Cicéron, Philippiques

 

CICÉRON

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.  - TOME TROISIÈME - PARIS, J. J. DUBOCHET, LE CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS, RUE RICHELIEU, N° . .

TOME III.

XLIII.  PREMIÈRE PHILIPPIQUE DE M. T. CICÉRON, CONTRE M. ANTOINE.

autre traduction (Nisard)

 

 

 

DEUXIÈME PHILIPPIQUE.

 

 

 

I. Par quelle fatalité attachée à ma personne, Pères conscrits, est-il arrivé que nul, pendant ces vingt dernières années, n'ait été l'ennemi de la république, qu'il ne m'ait en même temps déclaré la guerre? Il n'est besoin de vous nommer personne; je m'en rapporte à vos souvenirs; et le châtiment de ceux dont je parle a de beaucoup surpassé mes souhaits. Vous, Antoine, je m'étonne qu'en imitant leurs actions, vous ne redoutiez pas de finir comme eux. Cette conduite me surprenait moins dans les autres : aucun ne s'est fait volontairement mon ennemi ; tous avaient été attaqués par moi dans l'intérêt de la république. Mais vous, que je ne blessai jamais d'une seule parole, afin de vous montrer plus audacieux que Catilina, plus forcené que P. Clodius, vous m'avez spontanément provoqué par des injures, dans la pensée qu'une rupture avec moi serait pour vous une recommandation auprès des mauvais citoyens! Que dois-je penser? Serais-je méprisé? Mais je ne vois, ni dans ma vie privée, ni dans mon crédit, ni dans mes actes politiques, ni dans mes faibles talents, rien qui puisse justifier le mépris d'Antoine. A-t-il cru que dans le sénat il fut si facile de me rabaisser? Mais cet ordre qui a tant de fois rendu à des citoyens illustres le témoignage qu'ils avaient bien gouverné la république, n'attribua qu'à moi seul l'honneur de l'avoir sauvée. Aurait-il voulu faire avec moi assaut d'éloquence? C'est être généreux : car enfin quel sujet plus riche, quelle matière plus abondante, que d'avoir moi-même à parler pour moi, et contre Antoine? Mais non, son vrai motif, c'est qu'il a cru qu'il ne pourrait jamais persuader à ses pareils qu'il fût l'ennemi de sa patrie, à moins de se déclarer mon adversaire. Avant de lui répondre sur d'autres reproches, il est une prétendue violation des droits de l'amitié, accusation qui me semble du genre le plus grave, sur laquelle je dirai quelques mots.

II. Il s'est plaint qu'à je ne sais quelle époque j'ai plaidé contre ses intérêts. Ne le devais-je pas, contre un 282 étranger, pour mon parent et mon ami? ne le devais-je pas contre une faveur accordée, non aux espérances d'un mérite naissant, mais au honteux trafic des agréments de la jeunesse? Ne le devais-je pas contre un passe-droit, obtenu par l'intercession d'un tribun prévaricateur, et au mépris de l'édit du préteur? Au reste, vous avez sans doute réveillé ce souvenir pour vous rendre recommandable à la dernière classe du peuple, en rappelant à tous que vous avez été le gendre d'un affranchi, et que vos fils sont les petits-fils de l'affranchi Q. Fadius.

Mais vous vous étiez mis sous ma discipline (ce sont vos expressions), vous aviez fréquenté ma maison. Certes, si vous l'eussiez fait, votre réputation et vos moeurs s'en seraient mieux trouvées; mais il n'en a rien été; et quand vous l'auriez voulu faire, C. Curion ne vous l'aurait pas permis.

Vous vous êtes, dites-vous, désisté pour moi de vos prétentions à l'augurat. Quelle incroyable audace! quel excès d'impudence!  Lorsque, sur le vœu du collège entier, je fus nommé par Cn. Pompée et par Q. Hortensius (car la désignation ne pouvait se faire par plus de deux membres), vous étiez insolvable, et vous n'espériez de salut que dans le renversement de la république. D'ailleurs, pouviez-vous alors solliciter l'augurat, puisque Curion n'était pas en Italie? Et quand vous avez été nommé, auriez-vous pu sans Curion emporter le suffrage d'une seule tribu? Ses amis même furent condamnés comme coupables de violence, pour avoir montré trop de zèle pour vous.

III. Mais je vous suis redevable d'un bienfait réel. Quel est-il donc ce bienfait? quoique j'en aie toujours fait hautement l'aveu, aimant mieux me déclarer votre obligé que de paraître, à des esprits prévenus, manquer à la reconnaissance. Mais ce bienfait, quel est-il? Est-ce de ne m'avoir pas tué à Brindes? Moi, à qui le vainqueur lui-même, qui vous avait déféré sur ces brigands le commandement dont vous étiez si fier, avait accordé la vie, avec l'autorisation de me rendre en Italie, vous m'auriez fait périr? Supposez que vous l'ayez pu: qu'est-ce autre chose, Pères conscrits, que le bienfait de brigands qui se vanteraient d'avoir donné la vie à ceux qu'ils n'auraient point égorgés? Si c'était un bienfait, jamais ceux qui ont tué cet homme, quoiqu'il les eût épargnés, jamais ceux que vous-même appelez des hommes illustres, n'eussent acquis tant de gloire. Quel bienfait, en vérité, de vous être abstenu d'un crime affreux! Certes, en une telle circonstance, j'ai eu moins à me réjouir de n'avoir pas été égorgé par vous, qu'à gémir de ce que vous auriez pu le faire avec impunité.

Mais que ce soit un bienfait, puisqu'on ne peut en recevoir un plus grand de la part d'un brigand : en quoi pouvez-vous m'accuser d'être ingrat? Ai-je dû, pour ne point le paraître à votre égard, m'abstenir de déplorer la destruction de la république? Et, dans cette plainte triste et douloureuse, mais commandée par le rang où le sénat et le peuple romain m'ont placé, quelle parole ai-je proférée qui fût offensante, qui ne respirât la modération, l'amitié? Quelle modération plus grande que de s'interdire l'invective, en se plaignant de M. Antoine, surtout lorsque vous aviez dissipé les dernières ressources de la république; lorsque, dans votre maison, par le plus honteux trafic, tout était mis en vente; lorsque des lois, qui jamais n'avaient été promulguées, étaient, de votre aveu, portées pour vous et par vous; lorsque, augure, vous aviez aboli les auspices, et, consul, l'opposition tribunitienne; lorsque vous étiez si odieusement entouré d'hommes armés; lorsque, dans une chaste maison, vous commettiez chaque jour toutes sortes d'impuretés, tous les excès de l'ivresse et de la débauche! Et moi, comme si le débat eût existé entre moi et M. Crassus, avec qui j'en ai eu souvent de si sérieux, et non de moi au plus vil gladiateur, j'ai déploré des malheurs publics, sans rien dire de l'homme qui les a causés. Eh bien, je vais aujourd'hui faire en sorte qu'il sente quel bienfait alors il a reçu de moi.

IV. Il a fait plus; des lettres que je lui avais, disait-il, envoyées, il en a donné lecture, étranger qu'il est à toute politesse et à toutes les bienséances de la vie sociale. En effet, quel homme un peu initié aux usages des honnêtes gens s'avisa jamais, pour un mécontentement quelconque, de publier et de lire la lettre d'un ami? N'est-ce pas rompre tous les liens de la société, que d'enlever aux amis absents les moyens de s'entretenir? Combien de plaisanteries sont de mise dans une lettre, qui, rendues publiques, sembleraient insipides! combien de choses sérieuses qui, en aucun cas, ne sont faites pour être divulguées! Voilà pour votre défaut de savoir-vivre: voyons maintenant votre incroyable stupidité. Qu'aurez-vous à m'opposer, homme éloquent, à en croire du moins Mustella Tamisius et Tiron Numisius? Dans ce moment même, ils se tiennent en armes à la vue du sénat; et moi aussi je vous réputerai pour habile orateur si vous parvenez à me prouver qu'ils ne sont pas des assassins. Qu'aurez-vous, dis-je, à m'opposer, si je nie avoir jamais écrit cette lettre? Par quel témoignage me convaincre? Serait-ce par l'écriture? Vous avez, en cette matière, un savoir-faire lucratif. Comment le pourriez-vous? La lettre est de la main d'un secrétaire. Je porte envie à ce maître, que vous avez si bien payé, j'en vais donner la preuve, pour vous apprendre à être un sot. Qu'est-il, en effet, de plus absurde, je ne dis pas dans un orateur, mais dans tout autre homme, que d'objecter à un adversaire un fait sur lequel on peut l'arrêter tout court par une simple dénégation? Mais je ne nie rien ; et je veux, par cette lettre seule, vous convaincre à la fois d'incivilité et d'extravagance. En effet, y trouvera-t-on un mot qui ne soit plein de politesse, d'obligeance, d'affection? Tout ce que vous seriez en droit de me reprocher, c'est de n'y point paraître mal penser de vous, et de vous écrire comme à un citoyen, à un honnête homme, et non comme à un scélérat et à un brigand. Mais votre lettre, quoique je fusse en droit de le faire, autorisé par vos attaques, je m'abstiens de la produire. Par cette lettre, vous me priez de consentir au rappel d'un certain banni, et vous me donnez votre foi que, à cet égard, vous ne ferez rien sans mon aveu. J'ai obtempéré à votre demande. A quoi bon, en effet, m'opposer à votre audace, que ni l'autorité du sénat, ni l'opinion publique, ni quelque loi que ce fût, ne pouvaient réprimer? Toutefois, quel besoin aviez-vous de me prier, si celui pour qui vous m'adressiez vos sollicitations était rappelé par une loi de César? Vouliez-vous donc qu'il m'eût l'obligation d'une faveur qui ne pouvait pas même émaner de vous, puisque la loi avait prononcé?

V. Comme j'ai, Pères conscrits, quelques mots à dire pour moi, et à entrer dans beaucoup de détails sur M. Antoine, je vous prie de m'écouter avec bienveillance dans la première partie de ma tâche; me faisant fort, quant à la seconde, de mériter toute votre attention. J'ai encore une autre grâce à vous demander : c'est que si, dans mes discours, comme dans tout le reste de ma vie, vous avez pu remarquer de la modération et de la retenue, vous n'alliez pas croire qu'aujourd'hui que je réponds à Antoine sur le même ton qu'il m'a provoqué, je me sois moi-même oublié. Je ne le traiterai pas en consul, lui-même ne m'a pas traité en consulaire. D'ailleurs il n'est en rien consul, ni par ses moeurs, ni par sa conduite politique, ni par le mode de son élection; chez moi, rien ne proteste contre ma qualité de consulaire. Pour vous faire sentir quelle opinion il veut qu'on ait de lui comme consul, il m'a reproché mon consulat : consulat qui ne fut le mien que de nom, Pères conscrits, mais bien réellement le vôtre : car quelle mesure ai-je prise, ordonnée, exécutée, qui n'émanât des délibérations, de l'autorité et des votes de cet ordre? Et vous, homme, aussi judicieux qu'éloquent, c'est auprès de ceux dont les conseils et la sagesse ont dirigé ma conduite que vous avez osé blâmer mon administration ! Entendit-on jamais blâmer mon consulat, si ce n'est par vous et par P. Clodius, dont le sort sera le vôtre, comme il a été déjà celui de C. Curion, puisque vous avez dans votre maison ce qui leur a été fatal à tous deux? Mon consulat ne plait pas à M. Antoine! Mais il a plu à P. Servilius, que je nomme le premier des consulaires de cette époque, comme étant le dernier mort; il a plu à Q. Catulus, dont l'autorité vivra toujours parmi nous; il a plu aux deux Lucullus, à M. Crassus, à Q. Hortensius, à C. Curion, à M. Lepidus, à C. Pison, à M. Glabrion, à L. Volcatius, à C. Figulus, enfin à D. Silanus et à L. Murena, qui étaient alors consuls désignés. Il a plu, aussi bien qu'aux consulaires, à M. Caton, qui, en abandonnant la vie, s'est épargné, entre tant de maux, celui de vous voir consul. Mais l'homme qui le plus hautement s'est prononcé pour mon consulat, fut Cn. Pompée, qui, dés qu'il me vit, à son retour de Syrie, déclara, en m'embrassant et me félicitant, que c'était grâce à moi qu'il allait revoir sa patrie. Et qu'ai-je besoin de citer individuellement tous ces noms? ma conduite fut si bien applaudie du sénat entier, que pas un de ses membres ne fut sans me rendre grâce, comme à un père, et sans se dire redevable envers moi de sa vie, de ses enfants, de ses biens, de la république.

VI. Cependant, puisque la république est veuve aujourd'hui de tous ces grands citoyens que je viens de nommer, prenons à témoins les deux seuls consulaires qui restent d'un si grand nombre. L. Cotta, dont le génie supérieur égale la haute sagesse, vota, dans les termes les plus magnifiques, des supplications pour les actes mêmes que vous blâmez; et les consulaires que j'ai cités et avec eux le sénat entier souscrivirent à son vote, honneur qui, depuis la fondation de cette ville, ne fut jamais rendu à un citoyen revêtu de la toge. L. César, votre oncle, avec quelle éloquence, avec quelle énergie, quelle sévérité opina-t-il contre le mari de sa soeur, votre beau-père? Voilà l'homme que vous auriez dû prendre pour modèle et pour guide dans tous vos desseins et dans toutes les actions de votre vie. Étranger à sa famille, j'ai, pendant mon consulat, fait usage de ses conseils; et vous, fils de sa soeur, en quoi l'avez-vous jamais consulté sur les affaires publiques? Mais quels sont les hommes qu'il consulte? grands dieux! ceux-là mêmes dont il nous faut entendre fêter la naissance. Antoine ne parait pas aujourd'hui. Pour quelle cause? Il fête dans ses jardins la naissance d'un ---. Je ne nommerai personne. Imaginez que c'est d'un Phormion, d'un Gnathon, d'un Ballion. O révoltante turpitude de l'homme! ô impudence! ô perversité! ô libertinage intolérable! Ayant pour si proche parent un des chefs du sénat, un citoyen si distingué, vous ne le consultez en rien sur les affaires de l'État; vous consultez des misérables qui, n'ayant aucun bien en propre, dévorent le vôtre. Oui, sans doute, votre consulat est le salut de Rome, le mien en fut la perte!

