ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE CICÉRON
Cicéron
DE L'ORATEUR
LIVRE PREMIER
DE L'INVENTION ORATOIRE 2 ORATEUR 2
LES TROIS DIALOGUES DE L'ORATEUR,
ADRESSÉS PAR CICÉRON A SON FRÈRE.
PRÉFACE.
Cicéron nous apprend, au commencement de ses Dialogues de l'Orateur, dans quelles vues et à quelle occasion il composa cet ouvrage. Peu satisfait de quelques traités de rhétorique, dans lesquels il n'avait fait probablement que présenter une analyse des leçons de ses maîtres et comme un résumé de ses études, à un âge où il n'avait pas encore acquis le droit de s'ériger lui-même en maître, il voulut plus tard, à la sollicitation de son frère Quintus, développer, dans un ouvrage plus digne de lui, ses propres idées sur l'éloquence. Si, comme c'est l'opinion générale, ces ébauches imparfaites, échappées, dit-il, à sa jeunesse, et dont il parle avec dédain (I, 2), sont les mêmes ouvrages qui nous sont parvenus sous le titre de Rhétorique à Hèrennius, Livres de l'Invention, il y a loin de ces faibles essais sur l'éloquence artificielle, aux trois Dialogues de l'Orateur; et il faut reconnaître dans ceux-ci toute la supériorité d'un talent perfectionné par trente années d'expérience et de triomphes. Cicéron, lorsqu'il les écrivit, était dans toute la force de l'âge, et au point le plus brillant de sa glorieuse carrière. Plusieurs passages de ses Lettres ( Ep.fam., I, 9, etc. ) doivent nous les faire rapporter à l'an de Rome 698. L'auteur, âgé de cinquante-deux ans, avait alors prononcé la plupart de ses grands Discours, les Verrines, toutes les harangues consulaires, les plaidoyers pour Cluentius, pour Archias, pour Sextius, pour Célius, etc. Il est curieux de voir un homme de génie tracer lui-même les règles d'un art où il s'est fait un nom immortel, d'entendre raisonner sur l'éloquence, celui que l'éloquence a placé si haut, que dans l'ancienne Rome il est resté sans rival, et que l'antiquité tout entière ne nous présente qu'un seul homme digne de lui être opposé. Quel traité de rhétorique, que celui où l'orateur le plus parfait, peut-être qui fut jamais, daigne nous apprendre la route qu'il a suivie, nous initier aux secrets de son talent, et nous montrer, pour ainsi dire, son génie à découvert ! Tel est le point de vue sous lequel il faut considérer les Livres de l'Orateur. Les premiers traités de Cicéron, où il ne s'occupe presque que de la partie matérielle de l'art, se ressentent plus ou moins de l'aridité des doctrines scolastiques. Dans celui-ci, on voit qu'il s'est formé aux études des philosophes. Il emprunte leur méthode : tout est fondé sur les principes de la raison, sur la nature de l'homme, sur la connaissance du coeur humain. A la manière d'élever et de généraliser les idées, on reconnaît le disciple de Platon. Il porte son sujet à la hauteur de son talent à la fois précis, brillant et profond; il saisit, il embrasse tout, depuis les questions les plus graves de l'art oratoire jusqu'aux détails de la composition du style, de l'élocution figurée, du rythme et de l'harmonie. La forme même de l'ouvrage, le ton piquant du dialogue, le nom et la dignité des interlocuteurs, cette conversation imposante entre les plus grands orateurs et les premiers personnages de leur temps, tout intéresse et attache, tout contribue à augmenter l'autorité des préceptes. Jamais on n'a parlé de l'éloquence d'une manière plus éloquente, ni donné une plus haute idée du talent oratoire. Cependant, il faut en convenir, toutes les parties de cet admirable traité ne présentent pas un égal attrait à la curiosité du lecteur. Quelque soin que l'auteur ait pris d'éviter la sécheresse des discussions subtiles de l'école, bien des détails encore paraîtront arides ou minutieux à des critiques élevés dans un autre ordre de choses et de pensées. « Cicéron, dit la Harpe (Cours de Littérature, t. II), parle à des Romains, et il y a longtemps qu'il n'y a plus de Romains. Plus ses traités oratoires sont habilement appropriés à l'instruction de ses concitoyens, et plus il doit s'éloigner de nous. Ce n'est pas que les principes généraux, les premiers éléments, ne soient en tout temps et en tous les lieux les mêmes; mais tous les moyens, toutes les finesses, toutes les ressources de l'art, tout ce qui appartient aux convenances de style, aux bienséances locales, tous ces détails si riches sous la plume d'un maître tel que Cicéron, sont adaptés à des idées, des formes, à des moeurs qui nous sont entièrement étrangères. » La haute importance qu'on attachait dans les anciennes républiques, et surtout à Rome, au talent de la parole, les immenses avantages dont ce talent était la source, en rendaient l'étude beaucoup plus longue et plus pénible que chez les modernes. Les succès en ce genre exigeaient dans l'orateur une telle réunion de qualités, et se composaient de tant d'éléments divers, que l'art de l'éloquence en devenait très compliqué. Rien n'était indifférent de ce qui pouvait donner quelque valeur au langage, et le rendre plus puissant sur les esprits. Tout était observé avec soin, méthodiquement analysé, réduit en principes, et chacune de ces théories partielles formait un enseignement nouveau, et exigeait des travaux particuliers. De là ces longues études auxquelles suffisait à peine la vie de l'homme le plus laborieux; de là aussi cette multitude de règles, d'observations et de préceptes, dont la longueur rend presque toujours fastidieuse la lecture des rhéteurs anciens, et se fait quelquefois sentir dans Cicéron même, à travers tout le charme de la diction. Les Dialogues de l'Orateur n'en sont pas moins restés au nombre de ces livres précieux, où l'autorité du génie consacre et rappelle à tous les siècles les principes de la raison et du bon goût. Nul ouvrage didactique n'offre à un plus haut degré le rare mérite de donner de l'intérêt et de l'agrément à des matières scientifiques. Combien d'observations vraies et profondes! combien d'aperçus fins et délicats, d'idées fortes et ingénieuses, rendues plus piquantes encore par la forme animée de la discussion ! Le style a partout cette perfection qu'on doit attendre de celui de tous les hommes qui paraît avoir le plus approfondi l'art du langage. On reconnaît en outre, au fini de la diction et à l'éclat de quelques morceaux comme à la complaisance avec laquelle Cicéron s'exprime sur cet ouvrage (Ep. fam., I, 9 ad Att. IV, 13; XIII,19 ) qu'il l'avait travaillé avec un soin particulier. Aussi le mérite de l'expression ne peut être porté plus loin : c'est une élégance qui ne se dément jamais, qui répand du charme sur les moindres détails, et triomphe de l'aridité et de la monotonie des préceptes par l'inépuisable fécondité de l'élocution la plus riche et la plus variée. Il est inutile d'ajouter que ce genre de beauté étant celui qu'il est le plus difficile de faire passer d'une langue dans une autre, la tâche du traducteur devient ici plus pénible et plus épineuse que jamais car dans les écrivains comme Platon et Cicéron ne point traduire le style, c'est presque toujours dénaturer la pensée. Nous ne dirons rien de ceux qui ont tenté jusqu'ici cette périlleuse entreprise, et qui tous laissent beaucoup à désirer. A leur tête se trouve l'abbé Cassagne (1674) le même dont le nom figure dans Boileau associé à celui de Cotin. Sa traduction, qui vraisemblablement vaut bien ses Sermons et ses Poésies, a moins contribué à sa célébrité que le trait du satirique. Quoique le travail de ceux qui sont venus après lui ait paru plus estimable sous divers rapports, il nous a semblé que la traduction des Dialogues de l'Orateur restait encore à faire. Nous souhaitons, plutôt que nous n'osons l'espérer, qu'on n'en dise pas autant après avoir lu la nôtre. Si le respect pour un grand modèle, le soin, l'exactitude, le désir d'être utile à ceux qui étudient l'art oratoire, suffisaient pour vaincre tant de difficultés, nous aurions mérité de réussir. ARGUMENT. Le Livre premier a pour objet de fixer l'Idée qu'on doit se faire de l'orateur, et de déterminer la nature et l'étendue de ses connaissances. Après d'assez longues réflexions sur la difficulté de l'éloquence et le petit nombre des hommes éloquents, Cicéron met en scène ses interlocuteurs Q. Mucius Scévola, grand pontife et profond jurisconsulte; L. Licinius Crassus, son gendre, et M. Antoine, tous deux consulaires et les premiers orateurs de leur temps enfin, P. Sulpicius Rufus, et C. Aurélius Cotta, jeunes gens de la plus grande espérance. L'entretien a lieu dans une maison de campagne de Crassus, à Tusculum, pendant la célébration des jeux publics, l'an de Rome 662. Cicéron était alors dans sa seizième année : aussi ne parle-t-il que d'après le récit de Cotta (I,7). La forme du Dialogue, plus sensible dans ce Livre que dans les suivants, en rend aussi l'analyse plus difficile à présenter. Les interruptions fréquentes des interlocuteurs, la vivacité des répliques, les écarts et le désordre presque inévitables dans une conversation longue et animée, laissent désirer quelquefois une liaison plus rigoureuse dans les idées. Nous nous contenterons d'indiquer les points principaux de la discussion. Crassus, d'après la haute idée qu'il se fait de l'orateur, exige de lui l'instruction la plus étendue : il veut qu'il connaisse la rhétorique, la philosophie, la politique, l'histoire, la jurisprudence, etc. Il insiste particulièrement sur la philosophie, qui nous donne les moyens d'émouvoir les passions des hommes, et sur l'étude du droit, dont il fait ressortir la nécessité et l'importance. Antoine combat ce système : il s'attache à déterminer les limites qui séparent les sciences humaines; il resserre beaucoup la carrière que Crassus avait ouverte à l'éloquence. Par des raisonnements plus spécieux que solides, il cherche à prouver que l'orateur n'a pas besoin de si vastes connaissances, et qu'il lui suffit de joindre au talent naturel et à l'expérience quelques études rapides et superficielles.
Dialogue ou Livre premier. I. Lorsque, livré à mes réflexions, je me reporte par la pensée dans les temps anciens, il m'arrive souvent, mon cher Quintus, d'envier le sort de ces hommes qui, au sein d'une république florissante, comblés d'honneurs, entourés de l'éclat de leurs actions, ont pu, pendant le cours d'une existence. prospère, trouver la sécurité au milieu des affaires, ou quelque gloire encore dans le repos. Il y eut un temps où je me flattais aussi de jouir à mon tour de ce calme désiré, et de revenir à ces nobles études que nous chérissons tous deux : il me semblait que, parvenu au terme de la carrière des dignités, touchant même déjà au déclin de mes jours, j'avais bien acquis le droit de me reposer enfin des fatigues infinies du barreau et de la pénible poursuite des honneurs; cet espoir, où s'arrêtaient mes pensées et mes projets, les infortunes publiques non moins que les traverses de ma vie, l'ont fait évanouir. Le temps où je croyais rencontrer le calme et la paix a été pour moi le temps des plus cruelles épreuves, des plus terribles orages. Ainsi mon voeu le plus cher a été trompé, et je n'ai jamais pu goûter cet heureux loisir, nécessaire à la culture des arts auxquels je me livrai dès l'âge le plus tendre, et dont j'aurais voulu reprendre avec vous l'étude. Mes premières années ont vu l'antique constitution de l'État ébranlée par des révolutions; mon consulat s'est trouvé jeté au milieu des luttes et des périls d'une effroyable crise; et depuis, j'ai eu sans cesse à lutter contre les flots, qui, repoussés par mes efforts loin de la patrie qu'ils allaient engloutir, ont fini par retomber sur ma tête. Toutefois ni la rigueur des temps, ni mes nombreux travaux, ne m'empêcheront de satisfaire notre penchant commun ; et tous les instants que me laisseront l'acharnement de mes ennemis, les devoirs de l'amitié et le soin des affaires publiques, je les consacrerai de préférence à écrire. D'ailleurs je dois, mon frère, déférer à vos prières et à vos conseils; car il n'est personne au monde qui ait plus d'empire que vous sur mon coeur, ni plus d'ascendant sur ma volonté. II. Je veux retracer ici un ancien entretien dont le souvenir est un peu confus dans ma pensée, mais qui me semble propre à remplir vos vues, en vous faisant connaître l'opinion que les orateurs les plus habiles et les plus illustres se sont formée de l'éloquence. Vous n'êtes pas satisfait, vous me l'avez dit souvent, de ces faibles essais, fruits informes des études de ma première jeunesse, trop complaisamment produits au grand jour. Ces ébauches imparfaites vous semblent peu dignes de l'âge où je suis et de l'expérience que tant de causes fameuses m'ont acquise; et vous voulez que je produise sur le même sujet quelque ouvrage plus complet et plus achevé. Souvent aussi, en traitant ensemble ces questions, j'ai remarqué que nous différions de sentiment sur un point : selon moi, l'idée de l'éloquence renferme en elle cet ensemble de connaissances que doit posséder l'homme le plus éclairé ; vous, au contraire, vous la concevez indépendamment de cette instruction, et vous la faites consister dans une sorte de talent naturel joint à l'exercice de la parole. En considérant tant hommes supérieurs, qui ont fait admirer leur génie, je me suis souvent demandé pourquoi on en a vu bien moins exceller dans l'éloquence que dans les autres arts. En effet, parcourez tous les genres, vous trouverez, même dans les plus relevés et les plus difficiles, une multitude de modèles. Si l'on mesure la grandeur du mérite par l'utilité et l'importance des résultats, qui ne préférera un général à un orateur? Cependant Rome toute seule n'a-t-elle pas produit un nombre presque infini de grands capitaines, tandis qu'elle compte à peine quelques orateurs distingués? De même nous avons vu paraître au sénat d'habiles politiques, de grands hommes d'État; nos pères et nos ancêtres en ont vu davantage encore, taudis que plusieurs siècles se sont écoulés sans produire un bon orateur, et qu'on en trouve à peine un supportable par génération. Peut-être dira-t-on que les talents d'un général, ou les lumières d'un sénateur ont peu de rapport avec l'éloquence, et qu'il faudrait plutôt la comparer avec ces arts que l'on cultive dans la retraite, et qui forment le domaine des lettres; mais en considérant ces arts eux-mêmes, en comptant tous ceux qui s'y sont distingués, il sera facile de reconnaître combien dans tous les temps a été limité le nombre des véritables orateurs. III. Vous n'ignorez pas que la science appelée chez les Grecs philosophie, est regardée par les hommes les plus habiles comme la mère de toutes les connaissances libérales. Or, combien de philosophes se sont illustrés par la profondeur, par la variété et l'étendue de leur savoir! encore n'était-ce pas à une seule partie de la science que se bornaient leurs études ; ils embrassaient la nature entière par l'activité de leurs recherches et la puissance de leur raison. Qui ne sait combien sont abstraites et subtiles les spéculations des mathématiciens, et quelles en sont les ténèbres et les difficultés? cependant tel est le nombre de ceux qui s'y sont distingués, qu'il semble que cette science n'ait point de secret impénétrable pour une application persévérante. Quel homme, s'est jamais adonné entièrement à la musique, ou à ce genre d'érudition qui est le partage des grammairiens, sans être parvenu à posséder cette foule de connaissances, cette variété presque infinie d'objets dont ces études se composent? Je crois pouvoir dire avec vérité que parmi tous ceux qui se sont livrés avec succès à l'étude des lettres et à tous ces nobles exercices de l'esprit, la classe la moins nombreuse est celle des grands poètes sans contredit ; et cependant , à examiner ce que Rome et la Grèce ont produit dans ce genre même où il est si difficile d'exceller, on trouvera encore moins de bons orateurs que de bons poètes. Ce qui rend cette différence plus surprenante encore, c'est que les autres arts reposent sur des règles plus cachées, sur des principes plus secrets : l'art de la parole au contraire est, pour ainsi dire, à découvert; ses procédés sont simples et à la portée de chacun; son instrument est le langage usuel des hommes. Dans les autres genres on excelle d'autant plus qu'on s'élève davantage au-dessus des idées et de l'intelligence du vulgaire; dans l'éloquence, le plus grand de tous les défauts serait de s'écarter de la manière de parler et de sentir commune à tous les hommes. IV. Et qu'on ne dise pas que les autres arts ont été plus généralement cultivés, ou qu'ils présentent une étude plus agréable, des espérances plus brillantes, de plus magnifiques récompenses; car sans parler de la Grèce, qui a toujours prétendu à la palme de l'éloquence; ni d'Athènes, ce berceau de tous les arts, où l'art de la parole prit naissance, et fut porté à sa perfection: dans notre république même, quelle autre étude fut jamais cultivée avec plus d'empressement? Lorsque Rome eut achevé la conquête du monde et qu'une longue paix eut assuré du loisir aux esprits, tous les jeunes gens qui se sentaient quelque amour pour la gloire tournèrent leurs vues et leurs efforts du côté de l'éloquence. D'abord, ils ne connurent ni règle, ni méthode ; et n'imaginant pas même que l'art de la parole pût avoir des lois, et fût soumis à des principes, ils allèrent jusqu'où ils pouvaient atteindre par le génie et la réflexion. Mais plus tard, lorsqu'ils eurent entendu les orateurs grecs, lorsqu'ils eurent admiré les modèles, et qu'ils se furent formés aux leçons des rhéteurs, les Romains se portèrent à l'étude de l'éloquence avec une incroyable ardeur. Sans cesse animés par l'importance, la variété, la multitude des causes, ils voulaient joindre aux lumières qu'ils puisaient dans leurs études des leçons plus précieuses que tous les préceptes, celles que donne une pratique journalière. Alors, comme aujourd'hui, l'émulation de l'orateur avait en perspective les plus puissants encouragements, le crédit, la fortune, les honneurs. Mille preuves aussi nous attestent que du côté du génie la nature a partagé plus avantageusement notre nation que tous les autres peuples du monde. Qui ne s'étonnera donc devoir que, dans tous les siècles et chez tous les peuples, le nombre des orateurs a toujours été, si restreint? C'est que l'éloquence, en effet, est quelque chose de plus grand qu'on ne pense, et qu'elle demande une immense réunion d'études et de talents. V. Si donc, malgré la multitude de beaux génies qui s'y sont livrés, malgré l'habileté des maîtres, la variété infinie des causes, et la grandeur des récompenses, un si petit nombre d'hommes s'y sont distingués, n'en cherchons pas la raison ailleurs que dans l'incroyable difficulté de l'art lui-même. L'éloquence exige une foule de connaissances variées, sans quoi il ne reste plus qu'une vaine et futile abondance de mots. Il faut, dans la composition du discours, choisir soigneusement les termes, et en étudier l'arrangement; il faut connaître à fond toutes les passions que la nature a mises dans le coeur de l'homme, puisque tout l'effet du discours consiste à émouvoir ou à calmer les âmes ; il faut joindre à ces qualités les grâces, l'enjouement, l'élégance d'un homme bien né, la rapidité et la précision dans la réplique ou dans l'attaque, unies à la délicatesse et à l'urbanité. L'orateur doit encore avoir une connaissance approfondie de l'antiquité, afin de s'appuyer au besoin de l'autorité des exemples; et il ne doit pas négliger l'étude des lois et du droit civil. Parlerai-je de l'action, qui comprend les attitudes, le geste, l'expression des traits, les inflexions si variées de la voix? Cette seule partie renferme elle-même d'extrêmes difficultés, et l'art frivole du comédien peut nous en donner une idée. Les acteurs passent leur vie à former leur voix, à composer leurs traits et leurs gestes; et cependant combien il en est peu qui nous paraissent supportables ! Que dirai-je de la mémoire, ce trésor de toutes nos connaissances ? Si elle ne conserve les conceptions de la pensée, si elle ne recueille fidèlement et les idées et les mots, les talents les plus précieux seront perdus pour l'orateur. Cessons donc de nous étonner qu'il y ait si peu d'hommes éloquents, puisque l'éloquence se compose d'une