Libanius

LIBANIUS

DISCOURS SUR SA PROPRE FORTUNE.

 

Traduction française : L. PETIT.

Oeuvres numérisées par Marc Szwajcer

 

 

 

 

INTRODUCTION.

 

Le quatrième siècle semble, à plus d'un titre, mériter particulièrement et attirer l'attention du nôtre. L'éloquence, l'histoire, la philosophie, font un retour plein d'intérêt[1] vers cette époque, féconde en grandes luttes et en utiles enseignements. Une société qui s'écroule; une religion qui s'élève ; la civilisation extrême aux prises avec la barbarie; le paganisme tentant pour se relever un suprême et vain effort; l'agonie d'un immense empire, dont les dernières convulsions montrent encore la grandeur; les germes de salut et d'avenir que le christianisme féconde, au milieu de ces ruines, par la double action de l'éloquence et de la vertu : voilà ce que présente à l'étude de notre génération la seconde moitié du quatrième siècle. D'un si vaste tableau, détacher une seule figure qui occupe le second plan; retrouver, dans l'autobiographie et dans les lettres de Libanius, les traits du sophiste grec par excellence; étudier en lui l'homme privé, l'homme public, le professeur, l'homme de lettres; démêler, au milieu d'une immense correspondance, tout ce qui peut caractériser le rhéteur célèbre, l'ami de Julien l'apostat, le maître de saint Jean Chrysostome et de saint Basile, l'idole de la ville d'Antioche; essayer enfin de trouver, dans le rôle joué par un tel personnage, quelques traits de l'histoire de son temps : tel est l'objet de ce travail.

Mais, avant d'essayer de faire revivre le sophiste d'Antioche, nous devons dire où et comment nous l'avons étudié. Pour connaître Libanius, c'est Libanius parlant de lui-même que nous avons consulté. Il a cru à l'immortalité de sa gloire, et sans doute aujourd'hui il trouverait un grave mécompte à voir si peu célèbre le nom dont il avait rempli son siècle, et si peu connue sa vie, qu'il avait pris soin de raconter à ses contemporains, et d'écrire pour la postérité. Il est vrai de dire que ce document, le plus curieux et le plus complet de ceux qui peuvent nous faire connaître Libanius, nous est parvenu tellement altéré et difficile à comprendre, en beaucoup d'endroits, qu'il est presque téméraire d'en entreprendre la traduction. Nous avons eu pour ce travail les deux seuls textes imprimés qui existent. Le texte de Morel, et la traduction latine qui l'accompagne, sont souvent inintelligibles ; le texte de Reiske, malgré de nombreuses corrections et des notes explicatives, contient encore une foule de passages qui ont besoin d'être corrigés, complétés, ponctués différemment, pour présenter un sens quelconque, sinon un sens satisfaisant. C'est à ces difficultés, sans aucun doute, qu'il faut attribuer les erreurs dans lesquelles sont tombés les biographes de Libanius. Si nous sommes parvenu à faire pénétrer quelque lumière dans ces demi-ténèbres, nous sommes forcé d'avouer que c'est au prix d'efforts qui sont en disproportion avec le résultat obtenu. En méditant le texte annoté de Reiske, en le comparant au texte et à la traduction de Morel, en éclairant ce travail de tout ce qui pouvait y jeter quelque lumière, et en demandant au contexte un sens que le texte nous cachait, il nous a souvent fallu aller jusqu'à l'audace, pour ne pas laisser de lacunes dans la traduction de ce singulier document, dont la dernière page seule a complètement défié notre curiosité et nos efforts. Cette curiosité pourtant était aussi vive que légitime. Désirant étudier le quatrième siècle dans la correspondance du professeur qui y avait tenu une si grande place, la connaissance de sa vie, racontée par lui-même, était pour nous le point de départ indiqué; la biographie devait jeter un grand jour sur les lettres, qui devaient, à leur tour, éclairer et compléter la biographie. Prononcé par l'auteur, devant ses compatriotes, dans une première partie, écrit probablement en plusieurs fois, comme un journal de sa vie, dans la seconde moitié, ce prolixe récit porte avec lui un caractère d'authenticité, qui ne se retrouve dans aucun autre de ses ouvrages, à un pareil degré; mais, en même temps, la personne de l'auteur s'y montre avec une complaisance et une persistance capables de fatiguer la plus bienveillante attention; la naïveté de son admiration pour lui-même, la sincérité du culte de sa propre gloire, la grande importance qu'il attache aux plus petites circonstances de sa vie, l'emphase avec laquelle il grossit tout ce qui le touche, tout y porte le cachet d'une vanité qui devait peser à ses contemporains. On comprend qu'il ait eu besoin de se défendre devant eux du reproche d'arrogance et d'importunité, et l'apologie πρὸς τοὺς αὐτὸν βαρὺν καλέσαντας paraît placée fort à propos, après ce discours sur sa propre fortune.

Sous ce titre, qui résume bien le sujet, Libanius entreprend, en suivant le cours de sa vie, de montrer tout ce qu'il doit à la bonne ou à la mauvaise fortune, et il le fait avec une monotonie qui devient fatigante, surtout vers la fin, où le ton du début ne se soutient plus. On croit même y reconnaître, ajoutés bout à bout, différents morceaux complétant l'histoire de sa vie, avec le refrain sur la fortune, refrain amené par le plan d'un premier discours. On croit y voir aussi, comme cachés et réservés pour la postérité, les traits vengeurs que le rhéteur a aiguisés contre les ennemis de sa vieillesse. La première partie, lue par lui à ses concitoyens, à l'âge de soixante ans, contient, sous une forme un peu plus oratoire, la période de sa vie qui se termine à cet âge; la seconde partie semble mener jusqu'à sa soixante-seizième année le récit de sa vie, qui se prolonge au delà, et raconte, comme des faits déjà bien passés, les derniers événements qui affligent ses vieux jours. Là, les ténèbres se font autour du texte, si obscures qu'on ne peut savoir sur quel fait ou sur quelle pensée s'est arrêté ce témoin de sa propre existence.

C'est à cette source que nous avons puisé d'utiles renseignements sur la vie de Libanius; et nous avons pu, grâce à cette autobiographie, le suivre d'assez près pour dépouiller avec plus de fruit sa vaste correspondance. Cette correspondance, qui ne remonte pas au-delà de sa quarantième année, époque où il revint se fixer à Antioche, comprend environ, deux mille lettres dans le recueil de Wolf. Ce recueil, publié à Amsterdam en 1738, par le savant professeur de Hambourg, est le dernier et le plus complet de ceux qui aient paru, le seul que nous ayons eu à consulter.[2] L'érudition, le jugement, les recherches, la traduction, les notes du consciencieux éditeur, donnent le plus grand prix à son travail, qu'un véritable luxe de typographie recommande à la curiosité du lecteur. Nous n'entrerons pas dans l'examen des sources diverses[3] et des éditions partielles qui ont contribué à former ce recueil, non plus que dans l'examen des manuscrits, des recherches, des travaux et des auxiliaires dont Wolf a su trouver le concours. On peut lire ces intéressants détails dans sa préface, et dans l'histoire de la littérature grecque de Schœll ; nous parlerons seulement de notre propre impression et de notre travail sur cette édition des lettres de Libanius.

Lorsque, par une première lecture, on veut pénétrer dans cette correspondance, on est un moment arrêté par le sentiment de la difficulté de ce travail. Que d'énigmes dans ces lettres, dont on ne connaît pas les destinataires ! Que d'obscurités dans ce style, parsemé de citations et d'allusions peu saisissables, dans ces jeux d'esprit, dans ces raffinements de la pensée et de l'expression! L'élégance et la variété de la forme peuvent-elles d'ailleurs dissimuler ou compenser la monotone et stérile uniformité du fond? Que peuvent nous apprendre tant de compliments et de recommandations, adressés à plus de cinq cents personnages, dont les noms, pour la plupart, sont ignorés, altérés ou incertains? Il faut quelque effort de volonté pour surmonter cette première impression. Mais, si l'on persévère, on aperçoit quelques intéressants détails de mœurs et de caractère; les mêmes noms se représentent, les personnages et les faits se dessinent; le style lui-même semble un peu s'éclaircir, l'intérêt se soutient et s'accroît.

On est charmé par l'élégance, la variété, l'exquise urbanité de tant de lettres dont chacune est, en son genre, une pièce achevée avec un soin et un art infinis; on se prend à admirer la forme d'un billet dont le fond est insignifiant. C'est ainsi que nous avons poursuivi jusqu'au bout une première lecture, notant, par un mot, celles de ces lettres qui pouvaient faire connaître leur auteur et son temps. Sur deux mille lettres, deux cents à peine sont dignes, à ce titre, d'attirer l'attention, et l'on éprouve une certaine déception à ne les voir jamais s'élever et s'étendre en dehors du cercle étroit d'action où se tient leur auteur. Leur grande, leur unique utilité est de faire connaître Libanius, ses correspondants et son siècle. Aussi avons-nous pensé qu'une seconde lecture, et un travail fait à ce point de vue, pourraient être de quelque utilité.

Schœll, dans son Histoire de la littérature grecque, dit, en parlant du recueil des lettres de Libanius publié par Wolf : « Son édition est excellente sous le rapport de la critique, mais elle a besoin, plus encore que les discours, d'un philologue versé dans l'histoire, qui, après avoir fait des recherches suffisantes sur les cinq cents correspondants de Libanius, les fasse connaître aux lecteurs, et dispose les lettres, soit dans un ordre chronologique, autant que cela est possible, soit en réunissant toutes celles qui ont été adressées au même correspondant. » En reconnaissant ce qui nous manque pour entreprendre le travail indiqué par Schœll, nous avons cependant tenté de le faire. Nous avons voulu frayer et aplanir le chemin à ceux qui voudraient, après nous, pénétrer dans cette correspondance pour y chercher quelque lumière. Nous avons suppléé à ce qui nous manquait en connaissances philologiques et historiques, par une étude consciencieuse de tous les documents qui peuvent jeter quelque jour sur les lettres de Libanius, et sur leurs destinataires. Nous avons mis à profit l'étude de sa vie, dont il nous avait fourni les éléments, et l'histoire de son siècle, que nous avons étudiée dans les auteurs contemporains : Ammien Marcellin et le code Théodosien, parmi les anciens, l'histoire de Tillemont, parmi les modernes, nous ont surtout été d'un puissant secours pour faire, de notre mieux, ce qu'on est convenu d'appeler aujourd'hui la prosopographie des correspondants de Libanius. Beaucoup d'entre eux sont totalement inconnus, beaucoup sont incertains; mais beaucoup néanmoins, historiens, poètes, rhéteurs, préfets, évêques, personnages importants ou illustres, à un titre quelconque, nous sont en partie connus par sa correspondance. Pour ne citer qu'un seul exemple, nous avons trouvé, dans les lettres de Libanius, des renseignements précis et nouveaux sur la patrie et la famille d'Ammien Marcellin, ainsi que la date des premières lectures qu'il fît à Rome de son histoire.[4]

Nous avons donc espéré que, malgré son imperfection, notre travail ne serait pas sans quelque utilité; nous avons fait du moins nos efforts pour qu'il en fût ainsi. Ne pouvant classer, par ordre chronologique, des lettres qui ne portent, en général, avec elles, rien qui permette de leur assigner une date, nous nous sommes arrêté à l'idée de ranger les correspondants de Libanius par ordre alphabétique, en donnant sur eux tous les renseignements ou toutes les conjectures que nous avons pu recueillir; et nous avons réuni toutes les lettres écrites à un même correspondant, afin qu'elles pussent s'éclairer mutuellement. Un résumé de ces lettres, quelquefois une traduction partielle ou intégrale, quelques observations sur leur date probable ou leur douteuse authenticité, enfin quelques rapprochements avec l'autobiographie de Libanius, achèvent ce que nous avons pu faire pour leur donner un sens plus clair et plus précis. Nous ne pouvons pas, dans un semblable travail, ne pas avoir commis bien des erreurs, et nous avons le vif sentiment de notre insuffisance pour une pareille tâche; nous n'hésiterons pas néanmoins à livrer bientôt à la publicité ce recueil de documents et de notes, où d'autres, après nous et mieux que nous, pourront étudier Libanius et son siècle. Tels ont été les éléments de notre travail. Un tableau chronologique de la vie de Libanius, d'après ses lettres et son autobiographie, et la liste des auteurs que nous avons consultés, complètent les renseignements que nous avons cru devoir mettre en tête de cet essai; nous lui donnerons, comme appendice, la traduction de l'autobiographie, à laquelle nous renverrons quelquefois le lecteur.

 

 


 

 

VIE DE LIBANIUS

 

Sophiste d'Antioche,

 

DISCOURS SUR SA PROPRE FORTUNE.

 

 

Par l'exposé de ma vie passée et de ma vie présente, je me propose de rectifier l'opinion de ceux qui se sont trompés sur ma fortune : aussi bien de ceux qui me proclament le plus heureux des hommes, à cause des applaudissements accordés à mes discours, que de ceux qui me regardent comme le plus malheureux, à cause des travaux et des souffrances qui ne me laissent pas de relâche ; je ramènerai chacune de ces deux opinions à la vérité, dont elles s'écartent également Tous pourront voir que les dieux ont mélangé pour moi les dons de la fortune, et que je ne dois être appelé ni très heureux, ni très malheureux. Puissent ainsi m'épargner les traits de Némésis !

Et d'abord, si c'est un bonheur d'être né citoyen d'une ville grande et illustre, que l'on considère tout ce qui fait la grandeur d'Antioche : quelle est la ville en elle-même ; quelle est l'étendue de son territoire, quelles sont les eaux qui l'arrosent, quels sont les zéphyrs qui la rafraîchissent ! Celui-là même qui n'a pas vu cette ville en connaît toutes les merveilles par la renommée ; car il n'est pas une terre, il n'est pas une mer assez lointaine, pour que la gloire d'Antioche n'ait pu y parvenir. C'est dans cette grande cité que le sort me fit naître d'une des plus grandes familles, d'une famille distinguée par l'éclat que jetèrent sur elle l'instruction, la richesse, les jeux qu'elle a donnés, les chœurs qu'elle a fournis, et les discours d'apparat qui sont l'attribut[5] des grandes charges.

Quelques-uns ont cru mon bisaïeul originaire d'Italie, trompés, sans doute, par un discours qu'il a composé dans la langue de ce pays; il a pu écrire ce discours, mais il n'était pas pour cela d'un autre pays que celui-ci. Il possédait aussi bien la langue des Romains que l'art de la divination. Cet art lui avait appris qu'il perdrait par le fer ses deux fils, qui étaient beaux, grands et éloquents. Le malheur qui les frappa enleva à la famille une partie de ses biens, en sorte que mon père, touché du sort de deux de ses sœurs non mariées, les prit à sa charge. Mon aïeul maternel, qui était rhéteur et occupait une belle position, après avoir échappé aux mêmes dangers de mort violente, fut enlevé par la maladie, laissant, dans ses deux fils, deux soutiens du Sénat. L'aîné de ceux-ci, Panolbius, mourut en charge; Phasganius, le plus jeune, mourut après avoir donné sa démission. Ainsi, du côté de mes parents, la Fortune m'a été tantôt favorable, tantôt contraire.

Après avoir pris femme dans la famille dont je viens de parler, mon père succomba, à la fleur de l'âge. Il laissait trois enfants dont j'étais le second, et avait à peine reconquis une faible partie d'une grande fortune. Mon grand-père maternel le suivit de près dans la tombe. Ma mère, craignant pour nos biens les malversations des tuteurs, et redoutant, à cause de sa modestie, la nécessité d'entrer en compte avec eux, résolut d'être tout pour nous; elle réussit, en multipliant ses soins et sa peine, à nous procurer le bien-être ; mais, tout en dépensant ce qui était nécessaire à notre instruction, elle était incapable de se fâcher contre un enfant trop dormeur, et croyait que c'était le devoir d'une mère aimante de ne jamais chagriner en rien ses enfants ; si bien que nous passions plus de temps à courir la campagne qu'à étudier.

C'est ainsi que j'employai quatre années, et je touchais à ma quinzième, lorsque je m'épris d'un ardent amour pour l'éloquence. Dès lors, les champs furent sans attraits pour moi ; mes colombes elles-mêmes furent vendues, ces colombes dont le soin captive si fort la jeunesse; les courses de chevaux, les spectacles furent abandonnés. Bien plus (et cela frappa d'étonnement les vieillards aussi bien que les jeunes gens), je laissai passer, sans les voir, ces combats de gladiateurs, dans lesquels succombaient ou triomphaient des combattants, qu'on aurait pris pour les disciples des Trois Cents qui s'illustrèrent aux Thermopyles. Et pourtant, ces jeux étaient donnés par mon oncle maternel, qui m'avait fait venir pour y assister ; mais j'étais tout entier à mes livres, et l'on sait que l'illustre sophiste prédit, à mon sujet, tout ce qui s'est réalisé depuis. Que dire, dès lors, de la mort de mon père? j'aurais été bienheureux de le voir parvenir à un âge avancé; et pourtant je sais que j'aurais suivi une autre carrière, si mon père avait atteint la vieillesse. Que l'on compare, maintenant, ma condition présente avec ce qu'elle eût été ; que l'on songe aux soucis qui m'eussent attendu au Sénat, aux procès intentés, aux accusations capitales qui menacent un magistrat, et l'on verra facilement comment, à ce point de vue, il faut apprécier le malheur qui me rendit orphelin. Quant à la sagesse de notre mère, qui sut éloigner de sa porte un grand nombre de prétendants, il n'est personne, même parmi ceux qu'aveuglent le plus leurs passions, qui oserait nier que cette sagesse ait été, pour ses enfants, le plus grand des bonheurs. Car, si c'est un bonheur de pouvoir s'avancer dans le monde, libre et la tête haute, nous ne devons pas plus cet avantage à notre propre vie qu'à la vie des parents dont nous avons reçu le jour, et beaucoup de ceux qui avaient vécu sans reproche ont été réduits au silence par la honte de leur famille.

Je dois regarder aussi comme un bonheur d'avoir pu suivre les leçons d'un maître dont la bouche laissait échapper des flots d'éloquence; de même que ce fut un malheur pour moi de ne pouvoir plus les suivre quand elles m'auraient été le plus utiles, et, après y avoir assisté en indifférent et comme contraint, de voir la mort tarir ces flots d'éloquence, alors que je brûlais du désir de m'y abreuver. Plein du regret du maître qui n'était plus, je suivis les leçons de ceux qui se rencontraient alors et qui n'étaient que des fantômes de sophistes; je ressemblais à ceux qui mangent du pain d'orge, faute de meilleur. Comme je n'avançais à rien, et que, sur les pas de ces guides aveugles, je courais le danger de tomber dans un abîme d'ignorance, je les laissai là. Je cessai d'exercer mon esprit à inventer, ma langue à parler, ma main à écrire. Je ne fis plus qu'une chose : j'appris par cœur les morceaux choisis des anciens, et je fréquentai, pour cela, un homme doué d'une mémoire des plus ornées, et capable d'enseigner aux jeunes gens tout ce que les anciens ont laissé de plus beau. Je m'attachai à lui, au point de ne pas le quitter, même quand il quittait ses élèves. Jusque sur la place publique, j'avais mon livre entre les mains; il fallait de force que mon maître m'apprit quelque chose ; il en paraissait ennuyé sur le moment, mais dans la suite il m'en félicitait.

Pendant cinq années, j'employai toutes mes facultés à cet exercice, que favorisa mon bon génie, et dont aucune maladie n'interrompit le cours. Les douleurs de tête qui me survinrent alors eurent l'origine que je vais dire : Je me tenais debout, à une représentation des Acharniens d'Aristophane, auprès de mon maître assis ; le soleil était caché par des nuages si épais qu'on aurait pu appeler ce jour une nuit profonde. Jupiter fit entendre son tonnerre et lança sa foudre. L'éclair brûla mes yeux, et la foudre frappa ma tête. Je crus qu'il n'y avait plus à craindre davantage, et que la commotion allait cesser de se faire sentir. De retour au logis, et m'étant mis à table, il me sembla encore entendre ce tonnerre et voir cet éclair traverser la maison. La terreur alors provoque chez moi une sueur abondante; je me lève de table et je cherche un refuge dans mon lit. Je crus néanmoins devoir me taire sur ce sujet, et garder cet événement secret comme un mystère. Je pensai que, n'en parlant pas aux médecins, je ne serais pas tourmenté par leur art ni leurs remèdes, ni arraché à mes études favorites. C'est ainsi que prit de profondes racines un mal qui, au dire des médecins, aurait pu être arrêté facilement dès le principe. Il s'empara donc de moi, tantôt augmentant, tantôt diminuant, changeant quelquefois de nature, mais ne me laissant jamais de relâche. Lors même qu'il se calmait, il ne cessait pas néanmoins tout à fait ; mais, à part cela, j'étais, comme je l'ai dit, d'une excellente santé, et je n'interrompis pas mes études.

Après avoir rassemblé, dans ma mémoire, tout ce que j'avais appris des hommes qui s'étaient le plus illustrés par l'éloquence, je me sentis épris d'un goût ardent pour leur profession. J'avais pour compagnon d'études un jeune Cappadocien, nommé Jasion, qui avait le travail lent, mais qui était des plus assidus et des plus studieux. Tous les jours, pour ainsi dire, il m'entretenait de ce que des personnes plus âgées lui avaient dit d'Athènes et de ce qu'on y faisait, me parlant des Gallinien, des Tlépolème et des autres nombreux sophistes, ainsi que des luttes oratoires dans lesquelles ils avaient été vainqueurs ou vaincus. Par tous ces récits, il faisait naître dans mon âme l'ardent désir de visiter un tel pays, désir qui devait bientôt me pousser à entreprendre ce voyage.

La renommée de mes études et de mes travaux s'était répandue dans la ville, ainsi que la renommée de ma sagesse, remarquable chez un jeune homme à la fleur de l'âge. J'en parle avec confiance, parce que je vois encore ici des témoins vivants, prêts à se lever pour confirmer ce que j'avance. J'étais inaccessible aux séductions des plaisirs, non grâce à la vigilance ou à l'autorité des pédagogues, que rend impuissants la situation d'un enfant qui n'a plus de père, mais grâce à la protection de la Fortune, qui me permit de me défendre moi-même du mal, et d'en défendre les autres : je mis fin à des amusements funestes, auxquels plusieurs jeunes gens, abandonnant l'étude, se laissaient emporter. Cette double réputation de savoir et de vertu, dont je jouissais, s'était répandue par toute la ville ; les parents qui avaient des filles à marier me recherchaient auprès de mes oncles, rivalisant et se dépassant l'un l'autre par l'importance des dots qu'ils proposaient :

Mais mon cœur à leurs vœux demeurait insensible,

et je crois que, semblable à Ulysse, en vue de la fumée d'Athènes, j'aurais repoussé l'hymen d'une immortelle. Ma mère pleurait et ne pouvait entendre parler de ce voyage. Le plus âgé de mes oncles pensait qu'il, fallait venir à son aide; il m'engageait à renoncer à un projet impossible, me disant que, malgré mon plus vif désir, il ne me permettrait jamais de partir. Mais, pendant que son frère donnait des jeux en l'honneur de Jupiter, et que moi, je cédais à la nécessité, la mort de Panolbius (c'était l'aîné de mes oncles) vint affliger notre ville ou, pour mieux dire, la terre entière. Les larmes de ma mère avaient moins de pouvoir sur mon autre oncle, Phasganius; lui-même, il lui représentait que, pour un chagrin de courte durée, on pourrait attendre de grands avantages, et il m'ouvrit les portes. Il est facile encore de voir, dans ce que je viens de dire, ce qu'il y eut de fâcheux et ce qu'il y eut d'heureux pour moi.

Ayant obtenu ce que je désirais, j'appris, en même temps, combien il est amer de quitter sa famille. Je partis, abattu par la douleur, et versant des larmes, me retournant souvent, pour jeter encore un regard sur les murs que j'abandonnais. Jusqu'à Tyane, je pleurai, et, à partir de cet endroit, la fièvre vint se joindre à mes larmes. Combattu entre deux violents désirs, la honte d'abandonner mon voyage fit seule pencher la balance, et je dus poursuivre ma route, malgré la maladie qu'accrurent encore les fatigues du chemin et la traversée du Bosphore, qui me laissa plus semblable à un mort qu'à un vivant. Nos bêtes de somme étaient dans le même état. J'avais compté sur la protection d'un homme haut placé, pour gagner Athènes, à l'aide des voitures de la poste impériale. Mon homme, dont le crédit avait sans doute beaucoup baissé, me reçut, en tout le reste, avec la plus grande bonté ; mais me dit que c'était la seule chose qu'il ne pouvait faire pour moi. Je jetais les yeux sur la mer, fermée aux marins par la saison, lorsque j'eus le bonheur de trouver un brave pilote, que la vue de l'or persuada facilement. Je m'embarquai, et, sous la protection de Neptune, je voyageai gaiement. Je passai Périnthe, Rhétium, Sigée, et je contemplai, du haut du tillac, la ville de Priam dont la ruine est si célèbre ; je traversai la mer Egée, avec un vent aussi heureux que celui qui favorisa autrefois Nestor, de sorte que l'impuissance où s'était trouvé mon hôte était devenue pour moi un véritable avantage. Je me dirigeai donc vers Géreste, et j'abordai à un port des Athéniens où je passai la nuit. Le soir suivant, j'étais dans leur ville, où je tombai entre les mains de gens que je n'aurais pas voulu rencontrer, et, le jour d'après, je fus accaparé par d'autres que je n'aurais pas mieux aimé avoir pour introducteurs. Ils ne me permirent pas de voir le maître pour lequel j'étais venu ; ils me tinrent comme renfermé dans un tonneau, ainsi qu'ils ont l'habitude de le faire pour les jeunes gens qui arrivent. Ainsi séparés de force, nous poussions des cris lamentables:[6] le sophiste, parce qu'on lui arrachait son élève; moi, parce qu'on m'enlevait mon maître. Ils me laissaient crier inutilement : Je veux Aristodème ! Ils me tenaient sous bonne garde, moi le Syrien, jusqu'à ce que j'eusse prêté serment de les suivre. On m'ouvrit alors les portes, et je fus aussitôt admis comme l'élève de leur maître Diophante. J'allai, suivant l'ordre de leurs leçons d'apparat, entendre les deux professeurs ; j'entendis là les applaudissements, prodigués pour égarer les nouveaux venus ; je m'aperçus que j'arrivais de bien loin pour peu de chose, voyant la direction de la jeunesse des écoles usurpée par des hommes qui ne différaient guère des jeunes gens. Il me semblait que j'avais péché contre Athènes, et que j'en subissais le châtiment, en n'admirant pas ceux qui y tenaient le premier rang. A peine pouvais-je calmer la colère de mes nouveaux condisciples, en leur disant que j'admirais en silence, et qu'un mal de gorge m'empêchait d'applaudir par des cris. Il paraissait vraisemblable, en effet, et par mes lettres de recommandation, et par d'autres renseignements, que mon triste état de santé m'empêchait seul d'applaudir.