VII. Avec la pudicité avez-vous donc assez perdu toute espèce de pudeur, pour tenir un tel langage dans ce temple même où, moi, je consultais ce sénat qui jadis donnait, dans toute sa splendeur, des lois à l'univers, et où, par vous, sont apostés des scélérats armés? Mais vous avez osé dire encore (car que n'osez-vous pas?) que, sous mon consulat, la montée du Capitole a été remplie d'esclaves armés. Sans doute, je violentais le sénat pour lui arracher de funestes décrets! Honte à vous, soit que vous les ignoriez, car vous ne connaissez rien de bon, ou que vous en ayez connaissance, d'avoir pu tenir, devant de tels hommes, cet impudent langage! En effet, quel chevalier, quel jeune homme noble, vous excepté, quel Romain de quelque ordre que ce fût, pour peu qu'il se souvint qu'il était citoyen, ne s'est fait un devoir, quand le sénat était assemblé dans le temple, de se rendre sur la montée du Capitole? Qui ne s'est empressé de se faire inscrire, au point que les greffiers ni les registres ne purent suffire à recevoir les noms de ceux qui se présentaient? En effet, lorsque des scélérats impies s'avouaient parricides envers la patrie, lorsque, convaincus par les déclarations de leurs complices, par leur propre écriture, par le témoignage parlant de leurs lettres, ils convenaient qu'ils avaient formé le projet de brûler Rome, d'égorger les citoyens, de dévaster l'Italie, d'anéantir la république, qui donc ne se serait senti vivement. animé à la défense commune, surtout dans un temps où le sénat et le peuple romain avaient alors à leur tête un chef tel, que s'ils en avaient aujourd'hui un pareil, il vous ferait subir un sort semblable à celui de ces conjurés? Il dit que j'ai refusé de livrer le corps de son beau-père, pour qu'on lui donnât la sépulture. P. Clodius lui-même ne m'a jamais adressé ce reproche; et comme, à juste titre, j'étais son ennemi, je vois avec douleur que vous l'ayez déjà surpassé dans tous les genres de vices. Mais comment vous est-il venu à l'esprit de rappeler à notre souvenir que vous fûtes élevé dans la maison de P. Lentulus? Avez-vous craint qu'on ne pensât que la nature seule n'aurait pu vous faire si méchant sans les leçons d'un tel maître?

VIII. Vous étiez si peu dans votre bon sens, qu'en votre discours vous vous êtes continuellement mis en opposition avec vous-même; et que les choses que vous avez dites étaient non. seulement sans liaison et sans suite, mais tellement incohérentes et contradictoires, que vous sembliez moins en désaccord avec moi qu'avec vous-même. Vous conveniez que votre beau-père avait pris part à un si grand crime, et vous vous plaigniez qu'il eût été puni. Ainsi, vous avez loué ce qui était de mon fait personnel, et vous avez blâmé ce qui fut l'ouvrage de tout le sénat : en effet, l'arrestation des coupables fut mon ouvrage, leur châtiment celui du sénat. L'habile orateur ne sent pas qu'il loue celui qu'il accuse, et qu'il blâme les juges qui l'écoutent. Voici une autre inculpation inspirée, je ne dis pas par son audace, car il vise au renom d'audacieux, mais bien par une stupidité sans égale, défaut dont il se croit exempt : c'est de rappeler les avenues du Capitole, alors que des hommes armés sont placés sur les bancs où nous siégeons; alors que, dieux immortels! dans ce même temple de la Concorde, où, pendant mon consulat, furent donnés ces avis salutaires sans lesquels nous ne serions plus aujourd'hui, des satellites sont à poste fixe les armes à la main ! Accusez le sénat, accusez l'ordre équestre, qui fit alors cause commune avec le sénat; accusez tous les ordres, tous les citoyens, pourvu que vous conveniez qu'au moment où je parle nous sommes entourés de soldats ituréens. Non, ce n'est point audace que de parler avec tant d'impudence; mais pour ne pas apercevoir de telles contradictions, il faut être entièrement dépourvu de sens. Quoi de plus insensé à vous, qui avez pris les armes pour détruire la république, que de me reprocher de les avoir prises pour la sauver? Dans un certain endroit de votre discours, vous avez visé à être plaisant. Bons dieux! que cela vous allait mal! Il y avait un peu de votre faute : car vous auriez pu emprunter quelques traits piquants à la comédienne votre épouse. Que les armes cèdent à la toge. Eh bien, dans ce temps-là les armes n'ont-elles pas cédé à la toge? Mais depuis, la toge a cédé à vos armes. Reste à savoir lequel était le plus à souhaiter, ou que les armes des scélérats aient cédé à la liberté du peuple romain, ou que notre liberté ait succombé sous vos armes. Mais au sujet de mes vers, je ne prolongerai pas ma réponse, je dirai seulement, en deux mots, qu'ils vous sont tout aussi étrangers que toute autre espèce de littérature. Pour moi, sans m'être jamais dérobé à mes devoirs envers la république ou envers mes amis, j'ai consacré mes loisirs à des compositions de tout genre : en telle sorte que mes veilles et mes travaux littéraires n'auront pas été sans quelque utilité pour l'instruction de la jeunesse, et même pour la gloire du nom romain. Mais de pareils détails sont ici déplacés : passons à des objets plus importants.

IX. P. Clodius a été tué par mon conseil, avez-vous dit. Que penserait le public s'il eût péri lorsque, dans ce Forum, sous les yeux du peuple romain, vous le poursuivîtes l'épée à la main, et que vous l'eussiez expédié du coup, s'il ne se fût jeté dans l'escalier de la boutique d'un libraire, et n'eût, par un tel rempart, arrêté votre poursuite? Que j'aie alors applaudi à cette tentative de votre part, je ne le nie pas; mais que je vous l'aie conseillée, vous n'osez le dire. Quant à Milon, je n'ai pu même applaudir à son dessein; car il l'avait accompli avant que qui que ce fût ne le soupçonnât de l'avoir conçu. Mais je l'avais conseillé? Milon était-il donc d'un caractère si indécis, qu'il lui fallût un conseil pour servir la république? Mais je m'en suis réjoui? Fallait-il donc que, seul, au milieu de l'allégresse de toute la ville, je montrasse de l'affliction? Au surplus, sur la mort de P. Clodius, un mode spécial d'instruction a été assez peu sagement établi. Qu'est-il besoin d'une loi nouvelle pour informer contre celui qui avait commis un meurtre, puisque la législation avait réglé le mode d'instruction! Quoi qu'il en soit, une enquête fut ordonnée; et ce que nul ne m'a imputé pendant le cours du procès, vous venez l'imaginer contre moi, après tant d'années! Quant à ce que vous avez osé dire, et même très longuement, que par mes menées l'amitié qui unissait César et Pompée fut rompue, et qu'ainsi j'ai été la première cause de la guerre civile, le fait, en lui-même, n'est pas dénué de vérité; mais, ce qui est très essentiel, vous avez confondu les époques.

X. Sous le consulat de M. Bibulus, ce citoyen distingué, je n'ai omis aucun des efforts, aucune des démarches qui étaient en mon pouvoir pour détacher Pompée de sa liaison avec César. En cela, César fut plus heureux que moi, car il m'enleva l'amitié de Pompée. Mais après que Pompée se fut donné tout entier à César, pourquoi aurais-je cherché à les désunir? Il y aurait eu autant de folie à l'espérer que de présomption à l'entreprendre. Toutefois, deux circonstances se présentèrent où je donnai à Pompée quelques conseils contre César. Blâmez-les, j'y consens, si vous pouvez. C'était d'abord de ne pas laisser proroger à César le commandement pour cinq ans; ensuite de ne pas laisser passer la loi qui l'autorisait à demander le consulat quoique absent. Si, sur l'un ou l'autre de ces deux points, j'eusse persuadé Pompée, nous ne fussions jamais tombés dans de si affreuses calamités. Moi-même, lorsqu'une fois il eut remis à César ses forces et celles de la république; lorsqu'il eut, mais trop tard, commencé à sentir la vérité de tout ce que j'avais prédit, et que je reconnus que la patrie allait être déchirée par une guerre impie, je ne cessai de lui parler de paix, de concorde et de conciliation. Et ces paroles que je lui adressai sont connues de bien des gens : "Plût aux dieux, Pompée, que vous n'eussiez jamais formé d'alliance avec César, ou que vous ne l'eussiez jamais rompue! Dans le premier cas, il y allait de votre dignité; dans le second, de votre prudence". Voilà, M. Antoine, quels ont toujours été mes avis et sur Pompée et sur les affaires publiques, et s'ils eussent prévalu, la république subsisterait encore; et vous, pour prix de vos turpitudes, vous auriez succombé sous le poids de la misère et de l'infamie.

XI. Mais ces faits sont anciens; voici quelque chose de plus nouveau : César a été tué par mon conseil. Ici, Pères conscrits, j'appréhende de paraître, à ma grande confusion, avoir été de connivence avec l'accusateur, afin que non seulement il me donnât les louanges qui me sont dues, mais encore qu'il comblât de celles qui appartiennent à d'autres. En effet, qui a jamais entendu une voix qui associât mon nom à celui des auteurs d'une action si glorieuse? Quel est celui d'entre eux dont on ait voulu cacher le nom? que dis-je, cacher? qu'on n'ait sur-le-champ proclamé? Je dirai plutôt que quelques personnes se seraient vantées d'avoir concouru à cette entreprise, quoiqu'elles y fussent étrangères, bien loin que les véritables auteurs aient voulu s'en défendre. Quelle vraisemblance que, parmi tant d'hommes, les uns obscurs, les autres fort jeunes encore, et nommant tout le monde, mon nom fût demeuré un mystère? Si les hommes qui conçurent les premiers ce dessein avaient besoin de conseil pour rendre la liberté à leur patrie, était-ce à moi de donner l'impulsion aux Brutus, qui sans cesse avaient, tous deux sous les yeux l'image de L. Brutus, et l'un d'eux celle d'Ahala? Issus de tels ancêtres, auraient-ils pris conseil d'étrangers, plutôt que de leurs aïeux, et emprunté du dehors ce qu'ils avaient dans leur maison? Quoi! C. Cassius, né d'un sang qui n'a jamais pu supporter, je ne dirai pas la domination, mais la puissance de qui que ce soit, avait-il besoin de mes inspirations, lui qui, seul et sans le secours de ces citoyens illustres, aurait frappé ce grand coup en Cilicie, aux bouches du Cydnus, si César, en changeant la direction de ses vaisseaux, n'eût abordé sur la rive opposée? Et Cn. Domitius, ne serait-ce donc ni le trépas de son père, homme illustre, ni la mort de son oncle, ni la perte de ses dignités, mais mon ascendant sur lui qui l'aurait déterminé à recouvrer la liberté? Et Trebonius, l'ai-je exhorté à ce dont je n'aurais pas même osé lui donner le conseil? La république lui doit une reconnaissance d'autant plus grande, qu'il a préféré la liberté du peuple romain à l'amitié d'un homme, et mieux aimé renverser la tyrannie, que de la partager. Et L. Tillius Cimber s'est-il déterminé d'après mes conseils? Je n'attendais pas de lui un tel effort, lui que j'ai plutôt admiré pour avoir exécuté cette entreprise que je ne l'ai cru capable de la tenter. Oui, je l'ai admiré parce que, oubliant les bienfaits de César, il n'avait songé qu'à la patrie. Et les deux Servilius, j'ajouterai même les Casca, les Ahala, pensez-vous qu'ils aient été excités par mes conseils plutôt que par leur amour pour la république? Trop long serait de nommer tous les autres. Il est beau pour la patrie, il est glorieux pour eux-mêmes qu'ils se soient trouvés en si grand nombre.

XII. Mais rappelez-vous de quelle manière cet homme subtil a prétendu me convaincre. Aussitôt que César eut été tué, dit-il, M. Brutus, élevant bien haut son poignard ensanglanté, interpella par son nom Cicéron, et le félicita du rétablissement de la liberté. Pourquoi me nomma-t-il préférablement à tout autre? Étais-je dans sa confidence? Considérez que, sans doute, ce qui l'engagea à me nommer, c'est qu'après avoir fait une action qui avait tant de rapport avec ce que j'avais fait autrefois, il me prit plutôt qu'un autre à témoin de ce qu'il s'était montré l'émule de ma gloire. Pour vous, le plus stupide de tous les hommes, ne comprenez-vous pas que si c'est un crime d'avoir voulu tuer César, accusation que vous portez contre moi, c'en est un aussi de s'être réjoui de sa mort? car quelle différence entre celui qui conseille une action, et celui qui l'approuve? Que j'aie voulu sa mort, ou que je m'en sois réjoui, n'est-ce pas la même chose? Or, excepté vous et ceux qui avaient à se féliciter de voir régner César, est-il un seul homme qui n'ait pas voulu que César fût tué, ou qui ait improuvé le coup? Tous sont donc coupables; car tous les gens de bien, autant qu'ils ont pu, ont tué César. La pensée n'en est pas venue aux uns, la résolution a manqué aux autres, l'occasion à plusieurs, la volonté n'a manqué à personne. Remarquez la stupidité, je ne dis pas de cet homme, mais de cette brute; car voici ce qu'il a dit : M. Brutus, que je nomme avec tout l'honneur qui lui est dû, tenant son poignard ensanglanté, appela Cicéron; d'où l'on doit tirer la conséquence que Cicéron était complice. Ainsi, vous me traitez d'assassin, moi que vous soupçonnez d'avoir eu quelque soupçon du fait; et celui qui montrait un poignard dégouttant de sang, vous le nommez, dites-vous, avec honneur? Je vous passe une telle absurdité dans vos discours; mais combien il y en a plus encore dans vos pensées et dans vos jugements! Décidez enfin, consul, comment vous voulez qualifier l'action des Brutus, de C. Cassius, de Cn Domitius, de C. Trebonius et des autres. Cuvez votre vin, exhalez les vapeurs de l'ivresse. Faut-il vous appliquer le feu pour vous réveiller de l'assoupissement où vous êtes plongé sur une affaire de cette importance? Ne comprendrez-vous jamais que c'est à vous de décider si ceux qui ont fait cette action sont ou des assassins, ou les défenseurs de la liberté?

