus dans le
public.
Ses
partisans, en effet, disent que l’âme est une sorte d’harmonie, car pour
eux l’harmonie est une fusion et une composition de contraires, et le corps
est composé de contraires.
Pourtant
l’harmonie est une certaine proportion. ou une composition des choses mélangées,
et l’âme ne peut être ni l’une, ni l’autre.
De
plus, le mouvoir ne relève pas de l’harmonie, mais de l’âme, à qui tous
les philosophes, pour ainsi dire, l’assignent comme caractère principal.
C’est la santé, et, d’une manière générale, les vertus corporelles
qu’il convient de nommer harmonie, plutôt que l’âme.
L’évidence
est complète si on tente d’attribuer les affections et les actes de l’âme
à une harmonie déterminée, car l’ajustement est difficile.
De
plus, quand nous parlons d’"harmonie", nous avons deux
significations en vue: d’abord, au sens fondamental, qui s’applique aux
grandeurs, dans le cas où elles possèdent mouvement et position,
l’harmonie signifie la composition de ces grandeurs, quand elles sont disposées
de façon à prévenir l’introduction de tout autre élément homogène; en
un second sens, dérivé du premier, l’harmonie est la proportion des choses
mélangées. Or, en aucun de ces deux sens, il n’est raisonnable d’appeler
l’âme une harmonie. Que, notamment, l’âme soit la composition des
parties du corps, c’est ce qu’il est par trop facile de réfuter. En
effet, les compositions des parties du corps sont multiples et variées: de
quelle partie du corps ou de quelle sorte de composition faut-il donc se représenter
l’intellect comme une composition? Que dire de l’âme sensitive ou désirante?
Mais
il est tout aussi absurde de prétendre que l’âme est la proportion du mélange,
car ce n’est pas suivant la même proportion que s’opère le mélange d’éléments
qui constitue la chair et celui qui constitue l’os. Il en résulterait ainsi
qu’il y aurait plusieurs âmes réparties dans le corps entier s’il est
vrai, d’une part, que chaque partie du corps est composée des éléments mélangés
dans des proportions différentes, et, d’autre part, que la raison du mélange
est une harmonie, c’est-à-dire une âme.
On
pourrait aussi poser à EMPÉDOCLE la question suivante: puisqu’il prétend
que chacune de ces parties du corps consiste dans une certaine proportion,
est-ce donc que l’âme est la proportion, ou n’est-elle pas plutôt dans
ce système quelque autre chose qui s’ajoute aux parties? De plus, est-ce
que l’Amitié est la cause de n’importe quel mélange ou du mélange
suivant la proportion? Et l’amitié est-elle, dans ce cas, la proportion
elle-même, ou bien n’est-elle pas distincte de la pro portion et autre
chose qu’elle?
Telles
sont donc les difficultés que soulèvent ces doctrines Mais, d’un autre côté,
si l’âme est autre chose que le mélange, pourquoi donc alors s’évanouit-elle
en même temps que la quiddité de la chair ou de celle des autres parties de
l’animal? Et, en outre si l’âme n’est pas la proportion du mélange, et
que l’on refuse, par suite, une âme à chacune des parties du corps,
qu’est-ce qui périt quand l’âme quitte le corps.
Qu’ainsi
l’âme ne puisse ni être une harmonie, ni se mouvoir circulairement, cela
est évident d’après ce que nous avons dit.
Mais,
par accident, elle peut être mue, ainsi que nous l’avons indiqué et elle
peut aussi se mouvoir elle-même: je veux, dire que le sujet dans lequel elle
réside peut être mû et qu’il peut être mû par l’âme; d’aucune
autre façon, elle ne peut se mouvoir dans le lieu.
On
pourrait plus légitimement demeurer dans le doute au sujet du mouvement de
l’âme, si on considérait des faits tels que ceux que nous allons citer
Nous disons, en effet, de l’âme qu’elle est triste ou joyeuse, audacieuse
ou craintive, et aussi irascible, sensitive, pensante; et toutes ces déterminations
nous semblent être des mouvements. On en pourrait inférer que l’âme est
mue. Cette conséquence n’est cependant pas nécessaire. Qu’on suppose, en
effet, tant que l’on voudra, que la tristesse, la joie ou la pensée soient
des mouvements, que chacun de ces états consiste dans un mouvement subi et
que ce mouvement soit causé par l’âme; que, par exemple, la colère ou la
crainte, c’est tel mouvement déterminé du cœur, et la pensée discursive,
un mouvement, soit du même organe sans doute, soit de quelque autre, ces états
étant ainsi, les uns des mouvements de translation de certaines parties du
corps, les autres des mouvements d’altération (quant à préciser quelles
sortes de mouvement et comment ils ont lieu, c’est une autre question); dire
alors que l’âme est en colère, c’est comme si l’on prétendait que
c’est l’âme qui tisse ou qui construit Il est sans doute préférable, en
effet de ne pas dire que l’âme éprouve de la pitié, apprend ou pense, et
de dire que c’est l’homme, par son âme. Non pas que nous entendions par là
que le mouvement soit dans l’âme, mais que tantôt il aboutit à l’âme
et que tantôt il émane d’elle: la sensation, par exemple, prenant son
point de départ dans les objets déterminés et la remémoration, par contre,
partant de l’âme vers les mouvements ou leurs résidus que la sensation a
laissés dans les organes sensoriels.
Quant
à l’intellect il semble bien survenir en nous comme possédant une
existence substantielle, et n’être pas sujet à la corruption. Car il
pourrait tout au plus périr sous l’action de l’affaiblissement dû à la
vieillesse. Mais, en réalité, il en est, sans doute, en ce cas, comme pour
les organes des sens: si le vieillard recouvrait un oeil de bonne qualité il verrait aussi clair que le jeune homme. C’est donc que la vieillesse est
due, non pas à une affection quelconque de l’âme, mais à une affection du
sujet où elle réside, comme il arrive dans l’ivresse et les maladies.
L’exercice de la pensée et de la connaissance déclinent donc quand un
autre organe intérieur est détruit mais, en lui-même, l’intellect est
impassible. Et la pensée, ainsi que l’amour ou la haine, sont des
affections, non pas de l’intellect, mais du sujet qui le possède, en tant
qu’il le possède. C’est pourquoi aussi, ce sujet une fois détruit, il
n’y a plus ni souvenirs, ni amitiés: ce ne sont pas, en effet, disions-
nous les affections de l’intellect, mais du composé qui a péri, et
l’intellect est sans doute quelque chose de plus divin et d’impassible.
Qu’ainsi
il ne soit pas possible que l’âme soit mue, cela résulte clairement de ce
que nous venons de dire, et si elle n’est absolument pas mue, il est évident
qu’elle ne peut non plus l’être par elle-même.
Mais
des opinions que nous avons énumérées, la plus déraisonnable de beaucoup,
c’est de soutenir que l’âme est un nombre qui se meut soi- même; car ses
partisans s’engagent d’abord dans les impossibilités résultant de
l’opinion que l’âme se meut, et aussi dans celles qui sont spéciales aux
philosophes pour qui l’âme est un nombre.
Comment,
en effet, faut-il concevoir une unité en mouvement? Par quoi sera-t-elle mue,
et comment puisqu’elle est sans partie et indifférenciée? Car si elle est
à la fois motrice et mobile, il faut bien qu’il existe en elle une différenciation.
De
plus, puis que les partisans de cette théorie disent que la ligne en
mouvement engendre la surface, et le point la ligne, les mouvements des unités
de l’âme seront aussi des lignes, puisque le point, c’est une unité
occupant une position; et le nombre de l’âme doit dès lors être quelque
part et occuper une position.
De
plus, si d’un nombre on retranche un nombre ou même une unité, le reste
est un autre nombre. Au contraire, les plantes et un grand nombre d’animaux
continuent de vivre une fois divisés, et ils paraissent bien posséder spécifiquement
la même âme dans chaque segment.
Il
peut sembler d’ailleurs qu’il importe peu de parler d’unités ou de
petits corpuscules; car si les atomes sphériques de DÉMOCRITE devenaient des
points et que seule leur quantité numérique restât invariable, il devrait y
avoir dans cette quantité une partie des points qui fût motrice et une autre
partie qui fût mobile, comme cela arrive dans le continu. En effet, ce que
nous venons de dire des atomes ne dépend pas d’une différence dans leur
grandeur ou leur petitesse, mais seulement de ce qu’ils sont une quantité
numérique. Aussi est-il nécessaire qu’il y ait quelque chose pour mouvoir
les unités de l’âme. Mais si, dans l’animal, le moteur, c’est l’âme,
il doit en être de même dans le nombre, de sorte que ce n’est pas le
moteur et l mû qui seront l’âme, mais le moteur seulement. Et comment
alors est-il possible que cette cause soit une unité? Il faudrait, en effet,
qu’il y eût quelque différence entre cette unité et les autres. Or le
point arithmétique, quelle différence peut-il avoir autre que la position?
Si,
alors, d’autre part les unités du corps et les points sont différents des
unités de l’âme, ces unités de l’âme seront dans le même lieu que les
points du corps chaque unité occupera, en effet, la place d’un point. Or
qui empêche que si, dans le même lieu, il y a deux points, il n’y en ait
un nombre infini? Car les choses dont le lieu est indivisible le sont aussi
elles-mêmes. Si, au con- traire, les points du corps sont le nombre même de
l’âme, autrement dit si le nombre des points du corps est l’âme,
pourquoi tous les corps n’ont-ils pas une âme? Tous les corps, en effet,
semblent bien contenir des points, et même en nombre infini. De plus, comment
est-il possible que ces points soient séparés et déliés des corps, si du
moins on admet que les lignes ne se résolvent pas en points?
Chapitre
5: L’âme-nombre, suite. L’âme présente en toutes choses? L’unité de
l’âme.
XÉNOCRATE
en arrive ainsi, comme nous l’avons dit d’une part, à professer la même
doctrine que les philosophes qui font de l’âme un corps subtil, et,
d’autre part, étant donné qu’à l’exemple de DÉMOCRITE il soutient que
le mouvement de l’animal vient de l’âme, à s’embarrasser dans des
difficultés qui lui sont propres S’il est vrai, en effet que l’âme soit
répartie dans tout le corps sentant, deux corps occuperont nécessairement le
même lieu, du moment que l’âme est un corps; et ceux qui soutiennent que
l’âme est un nombre, doivent admettre que dans un point unique il y aura
plusieurs points, ou bien que tout corps aura une âme, à moins que le nombre
qui est l’âme ne soit un nombre différent qui sur vienne en nous, un
nombre autre que celui des points existant dans le corps.
Autre
conséquence: l’animal est mû par le nombre, de la façon dont nous avons
dit que DÉMOCRITE le faisait mouvoir. Quelle différence, en effet, y a-t-il
entre parler de petites sphères ou de grandes unités, ou, simplement,
d’unités en mouvement? D’une façon comme de l’autre, les mouvements de
l’animal sont nécessairement dus à leurs propres mouvements.
Aussi
ceux qui combinent dans la même définition le mouvement et le nombre en
arrivent-ils à, ces difficultés et à bien d’autres de même genre Car à
l’aide de ces caractères, il est impossible non seulement de former la définition
de l’âme, mais même de constituer ses propriétés dérivées. Cela
devient évident dès que l’on essaie de partir de cette définition pour
rendre compte des affections et des actions de l’âme, telles que le
raisonnement, la sensation, le plaisir, la douleur, et ainsi de suite. Ainsi
que nous l’avons déjà dit plus haut il n’est même pas facile de
conjecturer ces états en partant de ces caractères.
Tels
sont les trois modes traditionnels d’après lesquels on a défini l’âme:
les uns l’ont présentée comme le moteur par excellence, par le fait
qu’elle est quelque chose qui se meut soi-même, d’autres, comme le corps
le plus subtil et le plus incorporel de tous. Mais à quelles difficultés et
à quelles contra dictions ces doctrines aboutissent, nous l’avons
suffisamment exposé. Il nous reste à examiner de quel droit on prétend que
l’âme est composée d’éléments.
La
raison qu’on donne, c’est qu’on permet ainsi à l’âme de percevoir
les êtres et de connaître chacun d’eux; mais cette opinion entraîne inéluctablement
à de multiples impossibilités. On pose, en effet, que le semblable est connu
par le semblable, comme si l’on supposait que l’âme con siste dans ses
objets mêmes. Or les éléments ne sont pas les seuls objets de l’âme:
l’âme connaît beaucoup d’autres choses, ou plutôt, dirons-nous, un
nombre infini d’autres choses, et ce sont toutes celles qui sont composées
des éléments.
Admettons
alors que l’âme soit capable de connaître et de percevoir les éléments
constitutifs de tous ces composés; mais le composé même, par quoi le connaîtra-t-elle
ou le perce par exemple, ce qu’est DIEU, ou l’homme, ou la chair, ou
l’os, et pareillement n’importe quel autre composé? Chacun d’eux, en
effet, ne consiste pas dans les éléments assemblés d’une façon
quelconque, mais assemblés suivant une certaine proportion et composition,
comme le dit de l’os EMPÉDOCLE lui-même:
"Et
la terre bienveillante, dans ses amples creusets,
"Reçut
deux, sur huit parties, de l’éclatante Nestis,
"Et
quatre d’Héphaïstos. Et les os blancs naquirent"
On
ne retiré donc aucun bénéfice de la présence des éléments dan l’âme
si on n’y fait entrer aussi les proportions et la composition. En effet,
chaque élément connaîtra son semblable, mais l’os ou l’homme, il n’y
aura rien pour le connaître, à moins qu’ils ne soient, eux aussi, présents
dans l’âme. Or que ce ne soit là une impossibilité, il n’est pas besoin
de le dire; car qui oserait se demander si, dans l’âme, résident la pierre
ou l’homme? Pareillement pour le bien et le non-bien, et de même aussi pour
le reste.
De
plus, l’Être se prenant en de multiples acceptions (car il signifie la
substance, ou la quantité, ou la qualité, ou quelque autre des catégories
que nous avons distinguées), est-ce, ou non, à partir de toutes ces catégories
que l’âme sera constituée? Il ne semble pas qu’il y ait des éléments
communs à toutes Est-ce donc que l’âme est formée seulement de ces éléments
qui entrent dans la composition des substances? Comment alors connaîtra-t-elle
aussi chacune des autres catégories? Dira-t-on, au contraire, que, pour
chaque genre, il y a des éléments et des principes spéciaux dont l’âme
est constituée? Elle sera alors, à la fois, quantité, qu et substance. Or
il est impossible que, des éléments de la quantité, résulte une substance
qui ne soit pas une quantité. Pour ceux qui prétendent que l’âme est
composée de tous les éléments, telles sont donc les difficultés, et
d’autres de même nature, où ils aboutissent.
Mais
il est, en outre, absurde de soutenir que le semblable ne peut être affecté
par le semblable, alors que, d’autre part, ils prétendent que le semblable
est perçu par le semblable, et le semblable connu par le semblable, car
sentir, comme d’ailleurs penser et con naître, c’est, selon leurs propres
principes, subir une passion et un mouvement.
Il
y a beaucoup de difficultés et d’embarras à soutenir, comme le fait EMPÉDOCLE
que chaque élément est connu par ses éléments corporels et par
relation avec son semblable. Ce que nous allons dire va le confirmer Car
toutes les parties du corps des animaux uniquement formées de terre, par
exemple les os, les tendons, les poils, ne perçoivent, semble-t-il, rien du
tout, et par suite, ne perçoivent même pas les éléments qui leur sont
semblables. Et c’est pourtant ce qu’il faudrait.
De
plus, chaque principe possèdera plus d’ignorance que de science, car chacun
d’eux connaîtra une chose, mais il en ignorera beaucoup: en fait, ce sera
tout le reste. Il en résulte même, dans le système d’EMPÉDOCLE du moins,
que le plus ignorant des êtres, c’est DIEU car il est le seul à ne pas
connaître l’un des éléments, la Haine, tandis que les êtres mortels, qui
sont composés de tous les éléments, les connaîtront tous. Et, d’une manière
générale, pour quelle raison, demanderons-nous, tous les êtres n’ont-ils
pas une âme, puisque toute chose ou bien est un élément, ou bien est
constituée à partir d’un élément, ou de plusieurs, ou de tous? Il est,
par suite, nécessaire que chaque chose connaisse soit un élément, soit
certains éléments, soit tous.
On
pourrait aussi se demander qu’est-ce enfin qui est le principe unificateur
des éléments dans l’âme. Les éléments, en effet, jouent, de toute façon,
plutôt le rôle de matière alors que le facteur prépondérant, c’est la
cause, quelle qu’elle soit, qui les assemble. Or de supérieur à l’âme
et qui la domine, c’est là une impossibilité, et c’est encore plus
impossible quand il s’agit de l’intellect. Il est raisonnable, en effet,
d’admettre que l’intellect est naturellement primordial et dominateur,
tandis que, dans cette théorie, ce sont les éléments qui sont les premiers
des êtres. Tous ces philosophes d’ailleurs, soit qu’en raison de sa
connaissance et de sa perception des êtres ils constituent l’âme à partir
des éléments, soit qu’ils la définissent comme le moteur par excellence,
ni les uns ni les autres ne parlent de toute espèce d’âme. En effet, tous
les êtres qui sentent ne se meuvent pas, car, en fait, il apparaît que
certains animaux sont immobiles dans le lieu; et pourtant il semble bien que
ce mouvement soit le seul que l’âme puisse imprimer à l’animal. Même
remarque, pour les philosophes qui constituent l’intellect et la faculté
sensible à partir des éléments, car il apparaît, là encore, que les
plantes vivent sans avoir en partage ni translation, ni sensation, et qu’un
grand nombre d’animaux ne possèdent pas la pensée discursive. Même si on
accordait ces points, et qu’on posât l’intellect, en même temps que la
faculté sensitive, comme une partie de l’âme, même s’il en était
ainsi, la théorie ne s’appliquerait pas à toute âme en général, ni même
à une seule âme entière
La
doctrine contenue dans les vers Orphiques, ainsi appelés, souffre aussi la même
objection. On y dit, en effet, que l’âme s’introduit de l’Univers extérieur
dans les êtres. en train de respirer portée sur l’aile des vents. Or il
n’est pas possible que cela se produise pour les plantes, pas plus que pour
certains animaux, puisqu’ils ne respirent pas tous ce point a échappé à
ceux qui ont partagé cette croyance.
Même
s’il faut constituer l’âme à partir des éléments, rien n’oblige
qu’il le faille à partir de tous, l’un des deux termes d’une contrariété
étant suffisant pour juger de lui-même et de son opposé : c’est, en
effet, par le droit que nous connaissons et le droit lui-même et le courbe,
car la règle est juge de l’un comme de l’autre; au contraire, le courbe
n’est juge ni de lui-même, ni du droit.
Il
y a aussi certains philosophes pour qui l’âme est mélangée à l’Univers
entier et de là vient peut-être que THALÈS a pensé que tout était plein
de dieux.
Mais
cette opinion soulève certaines difficultés: pour quelle raison, en effet,
l’âme, quand elle est présente dans l’air ou dans le feu, ne
forme-t-elle pas un animal, comme elle le fait quand elle réside dans les
mixtes, et cela, bien qu’elle soit, semble-t-il, meilleure, quand elle se
trouve dans les premiers? (On pourrait rechercher en outre, à ce propos, pour
quelle cause l’âme qui réside dans l’air est meilleure et plus
immortelle que celle qui réside dans les animaux). Que l’on réponde
d’une manière ou de l’autre, on aboutit à une absurdité et à un
paralogisme. Car soutenir que le feu ou l’air est un animal, c’est là une
opinion des plus paradoxales et refuser, par contre, le nom d’animal à ce
qui contient une âme est une absurdité.
La
croyance de ces philosophes à l’existence d’une âme dans les éléments
vient, semble-t-il, de ce que le tout est spécifiquement identique aux
parties; de sorte qu’ils sont dans la nécessité d’admettre que l’âme
universelle est aussi spécifiquement identique à ses parties, puisque
c’est grâce à une portion détachée du milieu ambiant et reçue en eux
que les animaux sont animés. Mais si l’air aspiré est spécifiquement
identique tandis que l’âme est hétérogène il est évident qu’une
portion seulement de l’âme se trouvera dans cet air, et qu’une autre
portion ne s’y trouvera pas. Nécessairement, donc, ou bien l’âme est spécifiquement
identique, ou bien elle n’est pas contenue dans toute partie quelconque du
tout.