Il faut, dans tout ce que je viens de raconter, faire la part de la Fortune : d'abord être malade, être transporté par mer comme un ballot de marchandises, aborder à un port qui ne vous offre qu'une déception, où l'on s'attend à rencontrer merveille et où l'on ne trouve rien, ceci peut passer pour être malheureux ; mais rencontrer sur mer un hiver aussi clément que l'été, et être contraint à faire autre chose que ce que j'avais l'intention de faire, cela peut passer pour une faveur de la Fortune.

Vous me paraissez approuver ce que je dis de mon heureuse traversée et la manière dont je le dis. Quant au bonheur, pour moi, d'être amené à un sophiste, autre que celui que j'aurais désiré, c'est là une énigme dont je vous dois la solution. Ayant entendu parler, dès mon enfance,[7] des rivalités et des luttes d'école qui avaient lieu dans Athènes, des coups de bâton, des pierres, des épées, des blessures, des mises en jugement, des défenses et des condamnations qu'affrontaient les écoliers pour soutenir les intérêts de leurs maîtres, j'avais pris l'habitude de regarder leurs périls comme de nobles périls, comparables à ceux que l'on court en portant les armes pour la patrie. Je demandais aux Dieux de pouvoir me distinguer de la même manière, courir au Pirée, à Sunium et aux autres ports, pour m'emparer des jeunes gens, à leur descente du vaisseau, et aller ensuite à Corinthe, cité devant le tribunal, pour cet enlèvement; je rêvais enfin de donner repas sur repas, jusqu'à ce qu'après avoir épuisé mes ressources, j'eusse recours aux usuriers. Mais la Déesse, qui savait que j'allais me précipiter à ma ruine, sous le spécieux prétexte de suivre et de défendre un chef d'école, me sauva de ce danger, comme elle avait coutume de le faire. Elle me poussa vers un autre maître, auprès duquel je ne devais avoir à supporter d'autres travaux que ceux de l'étude ; ce qui arriva en effet. Blessé par le serment qui m'avait été imposé, je n'aurais jamais voulu accepter aucune des charges dont j'ai parlé, et personne n'aurait pu m'obliger d'enchaîner quelqu'un à un maître, malgré sa volonté. On craignait d'ailleurs que, ne pouvant supporter ces vexations, je ne fisse plus, et n'entreprisse de m'élever publiquement contre la coutume du serment qui m'avait été imposé. Je fus donc exempt des sorties, des expéditions, des luttes où Mars prenait part, de ces batailles rangées, de ces grands combats où l'on en venait aux mains, et de tout ce qu'entraînaient ces rencontres. Seul, assis à l'écart, j'apprenais ce que chacun avait enduré ; je restais à l'abri des coups que porte la colère, seul à seul, ne donnant, ne recevant rien, n'ayant pris parti pour ou contre personne. Un jour pourtant, allant au bain, j'avais rencontré un Crétois qui en revenait, et je marchais entre lui et un autre qu'il se mit à frapper, l'attaquant sans provocation et sans faire attention à ma présence[8]... Cette audacieuse agression, sous mes yeux, me parut injurieuse pour moi, tant mes camarades croyaient généralement devoir se contenir devant moi, qu'on n'avait jamais vu toucher une balle dans Athènes, et qui toujours avais montré tant d'éloignement pour les orgies des étudiants et les entreprises qu'ils se permettent contre les maisons des pauvres. Je montrai aussi que les têtes de Scylla, ou plutôt les parentes redoutables des Sirènes, ces femmes dont les chants ont séduit et dépouillé tant de jeunes gens, perdaient avec moi leurs chants et leurs séductions. Mais, laissant de côté ces dangers, dont me préserva la Fortune, revenons d'où nous sommes parti.

J'allai à Corinthe, non comme poursuivant des écoliers, non comme poursuivi devant le proconsul, mais attiré par une fête laconienne, la fête des fouets. De là, j'allai à Argos pour me faire initier aux mystères. Je le fus bientôt; et, quant à l'éloquence, j'arrivai bientôt aussi à atteindre, en l'imitant, le maître auprès duquel j'étais venu. C'était là un effet de l'affection que j'avais pour lui; nous imitons facilement ceux que nous aimons. Je suivais donc les traces de ces maîtres que vous connaissez, et il serait peut-être plus modeste de m'en taire ; mais qu'eût-ce été si, au lieu des leçons de ces maîtres illustres, dont vous retrouvez l'image dans mes discours, je n'étais que l'imitateur de je ne sais quel obscur et pauvre rhéteur? Je fus, en ceci, conduit par mon heureuse étoile, et j'eus le bonheur, pendant que je suivais des leçons qui devaient m'être si utiles, de ne jamais avoir besoin de recourir au médecin ; de sorte qu'il y avait pour moi autant de jours de travail que de jours dans l'année, excepté les congés de fêtes, peu nombreux pour mes professeurs.

Si l'on peut regarder comme le plus grand honneur d'avoir été jugé digne d'occuper une chaire à Athènes, la Fortune m'accorda cette faveur de la manière suivante : Un des magistrats venus de l'Italie, homme plein de sens et de caractère, jugea qu'il ne fallait rien négliger dans l'intérêt de la jeunesse, et que, pour empêcher cette jeunesse de s'égarer, il fallait lui enlever ses guides qui n'étaient que de mauvais guides. A la place du grand nombre qui étaient auparavant à la tête des écoles, trois seulement furent choisis. Un certain Égyptius, ainsi qu'un de mes compatriotes,[9] tous deux établis à Athènes, furent promus, et je dus partager leur fortune et leurs travaux. J'avais vingt-cinq ans alors ; Égyptius en avait dix de plus, et l'autre était un peu plus âgé que lui. Il me fallait les assister, toutes les fois que j'étais appelé. L'âge paralysait un peu l'énergie du plus vieux, et ils laissaient les sophistes empiéter sur leurs droits. Pour moi, l'honneur qui m'appelait à leur aide était troublé par les inquiétudes et les soupçons. Ni les sophistes, ni nous, ne dormions en paix. Les pièges que tendaient ceux-ci les tenaient éveillés; et nous, c'était la crainte de ce que nous pouvions attendre d'ennuis et de désagréments. La Fortune, là encore, ne m'abandonna pas à l'audace des jeunes gens; elle les contint, malgré leur mécontentement et leur colère.

J'aurai ici à mentionner un fait qui en vaut la peine, et à faire voir combien la Fortune veillait sur moi. Mon patrimoine allait être vendu ; la Déesse, comme c'est le propre d'une divinité, avait prévu la chose. Or j'avais l'intention, afin de me perfectionner, de ne quitter Athènes qu'après avoir ajouté quatre autres années aux quatre que j'y avais passées. Car, bien que les autres me trouvassent suffisamment instruit, je savais ce qui me manquait encore; je craignais d'être troublé par les mille questions que pouvaient me poser les doctes[10] qui m'entouraient de toutes parts, et je sentais la nécessité de poursuivre mes études. Quand la nouvelle de la vente de mes biens arriva à Athènes, je me trouvais forcé d'y demeurer, sans tirer parti des ressources que j'avais acquises par mon travail, et j'étais exposé à ce qui arriva à beaucoup de jeunes gens qui, n'ayant pu y obtenir une chaire, gardèrent le silence le reste de leur vie. Voici ce qui me tira d'embarras.

J'avais pour condisciple un jeune Héracléote nommé Crispinus, qui était à Athènes depuis le même temps que moi, et qui, sans avoir beaucoup travaillé, avait un grand talent de parole. Bien qu'il fût de mon âge, il me considérait comme un père ; suivant mes inspirations dans les plus grandes choses comme dans les plus petites, et gardant dans toutes ses paroles une noble pudeur, il se montrait digne des vertus de ses ancêtres. Il était rappelé dans sa patrie par son oncle, homme qui avait en lui quelque chose de divin,[11] et qui, sur la terre, avait plus de rapports avec les Dieux qu'avec les hommes. Bien qu'une loi le lui défendît sous peine de mort, il vivait dans leur commerce, se riant de la loi coupable et de l'impie législateur. Rappelé dans sa patrie, et ne pouvant rester à Athènes, Crispinus, suivant l'expression d'Homère,

Sentit son cœur ému battre dans sa poitrine,

plus que s'il avait été sur le point d'en venir aux mains, avec les ennemis. Jeune, timide, et n'ayant aucune habitude de semblables exercices, il lui fallait, devant des compatriotes, hommes de goût et versés dans l'étude de la philosophie, donner un échantillon des luttes brillantes d'Athènes, lien était à bon droit effrayé. Ayant besoin, dans cette circonstance, d'un auxiliaire et d'un ami, dont la présence à ses côtés lui donnât l'assurance nécessaire, il n'avait pas à chercher ailleurs, m'ayant à sa disposition. Lorsqu'il m'eut dit son embarras, et ce dont il avait besoin, j'hésitai encore un peu, à cause de la longueur de la route. L'amitié vainquit mon hésitation ; je fis aussi la réflexion que si, dans ces épreuves, je reconnaissais qu'il me manquât quelque chose, je trouverais mon excuse dans mon retour à Athènes, pour m'y perfectionner. Je montai donc sur une voiture à deux chevaux, et, grâce à la protection de Mercure et des Muses, nous commençâmes, à Platée, à faire montre de notre savoir; loués, félicités, célébrés, comme ayant bien mérité d'Athènes, nous traversâmes toute la ville comme en triomphe. Nous eûmes le bonheur de n'être pas troublés par les menées d'un Macédonien, qui avait l'habitude de s'imposer à ceux qui traversaient ce pays, et de leur causer une foule d'ennuis. Il nous joignit, mais il fut contraint de se retirer, ayant lui-même éprouvé le désagrément qu'il voulait nous causer. Nous n'eûmes pas plus de malheur à Constantinople, où se rencontraient une foule d'hommes venus de toutes parts, et différant entre eux par le genre et le degré de leurs talents. Ils nous louèrent et nous les louâmes en retour. Traversant ensuite le détroit, à l'endroit que parcourut autrefois Io changée en vache, suivant la tradition, nous passâmes par Chalcédoine, par Astacie, et par une troisième ville[12] bien déchue de son ancienne grandeur, mais qui renfermait pour nous quelque chose de préférable à ce qu'elle avait perdu. Nous y trouvâmes un vieillard, comparable à Nestor pour le charme de son éloquence. Nous le cherchions, pour cela même, plus encore que parce que les parents de Crispinus nous l'avaient recommandé; il était de leur famille, et nous reçûmes chez lui l'hospitalité. Je me rendis de là à Héraclée, la ville que fonda le Dieu, après sa descente aux enfers et sa victoire sur Cerbère.

Ce fut ensuite l'heure du retour. Crispinus ayant terminé toutes les épreuves auxquelles il avait voulu m'associer, il me fallut revenir et je me trouvai de nouveau à Constantinople. Descendant au grand port, je demandais s'il y avait quelque bâtiment en partance pour Athènes, lorsqu'un célèbre sophiste (vous le connaissez, je veux parler de Nicoclès de Lacédémone) tire mon manteau et me fait me retourner : Ce n'est pas par là, me dit-il, qu'il te faut naviguer, mais d'un autre côté. — Et de quel autre côté irais-je, qu'à Athènes, où me portent mes vœux ? — Il faut, mon cher ami, que tu restes ici, et que tu te charges de l'éducation des enfants des meilleures familles, qui sont en grand nombre. Laisse-là le vaisseau, crois-moi ; ne te fais pas tort à toi-même et à nous, et ne t'enfuis pas, abandonnant les grands et nombreux avantages qui s'offrent à toi. Quand tu peux commander, ne fais pas une traversée pour servir. Demain, je remets sous ton sceptre cet empire, quarante jeunes gens des meilleures familles de cette ville. Une fois ce fondement jeté, tu verras bien vite s'élever ta fortune. Et il m'énumérait tout ce que la ville rapportait au sophiste Bémarchius.[13] Il avait besoin de moi pour combattre un misérable sophiste de Cyzique, que déshonoraient le vice et l'ingratitude; celui-ci, ayant obtenu, par lui, le droit de cité, lui avait ensuite, selon le proverbe, payé le prix du bélier.[14]

Je lui promis de l'en croire et de faire ce qu'il désirait; mais je m'échappai à son insu et je montai sur un vaisseau. Pendant cette traversée, une tempête souleva la mer Egée ; les marins avouèrent leur impuissance contre la mer, et moi, debout auprès du pilote qui tenait le gouvernail, vaincu par la tempête, j'adressai mes vœux à Nérée et aux Néréides. C'était pendant la nuit que s'était élevée la tourmente, et le soleil, paraissant et frappant les flots à travers les nuages, nous offrait encore un nouveau présage de la fureur des vents. Nous nous arrachions les cheveux. Nos vœux eurent néanmoins un heureux effet : les Dieux de la mer calmèrent les flots, et nos maux furent bientôt oubliés.

J'avais entrepris cette traversée, bien que j'eusse promis de rester, non que j'aie eu l'intention de mentir et de tromper, ni que j'aie pris plaisir à jouer un tour à quelqu'un, mais enchaîné par le serment que j'avais fait de revenir à Athènes, lorsque j'en étais parti. Un parjure me semblait un fâcheux début pour ma profession. Je fis donc le voyage ; j'arrivai, et, ayant, par le fait, échappé au parjure, je remontai sur un char à deux roues pour revenir au commencement de l'hiver. Je m'exposais aux dangers de la saison, je reprenais ma route pour, de nouveau, tenir une autre parole, et y joindre l'effet. Si je me livrai à l'enseignement de la jeunesse, dans tant de pays divers ; si je composai tant de discours ; en un mot, si j'arrivai à jouir de ma position présente, ce départ en fut la cause première ; ce fut certainement ce désir de faire plaisir à un ami, en l'accompagnant dans ses pérégrinations, qui me fit perdre à moi-même la crainte d'aborder les pays étrangers. Car, si mon destin ne m'avait entraîné, l'idée qu'il me fallait rester à Athènes l'eût certainement emporté. Ainsi autrefois la Fortune avait conduit un héros, par un chemin difficile, au terme de ses travaux ; il en fut alors de même pour moi.

Lorsque j'arrivai à Constantinople, sur la place publique, j'y trouvai un sophiste cappadocien qui arrivait, envoyé par l'empereur, et qui montait à sa chaire. Le Sénat, séduit par sa renommée, avait fait venir ce rhéteur, sur le bruit d'une lutte brillante qu'il avait soutenue. Use tenait dans tout l'éclat de sa gloire. Ayant appris d'un vieillard qui il était, d'où et comment il venait, et pourquoi il était là, je me sentis douloureusement frappé de tout ce qu'on me disait. J'allai chez Nicoclès, ce même sophiste qui m'avait offert une position dans la ville. Lorsque je lui rappelai ses paroles ; « Tu es bien enfant, me dit-il, si tu ne sais pas de quel prix est l'occasion, pour les gens qui vont à Delphes. Il est bien inutile de te rappeler, et de rappeler aux autres, des promesses dont tu as détruit l'effet par ton voyage. » Frappé par ce second coup, je me retirai, arraché à la fois à Athènes et à toutes mes espérances. Il y avait alors à Constantinople un certain Dionysius de Sicile, homme possesseur d'un grand talent et d'une grande fortune, due à ses succès au barreau, à ses éloges des gens en charge, à sa grande hospitalité, et au pouvoir qu'il avait d'accabler ceux qui le gênaient, pouvoir qui rendit souvent ses services utiles aux gens du gouvernement. Il savait qui j'étais ; il savait pourquoi je venais, moi le Syrien, et il avait été pour quelque chose dans les avances que m'avait faites Nicoclès; mais, malheureusement pour moi, il était alors très malade. Lorsqu'il fut mieux, il écouta le récit de mes infortunes et de mes traverses. Un homme ne peut lutter avantageusement contre deux, pas même Hercule, me dit-il ; et il me promit de s'occuper de mes affaires, disant qu'il ne fallait pas me décourager, et me rappelant cette parole de Platon : que le prix n'est pas réservé aux hommes qui ont manqué de courage. Nous entreprîmes ensemble des leçons publiques, et des luttes d'éloquence. Ici il faudrait que ce fût un autre qui vous entretînt de ces succès ; parlant d'un étranger, il le ferait beaucoup plus librement. Quels furent nos discours des deux côtés ! quelles péripéties de victoires et de défaites, et comme la ville entière fut attirée à notre voix! au point que l'on nous plaçait, pour le mérite, au même rang que les professeurs payés par l'État. Ceux-ci vivaient magnifiquement du traitement attaché à leur chaire. Pour nous, nous étions défrayés par les parents de nos disciples, qui s'attiraient les uns les autres, de sorte qu'en peu de jours, leur nombre s'éleva à plus de quatre-vingts, tant par l'arrivée de quelques-uns du dehors, que par les défections de ceux de la ville. Leur ardeur pour les courses de chevaux et les spectacles de la scène se changeait en ardeur pour l'étude de l'éloquence, et un rescrit du prince m'enjoignit de me fixer à Constantinople ; on craignait qu'ayant la faculté de partir, je ne me rappelasse ma patrie. Les deux sophistes rivaux, dont l'un n'était pas encore monté au faîte de sa réputation, et dont l'autre commençait à en descendre, se plaignaient amèrement. Ils poussaient des cris de rage, accumulant sur moi toutes sortes d'injures ; ils m'accusaient de violence et de ruse, me proclamant insatiable et incapable de mettre des bornes à mon ambition. Et, pourtant, ce n'était pas à la force du poignet que ces élèves leur étaient enlevés ; une autre force, une force de persuasion les attirait. De même qu'on ne saurait accuser de violence la beauté qui attire tous les cœurs, de même on ne saurait accuser de violence ni de malignité celui dont l'éloquence produit l'effet de l'aimant sur le fer.

Lorsqu'ils gémissaient ainsi, Bémarchius vint à leur secours, environ au bout de sept mois. Ce sophiste s'était attaché Constance et tous ceux de son entourage qui n'étaient pas initiés.[15] Par le bruit et l'éclat d'une parole désordonnée, il avait acquis la réputation d'une puissante éloquence, et il était protégé par les amis[16] que lui fournissaient les circonstances; car le jeu et les festins, qui vont jusqu'à l'ivresse, sont des liens puissants d'amitié. Il avait traversé le détroit, radieux et portant haut la tête, enorgueilli par les applaudissements et les dons qu'il avait amassés, à l'aide d'un unique discours, dont il avait fait parade jusque sur les bords du Nil. Bien que sacrifiant aux Dieux, il avait célébré, dans ce discours, celui qui s'élevait comme leur adversaire, et il racontait, en termes pompeux, quel temple Constance avait élevé à ce Dieu nouveau. Il arrivait souriant, comme si personne ne devait lui résister, comme s'il devait, sans combat, rentrer dans ce qui lui appartenait, et comme si, par son seul abord, il devait m'écraser, moi et tout ce qui me soutenait. Mais, d'abord, le fait de ne voir revenir à lui aucun des jeunes gens le piqua et l'aigrit. Ensuite il fut désagréablement ému, en assistant, comme auditeur, à une réunion où je pris la parole. Ses amis l'exhortèrent à lancer son tonnerre, à ensevelir mon discours sous son propre discours, en traitant le même sujet. Il devait, s'il n'avait rien perdu de sa puissance, m'écraser du premier coup. Enflammé par ces paroles, il se présenta, le mois suivant, avec ce fameux discours, qui ne fit que relever la gloire de celui qu'on avait admiré auparavant et qu'il voulait combattre. Ainsi vaincu, ce qu'il n'aurait jamais pu croire, quand bien même un dieu le lui eût prédit, il se prépara à venger sa défaite par le débit de son autre discours, qui lui avait valu tant d'argent. Quand il se mit à énumérer longuement je ne sais quelles colonnes, quelles doubles grilles, quelles routes qui se coupaient et aboutissaient je ne sais où, les assistants, se regardant l'un l'autre, incapables de comprendre, chacun de son côté, se demandaient par signes les uns aux autres s'ils comprenaient mieux. Pour moi, bien que j'en fusse là aussi, j'applaudissais, pour prouver que je comprenais, et pour faire plaisir à ses partisans. S'étant ainsi fait tort à lui-même par ce second discours, il m'empêcha d'en produire un autre, à mon tour, et eut sur le préfet assez de crédit pour que celui-ci lui fît le plaisir de ne pas autoriser ma séance. Ce préfet était homme à se laisser prévenir, alors que la ville, au contraire, était d'autant plus disposée à prendre mon parti qu'elle me voyait plus injustement privé de mes droits. Mon noble adversaire s'en aperçut, et (méprisant Isocrate après Nicostrate),[17] il sentit qu'il ne pouvait pas plus vaincre un discours par un discours, que s'opposer pied à pied dans une lutte avec moi; il reconnut qu'il n'avait plus d'autre ressource efficace contre moi que de se débarrasser de ma personne. S'il avait pu se défaire de moi par le poison, il en serait venu à la coupe ; mais, n'ayant pas ce moyen, il s'en allait partout déclamant qu'il était vaincu par la magie, et que je fréquentais un homme qui commandait aux astres, et, par leur entremise, aidait les uns, nuisait aux autres, comme le font les gens au pouvoir, à l'aide de leurs satellites. La preuve, disait-il, s'en trouve dans les flancs d'un certain copiste crétois, homme d'un caractère doux, dont la main habile avait exécuté beaucoup de travaux à Athènes et partout.[18] Voyant que, seul, il n'arriverait à rien avec ses aboiements, et qu'il lui fallait des auxiliaires, il en trouva sans peine dans les sophistes et les poètes. Le dépit, la crainte et l'envie les lui procurèrent ; ces trois motifs poussaient les sophistes ; l'envie surtout excitait les autres. Ils saisissent, comme une occasion favorable, la fureur séditieuse du peuple, à laquelle le préfet, blessé et forcé de fuir, put à peine échapper en se réfugiant dans les murs de Périnthe.[19] Ceux qui conspiraient contre moi purent envelopper et resserrer les victimes de leurs calomnies. Ils avaient pensé que la sédition serait éternelle. Mais ceux qui avaient été égarés étaient revenus à eux-mêmes ; le préfet était de retour, et l'emprisonnement avait été illégal. Le jour suivant devait venir à la fois à mon secours et au secours des lois outragées; un châtiment sévère paraissait assuré; mais pendant cette nuit qu'ils passèrent dans les transes, s'accusant les uns les autres, que préparas-tu, sort funeste? Pendant cette même nuit, tu précipitais de son siège le préfet Alexandre, et, au point du jour, tu livrais la ville à Liménius. S'il ne faisait pas partie des conjurés, il était au moins leur partisan déclaré. Il aurait voulu passer pour un dieu, mais je ne l'avais jamais pris même pour un homme sérieux, lui dont tout le soin était de faire rire de sa personne. Ce même homme, avant d'être en charge, assis sur la place publique, avait demandé à la Fortune d'obtenir le pouvoir, seulement assez de temps pour me faire périr.

Lorsque le pouvoir de juger fut remis entre ses mains, je demeurai néanmoins, sachant ses dispositions, mais ayant confiance dans la force de la vérité. Aucun accusateur ne se présentait d'ailleurs, et j'avais bon courage. Plusieurs même de mes ennemis annonçaient, à sa louange, une amnistie, pensant qu'il n'oserait pas aller contre cet usage; mais celui-ci, cédant plus à ses flatteurs qu'à l'usage qui faisait loi, sans avoir aucun demandeur, sans appeler aucun défendeur, ouvrit la séance en mettant un malheureux à la torture.[20] Ce fut là que je vis les bourreaux renoncer pour la première fois. Grinçant des dents, empêché de me torturer de même, à cause de ma qualité de citoyen, le préfet menaçait encore du feu, par-dessus ses blessures, ce malheureux témoin, disant qu'il ne s'arrêterait pas avant d'entendre les paroles qu'il désirait. En même temps, il me faisait dire, par son assesseur, de ne pas regimber contre l'éperon, et de quitter la ville, si je ne voulais mourir. Il me sembla que ce serait le comble de la stupidité d'attendre ainsi la mort, de gaieté de cœur, et cela, après avoir triomphé, par cette épreuve, de la torture.