XIII. Faites un peu d'attention, et rassemblez, pour un moment, vos idées, comme un homme qui serait à jeun. Moi qui suis, de mon aveu, leur ami et, selon vous, leur complice, je dis qu'il n'y a pas ici de milieu : je déclare que s'ils ne sont pas les libérateurs du peuple romain et les conservateurs de la république, ils sont plus que des sicaires, plus que des meurtriers, plus que des parricides, puisque c'est un crime plus atroce de tuer le père de la patrie que de tuer sort propre père. 0 vous, homme judicieux et réfléchi, répondez : s'ils sont des parricides, pourquoi avez-vous toujours parlé d'eux en termes honorables, soit dans le sénat, soit devant le peuple romain? Pourquoi, sur votre rapport, M. Brutus a-t-il été affranchi de la loi qui lui défend de s'absenter de Rome plus de dix jours? Pourquoi les jeux Apollinaires ont-ils été célébrés avec une magnificence qui fit tant d'honneur à M. Brutus? Pourquoi des provinces ont-elles été données à Brutus et à Cassius? Pourquoi des questeurs leur ont-ils été adjoints? Pourquoi a-t-on augmenté le nombre de leurs lieutenants? Et tout cela s'est fait par vous. Ils ne sont donc pas des assassins. Par conséquent, ils sont, de votre jugement, les libérateurs de Rome, puisqu'un terme moyen est impossible. Eh quoi! jetterais-je de la confusion dans vos idées? Peut-être n'entendez-vous pas les choses les plus clairement énoncées. Quoi qu'il en soit, voici en deux mots ma conclusion : attendu que vous les avez déclarés purs de crime, ils ont été par vous-même implicitement jugés dignes des plus grandes récompenses. Aussi, vais-je rétracter mes discours. Je vais leur écrire que lorsqu'on leur demandera si ce que vous m'avez reproché est vrai, ils se gardent de le nier à qui que ce soit : car je craindrais que de s'être caché de moi ne fût peu honorable pour eux, ou qu'il ne fût pour moi très honteux de m'être refusé à leurs instances. En effet, quelle action, ô grand Jupiter! a jamais été faite non seulement dans Rome, mais encore dans le monde entier, qui fût plus glorieuse, plus digne de l'éternel souvenir des hommes? Vous m'associez à cette belle entreprise; vous m'enfermez avec les héros grecs dans le cheval de Troie. J'y consens; je vous rends grâces, quelle que soit votre intention. L'action est si grande, que la haine que vous voulez exciter contre moi, je ne la mettrais pas en balance avec la gloire dont elle me couvrirait. Qu'y a-t-il, en effet, de plus heureux que ceux que vous vous vantez d'avoir chassés et relégués loin de Rome? Quelque part qu'ils abordent, est-il une contrée si déserte et si sauvage, qui ne semble, en quelque sorte, les appeler et désirer de les posséder? Quels hommes assez barbares pour ne pas penser qu'en les voyant, ils ont goûté la plus douce satisfaction qu'on puisse espérer dans la vie! Quelle postérité assez oublieuse, quelle histoire assez ingrate pour ne pas attacher d'immortels souvenirs à leur gloire? Ah! je vous en prie, placez-moi sur cette liste honorable.

XIV. Mais je ne crains qu'une chose, c'est que vous ne puissiez le prouver. En effet, si j'eusse été de la conjuration, j'aurais affranchi la république non seulement du roi, mais encore de la royauté; et si j'eusse été, comme on dit, l'auteur de la pièce, je ne me fusse pas contenté de faire un seul acte, j'eusse conduit la tragédie jusqu'au dénouement. Que dis-je? si c'est un crime d'avoir voulu que César fût tué, considérez, je vous prie, ce qui vous doit arriver, à vous qui, comme chacun le sait, en aviez formé le dessein à Narbonne avec C. Trebonius, Trebonius que, pour ce motif de complicité, nous avons vu, pendant que César recevait la mort, vous tirer à l'écart. Pour moi, voyez combien peu je vous traite en ennemi! vous avez conçu une fois un bon dessein, je vous en loue; vous ne l'avez point révélé, je vous en remercie; vous ne l'avez point exécuté, je vous le pardonne : une telle entreprise demandait un homme de coeur. Que si quelqu'un vous appelait devant un tribunal, et invoquait contre vous cette formule de Cassius : A qui l'action a-t-elle profité? prenez garde de rester court. Quoique, comme vous le disiez, la mort de César ait été un bien pour tous ceux qui ne voulaient point être esclaves, elle n'en a pas moins profité à personne plus qu'à vous qui régnez, à vous dont le temple de Cybèle a payé les énormes dettes; à vous qui, à l'aide des registres déposés dans ce temple, avez dissipé des sommes incalculables; à vous chez qui tant d'objets précieux ont été transportés de la maison de César; à vous enfin dont la maison est une fabrique si productive de faux registres et de faux titres, le marché où les terres, les villes, les immunités et les revenus de l'État sont au plus honteux encan? Pour faire face à votre détresse et à vos dettes, quel autre événement vous fallait-il que la mort de César? Vous paraissez éprouver quelque trouble! Craindriez-vous que ce coup ne vous fût imputé? Je me hâte de vous rassurer, personne ne le croira jamais. Il n'est pas en vous de bien mériter de la république; elle voit ses plus illustres citoyens dans les auteurs de cette action sublime. Je dis seulement que vous vous en réjouissez; je n'ai garde de vous l'attribuer. J'ai répondu aux incriminations les plus graves, je vais maintenant répondre aux autres.

XV. Vous m'avez reproché le camp de Pompée, et toute ma conduite à cette époque. Oh! si alors, ainsi que je l'ai dit, ma politique et mon influence eussent prévalu, vous seriez aujourd'hui dans la misère, nous serions libres, et la république n'eut point perdu tant de généraux, tant d'armées. Oui, j'avoue donc que, prévoyant les malheurs qui sont arrivés, j'éprouvai toute la tristesse qu'auraient ressentie comme moi tous les bons citoyens s'ils avaient eu les mêmes prévisions. Je voyais avec douleur, oui, Pères conscrits, avec douleur, qu'une république sauvée jadis par votre prudence et par la mienne allait bientôt périr. Ce n'était pas que j'eusse assez peu d'expérience des choses humaines pour me laisser abattre par l'extrême désir de conserver une vie dont la continuation devait m'accabler de maux, et la fin m'affranchir de toute peine. C'était à d'illustres personnages, l'honneur et l'ornement de la république., que je voulais conserver la vie; à ces consulaires, à ces anciens préteurs, à ces sénateurs honorables, à toute cette élite de la noblesse et de la jeunesse romaine, à cette armée composée de tant d'excellents citoyens. S'ils vivaient, quelque inégales que fussent les conditions de la paix, (car toute paix entre concitoyens me semble préférable à la guerre civile), pour nous la république. existerait encore. Si mon opinion l'eût emporté et que ceux dont je voulais sauver les jours, aveuglés par l'espérance de la victoire, n'y eussent surtout mis obstacle, jamais, Antoine, pour rie rien dire de plus, vous n'auriez reparu dans le sénat, ni même dans Rome. Mais tous mes discours, ajoutez-vous, indisposaient Pompée contre moi. Et quel autre cependant a-t-il plus chéri? de quel autre a-t-il plus recherché les entretiens et les conseils? Certes, c'était beaucoup qu'étant tous deux d'avis contraires sur les plus hauts intérêts de la république, nous persévérassions dans les mêmes rapports de familiarité et d'affection. Mais je connaissais le fond de ses sentiments et de ses vues, et mon coeur lui était également ouvert. Moi, je songeais d'abord au salut des citoyens, ensuite à la gloire du parti; Pompée voyait avant tout cette gloire. Mais, comme nous avions l'un et l'autre des intentions également pures, il nous était plus facile de supporter nos dissentiments. Ce que cet homme extraordinaire et presque divin pensait de moi est bien connu de ceux qui, après la déroute de Pharsale, l'ont suivi à Paphos. Jamais il ne parla de moi que d'une manière honorable, et avec l'expression du regret le plus affectueux; convenant que j'avais mieux vu, et que lui avait espéré mieux. Et vous osez m'attaquer en rappelant ce grand homme dont vous êtes contraint d'avouer que je fus l'ami, et vous le spoliateur!

XVI. Mais ne parlons plus de cette guerre où vous fûtes trop heureux. Je ne répondrai pas même au sujet des plaisanteries auxquelles vous dites que je me suis livré dans le camp. Le camp était en proie aux inquiétudes ; cependant les hommes, quoiqu'au milieu des alarmes, par cela même qu'ils sont hommes, donnent quelque relâche à leur esprit. D'ailleurs, blâmer tout à la fois mon affliction et mon enjouement, c'est une grande preuve que, dans l'un et. l'autre cas, j'ai gardé la mesure convenable. Vous avez nié que des successions testamentaires me fussent échues. Plût au ciel que votre reproche à ce sujet se trouvât fondé! Un plus grand nombre de mes amis et de mes parents vivraient encore. Mais comment cela vous est-il venu dans la pensée? j'ai recueilli en héritages plus de vingt millions de sesterces. Cependant j'avoue qu'à cet égard vous avez été plus heureux que moi. Moi, personne, hors des amis, ne m'a fait son héritier; de sorte que cet avantage, si c'en est un, se trouvait toujours accompagné d'une véritable douleur. Pour vous, un homme que vous n'avez jamais vu, L. Rubrius de Casinum, vous a fait son héritier. Et même jugez combien vous aimait cet homme, qui, sans savoir si vous étiez blanc ou noir, vous a préféré au fils de son frère, Q. Fusius, très honorable. chevalier romain, son intime ami. Ce neveu que de tout temps il avait annoncé comme son héritier, il n'en fit pas même mention dans son testament : et vous, qu'il n'avait jamais vu, ou du moins qu'il n'avait jamais salué, il vous a fait son héritier. Je vous prie de me dire, si cela ne vous fâche point, quel visage avait L. Turselius, quels étaient sa taille, son municipe, sa tribu? Je n'en sais rien, direz-vous; mais je sais quels étaient ses fonds de terre. Or, pour vous faire son héritier, il a déshérité son frère. De combien d'autres sommes auxquelles Antoine n'avait aucun droit, s'est-il emparé, en se substituant aux véritables héritiers? Ce qui m'a le plus étonné, c'est que vous ayez osé parler de successions, vous qui ne vous êtes pas présenté pour recueillir celle de votre père.

XVII. Était-ce pour rassembler de pareils griefs, ô le plus insensé des hommes! que vous vous êtes exercé. à déclamer tant de jours dans une campagne qui ne vous appartient pas? Il est vrai que, s'il faut en croire vos amis intimes, vous pérorez ainsi plutôt pour dissiper les fumées du vin que pour cultiver votre esprit. En effet, pour vous tenir en joie vous aviez choisi un maître, grand rhéteur, si l'on s'en rapporte à votre suffrage et à celui de vos compagnons de table; vous lui aviez concédé toute licence de dire sur vous tout ce qu'il voudrait. Fin railleur que cet homme! mais la matière est si féconde, quand c'est sur vous et sur vos amis qu'il s'agit de dire des bons mots. Or, voyez quelle différence entre votre aïeul et vous. Il disait avec poids et mesure tout ce qui pouvait servir à sa cause: et vous, vous dites avec précipitation tout ce qui peut nuire à la vôtre. Mais quel énorme salaire a été donné à ce rhéteur? Écoutez, Pères conscrits, écoutez, et connaissez la profondeur des plaies de la république. Vous avez, M. Antoine, assigné au rhéteur Sext. Clodius, sur le territoire des Léontins, deux mille arpents de terre affranchis de toutes sortes d'impositions, pour qu'en le récompensant si largement, il vous apprit à n'avoir pas le sens commun. Parlez, ô vous le plus effronté des hommes! cette concession a-t-elle été trouvée dans les papiers de César? Mais je parlerai ailleurs de ces terres des Léontins et de ce domaine de la Campanie, qu'il a enlevés de force à la république, et dont il a gratifié les gens les plus diffamés. Puisque j'ai déjà suffisamment répondu à ses reproches, il faut que je dise quelque chose de ce réformateur, de cet austère censeur de ma conduite. Je n'épuiserai pas la matière, afin que, si je suis souvent obligé de revenir à la charge, j'aie toujours de nouvelles armes. Cette faculté, la multitude de ses vices et de ses méfaits me l'offre pleinement. Voulez-vous que nous vous examinions depuis votre enfance? Oui, tel est aussi mon avis : commençons par, votre début.