Il
est donc évident, d’après ce que nous venons de dire, que la connaissance
n’appartient pas à l’âme du fait qu’elle est composée des éléments,
et qu’il n’est, non plus, ni juste, ni vrai de soutenir que l’âme est
mue.
Mais
puisque la connaissance est un attribut de l’âme ainsi que la sensation,
l’opinion, et aussi l’appétit, le désir rationnel, et, généralement,
les désirs; que le mouvement local se produit aussi dans les animaux sous
l’influence de l’âme, ainsi que la croissance, la maturité et la décrépitude,
est-ce à l’âme entière que chacun de ces états doit être attribué?
Est-ce par elle tout entière que nous pensons, que nous sentons, que nous
nous mouvons et que nous accomplissons ou subissons chacun des autres états,
ou bien les différentes opérations doivent-elles être assignées à des
parties différentes? Et, par suite, la vie elle-même réside-t-elle dans une
seule partie déterminée, ou dans plusieurs, ou dans toutes? ou bien est-elle
due à quelque autre cause?
Certains
philosophes soutiennent que l’âme est partageable, et qu’une partie pense
tandis qu’une autre désire. Qu’est-ce donc qui assure alors la continuité
de l’âme si elle est naturellement partageable? Ce n’est certainement pas
le corps il semble bien qu’au contraire, ce soit plutôt l’âme qui rende
le corps continu, puisque, si elle vient, à se retirer, il se dissipe et se
putréfie. Si donc c’est un autre principe qui assure l’unité de l’âme,
c’est cet autre principe qui sera de préférence l’âme elle-même. Mais
il faudra rechercher si, à son tour, ce principe est un ou multipartite.
S’il est un, pourquoi ne pas attribuer l’unité immédiatement à l’âme
elle-même? S’il est partageable, derechef le raisonnement devra rechercher
ce qui en fait la continuité, et l’on ira ainsi à l’infini.
On
pourrait se demander aussi, en ce qui concerne les parties de l’âme, quel
pouvoir chacune d’elles exerce dans le corps. Car si c’est l’âme entière
qui maintient la continuité du corps entier, il est logique que chacune de
ses parties assure la continuité de quelque partie du corps. Or cela semble
impossible de quelle partie, en effet, l’intellect maintiendra-t-il la
continuité, ou comment la main tiendra-t-il? Il est difficile même de
l’imaginer. L’observation montré aussi que les plantes continuent de
vivre une fois divisées, ainsi d’ailleurs que certains insectes, tout se
passant comme si les segments avaient une âme spécifiquement et non numériquement
identique, puisque chacun d:eux conserve la sensation et le mouvement local
pendant un certain temps. Qu’au surplus, ils ne persistent pas dans cet état,
ce n’est nullement surprenant, car ils ne possèdent pas les organes nécessaires
à leur conservation naturelle. Mais il n’en est pas moins vrai que, dans
chacune des parties segmentées, toutes les parties de l’âme sont intégralement
contenues, et que les âmes des segments sont spécifiquement identiques entre
elles et à l’âme entière, ce qui implique que les différentes parties de
l’âme ne sont pas séparables les unes des autres, tandis que l’âme entière
est, au contraire, divisible.
Il
semble que le principe se trouvant dans les plantes soit aussi une sorte d’âme.
Car ce principe est le seul qui soit commun aux animaux et aux plantes; et il
peut être séparé du principe sensitif, tandis qu’aucun être ne peut,
sans lui, posséder la sensation.
LIVRE
II: L'ÂME, LES SENS ET LES SENSATIONS.
Chapitre
1: Ce qu'est l'âme.
En
voilà assez sur les doctrines traditionnelles de nos prédécesseurs au sujet
de l’âme. Reprenons de nouveau la question comme à son point de départ et
efforçons-nous de déterminer ce qu’est l’âme et quelle peut être sa définition
la plus générale.
L’un
des genres de l’Être est, disons-nous, la substance; or la substance,
c’est, en un premier sens, la matière, c’est-à-dire ce qui, par soi,
n’est pas une chose déterminée; en un second sens, c’est la figure et la
forme, suivant laquelle, dès lors, la matière est appelée un être déterminé;
et, en un troisième sens, c’est le composé de la matière et de la forme
Or la matière est puissance, et la forme, entéléchie, et ce dernier terme
se dit en deux sens: l’entéléchie est soit comme la science, soit comme
l’exercice de la science.
Mais
ce que l’opinion commune reconnaît, par dessus tout, comme des substances,
ce sont les corps, et, parmi eux, les corps naturels, car ces derniers sont
principes des autres, Des corps naturels, les uns ont la vie et les autres ne
l’ont pas: et par "vie" nous entendons le fait de se nourrir, de
grandir et de dépérir par soi-même. Il en résulte que tout corps naturel
ayant la vie en partage sera une substance, et substance au sens de substance
composée. Et puis qu’il s’agit là, en outré, d’un corps d’une
certaine qualité, c’est-à-dire d’un corps possédant la vie, le corps ne
sera pas identique à l’âme, car le corps animé n’est pas un attribut
d’un sujet, mais il est plutôt lui-même substrat et matière. Par suite,
l’âme est nécessairement substance, en ce sens qu’elle est la forme
d’un corps naturel ayant la vie en puissance. Mais la substance formelle est
entéléchie; l’âme est donc l’entéléchie d’un corps de cette nature.
Mais
l’entéléchie se prend en un double sens; elle est tantôt comme la
science, tantôt comme l’exercice de la science, Il est ainsi manifeste que
l’âme est une entéléchie comme la science, car le sommeil aussi bien que
la veille impliquent la présence de l’âme, la veille étant une chose
analogue à l’exercice de la science, et le sommeil, à la possession de la
science, sans l’exercice. Or l’antériorité dans l’ordre de la génération
appartient, dans le même individu, à la science. C’est pourquoi l’âme
est, en définitive, une entéléchie première d’un corps naturel ayant la
vie en puissance, c’est-à-dire d’un corps organisé.
Et
les parties de la plante sont aussi des organes, mais extrêmement simples:
par exemple, la feuille est l’abri du péricarpe, et le péri carpe, du
fruit; les racines sont l’analogue de la bouche, car toutes deux absorbent
la nourriture.
Si
donc c’est une définition générale, applicable à toute espèce d’âme,
que nous avons à formuler, nous dirons que l’âme est l’entéléchie
première d’un corps naturel organisé. C’est aussi pourquoi il n’y a
pas à rechercher si l’âme et le corps sont une seule chose, pas plus
qu’on ne le fait pour la cire et l’empreinte, ni d’une manière générale,
pour la matière d’une chose quelconque et e dont elle est la matière. Car
l’Un et l’Être se prennent en plusieurs acceptions, mais leur sens
fondamental c’est l’entéléchie.
Nous
avons donc défini, en termes généraux, ce qu’est l'âme: elle est une
substance au sens de forme, c’est-à-dire la quiddité d’un corps d’une
qualité déterminée. Supposons, par exemple, qu’un instrument, tel que la
hache, fût un corps naturel: la quiddité de la hache serait sa substance, et
ce serait son âme; car si la substance était séparée de la hache, il n’y
aurait plus de hache, sinon par homonymie Mais, en réalité, ce n’est
qu’une hache En effet, ce n’est pas d’un corps de cette sorte que l’âme
est la quiddité et la ‘forme, mais d’un corps naturel de telle qualité
c’est-à-dire ayant un principe de mouvement et de repos en lui-même.
Appliquons
maintenant ce que nous venons de dire aux parties du corps vivant. Si l’œil, en effet, était un animal, la vue serait son âme: car c’est là
la substance formelle de l’œil. Or l’œil est la matière de la vue, et
la vue venant à faire défaut, il n’y a plus d’œil, sinon par homonymie,
comme un oeil de pierre ou un oeil dessiné. Il faut ainsi étendre ce qui est
vrai des parties, à l’ensemble du corps vivant. En effet, ce que la partie
de l’âme est à la partie du corps, la sensibilité tout entière l’est
à l’ensemble du corps sentant, en tant que tel.
D’autre
part, ce n’est pas le corps séparé de son âme qui est en puissance
capable de vivre: c’est celui qui la possède encore. Ce n’est pas
davantage la semence et le fruit, lesquels sont, en puissance seulement, un
corps de telle qualité.
Ainsi
donc, c’est comme le tranchant de la hache et la vision que la veille aussi
est entéléchie; tandis que c’est comme la vue et le pouvoir de l’outil
que l’âme est entéléchie; le corps, lui, est seulement ce qui est en
puissance Mais de même que l’œil est la pupille jointe à la vue, ainsi,
dans le cas qui nous occupe, l’animal est l’âme jointe au corps.
L’âme
n’est donc pas séparable du corps, tout au moins certaines parties de l’âme,
si l’âme est naturellement partageable: cela n’est pas douteux. En effet,
pour certaines parties du corps, leur entéléchie est celle des parties
elles-mêmes. Cependant rien n’empêche que certaines autres parties, du
moins, ne soient séparables, en raison de ce qu’elles ne sont les entéléchies
d’aucun corps.
De
plus, on ne voit pas bien si l’âme est l’entéléchie du corps, comme le
pilote, du bateau.
Ce
que nous venons de dire doit suffire pour un exposé en résumé et une
esquisse d’une définition générale de l’âme.
Chapitre
2: Explication de la définition de l’âme.
Puisque
c’est de données en elles-mêmes indistinctes, mais plus évidentes pour
nous que provient ce qui est clair et logiquement plus connaissable, nous
devons tenter de nouveau, de cette façon-là du moins, d’aborder l’étude
de l’âme. Car non seule ment le discours exprimant la définition doit énoncer
ce qui est en fait ainsi que procèdent la plupart des définitions, mais elle
doit encore contenir la cause et la mettre en lumière. En fait, c’est sous
forme de simples conclusions que les définitions sont d’ordinaire énoncées.
Par exemple, qu’est-ce que la quadrature? C’est dans l’opinion commune
la construction d’un rectangle équilatéral égal à’ un rectangle oblong
donné. Mais une telle définition est seulement l’expression de la conclu
sion. Dire, au contraire, que la quadrature est la découverte d’une
moyenne, c’est indiquer la cause de l’objet défini.
Nous
posons donc, comme point de départ de notre enquête, que l’animé diffère
de l’inanimé par la vie. Or le terme "Vie" reçoit plusieurs
acceptions, et il suffit qu’une seule d’entre elles se trouve réalisée
dans un sujet pour que nous disions qu’il vit: que ce soit, par exemple,
l’intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore
le mouvement de nutrition, le décroissement et l’accroissement.
C’est
aussi pourquoi tous les végétaux semblent bien avoir la vie, car il apparaît,
en fait, qu’ils ont en eux-mêmes une faculté et un principe tel que, grâce
à lui, ils reçoivent accroisse ment et décroissement selon des directions
locales contraires. En effet, ce n’est pas seulement vers le haut qu’ils
s’accroissent, à l’exclusion du bas, mais c’est pareillement dans ces
deux directions; ils se développent ainsi progressivement de tous côtés et
continuent à vivre aussi longtemps qu’ils sont capables d’absorber la
nourriture.
Cette
faculté peut être séparée des autres, bien que les autres ne puissent l’être
d’elle, chez les êtres mortels du moins. Le fait est manifeste dans les végétaux,
car aucune des autres facultés de l’âme ne leur appartient.
C’est
donc en vertu de ce principe que tous les êtres vivants possèdent la vie.
Quant à l’animal, c’est la sensation qui est à la base de son
organisation même, en effet, les êtres qui ne se meuvent pas et qui ne se déplacent
pas, du moment qu’ils possèdent la sensation, nous les appelons des animaux
et non plus seulement des vivants.
Maintenant,
parmi les différentes sensations, il en est une qui appartient
primordialement à tous les animaux: c’est le toucher. Et de même que la
faculté nutritive peut être séparée du toucher et de toute sensation,
ainsi le toucher peut l’être lui-même des autres sens (Par faculté
nutritive, nous entendons cette partie de l’âme que les végétaux eux-mêmes
ont en partage; les animaux, eux, possèdent manifestement tous, le sens du
toucher). Mais pour quelle raison en est-il ainsi dans chacun de ces cas, nous
en parlerons plus tard .
Pour
l’instant, contentons-nous de dire que l’âme est le principe des
fonctions que nous avons indiquées et qu’elle est définie par elles,
savoir par les facultés motrice, sensitive, dianoétique, et par le
mouvement.
Mais
chacune de ces facultés est-elle une âme ou seulement une partie de l’âme,
et, si elle en est une partie, l’est-elle de façon à n’être séparable
que logiquement ou à l’être aussi dans le lieu?
Pour
certaines d’entre elles, la solution n’est pas difficile à apercevoir,
mais, pour d’autres, il y a difficulté. Ce qui se passe dans le cas des
plantes, dont certaines, une fois divisées, continuent manifeste ment à
vivre, bien que leurs parties soient séparées les unes des autres (ce qui
implique que l’âme qui réside en elles est, dans chaque plante, une en entéléchie,
mais multiple en puissance), nous le voyons se produire aussi, pour d’autres
différences de l’âme, chez les insectes qui ont été segmentés. Et, en
effet, chacun des segments possède la sensation et le mouvement local; et,
s’il possède la sensation, il possède aussi l’imagination et le désir,
car là où il y a sensation il y a aussi douleur et plaisir, et là où il y
a douleur et plaisir, il y a aussi nécessairement appétit.
Mais
en ce qui touche l’intellect et la faculté théorétique, rien n’est
encore évident pourtant il semble bien que ce soit là un genre de l’âme
tout différent, et que seul il puisse être séparé du corps, comme l’éternel,
du corruptible.
Quant
aux autres parties de l’âme, il est clair, d’après ce qui précède,
qu’elles ne sont pas séparées de la façon dont certains philosophes le prétendent
que pourtant elles soient logiquement distinctes, c’est ce qui est évident.
En effet, la quiddité de la faculté sensitive est différente de celle de la
faculté opinante puisque l’acte de sentir est autre que l’acte
d’opiner. Et il en est de même pour chacune des autres facultés ci-dessus
énumérées.
De
plus, certains animaux possèdent toutes ces facultés, certains autres
quelques-unes seulement, d’autres enfin une seule (et c’est ce qui différenciera
les animaux entre eux). Mais pour quelle raison en est-il ainsi, nous
l’examinerons plus tard C’est à peu près le cas aussi pour les
sensations certains animaux les ont toutes, d’autres quelques-unes
seulement, d’autres enfin une seule, la plus indispensable, le toucher.
Mais
l’expression "ce par quoi nous vivons et percevons" se prend en un
double sens, comme " ce par quoi nous connaissons ", autre
expression qui désigne tantôt la science et tantôt l’âme (car c’est
par l’un ou par l’autre de ces deux termes que nous disons, suivant le
cas, connaître); c’est ainsi encore que "ce par quoi nous sommes en
bonne santé signifie soit la santé, soit une certaine partie du corps, soit
même le corps tout entier. Or, dans tous ces exemples, la science et la santé
sont la figure, la forme en quelque sorte, la notion, et, pour ainsi dire,
l’acte du sujet capable de recevoir, dans un cas, la science, et dans
l’autre, la santé (car il semble bien que ce soit dans le patient, dans ce
qui subit la disposition, que se réalise l’acte de l’agent);d’autre
part, l’âme est, au sens primordial, ce par quoi nous vivons, percevons et
pensons: il en résulte qu’elle sera notion et forme, et non pas matière et
substrat.
En
effet la substance se prend, comme nous l’avons dit en trois sens, dont
l’un désigne la forme, un autre la matière, un autre enfin le composé des
deux, la matière étant puissance. et la forme, entéléchie; d’autre part,
puisque c’est l’être animé qui est ici le composé de la matière et de
la forme, le corps ne peut pas être I’entéléchie de l’âme; c’est
l’âme qui est l’entéléchie d’un corps d’une certaine nature. Par
conséquent, c’est à bon droit que des penseurs ont estimé que l’âme ne
peut être ni sans un corps, ni un corps: car elle n’est pas un corps, mais
quelque chose du corps. Et c’est pourquoi elle est dans un corps, et dans un
corps d’une nature déterminée et nullement à la façon dont nos prédécesseurs
l’adaptaient au corps, sans ajouter aucune détermination sur la nature et
la qualité de ce corps, bien qu’il soit manifeste que n’importe quoi ne
soit pas susceptible de recevoir n’importe quoi. C’est à un même résultat
qu’aboutit d’ailleurs le raisonnement’: l’entéléchie de chaque chose
survient naturellement dans ce qui est en puissance cette chose, autrement
dit; dans la matière appropriée.
Que
l’âme soit donc une certaine entéléchie et la forme de ce qui possède la
puissance d’avoir une nature déterminée, cela est évident d’après ce
que nous venons de voir.
Chapitre
3: Les facultés des vivants.
Les
facultés de l'âme dont nous venons de parler appartiennent toutes à
certains êtres vivants comme nous l'avons dit. Elles sont les facultés
nutritives, désirantes, sensitives, locomotrices et noétiques.
Les
plantes ne possèdent que la faculté nutritive. D'autres vivants possèdent
celle-ci et de plus, la faculté sensitive; et, s’ils possèdent la faculté
sensitive, ils possèdent aussi la faculté désirante, car sont du désir
l’appétit, le courage et la volonté; or les animaux possèdent, tous, au
moins l’un des sens, savoir le toucher, et là où il y a sensation, il y a
aussi plaisir et douleur, et ce qui cause le plaisir et la douleur et les êtres
qui possèdent ces états ont aussi l’appétit, car l’appétit est le désir
de l’agréable.
De
plus, tous les animaux ont la sensation de l’aliment, car le toucher est le
sens de l’aliment. En effet, des choses sèches, humides, chaudes et froides
constituent exclusivement la nourriture de tous les animaux (et ces qualités
sont perçues par le toucher, tandis que les autres sensibles ne le sont pas,
sauf par accident), car le son, la couleur, ni l’odeur ne contribuent en
rien à l’alimentation; quant à la saveur, elle est l’une des qualités
tangibles. Or la faim et la soif sont appétit, la faim, du sec et du chaud,
la soif, du froid et de l’humide; et la saveur est en quelque sorte un
assaisonnement de ces qua lités. Nous aurons à éclaircir ces points dans la
suite. Pour l’instant, qu’il nous suffise de dire qu’à ceux des animaux
qui possèdent le toucher, le désir appartient également. Quant à savoir
s’ils possèdent l’imagination, la question est douteuse et elle sera à
examiner plus tard.
A
certains animaux appartient en outre la faculté de locomotion, d’autres ont
encore la faculté noétique et l’intellect par exemple l’homme et tout
autre être vivant, s’il en existe, qui soit d’une nature semblable ou supérieure.
Il
est donc évident que s’il y a une notion commune de l’âme, ce ne peut être
que de la même façon qu’il y en a une de la figure; car, dans ce dernier
cas, il n’y a pas de figure en dehors du triangle et des figures qui lui
sont consécutives, et, dans le cas qui nous occupe, il n’y a pas d’âme
non plus en dehors des âmes que nous avons énumérées. Cependant les
figures elles-mêmes pourraient être dominées par une notion commune qui
s’applique rait à toutes; mais, par contre, elle ne conviendrait proprement
à aucune. De même pour les âmes que nous avons énumérées. Aussi est-il
ridicule de rechercher, par dessus ces choses et par-dessus d’autres, une définition
commune, qui ne sera la définition propre d’aucune réalité, et de ne pas,
laissant de côté une telle définition, s’attacher au propre et à l’espèce
indivisible Et le cas de l’âme est tout à fait semblable à celui des
figures: toujours, en effet, l’antérieur est contenu en puissance dans ce
qui lui est consécutif, aussi bien pour les figures que pour les êtres animés:
par exemple, dans le quadrilatère est contenu le triangle, et dans l’âme
sensitive, la nutritive. Par conséquent, pour chaque classe d’êtres, il
faut rechercher quelle espèce d’âme lui appartient, quelle est, par
exemple, l’âme de la plante, et celle de l’homme ou celle de l’animal.
Mais
par quelle raison expliquer une consécution de ce genre dans les âmes:
c’est ce qu’il faudra examiner. Sans l’âme nutritive, en effet, il
n’y a pas d’âme sensitive, tandis que, chez les plantes, l’âme
nutritive existe séparément de l’âme sensitive. De même encore, sans le
toucher, aucun autre sens n’existe, tandis que le toucher existe sans les
autres sens, car beaucoup d’animaux ne possèdent ni la vue, ni l’ouïe,
ni la sensation de l’odeur. De plus, parmi les êtres sentants, les uns possèdent
la faculté de locomotion, et les autres ne l’ont pas. En dernier lieu,
certains animaux, et c’est le petit nombre, possèdent le raisonnement et la
pensée, car ceux des êtres corruptibles qui sont doués du raisonnement ont
aussi les autres facultés, tandis que ceux qui possèdent l’une quelconque
de ces dernières ne possèdent pas tous le raisonnement: au contraire,
certains n’ont même pas l’imagination, d’autres ‘vivent seulement par
elle. Quant à ce qui concerne l’esprit théorétique, c’est une autre
question.