La ville de Nicomédie m'attirait vers elle, m'engageant à quitter un sol funeste pour une terre meilleure, un pays adonné aux délices pour un lieu favorable à l'éloquence. Mon persécuteur m'en ferma les portes par ses lettres; mais il n'en fut pas ainsi de tous les pays,[21] car j'allai à Nicée, la ville de Bacchus, dont les habitants, ayant appris ma sortie de Constantinople, m'appelèrent chez eux par une ambassade, et me comblèrent d'honneurs dans leurs décrets. Ayant adoré Bacchus, je suivis leurs députés, et je me trouvais de nouveau au milieu des jeunes gens et des discours, lorsqu'un autre décret du préteur de Bithynie m'appela à Nicomédie, la ville de Cérès., pour complaire au vœu de ses habitants. Ceux-ci me demandaient, non pas faute de sophiste, car ils en avaient un célèbre, qui était leur compatriote, et possédait un certain talent; mais il se laissait emporter à son humeur, et, un jour, il avait osé se vanter que le sénat tout entier était l'esclave des parents de ses élèves. Pendant que ceux qu'il avait ainsi insultés délibéraient sur le châtiment à imposer à son insolence, quelqu'un proposa de lui porter un coup qu'il ressentirait éternellement, tous les autres étant impuissants à lui laisser une impression durable; et lorsqu'on demanda quel serait ce vengeur immortel, il me désigna, moi et les ennuis que ma rivalité allait lui susciter.

Comme ce sophiste n'était pas venu au-devant de moi, je craignais qu'il ne m'attaquât; je le prévins, dans mon premier discours, en me tenant sur mes gardes, et le forçai à garder le silence; la vivacité d'esprit n'était pas d'ailleurs son fait, et la colère le paralysait encore. Il eût mieux valu pour lui, du jour où j'étais venu, se taire que parler; non qu'il ne parlât pas bien, car il faut rendre hommage à la vérité, mais il s'était troublé et s'était fait un fantôme de sa peur; il était atteint comme d'un charme, et perdait la mémoire des choses qu'il savait le mieux. Il se retirait battu, malgré toutes ses paroles et tous ses efforts. Aussi en vit-on beaucoup du parti vaincu se cacher les uns derrière les autres,[22] pour ne pas tomber sous les coups du vainqueur, échauffé par la lutte, et se faire mettre en pièces. Les cinq années que je passai ensuite sont les plus belles de toute ma vie, qui atteint aujourd'hui près de soixante ans.[23] Les expressions de printemps, de fleur de la vie, me semblent encore au-dessous de la vérité. Je compte cinq autres années dans ma carrière, et, à une troisième époque, cinq encore également fortunées. Vaincre a caractérisé ces années, vaincre sous la protection de Cérès, vaincre en tout et partout, jouir d'une robuste santé, de toute la vigueur de son intelligence, multiplier les discours d'apparat, entendre les trépignements, voir l'enthousiasme de la jeunesse, être entraîné dans ce tourbillon de travaux de jour et de nuit ; être ravi par ces témoignages d'estime, de bienveillance, d'enchantement universels, tels furent ces beaux jours. Et si quelqu'un demande ce qui faisait alors le plus grand charme de la ville, on lui dira que c'était le plaisir qu'elle avait à m'entendre. Et la ville elle-même, arrivée à ce point de grandeur et de magnificence, jouissant de tous les dons que lui offraient, à l'envi, la terre et la mer, ne citait aucun de ces avantages avec plus d'orgueil, que l'éclat de mes discours. Elle pouvait, en effet, opposer cet avantage à la prospérité de Constantinople, la grande ville voisine ; l'une l'emportait, sans doute, par ses plaisirs et ses théâtres, mais l'autre l'emportait par la supériorité de son enseignement; l'une n'avait pas su conserverie bien qu'elle possédait, l'autre avait su acquérir ce qu'elle ne possédait pas d'abord. Pour moi, je ressemblais à un homme couché au bord d'une source limpide, entouré d'arbres au feuillage varié et couvert de leur ombrage; le front chargé de couronnes, je jouissais de ce bonheur sans mélange, auquel fait allusion le sophiste égyptien, et qui fait paraître bien courtes de longues années. Ce n'était pas la joie des festins qui me procurait cette félicité, c'était la gloire et le succès de mon enseignement, c'était d'entendre les applaudissements de l'heureuse Athènes de Bithynie. De même qu'un laboureur, lorsqu'il cultive un champ, détourne un ruisseau de son ancien lit, ainsi fut détourné le courant de cette jeunesse, habituée à aller, depuis longtemps et à grands frais, trouver des maîtres à Constantinople ; cet heureux pays put se suffire à lui-même, et renonça à demander au loin un enseignement mauvais, quand il en avait chez lui un meilleur.

Mon ami d'Héraclée, Crispinus, vint vers ce temps m'apporter sur un char des monceaux de livres, m'enrichissant des trésors que je préférais à tout le reste. Car s'il fût venu m'offrir une terre, un vaisseau, une grande maison, je l'aurais loué de sa libéralité, mais je l'aurais, je crois, prié de garder ses dons : ce que j'eus l'occasion de faire, à l'égard d'un homme qui m'offrait un dîner et en même temps sa fille, son unique enfant, élevée au milieu d'une grande fortune. Je louai sa bienveillante intention, et l'engageai à chercher un gendre ; je parlais comme un homme à qui l'éloquence devait tenir lieu de femme. Cette éloquence avait jeté la ville de Nicomédie tout entière dans une sorte de fureur divine, au point qu'on nous voyait, jusque dans les bains chauds et les piscines publiques, nous livrer à nos exercices, comme dans l'école. Et cela ne paraissait étrange à aucun des citoyens, tant la ville entière n'était pour nous qu'un temple des muses, qu'une salle d'exercices. Les citoyens eux-mêmes, prenant mes exordes, les chantaient partout, laissant de côté tous les autres chants.

Ce qui peut le plus contribuer au bonheur de la vie, c'est certainement d'acquérir des amis sûrs, bien auquel tous les autres sont inférieurs, au dire d'Euripide. Le poète savait que les véritables amis sont prêts, non seulement à prodiguer leurs biens pour ceux qui leur sont chers, mais même à donner leur vie. Tel fut le fils de Thétis, qui acheta de sa vie la vengeance de Patrocle. Je me fis, à Nicomédie, des amis qui ne furent nullement au-dessous de ceux-là; et si je mets au-dessus de tout l'amitié d'Aristénète, je crois qu'il n'est personne qui s'en offense, ni qui m'en veuille d'être placé par moi an second rang. Personne ne pourrait me reprocher de m'être éloigné de ma mère pour me rapprocher d'Aristénète; ce fut certainement l'amitié que j'avais pour lui qui l'emporta et effaça les autres affections. Et, pourtant, ceux qui auraient pu me reprocher cette amitié pour lui, ce sont bien et ma mère et les parents que j'affligeais en restant loin d'eux; mais l'amitié d'Aristénète, le charme de cette liaison, l'emportèrent en douceur sur les plus doux sentiments. Qui cependant aima jamais mieux sa mère que moi? J'en veux donner une preuve manifeste. Ma mère avait vendu mon patrimoine ; mais l'acheteur, partant pour l'Italie et craignant que je ne vinsse ensuite invoquer la loi, soit du vivant de ma mère, soit après sa mort, et attaquer la vente, me demandait de la ratifier ou de l'annuler. Je demandai seulement si j'étais bien en possession des biens vendus, comme quelqu'un qui n'a nulle opposition à faire à leur vente, et quand l'acheteur me présenta le contrat, cette main y apposa ma signature et le fit sans hésitation. Il n'en pouvait croire ses yeux. Je me semblais à moi-même bien coupable de ne pas soutenir dans sa vieillesse, par ma présence, une mère que j'aimais tant; mais, chaque fois que j'entendais parler mon ami, c'était un lien plus fort qui me retenait; et si je revins ici, ce ne fut que lorsqu'il m'en fit une nécessité, en me menaçant de me voir baisser dans son estime, si je repoussais ce qui m'appartenait.

La Fortune compensait ainsi, par de grands et nombreux avantages, ce qui pouvait m'arriver de plus fâcheux. Les chagrins étaient pour moi peu de chose en comparaison des jouissances. Je dirai plus : il n'y avait rien qui fût capable de m'affliger. C'est ce qui arrive aux âmes supérieures : les coups qui les frappent leur paraissent légers, à cause de la grandeur même de ce qu'elles font. Citons ici un accident des plus graves qui m'arriva alors, afin qu'on juge mieux de ma bonne Fortune quand j'aurai fait voir sur quelles épreuves elle put l'emporter.

Un esclave tout jeune, séduit par les promesses de gens qui sont la perte de ceux qui les écoutent, s'était enfui de chez moi, en me dérobant quinze statères, et il était grandement exposé à se voir puni de mort, si le préteur recevait ma déposition. Mais moi, je fis ma leçon sans être plus ému qu'à l'ordinaire, alors que mes auditeurs étaient troublés par la nouvelle d'un vol aussi considérable. Ils m'admiraient doublement, et d'être capable de parler ainsi, et de supporter si tranquillement une pareille perte. C'était encore, pour eux, une autre merveille de me voir, après avoir gagné et amassé tant d'argent dans les villes que j'avais parcourues, dédaigner ainsi ce qui m'avait été volé, alors que tous s'empressaient, par des dons spontanés, de réparer mes pertes. Mais laissons là les pertes d'argent, que dédaigne tout homme qui a des sentiments élevés.

La femme du sophiste, mon rival, souffrait d'un mal violent qui lui avait attaqué le cerveau ; celui-ci, ne voulant pas attribuer le mal à l'état de santé de sa femme, en rejetait la cause sur mes maléfices, et, suivant le fâcheux exemple déjà donné, citait encore en justice ce même copiste dont j'ai parlé. Sa femme étant venue à mourir, il alla, de sa tombe à peine fermée, au tribunal, en versant des larmes, et ne put, même en cet état, être admis, conformément aux lois, comme accusateur. Tout ce qu'il put obtenir fut de faire mettre le copiste en prison. L'affaire alors prit une autre tournure, lui, cherchant à éviter le jugement, et moi, le poursuivant. Le juge ne pouvait admettre, sans rire, que j'eusse dépensé, en pure perte, ma puissance magique à faire mourir la femme, tandis que je laissais vivre le sophiste ; comme si un athlète, pouvant se défaire d'un athlète rival, préférait le sauver et lutter avec lui, mais lui enlevait sa mère, à l'aide des divinités infernales. La difficulté, pour mon adversaire, était d'éviter le jugement ; le juge ne cessait point la poursuite, le citait à son tribunal, et, par ses appariteurs, le contraignait à comparaître, afin d'obtenir justice ou d'être puni, la loi ne permettant pas qu'on intentât, sans effet, une accusation. Humilié et suppliant, il demandait en grâce de n'être pas noté d'infamie, et priait d'attribuer cette malheureuse affaire à sa douleur, plutôt qu'à lui-même. Le juge eut pitié du malheureux sophiste, et je ne suis pas de ceux qui lui reprocheraient cette compassion. Puissé-je voir mon ennemi recourir à mon pardon ! il n'aurait pas à craindre d'autre châtiment; je ne vouerai pas à la honte celui qui veut devenir mon ami. Quiconque, voyant couvert de confusion celui qui a péché, voudrait le faire périr, montrerait un cœur farouche, incapable de sentir qu'étant homme lui-même, il pourrait se trouver dans la même nécessité.

Les Bithyniens ne pensaient pas ainsi au sujet de mon adversaire. L'un se détournait lorsqu'il le rencontrait, l'autre évitait de le rencontrer; on alla même jusqu'à reprocher son acquittement, comme une indignité, au magistrat, qui devait châtier, suivant les lois, sa criminelle audace ; et pourtant ce magistrat était généralement aimé. Ainsi pressé de toutes parts, ses discours ne lui attirant plus personne, décrié d'ailleurs pour ses mœurs, il eut recours à un autre expédient : il s'acheta des élèves, prodiguant les revenus de ses terres, qui étaient considérables. Les élèves reçurent l'argent et ne se livrèrent pas. Le secret fut divulgué, et ce ne fut bientôt par la ville qu'an rire universel sur ses machinations, sur ses espérances et ses déceptions. Un seul Bithynien avait pris son parti, et le secondait de tous ses efforts : cet ami, poussé par un amour infatigable des chicanes, avait été jusqu'à compromettre le nom de sa propre femme, comme ayant pris part aux intrigues et aux dépenses, dans cette malheureuse affaire des élèves achetés et dénonçant eux-mêmes ces tristes manœuvres. Ce forcené, montant sur un char à deux mules, se rendit en Cappadoce, pour porter une plainte contre moi, devant le préteur, qu'il connaissait capable de passer par-dessus les lois, pour lui faire plaisir. S'étant tout accordé réciproquement, pendant leur jeunesse, à Athènes, il devait en être ainsi jusqu'au bout. Ce préteur, malgré les préparatifs de la guerre qu'on avait alors avec les Perses, malgré les nombreuses et tout aussi graves préoccupations qui auraient dû l'arrêter, considérant les plus grandes affaires comme de peu d'importance, se lève, et marche, accompagné de ses licteurs, portant le fer nu devant lui. Il avait envoyé en avant un soldat que je devais suivre à Nicée, amenant avec moi sept jeunes gens, cités comme calomniateurs, pour ne s'être pas livrés à celui qui les avait achetés. Les habitants de Nicomédie nous pleuraient tout vivants, comme ces jeunes gens que les Athéniens envoyaient, dans le labyrinthe, au Minotaure. La Fortune voulut qu'Hercule, le fils de Jupiter, fût mon sauveur.[24] Elle me manifesta, à l'avance, dans un songe, ce qu'elle devait faire pour moi, et comment elle étoufferait cet incendie. Il me sembla voir un des disciples d'Antisthène monter sur un grand bûcher, allumé au milieu de Nicée, l'éteindre et triompher des flammes. Je partis, soutenu par la force que je devais tirer de la vérité, et par l'espérance du secours qui m'était promis. Nos patrons vinrent jusqu'au Libus, et là, après avoir disparu,[25] ils reparurent pour nous féliciter sur l'issue de notre affaire, comme les Lacédémoniens le firent, à l'égard des Athéniens, après la bataille de Marathon. Ce fut là encore une visible protection d'Hercule, qui dissipa le nuage devant nous. Déjà les coqs chantaient, les hérauts criaient, on frappait à la porte, et celui qui était chargé de ce soin annonçait qu'il était temps de descendre sur la place. Nous nous assîmes donc dans une boutique de marchands de myrrhe, attendant l'heure de comparaître, Alcime et moi ; cet Alcime était, je crois, né d'un Dieu ; un tel homme ne peut être le fils d'un mortel. Un peu avant l'heure de midi nous vîmes arriver, à moitié hors de lui, notre calomniateur, criant, d'une manière inconvenante, que Philagrius lui-même avait été vaincu par mes philtres, et disant des choses que nous ne pouvions comprendre. Le juge Philagrius parut alors, et nous voyions à nos amis un visage joyeux, qui semblait nous présager quelque chose d'heureux ; mais nous lie pouvions savoir, ni ce qui était arrivé, ni comment cela était arrivé, jusqu'à ce qu'un de ceux qui nous favorisaient nous eût fait signe que notre ennemi était en déroute. Un événement nouveau forçait le juge à rester dans les limites de la loi. Car, au moment où il paraissait décidé à nous faire périr, un messager était arrivé, annonçant que le consul Philippe se mettait en route et quittait Constantinople ; il fallait s'empresser au-devant de lui, et recevoir, dans la province, cette imposante autorité. Alors Philagrius avait dit que le temps de la faveur était passé, que la loi devait être souveraine. Il fallait donc apporter une accusation reposant sur des faits, ou céder sans colère à la nécessité. Voilà pourquoi notre accusateur parlait de philtre, en voyant le changement subit de son ami, et il s'en retourna gémissant et se rongeant le cœur

Le préteur, rougissant des concessions qu'il avait faites, me fit appeler, me fit asseoir auprès de lui sur le tribunal ; et, passant sa main devant sa figure, accusant les discours que lui avait tenus son ami au sujet du sophiste, il me pria de ne pas me fâcher de la citation qui m'avait fait venir devant lui, et de considérer le tout comme non avenu. Je lui dis que j'étais dans ces dispositions, avant même qu'il ne me parlât ; il me demanda un gage de la sincérité de mes paroles ; et ce gage, c'était de l'inviter à entendre, à Nicomédie même, un de mes discours. Philippe pourtant, dit-il, m'appelle vers lui, mais je veux vous entendre auparavant. Je fais un signe affirmatif, je m'engage et nous partons pour Nicomédie. J'avais annoncé ma séance, quand survint, comme une trombe, mon calomniateur, amenant son sophiste ombrageux, et disant qu'il fallait que son discours précédât le mien, afin que le juge ne fût pas prévenu par le tumulte des applaudissements. Philagrius fut contrarié par cette proposition, à laquelle pourtant j'accédai volontiers. Le sophiste se présenta; mais c'était encore ce même homme, toujours troublé, qui avait demandé à parler devant quinze juges seulement, et sans qu'il fût permis à mes partisans d'être présents. Dès qu'il vit le stade, il se troubla, perdit la mémoire, et s'écria que j'usais toujours des mêmes sortilèges. Philagrius lui dit alors de lire, puisqu'il n'était pas venu pour juger de sa mémoire, mais de son éloquence ; le sophiste dit que, par la même raison, il avait la vue plus troublée encore que la mémoire. Mais celui-ci, dit le préteur, en désignant le plus habile des rhéteurs, peut prendre ton discours et le lire. Notre sophiste, entendant cette proposition, jeta son manuscrit, et se sauva, remplissant la place de cris dépourvus de tout sens. Le jour suivant, la foule était assemblée dans la salle du Sénat, et moi, j'étais dans le voisinage, me préparant à parler ; le préteur était prêt à entrer pour m'entendre. Mon ennemi, en armes, descendant de l'acropole, accourut alors vers moi, en proférant d'horribles menaces; mais les portes du temple de la Fortune, où je me réfugiai, me protégèrent contre sa fureur. L'audace de ce procédé prévint le préteur en ma faveur, même avant que je prisse la parole. Il entra, rempli pour moi de bienveillance. Après mon discours, il se leva, ravi de m'avoir entendu ; il devint mon plus zélé partisan, et fit venir les enfants de ses parents et de ses amis, qui étaient chez d'autres maîtres, à mon école, comme à la seule qui fût au monde. Il ne quittait pas le discours que je venais de prononcer, discours qu'il m'avait demandé et que je lui avais remis. Il disait devoir à mon calomniateur la plus grande grâce qu'il eût jamais due à quelqu'un : c'était d'avoir apprécié mon éloquence, car il aurait considéré comme un grand malheur de ne l'avoir point connue.

Tous ces faits, tous ces discours, étaient portés par la renommée à Constantinople. Quels devaient être là les sentiments de ceux qui m'en avaient fait sortir, et qui croyaient, par leurs calomnies, m'avoir interdit non seulement toutes les villes, mais encore les plus petits coins de terre?[26] Quels enfants des Grecs, comblant leur mère de félicité, par les succès qu'ils remportaient dans la course des chars, furent jamais plus heureux que moi? Aussi me semble-t-il que je dois décharger la Fortune des reproches dont je l'accablais, à l'occasion de l'origine de mes derniers ennuis. C'étaient là des épreuves nécessaires, par lesquelles il me fallait passer. Mélanthus, lui-même, ne fut pas malheureux, lui qui, repoussé de Mycènes, devait régner à Athènes. Ma gloire grandissait, mon éloge était dans des milliers de bouches; on disait même que j'étais affilié à des hommes qu'Apollon avait repoussés par ses oracles ; un parti nombreux attaquait à Constantinople ceux qui avaient été la cause de mon départ; des demandes instantes furent adressées au préteur, pour mon rappel. J'objectais que ce serait mal agir envers ceux qui m'avaient si bien reçu, et je demandais de ne pas être condamné, par ce rappel, à un triste silence, lorsque des lettres impériales me forcèrent à céder à une plus impérieuse nécessité. Je ressentis, à ce départ, tout le chagrin que ressentent les captifs, arrachés à la liberté et à leur patrie, pour aller servir sur une terre étrangère. Il m'arrivait de perdre ce que j'avais rencontré de plus utile et de plus agréable, pour aller chercher ce qui pouvait être le plus désagréable et le plus désavantageux. Il me fallait, en effet, ou bien boire avec les grands, passer à table, avec eux, la plus grande partie de mes jours et de mes nuits, ou bien être regardé comme un ennemi et soutenir la guerre. Quiconque s'est enivré, ou a vu les autres s'enivrer, m'accordera que c'est là le vice le plus contraire au bien de l'âme. Je n'interrompis néanmoins jamais mes séances, auxquelles assistaient des gens qui semblaient plutôt venir pour voir mes gestes, que pour entendre mes discours ; mon auditoire, comme le Sénat, comptait plus de soldats que d'amants des muses. Cela néanmoins, jusque-là, n'allait pas mal ; mais je vis bientôt se fondre et se disperser le chœur que j'avais amené avec moi. De mes élèves, les uns se laissèrent entraîner par le charme des plaisirs; parmi les autres, qui avaient le cœur mieux placé, mais qui, sans doute, redoutaient un lieu funeste aux mœurs de la jeunesse, ceux-ci firent voile pour la Phénicie, ceux-là se rendirent à Athènes, et ne me laissèrent de mon école que le nom. Il y avait de quoi verser des larmes, à voir quelles froideurs j'étais venu affronter, après avoir eu un tel entourage. J'errais comme une âme en peine, dégoûté du présent et regrettant le passé. J'avais pour les Bithyniens une affection si profonde, qu'incapable de m'attacher ailleurs, dès le retour de l'été, je me rendais chez eux, sans y être poussé, et malgré même les menaces d'un grand nombre de personnes, mais attiré par un Dieu plus fort que moi. Quand la peste chassait les autres, j'y demeurais, au milieu du fléau, à la demande des médecins, et je revenais ensuite à Constantinople, d'où je m'étais échappé. L'été suivant, je subissais la même nécessité, et j'avais le même courage, la famine faisant alors ce qu'avait fait la peste.

Dans ce voyage, je m'arrêtai à Libyssa, station célèbre par le tombeau d'Annibal et par la gloire qui s'attache au nom de ce héros. Pendant que j'étais là, du milieu d'un ciel serein, et sous un rayon brûlant, la rencontre de deux nuages provoque le tonnerre et fait jaillir la foudre, qui vient frapper la terre, au pied de la colline de Diomède.[27] J'aurais probablement eu le sort que l'on pouvait attendre de ce feu céleste, mais la Fortune m'avait sans doute, malgré moi, arraché aux charmes qu'avait pour moi la ville de Nicomédie, parce qu'elle savait que j'aurais dû périr enseveli sous ses ruines. Elle m'affligea pour me sauver, et, m'enlevant une ville qui m'était chère, m'assura de longs jours.

En me ramenant à Constantinople, la Fortune ne se montra pas non plus malveillante à mon égard; mais elle voulut, là encore, me faire éviter un malheur. Les uns, par ignorance, les autres, par malveillance, avaient donné à mon départ de Constantinople un autre nom que celui qui lui convenait : c'était, à leur dire, un exil, un bannissement par plébiscite,[28] et non l'effet de la malice conjurée de quelques pervers. La Fortune savait qu'une seule chose me laverait de cette tache : ce serait d'être recherché et honoré par cette même ville ; d'y rentrer dans la position que j'y avais eue auparavant, de me trouver, de nouveau, au milieu des jeunes gens, fils des meilleures familles, et de voir, de nouveau, ma chaire entourée d'une foule d'auditeurs de tous les âges. C'est ce que je retrouvai, avec quelque chose de plus. Les Préfets de la ville rivalisaient de zèle en ma faveur, chacun voulant en cela surpasser son prédécesseur. Le quatrième sous lequel je me trouvai fut Phénix, homme inspiré par les Grâces, et qui renouvela, en ma faveur, un sénatus-consulte tombé en désuétude. D'accord avec la ville et les décrets qu'elle me prodiguait, l'empereur me combla aussi de ses dons. Les uns étaient purement honorifiques, les autres m'attribuaient un revenu, en sorte que, sans avoir aucun des soucis de la culture de la terre, je jouissais de tout ce qu'elle rapporte aux laboureurs.

