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table des matières de l'œuvre DE POLÉMON

 

POLÉMON  DE LAODICÉE

 

 

POUR LE PÈRE DE CYNÉGIRE

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

PLAIDOYER DE POLÉMON

Avant-propos

Il nous reste, de Polémon, deux déclamations qui paraissent authentiques, bien que le texte présente quelques lacunes, et semble avoir été altéré en quelques endroits. J’ai traduit, de mon mieux, ces deux pièces, et je vais soumettre la première d’entre elles à l’appréciation des lecteurs de l’Annuaire.

Mais, auparavant, je dirai quelques mots sur la nature et sur le sujet de ces deux compositions. Ce sont, dans toute la force du terme, des exercices d’école. Elles ont dû former les deux parties distinctes d’une ἐπίδειξις à deux compartiments, si je puis m’exprimer de la sorte; car elles se font si bien pendant l’une et l’autre; elles se correspondent avec une symétrie si exacte et si juste; elles sont si bien jetées dans le même moule qu’elles se ressemblent, si j’ose le dire, comme le gant de la main droite ressemble au gant de la main gauche. Et pourtant, il n’y a pas dans la seconde un mot, pour ainsi dire, qui ne soit la contrepartie de ce qui est dit dans la première. C’était d’ailleurs, on le sait, un espèce de jeu, même pour les sophistes anciens, de plaider alternativement le pour et le contre. Polémon, sans doute dans deux séances consécutives, aura voulu donner à son auditoire un échantillon aussi complet que possible de son talent dans ce genre d’exercice.

Voici, en peu de mots, le sujet de ces deux déclamations.

Une loi d’Athènes veut que le père du guerrier qui s’est le plus distingué dans la bataille, prononce l’oraison funèbre des citoyens morts pour la patrie. — Après Marathon, le père de Cynégire et le père de Callimaque se disputent cet honneur devant les juges. — Polémon plaide alternativement pour l’un et pour l’autre, ou, pour être plus exact, les fait parler chacun à leur tour.

Rappelons d’abord les faits sur lesquels les deux pères fondent respectivement leurs prétentions. — A la fin de la bataille, le jeune Cynégire, voyant un vaisseau dans lequel se sont jetés les barbares, et qui va prendre, le large, saisit le bord du vaisseau de la main droite. On lui coupe cette main; il prend alors le navire de la main gauche; cette main est aussi coupée, et le jeune héros paye enfin de sa vie sa téméraire entreprise. Voilà pour Cynégire. — Quant à Callimaque, son exploit n’est pas tout à fait de la même nature. Polémarque de l’armée athénienne, il a attendu de pied ferme les ennemis sortant en foule de leurs navires; le flot des barbares l’a environné; une grêle de traits s’est abattue sur lui, et cette forêt de dards dont il était transpercé n’a pas permis à son corps de tomber sur le sol. De loin, en le voyant ainsi demeurer debout, on a pu croire qu’il continuait à tenir ferme, et à combattre contre l’ennemi.

Tels sont, dépouillés de tout appareil oratoire, les faits des deux causes plaidées successivement par Polémon. Acceptons, pour un moment, ces données comme vraies, et voyons ce qu’elles vont devenir, en passant par les mains peu scrupuleuses d’un rhéteur qui veut briller à toutes forces. Cynégire ne sera plus simplement le héros de Marathon, tel que l’histoire, ou, si l’on veut, la légende nous le fait connaître. Il sera un guerrier : « dont les tronçons mêmes ont combattu contre les barbares; » on dira de sa main : « Cette main n’a pas été coupée; disons mieux: Cynégire l’a envoyée loin de lui pour combattre, etc. » — De son côté, Callimaque ne sera plus seulement un vaillant guerrier, mort au champ d’honneur pour la défense de sa patrie. On fera de lui un cadavre vivant, qui demeure debout, à son poste de combat, et qui refuse de tomber, afin d’assister jusqu’au bout à la déroute des barbares. On dira de lui: Un guerrier combattant, alors même qu’il a cessé de vivre ! Un mort qui triomphe de la mort! etc.

Eh bien! Ces deux idées, à savoir que la main de Cynégire a continué la lutte après avoir été coupée, et que le cadavre de Callimaque a triomphé de la mort pour tenir tête à l’ennemi; ces deux idées si manifestement fausses, n’en seront pas moins le fond, la trame, le corps de chacun des deux discours. L’auteur ne se lasse pas d’y revenir, et semble accomplir une gageure, en les reproduisant à satiété sous des formes toujours nouvelles.

