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Cicéron

 

BRUTUS, OU DIALOGUE SUR LES ORATEURS ILLUSTRES.

 

 

Tableau synchronique des événements qui se rattachent à la vie de Cicéron.    

  DIALOGUE SUR LES PARTITIONS ORATOIRES,

BRUTUS,

 

OU

 

DIALOGUE SUR LES ORATEURS ILLUSTRES.

 

INTRODUCTION.

Déjà plus d'un an s'était écoulé depuis la bataille de Pharsale, et Cicéron avait passé une partie de ce temps à Brindes dans les plus cruelles inquiétudes. Il gémissait sur les maux de la république, et il tremblait sur son propre avenir. Enfin le vainqueur, après avoir soumis l'Égypte et pacifié l'Asie, revint à Rome, et rassura l'illustre consulaire. Ce fut alors que Cicéron put aussi revoir cette patrie, sauvée autrefois par son éloquence et son dévouement. Mais il la revoyait esclave, et l'autorité de la parole se taisait devant la force des armes. Dans ce silence de la tribune et du barreau, il se consola par la composition d'ouvrages sur l'art oratoire et la philosophie. Le Dialogue intitulé Brutus est un fruit de ces tristes loisirs. L'auteur est à sa campagne de Tusculum. Il suppose qu'il y reçoit une visite d'Atticus, qui lui avait adressé, quelque temps auparavant, un livre sur l'Histoire universelle (chap. 3 et 4), et de Brutus, qui lui avait écrit d'Asie une lettre de consolation sur les malheurs publics ( chap. 3 et 96); car ce célèbre républicain s'était soumis à la destinée, et après avoir combattu contre César à Pharsale, il s'était réconcilié avec celui que l'empire reconnaissait désormais pour son chef, et il l'avait suivi en Orient.

César et Brutus revinrent de ce pays en octobre 706, comme on le voit par les dernières lettres du livre XIV des Familières. adressées à Térentia. Ce Dialogue ne peut donc avoir été composé avant la fin de l'an 706. Il ne peut non plus l'avoir été plus tard qu'au commencement de 707, puisque cette année-là même Brutus partit pour le gouvernement de la Gaule, départ auquel fait allusion une phrase du ch. 46. D'ailleurs Caton d'Utique, Scipion Métellus, et M. Marcellus sont nominés, dans les chapitres 31, 58 et 71, comme vivant encore, et tous trois moururent en 707. Ainsi l'époque de cet entretien est hors de toute contestation. On n'est pas fondé à penser, avec quelques critiques, que Cicéron ne le publia qu'un an après l'avoir composé. Comment l'eût-il nuis au jour sans y ajouter, ne fût-ce que dans la préface, quelques regrets sur la mort de ces grands citoyens ?

Ce Dialogue est l'histoire la plus complète que l'antiquité nous ait laissée de la littérature romaine. L'auteur y raconte les commencements et les progrès de l'art oratoire, les noms et les époques des orateurs qui se sont distingués. Il marque leurs défauts et leurs perfections; il fait plus : il définit tous les genres d'éloquence, et il révèle, comme en passant, les mystères de ce grand art; en sorte que si tous ses ouvrages didactiques étaient perdus, cet entretien pourrait presque en tenir lieu. A l'histoire et aux réflexions de goût, Cicéron semble avoir voulu joindre des exemples et (les modèles, sans toutefois sortir des convenances du dialogue. Ainsi dans cet ouvrage on trouve tous les tons, toutes les manières, depuis la simplicité, la familiarité même, jusqu'au style le plus élevé, et tout cela traité comme savait le faire un homme qui embellit tout ce qu'il touche et dans la bouche duquel la parole acquiert une grâce inconnue.

Il est curieux, il est beau de voir un tel orateur passer en revue et juger avec la supériorité de son génie tous les personnages qui avaient paru avec plus ou moins d'éclat au barreau et à la tribune politique. On croit voir Apelles au milieu d'une galerie de tableaux, expliquant et appréciant les chefs-d'oeuvre qui l'environnent. Cicéron se donne à lui-même, dans ce muséum de l'éloquence antique, la place que lui assignent la modestie et les bienséances, accompagnées de la noble confiance d'un talent qui se connaît. Après avoir jugé les aunes, il laisse à Brutus, à Atticus, ou plutôt à la postérité, le soin de le juger lui-même. Mais il nous fait l'histoire de ses études, et il nous montre par quels travaux et par quels degrés il est parvenu à cette hauteur, où l'admiration des hommes n'a encore placé à côté de lui que Démosthène et Bossuet.

Une courte analyse donnera l'idée des principaux objets développés dans cet ouvrage. Cicéron commence par déplorer la perte d'Hortensius, son rival et son ami, qu'il félicite cependant d'avoir échappé par la mort aux calamités qui bientôt après ont désolé la république (chap. 1 et 2). Il expose ensuite l'occasion et l'objet de ce Dialogue. Il regrette que, par le malheur des temps, la carrière de l'éloquence soit fermée à Brutus, encore jeune, et qui s'était déjà distingué dans les plus grandes causes (chap. 3-6). Peut-être une critique sévère pourrait-elle reprocher à ces quatre chapitres un peu de longueur. Nous aimons qu'on nous mène au but par moins de circuits. Toutefois ces épanchements de l'amitié et ces plaisanteries familières devaient avoir du charme pour Brutus et Atticus, qui furent sans doute les premiers lecteurs d'un Dialogue dent ils sont les personnages. Cicéron, en écrivant ces détails qui nous semblent surabondants, avait moins en vue la postérité que ses amis ; et c'est peut-dire un trait de naturel qui ajoute à l'illusion.

Il entre enfin en matière par quelques réflexions sur la difficulté de l'éloquence. Elle n'a brillé dans la Grèce que longtemps après les autres arts. - Histoire abrégée de l'éloquence athénienne. - Les sophistes. - Socrate, leur antagoniste. - Isocrate, inventeur de l'harmonie dans la prose. - Réflexions sur celle harmonie et le jugement de l'oreille. - Caractère de Lysias et de Démosthène. - L'éloquence dégénère sous Démétrios de Phalère. - Cicéron résume ce qu'il a dit des orateurs grecs, et il en tire la conclusion qu'Athènes a existé bien des siècles avant de produire un homme vraiment éloquent. Il ajoute que cette gloire de bien dire n'a jamais été commune au reste de la Grèce; niais que cependant elle a jeté un grand éclat à Rhodes et dans l'Asie (chap. 6-13).

Cicéron passe aux orateurs romains. - Coup d'oeil rapide sur l'éloquence dans les premiers temps de la république. - Éloges funèbres. - Caton le censeur comparé à Lysias. - Le même Caton, orateur et historien. Premières pièces de théâtre données à Rome (chap. 14-19).

Divers orateurs contemporains de Caton. - Scipion et Lélius. - Galba, orateur pathétique. - Réflexions sur l'improvisation. Pourquoi quelques-uns écrivent moins bien qu'ils ne parlent (chap. 20-24).

Noms de plusieurs Romains qui exercèrent l'autorité de la parole, ou se distinguèrent dans la jurisprudence ou l'histoire. - Scévola l'augure, grand jurisconsulte (chap. 25 et 26).

Tiberius Gracchus et Carbon. - Établissement des Questions perpétuelles ou Tribunaux permanents,( chapitre 27).

Énumération de plusieurs orateurs, parmi lesquels on distingue Scaurus, prince du sénat, et le stoïcien Rutilius. - Les stoïciens sont habiles dans la dialectique, mais leur méthode ne convient point au barreau. - L'étude des philosophes nécessaire, mais insuffisante, pour former un orateur parfait (chap. 28-31).

Curion, le premier des trois orateurs de ce nom (chapitre 32).

C. Gracchus. - Personne ne l'eût peut-être égalé, s'il eût vécu plus longtemps. - Loi Manilienne contre les complices de Jugurtha. - L'accusateur Brutus (chap. 33 et 34).

Catulus (celui qui vainquit les Cimbres avec Marius). - Metellus Numidicus. - Cépion ( celui qui pilla l'or de Toulouse). - Plusieurs autres noms plus on moins célèbres (chap. 35 et 36).

Crassus et Antoine, les deux plus grands orateurs que Rome eût produits jusqu'alors. - Scévola le pontife, le premier des jurisconsultes (chap. 37-40).

Serv. Sulpicius, aussi grand jurisconsulte que Scévola, porte de plus dans cette science le flambeau de la dialectique (chap. 41 et 42). - Nouveaux détails sur Crassus (chapitre 43 et 44).

Noms de quelques orateurs qui n'étaient pas de Rome, et réflexions sur l'urbanité particulière à la capitale (chapitre 46).

Le pigment du peuple et celui des connaisseurs est le même en fait d'éloquence. - Cette vérité prouvée par l'analyse de deux plaidoyers, l'un de Crassus, et l'antre de Scévola (chap. 49-53). - En quoi donc le savant l'emporte-il sur l'ignorant (chap. 54)?

Caractère des orateurs C. Cotta et P. Sulpicius (chapitre 55 et 56).

Réflexions sur l'usage de faire plaider la même cause par plusieurs avocats (chap. 57).

Influence de l'éducation domestique sur l'élégance et la pureté du langage (chap.58).

Curion, orateur d'une élocution brillante, mais dépourvu de tout autre mérite, ce qui prouve l'importance d'une diction facile et d'un bon choix d'expressions (chapitre 59-61).

Loi de Pompée qui bornait le temps accordé à l'accusation et à la défense (chap. 69).

Caractère de Marcellus (celui pour lequel Cicéron a prononcé son célèbre remerciement à César), chap. 71. Jugement d'Atticus sur César. - Jugement de César sur Cicéron (chap. 72).

Comparaison de la gloire de l'éloquence avec celle des armes (chap. 73). - Corruption du goût produite par l'affluence des étrangers à Rome (chap. 74). Continuation de l'éloge de César comme orateur. - Jugement de Cicéron sur les Mémoires (commentarii) de ce grand capitaine (drap. 75).

Éloge de Pison, gendre de Cicéron (chap. 78). - Caractère de Célius. - M. Calidius, orateur froid à force de perfection. - Anecdote à ce sujet (chap.79 et 80).

Curion (le troisième des orateurs de ce nom), et Crassus le fils. Distinction entre, les honneurs et les grandeurs (chap. 81).

Calvus, orateur attique. - Discussion sur l'atticisme (chap. 82-84).

Observations d'Atticus, qui prétend que Cicéron a prodigué la qualité d'orateur à une foule d'hommes qui n'en étaient pas dignes. - Réponse de Cicéron (chap. 85-87).

Portrait d'Hortensius (chap. 88).- Commencements et progrès de Cicéron; ses exercices oratoires en grec et en latin, ses premiers plaidoyers (chap. 89 et 90). - Son voyage en Grèce et en Asie (chap. 91). - Les succès d'Hotensius enflamment son émulation (chap. 92). - Le talent d'Hortensius dégénère par l'inaction (chap. 93). Hortensius se remet au travail et retrouve son éloquence. - Succès de Cicéron et d'Hortensius, à la fois rivaux et amis (chap. 94).

Définition de l'éloquence asiatique (chap. 95).

Carrière oratoire d'Hortensius et de Cicéron. - Nouveaux regrets sur les maux de la patrie. - Voeux pour que des circonstances plus heureuses permettent à Brutus de développer son talent pour la parole. - Récapitulation. - A peine chaque génération a-t-elle produit deux orateurs estimables (chap. 96 et 97).

Nous n'avons voulu indiquer dans cette analyse que les noms les plus célèbres et les objets les plus importants dont il est question dans le Dialogue. Voilà pourquoi nous avons laissé sans désignation le contenu de quelques chapitres, où l'on trouvera cependant des détails intéressants pour l'histoire et agréables pour le style.

Cicéron, à l'exemple de Platon, a préféré la forme du dialogue à celle de l'enseignement, dans presque tout ce qu'il a écrit sur l'éloquence et la philosophie. Mais il y a plusieurs manières d'écrire un dialogue.

Ainsi, dans le Livre de la Vieillesse, Cicéron, s'adressant à Atticus, lui rend compte d'un entretien qu'il suppose avoir eu lieu entre Caton, Scipion et Lélius. Ces trois interlocuteurs parlent chacun à leur tour, et ce qu'ils disent est précédé de leur nom, comme dans les dialogues de Lucien, comme dans les tragédies et les comédies. Cette méthode est assurément la plus commode : elle dispense de répéter la formule, dit-il, reprit-il, répondit-il, chaque fois que l'interlocuteur change.

Dans les Livres de l'Orateur, Cicéron raconte à Quintus son frère, sur la foi de Cotta, un entretien qui eut lieu dans sa jeunesse entre les plus célèbres orateurs de cette époque. Ces orateurs parlent encore ici en style direct et chacun pour soi. Mais Cicéron (toujours comme interprète de Colla) garde jusqu'au bout le rôle de narrateur; et chaque fois qu'un des personnages prend la parole, il l'annonce par, inquit Crassus, inquit Scevola, inquit Antonius, etc.

Dans le Brutus, Cicéron a un rôle de plus. Il a lui-même pris part à la conversation dont il se fait l'historien. On conçoit qu'avec les formules, inquit Brutus, inquit, Atticus, il doit employer aussi la première personne, inquam; car il est narrateur de ce qu'il dit alors, comme de ce que dirent les autres.

En un mot, dans le Livre de la Vieillesse, Cicéron met ses acteurs en scène, il les laisse agir et parler, et il s'efface lui-même entièrement. Banales Livres de l'Orateur, et dans le Brutus, la scène se passe hors de la vue du lecteur; Cicéron est seul en sa présence, et lui en fait l'histoire. Le premier de ces ouvrages est na dialogue en action; les deux au ires, des dialogues en récit.

Nous avons cru devoir, dans la traduction, conserver cette forme, en apportant toutefois la plus grande attention à ce qu'il n'en résultat rien d'embarrassé pour le style, ni d'obscur pour le sens. Présenter cet entretien sous une autre forme que celle qu'il a plu à l'auteur d'adopter, ne serait lias traduire. Le changement d'interlocuteur sera toujours annoncé par un trait (-), et ce signe ne sera jamais (dans ce dialogue) employé à aucun autre usage : quelquefois il a paru suffire pour remplacer le dit-il, sans que la clarté y perdit rien. La même exactitude a présidé à toutes les parties de ce travail; puisse-t-elle n'avoir été pénible que pour le traducteur!

1. Lorsqu'à mon retour de Cilicie, j'appris à Rhodes, où je m'étais arrêté, la mort d'Hortensius, j'en ressentis dans mon âme une douleur plus vive qu'on ne saurait l'imaginer. Je voyais rompre les noeuds de la plus douce liaison par la perte d'un ami qui avait tant de titres à ma reconnaissance, et je m'affligeais encore en pensant que la mort d'un tel augure dépouillait notre collège de son plus bel ornement. A ces réflexions venaient se joindre les souvenirs du passé : c'était lui qui m'avait ouvert l'entrée de ce collège, en me déclarant avec serment, digne d'y être admis; c'était lui qui m'avait consacré; et d'après les institutions des augures, je devais le chérir et le respecter comme un père. Pour surcroît de douleur, un homme d'un si rare mérite, dont les vues et les principes s'accordaient si bien avec les miens, un tel homme, enlevé dans les conjonctures les plus fatales à la république, augmentait encore la disette déjà trop grande de citoyens sages et vertueux, et nous laissait le triste regret d'être privés de l'autorité de ses conseils, et des lumières de sa prudence. Enfin, celui que je venais de perdre n'était point, comme beaucoup le pensaient, un adversaire et un rival jaloux de ma célébrité; c'était mon ami et mon compagnon dans une honorable carrière. En effet, si l'histoire des arts moins importants nous apprend que de grands poètes ont pleuré la mort de poètes leurs contemporains, combien ne dois-je pas regretter un homme qu'il était plus glorieux d'avoir pour rival, que d'être tout à fait sans rivaux; surtout lorsque, loin d'avoir jamais cherché à mettre obstacle au succès l'un de l'autre, nous nous sommes au contraire secondés mutuellement par un échange désintéressé de lumières, d'avis et d'encouragements?

Au reste, la fin d'une vie, heureuse jusqu'au dernier instant, est arrivée plus à propos pour lui que pour ses concitoyens. Il est mort à une époque où il lui eût été plus facile de pleurer la république que de la servir, et il a vécu aussi longtemps qu'on a pu vivre dans Rome avec honneur et sécurité. Pleurons donc, puisqu'il le faut, pleurons la perte que nous avons faite; mais au lieu de plaindre ce grand homme, félicitons-le d'avoir terminé à temps son heureuse et brillante carrière; et dans les regrets que nous donnons à sa mémoire, gardons-nous de paraître l'aimer moins pour lui que pour nous-mêmes. Car si notre chagrin est de ne pouvoir jouir de sa présence, ce malheur nous est tout personnel, et nous devons modérer notre affliction pour qu'elle ne paraisse pas inspirée par l'intérêt, plutôt que par l'amitié. Si au contraire nous le pleurons dans la pensée que c'est un mal pour lui de n'être plus, nous ne jugeons pas avec une âme assez reconnaissante le bonheur de sa destinée.

II. Si Q. Hortensius vivait encore, sans doute il déplorerait toutes nos pertes avec ce qui reste de citoyens honnêtes et courageux; mais une douleur qu'il endurerait de plus que les autres, ou que bien peu ressentiraient comme lui, ce serait de voir le forum du peuple romain, ce théâtre où avait éclaté son génie, déshérité, pour ainsi dire, et privé des accents de cette voix savante, digne de charmer la délicatesse des Grecs aussi bien que l'oreille des Romains. Pour moi, j'ai le coeur déchiré quand je pense que la république n'attend plus rien des armes que fournissent la raison, le talent, la considération personnelle, ces armes que j'avais appris à manier; auxquelles je m'étais accoutumé, et qui conviennent seules à un homme distingué dans l'État, à un État gouverné par la justice et les lois. Eh ! s'il fut un temps où l'influence et les discours d'un bon citoyen auraient pu désarmer le bras de citoyens divisés par la colère, ce fut sans doute lorsque, soit erreur, soit crainte, on refusa d'entendre les défenseurs de la paix. Ainsi moi-même, parmi tant d'autres maux bien plus clignes de larmes, il m'est arrivé de gémir encore de ce qu'à un âge où, après l'exercice des plus grandes charges, je croyais toucher au port, non pour y trouver l'oisiveté et l'inaction, mais pour y goûter avec sobriété les douceurs d'un noble repos; à un âge où mon éloquence, pour ainsi dire blanchissante, était elle-même parvenue au temps de sa maturité et de sa vieillesse, j'ai vu tirer de leur fourreau des épées, dont ceux même qui avaient appris à en faire un usage glorieux ne pouvaient, hélas! faire un usage salutaire. Aussi je regarde comme souverainement heureux les citoyens qui, dans les autres républiques, et surtout dans la nôtre, ont pu, jusqu'à la fin, jouir de la considération attachée à leur nom, de la gloire acquise par leurs services, et de l'estime que procure la sagesse. Le souvenir de ces grands hommes, rappelé à mon esprit par un entretien que j'eus dernièrement, est venu apporter une bien douce consolation à l'amertume des chagrins que je ressens.