Mais le plus grand avantage que m'offrit la Fortune, ou toute autre divinité, me vint alors, par l'entremise d'un homme qui avait, comme nous, recherché la gloire de l'éloquence. Constance, après s'être débarrassé des deux tyrans, Vétranion et Magnence, de l'un par la persuasion, de l'autre par la force, avait imposé à la Grèce la douce autorité de Stratégius. L'empereur pensait que ses excellentes qualités dans le commandement seraient un honneur pour son gouvernement. Stratégius me connaissait, et voyait ce qui se passait à Athènes; déplorant le présent et regrettant le passé, il blâma les Athéniens de vouloir qu'on vînt dans leur ville, de toutes parts, pour se perfectionner dans l'éloquence, sans attirer chez eux des maîtres meilleurs que ceux qu'ils possédaient. « Vous qui passez chez tous les peuples pour les inventeurs et les maîtres dans l'art de l'agriculture, vous ne voyez aucun inconvénient à tirer vos grains du dehors, leur dit-il ; si vous faites de même pour l'éloquence, croyez-vous que votre gloire sera compromise ? en vous donnant ce conseil, je crois que je fais plus que si je couvrais d'or tous vos temples. »

Les Athéniens, depuis longtemps déjà, sentaient et avouaient leur mal ; ils en rougirent, en entendant ces paroles, et profitèrent de l'avertissement pour s'amender. On rédigea, sur le champ, le décret qui m'appelait. La crainte réunit alors les sophistes divisés; on les vit courir ça et là et se réunir fréquemment pour conjurer le péril qui les menaçait. Je n'ai pas entendu dire que les Athéniens eussent jamais pris pareille mesure, et jamais la Fortune n'avait fait autant pour la gloire d'aucun homme. Les Athéniens avaient vu des discours surpassés par d'autres discours; ils avaient vu leurs orateurs vaincus par d'autres orateurs; mais jamais on ne les avait vus appeler un sophiste du dehors. C'est assurément le comble de la faveur que la Fortune ait jamais accordée à un mortel : car, si on regarde comme bien heureux le jeune homme, sortant d'Athènes, qu'une ville appelle pour le mettre à la tête de ses écoles, que penser de celui que les Athéniens attirent chez eux? Pour moi, je me glorifiais d'être appelé, comme un autre Épiménide, pour purifier la ville et délivrer ses écoles du fléau qui les avait envahies. Je n'avais pas toutefois assez perdu la mémoire, pour espérer trouver la paix et la sécurité, après les guerres que j'avais vues quand j'y étais, guerres dont les blessures avaient donné à faire à plus d'un médecin. C'aurait été grande folie de penser, qu'à l'arrivée d'un rival, qui venait révéler et réformer leurs abus, on verrait des ennemis, qui avaient conservé toujours le même crédit, depuis le temps de leurs plus beaux succès, accourir à sa rencontre, musique en tête, offrir des sacrifices et remettre entre ses mains la direction de leurs élèves. Outre ce que j'avais vu de mes yeux, j'avais entendu dire que des gens soudoyés avaient, en pareille circonstance, couvert de boue le visage d'Arabius, qui se rendait, en habits de fête, à un festin, et que trois Paphlagoniens, frères par leur brutalité, leur ignorance, leur audace et leur obésité, après avoir arraché Égyptius de son lit, l'avaient traîné sur le bord d'un puits, l'avaient menacé de l'y jeter, ce qu'ils auraient certainement fait, s'il n'avait juré de quitter la ville; il prit donc le parti de se rendre en Macédoine, où il mourut dans l'exercice d'une autre profession. Ces réflexions m'arrêtaient, bien que les sophistes ne me fissent pas autrement d'opposition. Ils disaient seulement que je n'aurais certainement pas à Antioche le même succès qu'à Constantinople ; qu'il était difficile d'obtenir le suffrage de ses compatriotes, et que ceux-ci, quand bien même un des leurs reviendrait chez eux couvert de gloire, s'efforceraient de rabaisser son mérite. La Fortune, qui voulait que je montrasse le ridicule de ces assertions, me poussa à demander un congé de quatre mois. L'empereur me l'accorda, m'imposant de revenir avant la fin de l'hiver. Je revois alors ces routes et ces portes, qui me sont si chères ; je revois ces temples et ces portiques ; je revois le vieux toit qui abrita mon enfance, les cheveux blanchis de ma mère, le frère demeuré près d'elle et que j'appelais toujours mon père ; je retrouve mon frère aîné, déjà appelé grand-père; je retrouve tous mes camarades, dont les uns occupaient les magistratures, et dont les autres étaient avocats ou assesseurs ; je retrouve, en petit nombre, les amis de mon père ; je retrouve enfin, la ville enrichie d'une foule d'hommes instruits; si bien que j'étais rempli, à la fois, de joie et de crainte : je me réjouissais d'être citoyen d'une ville si grande et si richement douée; je tremblais et je regardais comme bien difficile de pouvoir m'emparer de l'esprit d'une cité aussi éclairée. Là encore la Fortune vint à mon secours : d'abord dans le grand nombre de questions qui m'étaient posées de toutes parts, et auxquelles il me fallait répondre dans les écoles, ensuite dans les luttes de la parole, où il me fallut bientôt montrer à tous qui j'étais.

Je n'eus pas, dès l'abord, besoin, pour attirer mes compatriotes, de ces auxiliaires qui recrutent les auditeurs par la brigue et par la flatterie ; il me suffit de faire savoir que je devais parler. Avant le lever du soleil, la salle du sénat était remplie au point que, pour la première fois, ce lieu parut insuffisant, et que, lorsque je demandai s'il y avait du monde, l'esclave m'apprit que quelques personnes avaient passé la nuit dans ce lieu.

Mon oncle, qui me présentait, entrait en tremblant ; mais moi, je le suivais en souriant, et la Fortune m'inspirait une noble assurance. Je promenai mes regards sur la foule, et, semblable à Achille lorsqu'on lui présenta des armes, je me réjouis à cette vue. Par cela seul, et sans avoir ouvert la bouche, je frappai d'admiration mon auditoire. Parlerai-je des larmes qu'arracha mon exorde, que beaucoup ont appris par cœur, et de ce que je dis, dans ma seconde partie, des fêtes de Bacchus? Personne n'était vieux, personne n'était lent, personne n'était faible pour frapper du pied et donner tous les signes de l'enthousiasme. Les goutteux mêmes se levaient, oubliant leurs souffrances, et, quand je voulais les faire asseoir, ils disaient que ma parole les forçait à se lever. Interrompant mon discours, ils demandaient à l'empereur de me rendre à ma patrie; puis, après s'être lassés de le demander par leurs cris, ils revenaient à mon discours, et proclamaient leur bonheur et le mien : le mien, de posséder un tel talent ; le leur, de pouvoir admirer ainsi le talent d'un compatriote. Ils réfutaient victorieusement, par le fait, les vaines assertions de ceux qui affirmaient que des compatriotes étaient nécessairement envieux de leurs compatriotes. Le jour où Agamemnon prit Troie ne fut pas pour lui un plus beau jour que ne fut pour moi celui du triomphe que je viens de raconter. Mes auditeurs, désireux de me voir de plus près, me suivaient lorsque je me rendais aux bains, après ma séance.

Il y avait alors à Antioche un sophiste phénicien dont on admirait l'éloquence; fils et neveu de sophiste, sa parenté lui attirait autant de gloire que son talent. Suivant l'usage, il avait pris un congé, pendant l'été, et était allé dans sa patrie. Comme j'avais prononcé quelques discours, et que la foule venait à moi, on lui écrivit de revenir, au plus tôt, à son école, s'il ne voulait la trouver tout à lait déserte, tant le nouvel Orphée entraînait tout à sa suite ! Il revint aussitôt, abandonnant, au milieu de l'été, sa femme et sa maison. Il me vit pâle et maigre, en proie à une maladie qui avait suivi mon dernier discours. Il me fit ses condoléances sur ma maladie, mais il n'en commença pas moins la guerre contre moi. Il parla comme quelqu'un qui fait ses débuts, devant des étrangers, et veut surpasser un rival. Après ce facile succès, il fit des reproches à ceux qui l'avaient fait revenir ; il paraissait me dédaigner et fouler aux pieds un ennemi étendu par terre, comme quelqu'un qui depuis longtemps a l'habitude de le vaincre. Puis, m'attaquant, il m'entraînait vers le palais et me provoquait à la lutte. Pour moi, après avoir vu le prince et lui avoir remis, sur sa demande, un panégyrique que j'avais écrit avant même qu'il l'exigeât, je régalai encore la ville d'un discours dont l'éclatant succès retentit jusqu'à ce jour, et, versant des pleurs, je quittai mes concitoyens en larmes.

Les principaux d'entre eux ne se contentèrent pas de pleurer ; ils me firent les plus brillantes promesses, pour m'engager à revenir me fixer parmi eux. L'espoir de vivre dans ma patrie était dans ma pensée bien au-dessus de tous les avantages qu'ils pouvaient me promettre. Lorsque je montais la colline qui est après la première station, en cet endroit même où l'on dit que furent foudroyés les géants combattant contre les dieux, je faillis perdre un œil d'un coup de la baguette dont se servait mon conducteur pour presser ses deux chevaux. J'eus la paupière inférieure fendue ; mais, par un bonheur inouï, la Fortune me sauva, et mon œil ne fut pas atteint.

Après avoir achevé mon long voyage, je trouvai le séjour [de Constantinople][29] plus triste encore qu'auparavant. Je dis au préteur dans quelles dispositions j'étais ; je le suppliai de me venir en aide. Je le persuadai ; j'obtins des médecins l'attestation que l'air de ma patrie serait aussi favorable à mes douleurs de tête que celui de [Constantinople] m'était contraire. Ayant obtenu du préteur qu'il voulût bien approuver cet avis, comme l'expression de la vérité, je priai un personnage, puissant à la cour, d'appuyer l'avis des médecins auprès de l'empereur, et de le supplier de ne pas en vouloir à ma vie. Ce personnage me prêta son concours, bien qu'il ne fût pas de mes amis, éloigné qu'il était de moi par la différence de religion ; mais il voulait montrer que, dans tout ce qu'il entreprenait, il était sûr de réussir. L'empereur m'accorda de revenir à Antioche; mais tout n'était pas fait. Pendant que je prenais mes lettres et que je préparais le départ de mes bagages, je reçus une triste nouvelle : j'appris que ma cousine germaine, ma fiancée, était morte, et que mon oncle était plongé dans la plus profonde douleur. La Fortune corrompait ainsi le bonheur qu'elle m'accordait. Je ne pouvais plus venir habiter une ville où, au lieu d'une femme, j'allais trouver un tombeau. Mon oncle, apprenant que j'étais autorisé à rentrer, et apprenant en même temps pour quel motif je ne le voulais plus, pleurait la perte de la dernière consolation qui lui restât, celle d'entendre ma voix, et il me reprochait dans ses lettres de ne pas revenir.

Je partis donc, mais dans une tout autre disposition que la première fois. J'étais alors joyeux, plein d'ardeur et de sérénité, et maintenant mon âme était assombrie et abattue par la douleur. A mes malheurs privés s'ajoutaient les malheurs publics de ma patrie. Les emportements du prince[30] étaient l'orage qui menaçait toutes les têtes. Plusieurs de mes concitoyens avaient péri; on redoutait d'en voir périr encore un grand nombre, d'entre les meilleurs, et, parmi ces derniers, je voyais Zénobius, mon ancien maître. J'étais venu à la prison où ils étaient détenus; j'en franchis le seuil, je tombai à leurs pieds et mêlai mes lamentations aux loirs. Ils furent relâchés le surlendemain, et l'opinion se répandit qu'avec moi un meilleur génie était entré dans la ville et avait apaisé les flots soulevés. Le jour suivant, il me fallut adresser la parole au prince, bien malgré moi ; mais il m'avait demandé un second discours, et la crainte me força à faire son éloge, tout en restant dans le vague des circonlocutions.[31] Mon maître, qui respirait à peine en liberté, était présent à ce discours,[32] dans lequel je sus l'introduire, en rappelant combien autrefois il avait loué devant moi l'éloquence du prince. Le prince, charmé, lui tendit la main, comme gage de réconciliation; il la baisa en s'inclinant profondément, et nous applaudîmes, comme il convenait, à la clémence du prince délivrant de toute crainte le professeur et le vieillard.

Lorsque déjà j'avais repris le cours de mes occupations et prononcé un grand nombre de discours qui m'attiraient la foule des élèves, un jeune homme à qui la débauche avait jusqu'à ce jour procuré plus d'un dîner, et qui avait été bien payé pour cela, accourt devant le prince, et m'accuse d'avoir en ma possession deux têtes de femmes que j'avais coupées. Il disait que je m'étais servi de l'une pour un maléfice contre lui, Gallus, et de l'autre contre son oncle, Constance. Il reçut l'infâme récompense de son mensonge d'un danseur qui était l'âme damnée du sophiste. Je dis qu'il reçut cette récompense : celui-là qui la reçut, ou celui qui la donna, put seul le savoir ; mais ce n'en fut pas moins là le honteux motif qui le poussa à entreprendre ce qu'il osa. Le prince lit mettre en prison le misérable qui ne s'y attendait pas; car le sophiste, ainsi que son indigne complice, avaient espéré que la mort serait pour moi la conséquence de leurs accusations. Ils cessèrent leurs poursuites ; le sophiste se retira à l’extrémité de la ville, et se cacha là, dans le fond d'une vallée, espérant qu'au moins, par le fait seul de l'accusation, le prince serait plus mal disposé à mon endroit, et qu'il ne manquerait pas de le faire voir, en ne jetant même pas un regard sur moi à sa première sortie. Mais celui-ci, se détachant des cavaliers qui l'entouraient, poussa son cheval vers le bord du fossé où je me trouvais, et se montra pour moi tel qu'il avait toujours été. Il m'engageait à ne pas rester plus longtemps, et à me souvenir de la Thrace, ce que je lui promis de faire. Mais au fond je persistais dans mon premier dessein, et je m'attachai de plus en plus à ma ville natale. Je ne voyais pourtant paraître aucun effet des promesses qu'on m'avait faites, et Zénobius, qui m'avait appelé à lui succéder dans les travaux de son école, avait changé de dispositions : il disait qu'il aimait plus que jamais ses occupations, et m'engageait à ne pas trop me presser.

C'était pour moi un grand préjudice de ne pas pouvoir profiter du trouble que mon arrivée avait jeté dans les écoles, et de laisser mes rivaux se raffermir par le calme et la sécurité. Je professais dans ma maison, ayant une quinzaine d'élèves que, pour la plupart, j'avais amenés avec moi, mais je n'étais nullement sur le pied d'un professeur public. Ce désœuvrement, cette oisiveté et ce vide, amenèrent un certain découragement, qui s'empara de mes élèves, et qui me gagna moi-même. Semblable au fils de Pélée, dans ma douleur, je me disais que je n'étais qu'un poids inutile sur la terre ; j'en étais venu à avoir besoin de certains breuvages pour conserver toutes mes facultés, réduit que j'étais ou à m'appuyer sur des concitoyens qui trompaient toutes mes espérances, ou à ne pouvoir retourner à Constantinople sans m'exposer au ridicule.

Sur ces entrefaites, un vieillard vint me trouver et me dit: Il n'y a rien d'étonnant à ce que tu ne réussisses pas et ne sois pas répandu, si tu restes ainsi, comme couché et renfermé dans ta litière. Mais si tu veux connaître le grand nombre de ceux qui ont soif de ta parole, va, ouvre une école dans quelqu'un des temples. Je ne suivis pas entièrement son conseil ; mais, ayant fait déménager un négociant, je descendis dans son bazar, et j'ouvris une école près de la place publique. Le lieu fit merveille, et je vis accourir un nombre, plus grand que jamais, d'auditeurs et d'élèves. Assurément le lieu public de leur enseignement était pour beaucoup dans la vogue des autres professeurs. C'est alors que, m'adressant à Calliope : « O toi, la première des muses ! lui di-sais-je; toi qui m'as amené dans ma ville natale, quels «ont donc ceux dont tu prends les intérêts? Pourquoi m'as-tu séduit par de vaines promesses, toi qui es une déesse ? Pourquoi m'as-tu enlevé ce que je possédais sans me donner ce qui m'était promis? Celui qui m'a trompé triomphera-t-il dans la prospérité, tandis que tu me dédaignes, moi qui ai tout perdu sous les coups de l'injustice? » Telles sont les paroles que j'adressais, de loin, à la déesse, tourné vers son image.

Quelques jours après, j'étais chez moi, occupé à écrire, quand le bruit d'une foule en tumulte vint frapper mes oreilles. Ayant suspendu mon travail, je demandais quelle pouvait être la cause de ce désordre, lorsque mon cousin, accourant hors d'haleine, m'apprit que la foule, après avoir tué le préfet, traînait son cadavre par les rues et s'en faisait un jouet; il m'apprit aussi qu'Eubulus, après avoir échappé, par la fuite, aux pierres qui le menaçaient, s'était caché, avec son fils, quelque part sur le haut des montagnes. La foule, n'ayant pu atteindre leurs personnes, avait déchargé sa fureur sur leurs maisons. La fumée, annonçant l'incendie, s'élevait dans les airs, et on pouvait déjà la voir de chez moi. Je fus saisi d'étonnement à ces nouvelles; c'est ainsi que Patrocle, frappé de stupeur, laissa tomber ses armes.

Pour Zénobius,[33] qui m'avait appelé quand j'étais éloigné, et m'avait repoussé quand j'étais proche, rien ne le força à prendre la fuite; mais une maladie, qui paraissait légère, le tint éloigné de ses élèves. Il souffrait alors, à la fois, et de la fièvre et du chagrin d'apprendre que dans la salle du Sénat, où j'étais établi, la foule de mes élèves était si nombreuse, qu'il m'aurait été impossible de m'occuper de tous avant le coucher du soleil. Je lui rendis néanmoins mes devoirs, bien qu'il fût dans cette disposition d'esprit, et on n'aurait pu citer un seul jour où je ne lui aie pas fait visite. Bien qu'assez mal reçu, je ne me lassai jamais, et, après sa mort, je le pleurai et fis son panégyrique.[34]

Avant ce temps Stratégius était arrivé dans notre ville, revêtu d'un pouvoir supérieur à tous les autres, et chargé de la haute dignité que je lui avais prédite, lorsque j'obtins son illustre amitié ; car c'était ce même Stratégius qui m'avait donné à Athènes, et avait remis Athènes entre mes mains. J'étais donc, par son arrivée, en position de me rendre utile à ceux qui pouvaient avoir besoin démon appui. Mes études et mes discours n'étaient plus mon unique occupation, mais il me fallait consacrer mes journées à la parole et mes soirées à l'action. Je m'occupais de ceux qui avaient subi les injustices des grands, de ceux que les ressentiments et les passions avaient fait traduire comme accusés, et qui avaient besoin de l'autorité pour voir changer leur position, ainsi que de tous ceux qui attendaient une prompte décision sur leur sort. Ce sont là de ces faveurs que peut faire l'autorité, sans nuire à la justice ; aussi, tous ceux qui avaient besoin de mon crédit, et les femmes elles-mêmes, me suppliaient de songer à leurs affaires toutes les fois que je me rendais chez Stratégius. Je faisais donc tout ce que font les autres maîtres, jusqu'à l'heure de midi, heure à laquelle les uns vont prendre aussitôt leur repas, et les autres vont au bain, avant de le prendre, tandis que moi, je restais toujours tenu par mes occupations ; et lorsque la nuit me forçait de me lever, je me rendais en hâte auprès de mon puissant ami, ayant en mains des notes nombreuses, pour me rappeler quels étaient ceux qui avaient besoin de mon intervention. De ces demandes, Stratégius admettait immédiatement les unes, et rejetait les autres, que la justice, me disait-il, ne lui permettait pas d'admettre. Le plus souvent, il me priait, de la manière la plus flatteuse, de l'attendre jusqu'à son retour du bain, comme s'il se délassait plus en ma compagnie qu'au bain, de la fatigue des affaires. Ce que voyant, je lui faisais le plaisir d'aller chez lui tous les jours; et, lorsqu'une affaire urgente me retenait, il envoyait savoir ce qui m'avait empêché de venir. Ce crédit, dont je jouissais, contrariait vivement le sophiste phénicien, mon émule; il me voyait obliger beaucoup de monde gratuitement ; et le fait de ne pas demander d'honoraires, était comme un appât de légumes ou de viande, qui attirait vers moi un grand nombre de ses auditeurs. Il était encore, d'ailleurs, désagréablement affecté par le grand nombre de mes discours publics, et aussi par l'infinie variété de leurs formes. Il ne pouvait, dans sa stupéfaction, savoir quand et comment je trouvais le temps de composer ces discours, ne sachant pas ce que c'est que de prendre sur ses nuits. Il souffrait de se taire et, lorsqu'il avait parlé, il souffrait en s'apercevant qu'il aurait mieux fait de garder le silence. Jusqu'au milieu de l'été, il traîna à contrecœur et à grand'peine ses fonctions, comme un cheval tiré par son compagnon d'attelage. Dès que l'époque des vacances approcha, il cessa ses cours, et partit pour Tyr, disant qu'il reviendrait; mais, une fois parti, il demeura dans sa patrie, se plaignant d'avoir eu trop à souffrir de la puissante influence de mon oncle. Je l'entraînai néanmoins encore à soutenir la lutte contre moi, moitié par les menaces du préteur, moitié en faisant augmenter les contributions en vivres qui formaient son traitement. Ce dernier trait m'en fit un ami, après son retour. Mais bientôt encore, ses auditeurs l'abandonnant en plus grand nombre, et s'attachant à moi davantage, il redevint mon ennemi, tout en mangeant le revenu qu'il me devait. Sortant un peu de son apathie, il s'appliqua avec plus de succès à l'art de la parole, sans s'élever pourtant jusqu'où il pouvait et jusqu'où il devait s'élever.

Comme le préfet désirait être loué plus vivement qu'un autre ne désirerait être préfet, il y avait nécessité pour moi d'entreprendre son éloge, d'autant plus que j'avais promis de le faire si jamais il obtenait cette dignité. J'avais été chargé, à son arrivée, de le complimenter publiquement en quelques mots. Il me demandait maintenant de développer ce premier discours, de le compléter, et de ne rien passer sous silence de ce que je pouvais dire. Je ne niai point la promesse que j'avais faite, mais je lui dis que je m'exécuterais si, quittant son propre palais, il voulait condescendre à venir m'entendre dans le Sénat, où je tenais mes séances : le préfet, disais-je, ferait là, à la vérité, une démarche tout à fait nouvelle et inusitée ; mais cet honneur rendu à l'éloquence constituerait la première partie de mon panégyrique. Il promit de le faire, ce que beaucoup se refusaient à croire. Il vint, et, le développement de mon premier discours demandant une seconde séance, il revint une seconde fois ; une troisième étant nécessaire, il ne manqua pas d'y revenir une troisième fois. Et, maintenant encore, sa gloire et la mienne retentissent dans toutes les bouches ; on rappelle encore quel fut l'auditeur et quel fut le panégyriste, quel fut l'éloge et dans quel lieu on vint l'entendre I Désireux de faire parvenir, dans plusieurs des principales villes, ce discours[35] qu'il aurait voulu faire connaître à toutes, il employa dix copistes à cet usage. Le sophiste, alors, fait briller l'or aux yeux d'un des dix copistes, le séduit, et, abusant du proverbe, s'approprie la dépouille de l'ennemi. Il déplace, il change nombre d'expressions, il y en intercale quelques-unes, puis il invite Stratégius, alors hors de charge, à venir, dans le même lieu, s'entendre louer par lui. Mais la chose parut un prodige ; on s'étonna de voir la tortue prendre le galop du cheval, et quelqu'un révéla l'acquisition du discours à prix d'argent. Le malheureux qui avait reçu l'or avoua dès qu'il vit le fouet, et demanda pardon en disant qu'il n'avait pu résister à l'appât d'un prix considérable. Pour rendre ce fait public, je citai mon acheteur de discours devant Nocentius, alors préfet de Syrie ; et mon homme, malgré le châtiment dont il était menacé, avoua néanmoins le fait et sortit sain et sauf, parce que je ne voulus pas poursuivre plus loin. Toutefois ce sophiste, le plus courageux des sophistes, ne se tint pas en repos pour cela, mais il osait encore débiter son discours, jusque dans la maison de Stratégius.

Ce dernier quitta bientôt l'administration de la ville. Hermogène, qui lui succédait, passait pour rude et redoutable. Il m'était tout à fait inconnu. Je paraissais donc avoir perdu beaucoup de mon ancien crédit. Hermogène était pourtant le meilleur des préfets : il ne croyait pas devoir accorder son intimité à beaucoup de monde ; mais il était doux, et usait plus de la parole que de l'autorité. Il convoqua de suite le Sénat, et là, chacun ayant parlé à son tour sur les intérêts de la ville, il reconnut aussitôt mon oncle qu'il n'avait jamais vu, et dit en l'entendant : Ce doit être Phasganius. Eubulus et son parti en tombèrent de leur haut M'ayant ensuite appelé, il me pria de lui faire dans mon amitié la même place qu’à Aristénète et à Seleucus qui lui avaient inspiré le plus vif désir de la posséder. Ce n'est que justice, répondis-je, d'aimer celui qui est leur ami.

Je n'ai raconté, jusqu'ici, que mon bonheur; l'histoire de mes malheurs va suivre. La Fortune m'enleva alors ma mère, qui était tout pour moi, et mon oncle, qui était la lumière et le rempart de l'Asie. Il mourut le premier; ma mère, qui ne put supporter sa perte, le suivit de près. Rien de ce qui m'avait charmé le plus jusqu'alors ne pouvait me plaire désormais ; rien, pas même ces harangues publiques qui avaient fait le charme de ma vie. Ce don de l'éloquence, c'était à cause d'eux qu'il m'était cher; mon oncle, en jouissant des applaudissements qui couvraient ma voix, se sentait rajeunir et oubliait le coup qui l'avait frappé; ma mère se livrait à tous les transports de sa joie, lorsque, couvert de sueur et triomphant, je sortais de mes luttes. Ces deux morts, qui suivirent de près celle d'Eusèbe ; la chute de Nicomédie, et la perte de celui que cette ville ensevelit sous ses ruines, furent autant de coups cruels qui me jetèrent dans la douleur la plus profonde. Sous l'impression de ces chagrins, mes cheveux blanchirent subitement. Ainsi, pour moi, les maux s'ajoutaient aux maux: aux maux publics, les malheurs publics; à la perte d'un ami, la perte d'un autre ami; à la ruine d'une ville que j'aimais, la perte d'une mère adorée et celle de son frère, qui à lui seul avait été pour moi une famille : et toutes ces choses, qui attachent à la vie, étaient devenues pour moi la source éternelle d'amers regrets.