réunion de qualités dont chacune exige les plus pénibles efforts. Exhortons plutôt nos enfants, et ceux dont la gloire et les succès nous sont chers, à bien se pénétrer de la grandeur de ce bel art; engageons-les à ne pas se contenter de méthodes, d'exercices et de maîtres vulgaires, et à se persuader qu'il leur faut d'autres secours pour atteindre le but où ils aspirent. VI. A mon sens, on ne saurait devenir un orateur parfait, si l'on ne possède tout ce que l'esprit humain a conçu de grand et d'élevé. Cet ensemble de connaissances positives peut seul soutenir et alimenter le discours, qui, s'il n'est appuyé sur des notions précises et solides, ne sera plus qu'un vain et frivole étalage de mots. Ce n'est pas que je veuille trop exiger des orateurs, de ceux de Rome surtout, au milieu de tant d'occupations publiques et de devoirs privés, ni leur imposer la nécessité, de ne rien ignorer, bien que le nom qu'ils portent, et l'art de la parole dont ils font profession, semblent annoncer l'engagement de parler avec agrément et abondance sur tous les sujets qui leur seront proposés. Mais outre que le plus grand nombre trouverait, sans doute, une pareille obligation trop pesante, nous voyons que les Grecs eux-mêmes, si riches non seulement en génie et en savoir, mais encore en studieux loisirs, ont établi les divisions et reconnu les genres. Un seul homme chez eux ne les embrassait pas tous, et dans le partage qu'ils ont fait du domaine de l'éloquence, ils ont réservé à l'orateur les plaidoiries, les causes judiciaires et les harangues délibératives. Je me renfermerai donc dans ces limites, que des esprits éminents ont posées de concert, après un examen sévère et réfléchi; mais je n'irai pas chercher, dans l'enseignement scolastique dont on occupait notre enfance, une suite de préceptes méthodiques : j'exposerai les principes que discutèrent un jour des orateurs romains, illustres par leur éloquence, par l'élévation de leur rang et la dignité de leur caractère. Je ne dédaigne point, sans doute, ce qu'ont laissé sur ce sujet les rhéteurs grecs; mais leurs ouvrages sont dans toutes les mains, et en présentant moi-même leurs préceptes, je n'oserais me flatter de leur donner plus d'élégance ou de clarté. Vous me permettrez donc, mon cher Quintus, de préférer à l'autorité des Grecs celle d'orateurs à qui les suffrages de nos concitoyens ont assigné le premier rang dans l'art de bien dire. VII. Dans le temps que le consul Philippe attaquait le plus vivement les patriciens, et que la résistance du tribun Drusus, défenseur des droits du sénat, paraissait déjà s'amortir et perdre de son énergie, L. Crassus, pendant les jours consacrés aux jeux romains, se rendit à sa campagne de Tusculum, pour s'y reposer de ses fatigues au sein de la retraite. Il était accompagné de Q. Scévola, son beau-père, et de M. Antoine, que les liens de l'amitié et la conformité de leurs opinions politiques lui rendaient doublement cher. Il avait encore amené avec lui deux jeunes gens, en qui ces vieux sénateurs espéraient trouver de dignes défenseurs de leur dignité: c'étaient C. Cotta et P. Sulpicius, tous deux tendrement attachés à Drusus. Cotta briguait alors la charge de tribun du peuple; Sulpicius devait se mettre sur les rangs pour l'année suivante. Le premier jour, ils ne s'entretinrent que du sujet qui les avait rassemblés, c'est-à-dire, des circonstances alarmantes où se trouvait alors la république; et leur conversation se prolongea jusqu'à la nuit. J'ai entendu dire à Cotta que les trois illustres consulaires s'abandonnèrent longtemps à ces tristes réflexions, et que dès lors, comme par une inspiration prophétique, ils prédirent l'orage qui nous menaçait, et tous les maux qui depuis vinrent fondre sur l'État. L'entretien terminé, ils prirent le bain, et se mirent à table. Alors Crassus, qui avait l'esprit agréable et enjoué, fit disparaître par son amabilité ce que la conversation avait eu de trop sévère; et si jusque-là leurs discours avaient rappelé la gravité du sénat, le repas fut digne de Tusculum. Le lendemain, lorsque les plus âgés eurent pris assez de repos ; on se réunit à la promenade. Après deux ou trois tours d'allée, Mon cher Crassus, dit Scévola, que ne faisons-nous comme Socrate dans le Phèdre de Platon ? ce qui m'y fait penser, c'est ce platane dont les branches touffues répandent la fraîcheur sur ces lieux : sans doute il n'était pas plus beau, celui dont l'ombrage plaisait tant à Socrate, et qui doit moins encore au ruisseau décrit par Platon, qu'au style de cet éloquent philosophe. Si Socrate qui ne craignait pas la fatigue, s'est couché sur l'herbe pour débiter ces admirables discours que les dieux semblaient lui dicter, la faiblesse de mes jambes mérite bien au moins le même privilège. - Sans doute, dit Crassus, et je veux même que vous soyez plus commodément que lui. Alors il fit apporter des coussins, et les fit ranger sous le platane, où tout le monde s'assit. VIII. Ce fut là, Cotta me l'a souvent raconté, que, pour faire oublier la gravité de l'entretien précédent, Crassus fit tomber la conversation sur l'éloquence. Il commença par dire que Sulpicius et Colla n'avaient plus besoin de conseils : c'étaient plutôt des éloges qu'on leur devait, puisque déjà ils s'étaient élevés au-dessus des jeunes gens de leur âge, et qu'ils se rangeaient même à côté des orateurs les plus consommés. Pour moi, ajouta-t-il, rien ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, captiver l'attention des hommes assemblés, charmer les esprits, pousser ou ramener à son gré toutes les volontés. Chez tous les peuples libres, dans les États florissants et calmes, cet art surtout a toujours été puissant et honoré. Eh! qu'y a-t-il de plus digne d'admiration que de voir un petit nombre de mortels privilégiés s'élever au-dessus de la foule des hommes, et se faire une puissance particulière d'une faculté naturelle à tous? quoi de plus agréable à l'esprit et à l'oreille qu'un discours embelli par la noblesse de l'expression et la sagesse de la pensée! quel magnifique pouvoir, que celui qui soumet à la voix d'un seul homme les passions de tout un peuple, la religion des juges et la majesté du sénat! Est-il rien de plus grand, de plus généreux, de plus royal que de secourir, de relever les malheureux suppliants et abattus, que d'arracher ses concitoyens au péril, à la mort, à l'exil? Enfin quel plus précieux avantage que d'avoir toujours en main des armes redoutables pour se défendre soi-même, attaquer les méchants, ou se venger de leurs outrages? Mais pour ne pas nous occuper sans cesse du barreau, de la tribune et du sénat, quel délassement plus doux, quel plaisir plus délicat, qu'une conversation aimable et élégante? Le plus grand avantage que nous ayons sur les animaux, c'est de pouvoir converser avec nos semblables et leur communiquer nos pensées : ne devons-nous donc pas cultiver cette admirable faculté, et nous efforcer de l'emporter sur les autres hommes, dans ce qui élève l'homme lui-même au-dessus de la brute? Enfin, et c'est là le plus bel éloge de l'éloquence; quelle autre force a pu réunir dans un même lieu les hommes dispersés, leur faire quitter leur vie sauvage pour des moeurs plus douces, et, après les avoir civilisés, les rendre dociles au joug des lois et de la société? Je ne veux pas entrer dans des détails qui seraient infinis, et je dirai en peu de mots que du talent et des lumières d'un grand orateur dépend non seulement sa propre gloire, mais le salut de plusieurs de ses concitoyens, et la sûreté de l'État tout entier. Persévérez donc, jeunes gens, dans vos efforts; continuez à cultiver ce bel art, comme vous le faites. Par lui, vous pourrez parvenir à la gloire, servir vos amis, et vous rendre utiles à la république. IX. Alors Scévola reprit avec sa douceur accoutumée: Je conviendrai volontiers de tout ce que vient d'avancer Crassus ; je ne veux pas déprécier la gloire de Lélius, mon beau-père, ni rabaisser le talent de mon gendre. Mais il est deux points que je crains bien de ne pouvoir vous accorder : d'abord vous prétendez que l'éloquence a fondé et souvent sauvé les États; ensuite vous voulez qu'indépendamment de ce qu'exigent le barreau, la tribune, le sénat, l'orateur possède encore tout ce qui rentre dans le domaine de la parole et du savoir. Comment croire avec vous que, dans les premiers siècles, les hommes, en abandonnant leurs forêts et leurs montagnes pour venir se renfermer dans l'enceinte des villes, aient cédé aux charmes d'un beau discours, plutôt qu'à la force de la raison; et que ce soit aux paroles d'un orateur disert, et non au génie des sages et des héros, qu'il faille attribuer tout ce qui a servi à établir et à conserver les empires? Lorsque Romulus rassembla des pâtres et des aventuriers, qu'il conclut des mariages avec les Sabins, qu'il repoussa les attaques des peuplades voisines; croyez-vous que ce soit l'éloquence qui l'ait servi ou une sage et profonde politique? Et Numa, et Tullius, et les autres rois à qui Rome doit de si précieuses institutions, trouvons-nous en eux la moindre trace d'éloquence? On sait que ce fut par les ressources de son génie, et non par celles de la parole, que Brutus parvint à chasser les rois. Depuis cette révolution, je vois partout présider la sagesse, et la parole nulle part. Si je voulais puiser des exemples dans nos annales, et dans celles des autres peuples, il me serait facile de prouver que le talent des grands orateurs a été plus funeste qu'utile à leur patrie. Je me contenterai de citer les deux Gracques, les deux hommes les plus éloquents avec Antoine et vous, Crassus, que j'aie jamais entendus. Leur père, homme sage et vertueux, mais nullement éloquent, rendit plus d'une fois les plus grands services à l'État, et surtout pendant sa censure. Il fit incorporer les affranchis dans les tribus; et pour cela il n'employa pas des discours étudiés; un seul mot, un seul geste, lui suffirent. Sans cette mesure, la république, que nous avons tant de peine à maintenir aujourd'hui, eût cessé depuis longtemps d'exister. Ses fils réunissaient tous les talents que l'art, joint à la nature, peut donner à un orateur; et avec cette éloquence que vous décorez du titre de régulatrice des empires, ils jetèrent le désordre et l'anarchie dans cette même république que la sagesse de leur père et les exploits de leur aïeul avaient élevée à un si haut degré de splendeur. X. Mais quoi! nos lois antiques, les coutumes de nos ancêtres, les auspices auxquels vous et moi, Crassus, nous présidons pour le salut de Rome, les cérémonies de la religion, le droit civil, dont notre famille, qui ne s'est jamais piquée d'éloquence, tire son illustration ; tout cela a-t-il été inventé par les orateurs? en font-ils l'objet de leurs recherches ou de leurs études? Je me souviens d'avoir vu Servius Galba, dont on admirait l'éloquence extraordinaire, M. Émilius Porcina, et C. Carbon, que vous eûtes la gloire de vaincre en débutant dans la carrière; tous trois ignoraient les lois, connaissaient imparfaitement les coutumes de nos ancêtres, et n'avaient aucune idée du droit civil. De nos jours, excepté vous, Crassus, qui, pour satisfaire votre goût particulier, et non pour vous conformer à un devoir général, avez appris de moi le droit civil; tous nos orateurs sont en cela d'une ignorance qui me fait quelquefois rougir pour notre siècle. Enfin vous n'avez pas craint de dire, en terminant, que l'orateur pouvait discourir sur quelque sujet que ce fût. Si nous n'étions pas ici sur votre terrain, je m'élèverais hautement contre une pareille prétention, et je me mettrais à la tête d'une foule d'opposants qui solliciteraient contre vous l'interdit du préteur, ou qui vous sommeraient de venir défendre votre droit, pour avoir envahi si inconsidérément le domaine d'autrui. D'abord tous les disciples de Pythagore et de Démocrite, tous ces philosophes qui étudient la nature, et qui savent s'énoncer avec élégance et noblesse, ne manqueraient pas de vous prendre à partie, et vous perdriez infailliblement votre procès. Viendraient ensuite toutes les sectes de philosophes qui reconnaissent Socrate pour leur père et leur chef ; elles vous prouveraient que vous n'avez rien appris, que vous ne savez rien de ce qui concerne les vrais biens et les vrais maux, les passions, les meurs, la conduite de la vie; et après vous avoir attaqué toutes ensemble, elles vous livreraient chacune un assaut particulier. Les académiciens vous presseraient vivement, et vous forceraient de nier ce que vous auriez affirmé. Nos stoïciens, avec leurs arguments subtils et leurs questions captieuses, vous envelopperaient dans leurs filets. Les péripatéticiens prétendraient que vous êtes obligé de leur emprunter tout ce qui fait le charme et la force de l'éloquence, et vous prouveraient qu'Aristote et Théophraste ont beaucoup mieux et beaucoup plus écrit sur la rhétorique que les rhéteurs de profession. Je laisse à part les mathématiciens, les grammairiens, les musiciens, avec qui votre art n'a pas le moindre rapport. Ainsi, Crassus, n'imposez pas à l'orateur de si vastes engagements. C'est un assez beau privilège que de pouvoir obtenir au barreau que la cause que vous défendez paraisse la meilleure et la plus juste, de faire triompher votre opinion au sénat et dans les assemblées; enfin de faire dire aux habiles que vous avez parlé avec talent, de faire croire aux ignorants eux-mêmes que vous aviez pour vous la raison. Si vous allez au delà, je ne verrai plus l'orateur, mais seulement Crassus, et je reconnaîtrai en lui un talent qui n'est pas celui des orateurs, mais le sien. XI. Je n'ignore pas, Scévola, dit Crassus, que les Grecs soutiennent la même opinion que vous. J'ai entendu leurs plus habiles philosophes, lorsque je passai par Athènes, en revenant de Macédoine où j'avais été questeur. C'était, disait-on, une des plus belles époques de l'Académie. Charmadas y dominait avec Eschine et Clitomaque. Alors y brillait aussi Métrodore, comme eux disciple zélé de cet illustre Carnéade, l'homme qu'ils admiraient le plus pour l'abondance et l'énergie. Mnésarque, qui avait eu pour maître votre Panétius, et Diodore, disciple du péripatéticien Critolaüs, y jouissaient d'une grande renommée. On y voyait encore plusieurs célèbres philosophes: tous d'un commun accord excluaient l'orateur du gouvernement des États, lui fermaient l'entrée des sciences et de toutes les connaissances élevées, et ne lui laissaient pour tout domaine que les assemblées et le barreau, où ils le reléguaient et le confinaient comme dans une étroite prison. Mais je ne partageai jamais leur sentiment; je ne me rendis pas même à l'autorité si imposante de Platon, l'inventeur de ce genre de discussion; de Platon, le plus sublime et le plus éloquent des philosophes. Pendant mon séjour à Athènes, Charmadas et moi, nous lûmes attentivement son Gorgias; et ce qui me frappait le plus dans ce livre, c'était de voir que, tout en se moquant des orateurs, Platon se montre très grand orateur lui-même. Ce n'est pas d'aujourd'hui que ces querelles de mots occupent l'oisive curiosité des Grecs, plus amis de la dispute que de la vérité. En réduisant même les fonctions de l'orateur à plaider au barreau, et à discuter les affaires publiques devant le peuple ou le sénat, encore faudra-t-il lui accorder une partie des connaissances que vous lui contestez. En effet, s'il ne s'est pas longtemps occupé des affaires publiques, s'il ne connaît ni les lois, ni la morale, ni le droit civil; s'il n'a étudié ni les passions ni la nature de l'homme, comment pourra-t-il parler convenablement et avec succès de tout ce qui se rapporte à ces matières? et s'il possède ces connaissances, sans lesquelles il est impossible, même dans les affaires ordinaires, d'établir les plus simples principes, peut-on lui reprocher d'ignorer rien d'important? Si vous voulez borner le talent de l'orateur à parler avec ordre, abondance, fécondité, je demande comment il pourra même y parvenir sans les lumières que vous lui refusez. L'art de bien dire suppose nécessairement dans celui qui parle une connaissance approfondie de la matière qu'il traite. Si donc Démocrite a su répandre les charmes du style sur des questions de physique, comme on le dit et comme je le reconnais, son sujet appartenait au physicien, les ornements de sa diction, à l'orateur. Si Platon a parlé avec une noblesse toute divine des matières les plus étrangères aux discussions civiles, et j'en conviens moi-même; si Aristote, si Théophraste, si Carnéade, ont paré de toutes les grâces du style et des ornements de l'éloquence les sujets qu'ils ont traités, leurs ouvrages, par le fond, appartiennent sans doute à d'autres genres; par la diction, ils rentrent dans celui dont nous nous occupons en ce moment. D'autres, en effet, ont écrit sur les mêmes matières avec un style aride et dénué d'intérêt, comme a fait Chrysippe, dont on vante la sagacité; et cependant il n'en a pas moins rempli l'objet de la philosophie, pour n'y avoir pas joint un mérite étranger, celui de l'élocution. XII. Quelle différence y a-t-il donc entre les uns et les autres, et comment distinguez-vous la richesse et l'abondance des premiers de la sécheresse de ceux qui n'ont ni le même charme, ni la même variété? La différence qui les sépare, c'est cet avantage particulier à ceux qui sont éloquents, je veux dire, un style orné, élégant, embelli et perfectionné par l'art et la méthode. Mais ce style lui-même, s'il n'est joint à une connaissance approfondie de la matière, ne produira point d'effet, ou ne s'attirera que le mépris des auditeurs. Eh! qu'y a-t-il de plus extravagant qu'un assemblage de paroles, même les mieux choisies et les plus élégantes, qui frappent l'oreille d'un vain bruit, et qui sont vides de science et de pensées? Ainsi, quel que soit le genre, quel que soit le sujet dont s'occupe l'orateur, il commencera par s'en instruire, comme il s'instruit de la cause de son client; et alors il en parlera mieux et plus éloquemment que ceux même qui en ont fait l'objet particulier de leurs études. Si l'on prétend encore qu'il y a un certain ordre d'idées et de matières particulièrement assignées à l'orateur, et que sa science est circonscrite dans les limites étroites du barreau, je conviendrai qu'en effet c'est là que son talent a le plus d'occasions de s'exercer : cependant, là même, il est un grand nombre de connaissances que les maîtres de rhétorique ne peuvent enseigner et ne possèdent pas. Qui ne sait que le triomphe de l'orateur est de faire naître dans les âmes l'indignation, la haine, la douleur, ou de les ramener de ces passions violentes aux sentiments plus doux de la pitié et de la compassion? S'il n'a pas étudié la nature de l'homme, s'il ne connaît à fond le coeur humain, et tous ces ressorts puissants qui soulèvent ou apaisent les âmes, jamais il n'obtiendra cette belle victoire. Ces connaissances, dit-on, semblent appartenir exclusivement aux philosophes; oui, et jamais l'orateur ne dira le contraire. Mais en leur accordant la théorie, qui fait l'unique objet de leurs travaux, il revendiquera le mérite de l'élocution, qui est nul sans cette science; car, je le répète, ce qui est propre à l'orateur, c'est une diction noble, élégante, appropriée à la manière de voir et de sentir commune à tous les hommes. XIII. Aristote et Théophraste ont écrit sur ces matières, je l'avoue; mais prenez garde, Scévola, que cette observation ne soit toute à mon avantage. En effet, je ne vais pas emprunter aux philosophes les connaissances qui nous sont communes avec eux, tandis qu'ils reconnaissent que ce qu'ils disent sur l'art de la parole appartient à l'orateur. Aussi leurs autres livres portent le nom des sciences auxquelles ils sont consacrés; mais ceux-ci ils les appellent et les intitulent traités de rhétorique. Lorsque l'orateur se trouvera obligé, ce qui arrive souvent, de parler des dieux, de la piété, de la concorde, de l'amitié, du droit public, du droit naturel des hommes et du droit particulier des nations, de l'équité, de la tempérance, de la magnanimité, enfin, de toutes les autres vertus, à l'instant tous les gymnases, toutes les sectes de philosophes vont s'écrier qu'on envahit leur domaine, et que rien de tout cela