Voilà donc le secret, ou l’un des secrets de cette fameuse éloquence: s’emparer d’une idée fausse, mais spécieuse, et broder ensuite, sur ce thème, toutes les variations que peut trouver un virtuose de la parole! En vérité, pour qu’un pareil système eût quelque chance de réussir, la complicité de l’auditoire était nécessaire; sans cette complicité, dès les premiers mots, le rhéteur eût été rappelé au respect du bon sens. Mais qui se souciait du bon sens? Qui se serait contenté d’un Cynégire ou d’un Callimaque réduits aux proportions de l’histoire? On ne se serait pas dérangé pour si peu; on ne serait pas accouru, comme le dit Philostrate, du continent et des îles. Pour des esprits aussi blasés que l’étaient les esprits de Grecs d’alors, la simple vérité, pas plus que la simple éloquence, ne pouvaient plus avoir des charmes.

Dirai-je maintenant que, dans le choix de ses arguments, Polémon déploie toute la subtilité d’un rhéteur

Les plus mauvaises raisons lui suffisent, dès qu’il trouve ou croit trouver un tour piquant pour les faire valoir. Il fera dire au père de Cynégire, Voulant rabaisser l’exploit de Callimaque: « Louer Callimaque, c’est faire l’éloge des traits des barbares. Ce sont eux, en effet, qui, pleuvant de toutes parts.., l’ont empêché le tomber, etc. Et, à son tour, dans le deuxième plaidoyer, pour déprécier l’action de Cynégire, le père de Callimaque dira: « Quant à Cynégire, que faisait-il, sinon d’arrêter les barbares déjà en train de fuir, de les retenir sur notre sol, de les mettre en mesure de recommencer la lutte? S’il eût été là, le grand roi eût-il agi autrement? etc. »

Un autre défaut de Polémon, c’est ce que j’appellerai l’apostrophe, ou tout au moins l’exclamation à jet continu. Dans le premier plaidoyer, qui n’a pas quinze pages, cette figure revient à plus de vingt reprises, et plus souvent encore dans l’antre, qui est, à la vérité, un peu plus long. Quelques-unes de ces exclamations, ou de ces apostrophes, sont vraiment pathétiques; mais combien d’autres sont gâtées par l’emphase, la subtilité, le mauvais goût! D’ailleurs, les grands mouvements de style perdent leur prix dès qu’on les prodigue, et notre rhéteur ne s’en fait pas faute. Aussi se lasse-t-on, à la fin, d’entendre interpeller, à tant de reprises, et les mains de Cynégire, et le victorieux cadavre de Callimaque.

Je n’en finirais pas, si je voulais achever d’énumérer les défauts de cette prétendue éloquence: ils sont si énormes qu’ils ne peuvent manquer de sauter aux yeux d’un lecteur moderne; mais, d’une part, je crois que ces défauts correspondaient au goût dépravé de la société grecque d’abord; d’autre part, ils ne doivent pas nous rendre injustes pour certaines qualités réelles qui les accompagnent. Polémon, nous ne saurions le nier, a du souffle, de l’éclat, de la vigueur; il a aussi beaucoup d’esprit, bien que cet esprit ne soit pas toujours du meilleur aloi, et une imagination, mal réglée sans doute, mais d’une incontestable puissance. La nature lui avait donc donné, je crois, l’étoffe d’un orateur. Ce qui l’a gâté, c’est le mauvais goût de son siècle, ce sont les exigences de la déclamation, ce sont les applaudissements d’un public devenu insensible aux charmes de la simplicité, du naturel et du bon sens.

Je crois que l’on sera de mon avis, si l’on veut bien lire les pages qui suivent, c’est-à-dire le plaidoyer composé par Polémon pour le père de Cynégire.

 

POUR LE PÈRE DE CYNÉGIRE

1.— Entre autres conditions qu’elle impose à celui qui doit faire l’éloge des morts, la loi exige qu’il soit un de leurs proches; c’est pourquoi ce rôle me revient aujourd’hui de préférence à tout autre, car je suis le père de Cynégire ! Car c’est à mon sang que la cité doit la plus étonnante des merveilles de Marathon: un guerrier dont les tronçons mêmes ont combattu contre les barbares!

2. — Sans doute, les exploits de Callimaque, bien que d’un ordre inférieur, méritent aussi[1]  ………………... Mais mon droit au privilège de parler sur la tombe ne peut faire doute, pas plus qu’on ne peut hésiter à mettre Cynégire au-dessus de Callimaque, la valeur d’un soldat vivant au-dessus de la valeur d’un mort, le courage enfin au-dessus d’une simple attitude.