Lorsque le prince qui, avant d'avoir obtenu l'empire sans combat, cultivait la philosophie, plus qu'aucun philosophe, au sein même de ses palais, ramena enfin, comme de l'exil, pour l'embrasser publiquement, le culte banni, je tressaillis, je bondis de joie, et je me remis avec bonheur à écrire et à prononcer des discours. Je voyais, en effet, le sang couler de nouveau sur les autels abandonnés, la fumée de la graisse des victimes monter jusqu'au ciel, et les Dieux honorés par des fêtes, dont quelques vieillards gardaient à peine le souvenir. On pouvait consulter les oracles ; il était permis de louer et d'admirer ces merveilles; les Romains pouvaient encore oser de grandes choses; des barbares, les uns étaient vaincus, les autres allaient l'être. Nous possédions le prince le plus sage, le plus juste, le plus éloquent et le plus belliqueux, qui ne comptait d'ennemis que parmi les impies. Il souffrit de ne pas voir venir vers lui une députation de notre ville, et de ne pas recevoir même une lettre de moi. « Quoi donc! dit-il, par Hercule! il garde le silence, aujourd'hui qu'il est en pleine sécurité, lui qui a tout bravé, autrefois, pour correspondre avec moi ! » Il disait que le fruit le plus précieux qu'il recueillerait de son voyage, ce serait de me voir et de m'entendre. Et lorsque, à notre première entrevue, je posai le pied sur le seuil, sa première exclamation fut : Quand donc t'entendrons-nous? Le sophiste mon rival, Eubulus, était déjà, à cette époque, dans sa patrie, rappelé par la mort de sa femme, qui laissait deux filles nubiles ayant besoin de sa surveillance. On disait d'ailleurs qu'il serait encore parti, quand bien même il n'aurait point perdu sa femme. L'empereur préludait aux discours par les nombreux sacrifices qu'il faisait chaque jour, sous les arbres du jardin impérial. Tandis que la foule s'empressait à lui faire la cour, en secondant son zèle pour le culte des Dieux, je restais, comme à l'ordinaire, occupé de mes travaux, n'étant pas appelé par le prince. Je regardais comme un manque de discrétion et de retenue, de l'aller voir sans y être invité. En lui, j'aimais l'homme, mais je ne flattais pas le prince. Un jour qu'il était allé sacrifier dans le temple de Jupiter Philien, et qu'ayant promené ses regards sur tous ceux qui se pressaient autour de lui pour en être aperçus, il ne m'avait pas vu, caché que j'étais dans la foule; il m'envoya vers le soir demander, par un mot écrit sur ses tablettes, quel motif m'avait empêché de le venir voir, et il m'en faisait, avec grâce, des reproches piquants. Je répondis par les mêmes tablettes, sur le même ton, piquant et badin, d'un homme qui a droit de se défendre.[36] Le prince s'en aperçut, à cette lecture, et rougit. Néanmoins, même après avoir reçu ces tablettes, je continuai à m'abstenir, paraissant négliger le jardin royal, et les sacrifices qu'on y faisait. J'étais sans trouble, car je savais qui avait manqué à l'amitié. Priscus, sophiste d'Épire, qui avait fréquenté la plupart des hommes distingués par leur savoir, voyant avec regret les torts du prince, dans cette circonstance, fit cesser le malentendu, par je ne sais quels moyens. Je fus appelé, au milieu de la place remplie par la foule, et l'empereur, qui m'avait fait venir, semblait lui-même embarrassé, montrant, par ce qu'il éprouvait, combien il avait à se reprocher. Il se remit, non sans peine, et, après s'être excusé sur les nombreuses occupations qui le retenaient, il m'invita à dîner; je lui répondis que j'avais coutume de souper : il m'invita à souper; je lui dis qu'alors même qu'il me serait permis de le faire, mes maux de tête m'en empêcheraient. Mais pourtant, dit-il, vous devez venir me voir fréquemment. Quand je serai appelé, répondis-je; autrement je craindrais d'être importun. Il en tomba d'accord, et ne fit plus autrement.

Nos entretiens roulaient sur l'éloquence, sur l'éloge de ce qu'il avait fait de bien, et sur la critique de ce qui avait été négligé. Je ne demandais rien, ni maison, ni terre, ni magistrature. Notre conversation ne permettait pas, suivant l'expression d'Aristophane, de convaincre celui qui la tenait d'être un méchant. Et ce que je refusais ainsi, c'était la première place de la ville. Mais je ne voulus pas même rentrer dans une notable partie de mes biens patrimoniaux, qui étaient dans les mains du gouvernement. Me voyant dédaigner tout intérêt personnel, et ne chercher qu'une chose, qui était de lui faire dépasser tout ce qu'on disait à sa louange, il avait coutume de dire que les autres aimaient sa fortune, mais que c'était lui-même que j'aimais, et que l'attachement de sa mère pour lui n'était pas plus dévoué que le mien.

Cette affection lui fit supporter la franchise avec laquelle je pris, devant lui, la défense du Sénat, à une époque où la terre n'avait pu rien produire, à cause d'une grande sécheresse. Il avait voulu, néanmoins, que les marchés fussent abondamment pourvus de denrées, et que les prix de ces denrées demeurassent dans les limites qu'il avait fixées. Un mauvais génie, sans doute, l'avait poussé à cette mesure, lui faisant mettre ainsi la ville dans la situation où aurait pu seule la réduire la dernière extrémité. Il s'emportait dans cette circonstance, criant que les sénateurs lui faisaient de l'opposition ; et les flatteurs qui l'entouraient excitaient encore son emportement. Mais moi, sans m'émouvoir, et exposant l'état de la question, je luttai, et démontrai que le Sénat n'avait jamais été dans son tort, et cela, bien qu'un des assistants eût dit (pour me faire craindre sans doute d'être jeté dans le fleuve) que l'Oronte n'était pas loin, déshonorant ainsi l'autorité du prince par d'indignes menaces. Mais l'empereur était doué d'une telle vertu, qu'après avoir essayé de me tenir tête, et n'avoir pu y réussir, il ne me garda pas la moindre rancune. Il m'en aima même davantage, comme un homme qui savait, au besoin, prendre la parole, ainsi que l'on prend les armes, pour la défense de sa patrie. Étant sur le point d'inaugurer son consulat, et n'ignorant pas que ceux qui l'entouraient, et ceux qui allaient venir du dehors, rivaliseraient pour célébrer ses louanges, il m'ordonna d'embellir la fête par un discours. Tout en disant que cet honneur appartenait à d'autres, je ne manquai pas de si bien préparer son éloge dans celle des deux langues qui était la mienne, que personne, même de ceux qui avaient été le plus applaudis, ne parut en comparaison avoir bien parlé. Et il m'arriva[37] ce qui m'était arrivé déjà dans mon premier discours, que la Fortune ne m'amena du dehors que des gens disposés à m'aider et à m'être agréables, et qui avaient grand intérêt à ne pas attaquer ma réputation. Pendant ce temps, rentré chez lui, le sophiste de Tyr, que personne ne louait, faisait son propre panégyrique, prêtant à rire, pour la seconde fois. Sans les atteindre, il poursuivait de ses injures ceux qui avaient ri de lui. Ceux-ci ne faisaient que rire de plus belle, en le voyant ainsi jeter au vent ce qui pouvait lui rester d'une gloire empruntée, mal acquise, et qu'il n'aurait pu conserver qu'en se tenant en repos et en gardant le silence. Ceux qu'il attaquait suffisaient à se consoler entre eux. Comme je me levais le dernier pour parler, et que l'empereur lui-même se préoccupait de savoir comment la foule pourrait m'entendre, Mercure, dit-on, soucieux de la gloire de son serviteur, toucha de son caducée chacun des assistants, afin que pas une de mes paroles ne fût privée d'une admiration méritée. Dès le commencement du discours, le prince témoignait le plaisir que lui faisaient éprouver les beautés de la forme; mais bientôt il bondit sur son siège, ne pouvant se contenir malgré tous ses efforts. Il s'élança du trône, étendant de ses mains tout ce qu'il pouvait étendre de sa chlamyde, oubliant tout ce qu'il devait au décorum, et rappelant les transports naïfs des hommes du peuple. Il n'en restait pas moins d'ailleurs dans la dignité de son rôle, comme un prince qui sait ce qui convient pour faire respecter le pouvoir suprême. Car qu'y a-t-il de plus digne d'un roi que d'élever son âme à goûter les beautés de l'éloquence? Et nul prince, plus que lui, ne fut capable de connaître ces nobles plaisirs, lui qui, avant de monter au trône, et sur le trône même, fut l'auteur de si remarquables discours. Car déjà, à cette époque, les veilles de l'empereur avaient produit plusieurs ouvrages, et il n'était rien qu'il ne pût obtenir par l'effet de son éloquence, plus que par tout autre moyen. A partir de cette époque, et jusqu'à son départ pour la Perse, il se montra peut-être inégal pour quelques autres; mais il fit voir toujours pour moi une affection de plus en plus vive. Il avait coutume de dire : « Je te poursuivrai et te donnerai quelque chose que tu ne pourras pas refuser comme tout le reste. » Un jour qu'il m'avait forcé à dîner avec lui : « Voilà pourtant le moment, homme étonnant, de recevoir ce que je veux te donner. » Je ne pouvais encore m'imaginer de quoi il s'agissait. «Voilà ce que c'est, me dit-il: c'est que tu me parais digne d'être inscrit par moi au nombre des grands orateurs pour tes discours, et, pour tes actes, au nombre des grands philosophes. » J'étais heureux de ces paroles, comme autrefois Lycurgue le fut de l'oracle du Dieu : c'était en effet la parole de celui qui vivait dans le commerce des Dieux. Les sénateurs allant lui faire leurs adieux, et le priant d'oublier les griefs qu'il pouvait avoir contre la ville, il affirma que, si les Dieux le faisaient survivre à la guerre, ce serait à Tarse, en Cilicie, qu'il irait vivre. « Et pourtant je vois bien ce qui arrivera, dit-il, si vous m'envoyez Libanius pour ambassadeur, et si vous mettez en lui vos espérances; sinon,[38] il faudra qu'il vienne à Tarse avec moi. »

M'ayant embrassé, sans verser une seule larme, alors que jetais tout en pleurs, et ayant déjà sous les yeux la dévastation de la Perse, il m'écrivit une dernière lettre des frontières de l'empire : il poursuivait sa course, ravageant les campagnes et les bourgades, prenant les postes fortifiés, passant les fleuves, renversant les remparts et prenant les villes. Aucun messager ne nous apprenait ces succès, mais nous en jouissions avec certitude, comme si nous les voyions ; et nous regardions comme accompli ce qui était en train de s'accomplir, dans la confiance que nous inspirait ce héros. Mais la Fortune s'était réservé son rôle. En effet, tandis que l'armée triomphante se réjouissait de la défaite et de la fuite des Perses; alors qu'elle livrait ces combats d'infanterie et de cavalerie, combats que les habitante de Ctésiphon contemplaient du haut de leurs murs, sans pouvoir plus se fier à la force de leurs remparts ; alors que le Mède envoyait une ambassade et des présents, pour demander la paix, dans la pensée qu'il n'appartenait qu'à des insensés de vouloir combattre contre un héros divin ; au moment même où les ambassadeurs montent à cheval, un trait perce le flanc du plus sage des monarques ; le sang du vainqueur arrose la terre des vaincus, et rend l'ennemi tremblant maître de ceux qui le poursuivent. Un transfuge apprenait au Perse ce coup de la Fortune, et nous, à Antioche, nous demeurions dans la plus profonde ignorance. Mais alors eurent lieu des signes précurseurs : des tremblements de terre renversèrent des villes de Syrie et de Palestine, les unes en partie, les autres entièrement. Un Dieu semblait, par ces grands désastres, nous annoncer une immense infortune. Pendant que, par nos vœux, nous trompions nos tristes pressentiments, l'affreuse nouvelle arriva à nos oreilles, et nous frappa comme un trait. Nous apprîmes que l'illustre Julien était rapporté dans un cercueil, et que le premier venu avait pris l'empire ; que les Perses possédaient l'Arménie, et tout ce qu'ils voulaient d'ailleurs de territoire. Je jetai aussitôt les yeux sur une épée. Toute mort me paraissait, dès lors, préférable à la vie. Ensuite je songeai au précepte de Platon, qui ne permet pas de se débarrasser ainsi des liens de la vie; je songeai que, si je descendais auprès de lui aux enfers, par cette mort violente, j'aurais à comparaître en accusé, et à subir le reproche d'avoir quitté mon poste, saris attendre l'ordre du Dieu. Il me sembla aussi que c'était mon devoir d'honorer sa mémoire par une oraison funèbre. Voilà les raisons pour lesquelles je dus lui survivre.

Grâce à la Fortune, j'échappai vers cette époque à une embuscade préparée contre moi. Quelques hommes puissants à la cour, avant le dernier empereur, et qui avaient alors abusé de leur crédit, avaient été forcés de se retirer; et de s'occuper de leurs propres affaires. Un certain Phrynondas leur persuada que je leur avais beaucoup nui, par des lettres que l'empereur avait reçues de moi à Babylone, lettres qui l'avaient fort irrité contre eux. Ils résolurent de me surprendre chez une de mes parentes, chez laquelle j'avais l'habitude de me rendre, et là de m'attirer dans le jardin, où ils avaient comploté de me tuer. Ils espéraient être récompensés par le nouvel empereur. Les bâtons et les épieux étaient tout prêts, lorsque la Fortune m'envoya un de ceux qui étaient dans le secret, et qui, sans être autrement de mes amis, ne voulait pas participer au crime. Il me dit de me garder d'aller chez ma parente, que je m'en trouverais bien; et comme je lui demandais quel danger me menaçait, il n'ajouta rien de plus. Cette femme s'étonnant de ne plus me voir, je lui fis part de ce qui m'avait été dit. Celle-ci alors, observant mieux, vit que ces craintes n'étaient pas sans fondement. Elle écarta de chez elle mes ennemis, trompés dans leur dessein, et remercia la divinité qui avait permis que sa maison ne fût pas souillée par un tel crime.

Bientôt après, un barbare excita contre moi la colère de l'empereur, en lui disant que je ne cessais de verser des larmes sur la perte de son prédécesseur, et Jovien méditait ma perte, pour me punir de ma douleur. Mais un Cappadocien, un de mes excellents condisciples, avait auprès de lui beaucoup de crédit. « Que penserais-tu, dit-il à l'empereur, si, après l'avoir tué, tu voyais lui survivre et se répandre partout ce qu'il aurait écrit sur ton caractère?[39] » Telles étaient les tempêtes qui m'assaillaient, tels furent les secours qui m'en préservèrent.

Ce fut sur ces entrefaites qu'eurent lieu chez nous les jeux Olympiques! J'étais alors dans ma cinquantième année et je désirais vivement faire l'éloge public de ces jeux. Mais lorsque je touchais aux premiers jours de la fête, je fus tout à coup retenu en prison, non que j'y eusse été jeté par le préteur, mais parce qu'alors je fus, pour la première fois, saisi par un violent accès de goutte; j'étais réduit à m'informer, auprès de ceux qui me venaient voir, de la force et de l'habileté des athlètes. La maladie, après m'avoir laissé quelques moments de trêve, renouvelait et redoublait ses attaques. Les médecins s'avouaient vaincus ; ils me disaient, pour me consoler, que c'étaient mes douleurs de tête qui se portaient aux pieds, et que ce qui était un mal pour ceux-ci, était un bien pour celle-là. Mais ce n'étaient là que des paroles : le mal qui s'emparait de ma tête persistait, et tant s'en fallait que le mal des pieds soulageât la tête, que la moindre douleur des uns semblait redoubler les souffrances de l'autre. Je n'étais pas seulement en proie aux mêmes hallucinations et aux mêmes terreurs, qui me faisaient craindre de voir les vents arracher la ville de ses fondements, l'emporter et la précipiter dans la mer; mais je redoutais même[40] la foule que je rencontrais. J'évitais le centre de la ville, je fuyais les grands bains ; j'avais horreur de toute autre maison que la mienne. Un nuage s'étendait sur mes yeux ; ma respiration était oppressée ; j'avais le vertige; ma tête tournait, je croyais toujours que j'allais tomber ; si bien que, le soir, je me réjouissais du bonheur de n'avoir fait aucune chute. Une seule chose me rendait cet état supportable : c'est que le mal n'avait pu me contraindre à fuir la jeunesse et à garderie silence. Mes occupations étaient pour moi le plus agréable délassement, soit que j'enseignasse chez moi, couché sur mon lit, ou, sur une chaise à porteur, dans le lieu ordinaire de mes séances. Mais le transport même, sur un lit ou sur une chaise, n'était pas une opération facile et sans danger. Les grandes séances publiques m'étaient interdites ; la rencontre même d'un ami était pour moi, dans ces circonstances, un accident fâcheux. Semblable à ceux qui entreprennent une traversée, et invoquent les Dioscures, Castor et Pollux, quand nous sortions de la maison, nous implorions les Dieux, dans la crainte de voir mal tourner notre entreprise. Je fus pendant quatre années en proie à ces souffrances intolérables. J'eus recours, par l'entremise d'un serviteur, au grand Esculape, seul capable de me guérir. L'oracle ayant dit que j'aurais tort de m'abstenir des remèdes accoutumés, je me remis à boire les mêmes breuvages qu'auparavant, ce qui me fit quelque bien. Le mal n'avait point pour cela disparu, comme le Dieu l'avait prédit. Je savais néanmoins que ce n'était pas le fait d'un homme pieux de manquer de foi dans un oracle. Je me demandais seulement, dans mon étonnement, si jamais je serais digne de la grâce promise. Déjà j'avais passé ma cinquante-septième année, lorsque, dans trois songes, dont deux eurent lieu pendant le jour, le Dieu m'enleva une notable partie de mon mal, et me mit dans un état que mon souhait le plus ardent est de voir[41] durer. Aussi me fut-il possible, quand vint l'empereur, de supporter l'éclat des armes et des dragons,[42] ainsi que le bruit des clairons et des trompettes, moi qui n'aurais pu auparavant en supporter seulement le récit.

Peu de temps après, je pus même faire devant l'empereur son panégyrique, dans lequel il semblait avoir plus de plaisir à entendre raconter ses hauts faits qu'à les accomplir. Et pourtant, il n'avait pas entendu ce qu'il y avait de plus beau ; mon discours ne s'étendait pas plus loin que le récit de ce qu'il avait fait chez les Scythes ; cette première partie avait été longuement développée par moi, et ceux qui entouraient le prince, et qui craignaient de nie voir le captiver trop longtemps, dans le véritable domaine des muses, bornèrent là ma parole. Les chrétiens pouvaient parler sans qu'on eût rien à craindre ; mais ma parole était pour eux comme la tête de la Gorgone.

Ce que je dis alors suffit pour me faire connaître et estimer de l'empereur. C'est à toi, ô Fortune, qu'on dut de voir porter, à cette époque, au sujet des héritages, une loi protectrice des enfants illégitimes. N'était-ce pas, pour tous ceux qui avaient souhaité une telle disposition, une heureuse fortune d'en voir la pensée, conçue par le plus âgé des deux Augustes, prendre force de loi, par le fait de son décret ? mais voir ensuite le plus jeune des deux princes, qui l'avait peu approuvée, devenir son approbateur et son promoteur, dès qu'il sut qu'elle m'était favorable, qui ne reconnaîtrait là un des bonheurs particuliers de ma propre Fortune ? Je me voyais ainsi délivré du triste souci de songer que mon dernier jour jetterait dans le plus profond dénuement l'enfant qui m'était cher.

Que dirai-je de la mort de mes ennemis ? Qu'on ne croie pas que je méprise le conseil d'Homère, qui défend de triompher sur le cadavre d'un ennemi abattu ; ce n'est pas dans cette pensée que je rapporte le fait, mais parce que j'ai entrepris de ne rien passer de ce que je dois à la Fortune. Les hommes qui n'avaient épargné, contre moi, aucune parole, aucune tentative, aucune machination, ceux qui avaient cru qu'ils n'auraient rien fait tant qu'ils ne seraient pas parvenus à me faire périr, ceux qui auraient joui de voir mon cadavre, attaché à un taureau, traîné à travers les rochers;[43] ces hommes qui, depuis longtemps, me faisaient la guerre sans pouvoir porter contre moi aucune accusation fondée, ces hommes, dis-je, mon heureuse étoile les fit disparaître de ce monde, sans que j'aie fait pour cela le moindre mouvement, sans que j'aie fait entendre la moindre imprécation. A quoi bon d'ailleurs des imprécations? La divinité connaît tout ; elle sait qui a commis l'injustice et qui l'a soufferte, qui a mérité récompense et qui a mérité châtiment. Quelques-uns d'entre eux ont eu même à souffrir quelque chose de pire que la mort, aux yeux des hommes de cœur, et n'ont péri qu'après avoir enduré les plus cruels traitements, comme celui qui fut indignement mutilé, pour prix de ses désordres.

Je crois devoir ici rapporter un petit accident, qui pour moi cependant était d'une grande importance. Je vais, sans doute, paraître vous entretenir de futilités et pourtant, je regarde comme marquant dans ma vie, autant que le plus important, un événement qui me frappa jusqu'au fond de l'âme. J'avais un manuscrit de Thucydide, en caractères fins et des plus élégants, et si facile à manier, que, même accompagné d'un esclave, je pouvais le porter moi-même partout ; ce fardeau n'était qu'un plaisir. Ayant étudié la guerre du Péloponnèse dans ce livre, il m'était arrivé, ce qui sans doute est déjà arrivé à d'autres, en pareille occasion, c'est que je n'avais pas le même plaisir à. la relire dans un autre livre. Je me vantai trop de ce trésor, devant beaucoup de monde; j'en étais plus heureux que Polycrate de son anneau, et j'engageai ainsi des voleurs à s'en emparer. J'en pouvais atteindre plusieurs, mais l'un d'eux mit tout en feu pour n'être pas pris, et j'abandonnai la poursuite, sans pouvoir toutefois me consoler. Le profit, grand jusqu'à ce jour, que j'avais tiré de Thucydide, me paraissait diminué par l'ennui de me servir d'un autre texte. La Fortune, quoique un peu tard, vint pourtant me sortir de cet ennui. J'avais écrit à toutes mes connaissances, leur faisant part de mon chagrin, leur expliquant ce qu'était ce livre, ses dimensions, ce qui le distinguait à l'intérieur et à l'extérieur, demandant à tous dans quelles mains il était tombé, lorsqu'un jeune homme, un concitoyen, l'ayant acheté pour servir à ses lectures, l'apporta chez son maître. Celui-ci, le reconnaissant à certains signes, s'écria : C'est bien lui! et vint me demander s'il ne se trompait pas. Pour moi, en le revoyant, je le saisis, je m'en emparai, semblable à celui qui retrouverait, alors qu'il ne l'attendait plus, un enfant qu'il a perdu et qu'il n'a pas revu depuis longtemps. J'en fus comblé de joie, j'en rendis et j'en rends encore aujourd'hui grâces à la Déesse. Rira qui voudra, parce que je m'étends trop là-dessus; le rire de l'homme ignorant, qui ne peut connaître de telles émotions, m'est indifférent.

Je vais maintenant rapporter ce qui a surtout affligé ma vie. Si l'on peut justement appeler malheureux un père forcé d'ensevelir plusieurs enfants et de suivre leur cercueil, comment ne serais-je pas regardé comme infortuné, moi qui ai enseveli ici tant de jeunes gens les plus distingués, ou qui ai fait reporter dans leur patrie les cendres de tant de jeunes étrangers? Car, de même que Thrasybule coupait les têtes des épis qui s'élevaient au-dessus des autres, de même la Fortune enlevait les meilleurs des miens, en commençant par ceux que m'avait donnés mon enseignement en Bithynie, et portant ensuite ici ses coups, mais toujours de manière à épargner ceux qui ne brillaient pas, et à frapper et enlever ceux qui étaient déjà illustres, ou qui promettaient de le devenir. Je parle à des gens qui sauraient que répondre à ceux qui demanderaient quels furent ces orateurs. On les rencontrerait en foule dans les enfers. Leur mort a été une perte pour les sénats et les administrations des villes, une perte pour les tribunaux, privés des défenseurs de la justice, une perte pour ces sièges où trônent Mercure et Thémis. Je dois encore regarder comme un malheur, dans l'impuissance et le discrédit où est tombée l'éloquence, de siéger dans cette chaire pour enseigner encore, quand je vois se diriger ailleurs toutes les ambitions et toutes les espérances. Si vous ne voulez pas vous l'avouer à vous-mêmes, apprenez de moi quelles sont vos dispositions : les heureux pour vous, sachez-le, sont ceux qui arrivent à la fortune ; les plus à plaindre sont ceux qui aspirent à l'éloquence. Et pourtant, si la Fortune prenait la parole comme dans la tragédie, je sais qu'elle pourrait me dire : « Bien que ton art ait eu a lutter contre mille obstacles, tu dois avouer que, grâce à moi, tu as joui d'un privilège qui compense dignement tant de traverses : tu as toujours parlé au milieu d'un nombreux auditoire, et tes discours ont été jugés assez favorablement pour que, de ton vivant même, alors qu'on est le plus exposé à l'envie, les innombrables mains des copistes aient été insuffisantes pour satisfaire tous ceux qui étaient amoureux de les avoir. » Il n'est pas une école qui ne montre mes discours, dans les mains des maîtres comme dans celles des élèves. Je sais, Messieurs, que j'en dois remercier la Fortune, et je lai demande d'être toujours de plus en plus digne de ses faveurs.[44]

Mais je ne sais pourquoi Éthérius et Festus m'ont toujours évité. Ils furent tous deux préfets de Syrie, où ils commandaient avant l'arrivée de Valens. Festus, homme extravagant, ne savait même pas le grec ; ce qui ne l'empêcha pas cependant de rechercher la préture. Mais dès qu'il fut arrivé ici, il manda Eubulus, le soir, et s'entretint avec lui, à l'aide d'un fidèle interprète; Eubulus lui avoua qu'il désirait ma mort, pour pouvoir faire encore quelque figure. Festus vendait donc à Eubulus sa haine contre moi, au prix de ce qu'il mangeait chaque jour, acceptant de lui des oies grasses, d'excellent vin et des faisans. Aussi ne me regardait-il pas d'un bon œil : il parlait de moi comme d'un homme méchant, et me vexait, autant qu'il le pouvait. Parfois il m'enlevait mon auditoire, et, pour le disperser, il appelait tous ceux qui le composaient pour entendre la lecture d'un rescrit impérial ; en même temps, des émissaires apostés devaient prendre note de ceux qui ne se levaient pas aussitôt, car il pensait que je m'opposerais à leur départ, et qu'il trouverait là une raison suffisante pour me perdre. Alors une partie de mes auditeurs sortaient, cédant à la nécessité, mais en tournant la tête vers moi et vers ma parole; ceux qui pouvaient m'entendre impunément m'entendaient, et les autres portaient envie à ceux que leur position ne forçait pas d'obéir à l'appel. C'est ainsi qu'il me détestait, et ne cessait de me tendre des pièges. Mais je rends grâces au ciel qui ne me permit pas d'être l'ami d'un scélérat qui devait bientôt faire mourir le philosophe Maxime, et qui, disait-il, ne craignait qu'une chose : c'était de voir la maladie prévenir le coup dont il devait le frapper. Festus ne put prévaloir contre moi ; et pourtant, il chercha encore à m'envelopper dans une trame tendue contre un certain Martyrius de Pisidie, grand amateur de combats d'athlètes, homme irréprochable d'ailleurs, mais que notre préfet voulait considérer comme un magicien, à cause de son goût pour les luttes de la palestre. Il s'en était entretenu, seul à seul, avec Valens. Mais au moment où il croyait m'envelopper, ainsi qu'Eutrope, dans sa condamnation, il partit à la hâte pour l'Ionie, afin de prendre le commandement de cette province. L'affaire de Martyrius souleva dans le tribunal un rire universel, quand on vit les juges ne pas même savoir quelle était la cause de sa mise en accusation, dont l'origine était ensevelie dans l'ombre.