n'appartient à l'orateur. Je veux bien que, pour amuser leur loisir, ils, s'occupent de ces grands objets dans la poussière de leurs écoles ; mais lorsqu'ils les auront sèchement et froidement discutés, l'orateur saura leur donner du charme en les développant avec élégance et noblesse. Voilà ce que j'osais soutenir dans Athènes même, et devant des philosophes, à la sollicitation de notre ami M. Marcellus, qui dès lors montrait, presque au sortir de l'enfance, une ardeur merveilleuse pour cette noble étude, et qui assisterait assurément à notre entretien, si ses fonctions d'édile ne le retenaient à Rome pour célébrer les jeux. Quant aux institutions et aux lois, à la paix, à la guerre, aux alliances, aux impôts, aux droits des citoyens pris collectivement, ou par individus, les Grecs peuvent dire, s'ils le veulent, que Lycurgue et Solon, auxquels d'ailleurs j'accorde volontiers le titre d'hommes éloquents, ont été plus savants sur ces matières que Démosthène et Hypéride, ces orateurs accomplis; qu'on préfère encore pour cette science nos décemvirs à qui nous devons les Douze Tables, et qui certes n'avaient pas de médiocres lumières, à Serv. Galba, et à votre beau-père Lélius, dont l'éloquence a été si célèbre : je ne nierai pas que certaines connaissances semblent devenir le partage exclusif de ceux qui y consacrent le travail d'une vie entière; mais je ne reconnaîtrai pour véritable et parfait orateur que celui qui pourra parler sur tout avec abondance et variété. XIV. En effet, dans les causes même qui, de l'aveu général, lui appartiennent en propre, il se rencontre souvent des questions étrangères à l'exercice du barreau auquel vous le réduisez, et qui dépendent de quelques autres sciences moins familières à l'orateur. Ainsi pourra-t-il parler pour ou contre un général, sans connaître l'art militaire, souvent même la géographie terrestre ou maritime? Proposera-t-il au peuple d'approuver ou de rejeter une loi ; dans le sénat, osera-t-il raisonner sur l'administration de l'État, s'il n'est pas profondément versé dans les questions politiques? Ses discours sauront-ils pénétrer dans les coeurs, exciter on calmer les passions, ce qui est le triomphe de son art, s'il n'a fait une étude approfondie de tout ce que la philosophie enseigne sur le caractère et les moeurs des hommes? Peut-être n'approuverez-vous pas ce que je vais ajouter : j'oserai néanmoins dire ma pensée. La physique, les mathématiques et les autres sciences dont vous faisiez tout à l'heure une classe particulière, appartiennent, il est vrai, plus exclusivement à ceux qui les cultivent; mais on ne peut les embellir des ornements de la diction, sans recourir à l'art de l'orateur. S'il est vrai que l'architecte Philon, après avoir construit l'arsenal d'Athènes, rendit compte de ses travaux au peuple avec une grande éloquence, il dut cette éloquence à l'art de l'orateur, et non à celui de l'architecte. Si Antoine, qui m'écoute, avait eu à parler pour Hermodore sur la construction des ports, il aurait commencé par se bien faire instruire de la cause auprès de son client; ensuite il eût parlé avec autant de charme que d'abondance d'un art si différent du sien. Asclépiade, qui a été notre médecin et notre ami, s'exprimait plus élégamment que tous ses confrères; mais ce mérite appartenait à l'orateur, et non au médecin. Une assertion plus plausible, sans être encore tout à fait juste, c'est celle de Socrate lorsqu'il disait, avec plus de vraisemblance que de vérité, qu'on parle toujours bien de ce qu'on sait; il serait plus vrai de dire qu'on parle toujours mal de ce qu'on ignore, et qu'on ne parlera jamais bien même de ce qu'on connaît le mieux, si l'on ne sait bien présenter ses pensées, et les revêtir des ornements de l'élocution. XV. Si donc on veut embrasser dans une définition l'idée entière et complète du véritable orateur, celui-là seul, à mon avis, est digne d'un si beau nom, qui, sur quelque sujet qui se présente, peut parler avec justesse, avec méthode, avec élégance, de mémoire, et non sans une certaine dignité dans l'action. Si l'on trouve que je vais trop loin en disant sur quelque sujet qui se présente, chacun est libre de resserrer la limite à son gré; je soutiendrai cependant que l'orateur, ignorât-il toutes les autres sciences et fût-il uniquement borné à ce qui se rattache aux discussions du barreau, s'il se trouve forcé de parler de ces matières mêmes auxquelles il est étranger, il lui suffira de consulter ceux qui en ont fait une étude particulière, pour en parler ensuite beaucoup mieux qu'eux-mêmes. Que Sulpicius, qui est ici présent, ait à parler sur l'art militaire : d'abord il aura recours aux lumières de notre allié C. Marius; mais ensuite, en l'entendant parler, Marius sera tenté de croire que Sulpicius sait mieux la guerre que lui. Qu'il ait à traiter un point de droit, il viendra vous consulter, Scévola; et tout profond jurisconsulte que vous êtes, il s'énoncera mieux que vous sur les choses mêmes que vous lui agirez apprises. Si l'occasion se présente de parler de la nature et des vices des hommes, des passions, de la modération, de la continence, de la douleur, de la mort, bien que l'orateur doive posséder toutes ces matières, peut-être croirait-il devoir en conférer avec Sextus Pompée, cet homme si profondément versé dans la philosophie; et certes, quel que soit le sujet dont il se fasse instruire, il le traitera ensuite avec plus d'élégance que celui qui lui en aura donné des leçons. Comme la philosophie contient trois parties, la physique, la dialectique et la morale, laissons de côté les deux premières, par ménagement pour notre paresse; mais l'orateur, s'il veut m'en croire, s'attachera à la troisième, qui a toujours été de son ressort la lui interdire, serait lui ôter le moyen de produire de grands effets. Il doit donc étudier à fond cette partie de la philosophie; quant aux deux autres, lors même qu'il ne les connaîtrait pas, il pourra encore, s'il en est besoin, en parler avec talent et élégance, après qu'on lui aura fourni les notions nécessaires. XVI. En effet, si l'on convient qu'Aratus, sans connaître l'astronomie, a composé un beau poème sur le ciel et les étoiles; que Nicandre de Colophon, quoique étranger à l'agriculture, a chanté cet art avec succès, et que la poésie toute seule a suffi pour l'inspirer, pourquoi l'orateur ne pourrait-il pas aussi embellir de son éloquence des matières que la nécessité du moment lui aurait fait étudier? Le poète se rapproche beaucoup de l'orateur. S'il est plus enchaîné par la mesure, il a aussi plus de liberté pour l'expression; tous deux ont à leur disposition la même variété d'ornements; enfin, ce qui établit entre eux un rapport plus intime, c'est qu'ils ne se renferment pas dans d'étroites limites, mais qu'ils peuvent l'un et l'autre donner un libre essor à leur génie. Pourquoi avez-vous dit, Scévola, que si vous n'aviez pas été sur mon terrain, vous vous seriez formellement opposé à ma prétention, lorsque j'avançais que l'orateur devait posséder tout ce qui fait l'objet du discours, et réunir toutes les connaissances? Certes, je n'aurais pas énoncé cette opinion, si je croyais être le modèle dont j'essaye de donner une idée. Je ne fais que répéter ce que disait souvent C. Lucilius, qui gardait contre vous un peu de ressentiment, et pour cette raison me voyait plus rarement qu'il n'aurait voulu, mais qui d'ailleurs avait beaucoup d'instruction et de goût : il ne faut mettre au nombre des orateurs que celui qui possède toutes les connaissances qui conviennent à un homme bien né; et quoique nous n'en fassions pas toujours usage dans nos discours, on ne laisse pas cependant de s'apercevoir si nous les avons cultivées ou non. Celui qui joue à la paume n'applique pas à un simple amusement les règles et les principes de la gymnastique; mais pourtant ses moindres mouvements ont bientôt fait reconnaître s'il a suivi les exercices du gymnase. Le sculpteur ne se sert pas du pinceau lorsqu'il façonne l'argile; mais on distingue facilement s'il sait ou non le dessin. Il en est de même de l'orateur : entendez-le parler au barreau, à la tribune, au sénat; lors même qu'il ne fait pas usage des connaissances particulières qu'il peut avoir acquises, vous distinguerez bientôt si c'est un déclamateur qui ne sait rien au delà de sa rhétorique, ou si c'est un esprit éclairé qui s'est formé à l'éloquence par les études les plus élevées. XVII. - Scevola, en riant : Je ne veux plus lutter avec vous, Crassus; vous êtes trop habile ; après m'avoir abandonné tout ce que je voulais ôter à l'orateur, vous êtes parvenu, je ne sais comment, à vous en ressaisir, pour lui en faire présent. Lorsque j'étais préteur à Rhodes, je voulus répéter au célèbre rhéteur Apollonius les leçons que j'avais reçues de Panétius : il se moqua de la philosophie, selon sa coutume, en parla dédaigneusement, et la combattit avec plus d'enjouement que de gravité. Vous, loin de mépriser aucune science, aucun art, vous avez eu l'adresse de les grouper tous autour de l'orateur, comme autant de sujets dociles et empressés à le servir. Celui qui embrasserait de si vastes connaissances, en y joignant le charme d'une élocution parfaite, serait, j'en conviens, un homme extraordinaire et digne de toute notre admiration; mais si cet homme existait, s'il avait pu exister, ce serait vous, Crassus, vous qui, selon moi et de l'aveu général (nos amis me permettront de le dire), n'avez presque plus laissé aux autres orateurs de gloire à recueillir. Mais si vous, qui réunissez tout ce que peut exiger l'éloquence judiciaire et civile, reconnaissez pourtant que vous n'avez pas embrassé toutes les connaissances que vous attribuez à l'orateur, n'est-il pas à craindre que vous ne lui accordiez plus que ne permet la vérité? Souvenez-vous, dit Crassus, qu'il n'est pas question de moi, mais du parfait orateur. Eh! qu'ai-je appris, et que pourrais-je savoir, moi qui ai parlé en public sans avoir eu le temps de m'instruire, moi qui, partagé entre les occupations du barreau, la poursuite des honneurs, les intérêts de l'État et ceux de mes amis, me suis vu accablé par les affaires, avant d'avoir soupçonné même l'existence de tant de belles choses que l'orateur doit savoir ? Si vous avez tant d'estime pour moi qui, même en admettant ce talent naturel qu'il vous plaît de me prêter, n'ai eu ni assez de loisir pour étudier, ni ce zèle constant et infatigable qui veut tout savoir : que penseriez-vous donc d'un orateur qui à plus de génie réunirait encore tous ces avantages dont je suis privé? à quelle hauteur un tel homme ne s'élèverait-il pas? XVIII. Alors Antoine, prenant la parole : Vous m'avez convaincu Crassus; je suis de votre avis, et je ne doute pas qu'un orateur qui posséderait tout cet ensemble de connaissances précieuses ne se formât une élocution plus riche et plus abondante. Mais d'abord il est difficile d'acquérir un si vaste savoir, avec la vie que nous menons à Rome, au milieu de toutes les occupations qui nous accablent. Ensuite ne serait-il mème pas à craindre que de telles études ne nous éloignassent trop de nos habitudes de parole et de la manière qui convient à la tribune et au barreau? Les philosophes que vous avez nommés ont parlé de physique ou de morale avec élégance et noblesse; mais leur élocution est bien différente de la nôtre. C'est un style brillant et fleuri, plus fait pour les exercices pacifiques du gymnase que pour les tumultueux débats du forum. Pour moi, je me suis mis fort tard à lire les auteurs grecs, et je n'en ai fait qu'une étude superficielle ; mais lorsque je fus envoyé proconsul en Cilicie, le mauvais temps m'ayant retenu plusieurs jours à Athènes, je passai tous mes instants avec des philosophes célèbres : c'étaient à peu près les mêmes que vous citiez tout à l'heure. Le bruit s'étant, je ne sais comment, répandu parmi eux qu'à Rome j'étais employé ainsi que vous dans les causes les plus importantes, chacun d'eux discourut à sa manière sur l'art et sur les fonctions de l'orateur. Quelques-uns, et Mnésarque était du nombre, soutenaient que ceux à qui nous donnons le nom d'orateurs, ne sont que des espèces de manoeuvres, qui ont la langue agile et bien exercée; qu'il n'y a d'orateur que le sage; que l'éloquence, qui consiste dans l'art de bien dire, est une vertu; que toutes les vertus sont égales et liées entre elles; que celui qui en possède une les possède toutes; qu'ainsi l'homme éloquent a toutes les vertus et n'est autre que le sage. Tels étaient leurs raisonnements, et ils les présentaient avec une sécheresse et une obscurité peu analogues à notre goût. Charinadas s'exprimait sur le même sujet avec beaucoup plus d'abondance; mais il ne faisait pas connaître son opinion, suivant l'ancien usage de l'Académie qui se borne à combattre tous les systèmes. Seulement il résultait de ses discours que tous les rhéteurs, qui prétendent enseigner l'art de bien dire, sont des ignorants, et qu'un orateur ne possédera jamais la véritable éloquence, s'il ne s'instruit à l'école des philosophes. XIX. Quelques Athéniens, qui ne manquaient pas d'éloquence, et qui avaient l'habitude du barreau et des affaires publiques, soutenaient l'opinion contraire, entre autres Ménédème, mon hôte, que vous avez vu dernièrement à Rome. Il soutenait qu'on trouvait chez les rhéteurs des notions sur tout ce qui peut servir à fonder ou à régir les États; mais, à la vivacité de son esprit, Charmadas opposait l'étendue de son savoir et sa prodigieuse érudition. II prétendait que toutes ces notions ne pouvaient se puiser que dans les écrits des philosophes; que ce qui concerne le culte des dieux, l'éducation de la jeunesse, la justice, la force, la tempérance, la modération en toutes choses, enfin tous ces principes nécessaires à l'existence ou au bon ordre des Etats, ne se trouvaient pas dans les livres des rhéteurs. Si leur art, ajoutait-il, embrasse tant de connaissances sublimes, pourquoi leurs traités sont-ils remplis de règles sur l'exorde, la péroraison, et d'autres futilités semblables (c'est le terme dont il se servait), tandis qu'ils ne disent pas un mot sur la constitution des empires, l'établissement des lois, l'équité, la justice, la bonne foi, les moyens de régler nos moeurs et de réprimer nos passions ? Il allait jusqu'à se moquer de l'inutilité de leurs préceptes, et soutenait que non seulement ils n'ont pas ces lumières qu'ils s'attribuent, mais que même ils ignorent l'art de bien dire qu'ils enseignent. En effet, disait-il, le but principal de l'orateur est de se montrer aux auditeurs tel qu'il veut leur paraître : or, c'est par la vertu seule qu'il peut y parvenir, et les maîtres de rhétorique n'en parlent pas. Il doit ensuite faire naître dans les coeurs tous les sentiments qu'il lui conviendra d'inspirer; mais il n'y parviendra pas, s'il ignore comment on peut maîtriser les âmes, par quels ressorts on les dirige, par quels discours on les pénètre. des impressions les plus opposées ; et cette connaissance est cachée et comme ensevelie dans les profondeurs de la philosophie, dont ces rhéteurs n'ont pas même effleuré la surface. Ménédème s'efforçait de le réfuter plutôt par des exemples que par des raisonnements : il récitait de mémoire les plus beaux passages des harangues de Démosthène, et il prouvait ainsi que ce grand orateur connaissait le moyen d'émouvoir l'esprit du peuple ou des juges, et qu'il avait su découvrir le secret qu'on prétendait n'appartenir qu'à la philosophie. XX. Charmadas ne contestait, ni les lumières, ni l'éloquence de Démosthène. Mais, ajoutait-il, soit qu'il les trouvât dans son génie, soit qu'il en fût redevable aux leçons de Platon, dont on sait qu'il fut le disciple, la question n'est pas de savoir jusqu'où ce grand homme a pu s'élever, mais ce que peuvent enseigner les rhéteurs. Souvent même, dans la chaleur de la discussion, il s'avançait jusqu'à soutenir qu'il n'y a pas d'art de parler. Il démontrait que la nature nous apprend elle-même à demander une grâce d'une voix suppliante, à nous insinuer avec adresse dans l'esprit de celui dont notre sort dépend, à effrayer nos ennemis par un ton menaçant, à exposer un fait comme il s'est passé, à soutenir, par des preuves, l'opinion que nous voulons faire prévaloir, à réfuter celle de notre adversaire, à employer enfin le langage de la plainte ou de la prière. C'est là, ajoutait-il, que se borne tout le pouvoir de l'orateur; ensuite l'habitude et l'exercice développent l'intelligence, et donnent la facilité de l'élocution. Il appuyait aussi son opinion par des exemples. Il remontait jusqu'à un certain Corax, un certain Tisias, qui, les premiers, ont écrit sur la rhétorique, et en ont fait un art : depuis eux, on ne trouvait pas un seul rhéteur qui eût montré la moindre éloquence. Il nommait au contraire une foule de grands oratéurs qui n'avaient jamais songé à étudier les préceptes; et même il me mettait du nombre, soit pour se moquer de moi, soit qu'il parlait sincèrement, et qu'on lui eût donné de moi cette opinion. Il disait que je n'avais jamais appris l'art oratoire, et que je n'en étais pas moins éloquent. Je passais aisément condamnation sur le premier point, savoir que je n'avais pas étudié la rhétorique; mais, pour l'autre, je lui répondais qu'il voulait plaisanter, ou qu'il était.dans l'erreur. Il disait encore que tout art doit avoir des règles précises, évidentes, qui tendent à un même but, et dont l'application soit constante et invariable; que dans l'éloquence, au contraire, tout est vague et incertain, les orateurs ne possédant eux-mêmes qu'imparfaitement les choses dont ils parlent, et ne se proposant pas de présenter à leurs auditeurs des connaissances positives, mais de leur donner à la hâte quelques notions fausses, ou du moins obscures. Enfin, il réussit presque à me convaincre qu'il n'y a point d'art de la parole, et qu'il est impossible de parler avec abondance ou avec habileté, à moins d'avoir étudié les plus habiles philosophes. Dans ces entretiens, Charmadas montrait la plus grande admiration pour votre talent, Crassus, et me disait qu'il avait trouvé en moi un disciple docile; en vous, un antagoniste infatigable. XXI. Séduit par l'opinion de ce philosophe, j'écrivis dans un petit traité qui m'échappa, et qui fut publié bien à mon insu et contre mon gré, que je connaissais quelques hommes diserts, mais que je n'en avais pas encore vu un seul d'éloquent. Je donnais le nom de disert à celui qui s'exprime avec assez d'art et de clarté pour satisfaire le commun des hommes et mériter les suffrages de ces esprits vulgaires; j'appelais éloquent celui qui sait orner et ennoblir toute sorte de sujet par la magnificence et la hauteur des pensées, et qui trouve dans son génie et dans sa mémoire, comme dans une source inépuisable, tout ce qui peut donner de la vie au discours. Sans doute une pareille perfection est difficile à atteindre; pour nous surtout, dont tous les instants sont absorbés par la poursuite des magistratures et le travail du barreau , avant que nous ayons pu nous livrer à l'étude. Mais elle n'est pas une chimère; elle n'excède pas les forces de la nature humaine. Pour moi, et j'ose faire cette prédiction en voyant les heureuses dispositions de nos concitoyens, je ne désespère pas qu'il ne se rencontre quelque jour un homme qui, avec plus de zèle que nous pour l'étude, plus de loisir pour le travail, un génie plus formé, une application plus constante, après avoir beaucoup lu, beaucoup entendu, beaucoup écrit, atteigne enfin à cette véritable éloquence que nous cherchons, et parvienne à réaliser ce modèle idéal que notre imagination conçoit. Mais cet orateur, ou c'est Crassus lui-même, ou ce sera quelque Romain qui, doué d'un génie égal au sien, avec plus de facilités pour étudier les modèles et s'exercer par la composition, pourra encore aller un peu plus loin que lui. - Nous souhaitions vivement, Cotta et moi, dit alors Sulpicius, de vous voir tous deux aborder ce sujet d'entretien; mais nous ne l'espérions pas. Nous nous estimions déjà heureux, en venant ici, de vous entendre discuter même d'autres matières, et de pouvoir recueillir quelques-unes de vos précieuses pensées. Mais que vous en vinssiez à dévoiler les mystères de cette étude, de cet