3. — Et si j’apporte quelque ardeur dans la compétition actuelle, ce n’est point que je sois inquiet au sujet des éloges particuliers qui doivent revenir à mon fils; (l’oraison funèbre, quel que soit l’orateur, ne peut manquer d’avoir pour principal objet Cynégire); mais je prends les intérêts de ceux qui reposent dans ce tombeau, et dont la gloire recevra un nouveau lustre si c’est le père de Cynégire qui prononce leur éloge. En effet, toutes leurs mains seront ainsi glorifiées avec la main de Cynégire; mais, si vous parlez au lieu de moi, c’est du préjudice de vos enfants que votre ambition sera satisfaite. D’ailleurs, voyez combien Cynégire est plus digne de triompher, lui qui, en mourant, triomphait encore !

4. — Nous allons faire valoir, mon adversaire et moi, la vertu de nos fils; vous connaissez les exploits de l’un et de l’autre; un simple exposé des faits montrera de quel côté doit pencher la balance.

5. — Callimaque était polémarque: à ce titre, n’eût-il pas eu la volonté d’arrêter l’invasion des barbares, les obligations de sa charge l’auraient conduit à Marathon. Mais, pour Cynégire, quelle différence! Encore adolescent, à peine en âge de porter les armes, il a volontairement pris part à l’expédition: ainsi le voulaient sa vaillance, et son ardeur belliqueuse, et son amour de la gloire, et son désir de se distinguer par de grands exploits !

6. — Sur le champ de bataille, tous nos soldats, les victimes aussi bien que les survivants, se sont conduits en hommes de cœur. Mais ceux qui ont eu, entre tous, la conduite la plus admirable, c’est mon fils, et le fils de mon rival.

7. — Or, qu’a-t-il fait, le fils de mon rival? Il s’est exposé aux coups de l’ennemi, et, enveloppé en quelque sorte par une pluie de flèches et de javelots qui tombaient sur lui de toutes parts, il a été ainsi comme maintenu en place: s’il a eu l’air de rester debout, c’est tout simplement parce qu’il était dans l’impossibilité de tomber. Tout ce qu’il y a de beau dans le fait de Callimaque se réduit donc à ceci: l’attitude d’un vivant dans un corps inanimé.

8. — Mais voyez mon Cynégire: devançant l’armée des Athéniens, sans qu’aucune crainte l’arrête dans cette pointe audacieuse, il arrive à la plage où se trouvent le gros et les principales forces de l’ennemi; presque nu, tout en combattant, il pousse jusqu’au bord de la mer, et là, chose encore inouïe parmi les hommes, sans avoir quitté la terre ferme, il engage un combat naval.

9. — Déjà il a fait prendre la fuite à de nombreux navires, lorsque, lançant sa forte main sur le bord[2] d’un vaisseau phénicien, il l’arrête, et enlève aux matelots du grand roi la possibilité de fuir.

10. — Et, depuis assez longtemps, le navire demeurait immobile, maintenu en place par la droite de Cynégire, comme il l’eût été par un câble. Cette première main coupée, le guerrier jette la seconde sur le bord du vaisseau; l’un après l’autre, les membres de Cynégire soutiennent une lutte héroïque. Mais on vient d’abattre la seconde main; ce qui reste de Cynégire n’est plus qu’un trophée.[3]

11. — C’est alors qu’il maudissait la nature de s’être montrée si avare, et qu’il réclamait d’elle d’autres mains. Cependant, tandis que les ennemis redoublaient d’efforts pour s’enfuir, la droite de Cynégire restait cramponnée à la poupe, et son âme sortit de son corps avant que sa droite n’eût lâché le vaisseau. Alors on a pu voir cette merveille: Cynégire combattant sans mains contre un vaisseau; la droite de Cynégire, poursuivant encore l’ennemi, bien que séparée de Cynégire; un corps qui, après avoir rempli à lui seul deux éléments de ses membres, gisait, mi-partie sur la terre, mi-partie sur l’onde !

12. — Voilà un exploit qui me d9nne la victoire, un exploit qui établit mon droit à prononcer l’oraison funèbre. Il appartient à ma parole de glorifier encore ce tombeau, que j’ai honoré déjà en y déposant les restes de celui qui s’est multiplié pour combattre.

13. — Mais, dit mon adversaire, j’étais le père du polémarque, et toi, seulement, le père d’un des soldats qui marchaient à sa suite. Soit: eh bien ! alors, tu as été suffisamment récompensé: le prestige attaché à la charge de ton fils doit te servir de consolation; mais pour ma consolation, à moi, c’est une marque d’honneur qui m’est due.

14. — Et d’ailleurs, comment devient-on polémarque? Par le sort, par l’aveugle fortune, sans que cette dignité soit l’indice du mérite et de la valeur personnelle. Mais c’est sur des actes, non sur des titres, que doit rouler notre débat, et nos juges, dans la contestation présente, n’ont pas à faire entrer en ligne de compte la dignité de polémarque: elle aurait pu échoir à tout autre qu’à ton fils; mais seules, la valeur et l’audace guerrières peuvent enfanter les plus nobles exploits.