III. Un jour que, libre de toute affaire, je me promenais dans mon jardin, M. Brutus vint me voir, suivant sa coutume, avec Pomponius Atticus. Une étroite amitié les unit ensemble, et ils me sont si chers, leur société m'est si agréable, qu'à leur vue toutes mes tristes réflexions sur les affaires publiques s'évanouirent aussitôt. Après les avoir salués : Quoi! vous maintenant, leur dis-je, Brutus et Atticus? Qu'y a-t-il donc de nouveau? - Rien, dit Brutus, que vous soyez curieux d'entendre, ou dont je puisse vous garantir la vérité. - Alors Atticus : En venant auprès de vous, dit-il, nous nous sommes promis un silence absolu sur la politique; nous voulons jouir de votre entretien, et non renouveler vos chagrins. - Eh! mon cher Atticus, leur dis-je, votre présence à tous deux soulage mes ennuis; et, même absents, vous m'avez donné de grandes consolations. Ce sont vos lettres qui ont commencé à me ranimer, et m'ont rendu à mes anciennes études. - J'ai lu avec beaucoup de plaisir, repartit Atticus, la lettre que Brutus vous a envoyée d'Asie. Il m'a paru vous y donner de sages avis, et des consolations pleines d'amitié. - Vous en avez bien jugé, répondis-je. Vous saurez, en effet, que cette lettre a calmé toutes mes douleurs, et m'a fait, comme après une longue maladie, rouvrir les yeux à la lumière. Après la désastreuse journée de Cannes, ce fut Marcellus qui releva, pour la première fois, le courage du peuple romain, par la bataille de Nola; et cette victoire fut suivie d'un enchaînement d'heureux succès. De même depuis la fatale époque de mes infortunes particulières et des malheurs publics, la lettre de Brutus est le premier événement qui m'ait causé quelque joie, ou qui ait apporté du moins quelque adoucissement à mes peines. - J'ai voulu, en effet, vous consoler, dit Brutus, et j'éprouve une vive satisfaction d'avoir réussi dans un si grand dessein. Mais je voudrais savoir quelle lettre d 'Atticus vous a aussi causé tant de plaisir - Oui, repris-je, elle m'a causé du plaisir; elle m'a même, je l'espère, rendu la vie. - La vie! dit Brutus; de quelle nature est donc ce précieux message? - Ce message, répondis-je, est un livre qui m'a tiré de l'anéantissement où j'étais plongé. Était-il possible de m'adresser un témoignage d'amitié qui me fût plus doux, et qui vint plus à propos? - Vous parlez sans doute, dit-il, de cet ouvrage où Atticus a renfermé en abrégé, et, comme il m'a paru, avec beaucoup d'exactitude, l'histoire de tous les siècles. - Oui, Brutus, c'est précisément ce livre qui m'a rendu la vie.

IV. Alors Atticus : Vous ne pouvez rien me dire de plus agréable; mais qu'y a-t-il enfin dans cet ouvrage qui soit nouveau pour vous, ou qui puisse vous être si utile? - Du nouveau, répondis-je, il y en a beaucoup; quant à l'utilité, j'y ai trouvé celle que je désirais, de voir l'ordre des temps développé à mes regards, et de pouvoir d'un coup d'oeil embrasser tout ce tableau. Pendant que je le parcourais avec curiosité, la vue même de l'ouvrage m'a été salutaire; elle m'a fait songer, Atticus, à tirer de notre liaison un nouveau moyen de ranimer mon courage en vous adressant à mon tour un présent, qui, sans valoir le vôtre, attestât au moins ma reconnaissance. Les savants citent avec éloge la maxime d'Hésiode, qui recommande de rendre mesure pour mesure, et même plus, si on le peut. Pour la bonne volonté, je vous promets la mesure tout entière; mais pour la dette elle-même, je ne crois pas qu'il me soit possible de l'acquitter encore, et je vous prie de me le pardonner. Je ne puis, comme les laboureurs, vous rendre ce que j'ai reçu de vous, ni en fruits nouveaux : je suis frappé d'une stérilité absolue, et une malheureuse sécheresse a tari les sources de ma fécondité; ni en anciennes productions: celles-ci, cachées à la lumière, ne sont plus accessibles même pour moi, et jamais elles ne l'ont guère été que pour moi seul. Je sèmerai donc comme sur une terre inculte et abandonnée, et je tâcherai de la cultiver avec assez de soin pour vous payer jusqu'aux intérêts de votre don généreux, si toutefois il peut en être de mon esprit comme d'un champ, qui, après un repos de plusieurs années, donne une moisson plus abondante.

- J'attendrai ce que vous me promettez, reprit Atticus; mais je n'exigerai qu'à votre commodité le payement de cette dette, et je serai charmé si vous vous acquittez. - Et moi aussi, dit Brutus, il faudra bien que j'attende ce que vous faites espérer à Atticus. Peut-être cependant me verrez-vous mandataire officieux, réclamer pour votre créancier ce qu'il déclare ne vouloir exiger de vous qu'à votre loisir.

V. - C'est fort bien, Brutus, dis-je à mon tour; mais je ne payerai entre vos mains qu'après que vous m'aurez garanti qu'aucun demandeur compétent ne viendra plus rien me demander au même titre. - Je n'oserais en vérité, repartit Brutus, vous donner une pareille garantie; car je vois déjà ce créancier si facile, prêt à devenir, sinon importun, du moins vif et pressant. - Je crois, dit Atticus, que Brutus n'a pas tort; car je me sens déjà la hardiesse de requérir l'accomplissement de votre parole, aujourd'hui que je vous trouve un peu plus de gaieté que vous n'en avez eu depuis bien longtemps. Ainsi, puisqu'il s'est chargé d'exiger ce qui m'est dû, je réclame, moi, ce que vous lui devez. - Qu'est-ce donc que je lui dois? répondis-je. - Quelque ouvrage de votre main, dit-il; car il y a trop longtemps que vous gardez le silence. Depuis que vous avez publié vos livres sur la République, nous n'avons absolument rien reçu de vous; et cependant ces livres m'ont donné à moi-même l'idée de rédiger l'histoire des temps anciens, et ont enflammé mon ardeur pour le travail. Mais vous penserez à cela quand vous le pourrez, et je vous prie de le pouvoir bientôt. Maintenant, si vous avez l'esprit assez libre, expliquez-nous ce que nous vous demandons. - Que me demandez-vous? lui dis-je. -- Cette histoire des orateurs que vous avez commencé de me faire dernièrement à Tusculum: quels furent leurs noms, leur mérite, et l'époque où il a commencé d'en paraître. J'ai parlé de cet entretien à votre ami, ou plutôt à notre ami Brutus, et il a témoigné un grand désir de vous entendre. Nous avons choisi cette journée où nous savons que vous êtes de loisir. Reprenez donc, s'il vous plaît, pour Brutus et pour moi, le détail que vous aviez commencé.- Je vous satisferai, si je le puis, répondis-je. - Vous le pouvez, dit Atticus, rendez seulement à votre esprit un peu de liberté, ou plutôt affranchissez-le entièrement, si cela est possible. - Eh bien! Atticus, je vous parlais d'un discours où Brutus a déployé toutes les richesses de l'éloquence en faveur du roi Déjotarus, le meilleur et le plus fidèle de nos alliés, et à ce propos, la conversation tomba sur les orateurs.

VI. - Je sais, dit-il, que ce fut là l'occasion de notre entretien, et qu'en plaignant le sort de Brutus, vous gémissiez de voir les tribunaux déserts, et le forum abandonné. - C'est ce que je fais encore bien souvent, répondis-je. En effet, Brutus, en jetant les yeux sur vous, je me demande avec inquiétude quelle carrière trouvera jamais ouverte ce talent admirable, ce profond savoir, cette activité singulière? C'est lorsque vous vous étiez déjà distingué dans les plus grandes causes, c'est lorsque mon âge vous cédait la place, et baissait les faisceaux devant vous, c'est alors que parmi tant d'autres malheurs publies, nous avons vu cette éloquence, dont nous nous entretenons, condamnée au silence. - J'en gémis comme vous, dit Brutus, et je pense qu'on doit en gémir à cause de la république; mais ce que j'aime dans l'éloquence, c'est moins la gloire et les fruits qu'elle procure, que l'étude elle-même, et un noble exercice de l'esprit. Or, avec un ami tel que vous, rien ne peut m'enlever cet avantage. En effet, on ne peut bien parler, si on ne pense avec sagesse. Étudier la véritable éloquence, c'est donc étudier la sagesse, à laquelle les plus grands troubles de la guerre ne peuvent forcer personne de renoncer. - Vous avez raison, Brutus, et j'attache d'autant plus de prix à ce talent de bien dire, que dans tout le reste il n'y a pas un homme de si peu de mérite qui ne croie pouvoir parvenir, ou être déjà parvenu aux distinctions que l'on regardait autrefois comme les plus belles et les plus honorables; mais des orateurs, la victoire n'en a pas fait un seul. Au reste, asseyons-nous, si vous le voulez bien, pour suivre plus commodément notre conversation.

Ils y consentirent, et nous nous assîmes sur un tapis de verdure auprès de la statue de Platon.

Alors je leur dis : Il n'entre point dans mon plan, et il n'est point nécessaire de faire ici l'éloge de l'éloquence, ni de retracer les grands effets qu'elle produit, et l'éclat qu'elle répand sur ceux qui la possèdent. Ce que je puis affirmer sans crainte d'être contredit, c'est qu'à la considérer, ou comme un art, ou comme un fruit de l'exercice, ou comme un don de la nature, il n'est rien au monde qui soit plus difficile. Des cinq parties dont elle est composée, chacune est déjà par elle-même un grand art : or, on doit juger de la grandeur et de la difficulté d'une oeuvre où toutes les cinq doivent concourir à la fois.

VII. J'en ai pour preuve la Grèce. Elle est passionnée pour l'éloquence, et elle la cultive depuis longtemps avec un succès qu'on n'égale point ailleurs; cependant les autres arts y sont encore plus anciens. Les Grecs les ont inventés, perfectionnés même, bien longtemps avant d'avoir tourné leurs efforts vers ce bel art de la parole. Quand je porte mes regards sur ce pays, Atticus, votre chère Athènes se présente d'abord et brille à mes yeux. C'est là que s'est élevé le premier orateur; c'est là que le premier discours, conservé par l'écriture, a été transmis à la postérité. Avant Périclès dont on cite quelques écrits, et Thucydide qui, comme lui, vivait dans un temps où Athènes était déjà bien loin de son berceau, on ne trouve rien qui soit embelli des ornements de l'éloquence. On croit néanmoins que, longtemps auparavant, Pisistrate, Solon, un peu plus ancien que Pisistrate, et Clisthène, avaient pour leur siècle un grand talent oratoire. Quelques années plus tard, comme on peut le voir par l'histoire d'Athènes, parut Thémistocle, aussi grand orateur qu'habile politique. Après lui Périclès, renommé par tant d'autres qualités, le fut surtout par son éloquence. On convient aussi que dans le même temps, Cléon, citoyen factieux, n'en fut pas moins un orateur distingué. Presque à la même époque se présentent Alcibiade, Critias, Théramène. C'est surtout par les écrits de Thucydide, leur contemporain, qu'on peut juger quel goût régnait alors. Leur style était noble, sentencieux, plein dans sa précision, et par sa précision même un peu obscur.

VIII. Dès que l'on eut compris tout l'effet d'un discours composé avec soin, et qui fût en quelque sorte un ouvrage régulier, alors s'élevèrent tout à coup une foule de professeurs dans l'art de parler. Gorgias le Léontin, Thrasymaque de Chalcédoine, Protagoras d'Abdère, Prodicus de Céos, Hippias d'Élis, acquirent une grande réputation. Beaucoup d'autres, à la même époque, se vantaient, avec une présomptueuse arrogance, d'enseigner comment la cause la plus faible (c'est ainsi qu'ils s'exprimaient) pouvait, à l'aide de la parole, devenir la plus forte. Socrate se prononça contre eux, et réfuta leurs systèmes avec une dialectique flue et ingénieuse : ses doctes entretiens formèrent une foule de savants hommes; et c'est alors que fut trouvée la philosophie, non celle qui explique les secrets de la nature (elle est plus ancienne), mais celle qui traite du bien et du mal, et qui donne des principes de morale et de conduite. Comme cette science n'entre point dans le plan que nous nous sommes tracé, renvoyons les philosophes à un autre temps, et revenons aux orateurs dont nous nous sommes écartés.

Tous ceux dont je viens de parler étaient déjà dans la vieillesse, lorsque parut Isocrate, dont la maison fut en quelque sorte une école publique d'éloquence, et un gymnase ouvert à toute la Grèce; Isocrate, grand orateur, maître accompli, et qui, sans produire son talent au grand jour du barreau, acquit, dans la retraite du cabinet, une gloire où nul autre, selon moi, n'est parvenu depuis. Il composa lui-même beaucoup de brillants écrits, et il enseigna aux autres l'art d'écrire. Supérieur en tout le reste à ses prédécesseurs, il comprit encore le premier qu'il est un nombre et une mesure qu'on doit observer même dans la prose, sans toutefois y faire entrer (les vers. Avant lui on ne connaissait point l'art d'arranger les mots et de terminer harmonieusement les périodes. Quand on rencontrait cette harmonie, on ne paraissait point l'avoir cherchée à dessein ; et c'est peut-être un mérite. Quoi qu'il en soit, c'était la nature et le hasard, plutôt que la méthode et l'observation, qui alors y conduisaient quelquefois ; car la nature elle-même enferme la pensée en un contour de paroles qui la comprend tout entière; et quand ce cercle est rempli d'expressions heureusement enchaînées, on arrive presque toujours à une cadence nombreuse. L'oreille juge d'elle-même si la phrase est pleine, ou si quelque vide en rompt la mesure; et la fin des périodes est nécessairement indiquée par les intervalles de la respiration, qui ne peut ni manquer ni même être gênée sans produire l'effet le plus choquant.

IX. Dans le même temps vécut Lysias, qui ne parut pas non plus au barreau, mais qui écrivait avec une délicatesse et une élégance parfaites dans le genre simple; on oserait presque l'appeler un orateur accompli : car un orateur accompli de tout point, et auquel il ne manque absolument rien, c'est sans contredit Démosthène. Dans les causes qu'il a plaidées, il n'est pas une subtilité, une finesse, une ruse oratoire, que son génie ne lui ait révélée; rien de plus délicat, de plus serré, de plus lumineux, de plus châtié que son style; rien en même temps de plus grand, de plus véhément, de plus orné, de plus sublime, soit par la noblesse de l'expression, soit par la majesté des pensées. Ceux qui approchent le plus de Démosthène, sont Hypéride, Eschine, Dinarque, Démade (dont il ne reste rien), et plusieurs autres; car telle fut la fécondité de ce grand siècle; et c'est à mon avis jusqu'à cette génération d'orateurs que se conserva tout entière cette sévie et cette pureté de sang, qui donnait à l'éloquence un coloris naturel, et une beauté sans fard. En effet, tous ces orateurs étaient vieux, quand Démétrius de Phalère, encore jeune, leur succéda; Démétrius, le plus savant de tous, mais qui, moins exercé au maniement des armes qu'aux jeux de la palestre, charmait les Athéniens plutôt qu'il ne les enflammait. Aussi était-ce de l'école paisible du savant Théophraste, et non de la tente du guerrier, qu'il était sorti pour braver les ardeurs du soleil et la poussière des combats. Il altéra le premier le véritable caractère de l'éloquence, et lui ôta son nerf et sa vigueur; il aima mieux paraître doux que fort, et il le fut en effet, mais d'une douceur qui pénétrait les âmes sans les émouvoir. On gardait le souvenir de sa diction harmonieuse; mais il ne savait pas, comme Eupolis le rapporte de Périclès, laisser l'aiguillon avec le sentiment du plaisir dans l'âme de ses auditeurs.

X. Vous le voyez : la ville même qui fut le berceau de l'éloquence ne la vit naître que fort tard, puisque, avant le siècle de Solon et de Pisistrate, l'histoire ne cite personne qui fût doué de ce talent. Or, Solon et Pisistrate, déjà vieux, si l'on compare leur âge à celui du peuple romain, doivent nous paraître jeunes, eu égard aux siècles nombreux que comptent les Athéniens. Ils fleurirent, il est vrai, au temps du roi Servius Tuttius ; mais dès lors Athènes étaient beaucoup plus ancienne que Rome ne l'est aujourd'hui. Toutefois je ne doute pas que la parole n'ait toujours exercé un puissant empire. En effet, si, dès le temps de la guerre de Troie, l'éloquence n'avait pas été en honneur, Homère n'élèverait pas si haut les discours d'Ulysse et de Nestor, auxquels il donne pour attribut, à l'un la force, à l'autre la douceur; et lui-même n'aurait pas enrichi ses écrits de ces belles harangues, qui font de ce poète un véritable orateur. Il est vrai que l'époque d'Homère est incertaine; cependant il vécut bien des années avant Romulus, puisqu'il n'est pas postérieur au premier Lycurgue, auteur des sévères institutions de Lacédémone. Mais on convient que Pisistrate cultiva plus particulièrement l'éloquence elle-même, et en obtint de plus grands effets. Dans le siècle suivant parut Thémistocle, très ancien pour nous, assez moderne pour les Athéniens. Quand il vécut, la Grèce régnait déjà dans toute sa gloire, et Rome était à peine affranchie de la domination des rois; car cette mémorable guerre des Volsques, à laquelle prit part Coriolan exilé, coïncide presque avec celle des Perses; et ces deux hommes célèbres eurent à peu près la même destinée. Tous deux, après avoir été l'ornement de leur patrie, en furent chassés par un peuple ingrat, et passèrent chez l'ennemi ; et tous deux réprimèrent, en se donnant la mort, ce premier mouvement d'une âme irritée. Je sais que vous rapportez autrement la fin de Coriolan; mais permettez-moi de préférer la tradition qui le fait mourir ainsi.

XI. - Vous en êtes le maître, dit Atticus en riant, puisqu'il est permis aux rhéteurs d'altérer les faits pour embellir leurs récits. Votre fable de Coriolan, Clitarque et Stratoclès l'ont aussi débitée sur Thémistocle. Thucydide, Athénien, né dans une classe élevée, et d'un mérite aussi haut que sa naissance, Thucydide, presque contemporain de Thémistocle, écrit seulement qu'il mourut, et qu'il fut enterré secrètement dans l'Attique. 1l ajoute qu'on le soupçonna de s'être empoisonné; et les deux écrivains que j'ai nommés affirment qu'ayant immolé un taureau, il en reçut le sang dans une coupe, le but, et tomba sans vie : mort vraiment tragique, et qui prêtait aux plus brillantes déclamations. Un trépas vulgaire n'eût offert aucune matière aux ornements de la rhétorique. Ainsi, puisqu'il vous convient que tout soit pareil dans Thémistocle et dans Coriolan, recevez aussi la coupe de mes mains; je fournirai même la victime, afin que Coriolan soit de tout point un autre Thémistocle. - Eh bien! répondis-je, qu'il en soit de Coriolan comme vous l'entendrez. Je serai désormais plus circonspect en parlant d'histoire devant vous; c'est un hommage que je dois au plus exact des historiens de notre république : mais revenons aux Grecs.