Festus, pour prix de sa perversité, obtint une jeune épouse et une magnifique fortune ; et, maintenant encore, il vit, au sein des délices, dans les villes qu'il a dépouillées. Éthérius est mort, après avoir éprouvé toutefois, avant de mourir, de grandes et de nombreuses souffrances, et après avoir perdu l'ouïe et la parole. Il s'était montré malveillant à mon égard, comme ennuyé d'avoir à se rappeler qu'en Bithynie je lui avais souvent servi de rempart, et que souvent, lorsqu'il était alarmé, il avait eu recours à moi. Il est à propos de passer sous silence les injures qui s'adressaient à ma profession et qui avaient pour but de plaire à un homme riche et sans enfants ; mais c'est ce même Éthérius qui me plaça au milieu des cochers, des palefreniers et des gens qui ouvrent la barrière aux chars, au milieu de ces gens dont il frappait les uns, et dont il menaçait les autres du feu, allant jusqu'à déchirer le flanc d'un vieux cocher par une blessure qui souleva les cris de la multitude;[45] si bien que ce fut à grand'peine si je ne vis pas le sang couler jusque sur moi. Et tout cela, il le faisait sans motif, à l'instigation d'un homme évidemment fou, et montrant sa folie dans les choses mêmes qui se passaient devant le tribunal. Ce fut lui qui me fit citer comme ayant la preuve que je cultivais la magie. La preuve, disait-il, était que je l'avais engagé à ne pas poursuivre ses calomnies, et à s'éloigner des affaires; c'était là pourquoi j'étais cité devant le juge, et celui-ci ne regardait pas comme une indignité d'admettre un pareil chef d'accusation. Pour moi, j'étais touché de pitié de voir le juge se déplacer pour une cause où il aurait dû s'abstenir et non juger. Un grand nombre de mes amis se pressaient autour de moi, me présentant les uns une consolation, les autres une autre; mais je m'en tirai assez bien pour épargner leurs frais de condoléance. Il y avait aussi alors un certain Fidélius, concitoyen de Festus, homme d'un caractère violent et grossier, préposé à la conservation des biens impériaux. Les mêmes moyens qui avaient séduit Festus, le liaient d'amitié avec Eubulus. L'ayant donc gagné, à force de rasades et de dîners, celui-ci le pousse contre moi. Il l'engage à fonder sa poursuite sur un discours, écrit à la louange du tyran Procope ; on devait trouver ce discours chez moi qui en étais l'auteur. Il lui était très facile de me faire enlever par ses serviteurs, mais il lui sembla plus sûr de s'adjoindre le général commandant la province. Ce général, qui avait joui d'un grand crédit sous Julien, et qui jouissait d'un égal crédit sous Valens, redoutable aux ennemis du dehors, ne l'était pas moins aux ennemis du dedans. Il respectait la philosophie et l'éloquence, et pouvait, au besoin, prendre la parole au milieu d'une réunion de savants ; et cela, chez lui, était un don de la nature : j'ai nommé Lupicinus, qui jamais ne m'avait vu de ma personne, mais me connaissait un peu de réputation. S'adressant alors à mon accusateur : « Silence, mon ami, lui dit-il, et que cela reste entre nous. » Il me fit venir ensuite, m'inscrivit au nombre de ses amis, et m'engagea à m'adresser à lui lorsque j'aurais besoin de quelque chose. Il exhortait aussi ceux qui se moquent de notre culte et suivent Uranius,[46] à laisser ce qu'ils embrassent avec tant de jactance, à voir et à suivre mon exemple.

Tels sont les orages qu'un Dieu a soulevés et qu'un Dieu a apaisés, sans que j'aie eu, pour cela, la moindre parole à prononcer, mais qui finirent ainsi, parce que Fidélius s'était trompé dans sa première entreprise contre moi, et la poursuivit jusqu'à ce qu'il arrivât à ce résultat. J'eus le bonheur de pouvoir, en retour, témoigner ma reconnaissance au général qui n'avait pas voulu me poursuivre. Le souverain pouvait accorder aux autres les honneurs du consulat ; mais moi, je pus rapprocher Archélaüs de Lupicinus.[47] Archélaüs crut devoir me donner différentes marques de considération : il crut, entre autres choses, devoir venir me voir et me saluer chez moi, rendant, le premier, à un particulier un semblable honneur, sans exemple dans le passé. Dès que je le sus, je le prévins et le priai, vu son âge, de ne pas se déranger ; je dus recevoir la visite de son fils.

Des hommes dont on n'avait jamais parlé jusque-là, et qui avaient grandi par la mort de Julien, accablèrent alors Protasius de mauvais propos contre moi. Ils lui firent peur de ma personne ; ils lui représentèrent que son administration serait déshonorée, s'il ne me jetait à la porte; et ils eurent soin de charger quelqu'un de son entourage de l'entretenir dans ces sentiments pendant son voyage. Il se mettait donc en route avec l'intention arrêtée de me nuire. Il avançait lentement, arrêté par la maladie qu'augmentait la fatigue du chemin. Il arriva enfin, de nuit, à sa destination, sans recevoir, à cause de sa santé, personne de ceux que l'étiquette devait faire venir au-devant de lui. Lorsqu'il put recevoir tous ceux qui lui présentaient leurs devoirs, comme je m'abstenais seul de le faire, il dît à Zénon, qui était un de ses familiers, que je confirmais bien, par ma conduite, tout le mal qu'on lui avait dit de moi, et que mon abstention indiquait bien un homme qui prend à tâche de s'opposer aux magistrats. Celui-ci lui répondit qu'il fallait bien s'y attendre; que j'avais plus l'habitude de voir les préteurs venir à moi, que d'aller à eux le premier ; que je faisais ce plaisir à ceux qui le demandaient, mais que je ne courais pas après ceux qui ne le demandaient pas. Protasius, forcé d'entendre ces choses, n'en restait pas moins dans l'intention de m'humilier, et la mort seule l'empêcha de le faire.

Celui qui lui succéda fut pour moi un autre Protasius, fréquentant les impies, dont il ne recevait que de fâcheuses inspirations, et m'interdisant l'accès du prétoire. Il pensait me punir, et c'était tout profit pour moi. Il avait espéré que je l'inviterais à venir entendre mes discours ; mais, pour moi, engageant et régalant les autres, je lui faisais voir que je pouvais me passer de lui. Il en était ulcéré au fond du cœur, et le fit bien voir, dans une certaine affaire. Deux jeunes gens, accusés, devaient comparaître, sans aucun doute, devant lui, s'ils avaient commis quelque délit; mais il voulut envelopper dans leur accusation le corps entier des professeurs, alors qu'il n'avait pas à s'adresser à tous, mais voulant ainsi dissimuler l'affront qui s'adressait à moi en particulier. Déjà les jeunes gens étaient dépouillés de leurs vêtements, et exposés à tous les regards pour être battus de verges, lorsqu'un certain Olympius, assesseur du préteur, avec lequel pourtant je n'avais eu auparavant aucun rapport, voyant qu'on allait transgresser la légalité, eut assez d'autorité pour lui persuader qu'il ne fallait pas battre de verges ceux que protégeait la loi. Notre préteur, dans la suite, estimant et proclamant grandeur d'âme ce qui était le comble de l'audace, leva les armes contre le général. Il apprit, dans cette lutte, à se connaître, fut contraint de battre en retraite, de se tenir coi, et de voir là se terminer sa carrière.

Mais revenons à Valens. Il montera la grandeur de son caractère en n'enveloppant pas dans la chute du Tyran les amis du Tyran ; car j'attribue plutôt la mort de mon ami Andronicus aux ruses de renard d'Iérius, qu'à celui qui fut trompé par lui. Quand l'empereur croyait avoir acheté sa sécurité par la clémence, il découvrit un nouveau complot, celui de Phidustius et des complices que celui-ci avait soulevés contre le trône. Valens commença donc ses poursuites par ceux qui avaient menacé son autorité ; mais bientôt on vit impliquer aussi dans les accusations des gens tout à fait étrangers à ces complots. Tout devin fut considéré comme un ennemi, ainsi que quiconque, par son art, promettait d'instruire, de la part des Dieux, ceux qui désiraient être instruits sur leurs affaires particulières. Il paraissait difficile à croire que celui qui allait consulter le devin ne l'interrogeât pas sur des choses plus importantes. Les dénonciateurs profitaient de cette disposition du prince, mettaient le trouble partout et attaquaient tout le monde. Valens eut l'idée, idée[48] que lui suggérait l'envie, que je serais certainement, moi aussi, atteint et convaincu par les dépositions de ceux que l'on mettait à la question. On dit qu'il demanda lui-même à Irénée, si je n'avais pris aucune part aux complots dirigés contre lui, et qu'Irénée ayant affirmé que je n'y avais pris aucune part, il en marqua son étonnement. Je rendis grâces à l'art divinatoire qui avait affermi ma tête sur mes épaules, en m'apprenant de quoi il fallait me servir, et de quoi il fallait m'abstenir ; ma tête même était là en jeu. Est-il donc plus à redouter pour un roi de perdre la vie que de la conserver par de tels moyens? L'art divinatoire fut fatal à Adelphius : l'amitié était pour lui quelque chose de sacré et de divin, mais il ne se sentait pas la force de résister aux tortures ; il l'avouait en rougissant. Il nous suppliait donc d'implorer pour lui, comme un bienfait de la Fortune, une de ces morts subites comme on en voyait beaucoup à cette époque. Tous ses autres amis n'hésitaient pas à le faire ; mais l'attente même des plus grands malheurs me paraissait un moins grand mal qu'une semblable prière, et je pleurai en silence. Pour lui, après avoir pris son bain et son repas, il trouva sur son lit le sommeil et la mort. Si bien que, le lendemain, nous venions pour enlever son corps et le conduire au tombeau, pendant que les courtisans, ses dénonciateurs, venaient pour le jeter en prison ; il leur échappa d'un vol rapide.

Dans les lettres innombrables que j'écrivais, il ne se trouvait certainement rien de coupable ; mais il s'y trouvait néanmoins des passages semblables à des étincelles dangereuses, et que la malignité et la calomnie pouvaient mal interpréter. J'eus le singulier bonheur de ne me voir jamais compromis, et je regarde comme un des plus grands bienfaits de la Fortune, de n'avoir pas vu un seul mot incriminé dans des milliers de lettres. Ce fut aussi pour moi un bonheur que Pergamius eût cru, bien à tort, avoir des reproches à m'adresser ; si sa liaison avec moi n'avait pas été altérée, il n'eût pas manqué de me faire des confidences dangereuses. Je dois encore regarder comme un bienfait de la Fortune, le silence d'Auxence, qui était assez lié avec moi pour ne me rien cacher, et qui me fit un mystère de ses projets. L'empereur, semblable à un chasseur qui a perdu la piste, était vivement contrarié.

Sur ces entrefaites, les mauvais traitements d'un maître, et le ressentiment d'un esclave, me jetèrent dans le plus grand danger. L'esclave était un secrétaire, le maître un haruspice. J'avais consulté ce dernier par lettre au sujet d'un remède à employer; je ne parlais que des médecins, et ne faisais aucune mention des Dieux, pour plus de sécurité. Il ne brûla pas ma lettre, et l'esclave, se l'étant appropriée, la garda, pour s'en faire un moyen de salut, s'il arrivait quelque poursuite. Venant ensuite à dénoncer et à poursuivre son maître, comme augure, il mettait sa confiance dans la lettre qu'il avait détournée, pensant que le juge verrait facilement ce que signifiaient les médecins dont il était fait mention. Dès que je serais tombé, d'une manière quelconque, dans le fatal panneau, l'empereur furieux se serait jeté sur moi. Beaucoup de personnes firent, auprès de l'esclave, de nombreuses tentatives, pour l'empêcher de trahir son bienfaiteur; car j'avais été son bienfaiteur, en m'interposant souvent pour adoucir les reproches, les emportements et les châtiments de son maître. Il dit qu'il ne niait pas ces services,[49] mais qu'il en faisait peu de cas, et ne voulait pas se compromettre lui-même, en me remettant la lettre.

Mais, après que de nombreuses tentatives eurent échoué, la divinité lui fit comprendre ce que n'avait pu lui faire admettre la persuasion; il abandonna la lettre, et, privé de ce document, qui était la base la plus solide de son accusation, il échoua devant le tribunal.

Ce fut alors que les événements publics mirent fin à cette série de poursuites. La Thrace, envahie par les Scythes, qui ravageaient tout ce qui n'était pas protégé par des remparts, appela l'empereur à son secours. Alors eurent lieu la grande bataille,[50] et l'horrible massacre dans lequel périt le souverain, qui avait écouté plutôt l'ardeur d'un soldat que la prudence d'un général.

L'empire eut alors un général, qui plus tard devait paraître ici revêtu des insignes du consulat pour plaire aux Romains. Chacun le félicita ; seul le poète Andronicus, qui devait toujours parler,[51] se retira sans lui avoir adressé la parole. La circonstance m'appelait à le louer à mon tour ; le préfet voulait m'amener à le faire dans un endroit où quelques auditeurs seulement pourraient m'entendre; je voulais, moi, l'attirer dans la salle du Sénat, devant une nombreuse assemblée. Il me l'avait accordé, quand une circonstance fortuite empêcha cette réunion. L'inutilité de mon travail me causa une véritable peine; j'en poussai d'abord des cris de douleur, et, dans mon abattement, j'attribuai à la mauvaise Fortune un semblable contretemps. Mais, bientôt après, j'eus à en louer mon bon génie, qui m'enleva, par là, l'occasion d'une lutte contre la grande ville d'Antioche. Je n'aurais pu, en effet, dans le panégyrique d'un homme qu'elle n'aimait pas, ne pas garder le ton qui convient à ce genre de discours, et les habitants de cette ville, sensibles et irritables, m'en auraient voulu. C'est ainsi que ce qui m'avait paru un mal se trouva en réalité être un bien. Il n'en fut pas de même du fait que je vais raconter, et qui, en réalité comme en apparence, fut un très grand malheur : quatre personnages, appartenant aux premières familles de notre ville, tous illustrés dans les écoles et dans les magistratures, tous destinés à des succès plus éclatants encore, furent conduits au tombeau, dans l'espace de quatre mois, et l'empereur, ignorant leur fin prématurée, envoyait les insignes de leurs magistratures quand ils étaient déjà dans la tombe.

C'est pendant que je les pleurais encore, que m'arriva cet accident et ce mal de pied, dont il n'est pas une cité, pas une île lointaine, qui n'ait entendu parler. J'allais dîner, au sortir du bain, lorsque, m'efforçant de faire cesser une rixe qui attirait la foule, je me trouvai aux mains d'un furieux, et mon cheval, pressé et poussé par la multitude, m'écrasa de son sabot et me dénuda tout le pied droit; il s'ensuivit une abondante suppuration qui s'étendit à toute la jambe, de sorte qu'il n'y avait personne, parmi ceux qui m'entouraient, qui ne crût que j'en dusse bientôt mourir. Pour ceux qui étaient loin, j'étais déjà mort. Sur ces entrefaites mêmes, deux pertes nouvelles, l'une d'un homme libre, l'autre d'un esclave, m'affectèrent douloureusement : le premier, par ses soins et sa vigilance, m'aidait dans l'administration de mon école; le second, prenant soin de ma personne, ranimait mes forces épuisées, et me rendait apte à de nouveaux travaux.[52] On célébrait les jeux Olympiques en l'honneur du grand Jupiter ; j'avais un discours composé pour cette solennité; mais j'eus à souffrir beaucoup cet été là de mille choses, et, entre autres, d'une terrible insomnie. Un nouveau chagrin s'y ajouta encore : un jeune esclave, qui aidait celui dont j'ai parlé, dans les soins à me rendre, et qui lui avait succédé dans cet emploi, mourut, à son tour, d'une maladie qu'il avait contractée, en allant à une noce, dans une campagne que rendaient insalubre une chaleur insupportable, et le manque d'eau potable. Les Dieux m'ont entendu souvent pousser vers eux mes exclamations à ce sujet.

J'eus néanmoins encore à rendre grâces à la Fortune, qui couvrit de ridicule Cartérius et ses protégés. Cartérius, en effet, pour établir ici, comme professeur envoyé par l'empereur, cette peste de Géronce, se rendit avec lui en Thrace, dans l'espérance d'occuper lui-même une grande place à la cour. Mais là, il ne fit que donner de nombreuses preuves de sa sottise, dont il ne craignait pas d'accabler les amis de l'empereur. Honteusement chassé, il s'embarqua pour l'Italie, et y annonça lui-même son échec. Pour le sophiste son protégé, après s'être adjoint à un mime, afin de tirer un peu d'or de la faveur qui l'avait fait nommer, il fut bientôt forcé de fuir ses rivaux, peu disposés à lui abandonner leur salaire, et de se retirer à Séleucie. Il ne rentra ici que de nuit, par crainte de l'accueil qui l'attendait, et, pour rentrer dans cette ville d'Antioche, sa patrie, que les décrets du Sénat lui avaient fermée, il fut obligé de venir supplier humblement le rhéteur qu'il avait outragé.

Si ce fut là un beau triomphe que je dus à la Fortune, elle le couvrit bientôt comme d'un voile, par la mort d'Eusébius. Eusébius était le plus distingue des élèves que j'avais formés. La terre pleura sa perte, les îles le pleurèrent, car il n'y eut pas un endroit où ne fût répandue la renommée de son caractère et de son éloquence. On reconnaissait n'avoir jamais contemplé son pareil, sous les rayons du dieu du jour. Peut-être me louera-t-on, à bon droit, d'avoir prononcé son oraison funèbre, afin que la postérité puisse apprendre ce qu'il a été. Eumolpius connut bien quelle fut alors l'étendue de ma douleur, lui qui m'accompagna, et rappela mes esprits égarés, en me représentant quel malheur c'est pour un homme de perdre la raison.

Mais que dire de l'infâme conduite de Sabinus? Il fut toujours pervers et capable de tout, pour acquérir de l'argent. Il eût trouvé beau que l'empereur lui accordât de s'enrichir de la dépouille des tombeaux. Bien des gens furent trompés par lui. Dans le principe, il avait, sans être meilleur, une meilleure réputation, et il voyait autour de lui de nombreux flatteurs lui attribuer les plus belles qualités. Mais son naturel pervers savait, soit par habileté, soit par impudence, dépouiller quiconque avait mis en lui sa confiance ; si bien qu'ayant reçu, devant mille témoins, un dépôt qu'il devait rendre, il était capable de le nier, et de comparaître devant le juge, à la stupéfaction de ceux qui connaissaient toute l'affaire. Là pourtant, à bout de subterfuges, et ne pouvant l'emporter contre l'évidence, il feignait d'avoir un éblouissement, sortait du tribunal, comme pour y rentrer bientôt, montait à cheval, et se sauvait; puis, rentré chez lui, il rangeait ses esclaves pour les torturer jusqu'au sang. Ses flatteurs, malgré cela, fidèles à leur rôle, continuaient à le poursuivre de leurs adulations, jusqu'à ce qu'il se tournât contre eux-mêmes, et se laissât aller, envers eux, à toute la perversité de son caractère ; ce qui fit qu'ils tombèrent enfin d'accord avec tout le monde, pour le déclarer le plus scélérat des hommes. Il n'est personne maintenant qui n'avoue qu'il surpassa en méchanceté Eurybate lui-même. Il a donc subi, aux yeux de ceux qu'il avait offensés, un châtiment plus terrible que la mort; car, aux yeux de tout juge intègre, mieux vaut mourir que vivre dans la honte, et ce châtiment fut le sien, bien qu'il parût n'en avoir pas conscience. Il me semble encore que c'était hier qu'un soldat apportait des lettres de l'empereur, renfermant l'expression de sa juste colère, le déclarant infâme et doublant sa peine. Le bonheur d'apprendre le premier cette nouvelle et de la communiquer à tout le monde, fut la récompense du messager, qui se considéra pour cela comme son obligé. C'était là, à mes yeux, le juste châtiment de ses nombreux méfaits, qu'un Dieu semblait m'accorder pour ma consolation. C'était, entre autres, le châtiment de ce qu'il avait fait à mon cousin, si bien dépouillé par lui, qu'il en était réduit à vivre de lentilles. C'était encore un juste châtiment pour la mort mystérieuse de sa femme, enlevée à la campagne dans l'espace d'un jour et d'une nuit. La Fortune, qui me protège, savait bien ce qu'il en était aussi, de cette tête de femme coupée et cachée par Sabinus, au sujet de laquelle, à l'aide de fausses lettres fabriquées par lui, il répandit la plus atroce calomnie, espérant m'intimider et me faire arriver à composition. Mais, me voyant disposé à l'attaquer résolument, il trembla à son tour, et supplia d'arrêter l'affaire. J'en dois remercier la Fortune, ainsi que de ce qui m'arriva dans la suite, et que je vais raconter. Une loi nouvelle, contraire aux intérêts des enfants naturels, abrogeait la, loi qui leur permettait d'hériter. J'avais un grand nombre d'amis éclairés et justes. Il leur fallait faire une exception, et ils ne pouvaient guère la faire, sans s'exposer à être accusés d'avoir transgressé la loi qui réglait les droits d'hérédité. Mais notre Sénat profita des dispositions de notre excellent prince, ses amis lui demandèrent cette faveur et la firent valoir à ses yeux. Un jugement alors me permit de tester, et la loi me reconnut ce droit. C'est ainsi que je me vis déchargé d'une des plus graves préoccupations qui m'accablaient. Je pouvais, désormais, librement disposer de mes biens pour mon enfant, et les lui assurer. Je pouvais vivre, je pouvais mourir exempt de crainte, et qui ne s'estimerait heureux d'en être là ?

Mais, tandis que je jouissais de cette sécurité et de ce bonheur, un souffle ennemi détruisit toute ma félicité. Je fus frappé comme je ne l'avais pas encore été. J'avais perdu mon frère aine; le plus jeune me restait ; j'étais venu au monde entre les deux. Ce jeune frère avait vécu avec moi, avant mon départ pour Athènes. Lorsque je m'établis à Nicomédie, il y était veau à cheval, se faisant une fête de me voir à la tête de mon école, et était retourné dans la maison maternelle. Quand l'empereur m'avait forcé de retourner à Constantinople, d'où j'étais parti, mon frère m'y était venu voir. Puis, au bout de quelque temps, après avoir relevé mon courage par ses paroles et ses consolations, il revint avec moi dans notre patrie, et ne me quitta plus. Depuis que la goutte me torturait dans les articulations, je ne pouvais souffrir la table; un jour pourtant, à l'entrée de l'hiver, il était venu souper avec moi, lorsqu'il fut frappé d'une congestion au cerveau. Il fut emporté dans son appartement, sur les bras de ses serviteurs, et le lendemain, à la pointe du jour, on vint m'apprendre qu'une goutte, épanchée sur son œil gauche, le lui avait fait perdre. Peu de jours après, on m'apprenait qu'il perdait l'œil droit de la même manière. Tous les maux que j'avais soufferts jusqu'alors me paraissaient légers, en comparaison de ce dernier ; je ne pouvais plus rien faire sans verser un torrent de larmes. Lorsqu'il me fallait parler, puisque c'était pour moi un devoir, mes larmes coulaient avec mes paroles, et personne ne s'en étonnait, car il n'était personne qui n'en connût la cause. Je pleurais dans le bain, qui me rappelait que la médecine avait inutilement conseillé le bain; je pleurais à table, où je ne jouissais pas de la société du frère placé à côté de moi, et qui ne faisait que passer d'une nuit à une autre nuit en plein jour. De nombreux médecins furent consultés, mille remèdes tentés, mille talismans employés. On fut enfin forcé de renoncer à tous les moyens humains, et de recourir aux autels, aux prières, à la puissance divine. Et là encore, dans tous les temples où j'allais offrir mes vœux, je ne faisais que répandre des larmes muettes. Je ne pouvais ni lever les yeux sur les statues des Dieux, ni leur adresser une parole. Je demeurais devant elles la tête dans mes mains, les mains appuyées sur mes genoux, et je me relevais après avoir trempé mon manteau de mes larmes. Je ne pouvais supporter ni de voir mon frère en cet état, ni de ne pas le voir ; je souffrais de sa présence, je souffrais également de son absence.