art, ou de ce don de la nature, comme on voudra l'appeler, c'est ce que nous eussions à peine osé désirer. Pour moi, dès ma plus tendre jeunesse, je vous ai recherchés avec empressement l'un et l'autre; mon attachement pour Crassus m'a constamment retenu près de sa personne et cependant je n'ai jamais pu obtenir un seul mot de lui sur la nature et les règles de l'éloquence. Mes instances à cet égard et les sollicitations de Drusus ont toujours été inutiles. Quant à vous, Antoine, et je vous dois cette justice, vous n'avez jamais refusé de répondre à mes questions, de satisfaire à tous mes doutes, et souvent vous m'avez fait part des observations que votre expérience vous suggérait. Mais aujourd'hui, puisque vous avez tous deux commencé à nous découvrir ce que nous désirons si vivement savoir, et que Crassus a le premier amené la conversation sur ce sujet, poursuivez, nous vous en supplions, ce piquant entretien, et faites-nous connaître votre opinion sur les principes de l'éloquence. Si vous nous accordez cette grâce, j'en aurai une éternelle obligation aux jardins de Crassus et au séjour de Tusculum; l'Académie et le Lycée ne vaudront pas à mes yeux ce gymnase à la porte de Rome. XXII. Crassus répondit : Adressons-nous plutôt à Antoine, mon cher Sulpicius ; il est bien en état de vous satisfaire à cet égard, et il en a l'habitude, vous le disiez vous-même tout à l'heure. Quant à moi, j'ai toujours eu de l'éloignement pour ce genre d'entretien, et, comme vous venez de me le reprocher, je n'ai jamais cédé là-dessus à vos instances. Ce n'était de ma part ni orgueil, ni mauvaise volonté; j'étais bien loin aussi de désapprouver en vous un si juste et si louable empressement, d'autant plus que j'avais dès lors l'intime conviction que vous êtes né pour exceller dans l'éloquence; mais je ne suis nullement accoutumé à ces discussions, et j'ignore toutes ces règles dont on a fait un art. - Puisque la plus grande difficulté est vaincue, reprit Cotta, et que nous vous avons mis enfin sur ce sujet, nous n'aurions plus maintenant à nous en prendre qu'à nous-mêmes si nous vous laissions aller avant que vous eussiez résolu tous nos doutes. - Du moins, dit Crassus, en ce que je saurai et pourrai, comme on dit en matière de successions. - Qui de nous, répondit Cotta, aurait la prétention de savoir ce que vous ignorez, ou de pouvoir ce qui vous est impossible? - Et bien! proposez-moi vos questions, j'y consens, pourvu que je puisse convenir franchement de tout ce qui sera au-dessus de mes forces, et qu'il me soit permis de dire que j'ignore ce qu'en effet je ne sais pas. - Nous commencerons, dit Sulpicius, par vous demander votre opinion sur un point qu'Antoine traitait tout à l'heure. Pensez-vous qu'il y ait un art de bien dire ? - Eh quoi! reprit Crassus, me prenez-vous pour un de ces Grecs oisifs et babillards, qui divertissent quelquefois par leur vain savoir; et venez-vous me proposer une frivole question, pour que je la développe à mon gré? Croyez-vous que j'aie fait mon étude de ces futilités? et ne savez-vous pas que je me suis toujours moqué de ces charlatans qui, du haut de leur chaire, élèvent impudemment la voix au milieu d'une nombreuse assemblée pour demander qu'on leur adresse quelque question? On dit que ce fut Gorgias le Léontin qui le premier en donna l'exemple : il croyait faire preuve d'un rare et admirable talent, en s'engageant à parler sur toutes les matières qui lui seraient proposées. Depuis lui, cette présomption est devenue commune; elle l'est encore de nos jours, et il n'est pas de question, quelque neuve, quelque imposante qu'elle soit, que ces intrépides parieurs ne se croient en état de traiter à fond. Si j'avais pensé, Sulpicius et Cotta, que vous eussiez le désir d'entendre une dissertation de cette espèce, j'aurais amené ici quelque Grec pour vous procurer ce plaisir. Maintenant encore il serait facile d'en trouver. Mon ami, M. Pison, jeune homme du plus rare talent, et qui a beaucoup de goût pour ces sortes d'exercices, a chez lui le péripatéticien Staséas. Je connais beaucoup ce rhéteur, et, au jugement des gens habiles, il tient le premier rang parmi ceux de sa profession. XXIII.- Que nous parlez-vous, dit Scévola, de Staséas et de péripatéticien? C'est à vous, Crassus, de contenter ces jeunes Romains : ils ne veulent pas entendre le vain et stérile verbiage de quelque sophiste grec, ni les éternelles leçons de l'école ; ils veulent s'instruire auprès de l'homme le plus sage et le plus éloquent de notre siècle, auprès d'un orateur dont la réputation n'est pas fondée sur quelque futile traité, mais qui s'est fait admirer dans les causes les plus importantes, et à qui ses lumières et son talent ont mérité le premier rang dans la première ville du monde pour la puissance et la gloire Comme ils ont l'ambition de marcher sur ses traces, ils désirent aussi s'éclairer de ses conseils. Je vous ai toujours regardé comme le roi des orateurs, et j'ai toujours reconnu que votre bonté égalait votre éloquence. Montrez-le donc en cette occasion, et ne vous refusez pas à une discussion dans laquelle deux jeunes gens aussi distingués brûlent de vous voir entrer. - Soit, répondit Crassus, je me rendrai à leurs voeux, et j'examinerai chacune de leurs questions; mais ce sera en peu de mots, selon ma coutume. Et d'abord, puisqu'il m'est impossible de me refuser à ce que vous exigez de moi, Scévola, je répondrai que, selon moi, ou il n'y a point d'art de parler, ou que, s'il y en a un, cet art est peu de chose en lui-même. Tout ce débat qui partage les savants n'est au fond qu'une dispute de mots. En effet, si, d'après la définition d'Antoine, tout art doit avoir des principes fixes, bien connus, indépendants de tout arbitraire, et réunis en corps de doctrine, il me semble qu'on ne peut pas dire qu'il y ait un art de parler, puisque le langage de l'orateur varie suivant les circonstances, et doit être approprié aux sentiments et au goût de l'auditoire. Mais si l'on a observé les moyens employés avec le plus de succès dans l'éloquence, si ces observations, recueillies avec soin par des esprits judicieux ont pu être consignées dans des écrits, classées par genres, et réduites à des divisions bien distinctes, ce que l'expérience démontre, je ne vois pas pourquoi elles ne constitueraient pas un art, sinon dans toute la rigueur de la difinition, du moins selon l'acception ordinaire de ce mot. Au, surplus, que ce soit un art, ou seulement quelque chose qui ressemble à un art, il ne faut pas sans doute le négliger; mais il faut se persuader qu'il est des moyens plus puissants pour atteindre à l'éloquence. XXIV. Antoine dit alors : Je suis tout à fait de votre avis, Crassus. Vous n'admettez pas un art de bien dire, dans le même sens que ces rhéteurs qui bornent là tous les secrets de l'éloquence; vous ne faites pas non plus comme la plupart des philosophes qui n'en veulent reconnaître aucun. Mais vous nous ferez plaisir à tous, si vous voulez nous donner une idée de ces moyens qui, selon vous, sont plus puissants que l'art lui-même. - Je poursuivrai, reprit Crassus, puisque j'ai commencé; mais je vous prie de ne pas divulguer les futilités dont je vais vous entretenir. Au reste, je n'ai pas la prétention de faire ici le rhéteur; je m'exprimerai comme un citoyen romain, comme un homme qui a quelque usage du barreau, sans en avoir fait une étude approfondie, et qui ne s'est point engagé de propos délibéré à traiter un pareil sujet, mais qui se trouve amené fortuitement à prendre part à votre conversation. Lorsque je sollicitais les emplois, je commençais par me débarrasser de Scévola, en arrivant au forum. Retirez-vous, lui disais-je, je viens ici faire des sottises. Il faut plaire au peuple, et c'en est le seul moyen. Vous êtes l'homme du monde devant qui il me coûte le plus de m'abaisser à un tel rôle. Aujourd'hui le hasard va le rendre encore témoin de mes extravagances; car qu'y a-t-il de plus extravagant que de discourir sur la manière de parler, quand c'est déjà une chose ridicule que de parler; lorsqu'il n'y a point nécessité de le faire? - Continuez, Crassus, dit Scévola; si c'est une faute, je la prends sur moi. XXV. - Je pense, continua Crassus, que c'est la nature avant tout et le génie qui contribuent puissamment à nous former à l'éloquence; et quant aux rhéteurs dont nous parlait Antoine, ce ne sont pas les règles ni la méthode, c'est la nature qui leur a manqué. Il faut que l'orateur sente dans son âme ces mouvements rapides, cette chaleur vivifiante qui anime la pensée, féconde et enrichit l'élocution, et imprime dans la mémoire des traits fermes et durables. S'imaginer que l'art peut nous donner ces facultés, c'est une erreur. Certes, nous serions trop heureux, si l'art pouvait allumer le feu du génie. Non, jamais il ne saura faire naître en nous ces nobles élans que la nature seule peut donner. Mais en supposant qu'on puisse les acquérir, que dira-t-on de ces avantages physiques que l'homme apporte certainement en naissant; une langue souple et déliée, une voix sonore, des poumons vigoureux, une organisation forte, enfin une certaine dignité dans les traits et dans toute la personne? Je ne prétends pas que l'art ne puisse ajouter à la nature; je sais que le travail peut perfectionner les bonnes qualités, corriger et réformer les imperfections; mais il est des hommes dont la langue est si embarrassée et la voix si ingrate, chez lesquels le jeu de la physionomie et les mouvements du corps sont si durs et si repoussants, que, malgré toutes les ressources du génie et de l'art, ils ne sauraient prendre rang parmi les orateurs. Il en est d'autres, au contraire, si richement pourvus de ces mêmes avantages, et tellement favorisés par la nature, qu'ils ne semblent pas nés comme les autres hommes, et qu'un dieu semble avoir pris plaisir à les former de ses mains. C'est une tâche périlleuse et difficile à remplir, que de s'engager à parler seul, sur les plus grands intérêts, au milieu d'une assemblée nombreuse, qui se tait pour vous écouter. Il n'est personne alors qui ne soit plus clairvoyant sur les défauts de l'orateur que sur son mérite; et les moindres imperfections suffisent pour faire oublier tout ce qu'il a de louable. Si je signale ainsi les écueils, ce n'est pas que je veuille détourner de la carrière les jeunes gens à qui la nature aurait refusé quelques-uns de ses dons. N'ai-je pas vu de mon temps C. Celius, homme nouveau, se faire encore un nom avec le peu d'éloquence qu'il s'était acquise à force de travail? et Q. Varius, qui est de votre âge, avec son extérieur ingrat et ses manières repoussantes, ne doit-il pas à ses talents, quels qu'ils soient, le crédit et l'autorité dont il jouit aujourd'hui dans Rome? XXVI. Mais puisqu'il est question ici du véritable orateur, il faut nous le représenter exempt de tout défaut, réunissant tous les talents. Si la multiplicité des procès, si la variété infinie des causes, si ce tumulte et cette barbarie qui règnent dans le forum, y donnent accès aux plus misérables parleurs, ce n'est pas une raison pour nous de nous écarter du but de nos recherches. Dans les arts qui n'ont rien de vraiment utile, et dont l'objet est d'amuser et d'occuper les loisirs, voyez comme nos jugements sont sévères et dédaigneux. Les procès et le soin de nos affaires nous forcent à tolérer au barreau les mauvais avocats, mais on n'a pas au théâtre les mêmes motifs d'indulgence pour les méchants acteurs. L'orateur ne doit donc pas se borner à satisfaire son client qui a besoin de lui ; il doit se faire admirer de ceux qui le jugent indépendamment de tout intérêt. Vous voulez savoir le fond de ma pensée; je puis dévoiler à des amis tels que vous ce que je n'ai jamais voulu découvrir à personne. L'orateur le plus habile, celui qui s'exprime avec le plus d'élégance et de facilité, n'est à mes yeux qu'un effronté, s'il ne tremble en montant à la tribune, et s'il ne tremble encore pendant tout son exorde; mais c'est ce qui ne peut manquer d'arriver. En effet, plus un orateur est habile, plus il connaît les difficultés de l'art, plus il redoute l'incertitude du succès, plus il craint de ne pas remplir l'attente des auditeurs. Celui de qui l'on ne peut rien espérer qui soit digne du nom et de la profession d'orateur, rien qui puisse satisfaire les hommes éclairés qui l'entendent, éprouvât-il l'émotion dont je parle, n'en est pas moins à mes yeux un impudent; car pour échapper à ce reproche, il ne suffit pas de rougir; il faut encore ne rien faire dont on puisse avoir à rougir. Quant à ceux qui n'éprouvent aucun embarras, et c'est ce que je vois dans le plus grand nombre, non seulement je blâme leur assurance, mais je voudrais encore qu'on la punit. J'ai souvent remarqué en vous une impression que j'éprouve aussi moi-même en prononçant mon exorde : je sens que je pâlis, mes idées se confondent, et je tremble de tous mes membres. Un jour même que je m'étais porté pour accusateur, dans ma première jeunesse, je fus si interdit en commençant mon discours, que Q. Maximus, s'apercevant de mon désordre, renvoya la cause à un autre jour, et c'est un service que je n'oublierai jamais. Ici les auditeurs se regardèrent avec des signes d'assentiment, et se mirent à parler bas entre eux. Crassus avait en effet une extrême modestie; et cette défiance de lui-même, au lieu de nuire à son éloquence, lui donnait plus d'effet et de force, en faisant ressortir encore mieux la pureté de son âme. XXVII. - Ce que vous dites est vrai, Crassus, dit alors Antoine : j'ai souvent observé que vous étiez troublé pendant l'exorde de vos discours, et j'ai remarqué le même embarras dans les plus grands orateurs, dont aucun ne vous égale à mon avis. En examinant comment il se fait que les hommes les plus habiles sont aussi les plus émus, j'en ai trouvé deux raisons. D'abord, ceux qui joignent aux dons de la nature les leçons de l'expérience savent que, même pour les plus grands orateurs, le succès n'est pas toujours proportionné aux efforts; il est donc naturel que toutes les fois qu'ils parlent en public, ils redoutent un échec qui est toujours possible. Le second motif est une injustice dont je me suis souvent plaint : si un homme qui s'est fait un nom dans tout autre art n'a pas réussi comme à son ordinaire, on juge ou qu'il ne l'a pas voulu, ou qu'il était mal disposé : Roscius, dit-on, s'est négligé aujourd'hui, ou bien il avait l'estomac chargé. Mais qu'un orateur ait paru faible, on suppose aussitôt que c'est faute d'esprit, et il paraît sans excuse; car on ne manque pas d'esprit parce qu'on l'a voulu, ou parce qu'on est malade. On nous juge donc bien plus sévèrement, et chaque fois que nous parlons en public, nous avons à subir un nouvel arrêt. Qu'un acteur ait mal joué un jour, on n'en conclut pas qu'il ignore les règles de son art; au lieu qu'un échec donne une idée désavantageuse des talents d'un orateur, et cette impression ne s'efface plus ou du moins subsiste longtemps. XXVIII. Vous avez dit qu'il est certaines qualités que l'orateur ne peut tenir que de la nature, et pour lesquelles toutes les leçons des maîtres ne sauraient être d'un grand secours. Je suis entièrement de votre avis, et j'ai toujours approuvé la conduite du célèbre rhéteur Apollonius d'Alabanda, qui , se faisant payer ses leçons, ne souffrait cependant pas que ceux de ses élèves qu'il jugeait incapables de devenir orateurs, perdissent leur temps à son école, et les renvoyait en les exhortant à s'adonner à la profession pour laquelle il croyait leur voir quelque aptitude. Pour réussir dans les autres arts, il suffit d'être au niveau commun des hommes. Tout ce qu'il faut, c'est assez d'intelligence pour concevoir, assez de mémoire pour retenir quelques principes qu'on vous démontre, et que l'on fait comme entrer par force dans l'intelligence la plus rebelle. On n'exige de vous ni la flexibilité de l'organe, ni la rapidité de l'expression, ni d'autres qualités que nous ne pouvons nous donner nous-mêmes, telles que la physionomie, l'extérieur, la voix. Mais, pour l'orateur, on veut qu'il réunisse la finesse des dialecticiens, la raison des philosophes et presque l'élocution des poètes, la mémoire des jurisconsultes, l'organe des tragédiens et le geste des acteurs les plus habiles. Aussi n'y a-t-il rien de plus difficile à trouver au monde qu'un orateur parfait. Dans les autres arts, pour obtenir les suffrages, il suffit de posséder quelques qualités dans un degré médiocre ; l'orateur, pour se faire estimer, doit les réunir toutes au plus haut degré. - Voyez cependant, reprit Crassus, combien on donne plus de soin et d'étude à un art futile qu'on n'en donne à l'éloquence, le plus sublime de tous. J'entends souvent dire à Roscius qu'il n'a jamais trouvé un seul élève dont il fût content non pas qu'il ne s'en soit rencontré, dans le nombre, quelques-uns qui eussent du talent, mais parce qu'il ne peut souffrir en eux le moindre défaut. En effet, ce qui choque est toujours ce qui frappe le plus vite, et ce qu'on a le plus de peine à oublier. Appliquons à l'art oratoire l'exemple de ce comédien. Voyez-vous quelle grâce, quelle perfection il met dans ses moindres mouvements; comme tout en lui est conforme aux bienséances; comme tout émeut, enchante le spectateur? Aussi sa supériorité est si bien reconnue, que, pour faire entendre qu'un artiste excelle dans un art quelconque, on dit de lui : C'est le Roscius de son art. Mais, je le sens, exiger de l'orateur une perfection dont. je suis si éloigné moi-même, c'est de ma part une prétention bien ridicule. Je demande grâce pour moi, et je n'ai d'indulgence pour personne. Oui, je l'avoue, je pense comme Apollonius : tout homme qui, dénué de talent et de goût, ne paraîtra pas né pour l'éloquence, doit être renvoyé à quelque profession plus analogue à ses moyens. XXIX. - Eh quoi ! dit Sulpicius, nous conseillez-vous, à Cotta ou à moi, d'abandonner l'éloquence pour le droit civil ou l'art militaire? Car qui pourrait se flatter d'atteindre à cette perfection en tout genre que vous exigez de l'orateur? - Au contraire, dit Crassus, c'est parce que j'ai reconnu en vous les plus heureuses dispositions pour l'éloquence, que j'ai fait toutes ces observations. Mon dessein était moins encore d'effrayer ceux qui ne sont pas nés pour cet art, que de vous encourager, vous qui êtes faits pour y exceller. Vous avez tous deux beaucoup de talent naturel et beaucoup d'ardeur; et quant aux qualités extérieures sur lesquelles j'ai insisté peut-être avec plus de force que les Grecs n'ont coutume de le faire, la nature, Sulpicius, vous les a prodiguées. Je n'ai jamais connu personne qui eût plus de grâce dans le maintien, plus de noblesse dans les manières et dans tout l'extérieur, un organe à la fois plus agréable et plus sonore : avantages précieux, même lorsqu'on les possède à un degré moins éminent, parce qu'on peut toujours en faire un usage habile et sage, et parvenir ainsi à ne blesser aucune convenance. Car c'est là le point le plus important, et celui sur lequel il est le plus difficile de prescrire des règles, non seulement pour moi, qui m'entretiens ici avec vous comme un père avec ses enfants, mais pour Roscius lui-même, à qui j'ai souvent entendu dire que la convenance est le point capital de l'art, et le seul que l'art ne puisse enseigner. Mais il est temps de changer de discours, et de laisser là le langage des rhéteurs, pour traiter quelque sujet plus digne de nous. - Non, Crassus, dit Cotta; puisqu'au lieu de nous renvoyer à quelque autre profession, vous nous engagez à persister dans l'étude de l'éloquence, il faut que vous cédiez à nos sollicitations, que vous nous découvriez le secret de votre méthode, quel qu'il soit. Notre ambition n'est pas excessive : nous ne désirons pas aller au delà de ce que vous appelez votre médiocrité; mais ne nous refusez pas vos conseils pour nous aider à y parvenir; et si, comme vous le dites, nous ne sommes pas tout à fait dépourvus des qualités que la nature seule peut donner, apprenez-nous, de grâce, ce qu'il faut y joindre. XXX. - Bien, mon cher Cotta, dit Crassus en souriant, que ce zèle, ce noble enthousiasme, sans lequel on ne fait rien de grand sur la terre, et qui surtout est nécessaire pour atteindre le but