15. — Du reste, le silence de la loi montre que le droit de prononcer l’oraison funèbre n’est pas attribué aux parents du polémarque; si la chose était convenable, il y a longtemps qu’on aurait pris soin de la prescrire; mais je dis qu’on doit choisir l’orateur entre tous, sans s’inquiéter de savoir s’il est polémarque ou parent[4] d’un polémarque le père du guerrier qui s’est le mieux conduit, voilà celui qui peut le mieux et le plus justement porter la parole.

16. — A votre compte, c’est Miltiade qui devrait réclamer le droit de parler. En effet, il est stratège, ce qui fait de lui le supérieur du polémarque, et l’investit de la plus haute charge militaire ………..[5] Mais il nous abandonne cette compétition: c’est assez dire que, selon lui, c’est le mérite, et non la charge, qui doit désigner l’orateur.

17. — Partons donc de ce principe pour faire valoir nos droits; et, aussi bien, jamais polémarque, jamais père de polémarque n’a revendiqué le privilège que tu réclames.

18. — Ainsi donc, ton fils a plus obéi à la nécessité[6] qu’à l’impulsion de sa valeur; son titre le poussait, en quelque sorte, et le forçait de marcher au premier rang; le mien n’avait pas pour stimulant la crainte de déshonorer son commandement, et de faillir aux obligations de sa charge; ce n’est pas un titre qui le faisait marcher, et, pour accomplir ses grands exploits, il n’a eu d’autre mobile que sa valeur, que son désir absolu de bien faire.

19. — Callimaque marchait à l’ennemi de par la loi; Cynégire, de par son ardeur guerrière; le premier, s’il eût été lâche, n’aurait pu cacher sa lâcheté;[7] le second pouvait passer inaperçu, tout en combattant avec mollesse.

20. — Plus âgé que mon fils, Callimaque avait plus de vigueur et d’expérience; ayant moins de jours à vivre,[8] il devait se montrer moins ménager de sa vie; mille choses l’encourageaient, donc à se bien conduire, et, s’il a bravé le danger, rien de plus naturel. Mais Cynégire n’est qu’un adolescent; s’il court à l’ennemi, s’il fait bon marché de sa vie, bien que son âge semble lui promettre de plus longs jours, c’est que sa grandeur d’âme l’emporte sur celle de son rival: l’inexpérience d’une jeunesse encore novice dans le métier des armes, n’était guère de nature à lui inspirer la prodigieuse audace dont il a fait preuve.[9]

21. — Remarquons encore ceci; mort au début, ou au milieu de la bataille, Callimaque est resté étranger au plus grand nombre des actes et des efforts de cette journée; Cynégire, lui, a lutté jusqu’à la déroute des ennemis; l’un n’a fait ses preuves que durant une partie de la bataille, l’autre, jusqu’à la fin de l’action, a bravé le péril.

22. — Au fort du combat, et avant même d’expirer, Callimaque était déjà réduit à une immobilité complète; mais Cynégire a chassé jusque sur la mer les forces de l’Asie: ce qu’il nous fallait alors, étaient-ce donc des gens immobiles? N’étaient-ce pas plutôt des combattants prêts à poursuivre l’ennemi? Poursuivre l’ennemi, et le contraindre à fuir, c’est faire acte de vaillance, de vigueur, de courage, d’audace, de résolution: rester debout et immobile, ce n’est souvent que l’effet de la stupeur et de l’épouvante. — Or, il est bien certain que Callimaque est mort le premier, et Cynégire le second; car Cynégire, on ne peut le nier, a combattu bien en avant du cadavre de Callimaque.[10]

23. — Si Callimaque a fourni un beau spectacle, son activité n’est pour rien dans la chose. Il est resté debout, soit: mais il le doit à cette forêt de dards dont il était percé; Cynégire, lui, ne doit qu’à ses actes l’admiration qu’on lui porte, pour avoir fait jouer à ses mains le rôle d’une expédition navale contre les barbares, pour avoir, de sa seule main droite, tenu en échec l’effort des rameurs phéniciens! Or, autant celui qui agit, par rapport à celui qui ne fait qu’endurer, se montre plus généreux, et plus utile à ses proches, autant il est juste d’admirer, d’estimer Cynégire, de préférence à Callimaque.

24. — Il y a dans les belles actions quelque chose de plus personnel, de plus méritoire, quand elles sont le résultat d’une détermination libre. Or, c’est par la volonté de Cynégire que ses mains ont osé de si grandes choses, mais Callimaque est resté debout sans l’avoir voulu, et par le seul effet des traits qui le soutenaient; il ne s’est point précipité dans un élan plein de courage, il n’a pas appelé à lui les blessures; il n’a point ressemblé à Cynégire, jetant ses mains sur le bord du vaisseau.