Périclès fut le premier qui appela la science à son aide. Ce n'est pas qu'il y eût alors une science de bien dire; mais, disciple du physicien Anaxagore, il porta dans les discussions de la tribune et du barreau toutes les ressources d'un esprit exercé par les études les plus abstraites et les plus profondes. Athènes aima la douceur de son langage; elle admira sa richesse et son abondance; elle redouta sa force, et trembla devant lui.

XII. Le siècle de Périclès fut donc le premier âge de l'éloquence athénienne, et il produisit un orateur presque accompli. Ce n'est point, en effet, quand on fonde les États, ni quand on fait la guerre, ni quand le génie est entravé et enchaîné par la domination d'un roi, que peut naître le goût de l'éloquence. Compagne de la paix, amie du repos, elle est le fruit d'une société déjà régulièrement constituée. Aussi ce ne fut, suivant Aristote, qu'après l'abolition de la tyrannie en Sicile, et lorsque les tribunaux, fermés depuis longtemps, se rouvrirent pour juger les différends entre particuliers, que Corax et Tisias commencèrent à donner des leçons de rhétorique chez ce peuple naturellement subtil et disputeur. Avant eux on ne connaissait ni art ni méthode; et cependant on parlait avec soin, et la plupart écrivaient leurs discours. Aristote ajoute que Protagoras composa sur les questions générales les plus remarquables, des traités qu'on appelle aujourd'hui lieux communs. A son exemple, Gorgias écrivit sur différents sujets des morceaux consacrés à l'éloge ou au blâme : car selon lui le plus beau privilège de l'orateur était de pouvoir, en louant ou en blâment, élever et abaisser tour à tour une même chose. Antiphon de Rhamnonte avait aussi composé des écrits de ce genre. Nul ne plaida jamais une cause capitale mieux que ne fit cet orateur dans une affaire où il se défendait lui-même : c'est un témoignage que lui rend Thucydide, auteur digne de foi et qui l'avait entendu. Quant à Lysias, il fit d'abord profession de dire qu'il y avait un art de parler. Ensuite, voyant que Théodore de Byzance donnait des préceptes très ingénieux, et faisait des discours très secs, il se mit à écrire des discours pour les autres, et nia l'existence de l'art. Isocrate la niait aussi d'abord, et composait des plaidoyers pour ceux qui en avaient besoin; mais appelé lui-même plusieurs fois en justice pour avoir enfreint la loi qui défendait d'employer aucun artifice devant les tribunaux, il cessa d'écrire pour le barreau, et no pensa plus qu'à donner des préceptes et des règles.

XIII. Vous voyez les sources de l'éloquence dans la Grèce, et vous assistez, pour ainsi dire, à la naissance des orateurs : naissance déjà ancienne par rapport à notre chronologie, vraiment récente, si l'on en juge par celle des Grecs, car avant qu'Athènes fît ses délices de ce bel art de la parole, elle s'était déjà illustrée mille fois par ses vertus guerrières et civiles. Or, le goût de l'éloquence n'était point commun à la Grèce entière; c'était un heureux attribut du peuple athénien. Qui peut dire, en effet, qu'il ait existé dans ce temps-là un orateur d'Argus, de Corinthe ou de Thèbes? si ce n'est peut-être Épaminondas, homme assez éclairé pour qu'on lui suppose quelque talent en ce genre. Quant à Lacédémone, je n'ai pas entendu dire que jusqu'à nos jours elle en ait produit un seul. Ménélas, au rapport d'Homère, s'exprimait agréablement, mais en peu de mots. Or, la brièveté dans un discours est un mérite de détail : appliqué à l'éloquence en général, ce n'est point un mérite.

Mais hors de la Grèce l'éloquence a eu de zélés partisans, et les honneurs prodigués à cet art ont répandu sur le nom des orateurs le plus brillant éclat. Car aussitôt que, sortie du Pirée, l'éloquence eut vogué vers d'autres pays, elle parcourut toutes les îles, et voyagea dans l'Asie entière. Mais le poison des moeurs étrangères altéra bientôt cette diction pure et saine qu'elle avait apportée de l'Attique, et elle oublia presque la langue maternelle. De là naquirent les orateurs asiatiques, dont l'imagination et l'abondance ne sont point à mépriser, mais dont le style est un peu lâche et un peu redondant. Les Rhodiens sont plus purs, et ressemblent davantage aux Attiques. Mais en voilà assez sur les orateurs grecs; peut-être même ces détails n'étaient-ils pas nécessaires. - Je ne puis dire, répliqua Brutus, jusqu'à quel point ils étaient nécessaires; ce que je sais bien, c'est qu'ils m'ont été agréables; et loin de les avoir trouvés longs, je regrette qu'ils soient déjà finis. - Fort bien, repris-je; mais revenons à nos premiers orateurs, sur lesquels nous sommes réduits aux conjectures qu'on peut tirer des monuments historiques.

XIV. Peut-on croire que l'imagination manquât à ce L. Brutus, le premier héros de votre race, lui qui pénétra si finement le sens de l'oracle, sur le baiser à donner à sa mère, et qui, sous le masque de la stupidité, cacha la plus profonde sagesse? ou qu'il n'eût pas d'éloquence, lui qui sut détrôner un prince, roi puissant, et fils d'un grand roi, affranchir la ville de la domination perpétuelle d'un maître, lui donner des magistrats annuels, des lois, des tribunaux, ôter enfin le pouvoir à son collègue, pour ne rien laisser dans la république qui rappelât même le nom des rois, révolution qu'il n'eût point opérée, s'il n'y eût entraîné les Romains par la force de la persuasion? Peu d'années après l'expulsion des Tarquins, lorsque le peuple se retira sur l'Anio à trois milles de Rome, et s'empara de la hauteur qui a reçu le nom de Mont-Sacré, nous voyons le dictateur M. Valérius ramener la concorde par ses discours, et mériter ainsi les honneurs les plus éclatants. Le surnom de Très-Grand qu'il porta le premier fut un témoignage de la reconnaissance publique. Je pense qu'on ne peut pas non plus refuser quelque talent oratoire à L. Valérius Potitus qui, après l'odieuse tyran-nie des décemvirs, calma, par ses lois et ses harangues, la multitude soulevée contre le sénat.

Nous pouvons croire qu'Appius Claudius savait manier la parole, lui qui raffermit le sénat chancelant, et l'empêcha de faire la paix avec Pyrrhus. J'en dirai autant de C. Fabricius, qui fut envoyé vers ce prince pour négocier le retour des prisonniers; de Tib. Coruncanius, dont les livres des pontifes attestent le génie; de M'. Curius, qui, étant tribun du peuple, triompha de l'interroi Appius, malgré son éloquence. Celui-ci tenant les comices, et rejetant, au mépris des lois, un consul plébéien, Curius força les sénateurs de ratifier d'avance l'élection qui serait faite : succès bien remarquable, à une époque où la loi Ménia n'existait pas encore. On peut aussi supposer du talent à M. Popillius qui, étant consul et en même temps prêtre de Carmenta, reçut, au moment où il faisait un sacrifice public, la nouvelle d'un soulèvement du peuple contre le sénat, et tout à coup, sans quitter la robe sacerdotale, se présenta devant la multitude, et calma la sédition par l'ascendant de ses paroles et de son caractère. Toutefois je ne crois pas avoir lu nulle part que ces anciens personnages aient passé pour des orateurs, ni qu'en général l'éloquence fût alors encouragée par aucune distinction; je ne fais que le conjecturer. Ajoutons C. Flaminius qui, pendant son tribunat, fit ordônner par une loi le partage des terres conquises dans la Gaule et dans le Picénum, et qui, étant consul, fut tué à la bataille de Trasimène : il exerça, dit-on, par la parole, beaucoup d'influence sur le peuple. Enfin le grand Fabius eut de sou temps la réputation d'orateur. II en est de même de Q. Métellus qui, pendant la seconde guerre Punique, fut consul avec L. Véturius Philon.

XV . Mais le premier Romain qui, d'après des témoignages authentiques, ait possédé le talent et la renommée d'un homme éloquent, est M. Cornélius Céthégus. Ennius nous atteste son éloquence; et c'est, à mon avis, un témoin digne de foi. Il l'avait d'ailleurs entendu lui-même; et comme Céthégus était mort quand il écrivait, on ne peut le soupçonner d'avoir sacrifié la vérité à l'amitié. Voici comme il en parle; c'est, je pense, au neuvième Livre de ses Annales :

On donna pour collègue à Tuditanus un orateur célèbre par la douceur de son langage, M. Cornélius Céthégus, fils de Marcus.

Il l'appelle orateur, et lui attribue la douceur du langage; qualité bien rare aujourd'hui; car quelques-uns de nos orateurs aboient plutôt qu'ils ne parlent. Mais voici le plus bel hommage qu'on puisse rendre à l'éloquence :

Les contemporains de ce grand homme, ajoute le poète, disaient qu'il était la fleur des Romains et l'ornement de son siècle.

Et c'est avec raison; car si le génie est la gloire de l'homme, l'éloquence est la lumière qui fait briller le génie; et l'on a justement appelé la fleur des Romains, celui qui était doué de cet admirable talent.

C'était, dit-il encore, l'âme de la Persuasion (Suadae medulla ).

Ennius a nommé Suada ce que les Grecs appellent Πειθὼ,, c'est-à-dire, la Persuasion, fille de l'Éloquence. Cette déesse reposait, suivant Eupolis, sur les lèvres de Périclès : Ennius dit que notre orateur en était l'âme. Au reste, Céthégus fut consul avec P. Tuditanus pendant la seconde guerre Punique, et M. Caton fut questeur pendant leur consulat, exactement cent quarante ans avant le mien; et sans le témoignage unique d'Ennius, le talent oratoire de Céthégus serait, comme il est arrivé peut-être de beaucoup d'autres, enseveli dans un éternel oubli. Les écrits de Névius peuvent donner une idée du langage de ce temps-là; car nous lisons dans les anciens mémoires que Névius est mort sous les consuls que je viens de nommer. II est vrai que notre ami Varron, si exact dans ses recherches sur l'antiquité, pense qu'il y a erreur de date, et fait vivre Névius plus longtemps. Quant à Plaute, il est mort vingt ans plus tard sous le consulat de Publius Claudius et de L. Porcius, lorsque Caton était censeur.

Ainsi, après Céthégus, et dans l'ordre des temps, vient Caton qui fut consul neuf ans plus tard que lui. Nous le regardons comme très ancien, et cependant il mourut sous le consulat de L. Martius et de M'. Manilius, précisément quatre-vingt-six ans avant le mien.

XVI. Je ne crois pas, au reste, que nous ayons de discours plus anciens que ceux de Caton, qui méritent d'être cités, à moins que la harangue d'Appius Cécus au sujet de Pyrrhus, et certains éloges funèbres n'aient du charme pour quelques lecteurs; car pour ces éloges, ils existent : ce sont des titres et des monuments que les familles ont toujours conservés, tant pour en faire usage lorsqu'un de leurs membres venait à mourir, que pour perpétuer le souvenir de la gloire domestique, et rehausser l'éclat de leur noblesse. Au reste, ces panégyriques ont rempli notre histoire de mensonges. On y raconte des faits qui n'ont jamais eu lieu, des triomphes imaginaires, des consulats dont on grossit le nombre, de fausses généalogies. On y anoblit des plébéiens, en faisant naître des hommes d'une origine obscure dans une famille illustre qui porte le même nom; comme si je me disais issu de M'. Tullius qui était patricien, et qui fut consul avec Serv. Sulpicius dix ans après l'expulsion des rois. Caton a laissé presque autant de discours que l'Athénien Lysias, qui, je pense, en a laissé un grand nombre : car Lysias est Athénien, puisqu'il est né et qu'il est mort à Athènes, et qu'il y a fait tous les actes de citoyen; quoique Timée, comme s'il y avait eu pour lui une loi Licinia et Mucia, veuille le rendre à Syracuse. Ces deux orateurs ont même entre eux quelque ressemblance : ils ont tous deux de la finesse, de l'élégance, de l'enjouement, de la précision. Mais le Grec, plus heureux, a obtenu tous les genres de succès. Il a en effet de zélés partisans, qui préfèrent à l'embonpoint des formes sveltes et déliées, et à qui plaît une constitution délicate, pourvu qu'elle n'exclue pas la santé. Ce n'est pas que Lysias n'ait souvent du nerf, au point qu'on ne peut rien imaginer de plus fort; mais en général sa manière est trop sèche. Il a cependant ses admirateurs qui aiment surtout en lui cette extrême simplicité.

XVII. Mais Caton, est-il aujourd'hui un seul de nos orateurs qui le lise? en est-il même un qui le connaisse? et cependant, quel homme, grands dieux! Ne voyons point en lui le citoyen, le sénateur, le général, il ne s'agit ici que de l'orateur. Qui jamais sut louer avec plus de noblesse? blâmer avec une plus mordante énergie? quelle finesse dans les pensées, quelle ingénieuse simplicité dans l'exposition des faits et des arguments! Les cent cinquante discours et plus, que j'ai trouvés de lui jusqu'à ce jour, et que j'ai lus, sont remplis d'idées et d'expressions brillantes. On peut en extraire ce qui est digne de remarque et d'éloges, on y trouvera toutes les beautés oratoires. Et ses Origines, ne renferment-elles pas toutes les fleurs et tous les ornements de l'élocution? Il manque de partisans, comme en manquait, il y a déjà plusieurs siècles, Philiste de Syracuse, et Thucydide lui-même. Le style élevé et majestueux de Théopompe a éclipsé les pensées concises de ces deux historiens, que trop de brièveté et de finesse rend quelquefois un peu obscurs; Démosthène de son côté a fait tort à Lysias. De même l'éloquence ambitieuse de nos modernes dérobe la vue des beautés de Caton. Mais il y a de plus, chez les nôtres, une véritable ignorance : car ces hommes qui, dans les Grecs, aiment ce goût antique et cette simplicité qu'ils appellent de l'atticisme, ne savent pas même les voir dans Caton, Ils veulent être des Hypérides et des Lysias, à la bonne heure : mais pourquoi ne veulent-ils pas être des Catons? Ils aiment le style attique; ils ont raison : mais plût à Dieu qu'ils en imitassent, non pas seulement le squelette, mais l'embonpoint et le coloris! Sachons-leur gré toutefois de leur intention; mais d'où vient cette passion pour Lysias et Hypéride, tandis qu'on ne connaît aucunement Caton? Son style est trop vieux; on trouve chez lui des mots surannés : c'est qu'alors on parlait ainsi. Changez ce qu'il ne pouvait changer dans ce temps-là; ajoutez du nombre à ses périodes; mettez entre leurs parties plus de liaison et de symétrie; joignez et assemblez avec plus d'art les mots eux-mêmes ce que les anciens Grecs ne savaient pas faire plus que nous) ; alors vous ne mettrez personne au-dessus de Caton. Les Grecs croient embellir leurs discours en faisant usage de ces changements de mots qu'on appelle tropes, et de ces formes de style et de pensées qu'on appelle figures. Il est à peine croyable combien Caton étincelle souvent de ces deux sortes de beautés.

XVIII. Je n'ignore pas que son style n'est point encore assez châtié, et qu'il faut chercher quelque chose de plus parfait : il est aussi bien ancien relativement à nous; et si ancien, qu'il n'existe aucun discours d'une époque antérieure qui mérite d'être lu; mais l'art de la parole est de tous les arts celui où l'antiquité obtient le moins de respects. Jetons les yeux sur des ouvrages d'un ordre inférieur. Est-il un connaisseur qui ne sente que les statues de Canaque ont une raideur qui nuit au naturel? Celles de Calamis, avec de la dureté, ont cependant quelque chose de plus moelleux; celles de Myron ne rendent pas encore exactement la nature ; cependant on n'hésite pas à les appeler belles; celles de Polyclète sont plus belles encore : ce sont, à mon avis, de véritables chefs-d'oeuvre. Il en est de même de la peinture. On loue dans Zeuxis, Polygnote, Timanthe et les artistes qui n'ont employé que quatre couleurs, le dessin et la pureté des formes. Mais dans Aétion, Nicomaque, Protogène et A pelles, tout est parfait. Telle est sans doute la destinée de tous les arts : rien n'a été perfectionné en même temps qu'inventé. On ne peut pas douter qu'il n'y ait eu des poètes avant Homère. Lui-même fait chanter des vers dans les festins des Phéaciens et dans ceux des amants de Pénélope. Et chez nous, où sont ces anciens vers

Que chantaient les Faunes et les devins, dans ces temps où personne n'avait atteint les sommets habités par les Muses, où l'on ne recherchait point encore les grâces de la diction; avant ce poète...,

dit Ennius en parlant de lui-même; et la vanité ne lui fait rien dire de trop, car il en est vraiment ainsi. Nous avons une Odyssée latine de Livius Andronicus qui ressemble à un ouvrage de Dédale, et les pièces dramatiques du même auteur ne peuvent guère être lues qu'une fois. Or, Livius est le premier qui ait donné à Rome des pièces de théâtre. Ce fut sous le consulat de C. Claudius, fils de Claudius Cécus, l'année d'avant la naissance d'Ennius, cinq cent quatorze ans après la fondation de Rome, suivant le calcul d'Atticus auquel je m'en rapporte; car les écrivains diffèrent sur cette date. Attius raconte que Livius fut pris à Tarente par Fabius Maximus, consul pour la cinquième fois, trente ans après l'époque où Atticus, d'accord avec les anciens mémoires, dit qu'il a fait représenter une pièce. Attius ajoute que ce poète donna sa première pièce onze ans après, sous le consulat de C. Cornélius et de Q. Minucius, aux jeux que Salinator avait voués, pendant la bataille de Sienne, à la déesse de la Jeunesse : erreur manifeste, puisque alors Ennius avait quarante ans, et que si l'on supposait le même âge à Livius, l'auteur de la première pièce de théâtre serait plus jeune que Plaute et Névius, qui en avaient donné plusieurs avant ces consuls.

XIX. Si cette discussion, mon cher Brutus, vous parait étrangère à l'objet de cet entretien, rejetez-en la faute sur Atticus, qui m'a enflammé d'émulation pour les recherches qui tendent à fixer l'époque des hommes illustres, et les âges du génie. - Certes, répondit Brutus, cette espèce de chronologie m'intéresse, et une telle exactitude me paraît concourir au but que vous vous proposez, de distinguer, suivant l'ordre des temps, les divers genres d'orateurs. - Vous avez raison, Brutus, lui dis-je à mon tour; et que n'avons-nous encore ces vers qui, suivant les Origines de Caton, étaient, bien des siècles avant lui, chantés dans les festins par chacun des convives, en l'honneur des grands hommes! Cependant la Guerre Punique d'un auteur qu'Ennius range parmi les devins et les Faunes, plaît comme un ouvrage de Myron. Qu'Ennius soit plus parfait, on ne peut en douter. Toutefois, s'il avait pour ce poète le mépris qu'il affecte, pourquoi, puisqu'il parle de tontes les guerres, omet-il cette première guerre Punique, si vive et si opiniâtre? Lui-même nous l'apprend : n D'autres, dit-il, ont traité ce sujet en vers. u Oui sans doute, Ennius, et d'une manière brillante, quoique avec une diction moins polie que la vôtre. Vous-même devez être de cet avis, puisque vous avez tant emprunté, si vous en convenez; dérobé à Névius; emprunté, si vous n'en convenez pas.