où vous tendez. Au surplus, je vois que vous n'avez pas besoin d'être excités ; vos instances mêmes, un peu indiscrètes peut-être, me prouvent assez l'ardeur qui vous anime. Mais le désir d'arriver au but ne suffit pas, si l'on ne connaît les chemins qui y conduisent. Ainsi, puisque vous ne m'imposez pas une tâche au-dessus de mes forces, que vous ne me demandez pas de vous exposer la théorie de l'art oratoire, mais de vous rendre compte de mes propres idées, je veux bien vous satisfaire. N'attendez pas de moi quelque découverte importante ou difficile, ni quelque système profond et imposant; je vous dirai simplement quelle méthode je suivais dans ma jeunesse, lorsque j'avais le loisir de me livrer à cette étude. - O jour heureux pour nous, mon cher Cotta ! s'écria Sulpicius. En vain j'avais employé les prières et l'artifice auprès de Crassus pour pénétrer sa méthode de composition et le secret de son éloquence; en vain j'avais épié toutes les occasions de m'en instruire auprès de Diphile, son lecteur et son secrétaire. Mais nos souhaits sont enfin accomplis; il va nous découvrir lui-même ce que nous désirons depuis si longtemps savoir. XXXI. - Je crains bien, reprit Crassus, qu'après m'avoir entendu vous n'éprouviez moins d'admiration que de regret d'avoir eu tant d'empressement pour si peu de chose. Je vous le répète, je ne vous dirai rien de nouveau ni d'extraordinaire, rien qui réponde à votre attente, rien enfin qui ne soit connu de vous, comme de tout le monde. Ainsi je conviens que j'ai commencé par ces études qui entrent dans l'éducation d'un homme bien né; que j'ai rempli ma mémoire de tous les préceptes rebattus de l'école. J'ai appris d'abord que la fonction de l'orateur est de parler de manière à persuader; que le discours a pour objet, ou une question indéfinie, sans désignation de temps ni de personnes, ou une question déterminée par les considérations des temps et des personnes; que dans les deux cas, quel que soit le sujet de la contestation, on examine si le fait est arrivé; puis, quelle en est la nature, ou quel nom il faut lui donner; ou encore, selon quelques-uns, s'il est juste ou injuste; que la discussion a souvent pour objet l'interprétation d'un acte, lorsqu'il s'y trouve quelque équivoque, quelque contradiction, quelque opposition entre le sens et la lettre; que chacun de ces différents cas a ses moyens qui lui sont propres; que dans les causes qui n'appartiennent pas à la question générale, on distingue deux genres, le judiciaire et le délibératif; qu'il en existe encore un troisième, qui a pour objet l'éloge et le blâme; que chacun de ces trois genres a ses lieux (ou sources de développements ); que dans le premier, par exemple, on cherche de quel côté est la justice; dans le second, on examine ce qui est utile à ceux que l'on conseille; que dans le troisième, enfin, on met en relief tout ce qui est à l'avantage de ceux dont on fait l'éloge; que tout l'art de la rhétorique se divise en cinq parties; que l'orateur doit d'abord trouver les matériaux de son discours, puis les ranger, non seulement dans un ordre convenable, mais les distribuer avec sagesse, de manière à leur donner plus de force; les embellir des ornements de style; ensuite les imprimer fortement dans sa mémoire; enfin, les débiter avec grâce et avec noblesse. J'appris encore qu'avant d'arriver au fait, il faut commencer par nous concilier les auditeurs, puis exposer le fait, établir le point de la question, faire valoir nos moyens, réfuter ceux des adversaires; enfin, en terminant le discours, amplifier et rehausser ce qui nous est favorable, atténuer et détruire ce qui nous est contraire. XXXII. J'étudiais aussi les moyens d'orner un discours : ces moyens sont d'abord la pureté et la correction du langage; ensuite, la netteté et la clarté; puis l'élégance; enfin, la bienséance et la convenance du style avec le sujet. J'appris tout ce qu'on enseigne sur chacune de ces qualités. Je vis même que l'art avait donné des règles pour les choses qui dépendent le plus de la nature. Je saisis quelques préceptes assez courts sur l'action et sur la mémoire; mais j'eus soin d'y joindre un exercice assidu. Voilà à peu près tout ce que contient la doctrine des rhéteurs. J'aurais tort de prétendre qu'elle est inutile: elle éclaire l'orateur, elle guide sa marche; elle lui montre le but où il doit tendre, et l'empêche de s'en écarter. Toutefois ne nous abusons pas sur la puissance des préceptes : ils n'ont pas formé les grands orateurs; mais on a observé la marche qu'avait suivie le génie guidé par la nature, et on a cherché à suivre ses traces. Ainsi ce n'est pas l'éloquence qui est née de l'art, mais l'art qui est né de l'éloquence. Cependant, je le répète, je suis loin de vouloir rejeter l'art des rhéteurs. S'il n'est pas, pour l'orateur, d'une absolue nécessité, c'est du moins une connaissance digue d'orner son esprit. Il y a certains exercices oratoires auxquels je vous conseille de de vous livrer, quoique déjà avancés comme vous l'êtes dans la carrière. Ils seront encore plus utiles à ceux qui se disposent à la parcourir : ce sont comme des combats simulés, par lesquels ils se formeront d'avance aux combats plus sérieux du forum. - Nous serions curieux, dit Sulpicius, d'avoir là-dessus même votre opinion. Ce n'est pas que nous ne désirions vous entendre développer les préceptes que vous n'avez fait qu'effleurer tout à l'heure; matière qui du reste n'est pas tout à fait nouvelle pour nous. Mais nous y reviendrons plus tard. Pour le moment, faites-nous connaître votre sentiment sur les exercices dont vous venez de nous parler. [1,33] XXXIII. - J'approuve sans doute, reprit-il, l'usage où vous êtes de supposer une cause à peu près semblable à celles qui se plaident au barreau, et de la traiter comme une cause véritable. Mais en se livrant à cet exercice, la plupart ne songent qu'à développer leur voix, sans lui donner les inflexions convenables; ils cherchent la volubilité de la langue et l'abondance des mots. Ils ont entendu dire qu'en parlant on apprend à parler, et c'est ce qui les abuse. On dit aussi, et avec autant de vérité, qu'en parlant mal on apprend à mal parler. Si donc il est utile, dans les exercices de ce genre, de parler souvent sans préparation, il l'est plus encore de prendre du temps pour réfléchir, méditer son sujet, et le traiter avec soin. Mais la méthode, sans contre-dit la plus efficace, et convenons-en, celle que nous suivons le moins à cause du travail qu'elle exige, c'est d'écrire beaucoup. La plume nous forme à bien dire; c'est là le premier et le plus habile des maîtres : vous voyez pourquoi. Autant une improvisation soudaine et rapide est inférieure au discours préparé d'avance par la méditation , autant celui-ci même le cédera à une composition écrite avec soin, et épurée par un travail assidu. Alors tous les développements, tous les traits saillants que le sujet peut fournir, qu'ils soient du domaine de l'art, du goût ou du génie, si par une vive contemplation l'esprit s'applique à les saisir, se présentent comme d'eux-mêmes et se dévoilent à nos regards; alors les pensées les plus brillantes, les expressions les plus heureuses, selon la nature de la composition, viennent nécessairement se placer sous la plume, les mots se rangent dans un ordre régulier, et les périodes s'arrondissent, non pas avec l'harmonie du langage des poètes, mais avec ce nombre qui convient à l'éloquence oratoire. Voilà ce qui, dans les grands orateurs, excite les acclamations et l'enthousiasme. En vain se serait-on exercé mille fois à ces déclamations improvisées; on ne produira jamais ces grands effets, si l'on ne s'est appliqué longtemps à écrire. Celui qui apporte à la tribune cette précieuse habitude obtient encore un rare avantage, c'est que, lors même qu'il parle sans préparation, il semble encore avoir écrit tout ce qu'il dit; et si après n'avoir confié au papier qu'une partie de son discours, il s'abandonne pour le reste aux inspirations de sa pensée, l'auditeur ne s'apercevra d'aucun changement dans la diction. Comme un navire lancé sur les flots, si les rameurs viennent à suspendre l'effort de leurs bras, s'avance encore et continue à voguer quoique la rame ne le pousse plus, ainsi la marche du discours n'est pas interrompue au moment où l'orateur a cessé d'écrire; mais ce premier travail devient comme une inspiration puissante qui le soutient et l'anime. XXXIV. Dans les études de ma première jeunesse, j'essayai d'un exercice que je savais avoir été employé par C. Carbon, qui fut depuis mon ennemi. Je lisais avec attention, soit une tirade de beaux vers, soit un morceau de bonne prose, et lorsque je m'en étais bien pénétré, je les répétais, mais en employant d'autres termes, et les meilleurs que je pouvais trouver. Je ne tardai pas à m'apercevoir du vice de cette méthode. Ennius, si je m'étais exercé sur quelqu'une de ses poésies, ou Gracchus, si j'avais fait choix d'un de ses discours, avaient toujours employé les expressions les plus justes et les plus heureuses : ainsi cet exercice m'était inutile si je me servais des mêmes termes, et il devenait dangereux si j'en cherchais d'autres, parce qu'il m'accoutumait à en employer de moins bons. Plus tard, je m'arrêtai à une autre pratique, c'était de traduire les harangues des grands orateurs de la Grèce. Ce travail me fut utile : en donnant une forme latine à ce que j'avais lu en grec, non seulement je pouvais me servir des meilleures expressions en usage parmi nous, mais l'imitation me conduisait à en imaginer d'autres qui, pour être nouvelles dans notre langue, n'en étaient pas moins heureuses. Pour ce qui concerne la voix, la respiration, le geste, les mouvements de la langue, on a moins besoin d'art que d'exercice. Le point important est de bien choisir les modèles sur lesquels on veut se former. Nous devons étudier non seulement la manière des orateurs, mais même celle des bons comédiens, si nous voulons ne contracter aucune habitude vicieuse. Pour cultiver notre mémoire, nous apprendrons, par coeur, le plus qu'il nous sera possible, et nos propres ouvrages et ceux des autres. Je ne m'oppose pas à ce qu'on s'aide, si l'on en a l'habitude, de ces moyens artificiels, qui se tirent de l'image des lieux et de la configuration des objets. Lorsque l'éloquence se sera fortifiée ainsi dans le silence de la retraite, il faut la produire sur l'arène, et au milieu des cris et du tumulte du forum, l'accoutumer à affronter les dangers comme sur un champ de bataille: il est temps de braver les regards du public, de faire l'essai de ses forces, de passer des études solitaires aux réelles et sérieuses épreuves. On doit encore étudier les poètes, connaître l'histoire, lire et relire les bons écrivains et les maîtres en tout genre; puis, pour se former le goût, les louer, les commenter, les corriger, les blâmer, les réfuter; soutenir successivement sur toutes choses le pour et le contre, savoir prouver et employer toutes les ressources qu'un sujet peut fournir. Ajoutez la science du droit civil, l'étude des lois, la connaissance de l'antiquité, des usages du sénat, des principes de notre gouvernement, des droits des alliés, des traités, des conventions, des différents intérêts de l'empire. Il faut enfin répandre, sur toutes les parties du discours, des grâces aimables et piquantes, et le charme d'une agréable plaisanterie. Voilà tout ce que je sais : le premier bon père de famille auquel vous vous fussiez adressés dans un cercle, vous en eût dit autant. XXXV. Lorsque Crassus eut fini de parler, chacun gardait le silence. Sans doute il en avait dit assez, devant de tels auditeurs, pour répondre aux questions qui lui avaient été faites ; mais chacun d'eux trouvait néanmoins cette réponse plus courte qu'il ne l'eût souhaité. - Alors Scévola s'adressant à Cotta : Eh quoi ! vous gardez le silence; n'avez-vous donc plus rien à demander à Crassus? - C'est à quoi je pensais, répondit Cotta; car le discours de Crassus a été si rapide, ses pensées se sont succédé avec tant de vitesse, que j'en ai bien senti le mouvement et la force, mais que je n'ai pu en bien suivre la marche. Je ressemble à un homme qui serait entré dans une maison magnifique et remplie des objets les plus précieux, mais où les étoffes, l'argenterie, les statues et les tableaux, au lieu d'être exposés au grand jour seraient serrés à l'écart et soigneusement couverts. Ainsi Crassus vient de nous montrer comme à travers un voile les trésors de son esprit : j'étais impatient de les contempler, et à peine ai-je eu le temps de les apercevoir. Je ne saurais donc prétendre qu'ils me soient tout à fait inconnus, et je ne puis dire non plus que j'en aie une idée bien distincte. - Que ne faites-vous donc, reprit Scévola, ce que vous feriez dans cette maison magnifique dont vous nous parliez. Si les meubles en étaient voilés, et. que vous eussiez le désir de les voir, vous n'hésiteriez pas à prier le maître du logis de vous les faire découvrir, surtout si vous étiez son ami. Adressez-vous de même à Crassus : il a accumulé dans un espace trop étroit des richesses qu'il ne nous a laissé entrevoir qu'en passant et comme à travers une gaze; priez-le de nous les montrer au grand jour, en rangeant chaque objet à la place qui lui convient. - C'est à vous, Scévola, à nous rendre ce service : ni Sulpicius ni moi n'oserions faire cette demande à Crassus. Nous savons qu'il dédaigne ce genre d'entretien, et nous croirions compromettre la gravité de son caractère si nous le rabaissions à ces éléments qui peut-être lui semblent tout au plus dignes d'occuper l'enfance. Mais vous-même, soyez notre intercesseur, et obtenez de Crassus qu'il étende et développe davantage ce qu'il a resserré dans un discours trop succinct. - Si j'ai désiré, lui répondit Scévola, qu'il entrât dans ces détails, c'était plutôt pour vous que pour moi. J'aime mieux l'entendre plaider au barreau que discuter sur les bancs de l'école. Cependant, Crassus, puisque nous avons plus de loisir que nous n'en avons eu depuis longtemps, c'est aussi en mon nom que je vous prie d'élever l'édifice dont vous nous avez montré les dessins. Je suis charmé de votre plan, et je ne croyais pas qu'il fût possible d'en concevoir un si beau et si routier. XXXVI. - Je m'étonne Scévola, dit Crassus, que vous aussi vous vouliez m'obliger à parler sur des matières que je ne possède pas aussi bien que ceux qui les enseignent, et qui, lors même que je les posséderais, ne méritent pas d'arrêter l'attention d'un homme aussi éclairé que vous. - Eh quoi! répondit Scévola, si vous pensez que ces préceptes vulgaires de la rhétorique offrent peu d'intérêt à un homme de mon âge, pensez-vous aussi que je puisse avoir la même indifférence pour ces autres connaissances, que vous regardez comme nécessaires à l'orateur, la philosophie, la morale, l'art d'exciter ou de calmer les passions, l'histoire, l'antiquité, l'administration de l'État, enfin le droit civil, dont j'ai fait une étude particulière? Je savais bien que vous possédiez tous ces trésors de sciences; mais je n'avais jamais vu qu'un tel luxe de connaissances fût exigé de l'orateur. - Pouvez-vous, dit Crassus (car je passe sous silence une multitude d'objets importants pour en venir tout de suite à votre droit civil), pouvez-vous donner le nom d'orateurs à des ignorants, tels que ceux dont la sottise fit rire d'indignation et de pitié votre aïeul Scévola, et le retint pendant plusieurs heures, quoiqu'il fût pressé de se rendre aux comices; c'était Hypséus, qui, plaidant pour un pupille devant le préteur M. Crassus, prodiguait les cris et les paroles, et se donnait tout le mal imaginable pour faire perdre la cause à son client; tandis que de l'autre côté Cn. Octauius, homme consulaire, dans un discours non moins long, voulait à toute force empêcher sa partie adverse de perdre la sienne, et son client d'être affranchi, par la maladresse de son adversaire, d'un compte de tutelle qu'il ne pouvait rendre sans se couvrir de honte? - Non, loin de les mettre au nombre des orateurs, je ne les trouve pas même dignes de figurer au barreau, et je me rappelle que Scévola était du même avis. - Cependant, ajouta Crassus, ce n'était ni l'éloquence, ni la méthode, ni la facilité qui leur manquait; mais ils ignoraient le droit civil : l'un, en invoquant la loi des Douze Tables, demandait plus que cette loi n'accordait, et il ne pouvait obtenir sa demande sans perdre sa cause; l'autre trouvait injuste qu'on demandât plus que ne portait la formule, et il ne voyait pas que la partie adverse, s'il l'eût laissé faire, aurait perdu son procès. XXXVII. Ces jours derniers, comme je servais d'assesseur à mon ami Q. Pompée, préteur de la ville, n'ai-je pas vu un de ces avocats, à qui l'on accorde du talent, plaidant pour un débiteur, réclamer le privilège en usage pour les dettes payables à terme? Il ne sentait pas que ce privilège avait été établi en faveur des créanciers, au lieu que s'il eût prouvé au juge que la demande en payement avait été faite avant l'échéance, ce créancier eût perdu son privilège, pour avoir formé la demande en justice avant les délais. Qu'y a-t-il de plus honteux et de plus ridicule que de se donner pour le défenseur de ses amis, le protecteur des faibles, l'appui des malheureux, le vengeur des opprimés, et de faire dans les choses les plus simples des bévues qui nous rendent un objet de pitié pour les uns, de mépris pour les autres? P. Crasses, notre parent, surnommé Divès, et recommandable à tant d'autres titres, méritait surtout des éloges, selon moi, pour avoir dit et répété à P. Scévola, son frère, qu'en vain il excellait dans le droit civil, s'il n'y joignait le secours de l'éloquence, précepte que son fils, qui a été consul avec moi, a mis en pratique; et que pour lui, il n'avait pas voulu se charger des intérêts de ses amis, ni paraître au barreau, avant d'avoir étudié les lois. Faut-il citer M. Caton? ne fut-il pas aussi éloquent qu'on pouvait l'être à Rome au siècle où il vivait? ne fut-il pas tout à la fois le plus habile jurisconsulte de son temps? Ce n'est pas sans quelque embarras que je parle ainsi devant un homme éloquent, que je mets au premier rang des orateurs, et qui a toujours montré le plus grand dédain pour le droit civil; mais puisque vous voulez connaître mes opinions et le fond de ma pensée, je ne dois rien vous taire, et autant que je pourrai, je vous ferai part de tous mes sentiments. XXXVIII. Telle est l'étendue extraordinaire du talent d'Antoine, que sans la science du droit il peut, avec les seules armes de son génie, faire triompher les causes qu'il défend. Ainsi, je commence par le mettre à part; mais quiconque, excepté lui, négligera cette étude, je ne crains pas de l'accuser de paresse, et même d'effronterie. En effet, venir se pavaner tous les jours au forum, assiéger le barreau et les tribunaux des préteurs, entreprendre les causes les plus importantes, où il s'agit souvent, non d'un fait, mais d'un point de droit; oser aborder les affaires soumises aux centumvirs, où se présentent d'innombrables questions de toute espèce sur les usucapions, les tutelles, les droits de race ou de famille, les alluvions et les atterrissements, les esclaves et les personnes libres à qui l'impuissance de payer fait perdre leurs droits; les servitudes de murs, de jours, de gouttières : les testaments cassés ou confirmés et tant d'autres choses; quand on ne sait pas distinguer ce qui nous appartient et ce qui appartient à autrui, ce qui fait le citoyen ou l'étranger, l'homme libre ou l'esclave, c'est assurément une effronterie formelle. N'y a-t-il pas une témérité ridicule à prétendre diriger les galères à cinq rangs de rames et les plus forts vaisseaux, lorsqu'on se reconnaît incapable de conduire la plus petite barque? Quoi! dans votre sphère étroite, vous ne sauriez passer le plus petit acte sans vous laisser tromper; vous signez sans hésiter des dispositions qui contiennent la perte de votre client; et je vous confierais une cause importante! Autant vaudrait, au milieu du Pont-Euxin, abandonner la conduite du vaisseau des Argonautes au pilote inhabile dont l'ignorance aurait fait périr un esquif dans le port. Mais si toutes les causes, je ne dis pas seulement