Ainsi
donc, parler de chacune de ces espèces d’âmes en particulier est évidemment
aussi la façon la mieux appropriée de parler de l’âme.
Chapitre
4: La faculté végétative ou nutritive.
Quand
on se propose de faire porter son examen sur les différentes facultés, il
est indispensable de saisir d’abord l’essence de chacune d’elles, et de
ne rechercher qu’ensuite, de cette façon, les propriétés dérivées et
les autres. Mais s’il faut définir ce qu’est chacune de ces facultés,
par exemple ce qu’est la faculté intellectuelle, ou la faculté sensitive,
ou la faculté nutritive, auparavant encore il faut établir ce qu’est
l’acte de penser et ce qu’est l’acte de sentir, puisque les actes et les
opérations sont logiquement antérieurs aux puissances. Et, s’il en est
ainsi, comme il faut encore, avant ces actes, avoir étudié leurs opposés,
c’est de ces derniers que, toujours pour la même raison, nous devrons
d’abord traiter: et par opposés, j’entends l’aliment, le sensible et
l’intelligible C’est donc de l’aliment et de la génération que nous
devons d’abord parler.
En
effet, l’âme nutritive appartient aussi aux êtres animés autres que
l’homme, elle est la première et la plus commune des facultés de l’âme,
et c’est par elle que la vie appartient à tous les êtres. Ses fonctions
sont la génération et l’usage de l’aliment. Car la plus naturelle des
fonctions pour tout être vivant qui est achevé et qui n’est pas incomplet
ou dont la génération n’est pas spontanée, c’est de créer un autre être
semblable à lui, l’animal un animal, et la plante une plante, de façon à
participer à l’éternel et au divin, dans la mesure du possible. Car tel
est l’objet du désir de tous les êtres, la fin de leur naturelle activité.
Or le terme "fin" est pris en un double sens: c’est, d’une part,
le but lui-même, et, d’autre part, l’être pour qui ce but est une fin.
Puis donc qu’il est impossible pour l’individu de participer à l’éternel
et au divin d’une façon continue, par le fait qu’aucun être corruptible
ne peut demeurer le même et numériquement un, c’est seulement dans la
mesure où il peut y avoir part que chaque être y participe, l’un plus,
l’autre moins; et il demeure ainsi non pas lui-même, mais semblable à
lui-même, non pas numériquement un, mais spécifiquement un
L’âme
est cause et principe du corps vivant. Ces termes, "cause" et
"principe", se prennent en plusieurs acceptions, mais l’âme est
pareillement cause selon les trois modes que nous avons déterminés; elle
est, en effet, l’origine du mouvement elle est la fin, et c’est aussi
comme la substance formelle des corps animés que l’âme est cause.
Qu’elle
soit cause comme substance formelle, c’est évident, car la cause de l’être
est, pour toutes choses, la substance formelle: or c’est la vie qui, chez
tous les êtres vivants, constitue être, et la cause et le principe de leur
vie, c’est l’âme, De plus, la forme de l’être en puissance, c'est
l’entéléchie.
Il
est manifeste que, comme fin aussi, l’âme est cause. De même, en effet,
que l’intellect agit en vue d’une chose, c’est ainsi qu’agit la
nature, et cette chose est sa fin Or une fin de ce genre chez les animaux,
c’est l’âme, et cela est conforme à la nature, car tous les corps
naturels vivants sont de simples instruments de l’âme, aussi bien ceux des
plantes que ceux des animaux: c’est donc que l’âme est bien leur fin. On
sait que le terme "fin" est pris en un double sens d’une part, le
but lui-même, et, d’autre part, l’être pour qui ce but est une fin.
Mais,
en outre, le principe premier du mouvement local, c’est aussi l’âme;
seulement, tous les êtres vivants ne possèdent par cette faculté. L’altération
et l’accroissement sont encore dus à l’âme: en effet, la sensation
semble bien être une c altération, et nul être n’est capable de sentir
s’il n’a l’âme en partage. Il en est de même en ce qui concerne
l’accroissement et le décroissement, car rien ne décroît, ni ne croît
naturellement qui ne soit nourri, et rien n’est nourri qui n’ait la vie en
partage.
Il
y a un sujet dans lequel EMPÉDOCLE ne s’est pas exprimé comme il convient:
c’est quand il a ajouté que l’accroissement se produit, chez les plantes,
vers le bas. par le développement de la racine, parce que la terre se porte
naturellement dans cette direction, et vers le haut, parce que le feu se porte
de même dans cette direction opposée En effet, EMPÉDOCLE n’entend pas avec
exactitude le haut et le bas: en fait, le haut et le bas ne sont pas les mêmes
pour chaque être que pour l’Univers mais ce qu’est la tête aux animaux,
les racines le sont aux plantes, s’il est vrai qu’il faille juger de la
différence et de l’identité des organes par leurs fonctions. De plus dans
ce système qu’est-ce qui assure l’union du feu et de la terre se portant
dans des directions contraires? Ils se sépareront, en effet, s’il
n’existe pas quelque principe pour les en empêcher. Mais si ce principe
existe, c’est lui qui est l’âme et la cause de l’accroissement et de la
nutrition.
Certains
philosophes pensent, de leur côté, que la nature du feu est, au sens absolu,
la cause de la nutrition et de l’accroissement; car il apparaît, en fait,
que c’est le seul des corps ou des éléments qui se nourrisse et
s’accroisse, et, dès lors, l’on serait tenté de supposer que, tant chez
les plantes que chez les animaux, le feu est la cause opérative.
Mais
s’il est, en un sens, une cause adjuvante il n’est pourtant pas une cause
proprement dite: c’est plutôt l’âme qui joue ce rôle. En effet,
l’accroissement du feu se fait à l’infini, aussi longtemps qu’il y a du
combustible; par contre, pour tous les êtres dont la constitution est
naturelle, il existe une limite et une proportion de la grandeur comme de
l’accroisse ment: or ces déterminations relèvent de l’âme mais non du
feu, et de la forme plutôt que de la matière. La même faculté de l’âme
étant à la fois nutritive et génératrice, ç’est de la nutrition qu’il
est nécessaire de traiter d’abord, car la faculté en question se définit
par rapport aux autres au moyen de cette fonction. On pense d’ordinaire que
le contraire est l’aliment du contraire; non pas que tout contraire soit
l’aliment de tout contraire’: il faut pour cela des contraires qui ont non
seulement une génération réciproque, mais encore un accroissement réciproque.
(Car beaucoup de choses s’engendrent réciproquement, mais toutes ne sont
pas des quantités:
c’est
ainsi que le sain provient du malade.) Il apparaît aussi que même ces
derniers contraires ne sont pas réciproquement aliment de la même façon:
l’eau, par exemple, est aliment du feu, tandis que le feu n’alimente pas
l’eau. C’est donc surtout des corps simples, semble-t-il, qu’on peut
dire que l’un des deux contraires est aliment, et l’autre alimenté.
Mais
cette théorie soulève une difficulté. Certains philosophes soutiennent, en
effet, que le semblable est nourri, aussi bien qu’accru, par le semblable;
les autres, ainsi que nous l’avons dit admettent universellement que le
contraire est alimenté par le contraire, attendu, selon eux, que le semblable
ne peut pâtir sous l’action du semblable, tandis que la nourriture est
changée et digérée, et que le change ment a lieu, dans tous les cas, vers
l’opposé ou l’intermédiaire. De plus ajoutent-ils l’aliment pâtit
sous l’action de l’alimenté, et non celui-ci sous l’action de
l’aliment, de même que ce n’est pas le charpentier qui pâtit sous
l’action de la matière, mais bien cette dernière sous l’action du
charpentier, le charpentier, lui, passant seulement à l’activité, en
partant de l’inaction.
Mais
qu’entend-on par aliment? Est-ce ce qui s’ajoute à l’être nourri, en
dernier lieu, ou en premier lieu? Gela fait une différence Si les deux sont
des aliments, mais l’un non digéré, et l’autre digéré, dans l’un et
l’autre sens on pourra parler d’aliment: car, en tant que l’aliment est
non digéré, le contraire est nourri par le contraire, mais, en tant que
l’aliment est digéré, le semblable est nourri par le semblable. Par conséquent,
il est clair qu’en un certain sens, ces philosophes ont, les uns et les
autres, à la fois, tort et raison.
Mais
puisque nul être ne se nourrit s’il n’a la vie en partage, ce qui est
nourri ce sera le corps animé, en tant qu’animé, de sorte que l’aliment
aussi est relatif à l’être animé, et cela non par accident.
Mais
la quiddité de l’aliment est autre que celle de l’accroissant En effet,
en tant que l’animé est une quantité, l’aliment est un accroissant, mais
en tant que l’animé est individu et substance, l’aliment est une
nourriture. Car la nourriture conserve la substance de l’animé, qui
continue d’exister aussi long temps qu’il se nourrit. De plus, l’aliment
est l’agent de la génération : génération non pas de l’être nourri
lui-même, mais d’un être semblable à l’être nourri: déjà, en effet,
la substance de l’être nourri existe, et d’ailleurs aucun être ne
s’engendre lui-même, mais il assure seulement sa conservation. Il en résulte
qu’un tel principe de l’âme est une faculté capable de conserver l’être,
en tant que tel, qui la possède, et l’aliment ne fait que procurer à cette
faculté son activité. Aussi l’être privé de nourriture n’est-il plus
capable de vivre. Comme il y a donc trois facteurs pour la nutrition, savoir
l’être qui est nourri, ce par quoi il se nourrit et ce qui le nourrit:
d’une part, ce qui le nourrit, c’est l’âme première d’autre part
l’être nourri, c’est le corps qui possède cette âme, enfin ce par quoi
il est nourri, c’est l’aliment.
Et
puisqu’il est juste de dénommer toute chose d’après sa fin, et que la
fin est ici d’engendrer un être semblable à soi, l’âme première sera
l’âme génératrice d’un être semblable à celui qui la possède.
L’expression
"ce par quoi l’être se nourrit" est prise en un double sens, qui
est aussi celui de "ce par quoi l’on gouverne", autre expression
qui signifie à la fois la main et le gouvernail, l’une étant motrice et
mue, et l’autre, mû seulement. Nous pouvons ici appliquer cette analogie en
nous rappelant que tout aliment doit pouvoir être digéré, et que c’est le
chaud qui opère la digestion: c’est pourquoi tout animé possède de la
chaleur.
Tel
est donc, schématiquement, ce que nous avions à dire de l’aliment. Nous
aurons des éclaircissements à donner plus tard à son sujet, dans les
ouvrages qui lui seront consacrés.
Chapitre
5: La faculté sensitive.
Ces
points une fois définis, parlons, en général, de toute sensation. La
sensation résulte d’un mouvement subi et d’une passion, ainsi que nous
l’avons remarqué car, dans l’opinion courante, elle est une sorte d’altération.
Certains philosophes disent aussi que le semblable pâtit sous l’action du
semblable; en quel sens cela est possible ou impossible, c’est ce que nous
avons expliqué dans notre discussion générale de l’action et de la
passion. Mais voici une difficulté: pourquoi, des organes sensoriels eux-mêmes
n’y a-t-il pas sensation, et pourquoi, sans les sensibles extérieurs, les
sens ne produisent-ils pas de sensation, alors qu’ils contiennent pourtant
le feu, la terre et les autres éléments, lesquels sont objets de sensation
soit en eux-mêmes, soit dans leurs accidents? C’est donc évidemment que la
faculté sensitive n’existe pas en acte, mais en puissance seulement. Aussi
en est-il comme du combustible, qui ne brûle pas de lui-même sans le
comburant: car il se brûlerait lui-même, et le feu en entéléchie
n’aurait nullement besoin d’exister.
Et
puisque nous prenons le terme "sentir" en un double sens (car nous
disons que l’être qui a la puissance d’entendre et de voir, entend et
voit, même s’il lui arrive d’être endormi, et nous le disons également
de l’être qui entend et voit déjà en acte), c’est en un double sens
qu’on doit aussi parler de la sensation: il y a la sensation en puissance et
la sensation en acte. [De même encore pour le sensible, il y a ce qui est en
puissance et ce qui est en acte].
Exprimons-nous
donc d’abord comme s’il y avait identité entre pâtir et être mû,
d’une part, et agir, d’autre part, car le mouvement est un certain acte,
quoique imparfait, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs. Or toutes
choses pâtissent et sont mues sous l’action d’un agent, et d’un agent
en acte. D’où, en un sens, le semblable pâtit sous l’action du
semblable, mais, en un autre sens, c’est sous l’action du dissemblable,
comme nous l’avons expliqué. Car ce qui pâtit, c’est le dissemblable,
mais une fois qu’il a pâti, il est semblable.
Mais
il faut encore poser des distinctions en ce qui concerne puissance et entéléchie,
car, dans la présente discussion, c’est sans préciser que nous venons
d’en parler. En un sens, en effet, un être est savant à la façon dont
nous dirions qu’un homme est savant, parce que l’homme rentre dans la
classe des êtres qui sont savants et possèdent la science; mais, en un autre
sens, nous appelons savant celui qui a déjà t science de la grammaire. Or
chacun d’eux n’est pas en puissance de la même manière, mais le premier
est en puissance parce que son genre et sa matière sont d’une nature de
telle sorte, et l’autre, parce que, à volonté, il est capable d’exercer
sa science, si aucun obstacle extérieur ne l’en empêche. Enfin celui qui
exerce déjà sa science est un savant en entéléchie, et il sait, au sens
propre, que cette chose-ci est l’A. Les deux premiers sont donc, l’un et
l’autre, savants en puissance; seulement l’un actualise sa puissance après
avoir subi une altération causée par l’étude, et avoir passé, à
plusieurs reprises, d’un état contraire, à son opposé tandis que
l’autre actualise sa puissance, en passant, d’une manière différente, de
la simple possession de la sensation ou de la grammaire, sans l’exercice, à
leur exercice même:
Le
terme "pâtir" n’est pas davantage un terme simple: en un sens,
c’est une certaine corruption sous l’action du con traire, tandis que, en
un autre sens, c’est plutôt la conservation de l’être en puissance par
l’être en entéléchie dont la ressemblance avec lui est du même ordre que
la relation de la puissance à l’entéléchie En effet, c’est par
l’exercice de la science que devient savant en acte l’être qui possède
la science et ce passage ou bien n'est pas du tout une altération (car
c’est un progrès en lui-même et vers son entéléchie), ou bien est un
autre genre d’altération Aussi n’est-il pas exact de dire que le pensant,
quand il pense, subit une altération, pas plus que l’architecte quand il
construit. Donc, l’agent qui fait passer à l’entéléchie ce qui est en
puissance, dans le cas de l’être intelligent et pensant, mérite de
recevoir non pas le nom d’enseignement, mais un autre nom Quant à l’être
qui, partant de la pure puissance, apprend et reçoit la science de la part de
l’être en entéléchie et capable d’enseigner, il faut dire ou bien
qu’il n’en pâtit pas plus que le précédent, comme on vient de le dire
de celui-ci, ou bien qu’il existe deux sortes d’altération: l’une est
un changement vers les dispositions privatives, et l’autre vers les états
positifs et la nature même du sujet.
Pour
l’être sensitif, le premier changement se produit sous l’action du générateur:
une fois engendré, il possède dès lors la sensation, à la façon d’une
science. La sensation en acte, elle, correspond à l’exercice de la science,
avec cette différence toutefois que, pour la première, les agents
producteurs de l’acte sont extérieurs: ce sont, par exemple, le visible et
le sonore, aussi bien que les sensibles restants. La raison de cette différence
est que ce sont des choses individuelles dont il y a sensation en acte, tandis
que la science porte sur les universaux; et ces derniers sont, en un sens dans
l’âme elle-même. C’est pourquoi penser dépend du sujet lui-même,.à sa
volonté, tandis que sentir ne dépend pas de lui: la présence du sensible
est alors nécessaire. Il en est de même en ce qui concerne les disciplines
qui ont les sensibles pour objet, et ce, pour la même raison, savoir que les
sensibles font partie des choses individuelles et de choses extérieures.
Mais
l’occasion d’éclaircir ces points s’offrira encore plus tard. Pour
l’instant, qu’il nous suffise d’avoir établi la distinction suivante:
que l’expression "être en puissance" n'est pas simple; mais, tantôt,
c’est au sens où nous dirions que l’enfant est, en puissance, chef
d’armée, et, tantôt, au sens où nous le dirions de l’adulte: or c’est
en ce dernier sens qu’il faut l’entendre de la faculté sensitive. Mais
puis qu ces puissances différentes n’ont pas reçu de noms distincts, et
que, d’ailleurs, nous a avons déterminé, à leur sujet, qu’elles sont
autres et la façon dont elles sont autres, nous sommes bien obligé de nous
servir de "pâtir" et de "être altéré" comme de termes
propres. Or la faculté sensitive est, en puissance, telle que le sensible est
déjà en entéléchie, ainsi que nous l’avons dit elle pâtit donc en tant
qu n’est pas semblable, mais, quand elle a pâti, elle est devenue semblable
au sensible et elle est telle que lui.
Chapitre
6: Les objets des sens.
Dans
l’étude de chaque sens, il faut traiter d’abord des sensibles. "Le
sensible" désigne trois espèces d’objets: deux de ces espèces sont,
disons- nous, perceptibles par soi, tandis que la troisième l’est par
accident.
Des
deux premières espèces, l’une est le sensible propre à chaque sens, et
l’autre, le sensible commun à tous. J’entends par sensible propre celui
qui ne peut être senti par un autre sens et au sujet duquel il est impossible
de se tromper: par exemple, la vue est sens de la couleur, l’ouïe, du son,
et le goût, de la saveur. Le toucher, lui, a pour objet plusieurs différences.
Mais chaque sens, du moins, juge de ses sensibles propres et ne se trompe pas
sur le fait même de la couleur ou du son, mais seulement sur la nature et le
lieu de l’objet coloré, ou sur la nature et le lieu de l’objet sonore.
Tels sont donc les sensibles qu’on dit être propres à chaque sens.
Les
sensibles communs sont le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la
grandeur; car les sensibles de ce genre ne sont propres à aucun sens, mais
sont communs à tous. C’est ainsi qu’un mouvement déterminé est sensible
tant au toucher qu’à la vue.
On
dit qu’il y a sensible par accident si, par exemple, on perçoit le blanc
comme étant le fils de Diarès. C’est par accident, en effet, que l’on
perçoit ce dernier, parce qu’au blanc est accidentellement uni l’objet
senti. C’est pourquoi aussi, le sujet sentant ne subit aucune passion de la
part de ce sensible en tant que tel.
De
plus, des deux espèces de sensibles par soi, ce sont les sensibles propres
qui sont des sensibles proprement dits, et c’est à eux qu’est adaptée
naturellement la substance de chaque sens.
Chapitre
7: Le sens de la vue et son objet.
L’objet
de la vue, c’est le visible. Or le visible est, en premier lieu, la couleur,
et, en second lieu, une espèce d’objet qu’il est possible de décrire par
le discours, mais qui, en fait, n’a pas de nom ce que nous disons là
deviendra clair surtout par la suite. Le visible, en effet, est couleur et la
couleur, c’est ce qui est à la surface du visible par soi et quand je dis
"par soi ", j’entends non pas ce qui est visible par son essence,
mais ce qui est visible parce qu’il contient en lui-même la cause de sa
visibilité, Toute couleur a en elle le pouvoir de mettre en mouvement le
diaphane en acte, et ce pouvoir constitue sa nature C’est pourquoi la
couleur n’est pas visible sans le secours de la lumière, et c’est
seulement dans la lumière que la couleur de tout objet est perçue. Aussi
est-ce de la lumière qu’il faut d’abord expliquer la nature.
Il
y a donc du diaphane. Et par diaphane, j’entends ce qui, bien que visible,
n’est pas visible par soi, à. proprement parler, mais à l’aide d’une
couleur étrangère: tels sont l’air, l’eau et un grand nombre de corps
solides Car ce n’est ni en tant qu’eau, ni en tant qu’air qu’ils sont
diaphanes, mais parce que, dans l’un comme dans l’autre élément, se
trouve contenue une même nature, laquelle est aussi présente dans le corps
éternel situé dans la région supérieure de l’Univers. La lumière est
l’acte de cette substance, du diaphane en tant que diaphane, et là où’
le diaphane est présent seulement en puissance, là aussi existe l’obscurité.