25. — Mais encore, ce merveilleux exploit de Callimaque est chose purement matérielle. Peut-on savoir gré à quelqu’un d’avoir paru se tenir sur ses pieds après la mort? Non: car la vertu ne saurait être où l’âme n’est plus. Mais Cynégire ! Il voit; il comprend; il endure, dans l’intérêt de l’armée tout entière, les cruelles douleurs de sa main que l’on coupe; son courage audacieux fait que le sentiment de l’honneur l’emporte chez lui sur la crainte du péril; aussi, héros à double titre, il mérite qu’on l’admire pour ce qu’il a souffert, et qu’on l’exalte pour ce qu’il a fait.

26. — Et s’il faut que j’ose dire la vérité: cette attitude de Callimaque, où l’on voit une merveille, n’est rien par elle-même, car un mort est dans l’impossibilité absolue d’agir. Ce qui, au contraire, est d’un prix inestimable, c’est cette valeur de Cynégire, affirmée par l’audace qu’il a montrée de son vivant. Callimaque debout, si imposante que parût son attitude, n’était qu’un vain fantôme. Mais Cynégire nous montre à la fois les actions les plus admirables, et les attitudes les plus belles.

27. — Ne va pas mettre un soldat en parallèle avec un mort, ni celui qui frappe avec celui qui est frappé de mille coups, ni une vaine attitude avec les actions les plus courageuses. D’ailleurs, louer Callimaque, c’est louer les traits des barbares. Ce sont eux, en effet, qui, pleuvant de toutes parts autour de son corps, et plantés dans le sol, ont empêché Callimaque, l’eût-il voulu, de tomber; et ont fait demeurer debout, en vertu de leur propre position, le corps qu’ils tenaient comme en prison au milieu d’eux.

28. — Belle merveille, que cette station d’un corps auquel tous ces dards enchevêtrés fournissaient tant de points d’appui! Mais quand Cynégire couronnait ses exploits par le sacrifice de ses mains, quels soutiens[11] avait-il pour s’appuyer, soit de la part des siens, soit de la part de l’ennemi? Peux-tu prodiguer les noms d’admirable guerrier, de guerrier sans pareil à Callimaque, dont la valeur ne s’est montrée qu’après sa mort? Nous avons combattu sur terre et sur mer, vous, sur terre seulement. Vous avez, il est vrai, combattu contre les barbares; mais nous avons fait mieux: nous les avons mis en fuite, et nous avons refusé de les lâcher quand ils se sauvaient.

29. — Que serait-il arrivé si tous nos soldats avaient accompli le même exploit que Callimaque? Après avoir écrasé toute notre armée, les barbares fondaient sur Athènes, et s’emparaient de l’Acropole même. Supposez, au contraire, qu’on eût imité Cynégire: nous infligions au Grand roi et à ses gens un châtiment bien plus terrible; d’abord, on les taillait en pièces sur la plage; puis, pour finir, sans quitter la terre ferme, nous remportions une victoire navale sur les barbares, et, la tête couronnée de fleurs, nous emmenions tous leurs vaisseaux prisonniers.

30. — En outre, caché sous cette forêt de dards, quels ennemis Callimaque pouvait-il effrayer? quels amis pouvait-il encourager? Les remparts de quelque ville assyrienne n’auraient pas causé à nos ennemis plus d’orgueil que la vue de cette enceinte formée par les traits autour de Callimaque, et voici ce qu’ils disaient « Vainqueurs de Naxos, vainqueurs d’Erétrie, nous venons encore, avec nos traits, de prendre Callimaque. » Quant à nos soldats, chacun d’eux ne pouvait que se sentir découragé, en trouvant toujours devant ses yeux ce cadavre, qui ne voulait pas disparaître, et qui avait l’air, par je ne sais quelle connivence avec les Mèdes, de se maintenir debout tout exprès pour servir d’épouvantail.

31. — Mais toi, mon fils, que n’as-tu pas fait pour encourager te compagnons d’armes? Tu leur as montré que chacun des Athéniens est plus fort que tout un vaisseau des barbares ! Tu as lancé tes mains loin de ton corps avec autant de facilité que les autres lancent un javelot.[12] Tu as terrifié les Mèdes, les Perses et les Phéniciens, en leur faisant voir que chacune des mains attiques vaut un de leurs navires, et que, seuls entre tous les hommes, les Athéniens ont des mains qui ne meurent pas[13] ! A défaut d’autre triomphe, les barbares ont caché sous leurs traits le corps de Callimaque, mais ta main, toute morte qu’elle est, glace les Phéniciens d’épouvante!