Du temps de Caton, et plus âgés que lui, vécurent C. Flaminius, C. Varron, Q. Maximus, Q. Métellus, P. Lentulus, enfin P. Crassus, qui fut consul avec le premier Africain. Ce grand homme lui-même sut manier la parole. Son fils, père adoptif de Scipion Émilien, eût été un orateur distingué, s'il avait joui d'une santé plus robuste. De petits discours, et une histoire écrite en grec d'un style fort agréable, donnent lieu de le penser.

XX. Aux orateurs que je viens de nommer, il faut ajouter Sext. Élius, le plus savant de tous dans le droit civil, et qui joignait à cette science le talent de bien dire. Parmi ceux qui étaient plus jeunes, paraît C. Sulpicius Gallus, le plus versé de tous les nobles dans les lettres grecques. Il fut mis de son temps au nombre des orateurs, et posséda en outre une foule de belles connaissances. L'élocution commençait dès lors à se polir et à devenir plus brillante. Il était préteur, et célébrait des jeux en l'honneur d'Apollon, lorsque Ennius mourut, après avoir fait représenter sa tragédie de Thyeste, sous le consulat de Q. Marius et de Cn. Servilius. Dans le même temps vivait Tibérius Gracchus, fils de Publius, qui fut censeur et deux fois consul, et dont il reste un discours grec, prononcé devant les Rhodiens. C'était un citoyen vertueux et un homme éloquent. On attribue aussi de l'éloquence à Scipion Nasica, surnommé Corculum, décoré, comme Gracchus, de deux consulats et de la censure, et fils du Scipion qui reçut la mère des dieux. On cite encore Lent' lus, qui fut consul avec Figulus; Q. Nobilior, fils de Marius, déjà formé par les leçons paternelles à l'étude des lettres, et qui étant triumvir pour l'établissement d'une colonie, donna le droit de cité romaine à Ennius, qui avait combattu sous son père en Étolie. Enfin T. Annius Luscus, collègue de Nobilior dans le consulat, ne fut pas, dit-on, sans talent pour la parole. Quant à Paul Émile, père du second Africain, son éloquence n'était point au-dessous du haut rang qu'il tenait dans la république. Caton vivait encore alors. Il mourut à quatre-vingt-cinq ans, et la dernière aunée de sa vie, il prononça devant le peuple contre Serv. Galba un discours plein de chaleur et de véhémence, qu'il a même laissé par écrit.

XXI. Mais du vivant de Caton, fleurirent en même temps une foule d'orateurs plus jeunes que les derniers. Albinus, auteur d'une histoire écrite en grec, et qui fut consul avec Lucullus, eut du savoir et de l'éloquence. On peut placer à côté de Iui Serv. Fulvius, et Fabius Pictor, qui connut également bien le droit, la littérature et l'antiquité. Q. Fabius Labéon mérita à peu près les mêmes éloges. Pour Q. Métellus, qui eut quatre fils consuls, on le regardait comme un homme des plus éloquents. Il défendit L. Cotta, accusé par Scipion l'Africain. Il existe de lui plusieurs discours, un entre autres qu'il prononça contre Tib. Gracchus, et que Fannius a rapporté dans ses Annales. Cotta lui-même passait pour consommé dans les ruses du barreau. Mais Lélius et Scipion l'Africain furent doués d'une véritable éloquence. Nous avons d'eux des discours par lesquels nous pouvons juger de leur talent. Servius Galba, un peu plus âgé que les précédents, fut sans contredit le plus grand orateur de cette époque. Le premier, parmi les Romains, usant de tous les privilèges de l'art oratoire, il embellit son sujet par d'heureuses digressions, donna l'exemple des amplifications, des mouvements pathétiques, des lieux communs, enfin de tous les moyens propres à charmer les auditeurs, et à les émouvoir. Mais je ne sais comment les discours de cet orateur, qui eut de son temps une si grande supériorité, sont plus secs et sentent plus l'antiquité que ceux de Lélius et de Scipion, ou même de Caton : aussi sont-ils tellement oubliés, qu'on les connaît à peine.

Pour Lélius et Scipion, quoique l'opinion soit unanime sur leur génie, Lélius a, comme orateur, une réputation plus brillante. Convenons-en toutefois, son discours sur les collèges des pontifes n'est pas supérieur au premier qu'on voudra choisir parmi ceux de Scipion. Sans doute on ne peut rien voir de plus doux ni entendre sur la religion un langage plus auguste; cependant le style est beaucoup plus vieux et plus suranné que celui de Scipion. Vous savez que chaque orateur a son goût particulier; or, Lélius me paraît préférer la manière ancienne, et se servir même volontiers de termes un peu vieillis. Mais on n'aime pas à voir le même homme exceller dans plusieurs genres à la fois. La gloire des armes, à laquelle Lélius s'est aussi acquis des titres dans la guerre contre Viriate, Scipion la possède sans rival ; d'un autre côté, pour le génie, l'érudition, l'éloquence, la philosophie, si l'on regarde ces deux hommes comme les premiers des Romains, on regarde Lélius comme le premier des deux. Et eux-mêmes, d'accord avec l'opinion publique, paraissent avoir fait entre eux ce partage de gloire. En général, l'esprit de ce temps-là, meilleur en tout le reste, avait encore ceci de plus généreux, qu'on aimait à se rendre mutuellement justice.

XXII. J'ai entendu autrefois P. Rutilius Rufus raconter à Smyrne que, dans sa première jeunesse, les consuls P. Scipion et D. Brutus furent chargés par un sénatus-consulte d'informer sur une affaire criminelle du plus haut intérêt. Il y avait eu dans la forêt de Sila un massacre où avaient péri des hommes de distinction : on en accusait les esclaves et même les fils des associés qui avaient affermé, des censeurs P. Cornélius et L. Mummius, l'entreprise de la poix. Le sénat renvoya aux consuls la connaissance et le jugement de cette affaire. Lélius plaida pour les fermiers avec son talent et son élégance accoutumée. L'affaire entendue, les consuls, de l'avis de leur conseil, la renvoyèrent à plus ample informé. Quelques jours après, Lélius plaida une seconde fois, avec encore plus de soin et d'habileté, et la sentence fut ajournée de nouveau. Alors Lélius dit aux associés qui venaient de le reconduire chez lui, en le remerciant et le priant de ne point se lasser, qu'il avait plaidé leur cause avec tout le zèle et tout le soin dont son estime pour eux le rendait capable; mais qu'à son avis elle serait défendue avec bien plus de force et de véhémence par Serv. Galba, dont l'éloquence était plus pathétique et plus entraînante. Sur l'invitation de Lélius, les fermiers portèrent donc leur cause à Galba. Celui-ci ne se décida qu'avec une crainte modeste à remplacer un tel homme. Il n'avait en tout que l'intervalle d'un jour pour étudier sa cause et disposer ses moyens; il l'y employa tout entier. Le jour de l'audience, Rutilius, à la prière des associés, se rendit le matin chez Galba, pour l'avertir et l'accompagner au tribunal quand l'heure serait venue. Galba, renfermé dans un cabinet avec ses secrétaires, auxquels il avait coutume de dicter à la fois plusieurs choses différentes y travailla sans aucune distraction, jusqu'à ce 1 qu'on lui annonçât que les consuls étaient arrivés. Quand on l'eut averti qu'il était temps, il en sortit le visage en feu, les yeux étincelants, comme un homme qui viendrait de plaider et non de méditer. Rutilius ajoutait, comme une circonstance essentielle, que les secrétaires sortirent avec lui un peu maltraités. Il concluait de là que Galba portait la véhémence et la chaleur de son action jusque dans le travail du cabinet. Enfin, l'orateur plaida cette cause intéressante devant un auditoire nombreux, en présence de Lélius même, avec une force et une noblesse qui, presque à chaque phrase, excitèrent des acclamations. Il fit entendre des plaintes si touchantes et des accents si pathétiques, que ce jour-là les fermiers furent absous aux applaudissements unanimes de tout l'auditoire.

XXIII. Une discussion fine et élégante qui éclaire les esprits, une action forte et impétueuse qui les entraîne, voilà les deux grandes qualités de l'orateur. Mais celui qui enflamme le juge pro-duit bien plus d'effet que celui qui se borne à l'instruire; et nous pouvons conclure du récit de Rutilius, que Lélius avait en partage l'élégance, et Galba la force. Cette force eut un beau triomphe dans une affaire importante. Galba, étant préteur en Espagne, avait, au mépris, disait-on, de la foi donnée, mis à mort des Lusitaniens. Le tribun T. Libon demandait vengeance au peuple, et proposait une loi évidemment dirigée contre Galba. Caton, alors dans une extrême vieillesse, comme je l'ai déjà dit, appuyait la loi; et peu de jours ou peu de mois avant sa mort, il prononça contre Galba un long discours qu'il a inséré dans ses Origines. Galba, dans sa défense, se soumit à tout pour lui-même; et implorant la protection du peuple romain, il lui recommanda, les larmes aux yeux, et ses jeunes enfants, et le fils de C. Sulpicius Gallus. Les pleurs de cet orphelin et le souvenir encore récent du grand homme qui était son père, attendrirent tous les coeurs; et Galba, comme le rapporte le même Caton, en excitant la pitié pour des enfants, se sauva de l'incendie prêt à le dévorer. Libon lui-même, son accusateur, ne manquait pas de talent pour la parole, comme on peut en juger par ses discours. Après avoir achevé ces mots, je me reposai un instant. - Pourquoi donc, reprit Brutus, ne trouve-t-on dans les discours qui nous restent de Galba aucune trace d'un talent si puissant? Encore s'il n'avait rien écrit!

XXIV. - C'est par deux raisons différentes, mon cher Brutus, qu'on n'écrit pas, ou qu'on écrit moins bien qu'on ne parle. Tantôt c'est la paresse qui empêche de prendre la plume, et nous voyons des orateurs qui n'ont pas voulu ajouter le travail du cabinet à celui du forum; car la plupart des discours s'écrivent après avoir été prononcés, et non pour être prononcés; d'autres n'éprouvent point le désir de se perfectionner, et rien n'apprend mieux à bien parler que d'écrire. Peu jaloux de laisser après eux des monuments de leur génie, ils croient s'être acquis par la parole une gloire assez grande, et qui paraîtra plus grande encore, si leurs écrits ne viennent point s'offrir aux discussions de la critique. D'autres enfin se croient plus capables de bien parler que de bien écrire.

C'est ce qui arrive souvent à des hommes qui ont plus de talent naturel que de connaissances acquises, et tel était Galba. Il parlait sous l'inspiration de son âme autant que de son génie. Une sensibilité brûlante, qu'il tenait de la nature, donnait à ses discours du mouvement, de la force, de la véhémence; mais quand il prenait tranquillement la plume, et que la passion, comme un vent qui tombe, cessait d'animer son éloquence, le discours languissait; ce qui n'arrive pas à ceux dont la manière est plus châtiée; car l'orateur retrouve partout cette justesse de pensées au moyen de laquelle il peut écrire et parler avec la même perfection; mais l'enthousiasme ne dure pas toujours, et lorsqu'il s'est refroidi, toute la vertu et tout le feu de l'orateur s'éteignent avec lui. Voilà pourquoi l'esprit de Lélius parait encore respirer dans ses écrits, tandis qu'il ne reste rien de l'énergie de Galba.

XXV. Les frères Lucius et Spurius Mummius eurent encore quelque talent oratoire. Nous avons leurs discours à tous deux. Lucius est simple et antique; Spurius, sans être plus fleuri, a cependant un style plus serré : c'est qu'il sortait de l'école des stoïciens. Il existe beaucoup de discours de Sp. Albinus. Il en existe aussi des deux Aurélius Orestès, Lucius et Caïus, qui jouirent de quelque estime comme orateurs. P. Popillius, excellent citoyen, n'était pas non plus sans talent pour la parole : son fils Caïus en avait un véritable. C. Tuditanus, célèbre par la politesse de ses moeurs, et la recherche qu'il portait dans sa manière de vivre, ne fut pas moins renommé pour l'élégance de son langage. On peut lui comparer, en ce genre, un citoyen dont l'attachement au bien public ne se démentit jamais, M. Octavius, qui, outragé par le premier des Gracques, triompha de ce tribun à force de patience. Mais n'oublions pas Emilius Lépidus, surnommé Porcina, contemporain de Galba, quoique un peu plus jeune. Il passa pour un grand orateur, et ses discours prouvent qu'il fut au moins un bon écrivain. Il introduisit le premier, dans l'éloquence latine, la douceur et l'harmonie des périodes grecques, et toutes les savantes combinaisons du style. Il eut pour auditeurs assidus deux jeunes gens du plus grand talent, et presque du même âge, C. Carbon et Tib. Gracchus. Nous parlerons d'eux quand j'aurai dit quelques mots de ceux qui étaient plus âgés. Q. Pompéius ne laissa pas d'être estimé dans ce temps-là comme orateur. Il fut l'artisan de sa fortune; et sans aïeux dont la gloire recommandât son nom, il s'éleva cependant aux plus hautes dignités. A la même époque, L. Cassius, sans être éloquent, exerça néanmoins l'autorité de la parole. Ce ne fut point, comme les autres, à des manières agréables et généreuses, mais à une sévérité austère, qu'il dut sa popularité. M. Antius Brison, tribun du peuple, secondé par le consul Lépidus, s'opposa longtemps à sa loi des scrutins. On fait même un reproche à Scipion l'Africain d'avoir usé de son ascendant sur Brison, pour le faire renoncer à son opposition. A la même époque aussi, les deux Cépions rendaient à leurs clients de grands services par le conseil et la plaidoirie, mais plus encore par leur crédit et leur influence. Quant à Pompéius, ses écrits existent : ils annoncent un jugement solide; et, malgré leur vernis d'antiquité, ils n'ont pas trop de sécheresse.

XXVI. A peu près dans le même temps, P. Crassus eut la réputation d'un très bon orateur. A beaucoup de talent naturel, il joignait beaucoup d'étude, et il trouva dans sa propre mai-son des leçons et des modèles. Allié du fameux orateur Serv. Galba, dont le fils avait épousé sa fille, et de plus, fils de P. Mucius et frère de P. Scévola, il acquit, sans sortir de chez lui, la connaissance du droit civil. Ses succès répondirent à son activité infatigable, et il était sans cesse occupé à plaider, ou à donner des consultations. Aux noms qui brillaient alors, il faut ajouter les deux C. Fannius, fils de Caïus et de Marcus. Le premier, qui fut consul avec Domitius, a laissé un discours contre Gracchus, au sujet des alliés et du nom Latin. Cet ouvrage est célèbre, et de plus, il est bon. - Quoi donc! dit Atticus, ce discours est-il bien de Fannius? Dans notre enfance, les opinions étaient très partagées. Les uns l'attribuaient à Persius, homme lettré, et à la science duquel Lucilius rend un bel hommage; les autres, à plusieurs nobles,dont chacun, disait-on, avait mis en commun le tribut de son génie. - C'est, en effet, répondis-je, ce que j'ai entendu dire à nos vieillards, mais je n'ai jamais pu le croire; et si l'on a élevé ce doute, c'est, je pense, parce que Fannius était regardé comme un orateur médiocre, tandis que cette harangue était la meilleure qui existât alors. Elle n'a d'ailleurs rien qui annonce le travail de plusieurs mains; c'est partout la même couleur, le même style; et d'un autre côté, si elle était de Persius, Gracchus n'aurait pas manqué de le reprocher à son adversaire, qui lui reprochait à lui-même d'employer les talents de Ménélas de Marathum, et des autres rhéteurs. Enfin, l'on n'a jamais refusé à Fannius le don de la parole. Il défendit souvent des causes; et son tribunat, dirigé par les conseils de Scipion l'Africain, ne fut pas sans gloire.

L'autre Fannius, fils de Marcus, gendre de Lélius, était plus austère dans son langage, aussi bien que dans ses moeurs. A l'imitation de son beau-père, il avait entendu les leçons de Panétius. Ce n'est pas qu'il aimât beaucoup celui dont il suivait l'exemple : Lélius ne l'avait point admis au collége des augures; il lui avait même préféré son autre gendre Scévola, quoique plus jeune : choix dont Lélius s'excusait en disant qu'il n'avait pas donné cette préférence au plus jeune de ses gendres, mais à l'aînée de ses filles. On peut juger du talent oratoire de Fannius par l'histoire assez élégamment écrite qui nous reste de lui. Sous le rapport de l'éloquence, elle n'est ni tout à fait médiocre, ni parfaitement belle. Quant à l'augure Scévola, s'il avait à plaider pour lui-même, il n'empruntait pas une voix étrangère. C'est ainsi qu'il se défendit contre Albucius qui l'accusait de concussion. Il n'a point de rang parmi les orateurs : sa profonde connaissance du droit civil, et ses lumières en tout genre lui assurent le premier parmi les savants. Célius Antipater est, comme vous savez, un bon écrivain pour ce temps-là. Ce fut un habile jurisconsulte, et il eut beaucoup de disciples, entre autres L. Crassus.

XXVII. Plût aux dieux que Tib. Gracchus et Carbon eussent eu en politique la volonté de bien faire, autant qu'ils avaient le talent de bien dire ! Assurément personne n'eût acquis plus de gloire; mais l'un, que le scandale du traité de Numance avait brouillé avec les gens de bien, et qui avait porté dans son tribunat toute la turbulence de sa colère, fut tué par la main de la république elle-même; l'autre, décrédité jusque dans le parti populaire à cause de sa perpétuelle inconstance, se déroba, par une mort volontaire, à la sévérité des juges. Tous deux furent de grands orateurs; et ce n'est point par tradition que nous en parlons ainsi. Nous avons des discours de Carbon et de Gracchus. Ils ne brillent pas encore de tout l'éclat des expressions; mais ils sont pleins d'esprit et de solidité. Gracchus fut, dès son enfance, instruit dans les lettres grecques par les soins de sa mère Cornélie; il eut toujours les meilleurs maîtres de la Grèce; et, encore très jeune, il reçut les leçons du plus éloquent de tous, Diophane de Mitylène; mais il eut bien peu de temps, et pour perfectionner, et pour déployer son génie. Carbon, tant qu'il vécut, se distingua dans un grand nombre de causes, et devant des tribunaux différents. Parmi les hommes éclairés qui l'avaient entendu, notre ami L. Gellius, qui avait vécu près de lui pendant son consulat, parlait de son débit harmonieux, rapide et animé. II réunissait, selon Gellius, la véhémence à beaucoup de douceur et d'enjouement. Il était actif, laborieux, et s'appliquait souvent à la composition et aux exercices du cabinet. Il passa pour le meilleur avocat de son temps; et pendant qu'il régnait au barreau, les procès commencèrent à se multiplier. En effet, c'est dans sa jeunesse que furent établis les tribunaux permanents, institution inconnue jusqu'alors; car le tribun L. Pison est le premier qui ait fait régler par une loi les jugements de concussion, et ce fut sous le consulat de Censorinus et de Manilius. Le Pison dont je parle plaida lui-même beaucoup de causes, appuya ou combattit beaucoup de lois; il a laissé des discours qui sont oubliés, et des annales fort sèchement écrites. Pour revenir à Carbon, j'ajouterai que, depuis l'usage des scrutins secrets, établi par Cassius sous les consuls Mancinus et Lepidus, les causes soumises au jugement du peuple avaient plus que jamais besoin du secours de l'éloquence.