Un jour, vers l'heure du crépuscule, entouré de mes livres, et en la société d'un vieux médecin, je perdis tout à coup mes facultés : je demandai, ce que je ne savais que trop, si mon frère avait perdu la vue; je ne pouvais plus rien retrouver de ce que je connaissais le mieux ; je ne savais ni où j'étais, ni ce que j'avais dit, ni ce que je devais faire ou ne pas faire. Notre vieux médecin, essayant de me rappeler à moi-même, et de me ramener dans mon bon sens, m'engagea à ajouter quelque chose à ce que j'étais en train d'écrire. Prenant alors mon papier, j’essayai ; mais, dans l'impossibilité de retrouver mon sujet, incapable de reconnaître, par ce que j'avais écrit, ce que je voulais dire, je repoussai tout; je dis au médecin que je n'étais plus, que c'en était fait de moi. Je me reposais volontiers dans cet anéantissement, et ne rougissais pas de me laisser aller à cet abandon de mes facultés. C'est que, des mille coups qui m'ont frappé, je n'en vois pas un qui ait surpassé ou même égalé celui-ci. C'était au point que je me plaignais des Dieux, qui ne m'avaient pas fait mourir avant de voir un pareil malheur. Aucun des biens de ce monde ne pouvait pour moi entrer en comparaison avec ce frère. Quelle séance de déclamation, quels applaudissements, quelles marques de distinction descendues du trône, quelles richesses (eussent-elles dépassé, pour moi qui n'en possédais pas, toutes celles de Gygès) n'auraient pas été mises, par moi, bien au-dessous d'une pareille affection ?

Et pourtant, dans ces mêmes jours de deuil, ce qui arriva put me faire admirer et estimer bien heureux. A un hiver funeste aux biens de la terre avait succédé un printemps aussi malheureux. Les récoltes avaient été ou nulles ou presque nulles, et de très mauvaise qualité. Le peuple, sans raison, s'était soulevé contre je Sénat, qui certes ne disposait pas des pluies du ciel. Les préteurs faisaient venir des blés de toutes parts; mais le pain était néanmoins devenu extrêmement cher. Philagrius, homme très distingué, placé alors à la tête de toute la préfecture d'Orient, ne pouvant améliorer l'état des choses, voulait au moins ne pas le laisser empirer, et exhortait tous les boulangers à se montrer plus modérés. Il ne pensait pas toutefois devoir prendre des mesures coercitives, de peur de voir s'enfuir la plupart d'entre eux. Au milieu de ces difficultés, la ville était ballottée, comme un navire abandonné de son équipage.

En voyant cette opinion de l'homme que l'on considérait comme un dieu, les impies (les chrétiens), déconcertés par cette clémence, accusent une prudence, qui n'est pas, disent-ils, en cette occasion, de la prudence, mais un encouragement à la fureur du peuple qui ne tardera pas à éclater. Je riais de leur erreur, et je conseillais au préfet d'en rire. Il voulut bien m'en croire d'abord ; mais, voyant cette erreur se répandre, il s'en émut et en vint, contre les boulangers, à l'emploi du fouet sur la place publique, où tout le monde pouvait voir ce spectacle. Assis sur son char, il les faisait comparaître, les faisait frapper, et leur demandait qui les avait payés pour frauder ainsi sur le prix et sur la qualité du pain. Ils ne répondaient rien, et n'avaient rien à répondre; on en était déjà à battre le septième. Ne sachant rien de ce qui se passait, j'allais à mes occupations ordinaires, lorsque je fus attiré par le bruit, par la vue des coups, et la joie féroce du peuple contemplant ces dos nus et le sang qui coulait. Je m'arrêtai à ce cruel spectacle, et ne pas longtemps supporter cette vue. Fendant la foule de mes mains, protestant par mon mutisme, j'arrive jusqu'aux roues du char. Là je rompis le silence, et protesta à haute voix. Je m'attachai à deux points : je montrai que les malheureux qu'on frappait n'étaient nullement coupables, et que, si on ne cessait de sévir contre eus, on verrait bientôt naître des difficultés redoutables. Je ne disais que ce qui était juste et dans l'intérêt du préfet et de la ville; mais, pour le dire, j'affrontais la mort, suivant l'opinion de tous ceux qui m'entouraient, en combattant l'erreur qui avait soulevé la foule. Un grand: nombre, en effet, avaient déjà des pierres dans les mains, prêts à les lancer à quiconque interviendrait en faveur des boulangers. C'est merveille qu'ils ne les aient pas lancées, aux premières paroles que je prononçai ; et ce fut encore une autre merveille qu'ils n'aient pas pris, avec mol, la défense des pauvres boulangers, après avoir été apaisés et convertis par mon discours. Cet effet ne peut être attribué à la parole d'un mortel. C'est à un Dieu qu'il faut l'attribuer, c'est a la Fortune qui sait calmer la fureur des flots soulevés. Dès lors, je passai pour Je bienfaiteur des malheureux qui n'avaient pas été torturés, pour le sauveur du préfet, de la ville entière et de ses habitants. Par moi les habitants échappaient à la famine, la ville échappait aux flammes, le gouverneur échappait à la corde et à la claie.

Mon influence affligeait ceux qu'avait dépités ce succès; ils ne souffraient pas de ce fait seul, mais des mille marques de considération dont m'accablait le préfet ; on l'avait vu, en effet, déplorer les rigueurs de la loi qui lui interdisait de venir chez moi comme il l'aurait voulu. Deux préfets, pourtant, l'avaient fait constamment : Pélagius d'Épire, et plus encore Marcellinus de Cyre. Je pus, dans ces temps, être utile à mes concitoyens. Tous ceux qui avaient besoin d'être aidés recouraient à moi, et, par l'entremise des préfets, je leur rendais les services dont ils avaient besoin.

Mais le nom de Proclus ne me rappelle qu'orages et tempêtes, que coups et que sang. Je recueillis pourtant de là une considération nouvelle, en ne craignant pas de manifester les sentiments que m'inspiraient de pareils actes. Jamais je n'allai chez lui, ce que j'avais fait pour la plupart de ceux qui avaient occupé ce haut poste. Je tirai donc une gloire nouvelle, et de la haine que j'avais pour lui, et de celle qu'il avait pour moi. La mienne était manifeste, la sienne mal dissimulée, malgré ses efforts.[53]

C'est alors que je perdis ce frère que sa jeunesse et son malheur m'avaient rendu cher, et je ne pouvais souffrir la consolation qu'on voulait me faire trouver dans le malheur qui l'avait frappé de cécité.

Je souffris encore, à cette époque, de la décadence de l'art auquel je m'étais voué. Je vis déserter les écoles grecques pour aller, en Italie, chercher une autre langue et une autre éloquence. Les lettres latines semblaient l'emporter sur les lettres grecques, et attirer à elles la puissance et la richesse, ne laissant à ces dernières que les attraits qui leur étaient propres. Je ne me laissai pas entraîner par les exhortations qui me pressaient alors d'abandonner ma profession. Je n'ignorais pas dans quel discrédit était tombée l'éloquence grecque ; mais je ne voulus avoir rien à me reprocher, et je regardai comme aussi honteux que l'abandon d'une mère dans le malheur, la désertion d'un grand nombre de professeurs de rhétorique, dans ces circonstances difficiles. La plupart se dispersèrent par toute l'Asie ; l'un d'eux se fixa à cette extrémité de l'Europe où s'étale la grande ville qui domine le Bosphore.

Je vais citer un nouvel exemple de la protection des Dieux qui veillent sur ma vie. Monté sur un petit cheval, je sortais du palais du Sénat, après avoir vaqué à mes occupations ordinaires. Je passais par la porte neuve, lorsque je rencontrai un attelage qui tournait pour rentrer. Mon cheval eut peur, à la vue de l'attelage. Les têtes des animaux se touchaient presque, et le cheval n'avait pas assez de place pour se retourner. La peur l'empêchait d'ailleurs de passer outre. Il ne me restait plus qu'à voir le cheval se renverser sur moi et me briser les reins, ou à voir ma tête fendue par les bonds de ma monture, et ma cervelle écrasée contre la pierre des colonnes. Les conducteurs des mules et les personnes qui étaient dans la cour du Sénat poussaient également des cris, les derniers comme témoins d'un malheur qu'ils ne pouvaient empêcher, les premiers s'excitant à voler à mon secours. En se pressant derrière moi, les bras tendus, ils empêchèrent le cheval de se renverser, et l'animal, cabré et tremblant de tous ses membres, resta, contrairement à sa nature, au milieu de toutes ces mains debout, mais immobile. C'est à un Dieu que je dus d'être sauvé, en cette occasion, et par les hommes et par ma monture.

Nous apprîmes, de différents côtés, au commencement de ce même hiver, la mort d'un grand nombre de nos amis. Et, ici même, la perte d'un jeune homme fut aussi vivement ressentie, par un grand nombre de citoyens et d'étrangers, que par son propre père, et à cause de ses grandes vertus, et à cause de la douceur de son caractère envers tous ceux qui le servaient ou avaient quelques rapports avec lui.

Il était encore malade, lorsque vint à Antioche l'illustre Bichomer, ce général resté fidèle au culte des Dieux. Avant même de m'avoir vu, il avait pour moi une vive affection, comme il me l'apprit dans ses entretiens. Dès qu'il put me voir, laissant toute autre chose, il vint à moi et me demanda la permission de m'embrasser : c'était, disait-il, le plus grand bonheur qu'il pût désirer, et nous liâmes, dès lors, une étroite amitié, qui fut pour nos ennemis une profonde mortification. Il alla rejoindre l'empereur, et, étant sur le point de prendre la dignité de consul, il m'invita, par une double lettre, à venir assister à son installation à Constantinople[54] : la première était de lui, comme cela arrivait à tous les autres consuls ; la seconde lettre était de l'empereur, et pareille démarche était sans exemple. Je prononçai donc son panégyrique.[55] Ai-je fait pour sa gloire plus que les autres orateurs, je ne le sais, mais je sais que j'employai de mon mieux tous mes moyens, pour louer dignement ce grand général. Comme notre excellent prince lui demandait qui il avait surtout aimé fréquenter à Antioche, il répondit que c'était moi, et rendit ainsi l'empereur plus porté d'affection pour moi, au point de promettre de venir ici, exprès pour me voir. Mais assez sur ce sujet.

Si c'est un bonheur de voir ses vœux exaucés, on saura que j'avais ardemment souhaité de voir dépouiller Proclus d'une charge dont il avait fait une tyrannie. Je ne le souhaitai pas en vain, et les dieux ajoutèrent la honte à sa chute. Car il ne fut plus, dès lors, qu'un esclave fugitif, tourmenté et poursuivi par les remords de sa conscience. Jupiter déroba sa fête aux regards de l'homme qui avait souillé de sang les lauriers de Daphné. Il me semblait que les âmes de ceux qu'il avait immolés, attachées à sa poursuite, comme des chiens dévorants, l'obligeaient à fuir, le menaçant sans cesse de leurs morsures. Je ne pus assister aux jeux Olympiques de cette année ; je dédiai à Jupiter le discours que j'avais composé pour cette circonstance, et que je ne pus prononcer ; je le lui offris, avec le parfum de l'encens que je devais à sa divinité.

Pendant tout le temps de la préture de Proclus, dont je me tenais éloigné, j'avais été en butte aux embûches de ceux qui l'entouraient. Aux yeux d'un grand nombre, je paraissais téméraire de ne pas redouter ses foudres. Grâce aux Dieux, pourtant, ces ennemis ne purent me nuire, bien que je continuasse à parler en toute franchise, à blâmer ce qui était digne de blâme, et à soutenir la lutte dans des discours plus fréquents qu'auparavant. Je ne perdais pas une minute de mon temps à faire la cour à Proclus, tandis que les autres y perdaient tout le leur, l'entourant, le circonvenant, le flattant, tendant la main et s'enrichissant. Comme je ne faisais rien de toutes ces choses, je composai un grand nombre de discours que je prononçai dans les assemblées. Et pourtant, je reçus de nombreuses ambassades, qui me parlaient de paix, avec de magnifiques promesses, mais je ne me laissai jamais séduire ni entraîner loin de la justice et de la vérité. Aussi j'étais justement loué; j'étais, sur le continent et dans les îles, regardé comme un homme vraiment digne de ce nom, et mon éloignement du préfet me valut la réputation d'un caractère supérieur au vulgaire.

La Fortune nous fit voir enfin le salut et la liberté ; elle nous permit de respirer un peu, et ne se montra fâcheuse qu'envers les fabricants de cercueils; à la place d'un tyran, elle nous donna un excellent préfet, dans la personne d'Icarius, fils de Théodore qui était mort si malheureusement. Icarius était le nourrisson des Muses, et avait obtenu le pouvoir comme prix de son éloquence. Empêché de parler par sa dignité, il voulait jouir de l'éloquence des autres. Il m'honora du titre de père, et me témoigna une affection qui aurait pu me brouiller avec Théodore, s'il eût encore été parmi les vivants. Icarius trouva la ville en proie à une famine qu'avaient aggravée les menaces faites contre les boulangers. Ceux-ci cherchaient leur salut en s'enfuyant de la ville ; on ne trouvait de pain nulle part, et on n'avait de blés qu'en espérance. La disette menaçait des plus grandes extrémités, et la ville ressemblait à un vaisseau battu par la tempête. C'est alors qu'étant accouru chez le préfet, j'apaisai, non sans peine, la dangereuse discussion soulevée entre lui et les boulangers. Les boulangers, pleins de défiance, redoutaient d'être saisis, s'ils se montraient, et toute parole, excepté la mienne, leur paraissait insuffisante et suspecte. Mais dès que j'eus dit qu'ils pouvaient se fier aux promesses qui leur étaient faites, toutes les craintes cessèrent. Le bruit s'en répandit bien vite sur les montagnes et dans les vallées. Dès le soir, tous les boulangers étaient rentrés chez eux, et on voyait, le lendemain, au lever du jour ce qu'on n'aurait jamais osé espérer; il n'y avait plus aucun rassemblement pour les pains, tant était grande leur abondance! Je puis dire que c'est encore grâce au concours de la Fortune, que je réussis dans cette occasion, et l'on reconnut que j'avais ainsi rendu à la ville un plus important service que ceux-là même qui étaient en charge; ceux-ci n'avaient pu que dépenser de l'argent pour la ville qui avait été sauvée de sa ruine ; mais j'étais, moi, celui qui l'avait sauvée.

Le préfet prit, bientôt après, des mesures pernicieuses contre les boulangers, en les mettant sous la juridiction de l'édile Callipe, homme ivrogne et pervers, qui se mita les frapper et à les menacer, non seulement eux, mais toute la population du marché ; et, pour comble de vexations, il traînait ses victimes le dos nu par toute la ville. J'en étais affligé, mais je n'y pouvais rien, et Callipe se faisait un plaisir de mon chagrin même. Il ne manquait pas de gens autour du préfet pour soutenir que cela était pour le mieux, et que si l'on enlevait l'édile, tout n'en irait que plus mal sur le marché. Celui-ci donc trônait comme un vainqueur, et vivait magnifiquement, ainsi que tous ceux qui le soutenaient. Pour moi, j'avais l'attitude du vaincu, et il ne me restait que le découragement. La Fortune, sans doute, ne put contempler un tel renversement des choses, et, sans que j'eusse à me remuer pour cela, elle changea la face des affaires. L'édile, toujours ivre, fut mis hors de charge, et eut à se tenir désormais caché chez lui. Dans les fêtes et les courses qui eurent lieu alors, en l'honneur de Neptune, il garda soigneusement la maison, inquiet et tremblant, tant était grande la foule des esclaves qui se pressaient devant sa maison, lui criant de rendre gorge, et lui montrant les torches qu'ils portaient. Il se faisait aussi humble qu'il avait été insolent; il avouait ses erreurs et, se rendant justice à lui-même, il s'arrachait les cheveux. Je reçus, vers ce temps, des lettres du préfet d'Orient. Il m'adressait les compliments les plus flatteurs, et manifestait l'intention de me voir. Des lettres, qui lui avaient été remises de nuit, il ne savait par qui, contenaient contre moi des accusations qui m'étaient un grave sujet de chagrin. Mais, peu de jours après, sur la demande du préfet (demande dont la bonne déesse m'avait prévenu auparavant), j'eus à prononcer le discours que j'avais composé. Ce discours me fit honneur, et les applaudissements qu'il m'attira me consolèrent de la perte d'un homme dont l'écriture avait été, pour mes discours publics, un puissant auxiliaire : il transcrivait, mieux qu'ils n'étaient dits, mes discours, qu'il entendait à peine, et cela en caractères que l'œil pouvait parcourir avec la plus grande facilité.

A cette époque, je pus me rendre utile aux chers parents de mes élèves, en apaisant les ressentiments du préfet, en faisant relâcher ceux qui étaient retenus prisonniers, et leur permettant de rentrer dans leurs demeures. Il me serait impossible d'exprimer la profonde douleur où me plongèrent la famine et la peste, qui firent alors périr tant de monde. Ces fléaux forcèrent un grand nombre de parents à rappeler chez eux leurs enfants, pour les arracher à l'incendie qui menaçait de les dévorer. Ils obéirent, et je vis ainsi diminuer le nombre de mes élèves. Je ne pouvais pas néanmoins ne pas me réjouir de les voir en sécurité, par leur départ; mais, tant que durèrent ces fléaux, jamais le rire ne dérida mon visage, et je ne cessai de m'adresser aux Dieux, les suppliant de ramener parmi nous la santé et l'abondance. Les Dieux enfin se montrèrent favorables. La peste s'est arrêtée, et on peut aujourd'hui[56] espérer une abondante moisson. Puisse cette espérance se réaliser !

Vers ce temps, plus encore qu'auparavant, nous avons vu l'étude des lettres grecques primée par d'autres études, et nous avons même pu craindre de les voir complètement anéanties, sous le coup d'un décret. On ne vit toutefois paraître ni rescrit impérial, ni loi ayant cet effet ; mais les honneurs et le crédit accordés à ceux qui savaient la langue latine, donnaient la supériorité à cette langue. C'est donc aux Dieux qu'il appartient de veiller au triomphe de la langue qu'ils ont donnée aux hommes, et de lui faire retrouver la force et l'éclat qui furent son partage.

Plusieurs années avant le temps dont je parle, les Dieux avaient protégé ma vie. Je raconterai maintenant ce fait dont je n'ai pas parlé plus tôt : le récit ne perdra rien, pour n'être pas mis en son lieu. Un artisan était devenu fou, et faisait peur de loin à ceux qui le rencontraient. Il s'attachait, de préférence, à certaines personnes, et se montrait, en particulier, fort irrité contre moi, comme si je lui eusse fait quelque mal. Chaque fois qu'il me voyait, il me lançait des pierres, cherchant à m'atteindre et à me tuer. Pour quel motif? c'est ce que je ne sais pas plus maintenant qu'alors. A la vue des pierres qu'il me jetait, les spectateurs poussaient des cris que leur arrachait la crainte ; leurs mains pourtant restaient enchaînées. Les Dieux seuls, qui savent rendre vaines toutes les pierres lancées par la main des hommes, me protégèrent, et je voyais ces pierres passer les unes au-dessus de ma tête, les autres à côté de moi. Un jour d'été, vers le midi, j'étais assis au pied d'une colonne, travaillant mon Démosthène, et il n'y avait personne dans le voisinage, ni hommes libres, ni esclaves. Ce fou vint vers moi, une pierre dans la main, s'approchant.de la grande porte, qui était fermée, mais par laquelle on pouvait voir tout l'intérieur, et n'apercevant personne, se retira avec sa pierre. Un Dieu, sans doute, avait empêché ses regards de tomber sur moi, qui l'avais tout le temps suivi des yeux, sans faire un mouvement. Et certes, je n'aurais pas eu besoin d'un second coup pour être assommé, tant était grosse la pierre qu'il tenait. Je dois donc regarder comme un présent d'Apollon la vie dont j'ai joui depuis ce temps jusqu'à l'heure présente. Je me préoccupai de la santé de mon fou, et conseillai à son père de l'enfermer et de le mettre au régime de l'eau, à la place de celui du vin, dont il avait abusé, car on m'avait appris que c'était là la cause de sa folie. Mais je reviens à un autre sujet.

J'avais un de mes proches qui tenait un certain rang dans le Conseil supérieur; il donnait souvent à dîner et aimait à recevoir à sa table. Trompé souvent par des songes menteurs annonçant ce qui ne devait pas arriver, il racontait, en riant, à beaucoup de gens, ce qu'il avait vu dans ces songes. Ce jeu, avec le temps, devint pour lui un véritable danger, et l'on vit également citer en justice, et celui qui racontait ces songes, et ceux qui les écoutaient. Un de ces derniers, qui avait été arrêté, dit, sans le prétoire, qu'il avait aussi pris part à cette consultation des songes. Le principal accusé étant mort, sur ces entrefaites, le juge abandonna l'enquête; mais le dénonciateur n'en suscita pas moins, à l'occasion même de cette mort, une seconde enquête, qui fit mettre mon secrétaire à la torture, et m'épuisa moi-même en démarches, en inquiétudes et en fatigues. Que pouvait-il contre le survivant, quand l'accusé était descendu chez les morts ? Il ne voulait certes pas faire comparaître le mort ; mais, poussé par la haine et l'envie contre ceux qui n'avaient pas été arrêtés, comme lui,[57] et impliqués dans cette affaire, il s'en vengeait par cette accusation, dans l'espoir de nous jeter dans les plus grands embarras. Je dus à ma bonne Fortune de ne pas être atteint, dans cette circonstance, par la dent de l'envie, et de pouvoir continuer à me livrer à mes chères occupations habituelles, au lieu d'y être péniblement arraché. La sagesse de l'empereur mit fin à cette déplorable affaire, et lui donna la solution la plus douce et la plus équitable que l'on pût attendre. Personne ne fut condamné à mort, deux inculpés furent exilés, et quelques châtiments corporels rendirent les autres plus sages. J'eus ailleurs d'autres ennuis suscités par les jeunes gens de mon école, dont quelques-uns causèrent du désordre. Tandis que le plus grand nombre restait tranquille, une minorité turbulente et audacieuse mettait sa gloire et son émulation dans le tumulte, et se plaisait à montrer qu'elle irait plus loin encore, si elle le voulait. J'avais tout lieu d'en souffrir ; néanmoins je jugeai convenable de garder le silence, jusqu'à ce qu'ils reconnussent les premiers le tort qu'ils se faisaient à eux-mêmes ; mais le bon sens ne suffisant pas à le leur faire comprendre, il fallut employer quelque chose qui les y forçât, et leur permettre de s'en aller, quand ils ne le voulaient pas.[58] Je crus devoir prendre cette mesure sans en parler.

Je ressentis alors, de nouveau, cernai de tête occasionné par la foudre, et qui m'avait laissé en paix pendant seize ans. Il me reprit avec un redoublement de violence, aussitôt après la plus grande de nos fêtes, celle qui est commune à tous les sujets de l'empire romain. Je craignais de tomber, tandis que j'étais assis au milieu de mes élèves; cette même crainte me poursuivait, couché sur mon lit; mes jours n'étaient qu'une longue souffrance ; mes nuits m'apportaient un peu de soulagement, pendant mon sommeil; avec le jour, mon mal reparaissait; si bien que tout ce que je demandais aux Dieux de m'accorder, c'était la mort. Je ne pouvais croire que cette maladie ne dût pas me faire perdre mes facultés. Jamais pourtant je n'avais éprouvé rien de tel lorsque j'écrivais ceci; mais je ne pouvais pas prendre confiance dans l'avenir. Je dois rendre grâce aux Dieux qui m'avertirent, parleurs oracles, de ne pas me tirer du sang en me coupant la veine, bien que je le désirasse vivement. Le médecin disait que, si cela avait lieu, la perte de mon sang donnerait plus de force au vertige, et que ma tête, cédant à ce vertige, entraînerait mon corps et me ferait tomber. Au milieu de ces souffrances et de ces inquiétudes, j'eus le songe suivant : Il me sembla voir des hommes immoler deux enfants, et mettre le cadavre de l'un d'eux dans le temple de Jupiter, derrière la porte. Comme je m'indignais de cette profanation, injurieuse à Jupiter, on me disait que cela devait être ainsi jusqu'au soir, et qu'alors l'enfant serait confié à la tombe. Tout cela ne semblait me présager que remèdes, sortilèges et lutte avec les magiciens; le fait montra bien qu'il en était ainsi, dans ces craintes qui me troublaient, et dans cette persistance à ne désirer que la mort. Je ne répétais que cela à ceux qui m'entouraient; mes prières aux Dieux n'avaient pas d'autre objet; je ne pouvais souffrir qu'on me parlât de bains, qu'on me parlât de repas; je fuyais les livres dépositaires des veilles des anciens ; je ne pouvais écrire, je ne pouvais composer un discours. Ma parole ne se faisait plus entendre, alors même que les acclamations des jeunes gens le demandaient avec instance. En effet, lorsque j'essayais de me lever, j'étais balancé et entraîné, comme une barque sous l'action du vent. Les élèves espéraient qu'ils allaient m'entendre, mais je ne pouvais parler. Les médecins m'engageaient à chercher ailleurs ma guérison, déclarant leur art impuissant contre un tel mal. Mes amis avaient la même opinion, et à cause de la nature de ces souffrances, et parce qu'ils avaient vu, chose qui n'avait pas encore eu lieu auparavant, les accès de goutte me revenir à deux reprises, l'été et l'hiver. Aussi semblait-il à tous ceux qui me visitaient que je ne verrais pas le jour suivant, et dans les autres villes je passais déjà pour mort ; des députations vinrent, en grand nombre, demander la confirmation de cette nouvelle. Plusieurs de mes amis voulaient que j'allasse prendre à partie certains magiciens, qu'on désignait comme les auteurs de pareils maléfices, mais je ne voulais entreprendre rien de semblable, et je les contins eux-mêmes, leur disant qu'il fallait plutôt prier les Dieux, que traîner devant les juges des hommes accusés de maléfices accomplis dans les ténèbres. Pourtant on trouva un caméléon, qui venait on ne sait d'où, dans l'endroit même où je donnais mes leçons : ce caméléon était mort certainement depuis bien des mois et des années ; on pouvait voir sa tête placée entre ses pattes de derrière ; des deux pattes de devant, l'une manquait, l'autre fermait la bouche. Mais, même après cette découverte, et frappé par l'évidence, je ne voulus trouver le nom d'aucun coupable ; il me sembla que les remords les avaient arrêtés dans l'accomplissement de leur sortilège. Je crus que ces ennemis cachés abandonnaient leurs poursuites, et je commençai à être de nouveau en état de me mouvoir. Je dois encore à la bienveillance des Dieux d'avoir vu ainsi exposé aux regards, à la surface de la terre, un sortilège qui aurait pu rester enfoui dans ses profondeurs.