32. — O père de Callimaque, tu n’as fourni, dans la personne de ton fils, qu’un seul guerrier aux Athéniens; son corps entier n’a combattu qu’une fois; mais les tronçons mêmes du corps de mon fils ont battu les ennemis. Le premier et le seul d’entre les hommes, il a fait voir qu’une main séparée de son corps peut triompher ! Tu n’as enfanté qu’un seul guerrier; mais moi, j’ai recueilli, après Marathon, le corps mutilé d’un Cynégire, dont les morceaux étaient devenus autant de Cynégires ! D’un côté, sa main droite, de l’autre, sa main gauche, puis le reste du corps demeuré intact. O digne objet d’admiration !

33. — Tu exaltes un corps demeuré debout et immobile, un être qui joue exactement le rôle d’une colonne; j’exalte, moi, un guerrier qui a combattu sur terre, qui a combattu sur mer, qui a combattu partout; j’exalte un homme qu’on n’a rendu que plus terrible en le mutilant, et qui, coupé en morceaux, a représenté plusieurs guerriers à lui seul !

34. — O mains, héroïnes de Marathon ! Mains qui me sont si chères, et que les miennes ont nourries! ô mains, qui avez procuré le salut de toute la Grèce ! ô mains qui avez soutenu la querelle d’Athènes ! Mains valant mieux à vous seules que des guerriers pourvus de tous leurs membres!

35. — Mains, qui êtes la gloire de Marathon ! ô droite bénie de Cynégire ! Droite que la terre a enfantée pour le salut des Grecs ! Droite plus forte que les vents, car tu as arrêté un navire qui prenait le large ! Droite contre qui ne peut lutter la chiourme des barbares, puisque tu as mis à l’ancre un vaisseau emporté par les rames ! O droite qui arrête une flotte ! Droite qui porte plus loin que ne portent les traits ! Droite qui justifie l’intervention de Pan, accouru du fond de l’Arcadie; l’intervention de Déméter et de sa fille, présentes à nos côtés sur le champ de bataille ! ô spectacle digne des dieux ! ô nourrisson de Pallas qui nous protège ! ô guerrier dont l’action mérite les mêmes honneurs que les travaux d’Hercule et de Thésée; car, si ces héros entraînaient des taureaux et des lions, tu as entraîné, toi, la flotte de l’Asie !

36. — La droite de Cynégire a été la lance de Minerve ! Les mains de Cynégire ont été les flambeaux des dieux, faisant briller la radieuse lumière de notre délivrance ! Pour la première fois, les hommes viennent de voir un combat naval engagé sur la terre ferme; pour la première fois, un homme aux prises avec un vaisseau; pour la première fois, une main capable de tenir en échec toute la force d’un navire; pour la première fois, une main qui dompte un vaisseau, alors que son maître vient de la perdre ! Cette main n’a pas été coupée; disons mieux: Cynégire l’a envoyée loin de lui pour combattre ! ……….. Et le polémarque réclamait l’honneur suprême, pour avoir été insensible à la douleur.[14] …………….

37. — O droite de Cynégire, qui méritais d’avoir une âme! Pour venger ton corps, tu as immobilisé le navire, et Callimaque n’a immobilisé que des traits. O merveille inouïe d’un corps doué de volonté ! O mon fils, ô héros sans égal, tu as le premier fait voir aux hommes des mains capables de maintenir en place un vaisseau, non moins bien que des ancres !

38. — Et, tandis que tu retenais le navire, ô mon fils, que ne criais-tu point aux barbares? Je vous redemande Naxos, que vous nous avez ravie ! Je vous redemande les îles de la mer Egée au lieu de vous sauver, rendez-les ! O mon enfant, qui as voulu surmonter la nature ! qui as imprimé à tes membres une énergie dont le corps entier d’un autre n’eût pas été capable[15] ! O toi, qui as conçu le projet d’amener aux Athéniens, à travers plaines et montagnes, un vaisseau prisonnier !

39. — O surprenant combat, image de ce qui se voit aux Panathénées[16] ! Si nous avions eu des mains telles que les tiennes. Ils n’auraient pas débarqué de la mer Egée……… Ils[17] …………Et tes mains, ô mon enfant, tes mains qui mirent tant de peine à tomber, elles ont été recueillies, l’une par tes concitoyens, l’autre par les Platéens, nos amis, et tous ensemble ont couronné comme un trophée le reste de ton corps.