La lumière, elle, est comme la couleur du diaphane, quand le diaphane est réalisé
en entéléchie sous l’action du feu ou de quelque chose qui ressemble au
corps situé dans la région supérieure, car à cette dernière substance
appartient aussi un attribut qui est un et identique avec celui du feu
Nous-
venons ainsi d’indiquer la nature du diaphane et celle de la lumière: à
savoir, que la lumière n’est ni du feu, ni, en général, un corps, ni une
émanation d’aucun corps (car, même ainsi, elle serait une sorte de corps),
mais qu’elle est, en réalité, la présence du feu ou de quelque chose de
ce genre, dans le diaphane: car il n’est pas possible que deux corps
coexistent dans le même lieu.
On
admet généralement d’ailleurs que la lumière est le contraire de
l’obscurité. Mais, en réalité, l’obscurité est la privation, dans le
diaphane, d’une disposition de cette nature; il en résulte évidemment que
la lumière est la présence de cette disposition.
Et
ce n’est pas à bon droit qu’EMPÉDOCLE (ou tout autre, s’il en fut, qui
a professé la même opinion) prétend que la lumière se transporte et s’étend,
à un moment donné, entre la Terre et ce qui l’environne, mais que nous ne
nous en apercevons pas. Cette doctrine, en effet, contredit non seulement l’évidence
de la raison, mais encore les faits: sans doute, pour une courte distance, ce
mouvement pourrait nous échapper, mais que, de l’Orient à l’Occident, il
passe inaperçu, c’est là une supposition par trop forte.
Le
réceptacle de la couleur doit être l’incolore, comme celui du son, le
silencieux. Or l’incolore comprend, d’une part, le diaphane, et, d’autre
part, l’invisible ou ce qui est faiblement visible, comme paraît bien être
l’obscur. Cette dernière qualité est celle du diaphane, non pas quand il
est diaphane en entéléchie, mais quand il l’est en puissance; car c’est
la même nature qui tantôt est obscurité, et tantôt lumière.
Mais
tout ce qui est visible ne l’est pas a dans la lumière: c’est seulement
vrai de la couleur propre de chaque corps. Certaines choses, en effet, ne sont
pas visibles dans la lumière, mais c’est dans l’obscurité seulement
qu’elles produisent une sensation: telles sont les choses qui apparaissent
en feu et brillantes (elles ne sont pas désignées par un terme commun),
telles que l’agaric, la corne, les têtes de poisson, les écailles et les
yeux; seulement, d’aucune de ces choses on ne perçoit la couleur propre.
Quant à la raison pour laquelle ces objets sont perçus dans l’obscurité,
c’est une autre question.
Pour
l’instant, ce qui est tout au moins évident c’est que ce qui est vu à la
lumière, c’est la couleur. Et c’est aussi pourquoi la couleur n’est pas
perçue sans le secours de la lumière. En effet, la quiddité de la couleur,
c’est, pour elle, disions-nous, d’être capable de mouvoir le diaphane en
acte; et l’entéléchie du diaphane est la lumière.
La
preuve de ce que nous venons de dire résulte avec évidence de ce qui suit:
si on place l’objet coloré sur l’organe même de la vue, on ne le verra
pas; en fait, la couleur meut le diaphane, par exemple l’air, et celui-ci,
qui est continu meut à son tour l’organe sensoriel.
DÉMOCRITE
a tort, en effet, de penser que, si l’espace intermédiaire devenait vide,
on pourrait voir nette ment même une fourmi qui se trouverait dans le Ciel.
C’est là une chose impossible. C’est seulement, en effet, quand le
sensitif subit une certaine modification que la vision se produit. Or. que ce
soit la couleur elle-même, qui étant l’objet d’une vision immédiate j,
produise cette modification, voilà qui est inadmissible. Reste donc qu’elle
ne puisse le faire que par un intermédiaire: l’existence d’un intermédiaire
en résulte ainsi nécessairement. Mais si cet espace intermédiaire devenait
vide, bien loin qu’on put voir avec netteté, on ne verrait absolument rien.
Nous
avons donc expliqué pour quelle raison la couleur doit être vue dans la lumière.
Quant au feu, il est visible à la fois dans l’obscurité et dans la lumière:
et il en doit être nécessairement ainsi, puisque c’est grâce à lui que
le diaphane en puissance devient diaphane en acte.
Le
raisonnement est encore le même pour le son et l’odeur aucun d’eux, en
effet, ne produit de sensation par le contact avec l’organe sensoriel lui- même;
mais sous l’action du son et de l’odeur, l’intermédiaire est mû, et il
meut lui-même à son tour les organes sensoriels respectifs. Si, par contre,
c’est sur l’organe sensoriel lui-même qu’on place l’objet sonore ou
l’objet odorant, aucune sensation ne se produira.
Pour
le toucher et le goût, il en est de même, en dépit des apparences. Quelle
est la raison de cette différence apparente, c’est ce que nous montrerons
plus loin.
L’intermédiaire
des sons est l’air, celui des odeurs n’a pas de nom. Il y a, en effet, une
propriété commune à l’air et à l’eau, et cette propriété, qui réside
également dans l’un et dans l’autre, est à l’objet odorant dans la même
relation que le diaphane à la couleur. Car il apparaît, en fait, que les
animaux aquatiques, eux aussi, possèdent la sensation de l’odeur; mais
l’homme et les animaux terrestres doués de la respiration sont incapables
d’éprouver de sensations olfactives sans respirer. La raison de ces faits
sera aussi expliquée plus tard.
Chapitre
8: Le sens de l’ouïe et son objet.
Maintenant,
pour commencer, établissons des distinctions au sujet du son et de l’ouïe.
Le son se dit en un double sens: il y a le son en acte et le son en puissance.
Pour certaines choses, en effet, nous disons qu’elles n’ont pas de son par
exemple l’éponge, la laine; pour d’autres, qu’elles possèdent le son:
c’est le cas de l’airain et, en général, de tous les corps durs et
lisses, parce qu’ils ont la puissance d’émettre des sons, c’est-à-dire
de rendre, dans le milieu qui est intermédiaire entre l’objet sonore et
l’organe de l’ouïe, un son en acte.
La
production du son en acte est toujours celle de quelque chose, par rapport à
quelque chose, et dans quelque chose, car c’est un choc qui est la cause
productrice du son. C’est pourquoi aussi, il est impossible que d’un
unique objet provienne un son, car la distinction entre le corps frappant et
le corps frappé a pour con séquence que ce qui résonne ne résonne que
lorsqu’il est en rapport avec quelque chose. De plus, le choc n’a pas lieu
sans un mouvement de translation Mais, comme nous l’avons dit ce n’est pas
le choc de deux corps pris au hasard qui constitue le son. La laine, en effet,
ne rend aucun son si on la frappe, au contraire de ce qui se passe pour
l’airain et pour tous les corps lisses et creux: l’airain, c’est parce
qu’il est lisse, tandis que les corps creux produisent, par répercussion,
une série de chocs à la suite du premier, l’air qui a été mis en
mouvement étant dans l’impossibilité de s’échapper. De plus le son est
entendu dans l’air et aussi dans l’eau, quoique moins distinctement.
Toutefois
la condition déterminante du son n’est ni l’air, ni l’eau: ce qu’il
faut, c’est que se produise un choc de solides l’un contre l’autre et
contre l’air. Cette dernière condition est remplie, quand l’air, une fois
frappé résiste et ne se disperse pas. De là vient qu’il doit être frappé
rapidement et fortement pour résonner. Le mouvement du corps frappant, en
effet, doit prévenir la dispersion de l’air, comme si l’on frappait un
tas ou une rangée de grains de sable se mouvant avec rapidité.
L’écho
se produit quand l’air, maintenu en une seule masse par une cavité qui le
limite et l’empêche de se disperser, renvoie l’air comme une balle. Il
semble que l’écho se produit toujours, mais qu’il n’est pas toujours
distinct, car il se passe pour le son ce qui se passe pour la lumière: en
effet, la lumière est toujours réfléchie (sinon la lumière ne se
diffuserait pas partout, mais l’obscurité régnerait en dehors des lieux éclairés
par le Soleil), mais elle n’est pas toujours réfléchie d’une façon
aussi parfaite que par l’eau, l’airain ou tout autre corps poli, de manière
à produire dans tous les cas une ombre, caractère par lequel nous définissons
communément la lumière.
On
dit avec raison que le vide est la cause déterminante de l’audition, car,
dans l’opinion commune, le vide c’est l’air, lequel est bien la cause
efficiente de l’audition, quand il est mû comme une masse continue et une,
Mais, en raison de sa friabilité, il ne rend aucun son, à moins que le corps
frappé ne a soit lisse: l’air devient alors un, grâce en même temps à la
nature de la surface; car la surface du poli est une.
Est
donc sonore le corps capable de mettre en mouvement une masse d’air,
laquelle est une par continuité jusqu’à l’organe de l’ouïe. Il existe
une masse d’air qui est dans une union naturelle avec l’organe de l’ouïe
Et par le fait que cet organe se trouve dans l’air si l’air extérieur est
mis en mouvement, l’air intérieur de l’oreille est mû lui aussi.
De
là vient que l’animal n’entend pas en tous les points de son corps, et
que l’air non plus ne le pénètre pas partout. Car ce n’est même pas en
tous ses points que la partie du corps elle-même qui doit se mouvoir et émettre
un son, renferme de l’air Ainsi donc, en lui-même, l’air est silencieux
parce qu’il s’émiette facilement; mais quand il est empêché de s’émietter,
son mouvement est un son. Quant à l’air qui réside dans les oreilles, il y
a été emprisonné pour y être immobile, de façon à perce voir avec
exactitude toutes les différences du mouvement C’est pour cela aussi que
nous entendons même dans l’eau, parce que non seulement elle ne pénètre
pas dans l’air qui est en union naturelle avec l’oreille, mais elle ne
peut même pas entrer dans l’oreille, à cause des spirales. Et quand cela
vient à se produire, on n’entend pas, pas plus d’ailleurs que dans le cas
où la membrane auditive est endommagée, comme cela se passe pour la vue
quand l’enveloppe de la pupille’ est malade. Mais nous avons un signe pour
reconnaître si l’on entend ou non: c’est que l’oreille saine résonne
perpétuellement comme une corne car l’air emprisonné dans les oreilles se
meut perpétuellement d’un mouvement propre. Pourtant le son reste quelque
chose d’étranger et n’est pas propre à l’oreille même Et c’est pour
cela qu’on dit communément que nous entendons par le moyen du vide et de ce
qui résonne: c’est que nous entendons, en effet, par l’organe qui
contient de l’air, et un air délimité.
Est-ce
le corps frappé ou le corps frappant qui émet le son? N’est-ce pas plutôt
l’un et l’autre, quoique d’une manière différente? En effet, le son
est un mouvement, de ce qui peut être mû de la même façon que ces balles
qui rebondissent dès surfaces polies quand on les lance avec force. Ainsi,
comme nous l’avons indiqué ce n’est pas que tout corps émette un son
quand il est frappé ou frappant: il n’y aura pas de son, par exemple, si une
aiguille frappe une aiguille. Ce qu’il faut, c’est que le corps frappé
soit plan, de telle sorte que l’air, rebondisse et vibre en une seule masse.
Les
différences des corps sonores se manifestent dans le son en acte De même, en
effet, que, sans le secours de la lumière, on ne voit pas les couleurs, de même,
sans le secours du son, on ne saisit pas l’aigu et le grave, termes qui dérivent,
par métaphore, des objets tangibles. Car l’aigu meut le sens en peu de
temps et plus durablement, et le grave, lentement et plus passagèrement. Il
n’en faut cependant pas conclure que l’aigu est le rapide, et le grave le
lent, mais c’est seulement tantôt grâce à la rapidité, tantôt grâce à
la lenteur que se réalise un mouvement de cette sorte. Et il semble y avoir
une certaine analogie avec ce qu’est, pour le toucher, l’aigu et
l’obtus. Car l’aigu fait en quelque sorte une piqûre, et l’obtus une
poussée, par le fait que l’un meut en peu de temps, et l’autre lentement,
de sorte que c’est seulement par voie de conséquence que l’un est rapide,
et l'autre lent.
En
ce qui concerne le son, restons-en là. La voix elle, est un certain son de
l’être animé. Aucun des êtres inanimés, en effet, ne possède la voix;
c’est seulement par analogie que certains sont dits avoir une voix: tel est
le cas de la flûte, de la lyre et de tous les autres êtres inanimés qui ont
registre, son musical et langage. Ils semblent, en effet, doués de voix,
parce que la voix possède aussi ces caractères. Mais, en outre, un, grand
nombre d’animaux n’ont pas de voix, par exemple ceux qui n’ont pas de
sang, ni, même parmi ceux qui ont du sang, les poissons. Et cela est
rationnel, s’il est vrai que le son est un certain mouvement de l’air.
Quant aux poissons qui, dit-on, possèdent la voix comme ceux de l’Achéloüs,
en réalité ils émettent seulement des sons par leurs branchies ou par
quelque autre organe de ce genre. Or la voix est le son rendu par un animal,
mais non pas au moyen de n’importe quelle partie de son corps. Mais puisque
toute chose sonore émet des sons, par le choc de quelque chose contre quelque
chose et en quelque chose, qui est l’air, il est rationnel que seuls possèdent
la voix les êtres qui reçoivent l’air en eux. En effet, la nature se sert
de l’air respiré en vue de deux fins, comme elle se sert de la langue à la
fois en vue du goût et en vue du langage articulé: de ces deux dernières
fonctions, le goût est nécessaire à la vie (c’est pour quoi d’ailleurs
il appartient à un plus grand nombre d’animaux), alors que l’expression
de la pensée n’est qu’en vue du bien-être il en est de même dans le cas
du souffle, dont la nature se sert, d’une part, comme d’une condition nécessaire
à la vie (la cause en sera indiquée ailleurs), pour régulariser la chaleur
intérieure, et, d’autre part, pour produire la voix et réaliser ainsi le
bien-être.
L’organe
de la respiration est le larynx e, et cette partie du corps n’existe elle-même
qu’en vue du poumon; car c’est dans ce dernier organe que les animaux pédestres
entretiennent une plus grande quantité de chaleur que les autres. La région
qui environne le cœur est aussi la première à avoir besoin de la
respiration. C’est pourquoi il est nécessaire que l’air pénètre à
l’intérieur de l’être qui respire. La voix est ainsi le choc de l’air
respiré contre ce qu’on appelle la trachée-artère, et ce choc est produit
par l’âme qui réside dans ces parties du corps, En effet, ainsi que nous
l’avons dit tout son émis par l’animal n’est pas voix (car on peut
encore faire du bruit avec la langue, ou même en toussant); ce qu’il faut,
c’est que le corps qui frappe soit animé et que quelque représentation
accompagne son action. Car la voix est assurément un son pourvu de
signification, et elle n’est pas uniquement le bruit de l’air respiré,
comme la toux: en fait, elle est un choc, produit au moyen de cet air, de
l’air contenu dans la trachée-artère, a contre la trachée elle-même. Et
la preuve, c’est que nous ne pouvons parler ni pendant l’inspiration, ni
pendant l’expiration, mais seulement quand nous retenons notre respiration:
car les mouvements se font avec l’air ainsi retenu On voit clairement
aussi’ pourquoi les poissons sont aphones: c’est qu’ils ne possèdent
pas de larynx, et ils ne possèdent pas cette partie du corps parce qu’ils
ne reçoivent pas l’air en eux, ni ne respirent. Quant à savoir pour quelle
raison, c’est une autre question.
Chapitre
9: Le sens de l’odorat et son objet.
Ce
qui concerne l’odeur et l’odorat est moins facile à déterminer que ce
que nous avons déjà exposé, Car on n’aperçoit pas aussi clairement la
nature de l’odeur que celle du son ou de la couleur. La cause en est que
cette sensation n’est pas en nous bien subtile mais qu’elle est même inférieure
à celle d’un grand nombre d’animaux. En effet, l’homme sent les odeurs
médiocrement, et il ne saisit aucune odeur indépendamment de la douleur et
du plaisir, ce qui prouve bien que l’organe sensoriel manque de finesse. II
est raisonnable dé penser que c’est de cette même façon que les animaux
aux yeux secs perçoivent les couleurs, et que les différences des couleurs
ne leur apparaissent que par la crainte ou l’absence de crainte qu’ils en
reçoivent. Et telle est aussi la façon dont l’espèce humaine perçoit les
odeurs. Il semble, en effet, que l’odorat présente une analogie avec le goût,
et que, pareillement, les espèces des saveurs sont analogues à celles de
l’odeur seulement notre sens du goût est plus subtil, parce que le goût
est une sorte de toucher; or le toucher est, chez l’homme, le sens le plus développé.
Pour les autres sens, en effet, l’homme le cède à beaucoup d’animaux,
mais, pour la finesse du toucher, il est de loin supérieur à tous les
autres. Et c’est pourquoi il est le plus intelligent des animaux. Une
preuve, c’est que, à s’en tenir même à l’espèce humaine, c’est grâce
à l’organe de ce sens, et à rien d’autre, qu’il y a des hommes bien
doués et des hommes mal doués: car les hommes à chair dure sont mal doués
sous le rapport de l’intelligence, et les hommes à chair tendre; bien doués.
De
même que la saveur est tantôt douce, tantôt amère, ainsi en est-il des
odeurs. Mais certains objets ont une odeur et une saveur analogues: j
‘entends, par exemple, qu’ils ont une odeur douce et une saveur douce;
pour d’autres, c’est le contraire. De même encore une odeur est aigre,
irritante, acide ou grasse. Mais, comme nous l’avons dit, par le fait que
les odeurs ne sont pas, à beaucoup près, aussi faciles à discerner que les
saveurs, c’est de celles-ci qu’elles ont pris leurs noms, en vertu de la
ressemblance des choses, L’odeur douce, en effet, vient du safran et du
miel, et l’odeur aigre, du thym et de choses de ce genre. Et il en est ainsi
dans tous les autres cas.
Et
de même que l’ouïe (et chacun des sens) est sens soit du sonore, soit du
non sonore, et la vue soit du visible, soit de l’invisible, ainsi l’odorat
est sens, à la fois, de l’odorant et de l’inodore. Une chose est inodore
soit parce qu’elle ne peut avoir absolument aucune odeur, soit parce
qu’elle a une odeur faible ou médiocre. Même ambiguïté pour le terme
"insipide".
L’odorat
s’exerce, lui aussi, au moyen d’un intermédiaire, savoir l’air ou même
l’eau, car les animaux aquatiques également (aussi bien ceux qui ont du
sang que ceux qui n’ont pas de sang) semblent percevoir l’odeur, comme les
animaux qui vivent dans l’air: certains d’entre eux en effet, se dirigent
de loin vers leur nourriture, quand ils se trouvent attirés par l’odeur.
Aussi
y a-t-il une difficulté manifeste dans le fait que, la perception de
l’odeur s’effectuant chez tous les animaux de la même manière, l’homme
est le seul à ne pouvoir sentir qu’en aspirant l’air: si, au lieu
d’aspirer, il exhale ou retient son souffle, il ne sent rien, ni de loin, ni
de près, quand bien même le corps odorant serait placé à. l’intérieur,
sur la narine même. (Que l’objet placé sur l’organe sensoriel lui-même
ne puisse être perçu, ç’est là une règle commune à tous les animaux;
mais ne pouvoir sentir sans aspirer, cela est propre à l’homme: le fait est
évident pour qui en tente l’expérience). Il en résulte que les animaux
qui n’ont pas de sang devraient, puisqu’ils ne respirent pas, posséder
quelque sens autre que ceux dont nous avons parlé Mais, en réalité, c’est
impossible, puisque c’est l’odeur qu’ils perçoivent: car la sensation
de l’odorant, de ce qui sent mauvais et de ce qui sent bon, ne peut être
que l’odorat De plus il apparaît, en fait, que ces animaux périssent sous
l’action des mêmes odeurs puissantes qui font périr l'homme, par exemple
celles du bitume, du soufre et des substances de ce genre. Il est donc nécessaire
qu’ils perçoivent les odeurs, tout en ne respirant pas.