les plus vulgaires, mais les plus importantes, peuvent offrir des questions de droit civil, de quel front un avocat ose-t-il s'en charger sans connaître les lois? Quelle cause plus grave que celle de ce soldat, dont on avait faussement annoncé la mort à l'armée? Le père, abusé par cette nouvelle, fait un nouveau testament, institue un héritier, et meurt. Le soldat, de retour, porte l'affaire au tribunal des centumvirs, et réclame l'héritage paternel, quoique déshérité par un testament. N'est-ce pas ici une question de droit civil? ne s'agit-il pas d'examiner si un fils peut être déclin de la succession de son père, lorsqu'il n'a été ni institué nommément héritier ni formellement déshérité? XXXIX. Et dans cette cause que les centumvirs ont jugée entre les Marcellus et les Claudius patriciens, qui réclamaient la même succession, les uns, par droit de famille, en remontant à un fils d'affranchi; les autres, par droit de race, les orateurs ne furent-ils pas obligés de discuter à fond ces deux droits? N'en fut-il pas de même dans cette autre affaire qui fut portée au même tribunal ? Un étranger exilé avait obtenu la permission de venir passer à Rome le temps de son exil, et s'était attaché à un citoyen comme à un patron. Il décède sans faire de testament. Le Romain réclame la succession par droit d'application. Ne fallut-il pas que son défenseur éclaircît et débrouillât ce droit obscur et inconnu jusque-là? Dans la cause de C. Sergius Aurata, que j'ai plaidée contre Antoine, toute ma défense ne reposait-elle pas sur un point de droit? Marius Gratidianus avait vendu une maison à Aurata, sans faire mention, dans le contrat, d'une servitude dont elle était chargée. Je soutins que le vendeur restait garant de toute incommodité résultante d'une servitude qu'il avait dû connaître et qu'il n'avait pas déclarée. Notre ami Buccaléius, qui a bien quelque talent, et qui s'en croit plus encore, s'est mépris dans un cas à peu prés semblable, malgré ses connaissances en droit. Il avait vendu une maison à L. Fufius, en lui garantissant les vues et les jours tels qu'ils étaient. Quelqu'un s'imagina de bâtir dans un quartier qu'on apercevait de cette maison; aussitôt Fufius prit à partie son vendeur, prétendant que ce nouveau bâtiment, quelque éloigné qu'il fût, en dérobant une partie quelconque de l'horizon, changeait les vues de sa maison. Qui ne se rappelle l'affaire récente de M. Curius et de M. Coponius? qui ne sait quel intérêt elle fit naître? quel concours elle attira? Q. Scévola, mon contemporain et mon collègue, l'homme du monde qui est le plus profondément versé dans la connaissance du droit, qui a le plus de talent et de savoir, le plus d'élégance dans le style, et de subtilité dans le raisonnement, enfin que j'ai coutume d'appeler le plus grand orateur d'entre les jurisconsultes et le plus grand jurisconsulte d'entre les orateurs; Scévola, dis-je, défendait Coponius par la lettre même du testament ; et il soutenait qu'un homme institué héritier dans le cas où un posthume viendrait à naître, et mourrait avant d'avoir atteint sa majorité, n'a pas de droit à la succession, s'il ne naît pas de posthume. Moi, je me fondais sur l'intention évidente du testateur, qui avait été d'instituer Curius son héritier, quand même il ne viendrait pas de posthume dont il fût le tuteur. N'avons-nous pas été forcés l'un et l'autre de citer à chaque instant des autorités, des exemples, des formules de testaments; en un mot, de nous enfoncer dans le labyrinthe du droit civil? XL. Je ne citerai pas une multitude d'autres causes de la même importance. Souvent une affaire capitale peut dépendre d'un point de droit. C. Mancinus, personnage consulaire, recommandable par ses vertus comme par sa naissance, avait fait avec les Numantins un traité injurieux à l'État. Le sénat, mécontent, ordonna qu'il leur serait livré par le chef des féciaux. Les Numantins n'ayant pas voulu le recevoir, Mancinus revint à Rome. Il allait reprendre sa place parmi les sénateurs, lorsque le tribun P. Rutilius, fils de M. Rutilius, s'y opposa, soutenant qu'il était déchu du rang de citoyen romain, et que d'après une ancienne coutume, quiconque avait été vendu par son père ou par le peuple, ou avait été livré à l'ennemi par le chef des féciaux, avait perdu tous ses droits sans retour. Quelle cause fut jamais plus importante que celle où le rang, l'état, la liberté, la vie d'un consulaire, étaient compromis, et où il s'agissait, non d'un délit que l'accusé eût pu nier, mais d'un point de droit civil à éclaircir? Il s'était élevé du temps de nos pères une question de même genre, quoique d'un ordre inférieur. Il s'agissait de savoir si un homme qui aurait reçu le jour chez nos alliés, et qui, après avoir été esclave parmi nous, viendrait à recouvrer sa liberté et retournerait dans sa patrie, pourrait être rétabli dans sa qualité de citoyen, par son retour chez ses compatriotes. Lorsqu'il s'agit de la liberté, le plus précieux de tous les biens, la question ne peut-elle pas souvent dépendre d'un point de droit? Par exemple, un esclave qui de l'aveu de son maître a déclaré l'état de ses biens, au dénombrement des censeurs, est-il libre dès ce moment même, ou ne l'est-il que quand les cérémonies du lustre sont terminées? Nos pères furent témoins d'une affaire non moins grave : un homme abandonne sa femme grosse en Espagne, et revient à Rome, où il en épouse une autre, sans avoir répudié la première; il meurt intestat, laissant un fils de chacune de ses deux femmes. Quelle question importante ! Il s'agissait de l'état de deux citoyens, le second fils et sa mère. Cette malheureuse femme allait être déclarée concubine, si l'on jugeait qu'un second mariage ne suffisait pas pour en dissoudre un premier, et qu'il était nécessaire de remplir les formalités du divorce. Si donc, sur tous ces points et sur d'autres semblables, on ignore les lois de son pays, aller fièrement la tête levée, et le visage rayonnant, promener de tous côtés un regard assuré, parcourir le forum entouré d'un cortége nombreux, offrant avec complaisance sa protection à ses clients, son appui à ses amis, et à tous ses concitoyens le secours de son génie et de ses lumières, n'est-ce pas, je le demande, le comble de l'impudence? XLI. A ce juste reproche d'impudence il faut ajouter celui d'une coupable paresse. Si l'étude du droit exigeait beaucoup de peines et d'effort, son utilité serait encore un motif suffisant pour faire triompher des obstacles. Mais, ce que je n'oserais pas dire devant Scévola, s'il ne le répétait lui-même tous les jours, il n'est point d'art dont la connaissance soit plus facile à acquérir. Si cette opinion n'est pas généralement adoptée, on peut en donner plusieurs raisons. D'abord, ceux qui dans les siècles précédents ont possédé cette science, en ont fait un mystère pour augmenter leur crédit; ensuite, lorsqu'elle fut mieux connue, et que Cn. Flavius eut exposé les diverses formes d'actions, il ne se trouva personne qui sût donner à tous ces éléments un ordre méthodique. En effet, pour réduire en art des observations éparses, il ne suffit pas de bien connaître le sujet qu'on traite; il faut encore avoir le talent de réunir ces observations dans un corps de doctrine. Mais je m'aperçois qu'en voulant être précis, je deviens obscur; je vais tâcher de me faire mieux entendre. XLII. Toutes les parties dont se compose aujourd'hui la théorie des arts étaient autrefois éparses et ne formaient point d'ensemble. On savait bien que la musique, par exemple, a pour objet des mesures, des tons et des modes; la géométrie, des lignes, des figures, des distances, des grandeurs; l'astronomie, les révolutions du ciel, les mouvements, le lever et le coucher des astres; la grammaire, l'explication des poètes, l'étude de l'histoire, la valeur des mots, et leur prononciation ; enfin la rhétorique, l'invention et la disposition des idées, les ornements du discours, la mémoire et l'action. Mais ces différentes parties, ou étaient mal connues, ou étaient disséminées de toutes parts. Il a donc fallu chercher hors des arts eux-mêmes une méthode qui pût réunir tous ces éléments détachés, et les enchaîner entre eux par des liens étroits. Or, cette méthode, les philosophes prétendent qu'elle leur appartient tout entière. Commençons donc par définir le droit civil : une science qui maintient une exacte et impartiale équité dans les différents rapports des citoyens entre eux. Ensuite nous distinguerons les genres en les réduisant à un nombre limité. Le genre est ce qui renferme deux parties, ou davantage, semblables entre elles par un caractère commun, mais différentes par quelque chose de particulier. Ces parties ou espèces sont des subdivisions du genre, qui les comprend toutes. Il faudrait ensuite déterminer par des définitions la valeur des mots par lesquels ces genres et ces espèces sont désignés; car une définition n'est autre chose que l'explication exacte et précise de tout ce qui est propre à l'objet que nous voulons faire connaître. J'ajouterais ici des exemples, si je ne me rappelais quels sont ceux à qui je m'adresse. Voici donc en peu de mots ce que je veux vous dire. Si je puis réaliser un projet que j'ai formé depuis longtemps, ou si mes occupations m'en empêchent, ou que la mort me prévienne, et que quelque autre l'exécute à ma place; s'il peut parvenir à diviser le droit en un petit nombre de genres, et chacun de ces genres en différentes espèces, en ayant soin de tout éclaircir par de justes définitions, vous aurez alors une théorie complète du droit civil; et ce sera un art très étendu à la vérité, et très fécond, mais clair et facile. En attendant que les parties de cette belle science aient été réunies en un corps, on peut, en rassemblant ces principes épars, se composer un ensemble de connaissances solides et complètes. XLIII. Vous connaissez le chevalier romain C. Aculéon, qui est et fut toujours mon ami, homme de beaucoup d'esprit, mais peu versé dans les autres études. N'est-il pas parvenu à connaître si bien les lois, qu'aucun de nos plus habiles jurisconsultes, si j'en excepte celui qui nous écoute, ne lui est préféré? Dans l'étude du droit, les choses sont comme exposées sous nos yeux : l'expérience journalière, le commerce des hommes, l'usage du barreau, tout concourt à nous instruire. On n'a pas besoin de consulter de longs écrits et des ouvrages volumineux. Les mêmes matières ont été d'abord traitées par plusieurs auteurs; elles ont été ensuite présentées plusieurs fois par les mêmes écrivains, presque dans les mèmes termes. En outre, ce qu'on a peine à croire, cette étude est accompagnée d'un charme particulier, qui en diminue singulièrement la difficulté. Veut-on satisfaire la curiosité de son esprit, les lois civiles, le recueil des Douze Tables, les livres des pontifes, nous retracent à chaque instant les souvenirs de l'antiquité ; nous y retrouvons le vieux langage de nos pères, et certains genres d'actions usités alors nous initient à leurs coutumes et à leur manière de vivre. Veut-on s'attacher à la politique, que Scévola croit étrangère à l'orateur, et dont il fait une science à part; on la trouvera tout entière dans les Douze Tables, qui règlent ce qui concerne les intérêts et l'ordre de l'État. Enfin si la philosophie, cette majestueuse souveraine des sciences, a pour vous des attraits, j'ose dire que c'est dans les lois et le droit civil que vous trouverez les plus importants objets de ses méditations. Les lois ne nous font-elles pas aimer la vertu, lorsque nous les voyons décerner à la vérité, à la justice, à la probité, la gloire, les honneurs, les récompenses, tandis qu'elles flétrissent le vice et la mauvaise foi par des amendes, par l'ignominie, la prison, les verges, l'exil et la mort? Et ce n'est pas par de froides leçons, par des discussions vaines et obscures qu'elles nous instruisent : leur imposante autorité nous subjugue, nous apprend à dompter nos passions, à mettre un frein à nos désirs, et tout en défendant nos propriétés, à ne jamais porter sur celles d'autrui des mains avides ni des regards de convoitise. XLIV. Dussé-je révolter tout le monde, je dirai hardiment mon opinion : le petit livre des Douze Tables, source et principe de nos lois, me semble préférable à tous les livres des philosophes, et par son autorité imposante, et par son utilité. Si, comme la nature nous en fait un devoir, nous portons dans notre coeur l'amour de la patrie, si telle est la force irrésistible de ce sentiment, que le plus sage des héros préférait à l'immortalité sa misérable Ithaque, suspendue comme un nid sur la pointe des rochers ; de quel amour ne devons-nous pas être enflammés pour une patrie, qui, seule dans l'univers, est comme le sanctuaire de la vertu, de l'empire et de la majesté? Nous devons étudier, avant tout, son esprit, ses usages et ses lois, et parce qu'elle est notre patrie, notre mère commune, et parce que nous devons être persuadés qu'elle a réglé les droits de ses enfants avec la même sagesse qui a présidé à l'immense accroissement de son empire. Vous aurez encore, dans l'étude de cette science, le noble plaisir, le juste orgueil de reconnaître la supériorité de nos ancêtres sur toutes les autres nations, en comparant nos lois avec celles de leur Lycurgue, de leur Dracon, de leur Solon. En effet, on a de la peine à se faire une idée de l'incroyable et ridicule désordre qui règne dans toutes les autres législations ; et c'est ce que je ne cesse de répéter tous les jours dans nos entretiens, lorsque je veux prouver que les autres nations, et surtout les Grecs, n'approchèrent jamais de la sagesse des Romains. Voilà les raisons qui m'ont fait dire, Scévola, que la connaissance du droit civil était nécessaire à celui qui voulait devenir un parfait orateur. XLV. Qui ne sait d'ailleurs combien cette science procure, à ceux qui la possèdent, d'honneurs, de crédit et de considération? Ce n'est pas ici comme dans la Grèce, où pour un modique salaire, des hommes de la plus basse condition, connus sous le nom de praticiens, viennent aider les orateurs de leurs connaissances dans le droit civil. A Rome, les plus grands et les plus illustres personnages s'appliquent à cette étude, témoin celui dont un grand poète a dit, à cause de son savoir en jurisprudence : Egregie cordatus homo, catus, Aeliu' Sextus; l'homme d'une si profonde sagesse, l'habile et savant Élius Sextus, et tant d'autres, qui, après s'être fait un nom par leur talent, se sont acquis, comme jurisconsultes, une autorité que leur talent seul ne leur eût jamais donnée. Quelle occupation plus noble, quel refuge plus honorable pour la vieillesse que l'interprétation des lois? Quant à moi, dès ma jeunesse j'ai songé, à me ménager cette précieuse ressource, moins encore pour l'usage journalier du barreau, que pour répandre quelque lustre et quelque gloire sur mes vieux jours. Je voulais, lorsque mes forces commenceraient à m'abandonner, et je sens que ce moment n'est pas loin, je voulais préserver par là ma maison de l'abandon auquel nous expose un grand âge. Et quoi de plus beau pour un vieillard, après avoir parcouru avec honneur la carrière des dignités, que de pouvoir, comme Apollon dans Ennius, se glorifier sur la fin de ses jours de guider de ses conseils, sinon les peuples et les rois, du moins tous ses concitoyens, et dire comme le dieu : Les mortels sont-ils irrésolus, je dissipe leur incertitude, j'éclaire et j'affermis leurs âmes; et ils ne vont plus en aveugles s'égarer dans les sentiers obscurs de la vie. En effet, la maison du jurisconsulte n'est-elle pas comme l'oracle de sa cité tout entière? J'en atteste Q. Mucius que nous voyons devant nous malgré la faiblesse de sa santé et les infirmités de l'âge, il voit chaque jour ses portiques assiégés par tout ce que Rome a de plus distingué et de plus illustre. XLVI. Je n'ai pas besoin sans doute d'employer de longs discours pour démontrer que l'orateur doit aussi connaître le droit public adopté par notre empire, ainsi que l'histoire des temps passés, et tous les exemples que nous ont laissés nos ancêtres; car si celui qui défend la cause d'un particulier est souvent obligé de puiser ses raisonnements dans le droit civil, ce qui, comme je l'ai déjà dit, lui en rend la connaissance indispensable, lorsqu'il faudra discuter des intérêts généraux, auprès des tribunaux et devant le peuple ou le sénat, c'est dans cette connaissance exacte du passé, dans cette intelligence du droit commun et des principes du gouvernement, que l'orateur qui traite une cause publique devra chercher ses matériaux. Rappelons-nous qu'il ne s'agit pas ici d'un de ces harangueurs obscurs, d'un de ces vils déclamateurs du barreau : nous cherchons un homme qui excelle dans cet art sublime dont on s'est fait une si haute idée, que bien que la nature en eût mis seule le germe dans nos âmes, nous avons mieux aimé en faire honneur à un dieu, afin que cette brillante faculté semblât moins le fruit de nos efforts que le résultat d'une inspiration divine; nous cherchons un homme qui, mieux défendu par le seul titre d'orateur que par un caducée, puisse s'avancer sans rien craindre au milieu d'une armée ennemie ; qui sache, sans autres armes que celles du génie et de l'éloquence, livrer le crime et la perfidie à l'indignation publique et au glaive des lois, ou faire triompher l'innocence injustement accusée ; un homme qui puisse réveiller une nation engourdie, relever son courage abattu, la retirer de l'erreur, l'enflammer contre les méchants, ou l'apaiser et l'intéresser en faveur des bons; un homme enfin qui, selon que sa cause le demande, sache à son gré soulever ou calmer les passions dans l'âme de ses auditeurs. Se figurer que les rhéteurs aient jamais dévoilé le secret d'une semblable éloquence, ou que je puisse moi-même le faire en si peu de mots, ce serait se tromper étrangement, et mal connaître mon insuffisance et la grandeur d'un tel sujet. Pour moi, cédant à vos instances, j'ai essayé de vous faire connaître les sources où vous pourriez puiser, et les routes qu'il vous faudrait suivre ; mais je n'ai pas prétendu vous mener moi-même jusqu'au but : ce serait prendre une peine infinie et superflue. J'ai voulu seulement vous indiquer la route comme à des voyageurs, et du doigt vous montrer de loin les sources. XLVII. - Il me semble, Crassus, répondit Scévola , que vous en avez dit assez pour aiguillonner le zèle de ces jeunes gens, si toutefois ils en ont réellement. Socrate disait qu'il croyait avoir assez fait, lorsque ses discours avaient excité dans l'âme de ses disciples le désir de connaître et d'embrasser la vertu ; persuadé que quand on est résolu à la préférer à tout, on n'a plus besoin de leçons : de même, si ces jeunes orateurs veulent entrer dans la carrière que vous venez d'ouvrir devant eux, ils pourront arriver au but en suivant la route que vous leur avez tracée. - Sulpicius dit alors : Nous vous avons entendu, Crassus, avec un plaisir extrême; mais nous avons encore quelques détails à vous demander, surtout sur les règles de l'art dont vous n'avez dit que quelques mots en passant, et que vous ne méprisez cependant pas, puisque, d'après votre propre aveu, vous les avez vous-même apprises. Si vous voulez vous étendre, davantage sur cette matière, vous satisferez un désir ardent qui nous tourmente depuis longtemps. Nous savons déjà ce qu'il nous faut apprendre, et c'est beaucoup, sans doute : enseignez-nous maintenant quelle méthode nous devons suivre pour acquérir ces connaissances qui nous manquent. - Pour vous retenir plus longtemps chez moi, reprit Crassus, je me suis rendu à vos prières, en traitant une matière tout à fait étrangère à mes goûts et à mes habitudes. Mais maintenant ne ferions-nous pas mieux de nous adresser à Antoine? ne serait-ce pas à lui à nous dévoiler les mystères de l'art de la parole, et à nous communiquer quelque chose de ce travail qu'il tient secret, et dont il se plaignait tout à l'heure d'avoir vu depuis longtemps une partie parvenir à la connaissance du public? - Très volontiers, répliqua Sulpicius; d'autant plus qu'en écoutant Antoine nous sommes sûrs de connaître vos propres sentiments. - Eh bien ! Antoine, dit Crassus, puisque sans égard pour notre âge l'empressement