XVIII. Vous souvient-il qu'étant encore vêtu de la prétexte, vous avez fait banqueroute? Ce fut, direz-vous, la faute de votre père. Je vous l'accorde. En effet, cette excuse fait honneur à votre piété filiale. Mais ce qui ne peut être imputé qu'à votre audace, c'est de vous être assis dans les quatorze premiers bancs, quoique la loi Roscia ait assigné des places particulières à ceux qui ont fait cession de biens, eussent-ils été ruinés par un caprice de la fortune, et non par leur propre faute. Vous prîtes ta robe virile, et vous en fîtes aussitôt un vêtement de femme. D'abord prostitué à tout venant, vos faveurs avaient un prix déterminé, qui ne laissait pas d'être assez élevé. Bientôt vint Curion, qui vous retira du commerce, et, comme s'il vous eût donné la robe de noces, il contracta avec vous une sorte de mariage stable et régulier. Jamais jeune garçon acheté pour assouvir les désirs infâmes ne fut plus soumis à son maître que vous ne le fûtes à Curion. Combien de fois son père vous a-t-il chassé de sa maison? combien de fois plaça-t-il des gardiens à sa porte pour vous en interdire l'accès? Vous, cependant, favorisé par la nuit, excité par le désir, entraîné par l'appât du gain, vous vous faisiez descendre par le toit. La famille ne put supporter plus longtemps de pareilles infamies. Vous savez que je parle ici de choses qui me sont parfaitement connues. Rappelez-vous ce temps où Curion le père, plongé dans l'affliction, ne pouvait sortir de son lit. Son fils, prosterné à mes pieds et fondant en larmes, vous recommandait à moi; il me conjurait de vous défendre auprès de son père, si celui-ci venait à réclamer de vous six millions de sesterces, somme, disait-il, dont il s'était porté caution pour vous. Ce jeune homme, enflammé d'amour, jurait que, plutôt que de supporter le tourment de votre absence, il s'en irait en exil. Ce fut alors que je soulageai ou plutôt que j'extirpai les maux cruels de cette famille, d'ailleurs si florissante. Je déterminai le père à payer les dettes du fils, à employer les ressources de son patrimoine à libérer un jeune homme dont l'esprit et le caractère donnaient les plus hautes espérances ; enfin à user de la puissance et des droits paternels pour rompre non seulement toute liaison, mais encore toute communication avec vous. Comme vous ne pouviez avoir oublié que tout cela s'était fait par moi, auriez-vous osé, si vous n'aviez confiance dans ces glaives qui frappent nos regards, me provoquer par vos outrages?

XIX. Mais laissons de côté ces infamies et ces prostitutions ; il est des choses dont je ne saurais parler sans blesser l'honnêteté; et ce qui vous rend plus hardi, c'est que plusieurs de vos crimes sont de nature à ne pouvoir vous être reprochés par un ennemi qui se respecte. Mais suivez le cours de sa vie; je vais vous en faire un rapide exposé. C'est à ce qu'il a fait dans la guerre civile, dans les temps les plus désastreux pour la république, c'est à ces méfaits de chaque jour, que je me hâte d'arriver. Je vous en prie, bien que vous les connaissiez mieux que moi, accordez-moi toujours la même attention : car ici, pour exciter l'indignation, le souvenir de tels actes produit autant. d'impression que si on ne faisait que de les apprendre. Toutefois, je passerai rapidement sur les faits intermédiaires, pour ne pas arriver trop tard aux plus récents. Il était l'intime ami du tribun Clodius, lui qui ose rappeler les services qu'il m'a rendus; lui, le brandon de tous ses incendies ; lui qui, dans la maison même de Clodius, machina une intrigue; il comprend très bien ce que je veux dire. Il s'en alla ensuite à Alexandrie, contre l'ordre du sénat, contre l'intérêt de la république, contre les oracles. Mais il avait pour chef Gabinius, avec lequel, quoi qu'il fit, il était sûr de toujours faire bien. Où alla-t-il ensuite, et quel fut son retour? D'Égypte il se rendit aux extrémités de la Gaule, avant de rentrer dans sa maison. Mais quelle était sa maison? car chacun alors avait la sienne; la vôtre, Antoine, n'était nulle part. Comment puis-je dire votre maison? Y avait-il quelque endroit sur la terre qui vous appartint, où vous eussiez pu poser le pied, si ce n'est à Misénes, où, comme les actionnaires de Sisapone, vous viviez en commun avec vos compagnons?

XX. Vous revîntes de la Gaule pour briguer la questure. Osez dire que vous vous rendîtes chez votre mère, avant de vous présenter à moi. Déjà, bien auparavant, j'avais reçu de César des lettres par lesquelles il me priait d'agréer vos excuses; aussi je vous épargnai jusqu'à l'embarras de parler de raccommodement. Après cette réconciliation, vous veillâtes à ma sûreté, et moi je vous appuyai dans votre demande de la questure. Ce fut vers ce même temps que, sur la place publique, avec l'approbation de tout le peuple romain, vous tentâtes de donner la mort à P. Clodius, et, quoique vos efforts en cette circonstance fussent entièrement spontanés, et sans aucune excitation de ma part, vous ne laissiez pas de répéter partout hautement que vous ne pourriez jamais expier vos torts envers moi, si Clodius ne périssait de votre main. Aussi ne puis-je assez m'étonner de vous entendre dire que ce fut par mes conseils que Milon a frappé Clodius, lorsque vous, qui veniez de vous-même vous offrir pour ce coup, je ne vous y exhortai jamais. Je préférais que, si vous persistiez dans ce dessein, on en fit honneur à votre patriotisme plutôt qu'à mon influence sur vous. Vous fûtes fait questeur; et, sur-le-champ, sans qu'un sénatus-consulte, la désignation du sort ou une loi vous appelât, vous courûtes au camp de César. C'était, dans votre pensée, le seul asile qu'il y eût sur terre pour l'indigence, l'insolvabilité, la débauche et la perte de toutes ressources. Lorsque, par ses largesses et. par, vos rapines, vous eûtes assouvi votre cupidité, si c'est l'assouvir que de prendre pour dissiper aussitôt, vous vîntes, dans votre détresse, vous précipiter sur le tribunat, afin que, dans cette magistrature, vous vous rendissiez, s'il était possible, semblable à votre beau-père.

XXI. Écoutez maintenant, Pères conscrits, non plus les impuretés et les excès par lesquels il a déshonoré sa vie privée, mais ce que son audace impie et criminelle lui a suggéré contre nos personnes, contre nos biens, en un mot contre la république entière : car dans un de ses crimes vous verrez la source de toutes nos calamités. Lorsque, sous le consulat de L. Lentulus et de C. Marcellus, vous vouliez, de tous vos efforts, soutenir la république chancelante et sur le penchant de sa ruine, et que votre sollicitude s'étendait même à C. César, s'il voulait écouter la raison; lui, Antoine, opposa à vos sages conseils l'autorité tribunitienne, qu'il avait vendue et livrée à César; il exposa ainsi sa tète à la hache sous laquelle ont tombé beaucoup d'autres têtes, bien moins coupables que la sienne. Oui, contre vous, M. Antoine, le sénat, dans toute son intégrité, avant qu'il eût perdu tant de membres illustres, le sénat a rendu le décret dont la coutume de nos ancêtres armait son bras contre le citoyen devenu l'ennemi de la patrie. Et vous avez osé déclamer contre moi devant ces Pères conscrits par lesquels nous avons été déclarés, moi, le sauveur, vous, l'ennemi de la république! Si l'on a cessé pour un temps de rappeler votre forfait, le souvenir n'en est point effacé : tant qu'il existera des hommes, tant que vivra le nom du peuple romain (et il vivra éternellement, si vous n'y mettez obstacle), on parlera de votre funeste opposition. Qu'y avait-il de passionné et d'irréfléchi dans la conduite du sénat, lorsque vous seul, vous jeune homme, vous empêchiez cet ordre tout entier de prendre des mesures pour le salut de la république, et que vous teniez cette conduite, non pas une fois, mais constamment; lorsque vous ne vouliez vous soumettre en rien à l'autorité de ce sénat? Et cependant, que demandait-on de vous, si ce n'est de ne pas vouloir entièrement détruire et renverser la république? Lorsque enfin ni les premiers citoyens par leurs instances, ni les vieillards par leurs avertissements, ni tout le sénat par ses délibérations, n'eurent pu vous faire abandonner une détermination vendue et livrée par vous, ce fut alors que, lassé de tant d'efforts impuissants, on se vit réduit à vous frapper d'un coup rarement appliqué à d'autres avant vous, mais dont personne ne s'était relevé. Le sénat arma contre vous les consuls, les chefs militaires et toutes les autorités; et vous eussiez succombé, si vous ne vous fussiez mis sous la protection des armes de César.

XXII. C'est vous, oui, c'est vous, M. Antoine, qui alors que C. César ne demandait qu'un bouleversement général, lui avez fourni un prétexte pour faire la guerre à sa patrie. Que disait-il autre chose, quelle raison apportait-il de sa résolution et de son entreprise insensée, sinon qu'on avait méprisé votre opposition. que les droits du tribunat étaient anéantis, et l'autorité d'Antoine contrariée par le sénat? Je n'examine point combien ces prétextes étaient futiles, combien ils étaient faux, d'autant plus que nul motif ne peut jamais autoriser personne à prendre les armes contre sa patrie. Mais je n'ai point à parler ici de César. Et vous êtes certainement forcé d'avouer que la cause d'une guerre si funeste a résidé en votre personne. Malheureux si vous comprenez, plus malheureux encore si vous ne comprenez pas, qu'il sera consigné dans l'histoire, gravé dans la mémoire des hommes, et transmis au souvenir de la postérité la plus reculée, que les consuls furent chassés de l'Italie et avec eux Cn. Pompée, l'honneur et la gloire de la république; que tous les consulaires à qui leur santé permit d'accompagner leur fuite et leur désastre ; que les préteurs, anciens et nouveaux, les tribuns du peuple, la plus grande partie du sénat, toute la jeunesse, qu'en un mot la république tout entière fut proscrite et bannie de ses foyers! Comme dans la semence est le principe des arbres et des plantes, de même vous fûtes la semence de cette guerre déplorable. Vous pleurez, Pères conscrits, la perte de trois armées romaines, c'est Antoine qui les a fait périr. Vous regrettez les plus illustres citoyens, c'est Antoine qui vous les a ravis. L'autorité de cet ordre a été foulée aux pieds, c'est Antoine qui l'a anéantie. Tous les maux que nous avons vus depuis, et quels maux, grands dieux ! il faut, si nous voulons raisonner avec justesse, les imputer au seul Antoine. Ce que fut Hélène pour les Troyens, il a été pour la république une cause de guerre, une source de désastres et de mort. Le reste de son tribunat répondit au commencement ; il fit tout ce que le sénat avait jugé ne pouvoir être fait sans amener la ruine de la république. Mais voyez à quel point, dans le crime même, il s'est montré criminel.

XXIII. Il a rendu une foule d'infortunés à leur patrie, sans faire mention de son oncle. S'il ne fut que sévère à son égard, pourquoi ne le fut-il pas envers tous? S'il a été miséricordieux, pourquoi pas envers ses proches? Mais je ne parle pas des autres. Il a rappelé Licinius Denticula, condamné comme joueur, et son compagnon de jeu : comme si, en apparence, il se fût fait un scrupule de jouer avec un condamné, mais en réalité parce qu'il voulait, par le prix de cette faveur, s'acquitter de ce que lui-même avait perdu au jeu. Quelles raisons avez-vous apportées au peuple romain de la nécessité de rappeler Licinius? Serait-ce parce qu'il aurait été accusé en son absence, condamné sans être entendu? parce qu'il n'existait point de tribunal établi par la loi contre les jeux de hasard? parce qu'il aurait été opprimé par la force et par les armes, ou enfin, comme on le disait de votre oncle, que les juges auraient été vendus? Rien de tout cela; mais, disiez-vous, c'est un homme vertueux et digne de la république. Ceci est étranger au procès; cependant, je le dis, puisque, selon vous, ce n'est rien que d'avoir subi une condamnation, s'il en était ainsi, je vous excuserais; mais un homme des plus pervers, qui osait jusqu'au milieu du Forum, se livrer au jeu, et qui, en vertu de la loi sur les jeux de hasard, a été condamné, le réhabiliter dans tous ses droits, n'est-ce pas là déclarer de la manière la plus formelle votre passion pour le jeu? Dans le cours de ce même tribunal, lorsque César, partant pour l'Espagne, eut abandonné l'Italie à la discrétion de cet oppresseur, quelles furent la marche de ce dernier à travers les routes et ses visites aux villes municipales? Je sais que je vais tomber sur des faits cent fois répétés dans tous les entretiens; je sais que tout ce que je vous dis et tout ce que je vous dirai est mieux connu de ceux qui étaient alors en Italie que de moi qui n'y étais pas. Je vais pourtant rappeler chacun de ces attentats, quoique tout ce que j'en dirai ne puisse rien ajouter à ce que vous savez : car est-il quelque endroit de la terre où l'on n'ait entendu parler de tant de crimes, de tant de turpitudes, de tant d'infamies?

XXIV. On voyait porté sur un char gaulois un tribun du peuple; des licteurs couronnés de lauriers le précédaient ; au milieu d'eux, dans une litière ouverte. trônait une comédienne. Les magistrats municipaux des cités, hommes honnêtes, obligés d'aller à sa rencontre, ne l'appelaient pas de son nom si connu au théâtre, ils la saluaient du nom de Volumnie. Venait ensuite un chariot rempli d'hommes infâmes, ses compagnons de débauches. Rejetée au dernier rang, sa mère suivait la maîtresse de ce fils irnpudique, qui semblait être sa bru. 0 d'une mère malheureuse déplorable fécondité! Ce scandaleux cortège, par toutes les villes municipales, les préfectures, les colonies, par toute l'Italie enfin, Antoine l'a effrontément promené! De ses autres actions, Pères conscrits, la censure n'est pas sans difficulté, ni même sans périls. Il prit une grande part à la guerre, et s'enivra du sang de citoyens bien peu semblables à lui. Il fut heureux, si dans le crime il peut y avoir quelque bonheur. Mais, comme je ne veux rien dire qui puisse blesser les vétérans, dont toutefois la cause n'a rien de commun avec la vôtre, - car ils n'ont fait que suivre leur chef, et vous, vous l'avez été chercher,- cependant, pour que vous n'excitiez point leur haine contre moi, je ne dirai rien de cette guerre. Vainqueur, vous revîntes de la Thessalie à Brindes avec les légions. Vous ne m'y fîtes point périr : ce fut un grand bienfait ! car j'avoue que vous l'auriez pu ; quoiqu'il n'y eût aucun de ceux qui étaient avec vous qui ne fût d'avis de m'épargner. En effet, l'amour de la patrie est si fort, que j'étais quelque chose de sacré, même pour vos légions, qui se ressouvenaient que je l'avais sauvée. Mais supposons que vous m'ayez donné ce que vous ne m'avez point ôté, et que je vous doive la vie, parce que vous ne me l'avez point arrachée ; m'a-t-il été permis, grâce à vos outrages, de regarder cette faveur du même oeil que je la regardais alors, surtout lorsque vous pouviez prévoir qu'il vous faudrait entendre un jour ce que je vais vous dire?

