Platon traduit par Victor Cousin Tome I

ISÉE

 

PLAIDOYERS
Avertissement.

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

PLAIDOYERS D’ISEE

 

AVERTISSEMENT

 

Nous entreprenons de donner au public français une traduction complète des plaidoyers d'Isée. On n'y a guère cherché jusqu'ici que des modèles d'éloquence ou des exercices de rhétorique. Quoiqu’écrits d'un style excellent et composés avec beaucoup d'art, ces plaidoyers sont surtout précieux par le fond, en ce qu'ils nous révèlent tout un côté du droit athénien, celui qui touche à l'ordre des successions. Le peu que nous savons sur cet objet se trouve là, et aussi dans les plaidoyers de Démosthène, dont nous avons donné la traduction en 1875. La traduction d'Isée n'est en quelque sorte que la suite et le complément de notre premier travail.

On n'a presque aucun renseignement sur la personne et la vie d'Isée. On sait seulement qu'il avait écrit plus de cinquante plaidoyers dont il nous reste à peine douze. Sur ce nombre, il y en a un qui a été prononcé en l’an 389, un autre en 343. M. Perrot dans son livre sur l'Éloquence politique et judiciaire à Athènes (1873), MM. Croiset dans leur Histoire de la littérature grecque, tome IV, 1895, ont dit tout ce qu'on peut dire de l'homme et de son œuvre, au point de vue littéraire. Nous ne nous proposons d'étudier en lui que le logographe, l’auteur de mémoires judiciaires. Nous dirions l'avocat et le jurisconsulte, si ces noms n'étaient déplacés quand il s'agit d'un Athénien.

L'extrême difficulté d'un pareil travail consiste bien moins à comprendre le texte qu'à en donner une copie intelligible. Isée emploie le langage technique du droit athénien où chaque mot a une valeur précise et définie. Le traducteur a le choix entre deux partis à prendre. Ou bien il conservera le terme grec, sauf à l'expliquer perpétuellement en note, ou bien il cherchera dans notre langue juridique un équivalent, celui qui lui paraîtra le plus propre à donner une idée de la chose. Chacun de ces deux partis a des inconvénients. Si le traducteur suit le premier, le lecteur se trouve arrêté à chaque pas, et réduit à demander des éclaircissements aux notes ou au dictionnaire. Le second parti rend la lecture moins pénible, mais les équivalents sont difficiles à trouver, car les termes de droit ne se correspondent pas exactement dans les deux langues. C'est pourtant celui que nous avons cru devoir suivre. Ainsi nous traduisons constamment ἀγχιστεία par proximité ou parenté étroite, εὐθυδικία par action directe, διαμαρτυρία par protestation, ἀμφισβήτησις par revendication de succession. Si ces équivalents ne paraissent pas rigoureusement exacts, on trouvera dans les notes les indications nécessaires pour les rectifier.

Une autre difficulté résulte de la concision du texte qui parfois ressemble à une démonstration mathématique. Le plaideur athénien n'avait la parole que pour un temps très court, mesuré par la clepsydre. Sa constante préoccupation devait être de s'interdire tout développement inutile s'il voulait dire tout ce qui était essentiel au gain de sa cause. Les juges qui l'écoutaient le comprenaient souvent à demi-mot, mais ce qui était clair pour eux ne l'est pas toujours pour nous, après plus de vingt siècles. Aussi le traducteur français est-il, à chaque pas, tenté de paraphraser.

Enfin nous ignorons presque toujours le nom des parties. Isée les désigne habituellement par des pronoms : « Cet homme que voici, cet enfant que vous avez devant vous » ; et en même temps le plaideur les montrait d'un geste. A la lecture, ce procédé jette de la confusion dans l'esprit, et il faut une grande attention pour savoir de qui l’on parle tant il est facile de prendre l'un pour l'autre, surtout quand il y a plusieurs personnes portant le même nom. On nous pardonnera sans doute d'avoir rendu en plus d'un endroit, les indications plus précise) et plus frappantes.

De même en ce qui concerne les lois citées par l'orateur et non reproduites par les manuscrits, il nous a paru utile de combler cette lacune en insérant le texte dont le greffier a dû donner lecture et qui sert de base à la discussion.

Il n'existe d'Isée qu'une seule traduction française, celle de l'abbé Auger, publiée en 1792. Elle ne contient ni le plaidoyer sur la succession de Ménéclès, dont le texte a été publié pour la première fois en 1784, ni la seconde moitié du plaidoyer sur la succession de Cléonyme, découverte par l'abbé Mai en 1815.

Auger a connu la traduction anglaise de Jones. Il dit lui-même que ne sachant pas l'anglais, il a cependant pu profiter du travail de Jones grâce à l'intervention d'un ami. Sa traduction n'a ni relief ni couleur, mais le plus grave reproche qu'on puisse lui faire est de n'avoir qu'une connaissance très vague du droit et de la procédure. Il est extrêmement difficile, avec lui, de se rendre un compte exact d'une affaire et de suivre les raisonnements de l'orateur.

La traduction d'Auger a été réimprimée plusieurs fois; mais on n'a même pas songé à la compléter, ni à la corriger.

L’Annuaire de l’Association pour l'encouragement des Études grecques a publié en 1875 (p. 164), une traduction nouvelle du plaidoyer sur la succession d'Astyphile, avec une introduction et des notes par M. Caillemer, professeur à la Faculté de droit de Lyon.

M. Léon Moy, alors professeur de rhétorique au lycée de Douai, a publié en 1876 une thèse de doctorat intitulée Étude sur les plaidoyers d'Isée. Tout en se plaçant à un point de vue purement littéraire, l’auteur de ce travail s'efforce de faire connaître les onze plaidoyers complets que nous possédons, et en analyse l'argumentation, ce qui le conduit à traduire des pages entières. Ces traductions, quoiqu'elles ne respectent pas assez le ton de l'original, sont généralement fidèles et exactes. Peut-être manquent-elles encore de précision juridique, mais il ne faut pas demander à l'auteur plus qu'il n'a voulu donner.

Notre point de vue, à nous, est tout autre. C'est celui du juge qui écoute l'affaire plaidée devant lui et s'efforce de saisir les faits souvent compliqués, et les arguments parfois subtils. Sa tache serait plus facile à remplir s'il avait sous la main le Code des lois athéniennes, mais cette ressource lui manque. Il ne connaît guère du droit que ce qui en est allégué dans les plaidoiries. Il n'a pas la faculté de contrôler celles-ci, l’une par l'autre, car nous ne lisons aujourd'hui que le dire d'une des parties. Si nous arrivons à reconstituer la réponse de l'adversaire, c'est uniquement par conjecture. Nous ne savons même pas quelle décision a été rendue. Pourtant quels que soient les obstacles il faut suivre les explications de l'orateur, comme si nous étions ses juges. C'est dans cette vue que nous avons rédigé les arguments et les notes.

La traduction a été faite sur le texte donné par Scheibe, Leipzig, Teubner, 1860. Nous avons eu constamment sous les yeux l'excellent commentaire de Schœmann, publié en 1831.

Nous croyons pouvoir nous dispenser de donner ici un aperçu général du droit et de la procédure en matière de successions. On nous permettra de renvoyer à ce que nous avons écrit sur ce sujet dans la traduction des plaidoyers civils de Démosthène, publiée en 1875, et de renvoyer à l'ouvrage très complet de M. Beauchet (Histoire du droit privé de la République athénienne, 4 vol. in-8°, Paris 1897). On y trouvera l'indication de tous les travaux antérieurs.