40. — Mais toi, ô mon fils, comme situ n’avais couru aucun risque, tu criais aux ennemis: « Pourquoi fuyez- vous, misérables ! Arrêtez, et rendez-nous les villes que vous nous avez volées[18] ! » Et eux-mêmes, tout en fuyant, se récriaient ainsi: « O téméraire audace, ô main enragée, ô action incroyable ! Cette main va tirer le navire sur la terre ferme ! »

41. — En vain, du haut de la poupe, Datis se met en devoir d’abattre la tête du victorieux héros:[19] la crainte à glacé son courage. Alors tous à l’envi s’acharnent contre cette main, redoublent en vain leurs efforts, et s’écrient, honteux de leur impuissance: « Quelles sont ces mains, grands dieux, contre lesquelles vous nous faites marcher? Que tardez-vous, hommes au cœur de bronze[20] ? Il faut que l’un de nous coupe cette main au plus vite, et nous délivre, ou bien c’en est fait: le navire lui-même, d’abord tiré sur les flots, puis traîné par des chevaux sur la terre, va nous emmener prisonniers jusque dans Athènes !

42. — Comme les autres armes n’avaient point de prise sur cette main, quelqu’un, avec une hache énorme, finit par l’abattre, comme on abat un chêne ou un pin. Cynégire ne s’inquiète pas de cette perte d’une de ses mains: il en fait le sacrifice comme si elle ne lui appartenait pas, et, tandis qu’une portion de l’armée ennemie s’acharne sur elle, l’autre continue à le combattre, et il reçoit ainsi, tout à la fois, des blessures sur terre et sur mer.[21]

43. — Ah! tu méritais, Cynégire, d’avoir autant de mains que Briarée ! Tu aurais ainsi dompté l’Asie entière. Tel que tu étais, tu as tenu contre une portion de l’Asie égale à celle qui nous enlevait Naxos, à celle qui nous enlevait Érétrie. Et nos ennemis purent aller dire au grand roi, sans rougir de leur défaite: « O roi, notre flotte nous a conduits contre des hommes faits du plus dur métal, et qui ne s’inquiètent pas de la perte de leurs mains: nous avons eu affaire à des mains qui, à elles seules, peuvent lutter sans désavantage contre des navires, et c’est à grand-peine si nous avons pu nous dégager de Cynégire. »

44. — Oh! mon enfant! tes mains sont chantées par les Platéens, et tes exploits connus des Lacédémoniens ... Polyzèlos,[22] qui n’a pu les voir, les a imités ……… Au nom des Athéniens, tu as pris possession de la mer; tu as fait d’elle notre domaine; tu as concilié à notre patrie les bonnes grâces de cet élément; ta main a signé notre pacte avec la mer. Plus tard, dans les batailles navales, on imitera ta conduite, et, pour l’attaque des navires,[23] on inventera des mains de fer, ô mon fils, et ces mains-là ne feront que reproduire l’image de ton combat.

45. — Je pourrais adresser à ta valeur bien d’autres éloges, mais je réserve les plus beaux pour l’oraison funèbre consacrée à tous nos morts. O père de Callimaque, as-tu un aussi beau champ que moi pour déployer ton éloquence? Ton fils est demeuré debout: qu’est-ce que cela, au prix de l’action accomplie par les mains de Cynégire, qui ont fait demeurer debout la Grèce en train de tomber? Ton fils a eu pour appuis les traits de l’ennemi; mais la Grèce tout entière a eu pour appuis les mains de mon fils !

46. — Retire-toi; cède-nous la place: je me charge de faire l’éloge de ton fils, et cet éloge sera grand, car je dirai: il a été le polémarque d’un guerrier tel que Cynégire ! Quant à toi, laisse-là toute prétention à prononcer l’oraison funèbre, toi dont le fils ne veut même pas qu’on célèbre ses funérailles.[24]

47. — Il est loin le temps où votre oraison funèbre eût été de mise, car il y a longtemps que ton Callimaque a trouvé sous les traits ennemis sa sépulture. J’ai bien plus de droits que mon adversaire, juges, à parler sur le monument, car je suis le père de Cynégire, et ce titre me permet d’être fier entre tous. J’ai aussi à mon service une voix qui n’est pas indigne de la main de Cynégire.[25]

48. — Laissez-moi transformer l’oraison funèbre en tragédie ! Laissez-moi faire avancer ici un chœur triomphal ! Ne nous enviez pas le drame de Marathon !

49. — Allons, mon fils Eschyle, compose-moi ce discours funèbre, et contribue avec ton père à illustrer les combats de Marathon ! Ne me repoussez pas: voici que j’étends des mains toutes pareilles à celles qui sont tombées pour vous! Je m’empare du discours: je m’attache au monument ! Je ne me laisse pas enlever l’honneur de célébrer le courage de nos héros,[26] moi qui suis le père de Cynégire ! Voici mes mains que j’étends sur la tombe: les coupe qui voudra !

 


 

[1] Le texte présente ici une lacune

[2] Il y a, dans le texte, κατὰ τῆς τρόπιδος (sur la carène). J’ai cru devoir mettre quelque chose de plus précis.

[3] On sait que le trophée était un pieu ou un tronc d’arbre, auquel on adaptait les armes prises sur le cadavre d’un ennemi. Voir Virgile, Enéide, XI, du vers 5 au vers 11.