XXV. Vous revîntes à Brindes pour y retrouver les charmes et les embrassements de votre chère comédienne. Eh quoi! mentirais-je? Qu'il est malheureux de ne pouvoir nier ce qu'il est honteux d'avouer! Si les magistrats des municipes ne vous inspiraient aucune pudeur, en devait-il être de même à l'égard d'une armée de vétérans? Quel soldat n'a pas vu cette femme à Brindes, n'a pas su quelle avait fait une si longue route pour venir vous féliciter, et n'a pas senti une vive douleur de connaître si tard quel homme infâme il avait suivi? Après cela, nouvelles courses par toute l'Italie, toujours accompagné de cette même comédienne. Dans les villes, établissement de soldats oppressif et ruineux. A Rome, l'or, l'argent, et surtout le vin, honteusement mis au pillage. Il arriva cependant qu'à l'insu de César, alors à Alexandrie, mais par la protection des amis de celui-ci, Antoine fut nommé maître de la cavalerie. De ce moment, il se crut en droit de vivre publiquement avec Hippia, et de livrer les chevaux du fisc au mime Sergius. Il avait alors choisi pour demeure, non la maison qu'aujourd'hui sa présence déshonore, mais celle de M. Pison. Qu'ai-je besoin de rappeler ses décrets, ses rapines, les successions qu'il s'est fait donner, celles qu'il a violemment usurpées? L'indigence l'y forçait; il ne savait où donner de la tête. L'immense héritage de. L. Rubrius et celui de L. Turselius ne lui étaient pas encore échus. Il ne s'était pas encore fait l'héritier inattendu de Cn. Pompée et de tant d'autres qui étaient absents. Il lui fallait vivre à la manière des larrons, et n'avoir que ce qu'il pouvait dérober. Mais laissons là ces crimes qui annoncent du moins de la vigueur dans le mal; parlons plutôt d'un genre de dépravation qui dénote chez lui l'avilissement du caractère. Vous, Antoine, avec cette voix si forte, cette large poitrine, et toute cette encolure de gladiateur, vous aviez pris tant de vin aux noces d'Hippia, que vous avez été forcé, le lendemain, de vomir en présence du peuple romain! 0 scandale dont on ne peut supporter la vue ni le récit! Si c'était à table, au milieu de ces énormes coupes dont vous faites usage, que cela vous fût arrivé, qui ne le regarderait comme une chose honteuse? Mais dans l'assemblée du peuple romain, dans l'exercice de fonctions publiques, un maître de la cavalerie, qui devrait avoir honte même de pousser un hoquet, lui vomir, lui souiller d'aliments sentant le vin ses vêtements et tout le tribunal! Au reste, il avoue lui-même que c'est une de ses infamies. Venons-en aux actions qui sont sa gloire.

XXVI. César revint enfin d'Alexandrie, heureux à ce qu'il croyait; mais, à mon avis, nul ne peut l'être au détriment de sa patrie. La pique fut dressée devant le temple de Jupiter Stator. Les biens de Cn. Pompée (malheureux que je suis! mes yeux n'ont plus de larmes; mais la douleur vivra toujours dans mon âme); oui, les biens du grand Cn. Pompée furent mis à l'encan par la voix sinistre d'un crieur public. Pour cette fois, Rome, oubliant son esclavage, se permit de gémir; et, quoique toutes les âmes fussent asservies, que tout fût comprimé par la terreur, les gémissements du peuple romain éclatèrent librement. Au milieu de l'attente où chacun était de voir quel homme serait assez fou, assez impie, assez ennemi des dieux et des hommes pour prendre part à cette exécrable enchère, personne ne s'est présenté, hors le seul Antoine. Bien qu'il y eût, autour de cette pique infâme, une foule d'hommes prêts à oser tout autre crime, lui seul s'est trouvé qui osât faire ce qui avait effrayé et fait reculer l'audace de tous les autres. Quel aveuglement ou plutôt quelle démence s'était emparée de vous, pour ne pas comprendre que, malgré votre rapacité naturelle, vous ne pouviez vous rendre adjudicataire des confiscations publiques, surtout des biens de Pompée, sans attirer sur vous la haine, l'exécration du peuple romain, et la vengeance de tous les dieux et de tous les hommes dans le présent et dans l'avenir? Mais avec quelle insolence ce monstre affamé a fait irruption sur les biens d'un grand homme dont la valeur rendait le nom de Rome plus redoutable aux nations étrangères, en même temps que sa justice l'en faisait chérir.

XXVII. Dès qu'il eut englouti les biens de ce grand homme, il se livra à tous les excès de la joie, en vrai personnage de comédie, qui passe brusquement de la misère à l'opulence. Mais, comme a dit je ne sais quel poète : "Bien mal acquis tourne toujours à mal". C'est un fait incroyable et qui tient du prodige, qu'il ait pu dissiper tant de richesses, je ne dis pas en si peu de mois, mais en si peu de jours. Immense quantité de vin, service des plus complets de bonne argenterie, étoffes précieuses, ameublements nombreux et magnifiques, en un mot, tout ce qui constitue le mobilier, je ne dis pas d'un ami du luxe, mais d'un homme opulent, en quelques jours tout avait. disparu. Quelle Charybde aussi vorace? que dis-je? Charybde, si elle a existé, n'était qu'un seul monstre. Certes, l'Océan pourrait à peine engloutir aussi rapidement tant de richesses éparses en des lieux si divers. Rien n'était ni fermé, ni scellé, ni enregistré. Les celliers entiers étaient livrés à des misérables; les comédiens enlevaient une chose, les comédiennes une autre. La maison était remplie de joueurs, elle regorgeait de gens ivres. Des jours entiers se passaient à boire, et cela dans plusieurs lieux à la fois. Souvent même on y remplaçait les pertes d'Antoine au jeu par des effets précieux; car il n'est pas toujours en veine. Vous eussiez vu les tapis de pourpre de Cn. Pommée couvrir les lits dans les loges des esclaves. Cessez donc de vous étonner que tant d'effets précieux aient été si promptement dissipés. Non seulement le patrimoine d'un seul homme, quelque riche qu'il fût, comme l'était celui de Pompée; mais jusqu'à des villes et des royaumes entiers auraient pu être promptement dévorés par une dilapidation si effrénée. Et les bâtiments et les jardins! 0 comble d'impudence! Vous avez osé même entrer dans la maison de Pompée, franchir ce seuil vénérable, offrir aux pénates de ce palais votre aspect impur ! Une maison que personne ne pouvait regarder, devant laquelle personne ne pouvait. passer sans verser des larmes, vous ne rougissez pas d'y séjourner depuis si longtemps! Cette habitation, quelle que soit votre absence de raison, n'a pourtant rien qui puisse vous en rendre le séjour agréable.

XXVIII. Eh quoi! à la vue de ce vestibule décoré d'éperons de vaisseaux et de dépouilles ennemies, croyez-vous entrer dans votre maison? Cela ne se peut. Tout dépourvu que vous êtes de sens et d'âme, vous connaissez pourtant, vous, vos actes et vos complices. Non, je ne saurais croire que, soit dans la veille, soit dans le sommeil, vous puissiez jamais retrouver le calme de votre esprit. Il faut, quels que soient vos emportements et vos fureurs, que lorsque se présente à vous l'image de ce grand homme, la terreur vous arrache au sommeil, le délire s'empare de vous lors même que vous ne dormez pas. Pour moi, les murs eux-mêmes et les toits excitent ma pitié. En effet, qu'avait jamais vu cette maison qui ne fût chaste, qui ne fût conforme aux bonnes moeurs et aux principes de la sagesse la plus pure? Ce grand homme, vous le savez, Pères conscrits, si illustre au dehors, fut aussi admirable dans son intérieur; et il ne fut pas moins digne d'estime comme particulier que comme homme public. Et dans une telle habitation, chaque chambre à coucher est un lieu de prostitution, chaque salle à manger, un cabaret! il dit que cela n'est plus : daignez, oui, daignez l'en croire. Il s'est fait homme de bien : il a signifié à sa comédienne de reprendre ses effets, aux termes de la loi des Douze-Tables : il lui a ôté les clefs, il l'a mise dehors. Quel citoyen respectable, qu'il est digne d'éloges ! l'action la plus honnête de sa vie est son divorce avec une comédienne! Avec quelle affectation il répète sans cesse : "Moi, consul, et Antoine"; c'est-à-dire moi, consul, et très impudique; moi, consul, et le plus dépravé des hommes : car Antoine est-il autre chose? Or, si quelque idée de dignité s'attachait à ce nain, votre aïeul, je pense, aurait dit quelquefois : "Moi, consul, et Antoine". Il ne l'a jamais dit. Autant en aurait dit votre oncle, mon collègue. Peut-être prétendez-vous être le seul Antoine. Mais enfin je vous passe ces peccadilles qui n'ont aucun rapport avec les méfaits par lesquels vous avez causé le malheur de la république. Je reviens à ce qui vous appartient en propre, c'est-à-dire à la guerre civile, dont la naissance, les préparatifs et l'entreprise sont votre ouvrage.

XXIX. Et cette guerre encore, votre lâcheté et vos débauches vous l'ont fait déserter. Vous aviez goûté du sang des citoyens, ou plutôt vous vous en étiez abreuvé. A Pharsale, vous marchiez devant les drapeaux ; vous avez tué L. Domitius, citoyen illustre et par sa noblesse et par lui-même. Un grand nombre d'infortunés, échappés du combat, auxquels César aurait peut-être laissé la vie, comme il l'a fait à plusieurs autres, avaient été inhumainement poursuivis et égorgés par vous. Après tant d'exploits si glorieux, pourquoi ne pas avoir suivi César en Afrique, surtout lorsqu'il restait tant à faire pour terminer la guerre? Aussi quelle place avez-vous eue dans la faveur de César, à son retour d'Afrique? Dans quelle catégorie fûtes-vous placé? Vous, son questeur, lorsqu'il fut général; son maître de la cavalerie, lorsqu'il fut dictateur; vous, le promoteur de la guerre, l'instigateur de ses cruautés, l'associé de ses brigandages, et, comme vous le disiez vous-même, son fils, par son testament; vous fûtes par lui cité en justice pour l'argent que vous deviez comme acheteur de la maison, des jardins et des meubles de Pompée. Vous fîtes d'abord une réponse pleine de fierté, et je dirai même, pour ne point paraître parler toujours contre vous, une réponse assez juste et assez raisonnable : "C. César veut de l'argent de moi : pourquoi plutôt que moi de lui ? A-t-il vaincu sans moi? Il ne l'aurait pu. C'est moi qui lui ai fourni un prétexte pour ta guerre civile; c'est moi qui ai proposé des lois funestes; moi qui, contre les consuls et les généraux de la république, contre le sénat et le peuple romain, contre les dieux de la patrie, contre nos autels, nos foyers, contre la république elle-même lui ai donné des armes. N'a-t-il donc vaincu que pour lui seul? Pour ceux entre qui le crime est commun, pourquoi le butin ne le serait-il pas?" Votre réclamation était juste; mais à quoi bon? Il était le plus fort. Aussi, sans tenir compte de vos discours, il envoya des soldats chez vous et chez vos cautions; lorsque tout à coup fut par vous présenté cet inventaire magnifique. Quelle fut la risée générale quand on vit que l'inventaire était si étendu, qu'il faisait mention de propriétés si nombreuses et si diverses, parmi lesquelles, excepté une portion de la terre de Misènes, il n'y avait rien que le vendeur pût dire être à lui? Cependant la vente offrait un tableau digne de compassion : des vêtements de Pompée, en petit nombre, et encore tout tachés; quelques vases d'argent bosselés, des esclaves dégoûtants; en sorte que nous regrettions qu'il existât encore quelque chose de ces débris que nous pussions reconnaître. Cependant les héritiers de L. Rubrius, appuyés d'un décret de César, empêchèrent cette vente. Le fripon demeurait confondu; il ne savait à quel expédient, recourir. De plus, on disait alors que, dans la demeure de César, un assassin, aposté par Antoine, avait été saisi avec un poignard : sur ce fait César, vous apostrophant avec chaleur en plein sénat, se plaignit ouvertement. César part pour l'Espagne, après vous avoir, à cause de votre détresse, accordé un délai de quelques jours pour payer. Vous ne le suivez pas même cette fois. Un si bon gladiateur a-t-il pu prendre sitôt sa retraite?