En
réalité, il semble bien que, chez l'homme, l’organe olfactif diffère de
celui des autres animaux, comme ses yeux diffèrent- de ceux des animaux qui
ont les yeux secs. Car les yeux de l’homme ont pour cloison et, en quelque
sorte, pour enveloppe, les paupières, et, si on ne les remue pas ou si on ne
les relève pas, on ne voit pas, au lieu que les animaux aux yeux secs ne possèdent
rien de tel, mais voient immédiatement ce qui arrive dans le diaphane, Ainsi,
semble-t-il, l’organe olfactif, chez certains animaux, a est à découvert
comme l’œil de ces animaux aux yeux secs, tandis que, chez d’autres, qui
reçoivent l’air en eux, il possède un opercule, qui s’écarte quand ils
respirent, grâce la dilatation des veines et des pores. Telle est la raison
aussi pour laquelle les animaux qui respirent ne sentent pas l’odeur dans
l’humide: car il leur faut, pour sentir, respirer, ce qu’il leur est
impossible de faire dans l’humide. L’odeur est relative au sec comme la
saveur l’est à l’humide, et l’organe olfactif est, en puissance, sec
aussi.
Chapitre
8: Le sens du goût et son objet.
Le
sapide est une sorte de tangible, et telle est la raison pour laquelle il
n’est pas perçu par le moyen d’un’ corps intermédiaire étranger car
le toucher ne l’est pas davantage. Et le corps dans lequel résidé la
saveur, le sapide, est dans l’humide pris comme sa matière or l’humide
est un certain tangible. C’est pourquoi, même si nous vivions dans
l’humide, nous percevrions le doux qui y serait introduit, et la sensation
ne nous arriverait pas par l’intermédiaire de l’eau, mais par le fait du
mélange du sapide avec l’humide, comme pour un breuvage La couleur, au
contraire, ce n’est pas de cette façon, c’est-à-dire par le fait d’un
mélange qu’elle est perçue, pas plus d’ailleurs que par des effluves.
Rien donc dans les saveurs qui corresponde à l’intermédiaire; mais de même
que le visible est la couleur, ainsi le sapide est la saveur. Seulement, rien
ne produit une sensation de saveur sans humidité; mais la cause productrice
doit contenir de l’humidité en acte ou en puissance: tel est le salé, car
il se dissout lui-même facilement et exerce une action dissolvante sur la
langue.
Comme
la vue est sens du visible et de l’invisible (car l’obscurité est
invisible, mais la vue la discerne aussi), et, en outre, de ce qui est trop
brillant (et qui est également invisible, bien qu’autrement que
l’obscurité); que l’ouïe est, de même, sens du son et du silence (le
premier étant audible, et le second inaudible), et, en outre, du son intense,
à la façon dont la vue l’est du brillant (car, si le son faible est
inaudible, le son fort et violent, d’une certaine façon l’est aussi); et
on appelle invisible, soit ce qui n’est absolument pas visible (au sens où
s’applique aussi, dans d’autres cas, le terme "impossible"),
soit ce qui étant naturellement visible ne l’est pas en fait, ou l’est médiocrement,
comme cela se passe respectivement pour l’animal apode et le fruit sans
noyau, ainsi en est-il pour le goût, sens du sapide et de l’insipide,
l’insipide étant ce qui possède une saveur faible, ou médiocre, ou
destructive du goût. Et il semble bien que le principe du sapide soit le
potable et le non potable, car l’un et l’autre sont une sorte de sapide
seulement le dernier est une saveur faible et destructive du goût, tandis que
le premier est conforme à sa nature. Le potable est d’ailleurs commun au
toucher et au goût.
Mais
puisque le sapide est humide, il est indispensable que l’organe sensoriel
qui le perçoit ne soit ni humide en entéléchie, ni pourtant incapable de
devenir humide. En effet, l’organe du goût subit une passion sous
l’action du sapide en tant que sapide est donc nécessaire que soit humidifié
ce qui peut l’être sans dommage pour sa substance tout en n’étant pas
humide en acte, savoir l’organe gustatif. La preuve, c’est que la langue
ne perçoit la saveur ni quand elle est trop sèche, ni quand elle est trop
humide: dans ce dernier cas, en effet, le contact se produit avec l'humidité
primitive comme il arrive à l’homme qui, après avoir goûté une saveur
puissante, en goûte une autre, ou aux malades à qui tout parait amer, parce
que c’est avec la langue pleine d’une humidité de cette sorte qu’ils
perçoivent.
Dans
les saveurs, comme aussi dans les couleurs, on distingue, d’une part, les
espèces simples, qui sont les contraires, savoir le doux et l’amer;
d’autre part, les espèces dérivées, soit du premier, comme l’onctueux,
soit du second, comme le salé; enfin, intermédiaires entre ces dernières
saveurs, l’aigre, l’âpre, l’astringent et l’acide à peu de chose près,
telles paraissent être, en effet, les différences des saveurs. Il en résulte
que la faculté gustative est ce qui est tel en puissance, et le sapide est la
cause qui la fait passer à l’entéléchie.
Chapitre
11: Le sens du toucher et son objet.
Ce
qu’on peut dire du tangible, on peut le dire du toucher. Si, en effet, le
toucher n’est pas un seul sens mais plusieurs sens, il est nécessaire par là
même que les sensibles tangibles soient multiples. Mais la question se pose
d’abord de savoir si, en fait, il y a plusieurs sens du toucher ou un seul.
En
outre, quel est l’organe de la faculté du toucher? Est-ce la chair, et,
chez les autres êtres qui n ‘ont pas de chair, l’analogue de la chair? Ou
bien n’en est-il rien, mais la chair est-elle seulement l’intermédiaire,
l’organe sensoriel premier étant, en réalité, quelque autre organe
interne?
Et,
en effet, toute sensation semble bien être sensation d’une seule contrariété:
pour la vue, par exemple, celle du blanc et du noir, pour l’ouïe, de
l’aigu et du grave, pour le goût, de l’amer et du doux; dans le tangible,
au contraire, sont comprises plusieurs contrariétés: le chaud et le froid,
le sec et l’humide, le dur et le mou, et ainsi de suite.
On
peut apporter un semblant de réponse à cette difficulté : c’est de dire
que les autres sens saisissent, eux aussi, des contrariétés multiples par
exemple, dans la voix, on trouve non seulement l’aigu et le grave, mais
encore l’intensité et la faiblesse, la douceur et la rudesse de la voix et
autres déterminations de cette sorte. Et il y a aussi, en ce qui concerne la
couleur, d’autres différences analogues. Cela est vrai, mais quelle est la
chose unique qui serait substrat du toucher, comme le son est substrat de
l’ouïe, c’est ce qu’on ne voit pas.
D’autre
part, l'organe sensoriel est-il interne, ou n’en est-il rien, mais est-ce
immédiatement la chair elle-même? Aucune indication ne semble pouvoir être
tirée de ce que la sensation naît en même temps que le contact. Car, de
fait, si on étend autour de la chair une sorte de membrane qu’on a préparée,
celle-ci, au moment même du contact, n’en transmet pas moins la sensation;
pourtant il est évident que l’organe sensoriel n’est pas dans cette
membrane. Et même si la membrane venait à s’unir naturellement à la
chair, la sensation serait transmise encore plus rapidement. C’est pourquoi
cette partie du corps Semble se comporter à la façon d’une enveloppe
d’air qui adhèrerait naturellement à nous Nous croirions alors, en effet,
percevoir par un seul organe le son, la couleur et l’odeur, et que la vue,
l’ouïe et l’odorat constituent un seul sens. Mais, en réalité, par le
fait que les milieux, à travers lesquels les mouvements se produisent, sont séparés
de notre corps, les organes sensoriels dont nous venons de parler sont
manifestement distincts l’un de l’autre. Mais, pour le toucher, ce point
n’est pas, pour l’instant, bien clair.
Il
est, en effet, impossible de constituer le corps animé à partir de l’air
ou de l’eau, puisqu’il doit être quelque chose de solide. Reste que ce
soit un mixte de terre et de ces éléments, comme tendent à l’être la
chair et son analogue. Il est donc nécessaire que le corps naturellement adhérent
à l’organisme soit l’intermédiaire de la faculté du toucher, à travers
lequel se produit la multiplicité des sensations. Et ce qui prouve bien leur
multiplicité, c’est le cas du toucher quand il s’exerce par la langue:
car cette même partie du corps qui perçoit la saveur, perçoit aussi tous
les tangibles. Si donc le reste de la chair pouvait aussi avoir la sensation
de la saveur, le goût et le toucher nous paraîtraient former un seul et même
sens: si, en fait, ils sont deux, c’est parce que leurs organes ne sont pas
inter changeables.
Mais
voici une difficulté. S’il est vrai que tout corps a une profondeur,
c’est-à-dire la troisième dimension, et que, un corps quelconque étant
inter posé entre deux autres corps, il n’est pas possible que ces deux
corps soient en contact réciproque; si, d’autre part, l’humide n’existe
pas indépendamment d’un corps ni le mouillé’ non plus, mais s’il est nécessaire
qu’ils soient eau ou tout au moins con tiennent de l’eau; si, par suite,
les corps qui sont en contact réciproque dans l’eau, étant donné que
leurs surfaces externes ne sont pas sèches, doivent avoir entre eux l’eau
dont leurs extrémités sont couvertes; si tout cela est vrai, il est
impossible qu’un corps entre, dans l’eau, véritablement en contact avec
un autre, et pas davantage dans l’air (car l’air se comporte de la même
façon envers les corps qui s’y trouvent, que l’eau envers les corps qui
sont dans l’eau; mais ce fait échappe davantage à notre attention, comme
il arrive aux animaux qui vivent dans l’eau de ne pas s’apercevoir qu’un
corps mouillé touche un autre corps mouillé).
Le
problème est alors le suivant: c’est de savoir si, pour tous les sensibles,
la sensation a lieu de la même façon, ou bien si c’est d’une certaine façon
pour les uns et d’une autre façon pour les autres, comme on croit communément
aujourd’hui que le goût et le toucher s’exercent par le contact, et les
autres sens, à distance. Mais cette distinction n’est pas fondée; en réalité,
même le dur et le mou, c’est à travers d’autres corps que nous les
percevons, exactement comme le sonore, le visible et l’odorant; seulement,
pour ces derniers, la perception se fait à distance, tandis que pour les
autres, elle se fait de près: c’est pourquoi la présence d’un intermédiaire
nous échappe alors. De toute façon, en effet, nous percevons toutes choses
par un milieu; seulement, dans ces cas, on ne s’en doute pas. Pourtant,
comme nous l’avons dit aussi précédemment, si c’était par une membrane
que nous percevions tous les tangibles sans nous rendre compte de son
interposition, nous nous comporterions de la même manière que nous le
faisons maintenant dans l’eau et dans l’air: car nous croyons bien, en
fait, toucher les sensibles eux- mêmes, et qu’il n’existe aucun milieu
intermédiaire. Mais il y a une différence entre le tangible, d’une part,
et les visibles et les sonores, d’autre part: ces derniers, nous les
percevons parce que l’intermédiaire produit m’i certain effet sur nous;
pour les tangibles, au contraire, la perception ne s’effectue pas sous
l’action de l’intermédiaire, mais en même temps que l’intermédiaire,
à la façon de l’homme frappé à travers son bouclier: ce n’est pas que
le bouclier, une fois le coup reçu, ait frappé l’homme à son tour, mais,
en fait, les deux coups se sont trouvés portés simultanément.
D’une
façon générale, il semble bien que, pour la chair, et la langue, ce que
l’air et l’eau sont aux organes de la vue, de l’ouïe et de l’odorat,
elles le soient, comme eux, à l’organe sensoriel correspondant. Et en
supposant l’organe sensoriel lui-même en contact avec un sensible, ni dans
un cas, ni dans l’autre, il ne pourra se produire de sensation, par exemple
si un corps blanc est placé sur la surface de l'œil. Par où il est évident
aussi que c’est à l’intérieur que se trouve la faculté tactile, car
c’est de cette façon-là seule ment qu’il en sera pour ce sens comme pour
les autres sens: en effet, dans le cas de ces derniers, les corps placés sur
l’organe sensoriel ne sont pas perçus, tandis que, placés sur la chair,
ils sont perçus; d’où il suit que la chair n’est que l’intermédiaire
du toucher.
Les
différences tangibles sont donc celles du corps en tant que corps par ces
différences, j ‘entends celles qui définissent les éléments le chaud et
le froid, le sec et l’humide, dont nous avons parlé antérieurement, dans
le traité des Éléments. L’organe sensoriel de ces tangibles est celui du
toucher, autrement dit cette partie du corps dans laquelle le sens appelé
toucher réside primitivement. C’est cette partie qui est en puissance ces
qualités: sentir, en effet, c’est pâtir en quelque chose, de sorte que
l’agent fait cette partie semblable à lui en acte, alors qu’elle l’était
en puissance C’est pourquoi ce qui est, à un degré égal à celui de
l’organe, chaud ou froid, dur ou mou, nous ne le percevons pas, mais
seulement les qualités en excès, ce qui implique que le sens est comme une
sorte de médium entre les contrariétés dans les sensibles. Et c’est pour
cela qu’il juge les sensibles, car le milieu est capable de juger,
puisqu’il devient, par rapport à chacun des deux extrêmes, l’autre. Et
de même que ce qui doit percevoir le blanc et le noir doit n’être en acte
ni l’un ni l’autre, mais être en puissance tous les deux (et il en est
ainsi pour les autres organes sensoriels), de même, en ce qui concerne le
toucher, l’organe ne doit être en acte ni chaud ni froid.
De
plus, de même que la vue, disions-nous, est, d’une certaine façon, sens du
visible et de l’invisible (et, pareille ment aussi, les sens restants à
l’égard de leurs opposés) de même aussi le toucher est sens du tangible
et du non tangible. Est non tangible soit ce qui ne possède qu’à un très
faible degré une différence des choses tangibles comme l’air, par exemple,
soit les tangibles en excès, comme les corps destructeurs.
Tel
est donc, pour chaque sens en particulier, notre exposé en résumé.
Chapitre
12: Les sensations et leur fonctionnement.
D’une
façon générale, pour toute sensation, il faut comprendre que le sens est le
réceptacle des formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit
l’empreinte de l’anneau sans le fer ni l’or, et reçoit le sceau d’or
ou d’airain, mais non en tant qu’or ou airain; il en est de même pour le
sens: pour chaque sensible, il pâtit sous l’action de ce qui possède
couleur, saveur ou son, non pas en tant que chacun de ces objets est dit être
une chose particulière, mais en tant qu’il est de telle qualité’ et en
vertu de sa forme.
L’organe
sensoriel premier est celui dans lequel réside une puissance de cette nature.
Organe et faculté sont donc identiques, mais leur essence est différente:
car le sentant doit être une certaine étendue, tandis que ni la quiddité de
la faculté sensible, ni le sens lui-même ne sont de l’étendue, mais bien
une certaine forme et une puissance du sentant.
On
voit clairement, d’après cela, pourquoi alors les excès dans les sensibles
détruisent les organes sensoriels. En effet, si le mouvement est trop fort
pour l’organe, la forme (ce qui, disions-nous, est le sens) est dissoute, à
la façon de l’harmonie et du ton, quand les cordes sont frappées trop
fortement.
Cela
explique aussi pourquoi les plantes n’ont pas la sensation, bien qu’elles
aient une des parties de l’âme et qu’elles pâtissent en quelque degré
sous l’action des tangibles; et, en effet, elles peuvent devenir, par
exemple, froides ou chaudes. La cause en est qu’elles n’ont pas de médium,
ni de principe capable de recevoir les formes des sensibles sans leur matière;
au contraire, quand elles pâtissent, elles reçoivent également la matière.
On
pourrait se demander enfin si une chose incapable de percevoir l’odeur peut
subir une certaine passion sous l’action de l’odeur, ou si une chose
incapable de voir peut pâtir sous l’action de la couleur; et de même pour
les autres sens. Mais si l’objet de l’odorat est l’odeur, l’effet que
produit l’odeur, si elle doit en produire un, est seulement l’olfaction.
Il en résulte qu’aucun des êtres incapables de percevoir une odeur n’est
capable de pâtir sous l’action de l’odeur (et l’on peut en dire autant
des autres sens), et que, même pour les êtres capables de sentir, aucun
d’eux ne pâtit que dans la mesure où chacun est lui-même capable de
percevoir Et cela est encore évident de la façon suivante. Ni la lumière et
l’obscurité, ni le son, ni l’odeur ne produisent aucun effet sur les
corps, mais bien les objets dans lesquels résident ces qualités par exemple,
c’est l’air, qui accompagne le tonnerre, qui déchire le bois.
Pourtant
dira-t-on les tangibles et les saveurs agissent sinon, en effet, sous
l’action de quel facteur les êtres inanimés pâti raient-ils et
seraient-ils altérés? Dirons-nous donc que les autres sensibles agissent
aussi? N’est-ce pas plutôt répondons-nous que tout corps ne peut pâtir
sous l’action de l’odeur et du son, et que seuls pâtissent ceux qui sont
d’une forme indéterminée et n’ont aucune consistance, par exemple
l’air? L’air, en effet, devient odorant comme ayant subi une certaine
modification Qu’est-ce donc que l’odeur.
LIVRE
III: LES FACULTÉS NOÉTIQUES.
Chapitre
1: Sixième sens; Le sens commun.
Ce
chapitre vise à convaincre qu’il n'y a pas d’autre sens que les cinq que
nous avons étudiés (je veux dire la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le
toucher).
Il
nous faut d'abord admettre, comme un fait, que tout ce qui est perçu par le
toucher, nous en avons la sensation, toutes les qualités du tangible, en tant
que tangible, nous étant, en effet, perceptibles au moyen du toucher: il est,
par suite, nécessaire que, dans le cas où une sensation nous manque, quelque
organe sensoriel nous fasse également défaut j. Mais, d’une part, toutes
les choses que nous percevons par un contact immédiat avec elles, sont
senties par le toucher, sens que nous nous trouvons posséder, et, d’autre
part, toutes celles que nous percevons par des intermédiaires et sans contact
avec elles, sont senties au moyen des corps simples, je veux dire l’air et
l’eau. Et les choses se passent de telle sorte que, si c’est par un seul
milieu que s’effectue la perception de p1usieur sensibles génériquement
différents, le possesseur de l’organe sensoriel approprié doit nécessairement
pouvoir sentir l’un et l’autre sensible (par exemple, si l’organe
sensoriel est constitué à partir de l’air, l’air étant le milieu du son
et de la couleur); si, par contre, c’est par plusieurs milieux que
s’effectué la perception d’un même sensible (par exemple, la couleur,
qui a pour milieu l’air et l’eau, car ils sont l’un et l’autre
diaphanes), il suffira de posséder un organe sensoriel constitué à partir
d’un seul de ces milieux, pour percevoir le sensible qui admet les deux
milieux, Or, parmi les corps simples, c’est seulement à partir de deux
d’entre eux, l’air et l’eau, que les organes sensoriels sont constitués
(et, en effet, la pupille est formée d’eau, l’ouïe d’air, et
l’odorat de l’un ou de l’autre); le feu, lui, ou bien n’entre dans la
composition d’aucun de ces organes, ou bien il est commun à tous (car rien,
sans chaleur, ne peut sentir); quant à la terre, ou bien elle n’est non
plus élément d’aucun d’eux, ou bien c’est surtout dans le toucher
qu’elle est mélangée d’une manière particulière. Resterait, par suite,
qu’il n’existe aucun organe sensoriel en dehors de ceux qui sont formés
d’eau et d’air. Or ces derniers organes, en fait certains animaux les possèdent.
Toutes les sensations sont donc éprouvées par les animaux qui ne sont ni
incomplets, ni mutilés, car il apparaît que même la taupe possède des yeux
sous la peau. Ainsi, à moins qu’il n’existe un autre corps simple ou
quelque propriété qui n’appartienne à aucun des corps de notre monde, nul
sens ne saurait nous faire défaut.
Mais
il n’est pas possible non plus qu’il existe un organe sensoriel spécial
pour les sensibles communs, que nous percevrions ainsi par accident au moyen
de chaque sens: tels sont le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le
nombre, l’unité. Toutes ces déterminations, en effet, c’est par un
mouvement que nous les percevons: ainsi, c’est par un mouvement que nous
percevons la grandeur, et, par suite, aussi la figure, car la figure est une
certaine grandeur; la chose en repos, c’est par l’absence de mouvement; le
nombre, c’est par la négation de la continuité et aussi par les sensibles
propres puisque chaque sensation n’a qu’un seul objet.