XXVIII. Votre famille, Brutus, a produit aussi un homme dont j'ai souvent entendu faire l'éloge par le poêle Attius, son ami. C'est Décimas, fils de Marcus : il s'exprimait avec assez d'élégance, et possédait fort bien pour son temps les lettres grecques et latines. Attius rendait le même témoignage de Q. Maximus, petit-fils de Paul Émile. Avant Maximus, il citait encore celui des Scipions qui, sans être revêtu d'aucune autorité publique, donna la mort à Tibérius Gracchus. Ce Romain, selon lui, portait dans ses discours toute l'énergie de son caractère passionné. Ajoutons P. Lentulus, prince du sénat il eut, dit-on,toute l'éloquence qui est nécessaire à l'homme d'État. Ajoutons encore L. Philus, renommé parla pureté de son style, et plus lettré que les précédents; P. Scévola, qui se distinguait par la finesse et le jugement, et même par quelque abondance; M'. Manilius, dont les lumières égalaient presque celles de Scévola; enfin, Appius Claudius qui avait de la facilité, mais un peu trop de véhémence. On tient encore quelque compte de Fulv. Flaccus et de C. Caton, neveu du second Africain, tous deux orateurs médiocres. Il existe cependant des écrits de Flaccus; mais ils n'attestent que son amour pour les lettres. Son émule, P. Décius, n'était pas sans talent oratoire; mais son esprit turbulent se remarque jusque dans le désordre de son langage. M. Drusus; fils de Caïus, qui, dans son tribunat, sut arrêter les entreprises de son collègue C. Gracchus, tribun pour la seconde fois, fut également distingué par la force de son éloquence, et par son grand caractère. A côté de lui se place son frère C. Drusus. N'oublions pas, mon cher Brutus, votre parent M. Pennus, qui fut aussi dans son tribunat un redoutable adversaire pour le second des Gracques. Il était un peu plus âgé que ce dernier; car Gracchus fut questeur sous les consuls Lépidus et Orestès; et Pennus, dont le père, Marcus, avait été consul avec P. Élius, était alors tribun. Pennus, qui pouvait prétendre à tout dans la carrière des honneurs, mourut après son édilité. Quant à T. Flamininus, que j'ai encore vu moi-même, tout ce que je sais de lui, c'est qu'il s'exprimait avec une grande correction.

XXIX. A tous ces noms on joint C. Curion, M. Scaurus, P. Rutilius et C. Gracchus. Nous dirons peu de mots de Scaurus et de Rutilius, qui ne furent ni l'un ni l'autre de grands orateurs, et qui tous deux plaidèrent beaucoup de causes. On a vu souvent des hommes estimables qui, sans être doués d'un génie supérieur, se recommandaient cependant par d'utiles travaux. Au reste, ce n'est pas le talent, c'est le talent oratoire qui manquait à ceux dont nous parlons. En effet, ce n'est pas assez de voir ce qu'il faut dire, si on ne sait point le dire avec agrément et facilité ; et ceci ne suffit point encore, si ce qu'on dit n'est animé par la voix, le geste, le regard. Ai-je besoin d'ajouter qu'il faut, avec cela, connaître les règles? sans elles, tout ce que le talent naturel fait dire de lien est le fruit d'une inspiration du moment, sur laquelle on ne peut pas toujours compter. Le langage de Scaurus annonce un homme sage et droit ; il y règne une dignité parfaite, un ton qui commande la confiance : ce n'est point un avocat qui plaide, c'est un témoin qui dépose.

Ce style ne paraissait convenir que médiocrement au barreau, mais il convenait parfaitement aux délibérations du sénat, où Scaurus occupait la première place. Il prouvait à la fois les lumières, et, ce qui était plus essentiel, la bonne foi de l'orateur. Scaurus tenait de la nature ce précieux avantage que l'art ne donne point. Ce n'est pas que l'art, comme vous savez, n'élève jusque-là ses prétentions. Il existe de Scaurus des discours, et sa Vie, écrite par lui-même, en trois livres; elle est dédiée à L. Fufidius, qui eut aussi quelque réputation au barreau. Personne ne la lit, malgré le profit qu'on en pourrait tirer, et cependant on lit la Vie et l'Éducation de Cyrus, ouvrage très beau sans doute, mais moins approprié à nos moeurs, et qui, en vérité, n'est pas préférable à celui de Scaurus.

XXX. Quant à Rutilius, sa manière avait quelque chose de sérieux et d'austère. Scaurus et lui étaient l'un et l'autre d'un caractère violent et irascible. Aussi tous deux ayant demandé en même temps le consulat, celui qui fut repoussé ne manqua pas d'accuser de brigue son heureux compétiteur; et bientôt Scaurus absous, traduisit à son tour Rutilius en justice. Rutilius était fort occupé au barreau, et cette grande activité lui faisait d'autant plus d'honneur, qu'il était encore l'oracle du droit, sur lequel il donnait de fréquentes consultations. Ses discours ont de la sécheresse; rien de plus beau que ses ouvrages de jurisprudence. Il était savant et très versé dans les lettres grecques. Disciple de Panétius, il avait presque atteint la perfection dans le genre des stoïciens, qui est, comme vous savez, plein d'art et de finesse, mais sec et peu propre à faire de l'effet sur une grande assemblée. Il a réalisé l'idée que les philosophes de cette école ont du sage, et a prouvé, par son exemple, qu'elle n'est point une chimère. Mis en jugement malgré sa parfaite innocence (procès qui bouleversa presque la république), il pouvait charger de sa défense deux consulaires très-éloquénts, L. Crassus ou M. Antonius. II ne voulut s'adresser ni à l'un ni à l'autre; il se défendit lui-même. C. Cotta, son neveu, ajouta quelques mots, et, quoique fort jeune, il fut vraiment orateur. L'augure Mucius parla aussi avec sa netteté et son élégance accoutumées, mais non avec cette force et cette abondance qu'exigeaient la nature du procès et la grandeur de la cause. Rutilius sera donc un orateur stoïcien, et Scaurus un orateur antique. Nous leur donnerons cependant des éloges à l'un et à l'autre, pour avoir élevé parmi nous ces deux genres jusqu'à la hauteur de l'éloquence. Car je veux qu'au forum ainsi qu'au théâtre, on n'applaudisse pas uniquement ceux qui se livrent à des mouvements impétueux et fatigants : une action calme, simple, naturelle, et qui n'a rien de pénible, mérite ainsi notre estime.

XXXI. Puisque nous avons parlé des stoïciens, citons encore Q. Élius Tubéron, petit-fils de Paul Émile, qui vivait à la même époque. Il n'était point orateur, mais il pratiquait dans toute leur sévérité les principes de sa secte; il les poussait même à l'excès, puisque, étant triumvir, il prononça, contre l'autorité de Scipion l'Africain son oncle, que les augures ne sont pas dispensés par leur charge des fonctions de juges. Son langage ressemblait à ses mœurs : il était dur, austère, négligé; aussi ne put-il atteindre à l'illustration de ses ancêtres. Ce fut, du reste, un citoyen ferme et courageux, et l'un des plus constants adversaires de C. Gracchus; on peut en juger par un discours de ce tribun contre lui. Il nous en reste aussi de Tubéron contre Gracchus. S'il n'eut pour la parole qu'un talent médiocre, il excellait dans la discussion.

- Ainsi, dit Brutus, il en est de nos stoïciens comme de ceux de la Grèce. Ce sont d'habiles dialecticiens, des architectes de paroles, qui élèvent-avec beaucoup d'art l'édifice de leur argumentation. Transportez-les au forum, on ne leur trouve plus que de la stérilité; j'en excepte le seul Caton, à la fois stoïcien accompli et grand orateur. Mais je vois que Fannius eut peu d'éloquence, que Rutilius n'en eut pas beaucoup, et que Tubéron en manqua tout à fait.

- Cela vient, répondis-je, de ce qu'ils s'oceupent uniquement de la dialectique, et qu'ils négligent ces développements qui donnent au discours de l'étendue, de la richesse, de la variété. Votre oncle, au contraire, comme vous le savez, a pris des stoïciens ce qu'il en fallait prendre; mais il a étudié l'art de parler à l'école des maîtres d'éloquence, et il s'est exercé d'après leur méthode. S'il fallait se borner aux leçons des philosophes, les péripatéticiens seraient les plus propres de tous à former l'orateur. Aussi, mon cher Brutus, je vous félicite d'avoir embrassé une secte, celle de l'ancienne académie, dont les préceptes et la doctrine réunissent à la méthode philosophique la douceur et l'abondance de l'élocution. Disons-le toutefois : le système que suivent les péripatéticiens et les académiciens, dans l'exposition de leurs idées, n'est pas capable de former seul un orateur parfait, quoiqu'on ne puisse sans son secours arriver à la perfection. Car si le langage des stoïciens est trop serré et trop concis pour faire impression sur une assemblée, la manière de ces philosophes est un peu trop lâche et trop diffuse pour la tribune et le barreau. Qui jamais a déployé dans son style plus de richesse que Platon? Si Jupiter parlait grec, disent les philosophes, il parlerait comme ce grand homme. Quel écrivain fut plus nerveux qu'Aristote, plus doux que Théophraste? On dit que Démosthène lisait souvent Platon ; il avait même entendu. On le reconnaît aux choix et à la noblesse de ses expressions, et il le dit lui-même formellement dans une lettre. Mais son éloquence, transportée dans la philosophie, paraîtrait, si j'ose ainsi parler, trop belliqueuse, et celle de Platon serait trop pacifique devant un tribunal.

XXXII. Continuons, si vous le désirez, de passer en revue les autres orateurs, suivant l'ordre des temps et leurs degrés de mérite. - Certes, dit Atticus, nous le désirons vivement, car je réponds ici pour Brutus et pour moi. - Eh bien! repris-je, presque à la même époque, brilla Curion, dont on peut !apprécier le talent par les discours qu'il a laissés. Le plus célèbre de tous est celui qu'il prononça pour Serv. Fulvius, de incestu. Dans notre enfance, ce plaidoyer passait pour le chef-d'oeuvre de l'éloquence; aujourd'hui on le remarque à peine dans la foule des ouvrages qui ont paru depuis.

- Je sais fort bien, dit Brutus, de qui nous vient cette foule de nouvelles productions. - Et moi, répliquai-je, j'entends fort bien qui vous voulez désigner. Il est vrai que j'ai fait quelque bien à la jeunesse, en donnant l'exemple d'une élocution plus pompeuse et plus ornée; mais je lui ai peut-être fait tort en ce que, depuis qu'on a mes discours, le plus grand nombre ne lit plus ceux des anciens; non pas moi cependant, car je les mets bien au-dessus des miens. - Comptez-moi, reprit Brutus, dans le grand nombre. Au reste, je vois à présent que je dois lire, sur votre parole, bien des ouvrages dont j'ai fait peu de cas jusqu'ici.

- Quoi qu'il en soit, dis-je à mon tour, ce discours si vanté de Curion est puéril en beaucoup d'endroits : ce que l'orateur dit de l'amour, de la torture, des bruits publies, n'est qu'une suite de frivoles lieux communs, supportables toutefois dans un temps où le goût, moins délicat, n'avait pas encore épuré l'oreille des Romains. Curion a laissé quelques autres écrits. Il parla souvent, et fut un des plus célèbres avocats de son temps. Aussi je m'étonne qu'ayant fourni une carrière assez longue et assez brillante, il n'ait jamais été consul.

XXXIII. Mais voici enfin un homme doué du plus beau génie, passionné pour l'étude, et formé dès l'enfance par de savantes leçons; c'est C. Gracchus. Gardez-vous de croire, Brutus, que personne ait eu jamais une éloquence plus riche i et plus abondante. - C'est aussi l'opinion que j'ai de lui, répondit Brutus, et il est presque le seul des anciens que je lise. - Lisez-le, repris-je, mon cher Brutus, lisez-le sans cesse. Sa mort prématurée fut une perte pour la république romaine et pour les lettres latines. Pourquoi fallait-il qu'il aimât son frère plus que sa patrie? qu'il lui eût été facile avec un tel génie, s'il eût vécu plus longtemps, d'égaler la gloire de son père ou celle (le son aïeul! Peut-être qu'en éloquence il n'eût jamais trouvé personne qui l'égalât lui-même. Ses expressions sont nobles; ses pensées, solides; l'ensemble de sa composition, imposant. Il n'a pu mettre la dernière main à ses ouvrages. Plusieurs sont d'admirables ébauches, qui seraient devenues des chefs-d'oeuvre. Oui, Brutus, si un orateur mérite d'être lu par la jeunesse, c'est C. Gracchus. La lecture de ses discours peut tout à la fois aiguiser l'esprit et féconder l'imagination.

Après lui vient, dans l'ordre des temps, C. Galba, fils de l'éloquent Servius, et gendre de P. Crassus, orateur et jurisconsulte. Nos pères estimaient son talent; ils s'intéressaient même à ses succès en mémoire de celui dont il tenait le jour; mais il fit naufrage loin du port. Accusé d'après la loi du tribun Mamilius contre les complices de Jugurtha, il se défendit lui-même, et fut immolé à la haine du peuple. Nous avons sa péroraison connue sous le nom d'épilogue. Elle était si estimée dans notre enfance, qu'on nous la faisait apprendre par coeur. C'est le premier membre d'un collège de prêtres qui, depuis la fondation (le Rome, ait été condamné dans une cause publique.

XXXIV. P. Scipion. qui mourut consul, était peu disert, et ne parlait pas souvent; mais il ne le cédait à personne pour la pureté du langage, et il n'avait pas de rival pour la finesse et la plaisanterie. Son collègue, L. Bestia, était un homme ardent et qui n'ignorait pas l'art de manier la parole. Dans son tribunat il rendit à la patrie Popillius, que la violence de C. Gracchus en avait arraché : heureux début, cruellement démenti par l'issue malheureuse de son consulat. En effet, des arrêts dictés par la haine frappèrent, au nom de la loi Mamilia, un homme revêtu du sacerdoce, C. Galba, quatre consulaires, L. Bestia, C. Caton, Sp. Albinos, et enfin I.. Opimius, ce grand citoyen qui donna la mort à Gracchus, et qui, absous par le peuple dont il avait été l'adversaire, fut condamné par les juges que Gracchus avait faits. Un homme bien différent de Bestia dans son tribunat et dans tout le reste de sa vie, C. Licinius Nerva fut mauvais citoyen et assez bon orateur. C. Fimbria, qui vécut à cette époque, mais beaucoup plus longtemps, passa, il faut le dire, pour un avocat brusque et de mauvaise humeur. Il était mordant, satirique, et en général trop passionné et trop véhément; toutefois son zèle, ses moeurs, et l'énergie (le son caractère, lui donnaient de l'autorité dans le sénat. Du reste, il plaidait avec quelque succès, connaissait le droit civil, et portait dans ses discours toute l'indépendance de sa vertu. Nous los lisions dans notre enfance : on aurait peine à les trouver aujourd'hui.

Avec de la grâce dans l'esprit et dans le langage, Sext. Calvinus eut une santé des plus mauvaises. Quand la goutte lui laissait quelque relâche, il ne refusait point une cause; mais cela n'arrivait pas souvent. Aussi prêtait-il le secours de ses lumières toutes les fois qu'on le voulait; celui de sa voix, toutes les fois qu'il le pouvait. A la même époque vivait M. Brutus dont la con-duite fut un affront pour votre famille. Sans respect pour le nom qu'il portait, ni pour les vertus d'un père, excellent citoyen et grand jurisconsulte, il se fit, comme l'Athénien Lycurgue, un métier de l'accusation. Il ne demanda point les magistratures, mais ce fut un accusateur violent et redouté. Il était facile de voir qu'une perversité réfléchie avait étouffé en lui le germe des vertus héréditaires. Le plébéien Césulénus fut un autre accusateur du même temps. Je l'ai entendu dans sa vieillesse, lorsqu'il poursuivait Sabellius en réparation de dommages aux termes de la loi Aquillia. Si j'ai fait mention d'un homme aussi obscur, c'est qu'à mon avis je n'ai jamais entendu personne qui sût avec plus d'adresse noircir les intentions et supposer des crimes.

XXXV. T. Albucius était instruit dans les lettres grecques, ou plutôt il était presque Grec lui-même : telle est du moins mon opinion; on peut au reste en juger par ses discours. Athènes fut le séjour de sa jeunesse; il en sortit épicurien achevé : or, l'école d'Épicure ne forme pas d'orateurs. Q. Catulus était savant, non à la manière des anciens, mais à la nôtre, ou s'il en est une meilleure, à la sienne. Il avait beaucoup de littérature, une grande douceur de langage aussi bien que de moeurs et de caractère, enfin une diction pure et que ne déparait aucune tache. Cette précieuse qualité se reconnaît dans ses dis-cours, et surtout dans l'histoire de son consulat et de ses actions, écrite avec une grâce digne de Xénophon, et dédiée au poète Furius, son ami. Cet ouvrage n'est pas plus connu que les trois Livres de Scaurus dont j'ai déjà parlé.

- J'avoue, dit Brutus, que je ne connais pas plus ces ouvrages l'un que l'autre, mais c'est ma faute : il est vrai qu'ils ne me sont jamais tombés entre les mains. A présent je vous prierai de me les prêter, et de mon côté je rechercherai plus curieusement ces anciennes productions.

- Catulus, repris-je, parlait donc avec une admirable pureté, mérite plus grand qu'on ne pense, et que la plupart des orateurs négligent beaucoup trop. Je ne dirai rien du son de sa voix et du charme de sa prononciation, puisque vous 1 avez connu son fils. Ce fils ne fut pas compté au nombre des orateurs; mais il ne manquait ni de lumières pour opiner dans le sénat, ni d'élégance et de goût pour développer son opinion. Le père lui-même ne tenait pas le premier rang parmi les avocats célèbres. Quand on entendait ceux qui régnaient alors au barreau, il paraissait leur être inférieur; mais quand on l'entendait lui-même et sans le comparer à d'autres, on était satisfait; je dis plus, on ne voyait rien de mieux à désirer. Q. Métellus Numidicus, et son collègue M. Silanus, réussirent assez dans l'éloquence politique pour soutenir un grand nom et la dignité consulaire. M. Aurélius Scaurus parlait rarement, mais avec goût; il se distingua surtout par l'élégance et la pureté de sa diction. A. Albinus eut, comme lui, le mérite d'une correction parfaite. Quant au flamine Albinus, il tenait son rang parmi les orateurs, aussi bien que Q. Cépion, homme plein de vigueur et de fermeté, qui fut accusé des torts de la fortune, et victime de la haine du peuple.

XXXVI. Alors vivaient aussi C. et L. Memmius, orateurs médiocres, accusateurs ardents et passionnés. Ils appelèrent en jugement beaucoup de citoyens; ils en défendirent très peu. Sp. Thorius fut un orateur populaire assez en crédit. C'est lui qui, par une loi aussi mauvaise qu'inutile, déchargea d'impôts les terres du domaine public. M. Marcellus, père d'Éserninus, ne compta point parmi les avocats. Il avait cependant, ainsi que P. Lentulus, son fils, cette facilité que donne l'habitude de la parole. L. Cotta, qui fut préteur, était encore un orateur médiocre. S'il ne fut pas remarquable par son talent, il le fut par les expressions surannées et l'accent un peu rustique qu'il affectait pour se donner une physionomie antique.