XXX. Qui donc pourrait redouter un homme qui a montré si peu de courage pour son parti, c'est-à-dire pour sa fortune? II partit enfin, après bien des retards, pour l'Espagne; mais il n'y put, dit-il, pénétrer avec sûreté. Comment se fait-il que Dolabella l'ait pu? Il fallait, Antoine, ou ne pas embrasser une telle cause, ou, après l'avoir embrassée, la défendre jusqu'à la fin. Trois fois César en est venu aux mains avec ses concitoyens : en Thessalie, en Afrique, eu Espagne. A toutes ces batailles, Dolabella prit part ; en Espagne, il reçut même une blessure. Si vous me demandez, à cet égard, mon opinion, je voudrais qu'il n'eût pas adopté cette cause; mais si, dans son principe, il a pris le mauvais parti, on doit louer sa constance à le soutenir. Mais vous, qui êtes-vous? Les fils de Cn. Pompée redemandaient d'abord leur patrie. Je veux que cette prétention ait été dans l'intérêt général de leur parti; mais ils redemandaient en outre leurs dieux, leurs autels, leurs foyers, leurs pénates domestiques envahis par vous. Ces biens, qu'ils revendiquaient par les armes, ils en étaient par les lois propriétaires : et si, dans une extrême injustice, il pouvait se trouver quelque ombre d'équité, à qui convenait-il le mieux de combattre les fils de Cn. Pompée? A qui? A vous, à l'adjudicataire de leurs biens. Et pendant qu'à Narbonne vous vomissiez sur les tables de vos hôtes, fallait-il donc que Dolabella combattit pour vous en Espagne? Mais quel fut ce retour de Narbonne? Et cependant il demandait pourquoi, moi, j'étais revenu si subitement de mon voyage. Je vous ai dernièrement exposé, Pères conscrits, la cause de mon retour. Je voulais, s'il était possible, même avant les calendes de janvier, être utile à la république. Quant à ce que vous demandiez la manière dont j'étais revenu, d'abord ce fut en plein jour et non dans les ténèbres. Ensuite je portais la sandale et la toge romaines, et non point la chaussure ni la casaque gauloises. Cependant vous me regardez, et même, à ce qu'il me semble, avec colère. Ah ! qu'indubitablement vous me pardonneriez, si vous saviez à quel point je rougis pour vous de cette dépravation, dont vous ne rougissez pas vous-même! De toutes les bassesses qui puissent se commettre, je n'en ai jamais ni vu ni entendu raconter de plus infâmes. Vous, maître de la cavalerie, dans votre opinion du moins, qui demandiez ou plutôt qui mendiiez le consulat pour l'année suivante, vous avez parcouru en chaussure et en casaque gauloises les municipes et les colonies de cette même Gaule à laquelle nous demandions le consulat, alors qu'on le demandait et qu'on ne le mendiait pas.

XXXI. Mais voyez la légèreté de cet homme. Arrivé, à peu prés vers la dixième heure du jour, aux Roches-Rouges, il alla se cacher dans mi misérable cabaret, où, se dérobant à tous les regards, il but jusqu'au soir. De là, rapidement transporté à Rome dans une voiture légère, il se rendit chez lui la tête enveloppée. « Qui êtes-vous? » dit le portier. « Un courrier de Marc-Antoine. Aussitôt il est conduit vers celle qui était l'objet de son voyage, et il lui remet une lettre. Elle la lit en pleurant : car le langage en était fort tendre, puisqu'elle portait en substance qu'Antoine n'aurait plus aucune relation avec sa comédienne; qu'il lui avait retiré toute son affection pour la reporter sur sa femme. Comme celle-ci redoublait ses larmes, cet homme sensible ne peut se contenir plus longtemps; il ôte son voile, et se jette à son cou. Le misérable! de quel autre mot me servir? je n'en puis trouver qui lui convienne davantage. Ainsi donc, pour faire le galant, pour causer une surprise à sa femme, il répandit la terreur dans Rome durant toute une nuit, et alarma l'Italie pendant plusieurs jours! Mais enfin c'était un motif d'amourette qui l'appelait dans sa maison; dehors, c'était un motif encore plus honteux : c'était la crainte que L. Plancus ne vendit les biens de ses cautions. Mais lorsque, produit dans l'assemblée par un tribun, vous eûtes répondu que vous étiez venu pour mettre ordre à vos affaires, vous devîntes pour le peuple même un objet de railleries.

XXXII. C'est trop m'arrêter à des bagatelles ; passons à des sujets plus graves. Quand César revint d'Espagne, vous allâtes très loin au-devant de lui. Vous allâtes et revîntes rapidement, afin de lui faire reconnaître que si vous n'êtes pas très brave, du moins vous êtes très diligent. Vous rentrâtes bientôt, je ne sais par quels moyens, dans son intimité. C'était chez César un principe de conduite : connaissait-il un homme pour être tout à la fois perdu de dettes et réduit à la misère, pervers et audacieux, il s'empressait de l'admettre dans son intimité. Sous tous ces rapports plus que suffisamment recommandé, vous fûtes, par ses ordres, nommé consul, et même avec lui. Je ne me plains point de Dolabella, qui fut alors séduit, mis en avant et joué. Qui ne sait combien, en cette occasion, vous avez été, César et vous, perfides envers Dolabella? César l'engagea à se mettre sur les rangs, et après lui avoir promis le consulat, il s'en investit lui-même, et vous souscrivîtes bien volontiers à cette trahison. Arrivent les calendes de janvier. Nous sommes assemblés au sénat. Dolabella invectiva contre Antoine, avec plus de chaleur, de véhémence que je ne le fais en ce moment. Quelle absurde réponse, grands dieux, vous suggéra la colère! César ayant annoncé qu'avant de partir il ordonnerait que Dolabella fût consul (car cet homme, qu'ils prétendent n'avoir pas été roi, agissait et parlait toujours en donnant des ordres), César ayant donc notifié sa volonté, cet excellent augure prit la parole, et dit que le sacerdoce dont il était revêtu lui donnait le pouvoir d'empêcher ou d'annuler les comices par les auspices. Il déclara qu'il userait de son droit. D'après ce discours, vous pouvez juger tout d'abord de l'incroyable stupidité de cet homme. Quoi donc? ce que, par le droit de votre sacerdoce, vous avez dit pouvoir faire, ne l'auriez-vous pu faire sans être augure, en votre qualité de consul? Considérez que vous l'auriez fait plus facilement : car nous autres augures nous n'avons que le droit d'annoncer les auspices: les consuls et les autres magistrats ont de plus celui d'observer. Supposons qu'en cette circonstance il ait agi par ignorance; car peut-on exiger quelque science dans un homme qui n'est jamais à jeun? Mais voyez son impudence. Plusieurs mois auparavant, il avait dit en plein sénat que les comices pour l'élection de Dolabella, il les empêcherait par les auspices, et qu'il ferait ce qu'il a en effet exécuté. Or, qui peut deviner ce qu'il y a de défectueux dans les auspices, s'il ne s'est appliqué à observer le ciel? C'est ce que les lois ne permettent pas de faire pendant les comices : et, lorsqu'on les a observés, non durant les comices, mais avant leur tenue, on est obligé de les annoncer tels qu'ils sont. Mais il y a ici complication d'ignorance et d'impudence : il ne connaît pas les devoirs d'un augure, il ne remplit pas ceux d'un honnête homme. Depuis ce jour-là, rappelez-vous quel fut son consulat jusqu'aux ides de mars. Quel appariteur fut jamais si rampant et si abject? Ne pouvant rien par lui-même, il ne faisait que supplier; plongeant la tête derrière la litière de son collègue, il mendiait des grâces pour les vendre.

XXXIII. Arrive enfin pour Dolabella le jour des comices, le tirage au sort de la centurie qui doit voter la première : Antoine se tient en repos. Le résultat du vote est annoncé : il ne dit mot. La première classe est appelée, le résultat est encore annoncé. Ensuite, selon la coutume, la seconde classe est appelée à son tour à donner ses suffrages; tout cela fut fait en moins de temps que je n'en ai mis à vous le dire. L'affaire terminée, ce sage augure (vous auriez dit Lélius), "A un autre jour", dit-il. 0 impudence sans exemple! Qu'aviez-vous vu? qu'aviez-vous remarqué? qu'aviez-vous entendu? car vous n'avez point dit avoir observé le ciel, vous ne le dites pas non plus aujourd'hui. Il n'y a donc eu d'autre empêchement que celui qu'aux calendes de janvier vous aviez déjà prévu, et si bien prédit d'avance. Ainsi donc, comme je l'espère, plutôt pour votre grand malheur que pour celui de la patrie, vous avez fait mentir les auspices; vous avez mal à propos lié le peuple romain par des craintes religieuses ; augure, c'est à un augure; consul, c'est à un consul, que vous avez annoncé de mauvais présages. Je n'en veux pas dire davantage, pour qu'on ne me suppose point l'intention d'annuler les actes de Dolabella : il faudra bien pourtant qu'ils soient déférés quelque jour à notre collège. Mais connaissez l'arrogance et l'insolence du personnage. Tant que vous le voudrez, Dolabella ne sera pas valablement consul, et lorsqu'il vous plaira de vouloir le contraire, son élection aura eu lieu sous de favorables auspices. Si aucun sens n'est contenu dans ces mots que prononce l'augure, tels que vous les avez prononcés, avouez que quand vous avez dit : "A un autre jour", vous n'étiez point à jeun. Mais si ces paroles ont quelque sens, quel est-il ? Augure moi-même, je fais cette question à un collègue. Cependant de peur que, parmi tant de belles actions d'Antoine, je ne passe sous silence, dans ce discours, la plus glorieuse de toutes, venons à la fête des Lupercales.

XXXIV. Il ne dissimule plus, Pères conscrits, son trouble est manifeste; il sue, il pâlit. Qu'il fasse ce qu'il voudra, pourvu qu'il ne lui prenne pas de nausées, comme cela lui est arrivé sous le portique de Minutius. Quelle peut être la défense d'une telle infamie? Je suis curieux de l'entendre, afin d'apprendre comment son maître d'éloquence a mérité ce beau domaine sur le territoire des Léontins. Votre collègue était sur la tribune, vêtu de la toge bordée de pourpre, assis sur une chaise d'or, la tête couronnée de lauriers; vous montez, vous vous approchez de son siège (or, quoique Luperque, vous auriez dû vous souvenir que vous étiez consul), vous montrez un diadème; un gémissement éclate dans toute la place publique. D'où teniez-vous ce diadème? Vous ne l'aviez pas ramassé par hasard, vous l'aviez apporté de chez vous; le crime était prémédité, réfléchi. Vous le posiez sur la tête de César, au milieu des sanglots du peuple; César le rejetait au bruit des applaudissements. Il ne s'est donc trouvé que vous, scélérat, qui, proposant la royauté, ayez voulu avoir pour maître celui que vous aviez pour collègue, et faire l'essai de ce que le peuple romain pourrait supporter et souffrir. Vous cherchiez même à émouvoir la sensibilité de César; suppliant, vous embrassiez ses genoux, lui demandant : quoi? d'être son esclave? Que vous ayez fait cette demande pour vous seul, vous qui avez été dès l'enfance habitué à tout souffrir, et façonné pour la servitude; mais ce n'était certainement ni du sénat ni du peuple que vous en aviez reçu la mission. Oh ! quel effet produisit votre éloquence, lorsque, tout nu, vous haranguâtes le peuple! Quoi de plus honteux, de plus horrible, de plus digne de tous les supplices? Attendez-vous que je vous perce de traits aigus? Et ici, pour peu que vous n'ayez pas perdu tout sentiment, mes paroles vous déchirent et vous mettent en sang. Je crains de porter atteinte à la gloire de ces grands hommes; cependant je le dirai, excité que je suis par la douleur. Quoi de plus indigne que de laisser vivre celui qui posa le diadème, tandis que celui qui l'a rejeté a, selon l'opinion de tous, été justement mis à mort? Bien plus, Antoine ordonna qu'on inscrivit dans les fastes, au jour des Lupercales, qu'à C. César, dictateur perpétuel, M. Antoine, consul, a, par la volonté du peuple, déféré la royauté: et que César ne l'a pas acceptée. Ah! je ne m'étonne plus aujourd'hui que le repos soit pour vous un état de trouble; que non seulement Rome, mais aussi la lumière vous soit odieuse; que vous passiez avec les plus infâmes brigands, non seulement les jours, mais les nuits entières. Car, où pourrez-vous demeurer en paix? quel asile peuvent vous offrir les lois et les tribunaux que vous avez anéantis, autant qu'il était en vous, par la domination royale? L. Tarquin a-t-il été chassé, Sp. Cassius, Melius, M. Manlius ont-il été punis de mort, afin que, plusieurs siècles après M. Antoine, au mépris de tout ce qu'il y a de sacré, vint établir un roi dans Rome? Mais revenons aux auspices.

XXXV. Quant aux affaires que César devait mettre en délibération dans le sénat aux ides de mars, je vous demande ce que vous auriez fait alors. En effet, j'entendais dire que vous y étiez venu tout préparé, parce que vous pensiez que je parlerais de ces auspices supposés, auxquels cependant nous étions contraints d'obéir. Ce jour-là, la fortune du peuple romain fit tomber cette discussion. La mort de César fit-elle tomber de même votre jugement sur les auspices? Mais me voici arrivé à des temps dont je dois vous entretenir avant de poursuivre les détails dans lesquels j'étais entré dès le début de ce discours. Quelle fut votre fuite? quelle fut votre épouvante dans ce jour à jamais célèbre? quel désespoir ne vous causait point la conscience de vos crimes, lorsque, après cette fuite, par le bienfait de ceux qui, espérant que vous seriez plus sage, daignèrent vous sauver la vie, vous vous retirâtes en secret dans votre maison? O inutilité de mes prédictions toujours justifiées par l'événement ! Je disais dans le Capitole à nos libérateurs, lorsqu'ils voulurent me charger d'aller vous trouver pour vous exciter à prendre la défense de la république; je leur disais que vous promettriez tout, tant que la crainte vous dominerait, et qu'aussitôt que vous cesseriez d'appréhender, vous redeviendriez semblable à vous-même. C'est pourquoi, pendant que les autres consulaires allaient et venaient, je persistai dans mon sentiment; je ne vous vis ni ce jour-là, ni le lendemain; je n'ai pas même cru que les plus excellents citoyens pussent, par quelque traité que ce fût, former aucune société avec l'ennemi le plus funeste. Trois jours après, je me suis rendu dans le temple de Tellus, et. bien contre mon gré, dés que je vis des gens armés en occuper toutes les issues. Que ce jour fut beau pour vous, M. Antoine! Quoique vous soyez devenu tout à coup mon ennemi, j'ai cependant compassion de vous, en voyant que vous vous êtes porté envie à vous-même.