Il
en résulte évidemment qu’il est impossible qu’il y ait un sens spécial
pour l’un quelconque de ces sensibles communs, par exemple pour le
mouvement: car il en serait alors pour eux comme il en est maintenant de notre
perception du doux par la vue (Cette perception se produit parce que nous nous
trouvons avoir en même temps la sensation des deux sensibles, et de là vient
que, lorsqu’il leur arrive de se rencontrer, nous les connaissons aussi
ensemble.) Sinon, nous ne percevrions les sensibles communs que d’une façon
purement accidentelle, comme nous percevons du fils de Cléon, non pas qu’il
est fils de Cléon, mais qu’il est blanc; et au blanc c’est seule ment par
accident qu’il arrive d’être le fils de Cléon. Mais, en réalité, des
sensibles communs nous avons déjà une sensation commune, et qui n’est pas
une sensation par accident il n’y a donc pas de sens spécial pour eux, car,
dans ce cas, nous ne les percevrions d’aucune autre façon que de celle dont
nous avons dit voir le fils de Cléon. Mais c’est par accident que les
divers sens perçoivent les sensibles propres les uns des autres; ils agissent
alors non pas en tant que sens séparés, mais en tant que formant un seul
sens, quand il reproduit simultanéité de sensation relativement au même
objet; c’est le cas, lorsque nous percevons que le fiel est amer et jaune:
car il n ‘appartient certainement pas à un autre sens de prononcer que ces
deux qualités ne font qu’une seule chose. De à vient aussi que le sens
commun se trompe: il suffit, par exemple, qu’une chose soit jaune pour
qu’il croie que c’est du fiel.
Mais
on pourrait se demander en vue de quelle fin nous possédons plusieurs sens au
lieu d’un seul. Ne serait-ce pas pour éviter que les sensibles dérivés et
communs, tels que le mouvement, la grandeur et le nombre passent moins
facilement inaperçus? Si, en effet, la vue était l’unique sens pour les
percevoir, et qu’elle eût le blanc pour objet, ces sensibles communs nous
échapperaient plus facilement, et il nous semblerait que tous les sensibles
n’en font qu’un, parce que la couleur et la grandeur, par exemple,
s’accompagnent toujours. Mais le fait que les sensibles communs se
retrouvent aussi dans un autre sensible montre clairement que chacun d’eux
est qu chose de tout différent.
Chapitre
2: Le sens commun et ses deux autres fonctions.
Puisque
nous percevons que nous voyons et en tendons, c’est nécessairement ou bien
par la vue que le sentant perçoit qu’elle voit, ou bien par un autre sens.
Mais, dans ce dernier cas, c’est le même sens qui sera à la fois sens de
la vue et de l’objet de celle-ci, la couleur. Il en résulte ou qu’il y
aura deux sens pour le même sensible, ou que la vue sera sens d’elle-même
De plus, si le sens qui perçoit la vue est un autre sens, ou bien on ira à
l’infini, ou bien l’un quelconque de ces sens sera sens de lui-même;
aussi est-il préférable d’admettre du premier lui- même cette aptitude.
Mais
voici une difficulté. Du moment, en effet, que percevoir par la vue, c’est
voir, et que ce qu’on voit c’est la couleur ou ce qui possède la couleur,
si l’on voit une chose qui elle-même voit, ce qui voit en premier lieu possèdera
aussi la couleur. Il est donc évident répondons-nous que l’expression
"percevoir par la vue" n’est pas prise en une seule acception: en
effet, tout en ne voyant pas, c’est néanmoins par la vue que nous
discernons l’obscurité et la lumière, bien que ce ne soit pas de la même
façon De plus, ce qui voit est, lui, aussi, en quelque manière, coloré,
puisque tout organe sensoriel est le réceptacle du sensible sans la matière
c’est pourquoi d’ailleurs même les sensibles une fois éloignés, les
sensations et les images continuent d’exister dans les organes sensoriels.
L’acte
du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur quiddité
n’est pas la même Je prends comme exemple le son en acte et l’ouïe en
acte: il est possible que celui qui possède l’ouïe n’en tende pas et que
ce qui a le son ne résonne pas toujours. Mais quand passe à l’acte celui
qui est en puissance d’écouter, et que résonne ce qui est en puissance de
résonner, à ce moment-là se produisent simultanément l’ouïe en acte et
le son en acte, que l’on pourrait appeler respectivement audition et résonance.
Si
donc le mouvement, l’action et la passion résident dans ce qui est agi, de
toute nécessité le son et l’ouïe en acte résident l’un et l’autre
dans l’ouïe en puissance; car l’acte de l’agent et du moteur se produit
dans le patient, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que le moteur
soit lui-même mû L’acte du sonore est donc son ou résonance, et celui de
l’auditif, ouïe ou audition: car l’ouïe a une double signification, et
le sonore également Et l’on peut en dire autant des autres sens et des
autres sensibles. De même, en effet, que l’action et la passion résident
dans le patient et non dans l’agent, ainsi l’acte du sensible et l’acte
de la faculté sensible résident dans le sentant. Mais, dans certains cas,
les deux actes reçoivent un nom, par exemple la résonance et l’audition,
tandis que, dans d’autres cas, l’un ou l’autre demeure innomé. En
effet, on appelle vision l’acte de la vue, mais celui de la couleur n’a
pas de nom; on appelle gustation l’acte de la faculté gustative, mais celui
du sapide n’a pas de nom.
Maintenant,
puisque l’acte du sensible et l’acte du sentant constituent un seul acte,
bien que leur essence soit différente, il faut nécessairement que périssent
et subsistent simultanément l’ouïe et le son ainsi compris et par suite
aussi, la saveur et le goût, et, pareillement, les autres sens et les autres
sensibles. Par contre, pour les sensibles entendus au sens de sensibles en
puissance, cela n’est pas nécessaire, et les premiers physiologues se sont
mépris quand ils ont pensé qu’il n’existait ni blanc, ni noir sans la
vue, ni saveur sans le goût. Si, en un certain sens, leur opinion est fondée,
en un autre sens, elle ne l’est pas. En effet, la sensation et le sensible
présentent une double signification, et se disent tantôt selon la puissance
et tantôt selon l’acte. Dans ce dernier cas, ce qu’ont dit ces
philosophes s’applique bien, mais non pas dans l’autre cas. En fait, leur
tort a été de prendre au sens absolu, des termes qui justement n’admettent
pas de sens absolu.
Si
l’harmonie est une sorte de voix; si la voix et l’ouïe sont, en un sens,
une seule chose, et si, en un autre sens, elles ne sont pas une seule chose;
si, enfin, l’harmonie est proportion, il est nécessaire que l’ouïe soit
aussi une sorte de proportion. Et c’est pour cela que tout excès, l’aigu
comme le grave, anéantit le sens de l’ouïe; de même, dans les saveurs,
l’excès détruit le goût; dans les couleurs, le trop brillant ou le trop
sombre détruit la vue, et, pour l’odorat, c’est l’odeur forte, la douce
comme l’amère,
Tout
cela impliquant que le sens est une certaine proportion. C’est aussi
pourquoi les sensibles sont agréables, lorsque, d’abord purs et sans mélange,
ils sont amenés à la proportion voulue tel est le cas pour l’aigre, le
doux ou le salé; ils sont alors agréables, en effet. Mais, d’une manière
générale, le mixte est plus harmonie que l’aigu ou le grave seul, et, pour
le toucher, ce qui peut être échauffé ou refroidi Or le sens, c’est la
proportion, tandis que les sensibles en excès sont causes de douleur ou de
destruction.
Chaque
sens est donc sens de son propre objet sensible il réside dans l’organe
sensoriel en tant qu’organe sensoriel, et il juge des différences du
sensible sur lequel il porte: par exemple, la vue juge du blanc et du noir, le
goût, du doux et de l’amer. Et il en est de même aussi pour les autres
sens. Mais puisque notre jugement porte, en outre, sur le blanc et sur le
doux, et sur chacun des sensibles dans ses rapports avec chaque autre
sensible, par quel principe percevons-nous aussi qu’ils diffèrent? Il faut
bien que ce soit par un sens, puisque nous sommes en présence de sensibles,
Par où il est évident aussi que la chair n’est pas l’organe sensoriel
dernier; car il serait, dans ce cas, nécessaire que ce qui juge jugeât par contact avec le sensible. Par suite, il n’est pas possible non plus de
juger, par des facultés séparées, que le doux est différent du blanc: il
faut que ce soit une seule faculté qui les perçoive clairement l’un et
l’autre. Dans le cas contraire il suffirait, en effet, que je perçusse
l’un et toi l’autre, pour faire apparaître leur différence réciproque.
Mais il faut, en réalité, que ce soit une faculté une qui énonce cette
différence, car on énonce que le doux est autre que le blanc. Ce qui énonce,
c’est donc une seule et même faculté de sorte que, de même qu’elle
prononce, de même aussi elle pense et elle perçoit.
Qu’il
ne soit donc pas possible, avec des organes séparés, de juger les sensibles
séparés, c’est évident. Et qu’on ne le puisse pas non plus dans des
temps séparés, ce qui suit va le montrer. De même, en effet, que c’est la
même fi qui affirme que le bon et le mauvais sont des choses distinctes, de même
aussi, quand elle prononce que l’un est différent, elle prononce aussi que
l’autre l’est (et, dans ce cas, le "quand" n’est pas
accidentel à l’assertion; j’entends accidentel, au sens où j’affirme
actuellement qu’une chose est différente d’une autre, sans dire toutefois
qu’elles sont actuellement différentes. Au contraire, la faculté en
question prononce de la façon suivante: elle prononce actuellement, et elle
prononce que les choses sont actuellement différentes). C’est donc en un même
temps que la faculté prononce; elle est, par suite, une inséparable unité
en un temps inséparable.
Mais
pourrait-on objecter il est impossible, pour la même chose, d’être mue, en
même temps, de mouvements contraires, en tant qu’elle est indivisible et
dans un temps indivisible. Si, en effet, le sensible est doux, il meut le sens
ou la pensée de telle façon déterminée; tandis que l’amer meut d’une
façon contraire, et le blanc, d’une façon autre encore.
Est-ce
donc que ce qui juge est, en même temps, d’une part, numériquement
indivisible et inséparable, et, d’autre part, séparé par l’essence?
Alors, en un sens, c’est ce qui e divisé qui perçoit les sensibles divisés;
mais, en un autre sens, c’est en tant qu’indivisible que ce divisé les
perçoit: car, par l’essence, il est divisible, mais, par le lieu et le
nombre, indivisible.
Ou,
plutôt, cette solution n’est-elle pas impossible? C’est seulement en
puissance, en effet, que le même et indivisible sujet peut être à la fois
les contraires, et non pas par l’essence:
c’est,
en réalité, par l’actuation qu’il est divisible, et il ne lui est pas
possible d’être, en même temps, blanc et noir. Il en résulte qu’il ne
peut non plus recevoir les formes du blanc et du noir, si comme nous
l’admettons c’est dans une réception de ce genre que consistent la
sensation et la pensée.
En
réalité, il en est comme de ce que certains philosophes appellent le point,
lequel, considéré à volonté comme un ou comme deux, est par là même
divisible. Ainsi, en tant qu’indivisible, la faculté qui juge est une, et
elle juge des deux objets simultanément; mais, en ‘tant que divisible,,
elle n ‘est plus une, car elle emploie le même point deux fois en même
temps. Donc, en tant qu’elle traite la limite comme deux, elle juge de deux
choses, et de deux choses séparées, par une faculté en quelque sorte séparée
mais en tant qu’elle traite la limite comme une, elle juge d’une seule
chose, et saisit les sensibles en même temps.
Ainsi,
en ce qui concerne le principe grâce auquel nous disons que l’animal est
capable de sensation, arrêtons là nos explications.
Chapitre
3: La Pensée, la perception, l'imagination.
Alors
que c’est par deux différences qu’on définit principalement l’âme,
d’abord par le mouvement local et ensuite par la pensée le jugement et la
sensation que, d’autre part, on regarde d’ordinaire la pensée et
l’intelligence comme étant une sorte de sensation (car, dans un cas comme
dans l’autre l’âme discerne et connaît quelque chose qui est), et que
les anciens philosophes, du moins, identifient le jugement et la sensation
(tel EMPÉDOCLE disant: "D’après ce qui se présente aux sens,
l’intelligence croit, en effet, chez les hommes", et, dans un autre
ouvrage: "De là vient qu’il leur arrive toujours d’avoir aussi des
idées qui changent "; et la parole d’HOMÈRE tend à signifier la même
chose: "Car telle est l’intelligence", dit-il. Tous ces auteurs
croient, en effet, que la pensée est, comme la sensation, quelque chose de
corporel, et que le semblable perçoit et pense par le semblable, ainsi que
nous l’avons expliqué au début de notre exposé. Pourtant ils auraient dû,
en même temps, donner une explication de l’erreur, qui est plus familière
encore aux animaux, et où l’âme séjourne la plus grande partie de son
temps. Aussi résulte-t-il nécessairement de leur doctrine ou bien, comme
certains philosophes l’admettent, que toutes les apparences sont vraies, ou
bien que c’est le contact du dissemblable qui constitue l’erreur, car
c’est là le contraire de la connaissance du semblable par le semblable.
Mais on admet généralement que l’erreur sur les contraires, aussi bien que
la science des contraires, est une et la même); bien au contraire,
dirons-nous donc, qu’il n’y ait pas identité de la sensation et de
l’intelligence, c’est l’évidence: l’une, en effet, est le partage de
tous les animaux, l’autre, d’un petit nombre seulement. Mais la pensée,
non plus (dans laquelle se trouvent comprises la pensée droite et la pensée
erronée, la pensée droite étant intelligence, science et opinion vraie, et
la pensée erronée, leurs contraires), cette pensée-là n’est pas non plus
identique à la sensation: en effet, la sensation des sensibles propres est
toujours vraie, et elle appartient à tous les animaux, tandis que la pensée
peut aussi bien être fausse, et elle n’appartient à aucun être qui
n’ait aussi la raison en partage.
L’imagination,
en effet est quelque chose de distinct à la fois de la sensation et de la
pensée, bien qu’elle ne puisse exister sans la sensation, et que, sans
elle, il n’y ait pas non plus de croyance Mais qu’elle ne soit ni pensée
ni croyance, c’est clair: cet état en effet, dépend de nous, de notre
caprice (car nous pouvons réaliser un objet devant nos yeux, comme le font
ceux qui rangent les idées dans des lieux mnémoniques et qui en construisent
des images), tandis que nous former une opinion ne dépend pas de nous, car il
nous faut nécessairement alors être dans la vérité ou dans l’erreur De
plus, lorsque nous nous formons l’opinion qu’un objet est terrible ou
effrayant, immédiatement nous éprouvons l’émotion, et, pareillement,
quand c’est un objet rassurant; au contraire, si c’est par le jeu de
l’imagination, nous nous comportons de la même façon que si nous
contemplions en peinture les choses qui nous inspirent terreur ou confiance.
Il
y a aussi des variétés de la croyance elle-même: la science, l’opinion,
l’intelligence, et leurs contraires. Mais la différence entre ces espèces
doit être traitée ailleurs.
Pour
en revenir à la pensée, puisqu’elle est autre chose que la sensation, et
qu’elle semble comprendre, d’une part l’imagination, et, de l’autre,
la croyance, nous devrons, après avoir déterminé la nature de
l’imagination, traiter, de même, de la croyance.
Si
donc l’imagination est la faculté en vertu de a laquelle nous disons
qu’une image se produit en nous, et si nous laissons de côté tout usage métaphorique
du terme nous dirons qu’elle est seulement une faculté ou un état par quoi
nous jugeons et pouvons être dans la vérité ou dans l’erreur. Telles sont
aussi la sensation, l’opinion, la science et l’intellection.
Que
l’imagination ne soit pas la sensation, cela est évident, et en voici les
raisons. La sensation est, en effet, ou puissance, ou acte, par exemple vue ou
vision; par contre, il peut y avoir image en l’absence de l’une et de
l’autre: telles sont les images qu’on aperçoit dans le sommeil.
Ensuite,
fa sensation est toujours présente, tandis que l’imagination ne l’est
pas. D’autre part, si l’imagination et la sensation étaient identiques en
acte, toutes les bêtes devraient posséder l’imagination; mais il semble
bien n’en être pas ainsi, par l’exemple même de la fourmi, de
l’abeille et du ver.
Ensuite,
les sensations sont toujours vraies, tandis que les images sont, la plupart du
temps, fausses.
De
plus, ce n’est pas quand notre activité s’applique avec exactitude sur le
sensible que nous disons que ce sensible nous apparaît comme l’image d’un
homme, par exemple; c’est plutôt quand nous ne le percevons pas
distinctement [alors la sensation est vraie ou fausse].
Enfin,
ainsi que nous l’avons dit plus haut, des images visuelles apparaissent, même
quand on a les yeux fermés.
Mais
l’imagination ne peut être non plus aucune des opérations qui sont
toujours vraies, comme la science ou l’intellection, car l’imagination
peut aussi être fausse. Reste donc à voir si elle est l’opinion, puisque
l’opinion peut être vraie ou fausse.
Mais
l’opinion est accompagnée de conviction (il n’est pas possible, en effet,
que l’opinant ne soit pas convaincu de ce qu’il opine); or aucune bête ne
possède la conviction, tandis que l’imagination se rencontre chez un grand
nombre. De plus, toute opinion est accompagnée de conviction, la conviction,
de persuasion, et la persuasion, de raison; or, parmi les bêtes, certaines
possèdent bien l’imagination, mais non la raison.
Il
est clair, alors, que l’imagination ne saurait être l’opinion jointe à
la sensation, ni l’opinion produite par la sensation, ni une combinaison
d’opinion et de sensation tant pour les raisons précédentes que parce que,
de toute évidence, dans cette doctrine, l’opinion n’aura pas un objet
différent de celui de la sensation, mais cet objet même je veux dire que-
l’imagination sera la combinaison, par exemple, de l’opinion du blanc et
de la sensation du blanc, car elle ne pourra assurément résulter de
l’opinion du bien et de la sensation de blanc. Imaginer, alors, c’est dans
ce système opiner au sujet de la chose même que l’on sent, et cela non pas
par accident. Mais, en réalité, on aperçoit aussi par la sensation des
choses fausses, au sujet desquelles on possède, en même temps, une croyance
vraie: par exemple, le Soleil apparaît de la dimension d’un pied de diamètre,
et pourtant on est con vaincu qu’il est plus grand que la terre habitée. La
conséquence est alors la suivante: ou bien nous avons abandonné l’opinion
vraie que nous possédions, bien que l’objet n’ait subi aucun changement
et que nous n’ayons nous-mêmes ni oublié, ni changé dans notre
conviction, ou bien nous gardons l’opinion vraie que nous avions, et’
alors la même opinion est, nécessairement, à la fois vraie et fausse.
Pourtant une opinion vraie ne peut devenir fausse que dans le cas où, à
notre insu, l’objet se serait modifié Par conséquent ce n’est ni l’une
de ces opérations, ni leur combinaison qui constitue l’imagination.
Mais,
puisqu’une chose mue peut en mouvoir une autre à son tour; que
l’imagination est, semble-t-il, une sorte de mouvement et ne peut se
produire sans la sensation, mais seulement dans les êtres sentants et pour
des choses qui sont objets de sensation; qu’en outre, un mouvement peut être
produit par la sensation en acte et que ce mouvement est nécessairement
semblable à la sensation; si ces prémisses sont accordées, un mouvement de
cette nature doit, nécessairement, d’abord être incapable d’exister sans
une sensation et d’appartenir à des êtres non sentants, ensuite rendre son
possesseur capable d’exercer et de subir un grand nombre d’actions, enfin
être lui-même vrai ou faux.
Quant
à cette dernière conséquence, en voici les raisons. La sensation des
sensibles propres est toujours vraie, ou, du moins, sujette le moins possible
à l’erreur La perception que ces sensibles propres sont des accidents vient
en second lieu, et à cet en- droit, déjà l’erreur peut se glisser: car,
que le sensible soit blanc, c’est là un point où on ne peut pas se
tromper, mais que le blanc soit telle chose déterminée ou telle autre, sur
ce point l’erreur est possible. En troisième lieu, vient la perception des
sensibles communs, c’est-à-dire des sensibles dérivés des sensibles par
accident auxquels appartiennent les sensibles propres je veux dire, par
exemple, le mouvement et la grandeur, qui sont accidents des sensibles
propres, et au sujet desquels les plus grandes chances d’erreur sont dès
lors possibles pour la sensation. Or le mouvement qui est produit sous
l’action de la sensation en acte variera suivant qu’il provient de l’une
ou de l’autre de ces trois espèces de sensations Le premier aussi longtemps
que la sensation est présente, est vrai; les autres pourront être faux, que
la sensation soit présente ou absente, et surtout quand le sensible se
trouvera éloigné.