Il vint alors à Antioche un préfet qui ne ressemblait guère, envers moi, à son grand-père; celui-ci, en homme versé lui-même dans l'art de la parole, m'avait toujours honoré ; mais son petit-fils ne voulut pas même me voir, et, en me refusant une faveur légitime et de peu d'importance, il montra sa grossièreté et son manque de sens. S'occupant de futilités, et négligeant les choses importantes, il passa tout le temps de sa préture sans avoir une seule fois entendu ma parole; il m'avait paru indigne de cet honneur. Ce châtiment ne fut pas le seul : il fut envoyé sur les confins du désert, à l'extrémité de l'empire, où, brûlé par le soleil, il ne cessait de boire et d'avoir soif.[59]

Il vint après lui un autre préteur, sous lequel eut lieu la sédition la plus terrible, suscitée par les dieux infernaux. Des pierres furent lancées contre les images des princes; le tumulte fut horrible; les statues d'airain furent traînées par terre; des cris contre les maîtres du monde furent proférés, cris plus séditieux que toutes les pierres qui furent lancées. De là, une émigration considérable. Il n'y avait plus de sécurité pour ceux qui restaient dans la ville, et ceux qui fuyaient pleuraient sur ceux qui restaient. Nous n'avions plus à attendre que des malheurs, et toute espérance d'échapper au châtiment semblait interdite. Je parus, en cette circonstance, être le sauveur de cette ville. Par mes paroles, par mes larmes, je calmai ceux qui tremblaient devant le jugement suspendu sur leurs têtes ; je leur persuadai de s'attacher aux lettres avec amour ; on vit bientôt refleurir partout le goût des lettres, et nous regardions cet heureux résultat comme un bienfait de la Fortune. Je composai encore un grand nombre de discours, roulant tous sur le même sujet, mais variés dans la forme. Mon auditoire, à cette époque, n'était plus ce qu'il avait été auparavant, composé de magistrats et d'étrangers accourus des contrées les plus lointaines. Aujourd'hui je voyais ma parole comme enchaînée et asservie ; autrefois elle avait toute sa liberté. Je ne m'adressais alors qu'à des oreilles amies; aujourd'hui j'avais la douleur de savoir que ma parole tombait dans des oreilles ennemies.

Un préfet nouveau, aussi impie que le précédent, qui ne connaissait pas les Dieux, prit le commandement. C'était un homme adonné aux festins, vivant voluptueusement, au sein d'une abondance qui était le fruit de ses injustices, et plus dépourvu de sens encore que son prédécesseur. Il m'avait entendu le supplier de ne pas déshonorer davantage le bois de Daphné, et de ne pas porter le fer sur les lauriers qui en étaient l'ornement; il était dès lors devenu mon ennemi, et faisait tous ses efforts pour ruiner mon école. D'abord il favorisa, autant qu'il le put, l'éloquence latine ; il tenta ensuite de me susciter un concurrent dans l'enseignement des lettres grecques. Il fit venir un pauvre sophiste grec, auquel il ordonna de se préparera la lutte, et, comme un redoutable athlète, de jouter avec moi. Mais celui-ci se trouva comme enchaîné, et demeura court, dès son début, gagnant d'ailleurs beaucoup à garder le silence. En vain il s'efforça de mouvoir sa langue glacée; elle demeura impuissante. Un nuage de confusion couvrit les yeux de l'orateur, forcé de se retirer, et du juge, auteur et spectateur de sa défaite. La mort de mon adversaire ne m'aurait pas paru, pour sa témérité, un châtiment plus grand qu'une semblable confusion.

Vers cette époque, un injuste soupçon excita contre moi un de ceux qui me touchaient de plus près, et sa haine, tombant et s’acharnant sur ma personne, sans toutefois attaquer mon fils, cherchait à me nuire de tout son pouvoir. Je n'évitai passa poursuite, quoique je ne fusse pas présent. Il disait que les nombreuses immunités dont je jouissais, ainsi que les nombreux privilèges que m'accordait la loi, étaient un véritable dommage pour, le Sénat. Il alla, comme député, porter sa plainte au pied du trône; mais il revint humilié dans ses prétentions, par les honneurs dont le prince me comblait. De retour avec la députation elle-même, un envoyé me remit une lettre de l'empereur, honorant celui qui la recevait, et l'honorant surtout par ce qu'il accordait à Eusébius.[60] Les députés eux-mêmes disaient : L'empereur a honoré le père en faveur du fils, et le fils en faveur du père. En sorte que ceux qui revenaient d'Athènes, au lieu de me chercher querelle, m'admiraient et l'admiraient aussi, moi, pour ce que j'avais pu lui donner, lui, pour ce qu'il avait reçu. On reconnaîtra là encore la bienveillance des Dieux à mon égard.

Un soir que je revenais du bain, j'eus à passer devant des chevaux qui étaient de véritables bêtes féroces, sans en avoir l'apparence. Les uns avaient la tête tournée contre les colonnes, les autres vers la muraille. Il semblait n'y avoir là aucun danger, quand pourtant c'était tout le contraire. Lorsque je passai au milieu d'eux, ils me montrèrent les dents, et se servirent de leurs pieds comme d'armes de jet, et c'en était assez pour m'étendre mort sur place. Heureusement, le conducteur des chevaux, abandonnant celui qu'il tenait, m'arracha au danger et me mit en sûreté. Je dus certainement mon salut aux mains du conducteur, mais c'est à la protection des Dieux que je dus son intervention.

Les habitants d'une ville voisine avaient chassé de chez eux un sophiste, de peu de talent, mais de beaucoup de jactance. Il se servait du peu qu'il avait contre celui à qui il le devait. Un de ses jeunes élèves, ayant eu à s'en plaindre, fit tomber le voile dont s'enveloppait sa fourberie, et le fit de plus chasser de notre ville. On pourrait dire aussi qu'alors Sabinus dut sortir, non d'une ville quelconque, mais de la vie, lui qui fut réduit à une telle misère que, lorsqu'il avait à changer de logement, il pouvait, d'une seule main, emporter tout son bagage, et que c'était pour lui un véritable malheur de n'être pas mort. Et pourtant, bien des fois, il s'était emparé de ce qui m'avait appartenu, et il avait osé dire, un jour, qu'il saurait me faire descendre aux enfers, et entrer en possession de ma terre. Ce fut une funeste autorité que celle qu'exerça un homme, doué d'un pareil ventre et n'agissant que par fourberie. Il avait résolu de porter le fer sur les cyprès de Daphné. Sachant que cela finirait mal pour celui qui aurait l'impiété de les abattre, je dis à quelqu'un de ses compagnons de table qu'il ne fallait pas, en touchant aux cyprès, exciter la colère d'Apollon, et que cela était surtout dangereux pour ceux dont la maison avait déjà été frappée pour le même motif. J'ajoutai que j'engagerais l'empereur à veiller à la conservation et à l'embellissement de Daphné, qui d'ailleurs inspirait tant de vénération. Notre préfet, là-dessus, écrit au consul, qui était en Phénicie, des lettres pleines de menaces et de mensonges, dans lesquelles il lui disait que je voulais faire tomber sur lui la colère de l'empereur. Par ces mensonges, il excita la colère de cet homme violent, et le fit accourir ici, assez semblable à un sanglier qui aiguise ses défenses. Il n'avait pas pourtant désiré le faire venir, et il l'aurait volontiers vu s'en retourner. Néanmoins le bruit se répandit partout que le préfet était contre moi en guerre ouverte. Ce bruit poussa un vieillard, qui avait dévoré sa fortune et la fortune de ses frères, et espérait trouver sa vie dans la dénonciation, à se porter avec audace mon accusateur. Il devenait bientôt l'accusateur de sa propre accusation, tant elle reposait sur des bases peu solides; il se rejetait, pour m'attaquer, sur les exemptions et les privilèges dont je jouissais. Mais notre préfet voulait qu'il insistât sur le crime de lèse-majesté, pour soulever contre moi, non pas l'inimitié d'un vieillard, mais la haine de l'empereur lui-même. Des lettres, écrites dans cette même intention, furent envoyées à celui qui tenait après lui le premier rang. Tous deux les lurent, tous deux ne firent qu'en rire, mon caractère repoussant suffisamment, à leurs yeux, une semblable calomnie. Cette déconvenue fut, pour le préfet, plus douloureuse que si une maladie avait ravagé ses fécondes vignes de Tyr. Je dois certainement considérer comme une faveur des Dieux et de la Fortune, de qui tout dépend, de ne pas m'être vu, sur un pareil chef d'accusation, traîner au prétoire, forcé de m'exposer à l'erreur ou à la passion d'un juge ; de ne pas avoir eu à quitter ma ville, et à supporter les ennuis et les difficultés d'une longue route, de n'avoir pas été enfin arraché à mes chères occupations. Pour mon calomniateur, devenu à lui-même son propre châtiment, songeant tristement à ce qu'il avait été et à ce qu'il était, il s'en alla chercher ailleurs quelque autre victime de sa méchanceté, lui qui n'avait dû sa magistrature qu'à sa richesse, et dont l'impéritie avait été, pour les villes, un véritable fléau.

L'année qui suivit combla d'honneurs et ma personne et mes discours. Ma parole put se faire entendre, comme autrefois, avec l'agrément du premier magistrat de la ville. C'était un homme capable de juger et de terminer une affaire, capable de faire plus par sa douceur que les autres par la force des armes, et sachant se faire aimer des particuliers, des familles, de la ville, du Sénat, du peuple et de ceux dont les mains cultivent la terre. A cette époque, les arcs de ceux qui avaient coutume de me faire la guerre restaient au repos, suspendus à la muraille. Mais je souffris encore alors de mes violentes douleurs de tête; les mêmes hallucinations, les mêmes craintes de tomber, me retinrent à la maison, et me forcèrent d'abandonner la jeunesse à laquelle je donnais mes soins. Mais, là encore, je reconnus la main d'un Dieu secourable, et la parole d'un devin fit triompher dans mon cœur l'espérance sur la crainte; plus la crainte assiégeait mon âme, plus l'espérance la relevait et s'efforçait de l'emporter.

Nous eûmes alors un autre préfet ; c'était la fureur, la faim, la terreur, l'injure, l'impiété personnifiées : tout ce qu'on peut dire, tout ce qu'on peut voir de tyrannie sous le règne des lois, non seulement il voulait qu'on le crût capable de l'oser, mais il le faisait intrépidement, violant ouvertement les promesses les plus sacrées. [Si 61 bien qu'au bout de quelques jours l'idée me vint d'écrire un discours et de l'envoyer, n'ayant entendu parler de rien.] En attendant, nous demandions à Jupiter de nous débarrasser de ce fléau. Le Dieu nous entendit et nous exauça aussitôt, ajoutant à la chute de cet homme la honte et l'infamie. Pressé, serré, traqué, emprisonné par ses créanciers, il n'eut plus un instant de repos. Il était traîné en justice par ces mêmes soldats qui avaient poursuivi mes discours; il en fut réduit à acheter une hôtellerie, et, dans une grande ville, on vit l'ex-préfet, en pleine place publique, tiraillé entre tous ses créanciers, qui se le renvoyaient l'un à l'autre, comme une balle. En voyant une partie de ces choses et en entendant raconter le reste, j'offrais de pieuses actions de grâces à la Fortune, qui m'avait toujours fait rendre la justice qui m'était due.

Après ce préfet, nous en eûmes un autre qui, ayant quitté sa patrie pour aller vivre ailleurs, avait déjà, dans trois commandements, amassé une belle fortune, très peu lettré, mais croyant l'être beaucoup, et tenant à le paraître, il s'estimait heureux de prendre la préfecture d'Antioche. J'apprendrai, disait-il, par mon exemple, aux magistrats, comment ils doivent être à l'égard des professeurs d'éloquence. Et, confirmant ses paroles, il passait avec moi une partie de ses jours et même de ses nuits, et si quelque chose l'en empêchait, il regardait cela comme une perte. Mais, ayant et tenant bien ce qu'il avait demandé aux Dieux (maîtres de donner tout ce qu'ils veulent), il n'était déjà plus le même; et s'étant à peine contenu pendant quatre ou cinq jours, il se découvrit. Comme je lui adressais quelques paroles, en faveur d'un jeune homme de notre ville, qui, ayant perdu ses parents, et réduit à chauffer les bains publics, avait besoin d'être aidé, pour pouvoir suivre mes leçons, il prit un air courroucé; roulant les yeux, se serrant le nez, et grossissant la voix, il se mit à crier : Laisse-moi commander : que te mêles-tu de m'empêcher? La véritable raison de cet emportement était qu'il voulait se livrer à toutes sortes de trafics, pour s'enrichir des dépouilles d'autrui, et qu'il savait qu'il n'y avait rien de plus opposé à mon caractère. Je le laissai donc commander, c'est-à-dire amasser les richesses d'un Cinyre. Ayant jeté ces fondements de sa fortune, il s'élevait aux dépens de tous ceux qu'il pouvait atteindre, ne reculant devant aucun moyen, pas même devant les supplices. Il ne leva pas le glaive contre moi. Mais s'il connaissait quelqu'un que la pauvreté dût pousser à se porter mon accusateur, il se hâtait de le réduire à la mendicité. Le châtiment vint encore des Dieux; ils montrèrent qu'ils ne m'avaient pas abandonné et que j'étais toujours l'objet de leur bienveillance. Enlevant, pour ainsi dire, le voile qui cachait toutes ces corruptions, les Dieux mirent à découvert tout ce qu'il avait reçu d'or, d'argent et de vêtements pour rendre la justice. Une partie de ces objets revint aussitôt, non sans peine, à la vérité, mais à force de cris et de menaces, dans les mains de ceux qu'il avait pressurés; une autre partie alla à Tyr, pour être la jouissance de celui qui les avait extorqués. Lui-même les suivit dans sa patrie, espérant là respirer plus à l'aise. Mais il retomba dans les mains des Tyriens, et, après avoir, à grand'peine, échappé aux pierres, obligé de se barricader dans sa maison et d'y soutenir un siège, il ne put obtenir sa délivrance qu'en abandonnant une partie de ses richesses et en humiliant son orgueil. Ce fut ainsi qu'il subit, à Tyr, le juste châtiment dont il était redevable envers cette ville et envers Mercure, lui qui avait excité la colère des Dieux protecteurs et vengeurs de l'éloquence, en imposant à cette ville, dans un accès d'ivresse, un indigne sophiste, à la place d'un excellent rhéteur.

Ce fut pendant sa préture que mourut Olympius. Olympius avait toujours été pour moi un ami dévoué ; il s'était montré attaché à moi, comme à un père, et avait toujours été un de mes enfants de prédilection. Il s'était néanmoins, je ne sais comment, trompé sur le désintéressement de mon affection; car il me désigna, par son testament, comme son légataire universel, ce qui souleva l'envie contre moi. Il avait dit, dans son intimité, qu'il donnerait beaucoup à ceux qui étaient ses amis et même à ceux qui ne l'étaient pas, et son testament était, pour un grand nombre, une cause de dépit. De nombreuses sommes d'or et d'argent prêtées, par lui, devaient me revenir. Il semblait avoir laissé de nombreux débiteurs à sa succession ; mais la plupart de ceux-ci niaient leur dette, et il ne se trouvait plus que des titres de créances, sans créances réelles. Pour moi, préoccupé uniquement de mes propres affaires, et peu séduit par la situation de la succession, j'étais d'avis d'y renoncer. Mais je me vis entouré d'une foule de beaux diseurs, et de gens fort capables de se faire croire, qui poussaient de gros soupirs ; ils disaient que ce serait une honte pour la mémoire d'Olympius, si je refusais le titre et la charge d'héritier. J'avais, en outre, l'espoir de trouver quelques créances solides parmi ses nombreux débiteurs, bien qu'il n'y en eût aucune. Je me jette donc dans ce brasier, et je me vois chaque jour dévoré par de nouveaux soucis. Il me fallut alors sortir du cercle que je m'étais tracé, fréquenter des endroits-qui ne m'étaient pas familiers, prononcer des discours étrangers à mon caractère et à mes habitudes, louer les juges et les prier de respecter la justice. Mille soucis de cette nature, et si peu faits pour moi, m'arrachèrent bien des larmes, lorsque je me vis ainsi enlevé de force à ma vie studieuse et aux travaux de l'éloquence. J'en étais là cependant ; pressé par ceux qui s'appuyaient sur le testament, et partaient de mon titre d'héritier pour me poursuivre, j'étais obligé souvent de vendre mes propres biens, et je n'avais pas un moment de relâche.

C'est au milieu de ces embarras, que je fus assailli par un chagrin bien plus violent, causé par la maladie et la mort de la femme dont j'avais eu un fils, et qui avait toujours, dans ma maison, tenu plus de place qu'un grand nombre de serviteurs. Au lieu de la voir s'empresser autour de moi, il ne me restait plus qu'à la pleurer. L'avenir lui eût réservé de grands chagrins, et elle en avait le pressentiment. Elle eut la douleur de ne pas revoir son fils. Ce fils était alors en Thrace, et dans cette ville de Thrace qui jouit du fruit des sueurs des autres villes. J'accusais ce voyage qui l'éloignait de moi ; j'accusais son affection, qui semblait sommeiller, tandis que j'étais accablé sous le poids des soucis. Ce fut là certainement un coup fâcheux de la Fortune, puisqu'il était tombé de voiture et s'était blessé à la jambe. Cette même Fortune, toutefois, s'était montrée bienveillante et secourable, en lui ouvrant, dans son malheur, la maison hospitalière des deux frères de Cilicie, qui allèrent quérir des médecins, les amenèrent et les installèrent auprès de son lit[62]...

Pour moi, au moment où j'apprenais son malheur, et où je le voyais, peu de temps après, rapporté ici, j'étais plongé dans le deuil de sa mère, j'étais dans l'impossibilité de me mouvoir et d'aller du lit de la mère au lit du fds ; mes pieds étaient, plus que jamais, enchaînés par la douleur. Mais, par un don des Dieux, au milieu de toutes ces épreuves, j'avais toujours à la bouche, et je pouvais encore développer les lieux communs de la rhétorique ; je ne permettais pas à mes rivaux d'entonner un chant de triomphe. Je ne pouvais me transporter dans ma chaire publique ; mais je vaquais encore régulièrement à tout ce qui avait rapport à l'instruction de mes élèves. Les larmes, pourtant, que je versais en abondance, et qui coulaient de tant de sources, affaiblirent un de mes yeux, au point que je craignis sérieusement de le perdre. Mais ceux qui font dépendre toutes choses du cours des astres, me dirent que je ne le perdrais pas, parce que Mars commençait sa révolution. On venait d'ailleurs me voir de tous côtés, et les discours qui furent alors composés ne franchirent pas le seuil de ma maison. Je n'eus aucun rapport avec les préfets ; je voyais l'un d'eux trafiquer et vendre tout ce qu'il pouvait ; l'autre avait ouvert une auberge, et faisait trembler tous ceux qui avaient quelque procès[63] …….

 

 

 

 

Vu et Lu

à Paris, en Sorbonne, le 5 décembre 1865,

par le doyen de la Faculté des Lettres de Paris,

Patin.

 

 


 

[1] Villemain, Tableau de l'éloquence chrétienne au quatrième siècle. A. de Broglie, Histoire de l’Église au quatrième siècle A. Thierry, Trois ministres de l'empire d'Orient— E. Lamé, Julien l'apostat. — E. Talbot, Œuvres complètes de l'empereur Julien, traduction française.

[2] M. Egger nous a communiqué, entre plusieurs fragments tirée des Miscellanea de Monter, une lettre adressée à Calliopius, qui ne se trouve pas dans le recueil de Wolf, et dont l'authenticité ne nous parait pas douteuse. Remercier M. Egger de cette communication sera, pour nous, signaler le moindre des témoignages que nous avons reçus de sa bienveillance.

[3] L'origine des lettres latines présente seule un intérêt particulier, parce que Zambicafius, professeur de grec et de latin à Pérouse, dans le quinzième siècle, est le premier qui se soit occupé des lettres de Libanius. Il avait recueilli dans la Grèce, où il avait passé cinq années, les trois cents lettres dont il a donné la traduction latine, avec l'aide d'Argyropoulos. Quatre-vingts seulement, sur ces trois cents lettres, ont été retrouvées et reproduites par Wolf dans le texte grec.

[4] Nous croyons aussi avoir trouvé, sous le nom d'Ambrosius, Macrobe, l'auteur des Saturnales et du Commentaire sur le Songe de Scipion, qui avait été élève de Libanius.

[5] Le texte est obscur.

[6] Tout ce passage est difficile et obscur

[7] Libanius s'adresse ici directement à ses auditeurs.

[8] Ce passage semble supposer une lacune.

[9] Tout cet endroit manque de clarté.

[10] C'est plutôt ici une conjecture qu'une traduction.

[11] Il y a là sur θεῖος, oncle, et θεῖος, divin, un jeu de mots intraduisible.

[12] Était-ce Nicomédie? on ne peut faire là-dessus que des conjectures; Libanius aurait-il ainsi parlé de Nicomédie?

[13] Il existe un Bemarchius de Césarée, sophiste, selon la Souda, qui écrivit l’histoire de l’empereur Constantin en 10 livres ainsi que plusieurs déclamations et discours. Mais est-ce le même ?

[14] Quel est le sens de ce proverbe?

[15] C'est-à-dire les ignorants, la plèbe des mauvais connaisseurs.

[16] Reiske indique ici la place d'une épithète malsonnante, croit-il, contre les chrétiens, et passée par les copistes.

[17] Je n'ai pas compris l'allusion.

[18] Pour trouver le sens, fort douteux, de cette phrase, il m'a fallu faire trois corrections dans le texte de Reiske.

[19] Tout ce passage est obscur. La sédition avait-elle forcé le préfet à se retirer à Périnthe (Héraclée en Thrace)? Tout ce qui suit manque également de clarté.

[20] Reiske croit qu'il s'agit ici du copiste Crétois dont Libanius a parlé plus haut.

[21] Le texte est obscur.

[22] Ce passage est obscur.

[23] Ce discours a donc été repris ensuite, puisque Libanius y raconte des événements arrivés quinze ans plus tard.

[24] Tout ce passage est extrêmement difficile et obscur.

[25] Cette phrase du texte nous a paru inintelligible.

[26] Il m'a été impossible de comprendre τίς Τέλλος.

[27] Ce passage, qui manque de clarté, semble être la citation d'un vers grec, et faire allusion à la première ruine de Nicomédie.

[28] Τοιαῦτα ψηφιζομέν : je crois que c'est là une métaphore, et je la traduis littéralement.

[29] C'est là seulement une conjecture : Libanius ne nomme pas la ville.

[30] Gallus.

[31] Je ne sais si j'ai bien entendu le grec : κύκλῳ περιεπχόμενος.

[32] Ces discours ne nous sont pas parvenus.

[33] Cette brusque transition laisserait soupçonner une lacune ou une transposition.

[34] Ce panégyrique ne nous est pas parvenu.

[35] Ce discours ne nous est pas parvenu.

[36] Nous croyons avoir retrouvé ce mot dans la lettre 528 du recueil de Wolf : Μὴ παύσῃ βρίζων με τοιατα καὶ ἔτι μείζω.

[37] Cet endroit est obscur dans le texte grec.

[38] Ceci est obscur dans le texte.

[39] C'est plutôt ici une conjecture, que la traduction d'un passage fort obscur.

[40] O hommes, ἄνδρες, dit-il.

[41] Preuve nouvelle que ce discours a été composé en deux ou plusieurs parties, puisque Libanius racontera plus loin comment il a été repris de ces douleurs.

[42] Des enseignes.

[43] Ceci est fort obscur dans le texte.

[44] Il paraît y avoir une lacune, et c'est peut-être ici que s'arrête le discours prononcé par Libanius à l'âge de soixante ans.

[45] Tout ce passage m'a paru fort obscur.

[46] Il s'agit des chrétiens sans doute, mais quel est cet Uranius? Serait-ce, suivant la conjecture de Reiske, un évêque d'Antioche?

[47] Il y a probablement ici quelque lacune; tout ceci est fort obscur.

[48] Ceci est très obscur; on ne voit pas comment l'empereur aurait été poussé par l'envie contre Libanius.

[49] Tout ceci est très peu clair dans le texte.

[50] La bataille d'Andrinople, en 378.

[51] Tout ceci est très obscur dans le texte.

[52] Il semble y avoir ici une lacune.

[53] Il y a ici lacune ou interpolation : Proclus, si brusquement amené plus haut, et si brusquement quitté ici, reparaît plus loin.

[54] J'ai trouvé ce passage à peu près inintelligible.

[55] En 384 ; Libanius avait 70 ans.

[56] Libanius a alors soixante-dix ans : cette seconde partie de ce discours fut donc écrite à plusieurs reprises, comme un journal de sa vie.

[57] Tout ceci est fort obscur dans le texte.

[58] Libanius veut dire, sans doute, qu'il les renvoya à leurs parents; mais il ne le dit pas clairement.

[59] Ce passage est obscur et présente à peine un sens satisfaisant, de quelque manière que l'on en modifie la ponctuation.

[60] Tout ceci est extrêmement obscur.

[61] Il y a ici deux lignes qui m'ont paru tout à fait inintelligibles.

[62] Il y a ici une ligne tout à fait inexplicable pour nous.

[63] Il m'a été impossible de trouver un sens quelconque aux deux pages qui suivent, et terminent le discours.