XXXVI. Dieux immortels! quel homme êtes-vous, et combien auriez-vous été recommandable, si vous aviez pu persévérer dans les mêmes sentiments ! Nous aurions la paix; un illustre enfant, le petit fils de M. Bambalion, en était l'otage. Mais la crainte seule vous faisait homme de bien, et les leçons d'un tel maître furent bientôt oubliées: vous êtes redevenu méchant grâce à cette audace qui, dès que la crainte s'éloigne, ne vous quitte pas. En effet, dans le temps que chacun, moi pourtant excepté, vous prenait pour le meilleur citoyen, vous présidâtes en exécrable scélérat aux funérailles de César, si l'on peut appeler funérailles de pareilles scènes. Vous prononçâtes alors cette oraison funèbre si brillante, ces lamentations si touchantes, ces exhortations si éloquentes. C'est vous, vous dis-je, qui allumâtes toutes les torches : et celles par lesquelles le corps de César fut à demi brûlé, et celles qui embrasèrent la maison de L. Bellienus. C'est vous qui déchaînâtes sur nos maisons les violences de ces scélérats, la plupart esclaves, que repoussèrent nos efforts et nos armes. Vous, cependant, après avoir secoué la fumée de ces incendies, vous rendîtes les jours suivants dans le Capitole de mémorables sénatus-consultes, portant qu'après les ides de mars, aucune immunité, aucune grâce ne pourrait être affichée. Vous vous souvenez sans doute de ce que vous fîtes au sujet des exilés; vous savez aussi ce que vous dites alors des exemptions. Mais ce que vous fîtes de mieux, c'est d'avoir délivré à jamais la république du nom de la dictature. Vous paraissiez même alors, par cette action, avoir conçu une telle aversion pour la royauté, que vous dissipâtes toutes les alarmes occasionnées par la domination du précédent dictateur. La république paraissait aux autres rétablie, mais non pas à moi, qui, sous un pilote tel que vous, redoutais toutes sortes de naufrages. M'a-t-il donc trompé? ou a-t-il pu être plus longtemps différent de lui-même? A vos yeux des affiches étaient apposées sur tous les murs du Capitole. Non seulement les immunités se vendaient à des particuliers, mais encore à des peuples entiers. Le droit de cité se donnait, je ne dis pas individuellement, mais en masse, à des provinces : c'est à tel point que si on laisse s'établir ces abus, qui ne peuvent subsister avec la république, des provinces entières, Pères conscrits, seront perdues pour vous. Ce ne sont pas seulement les revenus, c'est l'empire du peuple romain qui se trouve amoindri par les marchés particuliers d'Antoine.

XXXVII. Où sont les sept cent millions de sesterces ostensiblement inscrits sur les registres déposés dans le temple de Cybèle? argent funeste, car il venait du crime, mais qui, cependant, puisqu'on ne le rendait pas à ceux à qui il appartenait, aurait pu nous affranchir des taxes. Les quarante millions de sesterces que vous deviez aux ides de mars, comment avez-vous cessé de les devoir aux calendes d'avril? Il y avait, sans doute, une infinité de choses que différents particuliers achetaient, et vous ne l'ignoriez pas. Mais seul entre tous les autres est à remarquer le fameux décret en faveur du roi Dejotarus, grand ami du peuple romain; il fut affiché dans le Capitole. Quand il fut promulgué, il n'y eut personne qui, au milieu même de sa douleur, pût s'empêcher de rire. Peut-on jamais haïr quelqu'un plus que César ne haïssait Dejotarus? Il le haïssait autant qu'il haïssait le sénat, l'ordre des chevaliers, les Marseillais et tous ceux qu'il savait affectionnés à la république. Ce roi donc, qui, présent comme absent, n'a jamais obtenu aucune justice de César pendant sa vie, est rentré en faveur après sa mort. César logé chez ce roi, son hôte lui avait fait des reproches, il en avait exigé des comptes, il l'avait forcé à donner de l'argent, il avait établi un des Grecs de sa suite dans la tétrarchie de ce prince, il lui avait ôté l'Arménie à lui donnée par le sénat. Vivant, il lui avait enlevé ses biens; mort, il les lui rendit. Mais en quels termes? Tantôt cette restitution lui parait juste, tantôt elle ne lui parait pas injuste. Merveilleuse association de mots ! J'ai toujours défendu Dejotarus pendant son absence ; mais, quelque demande que nous fissions pour ce prince, César n'a jamais dit que cela lui parût équitable. Cette obligation de dix millions de sesterces a, par ses députés, gens de probité, mais timides et peu habiles, été, sans notre avis, sans celui des autres hôtes du roi, souscrite dans le gynécée, appartement où il s'est vendu et où il se vend encore bien des choses. Que ferez-vous de ce billet? Je vous conseille d'y réfléchir; car ce roi, de lui-même, sans s'inquiéter des dispositions testamentaires de César, aussitôt qu'il eut appris sa mort, rentra dans la possession de ses provinces par la seule force de ses armes. Il savait, cet homme éclairé, que ce fut de tout temps un droit pour les citoyens spoliés de ressaisir, à la mort des tyrans, les biens que, les tyrans leur avaient ravis. Ainsi, nul jurisconsulte, pas même celui qui ne l'est que pour vous seul, et qui est votre conseil dans cette affaire, ne dit qu'il soit dû quelque chose, en vertu de cette obligation, sur des biens recouvrés avant qu'elle ait été souscrite. Car ce n'est pas de vous que Dejotarus a racheté son propre bien ; mais, avant que vous le lui revendissiez, il s'en était remis en possession. Il s'est montré un homme; pour nous nous sommes à mépriser, nous qui, haïssant l'auteur de tous ces actes, défendons son ouvrage.

XXXVIII. Que dirai-je de cette quantité infinie de mémoires, de ces signatures innombrables, dont il y a des contrefacteurs qui les débitent comme des programmes de gladiateurs? Ainsi s'est amassée chez lui une si grande quantité d'argent, que déjà, au lieu de le compter, on l'y pèse. Mais que la cupidité est aveugle! Dernièrement, on a affiché que les villes des Crétois les plus opulentes étaient affranchies d'impôts; il est également statué qu'après le proconsulat de M. Brutus, la Crète ne sera plus une province. Et vous êtes dans votre bon sens? et vous n'êtes point fou à lier? Est-ce que la Crète, en vertu d'un décret de César, pouvait, après le départ de M. Brutus, être affranchie, puisque, du vivant de César, Brutus n'était rien en Crète? Mais ce décret obtenu à prix d'argent, ne croyez pas qu'il soit sans effet : il vous a fait perdre la province de Crète. Enfin personne ne s'est présenté comme acheteur de quoi que ce soit, dont Antoine ne se soit fait le vendeur. Cette loi touchant les exilés, que vous avez affichée, César l'a-t-il portée? Je n'insulte au malheur de personne; je me plains seulement, d'abord, de ce qu'en les rappelant on ne les a pas distingués de citoyens dont César avait jugé la cause toute différente. Ensuite, je ne sais pourquoi vous n'avez pas accordé à tous la même grâce, car il - y en a que trois ou quatre qui n'aient pas été rappelés. Pourquoi ceux-ci, qui ont subi la même infortune, n'ont-ils pas également part à votre compassion? Pourquoi les mettez-vous au même rang que votre oncle, que vous n'avez pas voulu comprendre dans votre rapport avec les autres? Vous l'avez même excité à demander la censure, démarche qui, grâce à vous, a donné occasion aux moqueries et aux plaintes de tout le monde. Pourquoi n'avez-vous pas tenu ces comices? Est-ce parce qu'un tribun du peuple avait annoncé que le coup de tonnerre était parti du côté gauche? Lorsqu'il y va de votre intérêt, les auspices ne sont d'aucune considération pour vous. S'agit-il de ceux de vos parents, dès lors vous devenez scrupuleux. Quoi! n'avez-vous pas abandonné ce même oncle dans sa demande du septemvirat? C'est qu'il est survenu --- quoi? vous avez craint, je pense, de vous perdre si vous ne lui retiriez votre appui . Vous avez accablé de toutes sortes d'outrages celui que vous auriez dû révérer comme un père, pour peu que vous eussiez quelque sentiment de reconnaissance. Sa fille, votre cousine germaine, a été par vous répudiée pour un autre parti que vous aviez cherché et dont vous vous étiez assuré d'avance. Ce n'est pas assez : vous avez accusé d'adultère la femme la plus chaste. Que peut-on ajouter encore? Vous n'étiez cependant pas satisfait. Devant une des plus nombreuses assemblées du sénat, le jour des calendes de janvier, en présence de votre oncle qui y siégeait, vous avez osé dire que votre haine contre Dolabella avait pour motif la certitude où vous étiez qu'il avait sollicité d'adultère votre cousine, votre femme. Qui peut déceler s'il y a plus d'impudence à tenir ce discours en plein sénat, que de scélératesse à le tenir contre Dolabella; s'il est plus infâme de parler ainsi devant un père, qu'il n'est cruel de s'exprimer, sur le compte de cette infortunée, en termes si grossiers et si impies?

XXXIX. Mais revenons aux signatures : quelle vérification en aviez-vous faite? Il est vrai que les actes de César ont été, pour le bien de la paix, confirmés par le sénat; mais les actes de César seulement, et non pas ceux qu'Antoine lui aurait prêtés. D'où sortent-ils? par quel garant de leur authenticité sont-ils produits? S'ils sont faux, pourquoi les approuver? s'ils sont vrais, pourquoi en faire trafic? Mais il avait été convenu qu'à partir des calendes de juin, vous feriez, avec un conseil, l'examen des actes de César. Quel fut ce conseil? qui jamais y avez-vous appelé? quelles calendes de juin avez-vous attendues? Seraient-ce celles où, après avoir parcouru les colonies des vétérans, vous êtes revenu accompagné d'une foule d'hommes armés? 0 le brillant voyage que vous fîtes quand, aux mois d'avril et de mai, vous tâchâtes de conduire une colonie à Capoue ! Comment en sortîtes-vous, ou plutôt comment faillites-vous n'en point sortir? Nous le savons. Vous faites des menaces contre cette ville : plaise au ciel que vous tentiez de les accomplir, afin qu'une bonne fois vous n'en sortiez pas du tout ! Combien fut célèbre ce grand voyage! Que publierai-je de la somptuosité de vos festins, de vos fureurs bachiques? Ces excès ne font tort qu'à vous; ceux dont je vais parler tendent à notre ruine. Le territoire de la Campanie, quand on l'aliénait de nos domaines, afin de le donner aux soldats, nous paraissait une grande perte pour la république ; et c'est à vos compagnons de table et de jeu que vous l'avez distribué! Des comédiens et des comédiennes, voilà, Pères conscrits, les nouveaux colons établis dans la Campanie. Après cela, regretterai-je les campagnes des Léontins? Ne sait-on pas que ces terres labourables de la Campanie et des Léontins, comprises autrefois dans le patrimoine du peuple romain, rapportaient de grands revenus, à cause de leur fertilité? Votre médecin, vous l'avez gratifié de trois mille arpents, comme s'il vous eût guéri; votre maître de rhétorique en a obtenu deux mille, comme s'il avait réussi à vous rendre éloquent. Mais reprenons votre voyage en Italie.

XL. Vous avez conduit une colonie à Casilinum, où César en avait déjà conduit une. A la vérité, vous me consultâtes par lettre sur l'affaire de Capoue; mais je vous aurais fait la même réponse au sujet de Casilinum. Étiez-vous en droit de conduire une colonie dans un lieu où il y en avait déjà une? Je vous dis que, sur un territoire où celle qui y avait été conduite sous d'heureux auspices subsistait encore, on ne pouvait légalement conduire une nouvelle colonie; j'ajoutai qu'on pouvait inscrire de nouveaux habitants au nombre des anciens. Mais vous, gonflé d'insolence, foulant aux pieds le droit des auspices, vous avez dirigé sur Casilinum une colonie où, quelques années auparavant, on en avait conduit une; et cela, pour le plaisir d'arborer le drapeau et de promener la charrue autour de l'enceinte. Vous avez même, avec le soc de cette charrue, presque effleuré la porte de Capoue, afin de diminuer le territoire de cette florissante colonie. Après avoir ainsi profané les droits du culte, vous vîntes fondre sur les terres dont M. Varron, l'homme le plus intègre et le plus respectable, est propriétaire à Cassinas. De quel droit? de quel front? Du même droit, direz-vous, que pour les domaines des héritiers de L. Rubrius, que pour ceux des héritiers de L. Turselius, que pour les possessions innombrables de tant d'autres. Si c'est en vertu d'un encan, la pique fait foi, les registres font foi, pourvu que ce soient ceux de César, et non pas les vôtres; les registres sur lesquels vous étiez débiteur, non ceux par lesquels vous vous êtes libéré. Certes, qui dira que le fonds de terre de Varron à Cassinas a été mis en vente? qui a vu la pique pour cette vente? qui a entendu la voix du crieur! Vous dites avoir envoyé à Alexandrie un agent pour l'acheter de César. En effet, il en aurait trop coûté d'attendre son retour. Mais qui jamais a entendu dire, au sujet de Varron, dont le salut excita un intérêt général, que la moindre partie de ses biens ait été confisquée? Quoi! s'il est prouvé que César vous a même écrit de les lui rendre, que peut-on dire d'assez fort contre une telle impudence? Éloignez, pour un moment, ces glaives que nous voyons, et vous comprendrez la différence que l'on fait entre les ventes de César et votre brigandage présomptueux et téméraire. Ce ne sera pas seulement le propriétaire de ces biens, mais le premier ami, voisin, hôte ou fondé de pouvoir, qui vous en chassera.