Si
donc l’imagination ne possède aucun autre caractère que ceux que nous
avons indiqués, et si elle est bien ce que nous avons dit, on la définira
comme un mouvement engendré par la sensation en acte. Et comme la vue est le
sens par excellence, l’imagination [phantasia] a tiré son nom de
" lumière" [phos] parce que, sans lumière, il n’est pas
possible de voir. Et, en raison de la persistance des images et de la
ressemblance qu’elles accusent avec les sensations, les animaux
accomplissent beaucoup d’actions sous leur influence, les uns parce qu’ils
ne possèdent pas l’intelligence, ce sont les bêtes, les autres, parce que
leur intelligence est quelquefois obscurcie par la passion, ou les maladies,
ou le sommeil: c’est le cas des hommes.
En
ce qui concerne l’imagination, en voilà assez sur sa nature et sa cause.
Chapitre
4: L’intellect passible.
Voyons
maintenant la partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et comprend,
que cette partie soit séparée, ou même qu’elle ne soit pas séparée
selon l’étendue mais seulement logiquement; nous avons à examiner quelle
différence présente cette partie et comment enfin se produit
l’intellection.
Si
donc l’intellection est analogue à la sensation, penser consistera ou bien
à pâtir sous l’action de l'intelligible, ou bien dans quelque autre
processus de ce genre. faut donc que cette partie de l’âme soit impassible,
tout en étant susceptible de recevoir la forme; qu’elle soit, en puissance,
telle que la forme, sans être pourtant cette forme elle-même, et que
l’intellect se comporte par rapport aux intelligibles de la même façon que
la faculté sensitive envers les sensibles. Par suite, pensant toutes choses,
l’intellect doit nécessairement être sans mélange comme le dit ANAXAGORE,
afin de commander, c’est-à-dire de connaître; car, en manifestant sa
propre forme à côté de la forme étrangère, il met obstacle à cette dernière
et s’oppose à sa réalisation. Il en résulte qu’il n’a pas non plus
d’autre nature propre que celle d’être en puissance. Ainsi cette partie
de l’âme qu’on appelle intellect (et j’entends par intellect ce par
quoi l’âme pense et conçoit) n’est, en acte, aucune réalité avant de
penser. Pour cette raison aussi, il n’est pas raisonnable d’admettre que
l’intellect soit mêlé au corps, car alors il deviendrait d’une qualité
déterminée, ou froid ou chaud, ou même posséderait quelque organe, comme
la faculté sensitive or, en réalité, il n’en a aucun. Aussi doit-on
approuver ceux qui ont soutenu que l’âme est le lieu des Idées, sous la réserve
toutefois qu’il ne s’agit pas de l’âme entière, mais de l’âme
intellectuelle, ni des Idées en entéléchie, mais des Idées en puissance.
Que
l’impassibilité de la faculté sensitive et celle de la faculté
intellectuelle ne se ressemblent pas, cela est clair, dès qu’on porte son
attention sur les organes sensoriels et sur le sens. Le sens, en effet,
n’est plus capable de percevoir à la suite d’une excitation sensible trop
forte par exemple, on ne perçoit pas le son, à la suite de sons intenses,
pas plus qu’à la suite de couleurs et d’odeurs puissantes on ne peut voir
ou sentir. Au lieu que l’intellect, quand il a pensé un objet fortement
intelligible, ne se montre pas moins capable, bien au contraire, de penser les
objets qui le sont plus- faiblement: la faculté sensible, en effet,
n’existe pas indépendamment du corps, tandis que l’intellect en est séparé.
Mais
une fois que l’intellect est devenu chacun des intelligibles, au sens où
l’on appelle savant " celui qui’ l’est en acte (ce qui arrive
lorsque le savant est, de lui-même, capable de passer à l’acte), même
alors il est encore en puissance d’une certaine façon, non pas cependant de
la même manière qu’avant d’avoir appris ou d’avoir trouvé; et il est
aussi alors capable de se penser lui-même.
Puisque
la grandeur est différente de la quiddité de la grandeur, et l’eau, de la
quiddité de l’eau (et il en est ainsi de beaucoup d’autres choses, mais
non de toutes, car pour certaines, il y a identité), on juge de la quiddité
de la chair et de la chair elle- même, soit par des facultés différentes,
soit plutôt par des manières d’être différente de la même faculté. Car
la chair n’existe pas indépendamment de la matière, mais elle est comme le
camus telle forme dans telle matière. C’est donc par la faculté sensitive
que nous jugeons du froid et du chaud, ainsi que des qualités dont la chair
est une certaine proportion. Par contre, c’est par une autre faculté, ou
bien séparée de la précédente, ou plutôt se trouvant avec elle dans la même
relation que la ‘ligne brisée, une fois redressée, avec la ligne brisée
elle-même, que nous jugeons de la quiddité de la chair.
De
même encore, dans le cas des êtres abstraits, le droit est analogue au
camus, car il est joint au continu. Mais sa quiddité, si du moins la quiddité
du droit est différente du droit, est tout autre chose: mettons que ce soit,
par exemple, la dyade. C’est donc par une faculté différente, ou plutôt
par une manière d’être différente de la même faculté que nous les
discernons. En général, donc, comme les objets de la connaissance sont séparables
de leur matière, ainsi en est-il des opérations de l’intellect.
Mais
on pourrait se poser la difficulté suivante: si l’intellect est simple et
impassible, et si, comme le dit ANAXAGORE il n’a rien de commun avec quoi
que ce soit, comment pensera-t-il, puisque penser c’est subir une certaine
passion? En effet, c’est en tant qu’une certaine communauté de nature
appartient à deux facteurs, que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit.
Autre
question: l’intellect est-il lui-même intelligible? Ou bien, en effet,
l’intellect appartiendra aux autres intelligibles, si ce n’est pas en
vertu d’autre chose que lui-même qu’il est intelligible et si
l’intelligible est une chose spécifique ment une; ou bien, mêlé à
l’intellect, il y aura quelque élément étranger qui, comme pour les
autres intelligibles, le rendra intelligible.
Ne
faut-il pas plutôt reprendre notre distinction antérieure de la passion
s’exerçant grâce à un élément commun, et dire que l’intellect est, en
puissance, d’une certaine façon, les intelligibles mêmes, mais qu’il
n’est, en entéléchie, aucun d’eux, avant d’avoir pensé? Et il doit en
être comme d’une tablette où il n’y a rien a d’écrit en entéléchie:
c’est exactement ce qui se passe pour l’intellect.
De
plus, l’intellect est lui-même intelligible comme le sont les
intelligibles. En effet, en ce qui concerne les réalités immatérielles, il
y a identité du pensant et du pensé, car la science théorétique et ce
qu’elle connaît sont identiques.
Quant
à la cause qui fait qu’on ne pense pas toujours, il reste à la déterminer)
Par contre, dans les choses qui renferment de la matière, c’est en
puissance seulement que réside chacun des intelligibles. Il en résulte qu’à
ces dernières choses l’intellect ne saurait appartenir (car l’intellect
n’est puissance de choses de ce genre qu’à l’exclusion de leur matière),
tandis qu’à l’intellect l’intelligibilité appartiendra.
Chapitre
5: L’intellect agent.
Mais,
puisque, dans la nature tout entière, on distingue d’abord quelque chose
qui sert de matière à chaque genre (et c’est ce qui est en puissance tous
les êtres du genre) et ensuite une autre chose qui est la cause et l’agent
parce qu’elle les produit tous, situation dont celle de l’art par rapport
à sa matière est un exemple, il est nécessaire que, dans l’âme aussi, on
retrouve ces différences. Et, en fait, on distingue, d’une part,
l’intellect qui est analogue à la matière, par le fait qu’il devient
tous les intelligibles, et, d’autre part, l’intellect qui est analogue à
la cause efficiente, parce qu’il les produit tous, attendu qu’il est une
sorte d’état analogue à la lumière car, en un certain sens, la lumière,
elle aussi, convertit les couleurs en puissance, en cou leurs en acte. Et
c’est cet intellect qui est séparé, impassible et sans mélange, étant
par essence un acte car toujours l’agent est d’une dignité supérieure au
patient, et le principe, à la matière. La science en acte est identique à
son objet par contre, la science en puissance est antérieure selon le temps,
dans l’individu, mais, absolument, elle n’est pas antérieure même selon
le temps, et on ne peut dire que cet intellect tantôt pense et tantôt ne
pense pas. C’est une fois séparé qu’il n’est plus que ce qu’il est
essentiellement, et cela seul est immortel et éternel. (Nous ne nous
souvenons pas cependant, parce qu’il est impassible, tandis que
l’intellect pâtie est corruptible) et, sans l’intellect agent, rien ne
pense.
Chapitre
6: Les actes de l'intelligence.
L’intellection
des, indivisibles a lieu dans les choses où le faux ne peut trouver place
Mais dans celles qui admettent le faux et le vrai, il y a déjà une
composition de notions comme si ces notions n’en formaient qu’une; de même
qu’au dire d’EMPÉDOCLE, "là où beaucoup de têtes sans cou
poussaient", elles furent ensuite réunies par l’Amitié, ainsi ces
notions, d’abord séparées entrent aussi en composition telles sont, par
exemple, les notions d’incommensurable et de diagonale Et quand il s’agit
de choses passées ou futures, le temps inter vient comme un élément
additionnel dans leur composition. En effet, le faux réside toujours dans une
composition car, même si on affirme que le blanc est non-blanc, on a fait
entrer le non-blanc en composition On peut aussi bien appeler division toutes
ces compositions. Mais, de toute façon, le’ faux ou le vrai n’est pas
seulement que Cléon est blanc, mais aussi qu’il l’était ou ‘le seras.
Et le principe unificateur de chacune de ces compositions c’est
l’intellect.
Maintenant,
puisque l’indivisible se prend en une double acception et qu’il peut
signifier soit l’indivisible en puissance, soit l’indivisible en acte,
rien n’empêche de penser l’indivisible quand on pense la longueur (car
elle est indivisible en acte), et ce, dans un temps indivisible: c’est, en
effet, de la même façon que la longueur, que le temps est divisible ou
indivisible.
On
ne peut donc pas dire quelle partie de la longueur l’esprit pense dans
chaque moitié du temps. En effet, chaque moitié n’existe qu’en
puissance, tant que la division n’a pas été faite. Mais en pensant séparément
chacune des deux moitiés, l’esprit divise aussi, par là même, le temps,
et alors c’est comme s’il pensait plusieurs longueurs. Si, inversement,
l’esprit pense la longueur comme formée de deux demi-longueurs, il pense
aussi dans un temps formé de deux demi-temps.
Quant
à ce qui est indivisible non pas selon la quantité, mais par la forme, on le
pense dans un temps indivisible et par un acte indivisible de l’âme; mais
c’est seulement par accident, et non pas de la même façon que les
indivisibles en acte, que sont divisibles l’opération par laquelle, et le
temps dans lequel, on pense les indivisibles formels; en fait, on les pense de
la même façon que les indivisibles en acte sont indivisibles. En effet, même
dans ces indivisibles en acte, réside quelque chose d’indivisible (mais
aussi sans doute de non-séparé), qui fait l’unité du temps et de la
longueur; et cet élément indivisible est pareillement présent dans tout ce
qui est continu, temps ou longueur.
Le
point, lui, comme aussi toute division et ce qui est indivisible de cette façon,
se découvrent à nous de la même manière que la privation. Et on peut en
dire autant des autres cas: sur la façon, par exemple, dont on connaît le
mal ou le noir; car c’est par leurs contraires qu’en un sens on les connaît.
Mais il faut que l’esprit connaissant soit en puissance ce contraire et
qu’il ne fasse qu’un avec lui. Si, par contre, quelqu’une des causes
n’a pas de contraire, elle se connaît elle-même, et elle existe en acte et
à l’état séparé.
En
résumé, l’assertion affirme un attribut d’un sujet, comme
l’affirmation elle-même, et elle est, par suite, toujours vraie ou fausse
Avec l’intellect, il n’en est pas toujours ainsi: quand il a pour objet
l’essence au point de vue de la quiddité, il est toujours -dans le vrai,
mais non pas s’il affirme un attribut d’un sujet. Mais, de même que la
perception, par la vue, de son sensible propre, est toujours vraie (alors que,
dans la question de savoir si le blanc est, au non, un homme, la perception
n’est pas toujours vraie), de même en est-il pour tous les objets sans matière.
Chapitre
7: L’intellect pratique.
La
science en acte est identique à son objet. Mais a la science en puissance est
antérieure, selon le temps, dans l’individu, bien que, absolument, elle ne
soit pas antérieure, même selon le temps car c’est de l’être en entéléchie
que procède tout ce qui devient Et il apparaît, en fait, que le sensible
fait seulement passer la faculté sensitive, qui était en puissance, à
l’acte, car le sens ni ne pâtit, ni n’est altéré, Aussi est-ce là une
autre espèce de mouvement. En effet, le mouvement est, disions-nous, acte de
ce qui est inachevé, tandis que l’acte au sens absolu, l’acte de ce qui a
atteint son plein développement, est tout différent.
Ainsi
donc la sensation est semblable à la simple énonciation et à la simple
conception; mais quand l’objet sensible est agréable ou pénible,
l’esprit, émettant une sorte d’affirmation ou de négation, le poursuit
ou l’évite; et éprouver le plaisir et la douleur, c’est agir par la
faculté sensible prise comme médium et en relation avec le bon ou le
mauvais, en tant que tels. Et l’aversion et le désir sont donc les actes de
la même faculté, autrement dit: la faculté de désir et la faculté
d’aversion ne sont distinctes ni l’une de l’autre, ni de la faculté
sensitive, bien que leur essence soit différente. Quant à l’âme dianoétique,
les images remplacent pour elle les sensations, et quand elle affirme ou nie
le bon ou le mauvais, elle fuit ou poursuit. C’est pourquoi jamais l’âme
ne pense sans image C’est ainsi, pour prendre un exemple, qu’il arrive que
l’air rend la pupille de telle qualité; la pupille, à son tour, agit sur
une autre chose (et l’ouïe fait de même), tandis que le dernier terme est
un, et constitue une médium unique, bien que multiple dans son essence. Quant
au principe par lequel l’âme juge que le doux diffère du chaud, nous
l’avons indiqué plus haut mais il faut le redire ici: ce principe est une
chose une, et une au sens où la limite est une Et ces sensibles, le sens’
commun, qui est un par analogie et par le nombre, les possède en lui dans le
même rapport l’un à l’égard de l’autre que ceux-ci se trouvent, en réalité,
vis-à-vis l’un de l’autre: car quelle différence y a-t-il entre la
difficulté de savoir comment il juge les sensibles ne rentrant pas dans le même
genre, et celle de savoir comment il juge les contraires, par exemple le blanc
et le noir? Soit donc que ce que A, le blanc, est à B, le noir, F le soit à
D. Il s’ensuit qu’on peut renverser la proportion et dire que A est à F
comme B est à D. Si donc FD sont attributs d’un seul sujet, ils se
comporteront, aussi bien que AB, comme une chose identique et une, bien que
distincte par l’essence; et il en sera de même des autres couples. Le
raisonnement serait identique si A était le doux, et B le blanc.
La
faculté noétique pense donc les formes dans les images. Et de même que
c’est dans les sensibles que se détermine pour elle ce qu’il faut
poursuivre et éviter, ainsi quand, même en dehors de la sensation, elle
s’applique aux images, elle se meut Par exemple, en percevant que la torche
est du feu, on connaît, par le sens commun, en la voyant remuer, qu’elle
signale l’approche d’un ennemi. D’autres fois, au contraire, if est par
les images qui sont dans l’âme, ou plutôt par les concepts, qu’on
calcule et qu’on délibère, comme dans une vision les événements futurs
d’après les événements présents. Et quand on a déclaré que là est
l’agréable ou le pénible, alors on évite ou on poursuit; et il en est
ainsi dans l’action en général. Et, en outre, ce qui est indépendant de
l’action, savoir le vrai et le faux, appartient au même genre que le bon et
le mauvais, mais avec cette différence, du moins, que le vrai et le faux
existent absolument, et le bon et le mauvais, pour une personne déterminée.
Quant
à ce qu’on appelle les abstractions, l’intellect les pense comme on
penserait le camus: en tant que camus,’ on ne le penserait pas à l’état
séparé, mais, en tant que concave, si on le pensait en actes on le penserait
sans la chair dans laquelle le concave est réalisé : c’est ainsi que,
quand l’intellect pense les termes abstraits, il pense les choses mathématiques,
qui pourtant ne sont pas séparées, comme séparées.
Et,
d’une manière générale, l’intellect en acte est identique à ses objets
mêmes. Quant à la question de savoir s’il est possible que l’intellect
pense une chose séparée sans qu’il soit lui-même séparé de l’étendue,
ou si c’est impossible, nous aurons à l’examiner ultérieurement.
Chapitre
8: Intelligence, sensation et imagination.
Et
maintenant, récapitulons ce que nous avons dit au sujet de l’âme, et répétons
que l’âme est, en un sens, les êtres mêmes. Tous les êtres, en effet,
sont ou sensibles ou intelligibles, et la science est, en un sens, identique
à son objet, comme la sensation, identique au sensible. Mais de quelle façon,
c’est ce qu’il faut rechercher.
La
science et la sensation se divisent donc de la même façon que leurs objets,
la science et la sensation en puissance correspondant aux choses en puissance,
la science et la sensation en entéléchie correspondant aux choses en entéléchie.
Dans
l’âme, à son tour, la faculté sensitive et la faculté cognitive sont en
puissance leurs objets mêmes, dont l’un est intelligible et l’autre,
sensible en puissance. Et il est nécessaire que ces facultés soient
identiques aux objets mêmes, ou, tout au moins à leurs formes. Qu’elles
soient les objets mêmes, ce n’est pas possible, car ce n’est pas la
pierre qui est dans l’âme, mais sa forme. Il s’ensuit que l’âme est
analogue à la main: de même, en effet, que la main est un instrument
d’instruments,
ainsi l’intellect est forme des formes, et le sens, forme des sensibles.
Mais puisqu’il n’y a, semble-t-il, aucune chose qui existe séparément en
dehors des grandeurs sensibles, c’est dans les formes sensibles que les
intelligibles existent, tant les abstractions ainsi appelées que toutes les
qualités et affections des sensibles. Et c’est pourquoi, d’une part, en
l’absence de toute sensation, on ne pourrait apprendre ou comprendre quoi
que ce fût et, d’autre part, l’exercice même de l’intellect doit être
accompagné d’une image, car les images sont semblables à des sensations
sauf qu’elles sont immatérielles. L’imagination, cependant, est distincte
de l’assertion et de la négation, car il faut une combinaison de notions
pour constituer le vrai ou le faux. Mais demandera-t-on, en quoi les notions
premières diffèreront-elles alors des images? Ne serait-ce pas que ces
autres notions ne sont pas non plus des images, bien qu’elles ne peuvent
exister sans images.
Chapitre
9: La faculté motrice.
Nous
avons défini l’âme, celle des animaux, par deux facultés: la faculté de
juger, qui est la fonction de la pensée et de la sensation, et, en outre, la
faculté de mouvoir selon le mouvement local. En ce qui concerne le sens et la
pensée, nos explications antérieures doivent suffire; mais en ce qui
concerne le principe moteur, il nous faut examiner ce qui enfin, dans l’âme,
joue ce rôle, si c’est quelque partie unique de l’âme, séparée soit
dans l’étendue, soit logiquement, ou si c’est l’âme tout entière; et,
en supposant que c’en soit quelque partie, si c’est une partie spéciale,
distincte de celles qu’on reconnaît habituellement et que nous avons indiquées,
ou bien si c’est quelqu’une de ces dernières.