Je dois, à l'occasion de Cotta et de plusieurs autres, vous faire un aveu; c'est que j'ai mis et que je mettrai encore au nombre des orateurs, des hommes qui avaient assez peu d'éloquence. Mais je me suis proposé de réunir tous ceux qui ont exercé dans Rome le noble ministère de la parole. Une simple réflexion fera sentir par quels degrés a passé ce grand art, et combien en tout genre il est difficile d'atteindre à la perfection. Que d'orateurs j'ai déjà cités! que de temps passé à cette rapide énumération! et cependant, c'est en nous sauvant à peine à travers la foule que nous sommes arrivés chez les Grecs à Démosthène et Hypéride, et chez nous à Crassus et à Antoine; car ce sont, à mon avis, nos deux plus grands orateurs, et les premiers Romains qui aient élevé l'éloquence à cette hauteur où l'avait portée le génie de la Grèce.

XXXVII. Rien n'échappait au génie d'Antoine, et il plaçait toujours ses moyens dans l'endroit le plus propre à les faire valoir. Semblable à un général qui dispose habilement sa cavalerie, son infanterie, ses troupes légères, il donnait à chacun de ses arguments la place où il pouvait produire le plus d'effet. II avait une vaste mémoire. Chez lui pas la moindre trace de travail, et on eût dit qu'il parlait toujours sans préparation ; mais il était si bien préparé, que les juges, en l'écoutant, semblaient quelquefois n'être pas eux-mêmes assez préparés à se mettre en garde contre son éloquence. Quant à son langage, il n'était pas d'une élégance parfaite; et sans parler d'une manière incorrecte, il manqua pourtant du mérite de l'élocution, je veux dire de cette qualité de l'élocution qui est un mérite pour l'orateur. Car si la correction du langage, comme je l'ai dit tout à l'heure, est un titre d'éloge, c'est moins par elle-même que parce que la plupart la négligent. En effet, il n'est pas si beau de savoir le latin que honteux de l'ignorer : c'est moins la science d'un orateur que celle d'un citoyen romain. Au reste. dans le choix des mots, où il cherchait l'effet plutôt que la grâce, dans la manière de les placer, dans la structure des périodes, il n'était rien chez Antoine qui ne fût calculé, rien où ne présidât un art secret. Mais il excellait surtout, à embellir ses pensées de l'éclat des figures. C'est 1 aussi le triomphe de Démosthène, qui doit à sa supériorité en ce genre le titre de prince des orateurs ; car ce sont les ligures( tel est le sens du nom employé par les Grecs), qui fournissent à l'orateur ses plus magnifiques ornements. Or, c'est moins en donnant du coloris à l'expression que de l'éclat à la pensée, qu'elles produisent leurs plus beaux effets.

XXXVIII. Antoine joignait à ces grandes qualités un mérite particulier d'action. Si l'action a deux parties, la voix et le geste,son geste exprimait moins les paroles que les pensées. Le mouvement de ses mains, de ses épaules, de son corps, de ses pieds, sa position, sa. démarche, tout enfin était dans une harmonie parfaite avec les idées et le fond des choses. Sa voix était soutenue quoique un peu sourde. Mais il possédait le talent unique de faire tourner ce défaut même à son avantage; car il avait dans les morceaux pathétiques un accent de tristesse bien propre à inspirer la confiance, et à porter l'émotion dans l'âme des auditeurs. On voyait se justifier en lui ce mot de Démosthène, qui, interrogé quelle était la première qualité de l'orateur, répondit : l'action; la seconde, l'action; la troisième, l'action. L'action en effet est ce qu'il y a de plus capable de pénétrer dans les coeurs; elle les remue, elle les façonne en quelque sorte et les plie à son gré; elle montre en un mot l'orateur, tel que lui-même veut paraître.

Quelques-uns lui comparaient, d'autres lui pré fêtaient Crassus. Tous convenaient que quand on avait l'un ou l'autre pour défenseurs, il n'en fallait pas désirer un plus habile. Pour moi, malgré le grand éloge que je viens de faire d'Antoine, et dans lequel je persiste, je pense qu'il ne peut avoir existé rien de plus parfait que Crassus. Il avait une gravité noble, mêlée de cet enjouement et de cette plaisanterie fine et ingénieuse, qui sied à l'orateur et ne dégénère jamais en bouffonnerie. Il parlait avec une pureté et une correction éloignée de toute recherche. Ses idées se développaient avec une netteté admirable; et lorsqu'il discutait sur le droit civil ou sur l'équité naturelle, les preuves et les exemples lui venaient en abondance.

XXXIX. Si Antoine avait un talent incroyable pour faire naître des conjectures, ou pour exciter et dissiper des soupçons, Crassus excellait dans l'art d'interpréter et de définir, et il développait, avec une fécondité sans égale, les principes de l'équité. C'est ce qu'il prouva mille fois, surtout devant le tribunal des centumvirs, dans l'affaire de M. Curius. Il fit si bien valoir la justice naturelle contre une pièce écrite, qu'il accabla sous le poids de ses arguments et de ses exemples l'homme le plus habile et le plus profondément versé dans le droit civil, Q. Scévola, quoique ce procès roulât tout entier sur le droit. Ces deux grands hommes, tous deux consulaires, tous deux à peu près de même âge, plaidèrent cette cause l'un contre l'autre, et défendirent chacun de son côté ' les principes du droit civil, de manière à faire penser que Crassus était le plus habile jurisconsulte d'entre les orateurs, et Scévola le plus grand orateur d'entre les jurisconsultes. Scévola démêlait avec une rare sagacité le vrai et le faux dans une question de droit positif ou naturel; et il exposait sa pensée avec une propriété d'expression et une brièveté merveilleuses. Disons donc qu'il a porté ce talent d'expliquer, d'éclaircir, de discuter, à une perfection à laquelle je n'ai rien vu de comparable; mais, pour ce qui regarde l'amplification, les ornements du style, les réfutations, ou devait plutôt le redouter comme critique, que l'admirer comme orateur.

XL. - Je croyais, interrompit Brutus, con-naître assez bien Scévola par tout ce que j'en avais entendu dire à C. Rutilius, sou ami, dans la société du Scévola qui vit maintenant; toutefois je ne lui savais pas un si grand talent pour la parole. Aussi j'apprends avec joie que notre république ait possédé un homme d'un tel mérite et d'un si beau génie. - Ne croyez pas, Brutus, repris-je à mon tour, que Rome ait rien produit de plus accompli que ces deux illustres citoyens. Je l'ai dit tout à l'heure, l'un était le plus éloquent des jurisconsultes, l'autre le meilleur jurisconsulte parmi les hommes éloquents. Également dissemblables dans leurs autres rapports, on ne saurait dire cependant auquel des cieux on aimerait mieux ressembler. Crassus était le plus précis de ceux qui parlaient avec élégance; Scévola, le plus élégant de ceux qui se distinguaient par la précision. Crassus joignait à une grande politesse de langage ce qu'il faut de sévérité; et avec beaucoup de sévérité, Scévola ne manquait pas de politesse. On pourrait continuer le parallèle; mais peut-être le prendriez-vous pour un jeu d'esprit, une ne combinaison de paroles. Rien cependant n'est plus réel. Toute vertu, mon cher Brutus, consiste, selon votre ancienne académie, dans un juste milieu. Or, l'un et l'autre voulant suivre cette ligne tracée par la sagesse, il arrivait que l'un avait une partie du caractère de l'autre, sans que chacun cessât d'avoir tout entier son propre caractère. - A présent, dit Brutus, je trois parfaitement connaître Crassus et Scévola; et quand je pense à Serv. Sulpicius et à vous, je trouve que vous avez, dans ces rapports mutuels, quelque ressemblance avec eux. - Comment cela? répondis-je. - C'est qu'il me semble que vous, vous n'avez demandé à la science du droit que ce qu'elle peut offrir d'utile à l'orateur, et que Sulpicius n'a emprunté de l'éloquence que les secours nécessaires à l'interprète du droit. De plus, votre âge et le sien se rapprochent autant que ceux de Crassus et de Scévola.

XLI. - Il est inutile, repris je, de parler de moi. Quant à Sulpicius, vous le jugez très bien, et je vals vous dire à mon tour ce que je pense de lui : non, jamais nul autre n'étudia peut-être .avec plus d'ardeur et l'art oratoire, et toutes les sciences qui méritent l'estime des hommes. Nos premières années furent consacrées aux mêmes exercices. Plus tard, il partit avec moi pour Rhodes, afin d'y perfectionner son talent et son instruction. Revenu de ce voyage, il a mieux aimé, je pense, être le premier dans le second des arts, que d'embrasser le premier des arts et d'y tenir le second rang. Peut-être eût-il pu marcher de pair avec les princes de l'éloquence; mais par une ambition que le succès a couronnée, il a préféré sans doute être le prince des jurisconsultes, et il n laissé bien loin derrière lui ses contemporains et ses devanciers. - Quoi ! dit Brutus, vous mettez notre ami Sulpicius au-dessus même de Scévola? - Scévola, repris-je, était, comme beaucoup d'autres, consommé dans la pratique de la jurisprudence; Sulpicius seul en a connu la théorie. Cet avantage qu'il eût en vain cherché dans la science même du droit civil, il le doit à cette autre science qui enseigne à distribuer un tout en ses diverses parties, à découvrir par la définition ce qui est caché, à éclaircir par l'interprétation ce qui est obscur, à voir les équivoques, et à les résoudre par d'habiles distinctions, à posséder enfin une règle certaine, pour juger le vrai et le faux, et pour savoir si une conséquence est bien ou mal déduite de son principe. Il a porté le flambeau de cet art qui éclaire tous les autres, sur des matières où ses devanciers, soit en plaidant, soit en répondant sur le droit, marchaient environnés de ténèbres.

XLIL - Vous parlez sans doute de la dialectique, dit Brutus. - Assurément, répondis-je. Mais Sulpicius y a joint la connaissance de la littérature, et une élégance de style dont on peut juger par ses écrits, auxquels je ne vois rien qui soit comparable. Il a eu pour maîtres deux hommes très habiles, L. Lucilius Balbus et C. Aquillins Gallus, et plus habile que tous deux, il a sur-passé, par la justesse et la sagacité de son esprit, cette facilité vive et rapide que portait dans les consultations et la plaidoirie le génie exercé et pénétrant de Gallus; et par sa promptitude à résoudre les difficultés et à terminer les affaires, il a laissé loin de lui la lenteur circonspecte que le savant et profond Balbus faisait paraître au forum et dans le cabinet. Ainsi, aux qualités qui lui sont communes avec ses deux modèles, il a joint, comme un heureux supplément, celles qui leur manquaient. Crassus me parait avoir agi plus sagement que Scévola : car celui-ci aimait à plaider, quoiqu'il fût, dans ce genre, inférieur à Crassus ; et Crassus ne voulait pas donner de consultations, afin de n'être en rien inférieur à Scévola. Mais Sulpicius est certainement le plus sage des trois : car des deux arts qui, dans la carrière civile, mènent le plus sûrement à la gloire et à la considération, il a su dans l'un s'élever au-dessus de tous ses rivaux, et il a cultivé l'autre autant qu'Il fallait pour en faire un auxiliaire de la jurisprudence, et soutenir avec honneur la dignité d'homme consulaire.

- C'est aussi ce que je pensais déjà, dit Brutus; car étant dernièrement à Samos, je l'ai entendu souvent, et avec le plus curieux intérêt, développer les principes de notre droit pontifical dans ses rapports avec le droit civil. Maintenant, confirmée par votre témoignage et votre jugement, mon opinion n'en est que mieux affermie. Et en même temps je remarque avec joie que, ni l'égalité que mettent entre vous et l'âge et les honneurs, ni la culture de deux arts dont les domaines se touchent de si près, ne donnent lieu à ces jalousies qui arment l'un contre l'autre tant de rivaux, et que loin d'altérer votre mutuelle bienveillance, elles semblent au contraire en resserrer les noeuds. Car l'estime et l'affection dont je vous vois animé pour lui, il les ressent pour vous, j'en fus plus d'une fois témoin : aussi je m'afflige que le peuple romain soit privé depuis si longtemps et de ses lumières et de votre éloquence, et ma juste douleur s'accroît encore en songeant en quelles mains, je ne dis pas ont été remises, mais sont tombées, par une malheureuse fatalité, vos nobles fonctions. - J'avais dit en commençant, interrompit Atticus, qu'il ne devait pas être question des affaires publiques. Gardons le silence que nous nous sommes promis; aussi bien, si nous nous mettons ainsi à déplorer tous nos maux l'un après l'autre, nos regrets ou plutôt nos gémissements n'auront jamais de fin.

XLIII. - Continuons donc, repris je alors, et suivons l'entretien que nous avons commencé.

Crassus arrivait préparé; on l'attendait, ou l'écoutait avidement. Dès son exorde, qui était toujours travaillé avec soin, il justifiait cette honorable curiosité. Son geste était calme, sa voix, soutenue; il ne marchait point, frappait rarement du pied. Mais la chaleur de son âme et quelquefois la colère ou une douleur profondément sentie, passionnaient ses paroles; il employait souvent, et sans sortir de sa gravité, l'arme de la plaisanterie. Enfin, par un talent bien rare, il réunissait une grande brièveté de style à tout l'éclat des ornements. Jamais il ne trouva son pareil dans les répliques subites et alternatives. Tous les genres de cause lui furent également familiers. Il se plaça de bonne heure au premier rang des orateurs. Encore très jeune, il accusa C. Carbon, cet homme si éloquent, avec un succès qui lui attira, je lie dis pas les éloges, mais l'admiration de Borne entière. Il défendit ensuite, à l'âge de vingt-sept ans, la vestale Licinia; il a laisse par écrit quelques parties de ce discours, où il déploya aussi la plus brillante éloquence. Il voulut dans sa jeunesse essayer de la faveur populaire : il parla pour la colonie de Narbonne, et obtint la commission de la conduire. Sa harangue existe encore, elle a, pour ainsi dire, une maturité qui ne semble pas appartenir à cet âge. Il plaida ensuite beaucoup de causes; mais son tribunat fit si peu de bruit, que s'il n'eût, pendant cette magistrature, soupé chez le crieur Granius, et si Lucilius ne nous l'avait raconté deux fois, nous ignorerions qu'il eût été tribun du peuple.

- Il est vrai, dit Brutus; mais je ne crois pas avoir entendu parler davantage du tribunat de Scévola; et Scévola fut, je pense, collègue de Crassus. - Il le fut, repris-je, dans les autres magistratures; mais il fut tribun l'année d'après lui, et il siégeait en cette qualité sur la tribune aux harangues, lorsque Crassus soutint la loi Servilia. Il ne fut pas non plus son collègue dans la censure, et je ne crois pas qu'aucun des Scévola ait jamais demandé la dignité de censeur. Au reste, quand Crassus publia le discours dont je parle, et que vous avez sûrement lu plus d'une fois, il avait trente-quatre ans, et son âge devançait le mien du même nombre d'années; car il parla pour cette loi l'année de ma naissance, et il était né lui-même sous le consulat de Q. Cépion et de C. Lélius, justement trois ans après Antoine. J'ai rapproché ces dates, afin que l'on vît à quelle époque l'éloquence latine est parvenue, pour ainsi dire, à son point de maturité, et que l'on sût que dès lors elle a été portée à une perfection à laquelle. il est impossible de rien ajouter, à moins qu'un homme ne se présente, riche d'un grand fonds de conuaissances en philosophie, en droit civil et en histoire.

XLIV. - Il paraîtra, dit Brutus, cet homme que vous attendez, ou plutôt, il a déjà paru. - Je ne sais, répondis-je; mais revenons à Crassus. Il existe un discours de son consulat, en faveur de Q. Cépion, morceau assez étendu pour un éloge accompagné d'apologie, mais qui le serait trop peu pour un plaidoyer. Enfin le dernier que nous ayons est celui qu'il prononça dans sa censure à l'âge de quarante-huit ans. Il règne dans tous ces ouvrages un naturel dont aucun fard n'altère le coloris; même il était avare de ces tours nombreux où la pensée se développe et s'arrondit en un cercle de mots qu'on nomme période. Il préférait ce style coupé qui distribue le discours en membres, comme disent les Grecs, et en parties indépendantes.

- Alors Brutus : Malheureusement, dit-il, les louanges que vous prodiguez à ces deux orateurs me donnent quelques regrets : pourquoi n'avons-nous d'Antoine que ce petit traité de l'art oratoire, et que n'a-t-il plu a Crassus d'écrire davantage? Ils auraient au moins laissé au publie un monument de leur génie, et à nous des modèles d'éloquence. Quant à Scévola, nous connaissons assez, par les discours qui restent de lui, l'élégance de son style. - Vous demandez des modèles, repris-je; pour moi, le discours où Crassus soutient la loi de Cépion, m'en a servi dès mon enfance. Avec quel art il sait relever l'autorité du sénat, à la défense duquel cette harangue est consacrée, et rendre odieuse la faction des juges et des accusateurs, dont il lui fallait combattre, le pouvoir sans nuire à sa popularité! Tour à tour grave et mordant, doux et enjoué, il mêle heureusement les tons les plus divers. Le discours écrit ne contient pas tout ce qu'il dit à la tribune: on peut en juger par certains points qu'il expose seulement sans les traiter à fond. Celui qui nous reste de sa censure contre son collègue Domitius est moins un discours qu'un texte à développer, et un sommaire assez étendu ; car jamais les combats de la parole ne furent plus animés que dans cette grande querelle. Crassus, il faut le dire, excellait aussi dans l'éloquence populaire : celle d'Antoine convenait beaucoup mieux au barreau qu'a la tribune.

XLV. J'ai parlé de Domitius; je ne le quitterai pas sans observer encore que s'il ne fut point compté parmi les orateurs, il maniait cependant la parole avec assez de talent pour ne pas rester inférieur aux fonctions du magistrat, ni à la dignité de l'homme consulaire. J'en dirai autant de C. Célius. II eut une activité infatigable et de grandes qualités. Quant à l'éloquence, il en trouvait assez dans les affaires particulières pour défendre ses amis; dans les discussions publiques, pour soutenir son rang. A la même époque, M. Hérennius était compté au nombre des orateurs médiocres, qui parlent avec pureté et correction. Toutefois, rival de Philippe dans la demande du consulat, ni la noblesse de ce compétiteur, ni ses liaisons de famille, d'amitié, de sacerdoce, ni même sa haute éloquence, n'empêchèrent Hérennius d'emporter les suffrages. Un autre citoyen, que sa grande naissance et son immense crédit plaçaient an premier rang dans l'État, C. Clodius, n'eut cependant pour la parole qu'un talent médiocre.