XLI. Pendant combien de jours, à cette campagne, s'est-il livré aux plus honteuses orgies? Dès la troisième heure, on y buvait, on y jouait, on y vomissait. 0 maison infortunée ! « quel changement de maître! » si toutefois on peut lui donner le nom de maître. Mais enfin, combien l'ancien était différent de l'autre! M. Varron voulait qu'elle fût une retraite pour ses études, et non un lieu de débauche. Naguère quels entretiens dans cette demeure champêtre! quelles méditations! quels écrits! C'étaient. les lois du peuple romain, monuments de nos ancêtres, les principes de toute sagesse et de toute science. Mais depuis que vous en étiez le détenteur, car vous n'en êtes pas le propriétaire, tout y retentissait des cris de gens ivres; le vin ruisselait sur les parquets, les murailles en étaient humectées ; des enfants nés de parents libres étaient confondus avec des gitons à gages, les prostituées avec des mères de famille. De Cassinas, d'Aquinum et d'Intéramne on y venait pour vous saluer. Personne ne fut reçu, et avec raison : car, dans le plus vil des hommes, les insignes de la dignité consulaire étaient souillés. Quand, au sortir de ce lieu pour se rendre à Rome, il passa près d'Aquinum, comme cette ville est fort peuplée, on vit venir au-devant de lui une multitude assez considérable d'habitants. Il traversa la ville dans une litière couverte, comme si c'eût été un mort. Empressement déplacé de la part des Aquinates ; mais ils étaient sur sa route. Que dire des Anagniens, qui, quoiqu'ils en fussent éloignés, descendirent au-devant de lui pour le saluer, comme s'il eût été consul? Une chose qu'on aura peine à croire, si tout le monde ne l'attestait, personne n'obtint un salut en retour du sien; pourtant il avait avec lui deux Anagniens, Mustella et Lacon, l'un chef de ses sicaires, l'autre de ses buveurs. Qu'ai-je besoin de vous faire ressouvenir de ses menaces et de ses injures envers les Sidicins, de ses vexations envers ceux de Pouzzoles, parce qu'ils avaient adopté pour patrons Cassius et les deux Brutus? Choix mûrement réfléchi, inspiré par le zèle, par la bienveillance, par l'affection, et non ordonné par la force et par les armes, moyens que vous employez, ainsi que Basilus et ceux qui vous ressemblent; tous gens que personne ne voudrait avoir pour clients, bien loin de les choisir pour patrons.

XLII. Pendant votre absence, quel jour glorieux pour votre collègue, que celui où il fit abattre dans le Forum ce monument funèbre, objet de votre vénération! Cette nouvelle, au dire de tous ceux qui étaient présents, vous atterra. Je ne sais ce qui s'est passé dans la suite, mais j'ai lieu de croira que la crainte et les armes ont prévalu dans l'esprit de votre collègue. Certes, vous l'avez fait descendre de sa gloire; vous êtes parvenu, non à le rendre semblable à vous, il ne l'est point encore; mais vous l'avez certainement rendu différent de lui-même. Quelle fut alors votre rentrée dans Rome! quelle confusion dans toute la ville! Nous nous rappelions la trop grande puissance de Cinna, la domination de Sylla, qui vint ensuite; nous venions de voir régner César. Peut-être y avait-il des armes, mais cachées, et non pas en aussi grand nombre. Mais ici, quel appareil! quel cortège de Barbares ! En bataillon carré, glaive en main, des soldats le suivent; nous voyons porter des litières remplies de boucliers. Ces maux-là, Pères conscrits, sont déjà si invétérés en nous, qu'à force de les endurer nous y sommes devenus insensibles. Lorsqu'aux calendes de juin, nous voulûmes nous rendre au sénat, comme il avait été résolu, frappés de crainte, nous prîmes soudain la fuite. Mais lui, qui n'avait pas besoin du sénat, ne regretta personne, et se réjouit plutôt de notre départ . aussitôt il commença ses merveilleuses opérations. Lui qui avait soutenu les signatures de César pour en faire son profit, il abroge, afin de bouleverser la république, les lois, les excellentes lois que César avait faites ; il proroge pour plusieurs années le gouvernement des provinces. Lorsqu'il devait défendre les dispositions de César, il abolit les actes de César tant publics que privés. Parmi les actes publics, rien de plus respectable que la loi; parmi les actes privés, rien de plus inviolable qu'un testament. Il révoque certaines lois sans consulter le peuple ; il en propose de nouvelles pour en abolir d'autres. Il annule un testament, acte qui, même chez les derniers citoyens, a toujours obtenu son plein et entier effet. Les statues et les tableaux que César avait légués au peuple avec ses jardins, il les transporte en partie dans les jardins de Pompés, en partie à la maison de campagne de Scipion.

XLIII. Et vous êtes soigneux de la mémoire de César! vous le chérissez mort ! Quel plus grand honneur avait-il obtenu qu'un coussin sacré, une statue, un faîtage à sa maison, un flamine? Ainsi que Jupiter, Mars et Quirinus, le divin Jules a son flamine, et c'est M. Antoine. Pourquoi donc rester dans l'inaction? pourquoi ne pas vous faire consacrer? Prenez jour, choisissez un consécrateur. Nous sommes collègues, personne ne s'y refusera. 0 homme digne d'exécration, soit comme prêtre d'un tyran, soit comme prêtre d'un mort! Enfin, je vous demande, quel jour est celui d'aujourd'hui? l'ignorez-vous? Ne savez-vous pas que c'est hier le quatrième jour des jeux dans le Cirque? que vous-même avez fait rendre, par le peuple, une loi portant qu'un cinquième jour serait ajouté en l'honneur de César? Pourquoi ne sommes-nous pas en robe prétexte? pourquoi souffrons-nous qu'on néglige de rendre à César les honneurs qui lui sont accordés par votre loi? Si, en ajoutant des supplications, vous avez souffert qu'on profanât un jour si solennel, pourquoi n'avez-vous pas voulu qu'on profanât aussi les coussins sacrés? Ou détruisez totalement son culte, ou conservez-le sur tous les points. Vous me demandez si j'approuve que César ait un coussin, un autel, un flamine? A vrai dire, je n'approuve rien de tout cela; mais vous, qui êtes le défenseur des actes de César, que pouvez-vous dire? Pourquoi en soutenez-vous une partie, sans vous soucier de l'autre? A moins que vous ne veuillez avouer que vous rapportez tout à votre intérêt personnel et rien à sa gloire. Enfin, que répondrez-vous à cela? J'attends que vous déployiez votre éloquence. J'ai connu votre aïeul pour un homme très éloquent ; mais votre élocution se montre plus à découvert. Il n'a jamais harangué nu comme vous, qui, dans votre simplicité, nous avez fait, voir votre coeur sans aucun voile. Répondrez-vous à ceci? ou, enfin, aurez-vous la hardiesse d'ouvrir la bouche? et, dans mon discours, sans doute assez long, trouverez-vous un mot auquel vous vous flattiez de pouvoir répondre?

XLIV. Mais ne parlons plus du passé. Ce seul jour, oui, le jour où nous sommes, cet instant où je parle, justifiez-le, si vous pouvez. Pourquoi ce cortège d'hommes armés environne-t-il le sénat? Pourquoi vos satellites m'écoutent-ils le fer à la main? pourquoi les portes du temple de la Concorde ne sont-elles pas ouvertes? pourquoi les Ituréens, les plus barbares entre toutes les nations, sont-ils, avec leurs flèches, introduits par vous dans le Forum? Il dit que c'est pour sa sûreté qu'il agit ainsi. Ah! ne vaut-il pas mieux périr mille fois que de ne pouvoir vivre au sein de sa patrie sans la protection d'hommes armés? Mais, croyez-moi, une telle protection n'en est pas une. C'est par l'amour et la bienveillance des citoyens qu'il faut être gardé, et non par les armes. Le peuple romain saura vous enlever, vous arracher ces armes. Plaise aux dieux que ce soit à temps pour notre salut! Mais, de quelque manière que vous agissiez avec nous, si vous persistez dans vos desseins, votre existence ne peut, croyez-moi, être de longue durée. Depuis longtemps votre épouse que nous connaissons si incapable d'avarice, et à l'égard de qui je m'abstiens de toute injure, doit à la patrie une troisième offrande. Le peuple romain a des hommes auxquels il peut remettre le gouvernail de l'État. En quelque endroit de la terre qu'ils soient, là est l'appui de la république, ou plutôt la république elle-même, cette république qui jusqu'ici n'a su que se venger, mais n'a pas encore recouvré ses droits. Certes, elle possède une élite de nobles jeunes gens tout prêts à la défendre. Qu'en ce moment ils se tiennent tant qu'ils veulent à l'écart pour ne pas troubler la paix; la patrie ne les rappellera pas en vain. Sans doute le nom de paix est plein de charmes, la jouissance en est douce et salutaire; mais entre la paix et la servitude l'intervalle est immense. La paix est une liberté tranquille; la servitude est le dernier de tous les maux : il faut s'en délivrer par la guerre, et même par la mort. Si nos libérateurs se sont dérobés à nos regards, ils nous ont du moins laissé l'exemple. de leur héroïsme. Ils ont fait ce que nul ne fit avant eux. Brutus fit la guerre à Tarquin, roi de Rome, dans un temps où il était permis d'être roi dans Rome. Sp. Cassius, Sp. Melius, M. Manlius, soupçonnés d'aspirer à la royauté, furent mis à mort. Nos libérateurs sont les premiers qui se soient précipités, l'épée à la main, non sur un prétendant à la royauté, mais sur un roi de fait. Cette action, admirable en soi et divine, se présente encore à nous comme un exemple d'autant plus à imiter, qu'ils se sont acquis une gloire qui n'a d'autres bornes que le ciel. En effet, quoique, pour une action si belle, la récompense se trouve dans la conscience, j'estime cependant que, pour un mortel, l'immortalité n'est pas à dédaigner.

XLV. Rappelez-vous donc, Antoine, cette journée où vous avez aboli la dictature; remettez-vous devant les yeux l'allégresse du sénat et du peuple romain; comparez-les avec la honteuse vénalité de vous et des vôtres : vous comprendrez alors quel immense intervalle sépare la gloire d'un gain sordide. Mais, ainsi que certaines personnes, soit par une maladie, soit par un engourdissement des sens, ne peuvent goûter la saveur des mets; ainsi les débauchés, les avares, les scélérats sont insensibles à la vraie gloire. Mais si la gloire n'est point pour vous un attrait à bien faire, la crainte, au moins, ne pourra-t-elle vous détourner des plus honteuses actions? Vous ne redoutez point les tribunaux : si vous vous reposez sur votre innocence, je vous loue; si c'est sur votre force, ne comprenez-vous pas ce que doit craindre celui qui, pour un tel motif, ne craint pas la justice? Car, si vous ne redoutez pas la justice des hommes de courage et les bons citoyens, parce que les armes les écartent de votre personne, croyez-moi, vos complices ne vous supporteront pas longtemps. Mais quelle vie que de craindre jour et nuit de la part des siens! A moins que vous n'ayez enchaîné vos partisans par des bienfaits plus grands que n'en avaient reçu de César plusieurs de ceux qui l'ont fait périr, ou que vous croyiez lui être comparable sous quelque rapport. Il y eut en lui du génie, de la raison, de la mémoire, de la littérature, de l'application, de la prévoyance, de l'activité. Ses expéditions guerrières, quoique fatales à la république, ont été grandes et mémorables. Méditant, depuis longues années, le projet de régner, il avait, à force de travaux et de périls, réalisé son plan. Par des largesses, par des monuments, par des distributions de vivres, par des festins, il avait gagné une multitude ignorante. Il s'était attaché ses amis par des présents, ses ennemis par les dehors de la clémence. Dirai-je, enfin? dans notre cité libre, il avait déjà établi, soit par crainte, soit par lassitude, l'habitude de l'esclavage.

XLVI. Si, pour la passion de dominer, je puis vous comparer à lui, pour tout le reste et sous aucun autre rapport vous ne lui êtes comparable. Mais des maux nombreux qu'il a faits à la république, il est pourtant résulté un bien : c'est que le peuple romain sait aujourd'hui jusqu'à quel point il peut se fier à chacun, à quels hommes il peut commettre ses intérêts, et contre qui il doit se tenir en garde. Vous ne faites donc pas ces réflexions? Vous ne comprenez donc point qu'il suffit, pour des hommes courageux, d'avoir appris combien il est beau, digne de reconnaissance et glorieux d'exterminer un tyran? Et des hommes qui n'ont pu souffrir César pourraient vous supporter ? Croyez-moi, on courra désormais à l'envi au-devant de pareilles entreprises, et l'on n'attendra pas les lenteurs de l'occasion. M. Antoine, je vous en conjure, tournez enfin vos regards vers la république; considérez de quels aïeux vous descendez, et non avec quels amis vous vivez. Vous en userez avec moi comme vous le voudrez; mais réconciliez-vous avec la république. Au surplus, c'est à vous de voir ce que vous avez à faire : quant à moi, voici quelle sera ma conduite : jeune, j'ai défendu la république; vieillard, je ne l'abandonnerai pas. J'ai méprisé les glaives de Catilina, je ne redouterai pas les vôtres. J'offre volontiers ma vie, si elle peut racheter la liberté de Rome, afin que la douleur du peuple romain enfante enfin ce qu'elle a conçu depuis si longtemps : car si, il y a vingt ans, j'ai dit dans ce même temple que la mort ne pouvait être prématurée pour un consulaire, avec; combien plus de vérité dirai-je aujourd'hui qu'elle ne peut l'être pour un vieillard? Pour moi, Pères conscrits, la mort est à désirer, après les honneurs que j'ai obtenus, après toutes les choses que j'ai faites. Je n'ai plus que deux souhaits à former : d'abord, de laisser en mourant le peuple romain libre, les dieux immortels ne peuvent m'accorder une faveur plus grande; en second lieu, qu'à chacun il advienne selon qu'il a mérité de la république.