indiscret de ces jeunes gens nous impose une pareille tâche, je vous prie aussi de nous exposer votre opinion sur ce qui fait l'objet de leur curiosité. XLVIII. - Me voilà engagé, répondit Antoine, dans un pas bien difficile; non seulement on me demande des choses que j'ignore et dont je n'ai aucune habitude, mais on me force en ce moment à faire une chose que j'ai grand soin d'éviter quand nous plaidons l'un contre l'autre, je veux dire à parler après vous. Quoiqu'il en soit, je vais tâcher de satisfaire votre désir, rassuré par cette pensée que, dans la discussion présente, comme dans mes discours ordinaires, on n'attendra pas de moi des paroles élégantes et ornées. Je ne vous parlerai pas de l'art, que je n'ai jamais étudié, mais de ce que je pratique moi-même. Mon ouvrage ne contient pas autre chose : ce ne sont pas des principes fondés sur la science, mais seulement le résultat de l'expérience que j'ai acquise au barreau. Si cette méthode vous paraît peu digne d'hommes aussi éclairés que vous l'êtes, ne vous en prenez qu'à vous, qui me forcez à parler de choses que j'ignore, et sachez-moi gré de ma complaisance, puisque pour vous contenter je consens à entreprendre une tâche qui n'est nullement de mon goût. - Entrez en matière, Antoine, dit Crassus, et je suis bien convaincu que la sagesse de vos discours ne fera repentir aucun de nous de vous avoir forcé à parler. - Je vais vous obéir, et je commencerai par où l'on devrait, ce me semble, commencer toutes les discussions, par bien déterminer l'objet de la question. Par là on évite de s'égarer dans ces vagues et stériles disputes après lesquelles on finit par s'apercevoir qu'on n'était pas parti du même point. Si l'on demande, par exemple, ce que c'est que la science du général, il me semble qu'il faudra d'abord arrêter ce qu'on doit entendre par général. Lorsqu'il aura été reconnu que c'est un homme chargé de diriger les opérations d'une guerre, nous traiterons successivement de l'armée, des campements, des manœuvres, des combats, de l'attaque des places, des convois, de l'art de dresser et d'éviter des embuscades; enfin, de tout ce qui concerne la guerre : celui dont le génie pourrait embrasser tous ces objets, nous lui donnerions le nom de général, et nous citerions pour exemples les Scipion, les Fabius, les Épaminondas, les Annibal, et d'autres guerriers illustres. S'il fallait caractériser le citoyen qui consacre à la chose publique ses soins, ses lumières, son expérience, je dirais : Celui qui sait distinguer et employer avec succès les moyens d'assurer et d'accroître la prospérité de sa patrie, voilà le véritable guide de l'État, l'homme capable de le diriger et de l'éclairer; et je nommerais P. Lentulus, cet illustre prince du sénat; Tibérius Gracchus le père, Q. Métellus, Scipion l'Africain, Lélius, et une multitude d'autres, tant parmi nous que chez les nations voisines. Si l'on me demande à qui l'on doit donner le titre de jurisconsulte, je répondrai à celui qui, instruit des lois et des coutumes adoptées par son pays, peut donner des conseils à ses concitoyens, les guider dans leurs affaires et défendre leurs intérêts : je citerais Sex. Élius, M. Manilius et P. Scévola. XLIX. Je suivrai la même marche pour les arts moins importants : faut-il donner une idée du musicien, du grammairien, du poète, je commencerai par déterminer la nature et les bornes de leur profession, et ce qu'on est en droit d'exiger de chacun d'eux. Enfin, le philosophe lui-même, qui semble tout embrasser dans son vaste domaine, j'essayerai encore de le définir. J'appellerai de ce nom l'homme qui s'applique à la connaissance des choses divines et humaines, qui raisonne et approfondit les secrets de la nature, qui étudie les principes de la morale et de la vertu. Quant à l'orateur dont il s'agit ici, je ne m'en fais pas la même idée que Crassus. Selon lui, pour porter dignement ce nom, il faut réunir des connaissances presque universelles; selon moi, l'orateur est celui qui, à la tribune ou au barreau, peut satisfaire le goût par les charmes du style; la raison, par la solidité des pensées ; j'exige encore de lui un organe agréable et des grâces dans le débit. Crassus, à ce qu'il me semble, a moins défini l'orateur d'après les limites de l'art que d'après l'étendue de son talent, qui est prodigieux. Il met au nombre de ses attributions le gouvernement des États; et je suis surpris, Scévola, que vous lui passiez cette prétention, vous qui, dans les délibérations les plus importantes, par quelques mots simples et précis, avez tant de fois entraîné tout le sénat dans votre opinion. Le plus grand de nos hommes d'État, M. Scaurus, se trouve en ce moment assez près d'ici, à sa campagne : s'il apprenait, Crassus, que vous voulez lui ravir l'autorité imposante de sa sagesse et de ses conseils pour en faire la propriété de l'orateur, je suis sûr qu'il viendrait au milieu de nous, et que d'un seul de ses regards il foudroierait tout notre frivole verbiage. Et cependant, quoiqu'il ne manque pas d'éloquence, c'est bien moins par le talent de la parole que par ses profondes lumières en politique qu'il fait ainsi respecter son nom. Je suppose qu'on réunisse ces deux mérites; qu'un homme d'État soit l'âme des conseils publics, l'oracle du sénat, ce n'est pas pour la même raison qu'il est orateur; qu'un nomme éloquent puisse en même temps se distinguer dans l'administration des affaires publiques, ce n'est pas au talent de la parole qu'il devra cet autre avantage. Ces deux talents sont distincts et différents : ils ne peuvent pas être confondus. Ce n'est pas par les mêmes moyens que M. Caton, Scipion l'Africain, Q. Métellus, C. Lélius, tous hommes éloquents, faisaient de beaux discours, et entouraient la république de puissance et de gloire. L. Ni la nature, ni les lois, ni l'usage n'ont jamais défendu que le même homme s'appliquât à la fois à plusieurs arts différents. L'Athénien Périclès fut l'homme le plus éloquent de son siècle, et pendant plusieurs années domina dans les conseils de sa patrie; nous n'en conclurons pas que ces deux talents doivent être rapportés au même art, et appartenir nécessairement à la même personne. Que P. Crassus ait été grand orateur et profond jurisconsulte, il ne s'ensuit pas que l'éloquence soit renfermée dans la connaissance du droit civil. En effet, si de ce qu'un homme, qui excelle dans un art, vient par la suite à en apprendre un autre, on voulait conclure que ce dernier fait partie de celui qu'il savait déjà, autant vaudrait dire que la paume et le jeu de dames font partie du droit civil, parce que le jurisconsulte Scévola était très habile dans ces deux jeux ; et que ceux auxquels les Grecs donnent le nom de physiciens, sont en même temps poètes, parce que le physicien Empédocle est auteur d'un beau poème. Mais les philosophes eux-mêmes, malgré l'universalité de connaissances qu'ils s'arrogent, n'ont jamais osé faire entrer dans le domaine de la philosophie la géométrie ni la musique, quoique Platon, de l'aveu de tous, ait excellé dans l'une et dans l'autre. Si l'on veut absolument donner toutes les connaissances à l'orateur, il sera plus raisonnable de dire que puisque le talent de la parole ne doit pas être nu et aride, mais nourri de tout ce qui peut l'orner et le soutenir, le devoir d'un bon orateur est d'avoir beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup lu, beaucoup médité; mais qu'il ne prétende pas tout approfondir parmi tant d'objets étrangers à son art; qu'il lui suffise de les effleurer. Il doit seulement, j'en conviens, sur quelque sujet qu'il parle, éviter de paraître ignorant ou novice; il doit faire croire que tout lui est familier. LI. Ne croyez pas, Crassus, que j'aie été ébranlé par ce développement pompeux dans lequel, à l'exemple des philosophes, vous avez soutenu que l'orateur ne saurait parvenir à mettre en oeuvre la plus belle et la plus puissante partie de son talent, celle par laquelle il excite ou calme à son gré les passions, s'il n'a pas approfondi les secrets de la nature, le coeur de l'homme, et les ressorts qui le font agir; et si par conséquent il ne s'adonne pas à l'étude de la philosophie, étude particulière de quelques hommes ingénieux, et seule occupation de leur loisir. Je suis loin de vouloir déprécier l'étendue et la multitude de leurs connaissances, que j'admire beaucoup; mais pour nous qui parlons au peuple, et qui devons notre temps aux affaires du barreau, il nous suffit de savoir et de dire sur les moeurs ce qui est conforme à la nature et à l'expérience. Quel est le grand orateur, qui, voulant irriter son juge contre un adversaire, s'est jamais trouvé embarrassé, parce qu'il ne savait pas si la colère est une effervescence de l'âme, ou un désir de vengeance? Quel est celui qui, voulant exciter toute autre passion dans l'âme d'un juge, ou parmi le peuple, leur ait tenu le langage des philosophes? Parmi ces derniers, les uns proscrivent absolument toutes les passions, et regardent comme un crime de vouloir les faire naître dans le coeur des juges; les plus indulgents, ceux qui s'écartent le moins de la réalité de la nature humaine, ne permettent que quelques émotions légères et peu profondes. Au contraire, tous les mouvements que la philosophie réprouve dans la conduite de la vie, et qu'elle interdit comme des troubles dangereux, l'orateur, par ses paroles, les aigrit et en augmente la violence; tout ce qui attire les voeux et l'empressement du commun des hommes, il l'embellit et le rend plus séduisant encore. Il ne veut pas, en paraissant seul sage au milieu d'une foule d'insensés, se faire traiter par ses auditeurs de vain et ridicule pédant; ni, en leur faisant applaudir son talent et admirer sa sagesse, les accabler par le sentiment de leur imperfection : mais il pénètre tellement dans les coeurs, il sait si bien manier tous les sentiments, toutes les pensées, qu'il n'a pas besoin de recourir aux définitions des philosophes, ni de chercher dans ses discours si le souverain bien est dans l'âme ou dans le corps, s'il se trouve dans la vertu ou dans la volupté , si ces deux choses peuvent s'allier ensemble; s'il est vrai, comme le prétendent quelques-uns, qu'il n'y ait rien de certain, rien de positif, rien dont nous puissions acquérir une connaissance nette et précise; toutes questions qui, je l'avoue, peuvent donner matière à de profonds et nombreux raisonnements, et dont l'étude est aussi longue que pénible. Ce que nous cherchons, Crassus, est bien différent; il nous faut un homme qui ait reçu de la nature et de l'expérience assez de sagacité et de discernement pour s'insinuer dans l'âme de ses concitoyens et de ceux qu'il veut persuader, saisir leurs pensées, surprendre leurs sentiments, pénétrer leurs intentions et leurs désirs. LII. Un tel homme doit étudier les inclinations diverses que déterminent l'âge, le rang ou la naissance; il doit connaître à fond toutes les dispositions secrètes de ceux à qui il adresse ou doit adresser ses discours. Quant aux livres des philosophes, il fera bien de les réserver pour charmer les loisirs de Tusculum ; et s'il a jamais à parler de la justice et de la bonne foi, je lui conseille de ne pas adopter le système de Platon, qui, voulant traiter le même sujet, rêva je ne sais quelle chimère de république; tant ses idées sur la justice étaient éloignées des moeurs ordinaires et des habitudes communes de la vie. Si de telles opinions pouvaient prévaloir dans les États et chez les peuples, comment eussiez-vous été accueilli, vous, Crassus, l'homme le plus honoré et le plus illustre de Rome, lorsque vous vous écriâtes au milieu de tous vos concitoyens assemblés : "Sauvez-nous de ces malheurs; arrachez-nous à la férocité de ces monstres altérés de notre sang; ne souffrez pas que nous soyons esclaves d'aucun autre que de vous tous, du peuple, de qui seul nous pouvons et devons l'être?" Passons sur les malheurs, quoique, suivant les philosophes, il n'y en ait pas pour l'homme vertueux ; passons encore sur cette férocité à laquelle vous demandez qu'on vous arrache pour ne pas vous voir dévorer par un jugement inique, ce qui, d'après leur opinion, ne saurait non plus arriver au sage; mais être esclaves, non seulement vous, mais le sénat tout entier, dont vous défendiez alors les intérêts, comment avez-vous pu, Crassus, tenir un pareil langage? La vertu peut-elle donc jamais être esclave, selon ceux dont vous voulez que les préceptes fassent partie de l'art oratoire ? La vertu ! qui seule est toujours libre; qui, lors même que le corps est entouré de poignards et chargé de chaînes, toujours maîtresse d'elle-même, sait conserver son indépendance et braver la tyrannie! Vous ajoutez que le sénat, non seulement pouvait, mais devait même être esclave du peuple : quel est le philosophe, quelque faible, quelque lâche, quelque disposé qu'il soit à tout rapporter bassement à la douleur, ou au plaisir du corps, qui ne fût révolté d'une telle maxime? Le sénat esclave du peuple! lui à qui le peuple a remis, pour ainsi dire, les rênes en main pour le conduire et le gouverner en maître ! LIII. Aussi, lorsque je témoignais mon admiration pour ce passage de votre discours, P. Rutilius Rufus, homme éclairé, et partisan zélé de la philosophie, non seulement le trouvait inconvenant, mais prétendait même qu'on ne pouvait sans honte et sans bassesse s'être exprimé de la sorte. Ce même Rutilius, se souvenant d'avoir entendu Servius Galba répondre à une accusation intentée contre lui par L. Scribonius, lui reprochait comme une lâcheté d'avoir cherché à exciter la compassion du peuple, après le discours vigoureux et véhément que venait de prononcer son redoutable ennemi, M. Caton; discours que celui-ci a conservé tout entier dans ses Origines. Rutilius reprochait à Galba d'avoir, pour ainsi dire, porté sur ses épaules le fils de C. Sulpicius Gallus, afin que la vue de ce jeune orphelin, en rappelant le souvenir de son illustre père, attendrît les assistants en sa faveur. Il lui reprochait d'avoir mis lui-même ses deux jeunes fils sous la protection du peuple, et, comme un militaire qui, la veille d'une bataille, fait son testament sans balance et sans tablettes, d'avoir dit publiquement qu'il instituait le peuple romain tuteur des enfants qu'il allait laisser orphelins : c'est à de pareilles scènes, disait-il, qu'il dut son salut, malgré le cri de la haine publique. C'est aussi ce que nous apprend Caton dans son ouvrage, lorsqu'il dit que sans les larmes et les enfants, Galba n'eût pas échappé à la peine qu'il méritait. Voilà ce qui excitait l'indignation de Rutilius, et il ajoutait que l'exil et la mort étaient préférables à une telle abjection. Il ne s'est pas contenté de tenir ce langage; sa conduite fut conforme à ces sévères principes. Ce généreux citoyen, la probité même, le modèle de l'intégrité et de la vertu, loin de paraître en suppliant devant ses juges, ne permit pas même qu'on employât pour sa défense d'autre preuve que la justice, d'autre éloquence que la vérité. Il se relâcha un peu de ce stoïcisme en faveur du talent précoce de notre cher Cotta, le fils de sa soeur. Pour Q. Mucius, qui plaida aussi dans cette cause, il s'exprima, selon sa coutume, avec la plus grande simplicité, et se contenta d'être clair et correct. Si vous eussiez été chargé de cette cause, vous, Crassus, qui tout à l'heure prétendiez que l'art oratoire doit appeler à son aide les principes des philosophes; si vous eussiez pu défendre Rutilius, non pas à leur manière, mais à la vôtre, votre éloquence eût triomphé de toutes les ruses de la scélératesse, et vous eussiez arraché les âmes à l'oppression cruelle sous laquelle les retenaient des pervers, dignes du dernier supplice. Mais nous perdîmes le plus vertueux des Romains, parce que sa cause fut plaidée comme elle eût pu l'être dans la république imaginaire de Platon. Point de gémissements, point d'exclamations ni de plaintes lamentables; personne qui invoquât la compassion d'un ton suppliant, personne qui implorât la république, personne enfin qui dans ce jugement mémorable osât frapper du pied la terre; de peur sans doute que le bruit n'en vînt aux oreilles des stoïciens. LIV. Ainsi un Romain, un consulaire, imita ce sage de l'antiquité, Socrate, qui, après la vie la plus pure et la plus irréprochable, amené en jugement sous le poids d'une accusation capitale, se défendit lui-même, non comme un accusé qui implore sa grâce, mais comme un maître qui vient donner des leçons à ses juges. Lysias, orateur éloquent, lui avait présenté un plaidoyer qu'il avait composé, afin qu'il l'apprît par coeur, s'il le jugeait à propos, et s'en servît pour sa défense. Il ne refusa pas de le lire, et en loua la diction ; mais de même, dit-il, que si vous m'apportiez des souliers de Sicyone, je ne les prendrais pas, quoiqu'ils allassent à mon pied, parce qu'une telle chaussure ne convient pas à un homme; de même votre discours me semble beau et élégant, mais je n'y trouve pas la fermeté et l'énergie qui conviennent au sage. Il fut donc condamné, non seulement par la première sentence dans laquelle les juges déclaraient l'accusé coupable ou absous, mais par le second arrêt que la loi leur ordonnait de prononcer. En effet, la législation athénienne permettait au condamné, lorsque le crime n'était pas capital, d'estimer lui-même la peine qu'il avait méritée, et les juges, avant de prononcer la seconde sentence, demandaient à l'accusé de prononcer lui-même. Lorsqu'on fit cette question à Socrate, il répondit qu'il avait mérité d'être comblé d'honneurs et de récompenses, et nourri dans le Prytanée aux dépens du public : c'était la plus glorieuse distinction qu'on pût recevoir chez les Grecs. Cette réponse irrita tellement les juges, qu'ils condamnèrent à mort le plus innocent des hommes. S'il eût été absous (et quoique cela semble nous intéresser peu, je le voudrais, ne fût-ce que par admiration pour un si beau génie), quelle serait la présomption de ces philosophes qui, même après avoir vu Socrate payer de sa tête son dédain pour l'éloquence, osent encore nous dire que c'est chez eux qu'il faut puiser les préceptes de l'art oratoire? Je n'examine pas si leurs principes sont plus conformes à la morale ou à la vérité; je dis seulement qu'ils n'ont rien de commun avec l'éloquence, et que sans eux l'orateur peut atteindre à la perfection. LV. Je vois, Crassus, pourquoi vous avez pris si chaudement la défense du droit civil; je le voyais même pendant que vous parliez. D'abord vous avez voulu plaire à Scévola, que son extrême douceur nous rend justement cher à tous; et comme son art est simple et dénué d'ornements, vous avez voulu l'enrichir et le parer des charmes du style. Ensuite, vous vous êtes vous-même appliqué à cette étude, vous en avez trouvé des leçons dans votre propre famille; et vous faites valoir les avantages d'un art auquel vous vous livrez, dans la crainte d'être accusé d'avoir perdu votre temps. Certes, je ne suis pas ennemi du droit civil, et je ne lui conteste pas toute l'importance que vous lui donnez. Son influence est grande et étendue, je l'avoue; il intéresse beaucoup de monde; il fut toujours honoré dans Rome, et même aujourd'hui nos citoyens les plus illustres le cultivent. Mais prenez garde, Crassus, qu'en voulant lui prêter une parure étrangère, vous ne lui fassiez perdre les ornements qui lui appartiennent, et que personne ne lui dispute. En effet, si vous eussiez dit que le jurisconsulte doit être orateur, et l'orateur jurisconsulte, vous mettiez les deux arts au même rang, et vous leur donniez les mêmes priviléges et la même gloire; mais vous convenez que, sans l'éloquence dont nous nous occupons, on peut être jurisconsulte; vous en citez même des exemples; et vous soutenez qu'on ne saurait être orateur sans la connaissance du droit. Ainsi, selon vous, le jurisconsulte, réduit à lui-même, n'est plus qu'un praticien subtil et rusé, dont tout le talent se borne à proclamer des actions, répéter des formules, peser des syllabes; mais, comme l'orateur pour défendre ses causes a souvent besoin de recourir à la science du droit, vous faites de celle-ci comme un esclave qui marche humblement à la suite de l'éloquence. LVI. Vous vous êtes récrié sur l'impudence de ces orateurs qui traitent