A ceux du même temps, ajoutons le chevalier romain C. Titius. Il me paraît s'être élevé aussi haut que pouvait le faire un orateur latin, sans la connaissance des lettres grecques et le secours d'un long exercice. Ses discours, tout pleins des traits les plus piquants, des rapprochements les plus heureux, de l'urbanité la plus exquise, semblent, je le dirai presque, couler d'une plume attique. Il a porté jusque dans ses tragédies cet esprit fin et brillant, mais peu tragique, dont ses discours étinc lient. Il eut pour émule le poète Afranius, écrivain spirituel, éloquent même, comme vous le savez, au moins dans le genre dramatique. Ajoutons encore Rubrius Varron, accusateur ardent et passionné, qui fut déclaré par le sénat ennemi public avec C. Marius. Mentionnons avec une véritable estime un autre orateur du même ordre, mais instruit dans les lettres grecques et né pour la parole, M. Gratidius, mon parent, ami intime d'Antoine, et son lieutenant en Cilicie, où il fut tué; enfin accusateur de C. Fimbria, et père de Marius Gratidianus.

XLVI. Les villes alliées et le Latium mirent aussi au nombre des orateurs Q. Vettius Vettianus, du pays des Marses, que j'ai connu moi-même, homme éclairé et précis dans ses discours; les deux Valérius Soranus, mes voisins et mes amis, moins recommandables par le talent de la parole que par leur profonde connaissance des lettres grecques et latines; Rusticellus, de Bologne, qui tenait de l'exercice et de la nature une extrême facilité. Mais le plus éloquent de tous ceux dont Rome n'était pas le séjour, fut Bétucius Barrus d'Asculum. Il existe de lui plusieurs discours prononcés dans sa patrie. Pour la harangue qu'il fit à Rome coutre Cépion, elle est célèbre. Cépion y répondit par un discours d'Élius, qui en composa un grand nombre, et ne parla jamais. Nos ancêtres estimèrent beaucoup le talent oratoire de L. Papirius de Frégelles dans le Latium, qui était à peu près du même âge que Tib. Gracchus, fils de Publius. Il nous reste de lui un discours prononcé dans le sénat en faveur de ses compatriotes et des colonies latines.

- Quel genre de mérite attribuez-vous, dit Brutus, à ces orateurs en quelque sorte étrangers? - Le même, je pense, qu'à ceux de Rome, si ce n'est qu'il manque à leur langage ce ton et ce coloris qu'on nomme urbanité. - Mais en quoi donc, reprit-il, consiste cette urbanité inimitable? - Je ne saurais le dire; je sais seulement qu'elle existe. Vous le sentirez vous-même, Brutus, quand vous Irez dans la Gaule. Vous y entendrez quelques mots qui ne sont point d'usage à Borne; mais ceux-là on peut les changer ou les oublier. Une différence plus sensible, c'est cet accent de la ville qui se remarque jusque dans le son de voix de nos orateurs; et cette délicatesse n'est pas le privilégie des orateurs seuls; elle s'aperçoit même dans les autres citoyens Je me souviens d'avoir vu Tincas de Plaisance, homme d'un esprit très enjoué, disputer de saillies avec le crieur Granius, notre ami. - Ce Granius dont parle souvent Lucilius? - Lui-même. Les bons mots de Tincas ne se faisaient pas entendre; mais ceux de Granius avaient un sel, et je ne sais quel goût d'un excellent terroir, qui désespérait son rival. Aussi je ne m'étonne plus de ce qu'on rapporte de Théophraste. Comme il demandait à une femme du peuple le prix d'un objet exposé en vente : Étranger, lui dit-elle, après avoir répondu à sa question, il est impossible de le donner à moins. Le philosophe fut d'autant plus fâché de se voir reconnu pour étranger, qu'il habitait depuis longtemps Athènes, et qu'il parlait très bien. C'est ainsi, je pense, que le langage de Rome se reconnaît, comme celui d'Athènes, à une certaine délicatesse d'accent. Mais revenons dans nos foyers, c'est-à-dire, à nos orateurs.

XLVII. Si Crassus et Antoine occupent le premier rang, Philippe est celui qui en approche le plus; mais il n'en approche pourtant que de très loin. Ainsi, quoique personne ne vienne se placer entre lui et ces deux grands maîtres, je ne lui donnerai cependant pas la seconde, ni même la troisième place; car je n'appellerai le second ou le troisième, ni dans une course de clairs celui qui est encore tout près de la barrière quand le vainqueur a déjà reçu la palme; ni parmi les orateurs, ceux qui sont si éloignés du premier, qu'a peine ils semblent courir dans la même lice. Cependant Philippe avait des qualités, qui, jugées seules et sans comparaison, pouvaient paraître grandes : une extrême franchise, beaucoup de traits piquants, des idées abondantes et développées avec facilité. Il était surtout initié fort avant, pour ce temps-là, aux sciences de la Grèce. Dans la dispute, ses railleries avaient quelque chose de mordant et d'acéré.

On peut rapprocher de leur époque L. Gellius, orateur dont le mérite réel n'allait pas jusqu'à faire illusion sur celui qu'il n'avait point. Il ne manquait ni de connaissances, ni d'imagination; l'histoire romaine lui était familière, et il s'exprimait avec facilité; mais son âge le mettait en concurrence avec des génies du premier ordre. Il rendit cependant fi ses amis de nombreux et d'utiles services. Sa longue carrière le fit contemporain de plusieurs générations d'orateurs, et il plaida une multitude de causes. Dans le même temps à peu pués, on rencontre un homme savant dans les lettres grecques et latines, D. Brutus, qui fut consul avec Mamercus. L. Scipion n'était point non plus sans talent, et Cn. Pompéius, fils de Sextus, jouissait de quelque réputation. Quant à Sextus son frère, doué du génie le plus heureux, il le tourna vers la jurisprudence, la géométrie, la philosophie stoïcienne, et il y acquit de vastes connaissances. Avant eux, M. Brutus s'était distingué dans la science du droit, et un peu après celui-ci, C. Biliénus rehaussa par le même genre de mérite un nom déjà illustre. Il eût été consul, s'il n'eût rencontré un obstacle dans les nombreux consulats de Marius, qui laissaient si peu de place à d'autres ambitions. L'éloquence de Cn. Octavius, ignorée avant son consulat, se fit applaudir, pendant qu'il fut consul, dans beaucoup de harangues. Mais quittons ceux qui parlèrent en public sans pour cela être orateurs, et revenons à ceux qui méritent vraiment ce nom. - C'est mon avis, dit Atticus; car il me semble que dans cette histoire de l'éloquence ce sont les talents, et non le zèle que vous recherchiez.

XLVIII. - Eh bien ! repris-je, C. Julius. fils de L., l'emportait sur ses devanciers et sur ses contemporains par son enjouement et la finesse de ses plaisanteries. Ce ne fut pas sans doute un orateur véhément, mais rien n'est au-dessus de l'urbanité, de l'élégance, de la grâce, qui faisaient le charme de son style. Il existe de lui quelques discours qui peuvent, aussi bien que ses tragédies, donner une idée de son langage, dont le caractère est la douceur sans la force. P. Céthégus, qui était de son âge, parlait assez facilement sur les affaires publiques. Il avait étudié tous les détails du gouvernement, et les connaissait à fond. Aussi dans le sénat son influence égalait celle des hommes consulaires. Peu propre aux grandes causes, il défendait avec assez d'adresse et de talent les intérêts privés.

Q. Lucrétins Vispillo portait, dans le même genre de plaidoirie, beaucoup de finesse et de connaissance des lois. Aphilia réussissait mieux à la tribune qu'au barreau. T. Annius, de la tribu Vélina, était un homme éclairé, et un orateur estimable dans les causes particulières. T. Juveutius était aussi fort employé dans les procès de cette espèce : son débit avait quelque chose de pesant et de froid; mais il était rusé, habile à surprendre un adversaire; en outre, il ne manquait pas de connaissances, et il entendait parfaitement le droit civil. Un de ses disciples, P. Orbius, à peu près du même âge que moi, n'était pas très exercé à parler en public; mais, dans la science du droit, il ne le cédait nullement à son maître. Pour T. Aufdius, qui a vécu jusqu'a une extrême vieillesse, il aspirait à leur ressembler. C'était un homme honnête et irréprochable; mais il était peu disert : son frère, M. Virgilius, qui, étant tribun du peuple, cita en justice L. Sylla alors général, ne l'était pas davantage. P. Magius, collègue de ce dernier, avait un peu plus de fécondité. Mais de tous les orateurs, ou plutôt de tous les parleurs sans instruction, sans politesse et sans goût, que j'ai connus, je n'en vois pas qui eussent autant de facilité et de pénétration que Sertorius, de l'ordre des sénateurs, et Gorgonius, de celui des chevaliers. T. Junius, fils de Lucius, qui fut tribun, et sur l'accusation duquel P. Sextius, préteur désigné, fut condamné pour crime de brigue, avait aussi une élocution facile et coulante, qui, jointe à l'éclat de sa vie et à un esprit assez distingué, l'aurait porté plus loin dans la carrière des honneurs, si son état de faiblesse ou plutôt de maladie n'eût arrêté son essor.

XLLX. Je sens très bien que j'insiste longtemps sur des hommes qui n'ont en ni la réputation ni le talent d'orateurs, et que je passe sous silence des noms anciens qui mériteraient une mention et même des éloges; mais ces noms me sont inconnus. Quels souvenirs en effet l'âge précédent peut-il nous fournir sur des hommes qui n'ont rien laissé, et dont ne parle aucun monument? Quant à nos contemporains, je ne crois pas oublier un seul de ceux que j'ai entendus : car je veux qu'on sache que dans une si grande et si ancienne république, où les plus brillantes récompenses sont proposées à l'éloquence, tous ont désiré d'exercer le talent de la parole, assez peu l'ont osé, et moins encore en ont été capables. Toutefois ce que je dirai de chacun fera assez connaître quel est celui que je regarde comme orateur, et quel autre n'eut pour mérite qu'une voix retentissante. Vers les mêmes temps parurent C. Cotta, P. Sulpicius, Q. Varius, Cn. Pomponius, C. Curion, L.Fufius, M. Drusus et P. Antistius, tous un peu plus jeunes que Julius, mais d'âges presque égaux entre eux; car jamais aucune époque ne fut plus féconde en orateurs. Parmi ceux que je viens de nommer, Cotta et Sulpicius ont certainement, à mon avis et à celui de tout le monde, occupé le premier rang.

- Comment, dit Atticus, votre avis et celui de tout le monde? Est-ce que, pour approuver et désapprouver un orateur, le jugement du vulgaire est toujours d'accord avec celui des gens de goût? Ou bien celui-ci n'est-il pas estimé par la multitude, et celui-là par les hommes éclairés? - Votre question est judicieuse, Atticus. Mais vous allez peut-être entendre une réponse qui trouvera des contradicteurs. - Que vous importe, reprit-il, pourvu qu'elle soit approuvée de Brutus? - Il est vrai, Atticus, que dans cette discussion sur le bon ou le mauvais succès de l'orateur, c'est de votre suffrage et de celui de Brutus que je suis le plus jaloux. Mais quand je parle en public, je désire les suffrages du peuple; car celui qui sait les obtenir est sûr de plaire également aux gens instruits. En effet, avec du jugement et du goût, je pourrai voir ce qu'il y a de bon ou de mauvais dans un discours; mais on ne peut juger un orateur que par les effets qu'il produit. Ces effets doivent, à ce qu'il me semble, être au nombre de trois : instruire ses auditeurs, leur plaire, les toucher. Les maîtres de l'art remarquent par quels secrets du talent il remplit chacune de ces conditions, ou par quels défauts il manque le but, ou même s'y brise et y fait naufrage. Mais produit-il, ou non, sur son auditoire l'impression qu'il désire, c'est ce que proclament seuls les suffrages populaires et les applaudissements de la multitude. Aussi la question de savoir si un orateur est bon ou mauvais, n'a jamais trouvé le peuple et les savants divisés d'opinion.

L. Repartez-vous au temps où florissaient les orateurs dont je viens de parler. Pensez-vous que le vulgaire n'ait pas assigné entre eux les mêmes rangs que les connaisseurs? Si vous eussiez demandé à un homme du peuple quel était le plus éloquent des Romains, il eût balancé entre Antoine et Crassus, ou bien l'un eût répondu Crassus, et l'autre eût nommé Antoine. Personne, direz-vous, ne leur eût-il donc préféré Philippe, d'une éloquence si douce, si grave, si enjouée, Philippe que nous-mêmes, qui aimons à nous rendre compte de nos jugements, avons placé immédiatement après eux? Non, sans doute; car c'est le privilège du grand orateur, de paraître grand, même aux yeux du peuple. Le joueur de flûte Antigénidas a donc pu dire à un de ses disciples qui n'était pas goûté par la foule: « Jouez pour moi et pour les Muses. » Mais moi je dirai à Brutus, quand il parle devant la multitude : « Parlez pour moi et pour le peuple; le commun des auditeurs sentira les effets de votre éloquence, et moi je saurai par quels moyens vous les produisez. »

Celui qui entend un orateur ajoute foi à ses paroles, il les croit véritables, il entre dans sa pensée, il l'approuve; le discours produit la conviction. Maître de l'art, que demandez-vous de plus? La multitude est enchantée, émue, ravie de plaisir. A quoi bon vos discussions? L'auditoire se réjouit, s'attriste, rit, pleure, témoigne de l'intérêt, de l'aversion, du mépris, de l'envie; il éprouve le sentiment de la pitié, de la honte, du repentir; il s'irrite, il menace, il espère, il craint : tous ces mouvements sont communiqués à l'âme des auditeurs par l'élocution, les pensées, l'action de l'orateur. Est-il besoin qu'un savant vienne dire son avis? Ici les suffrages du peuple doivent entraîner ceux des savants.

Enfin voici une preuve éclatante de l'accord constant des jugements populaires avec ceux de la science et du goût. Parmi cette foule d'orateurs de genre et de talents divers, en est-il un seul que l'opinion publique ait jugé excellent, sans que les gens instruits aient confirmé cet arrêt? Du temps de nos pères, quel est le citoyen, qui, libre de choisir un défenseur, n'eût pas, sans hésiter un instant, porté sa cause à Antoine ou à Crassus? Il en existait beaucoup d'autres; et cependant si l'on pouvait balancer entre eux deux, ou ne balançait jamais à choisir l'un des deux. Et dans notre jeunesse, quel homme libre de son choix et pouvant s'adresser à Cotta ou à Hortensius, eût donné la préférence à quelque autre?

LI. - Pourquoi, interrompit Brutus, ces exemples étrangers, quand le vôtre suffirait? N'avons-nous pas vu de quel côté tournait ses voeux quiconque avait besoin d'un défenseur, et ce que pensait Hortensius lui-même? Toutes les fois qu'il partageait une cause avec vous, j'en fus souvent témoin, il vous laissait la péroraison, c'est-à-dire, la partie du discours où l'éloquence opère ses plus grandes merveilles. - Cela est vrai, repris-je; et sans doute je dois à son amitié la déférence qu'il me montrait en tout. J'ignore au surplus ce que le peuple pense de moi. Quant aux autres, je ne crains pas de l'affirmer, ceux que l'opinion publique a pl .ces au premier rang, ont vu toujours leur prééminence confirmée par le suffrage éclairé des gens de goût. En effet, le mot qu'on rapporte du poète Antimaque de Claros n'aurait jamais pu se trouver dans la bouche de Démosthène. Antimaque, avait, dit-on, réuni un auditoire, devant lequel il lisait ce poéme volumineux que vous connaissez. Abandonné, au milieu de sa lecture, de tout le monde excepté de Platon :. Je n'en poursuivrai pas moins, dit-il; Platon vaut seul pour moi des milliers d'auditeurs. Il avait raison; les beautés moins vulgaires de la poésie n'ont besoin que d'un petit nombre d'appréciateurs; un discours public doit recevoir l'influence d'une grande assemblée. Oui, s'il était jamais arrivé à Démosthène de ne conserver pour auditeur que le seul Platon, sa bouche fût restée muette. Que deviendrait votre talent, Brutus, si vous alliez vous voir comme fut un jour Curion, abandonné de tout le peuple?

- Je vous le confesserai sans détour, répondit-il : dans les affaires même où le discours s'adresse uniquement aux juges et non au public, si je voyais disparaître le cercle d'auditeurs qui entoure le tribunal, je ne pourrais plus parler. - Cela est naturel, repris-je : le musicien jette loin de lui une flûte qui ne rend aucun son. Les flûtes de l'orateur, si je puis m'exprimer ainsi, ce sont les oreilles de celui qui l'écoute. Si elles ne rendent pas de son, si l'auditeur est comme un coursier rebelle à la main qui le dirige, il faut cesser de prendre une peine inutile.

LII. Cependant remarquons une différence. Le vulgaire applaudit quelquefois un orateur peu digne de son approbation; mais il l'applaudit sans le comparer à un autre. Lorsqu'il prend du plaisir à un discours médiocre, ou même mauvais, il s'en contente; il n'a pas l'idée du mieux, il approuve ce qu'il entend, et tel qu'il l'entend ; car on écoute l'orateur qui a le moins de talent, pourvu qu'il n'en soit pas tout à fait dépourvu ; et rien n'exerce plus d'empire sur l'esprit des hommes (lue la méthode oratoire et la parole ornée. Ainsi lorsque Scévola plaidait pour M. Coponius dans l'affaire dont j'ai déjà parlé, le peuple pouvait-il attendre ou imaginer quelque chose de plus achevé, de plus élégant, de plus parfait en un mot? Scévola cherchait à prouver que M'. Curius institué héritier dans le cas où un fils naîtrait à Coponius, et mourrait avant d'être majeur, n'avait rien à réclamer, parce qu'il n'était point né de fils. Que ne dit-il pas sur le respect dû aux testaments, sur les anciennes formules, sur les expressions dont Coponius aurait dû se servir, s'il avait voulu que Curies fût héritier même dans le cas où il ne naîtrait point de fils, sur les piéges tendus à la bonne foi du peuple, si l'on négligeait les écrits pouf interpréter arbitrairement les intentions, et dénaturer, au gré des habiles, les actes des hommes simples? Combien ne fit-il pas valoir l'autorité de son père qui avait toujours soutenu son opinion? combien il insista sur le danger de porter atteinte au droit civil? Après qu'il eut développé tous ces moyens avec autant d'habileté et de savoir que de brièveté et de précision, dans un discours assez orné, et d'une élégance parfaite, y avait-il un homme, parmi tous les assistants, qui attendît, qui se figurât même quelque chose de mieux ?