Mais
la question se pose immédiatement de savoir en quel sens on doit parler des
parties de l’âme, et quel est leur nombre. D’une certaine façon, en
effet, il apparaît bien qu’elles sont en nombre infini et qu’il ne suffit
pas seulement de distinguer, avec certains philosophes, la partie rationnelle,
la partie impulsive et la partie appétitive, ou, avec d’autres, la partie
rationnelle et la partie irrationnelle. En effet, à examiner les différences
d’après lesquelles ces divisions sont établies, il apparaît, en fait,
qu’il existe d’autres parties, séparées les unes des autres par un
intervalle plus grand que celles-ci: ce sont celles dont nous venons de parler
savoir la partie nutritive, qui appartient tant aux plantes qu’à tous les
animaux; la partie sensitive, qu’on ne peut facilement classer ni comme
irrationnelle, ni comme rationnelle; en troisième lieu, la partie
imaginative, qui, par son essence, est différente de toutes les autres, mais
dont il est très difficile de dire à quelle partie elle est identique ou de
quelle partie elle est distincte, si on suppose des parties séparées dans
l’âme; enfin, la partie désirante, qui, tant par sa forme que par sa
puissance, semblerait bien être différente de toutes les précédentes, et
qui pourtant ne peut, sans absurdité, être séparée des autres parties: car
c’est dans la partie rationnelle que le désir réfléchi prend naissance,
et dans la partie irrationnelle, l’appétit et l’impulsion; si, de même,
on fait l’âme tripartite, le désir figurera dans les trois parties.
Revenons
à l’objet de notre précédente étude: qu’est-ce qui meut l’animal
selon le lieu? En effet, le mouvement d’accroissement et de décroissement,
appartenant à tous les êtres animés, doit, semble-t-il, être attribué au
principe que tous possèdent, savoir la faculté génératrice et nutritive.
Quant
à l’inspiration et à l’expiration, au sommeil et à la veille, on les
examinera plus tard, car ils soulèvent, eux aussi, beaucoup de difficulté.
Mais,
pour en revenir au mouvement selon le lieu, qu’est-ce qui imprime à
l’animal son mouvement de progression?
C’est
ce qu’il faut examiner. Que ce ne soit pas la faculté nutritive, c’est évident.
Toujours, en effet. C’est en vue d’une fin que ce mouvement de locomotion
s’accomplit, et il est accompagné soit d’imagination, soit de désir, car
aucun animal, à moins de désirer ou de fuir un objet, ne se meut autrement
que par contrainte. De plus dans cette hypothèse, même les plantes seraient
capables de mouvement, et elles posséderaient quelque partie servant
d’organe à ce genre de mouvement.
De
même, ce n’est pas davantage la faculté sensitive, car il y a beaucoup
d’animaux qui ont la sensation, et qui cependant restent stationnaires et
immobiles pendant toute leur vie. Si donc la nature ne fait rien en vain, ni
ne néglige rien de ce qui est est (sauf dans les êtres incomplets et
imparfaits; mais les animaux considérés ici sont parfaits et non incomplets:
et la preuve en est qu’ils sont capables d’engendrer et qu’ils
traversent une période de maturité et de déclin), il s’ensuit qu’ils
devraient posséder aussi les
parties qui peuvent servir d’organe à la progression.
Mais
ce n’est pas non plus la faculté rationnelle, et ce qu’on nomme
l’intellect, qui est le moteur. En effet, l’intellect théorétique ne
pense rien qui ait rapport à la pratique, et n’énonce rien sur ce qu’il
faut éviter et poursuivre, alors que le mouvement de progression est toujours
d’un être qui évite ou poursuit quelque chose. Et même quand
l’intellect porte sur une chose de ce genre il n’ordonne pas pour autant
de la poursuivre ou de l’éviter: par exemple, souvent il pense quelque
chose de redoutable ou d’agréable sans ordonner de fuir; c’est le cœur seul qui est mis en mouvement, ou, a s’il s’agit d’une chose agréable,
quelque autre partie du corps. Enfin, même quand l’intellect prescrit et
que la pensée dit de fuir quelque objet ou de le poursuivre, l’animal ne se
meut pas par là même; au contraire, il agit parfois selon l’appétit, et
c’est ce que fait l’intempérant. Enfin, d’une manière générale, nous
observons que celui qui possède la science médicale ne l’exerce pas pour
autant, ce qui montre bien que c’est tout autre chose qui détermine
l’action conforme à la science, et non pas la science elle-même. Enfin, ce
n’est pas davantage le désir qui détermine ce genre de mouvement: car les
tempérants, quand ils éprouvent des désirs et des appétits,
n’accomplissent pas les choses dont ils ont le désir, mais ils obéissent
à la raison.
Chapitre
10: La cause du mouvement.
Il
apparaît qu’il y a, de toute façon, deux facultés motrices: le désir et
l’intellect (à la condition de regarder l’imagination comme une sorte
l’intellection : souvent, en effet, se détournant de la science, les hommes
obéissent à leurs imaginations, et, chez les animaux autres que l’homme,
il n’y a ni intellection, ni raisonnement, mais seulement imagination).
Ces
deux facultés, l’intellect et le désir, sont donc l’une et l’autre
motrices selon le lieu j’entends l’intellect qui raisonne en vue d’un
but, autrement dit l’intellect pratique, lequel diffère de l’intellect théorétique
par sa fin. Tout désir aussi est en vue d’une fin, car ce qui est l’objet
du désir, c’est là le principe de l’intellect pratique, et le dernier
terme de la discursion est le point de départ de l’action. Il apparaît
donc raisonnable de regarder comme motrices ces deux facultés, savoir le désir
et la pensée pratique. En effet, le désirable meut, et c’est pour cela que
la pensée meut, attendu que son principe est le désirable.
De
même l’imagination, quand elle meut, ne meut pas sans le désir.
Il
n’y a ainsi qu’un seul principe moteur, la faculté désirante. Car s’il
y en avait deux (je veux dire l’intellect et le désir) pour mouvoir, ils
seraient moteurs en vertu de quelque caractère commun. Mais, en réalité,
l’intellect ne meut manifestement pas sans le désir. (Le souhait réfléchi,
en effet, est une forme du désir; et quand on se meut suivant le
raisonnement, on se meut aussi suivant le souhait réfléchi). Le désir, au
contraire, peut mouvoir en dehors de tout raisonnement, car l’appétit est
une sorte de désir Seulement l’intellect est toujours droit, tandis que le
désir et l’imagination peuvent être droits ou erronés. Aussi est-ce
toujours le désirable qui meut, mais il peut être soit le bien réel, soit
le bien apparent. Non pas tout bien, d’ailleurs, mais le bien pratique; et
le bien pratique, c’est le contingent et ce qui peut être autrement.
Que
ce soit donc une telle faculté de l’âme, celle qu’on nomme le désir,
qui imprime le mouvement, c’est évident. Quant à ceux qui divisent l’âme
en parties s’ils la divisent et partagent d’après ses puissances, il en résulte
un très grand nombre de parties: une nutritive, une sensitive, une noétique,
une délibérative, et maintenant en outre, une désirante: car ces dernières
différent plus les unes, des autres que la partie appétitive, de la partie
impulsive.
Et
puisqu’il naît des désirs contraires les uns aux autres, ce qui arrive
quand la raison et les appétits sont contraires (fait qui ne se produit
d’ailleurs que chez les êtres qui ont la perception du temps: en effet,
l’intellect commande de résister en considération du futur, tandis que
l’appétit n’est dirigé que par l’immédiat car le plaisir présent
apparaît comme absolument agréable et bon absolument, parce qu’on ne voit
pas le futur), il s’ensuit que le principe moteur doit être spécifiquement
un, et c’est la faculté désirante en tant que faculté désirante, et, le
premier de tout, le désirable, car celui-ci meut sans être mû, par le seul
fait d’être pensé ou imaginé, bien que numériquement les principes
moteurs soient multiples.
Puisque
tout mouvement suppose trois facteurs, le premier étant le moteur, le second
ce par quoi il meut, et le troisième le mû; qu’à son tour le moteur est
double, d’une part ce qui est immobile, d’autre part ce qui est à la fois
moteur et mû, il s’ensuit qu’ici le moteur immobile, c”est le bien
pratique, le moteur mû, le désirable (car le mû est mû en tant qu’il désire,
et le désir est une sorte de mouvement au plutôt un acte) et le mû,
l’animal. Quant à l’instrument par lequel meut le désir, c’est dès
lors quelque chose de corporel: aussi est-ce dans les fonctions
communes au corps et à l’âme qu’il doit être étudié. Pour le moment,
qu’il nous suffise de dire d’une façon sommaire, que ce qui cause le
mouvement par le moyen d’organes se trouve au point où le commencement et
la fin coïncident, comme, par exemple, la jointure: là, en effet, le convexe
et le concave sont, le premier, fin, et le second, principe; c’est pourquoi
le concave est en repos, et le convexe en mouvement, et qu’ils sont
logiquement distincts tout en étant inséparables dans l’étendue. Car tout
se meut par poussée et par traction. Par suite, il doit y avoir, comme dans
un cercle, un point en repos d’où parte le mouvement. En général, donc,
ainsi que nous l’avons dit, c’est en tant que l’animal est doué de désir
qu’il est son propre moteur; mais il n’est pas doué de désir sans l'être
d’imagination, et toute imagination, à son tour, est rationnelle ou
sensitive. C’est donc celle-ci que les animaux autres que l’homme ont
aussi en partage.
Chapitre
11: Suite.
Il
faut examiner aussi le cas des animaux imparfaits, entends ceux à qui
appartient seulement le sens du toucher. Quel est leur principe moteur?
Est-il
possible, ou non, qu’ils possèdent imagination et appétit Pli apparaît
bien, en effet, qu’il y a en eux plaisir et douleur. Or, s’ils possèdent
ces états, ils doivent posséder aussi l’appétit. Mais l’imagination,
comment pourra-t-elle leur appartenir? Ne serait-ce pas que, comme leurs
mouvements sont indéterminés, de même aussi ces facultés leur
appartiennent bien, mais ne leur appartiennent que d’une manière indéterminée
L’imagination
sensitive appartient donc, comme nous l’avons dit aux autres animaux aussi,
tandis que l’imagination délibérative n’appartient qu’à ceux qui sont
raisonnables car pour ces derniers, savoir si l’on fera telle chose ou telle
autre c’est déjà l’œuvre du raisonnement et il leur est nécessaire de
n’employer qu’une unité de mesure, puisque c’est ce qui est le plus
avantageux qu’ils poursuivent. Les animaux raisonnables sont donc capables
de construire une seule image à partir d’une pluralité d’images.
Et
la raison pour laquelle les animaux imparfaits ne semblent pas posséder le
jugement, c’est qu’ils n’ont pas cette imagination qui découle du
syllogisme alors que celle-ci implique celui-là.
Aussi
le désir irrationnel n’implique-t-il pas la faculté délibérative. Mais,
chez l’homme, j1 l’emporte à certains moments sur le désir rationnel et
le meut; à d’autres moments, au contraire, c’est ce dernier qui
l’emporte sur le premier, comme une Sphère sur une autre Sphère; ou,
enfin, le désir irrationnel domine le désir irrationnel, dans le cas de
l’intempérance (bien que, par nature, ce soit toujours la faculté la plus
haute qui possède la suprématie et qui imprime le mouvement). De sorte
qu’il y a dès lors trois sortes de mouvements.
Quant
à la faculté intellective, elle n’est jamais mue, mais elle demeure en
repos. Et puisque dans le syllogisme pratique on distingue, d’une part, le
jugement ou proposition portant sur l’universel, et, d’autre part, le
jugement portant sur l’individuel (car le premier énonce que le possesseur
d’une telle qualité doit accomplir tel acte, et le second que tel acte déterminé
est de telle qualité et que je suis la personne possédant la qualité en
question), c’est, dès lors, ce dernier jugement qui imprime le mouvement,
et non celui qui porte sur le général. Ou plutôt ne serait-ce pas l’un et
l’autre, l’un toutefois étant plutôt en repos, et l’autre, non?
Chapitre
12: Rôle sens dans la survie.
Ainsi,
en ce qui concerne l’âme nutritive tout être vivant, quel qu’il soit,
doit la posséder nécessairement, et, en fait, il a une âme depuis sa
formation jusqu’à sa destruction. Il est, en effet, nécessaire, que
l’engendré ait une croissance, une maturité et un dépérissement, tous
processus impossibles sans la nutrition. Il faut donc nécessairement que la
faculté nutritive existe dans tous les êtres qui croissent et dépérissent.
Par
contre, la sensation n’est pas nécessairement présente en tous les êtres
vivants, car ceux dont le corps est simple ne peuvent posséder le toucher [et
pourtant, sans lui, aucun animal ne peut exister] ni, non plus, ceux qui ne
sont pas susceptibles de recevoir les formes sans la matière.
Mais
l’animal, lui, doit nécessairement avoir la sensation, puisque la nature ne
fait rien en vain.
Toutes
les choses naturelles, en effet, sont en vue d’une fin, ou bien sont des
rencontres fortuites de ce qui est en vue d’une fin. Or, comme tout corps
doué du mouvement de progression, mais qui ne posséderait pas la sensation,
serait voué à la destruction et
n’atteindrait pas sa fin qui est la fonction de sa nature (car comment se
nourrirait-il? Ce ne sont, en effet, que les êtres vivants stationnaires qui
ont pour aliment ce dont ils sont sortis); comme, en outre, un corps ne peut
posséder une âme et une intelligence capable de juger, sans posséder la
sensation, du moins quand il s’agit d’un être non stationnaire tout en étant
engendré (car à quoi lui servirait cet intellect? Ce devrait être un
avantage soit pour son âme, soit pour son corps. Mais, en fait, ce ne serait
ni l’un, ni l’autre, car l’âme n’en pensera pas plus, et le corps
n’en existera pas mieux pour cela), il en résulte qu’aucun corps non
stationnaire ne possède une âme, sans posséder la sensation.
Mais
si le corps a la sensation, il doit être nécessairement simple ou composé.
Or il ne peut être simple, car alors il ne possèderait pas le toucher, dont
la possession est pourtant indispensable. Ce dernier point est évident en
vertu des considérations suivantes. Puisque l’animal, en effet, est un
corps animé, que tout corps est tangible, et qu’est tangible ce qui est
sensible au toucher, il est nécessaire aussi que le corps de l’animal ait
la sensibilité tactile, si l’animal doit assurer sa conservation.
Car
les autres sens, c’est-à-dire l’odorat, la vue, l’ouïe, s’exercent
par des intermédiaires autres que les organes sensoriels eux-mêmes; mais si,
là où il y a contact immédiat, l’animal n’a pas la sensation, il ne
sera pas capable d’éviter certains objets, ni d’appréhender les autres.
Et s’il en est ainsi, l’animal sera dans l’impossibilité d’assurer sa
conservation. C’est pourquoi le goût, lui aussi, est comme une sorte de
toucher; il est le sens de l’aliment, et l’aliment, c’est le corps
tangible. Au contraire, le son, la couleur et l’odeur ne nourrissent, ni ne
produisent accroissement ou décroissement. Il en résulte nécessairement que
le goût est une espèce de toucher, parce qu’il est le sens du tangible et
du nutritif.
Ces
deux sens sont donc indispensables à l’animal, et il est clair qu’il
n’est pas possible que, sans le toucher, l’animal existe. Quant aux autres
sens, ils sont seulement en vue du bien-être, et il n’est pas nécessaire dès
lors qu’ils appartiennent à n’importe quel genre d’animaux, mais
seulement à quelques- uns d’entre eux, je veux dire à ceux qui possèdent
le mouvement de progression. Car si l’animal de ce genre doit assurer sa
conservation, il faut qu’il perçoive non seulement par le contact immédiat,
mais encore à distance. Ce sera possible s’il peut perce voir par un intermédiaire,
cet intermédiaire étant affecté et mû sous l’action du sensible, et
l’animal lui-même sous l’action de cet intermédiaire. De même, en effet
que, dans le mouvement local, le moteur produit un changement jusqu’à une
certaine limite; que ce qui imprime une impulsion rend une autre chose capable
d’en imprimer à son tour une autre, et que le mouvement se transmet ainsi
à travers un intermédiaire; qu’en outre, le moteur premier meut et imprime
une impulsion sans en subir une lui-même, tandis que le moteur dernier subit
l’impulsion sans en imprimer une autre, l’intermédiaire étant à la fis
l’un et l’autre; qu’enfin les intermédiaires sont nombreux; de même en
a est-il dans le cas de l’altération, avec cette exception toutefois que
l’altération se produit, le sujet demeurant dans le même lieu. Par
exemple, si on a enfoncé un sceau dans de la cire, la cire n’a été mue
que jusqu’au point où on a enfoncé le sceau; par contre, la pierre ne
l’est nullement, tandis que l’eau le serait jusqu’à une grande
distance. Quant à l’air c’est au plus haut degré qu’il est mobile,
actif et passif, pourvu qu’il demeure stable et un Aussi, pour en venir à
la réflexion de la lumière, est-il préférable, au lieu de supposer que la
vision sort de l’œil et est réfléchie, de dire que l’air pâtit sous
l’action de la forme et de la couleur aussi longtemps qu’il reste un. Or,
sur une surface lisse, il est un: c’est pour quoi, à son tour, cet air meut
l’organe de la vue, comme si le sceau imprimé dans la cire se transmettait
jusqu’à la limite opposée de celle-ci.
Chapitre
13: La composition du corps vivant. Le toucher.
Il
est clair que le corps de l’animal ne peut être simple, je veux dire formé
exclusivement, par exemple, de feu ou d’air. A. défaut du toucher, en
effet, l’animal ne peut posséder aucun autre sens, tout corps animé étant
doué de sensibilité tactile, ainsi que nous l’avons dit Maintenant, les
autres éléments, à l’exception de la terre peuvent sans doute devenir des
organes sensoriels. Mais tous ces organes, c’est en percevant par autre
chose qu’eux-mêmes qu’ils produisent la sensation, c’est-à-dire par le
moyen des intermédiaires. Au lieu que le toucher s’exerce par le contact
des sensibles eux-mêmes, et c’est d’ailleurs de ce fait qu’il tire son
nom. Il est vrai que les autres organes sensoriels perçoivent aussi par
contact, mais ce contact a lieu par l’intermédiaire d’une autre chose que
l’organe lui-même: le toucher seul, dans l’opinion commune, perçoit par
lui-même. Il en résulte qu’aucun corps d’animal ne saurait être
constitué d’éléments tels que ceux-là.
Il
ne pourrait non plus l’être de terre, car le toucher est c une sorte de médium
entre les tangibles, et son organe est susceptible de recevoir non seulement
toutes les différences spécifiques de la terre, niais aussi le chaud, le
froid et toutes les autres qualités tangibles. Et la raison pour laquelle
nous ne sentons pas par les os, les cheveux et les parties corporelles de ce
genre, c’est qu’ils sont formés seulement de terre. Et c’est aussi pour
la même raison que les plantes n’ont aucune sensation: elles sont formées
principalement de terre. Or, sans le toucher, il ne peut y avoir aucun autre
sens, et l’organe du toucher n’est formé ni de terre, ni d’aucun autre
élément pris isolément.
Il
est, par suite, évidemment nécessaire que le toucher soit le seul sens dont
la privation entraîne la mort de l’animal. En effet, il n’est ni possible
de le posséder sans être un animal, ni nécessaire, pour être un animal,
d’en posséder un autre que celui-là. Et c’est aussi pourquoi les autres
sensibles, j ‘entends la couleur, le son et l’odeur, ne peuvent, par leur
excès, détruire que les organes sensoriels, et non pas l’animal lui-même
(sinon par accident’: si, par exemple, en même temps que le son, une poussée
ou un choc se produit, ou, encore, si, sous l’action des choses visibles ou
de l’odeur d’autres choses se mettent en mouvement, qui détruisent par
leur con tact). De même, la saveur, c’est seulement en tant qu’il lui
arrive d’être en même temps tactile, qu’elle est destructive. Par
contre, l’excès des tangibles, tels que du chaud, du froid ou du dur, anéantit
l’animal lui-même l’excès de tout sensible anéantissant l’organe
sensoriel, il en résulte que l’excès du tangible détruit le toucher, sens
par lequel nous avons défini la vie car nous avons démontré que, sans le
toucher, il est impossible pour l’animal d’exister. C’est pourquoi
l’excès des tangibles détruit non seulement l’organe sensoriel, mais
encore l’animal lui- même, attendu que c’est le seul sens que l’animal
possède nécessairement.
Quant
aux autres sens, l’animal les possède, comme nous l’avons dit non pas en
vue de l’être, mais en vue du bien-être: telle est la vue, qui, puisque
l’animal vit dans l’air, dans l’eau, et, d’une manière générale,
dans le diaphane, lui sert pour voir; le goût, c’est en raison de l’agréable
et du pénible, afin que l’animal perçoive ces qualités dans l’aliment,
les désire et se meuve; l’ouïe, c’est pour lui permettre de recevoir
quelque communication, et la langue, enfin, pour qu’il puisse communiquer
avec les autres.
FIN