de grands objets sans connaître les petits, qui osent toucher, dans leurs discours, aux questions les plus importantes du droit civil, sans l'avoir jamais appris. Il est aisé de vous répondre. De ce qu'un avocat ignore la formule du contrat de mariage appelé coemtio, s'ensuit-il qu'il ne pourra défendre la cause d'une femme qui s'est mariée suivant ce contrat? et de ce qu'il faut plus d'art pour diriger un vaisseau que pour conduire une barque, s'ensuit-il qu'on ne puisse plaider dans une affaire où il est question de partage, parce qu'on ne connaît pas les termes dans lesquels un partage doit être rédigé? Vous avez objecté que les causes les plus importantes, portées au tribunal des centumvirs, sont fondées sur le droit civil. Je le veux bien; mais en est-il une seule qu'un homme éloquent ne puisse traiter avec succès sans la connaissance du droit? Dans toutes les causes, en effet, dans celle même de M. Curius, que vous avez plaidée dernièrement; dans celles de C. Hostilius Mancinus, ou de l'enfant né d'une seconde femme, sans que la première eût été répudiée, les plus habiles jurisconsultes étaient partagés. Or, je vous le demande, à quoi la connaissance du droit eût-elle servi à l'orateur dans de semblables causes, puisque le jurisconsulte lui-même ne pouvait pas être redevable de la victoire à ses armes ordinaires, mais à un art tout à fait étranger au droit civil; je veux dire à l'éloquence? Lorsque P. Crassus sollicitait la charge d'édile, et que Serv. Galba l'accompagnait au forum (quoique plus âgé que lui, et consulaire, il lui rendait cet honneur, parce que la fille de Crassus avait été promise à son fils), j'ai ouï dire qu'un homme de la campagne abordant Crassus pour le consulter, le prit à l'écart, lui exposa son affaire, et en reçut une réponse plus conforme à la vérité qu'à ses intérêts. Galba, qui s'aperçoit de sa tristesse, l'appelle et lui en demande la cause; celui-ci le met au fait, et lui rapporte la décision de Crassus. Je vois, lui dit Galba, que Crassus était distrait et préoccupé lorsqu'il a décidé de cette manière. Alors, prenant Crassus par la main : A quoi pensiez-vous, lui dit-il, quand vous avez fait une pareille réponse? Crassus, avec l'assurance que lui donnait son savoir, soutient son dire, et assure qu'il ne peut pas y avoir l'ombre d'un doute. Galba réplique, présente des arguments, cite des exemples, établit des rapprochements, et prend avec chaleur le parti de l'équité contre la rigueur du droit. Crassus, qui parlait bien, mais qui était loin du talent de Galba, se sentant accablé par la vigueur de son adversaire, a recours aux autorités; il allègue en faveur de son sentiment les ouvrages de P. Mucius, son frère, et les Commentaires de Sextus Élius; et il n'en finit pas moins par convenir que l'opinion de Galba lui paraît plus vraisemblable, et qu'il n'est pas éloigné d'y souscrire. LVII. Que dis-je? les affaires où il ne peut y avoir de doute sur le droit ne deviennent guère la matière d'un procès. S'avise-t-on de réclamer une succession en vertu d'un testament fait par un homme qui n'avait point de fils, mais qui en a eu un depuis? Non, sans doute; car tout le monde sait que le testament devient nul par la naissance de ce fils. On ne saurait donc discuter une cause semblable. Ainsi l'orateur peut, sans inconvénient, ignorer cette partie du droit sur laquelle on ne dispute pas, et l'on conviendra que c'est la plus étendue. Quant à celle sur laquelle les doctes ne sont pas d'accord, il n'est pas difficile à l'orateur, quel que soit le parti qu'il défende, de trouver des autorités parmi les jurisconsultes eux-mêmes, et de leur emprunter des traits qu'il lancera avec toute la vigueur de son éloquence. J'en demande pardon à Scévola; mais quand vous plaidiez pour M. Curius, est-ce dans les ouvrages et les décisions de votre beau-père que vous avez cherché vos moyens? N'avez-vous pas fait valoir les motifs de l'équité, le respect dû aux testaments, à la dernière volonté des citoyens? Je vous ai suivi pendant toute cette affaire, j'ai entendu tous vos plaidoyers, et, selon moi, ce qui vous gagna le plus de suffrages, ce fut le sel piquant de vos discours et vos ingénieuses plaisanteries, lorsque, tournant en ridicule les finesses de vos adversaires, vous vous récriâtes d'admiration sur cette belle découverte de Scévola, qu'il faut naître avant de mourir, et qu'après une foule de citations tirées des lois, des sénatus-consultes, du langage commun et des habitudes de la vie, vous fîtes remarquer, avec autant de malice que d'enjouement, à quelles conséquences absurdes on serait amené si l'on voulait suivre le sens littéral, et non pas l'intention. Vos plaisanteries répandirent sur la discussion beaucoup de charme et de gaieté. Or, je ne vois pas à quoi vous servit la connaissance du droit civil; mais je vois que ce qui vous donna l'avantage, ce fut le talent de la parole joint à la grâce et à l'enjouement. Mucius lui-même, ce zélé défenseur de la jurisprudence, et qui en cela semble combattre pour son propre patrimoine, lorsqu'il défendit cette même cause contre vous, tira-t-il ses moyens du droit civil? quelle loi cita-t-il? dit-il un seul mot qui fût hors de la portée des moins habiles ? Tout son discours roula sur la nécessité de s'en tenir aux écrits. Mais ce sont là les sujets d'exercice ordinaires dont les maîtres occupent les élèves de leurs écoles, lorsque, dans des causes de ce genre, les uns sont chargés de défendre le sens littéral, les autres, l'équité naturelle. Dans l'affaire du soldat, si vous aviez plaidé pour le légataire, ou pour l'héritier légitime, auriez-vous eu recours aux formules d'Hostilius plutôt qu'à la puissance de votre éloquence? Défenseur du testament, vous auriez, en généralisant la question, montré qu'elle intéressait tous les testaments; chargé de faire valoir les droits du soldat, vous auriez , par une figure qui vous est ordinaire, ranimé la cendre du père; vous l'auriez fait paraître aux yeux de l'assemblée; on l'eût va embrasser son fils, le baigner de ses larmes, le recommander aux centumvirs ; il eût attendri les pierres et arraché des larmes aux objets insensibles. Enfin, vous auriez fait oublier que cette sentence : Réglez-vous sur les termes de l'acte, se trouve dans la loi des Douze Tables, que vous préférez à tous les livres du monde; elle eût paru tirée des aphorismes de quelque maître inconnu. LVIII. Vous faites le procès à la paresse de nos jeunes gens qui n'apprennent pas cet art si facile d'abord, selon vous. Mais, sur cette prétendue facilité, je; m'en rapporte à nos juriconsultes, si fiers de leur science, et qui s'en prévalent comme d'une conquête qui leur a coûté beaucoup de peines; je m'en rapporte à vous-même, qui tout en assurant que la jurisprudence est un art facile, convenez pourtant qu'elle n'est pas encore un art, mais qu'elle peut le devenir un jour, si quelqu'un, avec le secours d'un autre art, prend la peine d'en réunir les éléments. Vous ajoutez que l'étude en est pleine de charme; c'est un plaisir qu'on vous abandonne, et qu'on n'est pas tenté de vous envier; et si l'on nous laisse le choix de nos études, il n'est personne qui n'aime mieux lire le Teucer de Pacuvius que le Traité de Manilius sur les contrats de vente. L'amour de la patrie, dites-vous encore, doit nous donner le désir de connaître tout ce qu'ont établi nos ancêtres; mais ne voyez-vous pas que les vieilles lois, ou sont tombées en désuétude par leur antiquité même, ou out été abrogées par des lois plus nouvelles. Quant à l'influence morale que vous accordez à l'étude des lois, par les récompenses qu'elles décernent à la vertu, les peines qu'elles infligent au vice, je pensais que la vertu (si toutefois on peut l'inspirer aux hommes) s'inspire par la persuasion et par une bonne éducation , et non par les menaces, la force et la crainte. Assurément il n'est pas besoin du droit civil pour savoir qu'il est bien de s'abstenir du mal. Vous voulez bien m'accorder, et c'est une exception que vous faites en ma faveur, que sans savoir le droit, je puis me tirer de toute espèce de causes. Je conviens que je ne l'ai point appris; j'ajouterai que, dans toutes les causes qui m'ont été confiées, dans celles même qui roulaient sur des points de droit, je n'ai jamais eu lieu de regretter cette science; car il y a bien de la différence entre posséder un art à fond, et en connaître ce qui nous est indispensable pour l'usage journalier et le commerce de la vie. Qui de nous n'est pas à même d'aller visiter ses domaines et ses champs, soit pour faire ses récoltes, soit pour s'y divertir? est-il quelqu'un qui soit assez dépourvu de la faculté de voir et de réfléchir, pour ignorer ce que c'est qu'ensemencer, faire la moisson, émonder les arbres et les vignes; comment et dans quelle saison on procède à ces différents travaux? Si je veux inspecter mes terres, faire à mon intendant quelque observation sur la culture, ou donner des ordres à mon fermier, serai-je obligé d'étudier l'ouvrage de Magon le Carthaginois? ne me suffira-t-il pas à cet égard de l'intelligence commune à tous les hommes? Pourquoi ne ferions-nous pas de même pour le droit civil? L'habitude des affaires, les occupations du barreau, les plaidoyers que nous avons occasion de prononcer, tout cela ne peut-il pas nous donner assez de lumières pour ne pas paraître étrangers aux lois et aux usages de notre patrie? S'il nous tombe entre les mains quelque cause obscure, épineuse, est-il donc bien difficile de venir consulter Scévola? Et même, sans cela, les parties ne manquent pas de nous remettre leur affaire accompagnée de toutes les consultations, de tous les éclaircissements possibles. Lorsqu'il s'agit d'une question de fait, lorsqu'il faut régler des limites, sans que nous nous soyons transportés sur les lieux, ou bien examiner la teneur d'un contrat, juger de simples écritures, nous sommes forcés de débrouiller des matières obscures et difficiles : craindrons-nous, si nous avons besoin de connaître les lois, ou les décisions des jurisconsultes, de nous trouver embarrassés, parce que nous n'aurons pas étudié le droit dès notre jeunesse? LIX. Mais la science du droit n'est-elle donc d'aucune utilité pour l'orateur? Comme son éloquence a besoin d'être nourrie d'une grande variété de connaissances, je ne saurais prétendre qu'aucune science lui soit absolument inutile; mais celles qui lui sont indispensables sont si étendues, si difficiles et si multipliées, que je ne voudrais pas le voir partager son temps entre un trop grand nombre d'études. Niera-t-on que l'orateur, à la tribune, ne tirât un grand avantage du talent de Roscius pour régler son geste et son maintien? Personne cependant ne conseillera aux jeunes gens qui se destinent à parler en public, d'étudier la pantomime avec autant de soin que les comédiens. Qu'y a-t-il de plus nécessaire à l'orateur que la voix? Je ne lui dirai pas cependant de la soigner comme font les Grecs et certains acteurs, qui passent plusieurs années à déclamer assis, et qui, les jours qu'ils doivent monter sur la scène, exercent leur voix pendant qu'ils sont au lit, l'animent, l'élèvent peu à peu, et après la représentation, la font redescendre du ton le plus aigu jusqu'au ton le plus grave, comme pour la recueillir et la faire rentrer en eux-mêmes. Si nous voulions en user ainsi, nos clients seraient condamnés, avant que nous eussions pu saisir le rythme et la cadence. Si nous n'avons pas le temps de donner beaucoup de soin au geste, qui est d'un si grand secours à l'orateur, ni à la voix qui soutient et relève si bien l'éloquence ; si nous ne pouvons y consacrer que le peu d'instants que nous laissent nos occupations journalières: à plus forte raison ne devons-nous pas perdre notre temps à l'étude du droit; car on peut, même sans maître, en prendre une connaissance générale. Il y a d'ailleurs cette différence, qu'on ne peut pas au besoin emprunter la voix et le geste d'un autre; au lieu que, dans quelque cause que ce soit, on peut s'éclairer à l'instant même, en recourant , soit aux livres, soit aux jurisconsultes. Aussi les orateurs grecs, quelque habiles, quelque savants qu'ils soient, ont toujours auprès d'eux des jurisconsultes qui leur prêtent le secours de leurs lumières, et qu'on désigne, comme vous venez de le dire, sous le nom de praticiens. L'usage des Romains est plus sage, sans doute, puisque chez eux l'autorité des hommes les plus illustres semble donner aux lois un caractère plus imposant encore; mais si les Grecs eussent pensé que le droit civil était nécessaire à l'orateur, ils auraient bien imaginé de le lui faire apprendre, au lieu de lui adjoindre un praticien. LX. Selon vous, la connaissance du droit préserve nos dernières années d'un fâcheux abandon : c'est ce qu'on peut dire des richesses. Mais d'abord il ne s'agit pas ici de ce qui nous est utile, mais bien de ce qui est nécessaire à l'orateur. Ensuite, pour rappeler encore et appliquer à l'orateur l'exemple que j'ai déjà cité plusieurs fois, Roscius a coutume de dire qu'à mesure qu'il avancera en âge, il aura soin de ralentir le jeu de la flûte, et d'adoucir sa déclamation. Si, malgré la contrainte du rythme et de la mesure, il a imaginé cet expédient pour reposer sa vieillesse, combien ne nous est-il pas plus facile d'adoucir aussi notre déclamation, et même de nous en faire une nouvelle! Vous n'ignorez pas, Crassus, de combien de manières différentes on peut modifier son débit; je ne sais même si ce n'est pas vous qui le premier nous avez appris ce secret. Depuis quelque temps, votre déclamation est plus tranquille et plus douce, et ce ton grave et calme que vous prenez aujourd'hui ne vous attire pas moins d'éloges que la force et la véhémence de votre ancienne manière. On a vu plusieurs orateurs, comme Scipion et Lélius, employer toujours un ton modéré et soutenu, sans avoir recours aux éclats de voix, et sans forcer leurs poumons, comme Servius Galba. Mais si vous ne pouvez ou ne voulez pas prendre ce parti, craignez vous que la maison d'un homme illustre, d'un citoyen recommandable comme vous, ne devienne déserte, parce que les plaideurs ne l'assiégeront plus? Pour moi, je suis bien loin de penser ainsi, et au lieu de fonder la consolation de ma vieillesse sur cette foule de clients qui viennent nous consulter, cette solitude qui vous effraye me semble comme un port tranquille où j'aspire; car je trouve que, pour les derniers moments de la vie, il n'est pas d'asile plus doux que le repos. Quant à l'histoire, à la politique, à la connaissance de l'antiquité, aux exemples dont l'orateur doit faire usage, tout cela est utile sans doute; mais si j'en ai besoin, qui m'empêche de recourir aux lumières de mon ami Longinus, dont la complaisance égale l'érudition ? Que les jeunes gens lisent et écoutent beaucoup; qu'ils embrassent tous les genres d'études; qu'ils se forment à toutes les belles connaissances, j'y consens; mais il me semble qu'ils auront alors bien peu de temps pour faire tout ce que vous exigez d'eux ; car vous leur imposez des lois trop rigoureuses peut-être pour cet âge, mais à peu près nécessaires cependant, selon vous, pour atteindre le but qu'ils se proposent. En effet, parler sans préparation sur toutes sortes de sujets, chercher dans le silence de la méditation des pensées justes et profondes, écrire sans cesse, comme vous l'avez recommandé, en disant que la plume était le meilleur de tous les maîtres; tout cela exige un travail opiniâtre; et pour comparer ses discours avec les écrits des autres, pour savoir tout à coup signaler les beautés ou les défauts d'un ouvrage, soutenir ou réfuter une opinion, il faut tout à la fois beaucoup d'effort de mémoire et une grande souplesse d'imagination. LXI. Mais, ce qui me paraît effrayant, et plus propre à décourager qu'à faire naître l'émulation, vous voulez que chaque orateur soit dans son genre un Roscius ; vous ajoutez que l'auditeur est moins disposé à approuver ce qu'il y a de bon, qu'il n'est rebuté des défauts. Cependant on ne nous juge pas, je crois, avec la même sévérité que les comédiens. Qu'un orateur ait la voix enrouée, on l'écoutera encore avec attention, parce que le sujet qu'il traite suffit pour exciter l'intérêt. Mais que le même accident arrive à Ésopus, aussitôt le mécontentement public éclatera. Lorsque ce que nous entendons ne nous procure pas d'autre plaisir que de charmer notre oreille, tout ce qui peut diminuer ce plaisir nous choque et nous irrite. Mais il y a dans l'éloquence bien des parties qui nous attachent; si toutes ne sont pas également élevées, la plupart du moins sont importantes, et ce qu'il y a de vraiment beau ne peut manquer d'être apprécié. Pour en revenir à ce que nous avons dit en commençant cet entretien, donnons, suivant la définition de Crassus, le nom d'orateur à celui qui sait parler de manière à persuader; mais n'étendons pas ses études au delà du cercle du barreau et des intérêts de ses concitoyens. Qu'il renonce à toutes les autres connaissances, quelque nobles, quelque belles qu'elles puissent être; qu'il se borne à son art, et s'y consacre jour et nuit; qu'il imite le zèle infatigable de l'Athénien Démosthène, à qui sans doute personne ne contestera la puissance de la parole. On sait que ce grand homme, à force de travail et d'efforts, parvint à triompher des obstacles de la nature. Né bègue, au point de ne pouvoir prononcer la première lettre de son art, il s'appliqua si bien à corriger ce défaut, que personne ne parlait plus distinctement que lui. Il avait la respiration courte : à force d'exercice, il apprit à la ménager au point de pouvoir élever et abaisser deux fois la voix dans la même période, comme ses écrits nous l'apprennent. On dit encore qu'il mettait des cailloux dans sa bouche, et prononçait d'une haleine et à haute voix une longue tirade de vers, et cela non pas en se tenant en place, mais en marchant, et gravissant avec effort dans des lieux escarpés. Voilà, Crassus, de quelle manière je pense qu'il faut exhorter les jeunes gens au travail : quant à ces connaissances si étendues, et que vous empruntiez tout à l'heure à tant d'arts différents, je sais que vous les possédez toutes, mais je ne les crois pas nécessaires à l'orateur, et je ne saurais les renfermer dans le domaine de l'éloquence. LXII. Lorsque Antoine eut cessé de parler, Sulpicius et Cotta ne savaient à laquelle des deux opinions ils devaient donner la préférence. Crassus reprit: Vous faites de l'orateur une espèce de manoeuvre, et je ne sais trop, Antoine, si ce que vous venez de dire est votre véritable opinion, ou si vous n'avez pas voulu faire usage du merveilleux talent que vous avez pour la réfutation, et que personne ne porta jamais plus loin que vous. Cet art appartient sans doute en propre à l'orateur, mais il est aussi employé maintenant par les philosophes, surtout par ceux qui discourent fort au long sur toutes sortes de sujets, et soutiennent également le pour et le contre. Pour moi, j'ai cru qu'en parlant devant de tels auditeurs, je ne devais pas me contenter de tracer le portrait d'un avocat destiné à passer sa vie sur les bancs des tribunaux, et bornant son talent à ce qu'exigent les causes les plus ordinaires. Je me suis fait de l'orateur une idée plus grande, persuadé que, dans notre république surtout, il devait réunir en lui tout ce qui pouvait donner de l'éclat à son éloquence. Comme vous le renfermez dans un cercle fort étroit, il vous sera plus facile de nous développer ce que vous exigez de lui, et les règles que vous lui prescrivez. Mais nous ferons bien, je pense, de renvoyer à demain la. suite de cet entretien : il s'est assez prolongé aujourd'hui. Scévola doit se rendre à sa campagne; il faut le laisser reposer, en attendant que la chaleur se passe, et voici l'heure d'aller prendre nous-mêmes un repos dont nous avons besoin. Tout le monde approuva cet avis. Je regrette, dit Scévola, d'avoir promis à Lélius d'être aujourd'hui à ma maison de Tusculum : j'entendrais Antoine avec un grand plaisir. Puis il se leva, et ajouta en souriant : Je ne lui en veux pas tant d'avoir maltraité notre droit civil, que je ne lui sais gré d'être convenu qu'il ne le connaissait pas.
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