[4] J’adopte la leçon οἰκεῖος, au lieu de ὑιὸς d’après le conseil d’un de nos plus éminents confrères.

[5] Il y a ici quelques mots dénués de toute espèce de sens, et qui paraissent une glose, mal à propos intercalée dans le texte. Je ne les traduis pas, les voici: ὁ [τοῦ στρατηγοῦ] πατὴρ (αὐτοῦ) [ὅπερ ἑστὶν ἀπωτέρω].

[6] Il manque ici dans le texte, soit les mots ἦν μᾶλλον, soit les mots ἐπέκειτο μᾶλλον.

[7] Je ne traduis pas les mots: τὸ χρῶμα que le savant éditeur, avec toute raison je crois, considère comme absolument suspects (j’avais d’abord mis: dérober aux yeux sa pâleur).

[8] D’après le calcul des probabilités.

[9] Je crois deviner le sens. Voici, d’ailleurs, le texte, qui est loin d’être clair · οὐδὲ τὸ τῆς νεότητος; ἄπειρον καὶ ἀπόμαχον ἐνέβαλε πολλήν τινα τῇ τούτου τόλμῃ περιουσίαν.

[10] Cette phrase, que je crois avoir exactement traduite, ne paraît guère à sa place.

[11] Après mère réflexion, je crois devoir adopter ici la leçon proposée par M. Hugo Hinck (Corrigenda, p. 92), c’est-à-dire ὀχήμασιν, au lieu de σχήμασιν, ὀχήμασιν (qui a parfois le sens de points d’appui, soutiens) forme en effet le pendant de: ἐπὶ τοσούτοις ἐρείσμασι qui termine le membre de phrase précédent.

[12] Cette pensée bizarre reparaîtra sous une forme un peu différente au § 36.

[13] Exagération monstrueuse, dont nous trouvons le pendant au § 59 de l’autre plaidoyer.

[14] Cette petite phrase, intercalée ici, sans aucun rapport avec ce qui la précède ou la suit, doit être, je pense, considérée comme une interpolation.

[15] )ῶ θρασύτερα ποιήσας τὰ μέλη τοῦ σώματος (ô ayant fait les membres plus hardis que le corps). — Qu’est-ce que cela veut dire? J’ai peut-être affaibli la pensée: peut-être Polémon veut-il faire entendre que la main du héros, continuant la lutte après avoir été coupée, et se trouvant plus près de l’ennemi, se montre plus hardie que le reste du corps. O subtilité!

[16] A la fête des Panathénées la galère sacrée était promenée par la ville, et nous voyons dans Philostrate qu’Hérode Atticus, quand il fut chargé de présider à cette fête, substitua aux bêtes de somme qui tramaient habituellement la galère, l’action de machines souterraines disposées pour la faire mouvoir. (Biog. d’Hérode, § 7.)

[17] Il y a ici une lacune.

[18] Ces mêmes idées ont déjà été exprimées au § 38. Il y a lieu de s’étonner de cette redite.

[19] τροπαιούχου. Ce mot me paraissait d’abord exprimer une idée analogue à celle de la fin du § 10. Mais ce n’est pas possible, puisqu’au moment où Datis prend la parole, Cynégire, encore pourvu de ses mains, ne peut être comparé à un trophée.

[20] χαλκεόθυμοι. Je traduis directement cette bizarre épithète, qui me parait signifier ici: hommes insensibles (à l’idée de votre danger).

[21] Parce que son corps est sur terre, et que sa main, sur laquelle ou s’acharne, est sur mer, puisqu’elle reste cramponnée au bord du vaisseau.

[22] Ce Polyzèlos, dont il est encore question au § 56 du deuxième plaidoyer, me parait avoir été le chef du contingent que les Lacédémoniens firent partir trop tard pour qu’il pût assister à la bataille de Marathon. Mais que veut dire ταύταις ἠκολούθησε? Je ne vois aucune réponse à cette question, et je me borne à traduire.

[23] Il y a ἐπὶ ναῦς ἐπιβολὰς, qui ne signifie rien. Mais M. Hugo Hinck suppose qu’il faut: ἐκ σιδήρου χεῖρες καὶ ἐπὶ ναῦς ἐπιβολαὶ, et je suis cette leçon.

[24] Je crois que cela veut dire: parce qu’il a refusé d’avouer qu’il était mort. Cette idée revient à satiété dans le deuxième plaidoyer.

[25] Il s’agit de la voix d’Eschyle.

[26] Je traduis ainsi τὸ πολυάνδριον διεξίων; mais πολυάνδριον, qui a souvent le sens de cimetière, pourrait signifier simplement les héros enfermés sous cette tombe.