LIII. Mais écoutons Crassus. Il commence par raconter qu'un jeune homme désoeuvré, se promenant sur le rivage, trouva une cheville d'aviron, et se mit en tète de construire un vaisseau : Scévola en fait autant avec ses prétendus piéges tendus à la bonne foi; c'est une cheville avec laquelle il bâtit l'édifice d'un grand procès. Ce début, et beaucoup de pensées du même genre, égayèrent les auditeurs, et les firent passer du sérieux à l'enjouement. C'est un des trois effets que doit produire l'orateur. Ensuite il prouva que la pensée et l'intention du testateur avaient été de faire Curius son héritier, s'il n'avait pas de fils qui devînt majeur, soit qu'il ne lui en na-quît point, soit que celui qui naîtrait vlnt à mourir; que la plupart des testaments étaient ainsi rédigés, et que jamais la validité n'en avait été méconnue. Par tous ces arguments, il opérait la conviction, second devoir de l'orateur. Ensuite il fit valoir l'équité naturelle, la nécessité de se conformer à la pensée et aux vues du testateur. Il fit voir à combien de surprises on serait exposé, surtout en matière de testaments, si l'on négligeait l'esprit pour la lettre; quelle puissance aurait bientôt Scévola, si désormais on ne pouvait faire un testament sans prendre conseil de lui. La noblesse avec laquelle il exposa toutes ses raisons, les exemples nombreux dont il les appuya, la variété, le sel, les plaisanteries dont son discours était rempli, enlevèrent tous les suffrages, et excitèrent une telle admiration, qu'on oublia tout à fait le plaidoyer de son adversaire. C'était le troisième devoir de l'orateur, et le plus important. L'auditeur vulgaire, qui aurait séparément admiré Scévola, eût bien changé d'avis en entendant Crassus. De son côté, l'habile connaisseur, en écoutant le premier, eût sûrement pensé qu'il existait encore une éloquence plus riche et plus abondante. Mais après que les deux orateurs eurent achevé leurs discours, si l'on eût demandé quel était le plus éloquent, il est certain que la décision des critiques éclairés eût été d'accord avec celle du peuple.

LIV. En quoi donc le savant l'emporte-t-il sur l'ignorant? Dans un point bien grand et bien difficile : car c'est une grande chose, sans doute, de savoir par quels moyens un orateur gagne ou perd ce qu'il lui importe ou de gagner ou de ne pas perdre. Le savant l'emporte sur l'ignorant, parce qu'entre deux ou plusieurs orateurs également goûtés du peuple, il juge quel est le meilleur : je ne parle pas de ceux qui ne plairaient point au peuple; ils ne peuvent jamais plaire à l'auditeur éclairé. On juge de l'habileté d'un musicien par les sons que rendent les cordes de sa lyre; de même on apprécie le talent de l'orateur d'après l'impression qu'il sait communiquer aux esprits. Un homme qui se connaît en éloquence n'a souvent besoin, pour établir son opinion, que de passer et de donner un coup d'oeil sans s'arrêter, sans prêter son attention. Voit-il le juge bâiller, parler avec son voisin, se lever de sa place, s'informer de l'heure qu'il est, demander au président qu'il termine l'audience; c'en est assez; il comprend aussitôt qu'il n'y a pas la un orateur dont le discours fasse sur l'esprit des juges ce que la main du musicien fait sur les cordes d'une lyre. Mais s'il voit les juges attentifs, et les yeux fixés sur celui qui parle, témoigner par des signes d'approbation !que le discours porte la lumière dans leur esprit; s'il les voit ravis en extase demeurer, pour ainsi dire, suspendus aux lèvres de l'orateur, comme on voit rester immobile un oiseau enchanté par des sons mélodieux ; s'il voit enfin, ce qui est le plus important, la pitié, la haine ou quelque autre passion les remplir d'un trouble involontaire; s'il aperçoit, dis-je, en passant, de pareils effets, même sans rien entendre, il prononcera hardiment qu'il y a devant ce tribunal un véritable orateur, que l'oeuvre de l'éloquence s'accomplit ou est déjà consommé.

LV. Après ces réflexions, dont Brutus et Atticus reconnurent la justesse, je revins à mon sujet. 'avais dit, repris-je, que Cotta et Sulpicius étaient préférés à tous leurs rivaux par le public de leur temps, et ce sont eux qui ont donné lieu à cette digression. C'est donc par eux que je rentrerai en matière; ensuite je parcourrai les autres dans le même ordre que j'ai suivi jusqu'à présent.

On peut diviser en deux classes les bons orateurs; car ce sont les seuls dont nous nous occupions : les uns parlent avec précision et simplicité, les autres ont un style plus élevé et plus abondant. De ces deux manières, la meilleure est sans doute celle qui a le plus d'éclat et de magnificence : cependant tout ce qui excelle dans son genre mérite des éloges, dès que ce genre est bon. Mais à côté de la précision est le danger de la maigreur et de la sécheresse; et à côté de la grandeur est celui de l'enflure et de l'exagération. Ce principe posé, Cotta brillait par la finesse de l'invention; son élocution était pure et facile, et il avait réglé, fort sagement son style ainsi que son action sur la faiblesse de sa poitrine, qui lui interdisait tout effort violent. Il n'y avait rien dans ses discours qui ne fût correct, sain et de bon goût; et, ce qui est un grand mérite, ne pouvant subjuguer les esprits par cette force victorieuse qui n'était point le caractère de son éloquence, il les maniait avec assez d'adresse pour les amener insensiblement au même but où les entraînait violemment Sulpicius.

En effet, parmi les orateurs que je me souviens d'avoir entendus, Sulpicius fut sans contredit le plus pathétique, et, pour ainsi dire, le plus tragique de tous. Il avait une voix étendue, et en même temps agréable et sonore; son geste et tous ses mouvements étaient pleins de grâce, mais de cette grâce qui convient au barreau et non au théâtre. Son élocution était impétueuse et rapide, sans avoir rien de superflu ni de redondant : il voulait imiter Crassus; Cotta prenait Antoine pour modèle; mais on ne trouvait point dans Cotta la force d'Antoine, et Sulpicius laissait à désirer l'élégance de Crassus.

LVI. - Que l'éloquence est un grand art l dit Brutus, puisque deux orateurs si excellents manquèrent chacun d'une des deux qualités les plus importantes. - Il faut encore remarquer, à leur occasion, que des orateurs peuvent être les premiers de leur temps, sans pour cela se ressembler entre eux. Rien ne diffère autant que Cotta et Sulpicius, et cependant ils l'emportèrent l'un et l'autre sur tous ceux du même âge. Un maître habile étudiera donc les dispositions particulières de chacun de ses disciples; et ses leçons, toujours d'accord avec la nature, seront pareilles à celles d'Isocrate qui, parlant du génie ardent de Théopompe et du caractère tranquille d'Ephorus, employait, disait-il, avec l'un le frein, et l'éperon avec l'autre.

Les discours attribués à Sulpicius ont été, à ce qu'on pense, écrits depuis sa mort, par un homme à peu près de mon âge, et le plus éloquent, selon moi, qu'il y eût hors du sénat, P. Canutius. Pour Sulpicius, il ne reste rien qui soit vraiment de lui; et je l'ai entendu répéter plus d'une fois qu'il n'était pas dans l'usage d'écrire ; que même il ne le pourrait pas. Quant à Cotta, son plaidoyer pour lui-même, lorsqu'il fut accusé d'après la loi Varia, fut composé à sa prière par L. Élius. Élius était un homme d'un rare mérite, un chevalier romain des plus distingués, également versé dans les lettres grecques et latines, et dans les antiquités de la patrie. Rien, dans les faits et les institutions de nos aïeux, ni dans les écrits des premiers âges, n'échappait à son érudition. C'est de lui que notre ami Varron reçut les éléments de cette science qu'il a si fort agrandie, et à laquelle son vaste génie et son savoir universel ont élevé de si beaux monuments. Mais Élius voulut être stoïcien; pour orateur, il ne pensa jamais à le devenir, et il ne le fut pas. Toutefois il écrivait des discours que d'autres prononçaient : témoin ceux qu'il composa pour Q. Métellus le fils, pour Q. Cépion, pour Pompéius Rufus. Ce n'est pas que ce dernier ne fit lui-même ceux dont il se servit pour sa propre défense; mais ce ne fut pas sans emprunter le secours d'Elius. J'ai souvent assisté à la composition de ces ouvrages, étant chez Elius, que j'avais coutume, dans ma jeunesse, d'écouter avec beaucoup d'assiduité. Au surplus, je m'étonne que Cotta, doué comme il était d'un grand talent oratoire, et d'ailleurs homme de sens, ait voulu s'attribuer ces discours d'Elius, dont le mérite est si léger.

LVII. Aucun orateur de l'âge de Cotta et Sulpicius ne prenait place à côté d'eux. Toutefois Pomponius est celui qui me plaisait le plus, ou me déplaisait le moins. Nul autre que ceux dont j'ai parlé n'était appelé à défendre les grandes causes. Antoine, le plus recherché de tous, promettait volontiers ses services; Crassus, un peu moins facile, ne les refusait pourtant pas. Celui qui n'avait ni l'un ni l'autre pour défenseur recourait à Philippe ou à César; et après ceux-ci on tournait ses yeux du côté de Sulpicius et de Cotta. Ces six orateurs se partageaient toutes les affaires importantes. Il n'y avait pas alors autant de procès que de notre temps; et l'on ne confiait pas, comme aujourd'hui, la même cause à plusieurs avocats, usage on ne peut plus vicieux. Nous répondons en effet à des orateurs que nous n'avons pas entendus; et souvent on nous rend de ce qu'ils ont dit un compte inexact. En second lieu, il m'importe beaucoup de voir de mes propres yeux de quel air mon adversaire affirme chacune de ses propositions, et surtout comment elles sont reçues par les juges. En outre, la défense doit former un seul tout, et rien n'est plus mal entendu que de recommencer un plaidoyer déjà terminé par un autre. Il y a toujours un exorde et une péroraison naturels à chaque cause; il en est de même de tout le discours : c'est un corps dont les membres ne peuvent déployer que chacun à sa place leur grâce et leur vigueur. Or, s'il est difficile, quand on parle longtemps, de ne pas laisser échapper quelque chose qui soit peu d'accord avec ce qu'on a déjà dit, combien n'est-il pas plus difficile encore de ne point contredire quelquefois celui qui a parlé avant nous? Mais il faut beaucoup plus de travail pour plaider une cause entière que pour en plaider une partie; d'ailleurs on se fait plus d'amis en défendant plusieurs clients à la fois. Voilà pourquoi cette coutume s'est facilement établie.

LVIII. Toutefois, après Sulpicius et Cotta, quelques-uns donnaient la troisième place à Curion, peut-être parce qu'il se servait d'expressions brillantes, et parlait assez correctement la langue latine. Il avait, je pense, puisé dans la maison paternelle cette pureté de diction; car il n'avait aucune teinture des lettres; mais le langage de ceux qu'on entend chaque jour, avec qui l'on s'entretient dès l'enfance, celui des pères, des précepteurs, des mères, laisse après lui des traces durables. Nous avons lu les lettres de Cornélie, mère des Gracques. Il est évident que les accents de sa voix contribuèrent autant que ses soins maternels à les faire ce qu'ils furent. J'ai plus d'une fois assisté aux entretiens de Lélia, fille de Caïus. On voyait briller en elle toute l'élégance de son père. J'en (Ils autant des deux Mucia, ses filles, dont j'ai connu la manière de parler; et des deux Licinia ses petites-filles, que j'ai entendues l'une et l'autre. Je crois que vous-même, Brutus, avez entendu quelquefois celle qui fut mariée à Scipion. - Oui, répondit Brutus, et avec d'autant plus de plaisir qu'elle était fille de Crassus l'orateur. - Et Crassus, fils de cette même Licinia, et que l'orateur adopta par son testament, que pensez-vous de lui? - Ce fut, dit-on, un homme d'un grand talent : quant à Scipion, son frère et mon collègue, sa conversation et ses discours publics me plaisent également. - Vous le jugez bien, mon cher Brutus; aussi descend-il d'une race qui a pris naissance au sein de la sagesse elle-même. Nous avons déjà parlé de ses deux aïeuls, Scipion et Crassus; de ses trois bisaïeuls, Q. Métellus, qui eut quatre fils; P. Scipion, qui, simple citoyen, sauva la république de la tyrannie de Tib. Gracchus; enfin, Q. Scévola l'augure, qui fut aussi renommé par sa politesse que par son profond savoir en jurisprudence. Mais de quel éclat brillent l'un et l'autre de ses trisaïeuls, P. Scipion, deux fois consul, dont le surnom atteste les lumières, et C. Lélius, le plus sage des mortels!- Rare féconde et généreuse, dit Brutus, et que de nobles maisons, comme des rameaux différents greffés sur la même tige, ont confondu en elle leur sagesse héréditaire, et emprunté de cette union un lustre nouveau!

LIX. - Je reviens à Curion, et, s'il est permis de le citer à côté de ces grands noms, j'imagine que, quoique resté orphelin de bonne heure, il trouva sa maison accoutumée, par l'exemple de son père, à la pureté du langage. J'en suis d'autant plus persuadé, que, de tous ceux qui ont eu quelque réputation oratoire, je n'en ai pas connu un seul qui fût, dans toutes les parties des connaissances humaines, d'une si profonde ignorance. Il n'avait jamais lu ni poètes ni orateurs; aucun fait historique n'ornait sa mémoire; il ne savait, ni les lois de l'État, ni le droit civil et particulier. Ce n'est pas que d'autres orateurs, et même de fort habiles, n'aient été comme lui un peu étrangers à ces connaissances : par exemple, Sulpicius et Antoine; mais au moins ils savaient accomplir tout entier l'oeuvre de la parole. Des cinq parties dont il se compose, et que tout le monde connaît, pas un d'eux n'échouait complètement dans aucune; car celui-là ne serait plus orateur, qui manquerait tout à fait à l'un des devoirs essentiels de son art. Toutefois chacun avait sa partie où il excellait plus que dans le reste. Antoine savait trouver ses moyens, les préparer avec adresse, les mettre à leur place. Sa mémoire en conservait fidèlement le dépôt, et son action les faisait admirablement valoir. Égal à Crassus dans quelques-unes de ces qualités, il lui était même supérieur dans d'autres; mais l'élocution de Crassus était plus brillante. On ne peut pas dire non plus de Cotta, ni de Sulpicius, ni d'aucun bon orateur, qu'aucune des cinq parties de l'éloquence leur ait été absolument inconnue. Aussi Curion fournit-il une preuve que l'éclat et la richesse de l'élocution contribuent seuls, plus que tout autre mérite, au succès de l'orateur; car il était sans talent pour l'invention, et ne mettait dans la disposition ni ordre ni ensemble.

LX. Quant aux deux autres parties, l'action et la mémoire, il excitait vraiment des éclats de rire. C. Julius a caractérisé son geste par un bon mot qu'on n'oubliera jamais. En le voyant balancer son corps à droite et à gauche :« Quel est, dit-il, cet orateur qui parle dans une barque? »  Il essuya une autre plaisanterie de Sicinius, homme sans honneur ni principes, mais habile à égayer un auditoire, seule qualité qu'il eût de l'orateur. Sicinius, alors tribun, avait produit devant le peuple les deux consuls Curion et Cn. Octavius. Curion parla longtemps, taudis que l'autre consul, malade de la goutte, et tout enveloppé de bandages et d'onguents, était assis près de lui. Vous ne pouvez assez remercier votre collègue, dit le tribun àOctavius; car s'il ne se fût agité à son ordinaire, les mouches vous auraient dévoré aujourd'hui. »Pour la mémoire, Curion en était si dé-pourvu, qu'après avoir annoncé trois divisions, il lui arrivait d'en ajouter une quatrième, ou de ne plus retrouver la troisième. Un jour que nous plaidions l'un contre l'autre dans une cause privée fort importante, moi pour Titinia, femme de Cotta; lui pour Névius, il oublia subitement sa cause tout entière, et rejeta ce contre-temps sur les enchantements et les sortilèges de Titinia. Ce sont là de grandes preuves d'une mémoire infidèle; mais ce qu'il y a de plus honteux, c'est que, même en écrivant, il perdait le souvenir de ce que sa main venait de tracer un instant plus tôt. On en voit un exemple dans son dialogue entre notre ami Pansa, Curion son fils, et l'auteur lui-même; dialogue où il se représente sortant du sénat, que César venait de présider en qualité de consul, et répondant à son fils qui lui demande ce qui s'est passé dans cette assemblée. Après beaucoup d'invectives contre César, et au milieu de la discussion qui s'élève entre les trois interlocuteurs, Curion oublie tout à coup qu'il parle au sortir d'une séance où César présidait, et reproche au consul ce qu'il fit l'année d'après, et les années suivantes, comme gouverneur de la Gaule.

LXI. - Étrange méprise, dit Brutus avec étonnement, surtout dans un ouvrage écrit comment ne s'est-il jamais aperçu, en relisant son dialogue, dans quelle honteuse erreur il était tombé? - Demandez, Brutus, comment, résolu qu'il était de s'ériger en censeur, il a eu assez peu de sens pour ne pas placer l'époque de son entretien après les faits qu'il voulait censurer? Mais cet homme était, il faut le dire, tout inconséquence. Il déclara dans le même ouvrage qu'il ne va jamais au sénat sous un consul tel que César, et c'est sous le consulat de César et en sortant du sénat qu'il fait cette déclaration. Si la faculté à la garde de laquelle est remis le produit de toutes les autres était assez faible chez lui pour qu'il ne se souvînt pas, après quelques moments, de ce qu'il venait d'écrire, faut-il s'étonner qu'en parlant d'abondance, le fil de ses idées lui échappât souvent ! Aussi, quoiqu'il ne fût pas avare de ses services, et qu'il eût la passion de parler en public, peu de causes lui étaient confiées. Si on le plaçait immédiatement après les meilleurs orateurs de son âge, c'était, comme je l'ai dit, à cause du bon choix de ses expressions, et de la facilité rapide avec laquelle les paroles coulaient de sa bouche. C'est pourquoi je pense que ses discours méritent au moins un coup d'oeil. Sans doute ils sont languissants; mais ils peuvent nourrir et fortifier dans les autres ce talent d'élocution dont nous reconnaissons qu'il n'était pas dépourvu : talent dont la vertu est si grande, que seul et sans être soutenu d'aucun autre mérite, il a suffi pour faire de Curion une espèce telle quelle d'orateur. Mais revenons à notre sujet.

LXII. Aux noms qui appartiennent à cette génération, il faut joindre C. Carbon, fils de celui dont l'éloquence était si renommée. On le comptait comme un orateur de peu d'invention; on le comptait néanmoins. Ses expressions étaient nobles ; son élocution, facile ; sa manière, naturellement imposante. Q. Varius avait plus d'idées, et non moins de facilité à s'exprimer. Ajoutez une action forte et animée, un style qui ne manquait ni de richesse ni d'élévation, et vous lui donnerez, sans trop de scrupule, le titre d'orateur. Cn. Pomponius apportait aux combats du forum la force de ses poumons, l'entraînement de sa véhémence, l'amertume de ses invectives. Bien loin après eux venait L. Fufius, qui toutefois, en accusant M'. Aquillius, fit applaudir les efforts de son zèle. Nous n'oublierons pas, mon cher Brutus, M. Drusus, votre grand-oncle, dont l'éloquence faisait impression, mais seulement quand il parlait sur les affaires publiques; ni L. Lucullus, qui joignait l'esprit à la gravité; ni votre père qui avait, de plus, une profonde connaissance du droit publie et particulier; ni M. Lucullus, ni M. Octavius, fils de Cnéus, dont le caractère et les discours eurent assez d'influence pour faire abroger par le peuple assemblé la loi Sempronia, qui assurait la subsistance du peuple; ni Cn. Octavius, fils de Marcus; ni M. Caton le père; ni même Q. Catulus le fils : mais nous les éloignerons du champ de bataille, c'est-à-dire, du barreau, et nous les placerons à la garde des intérêts publics, dont ils se montreront les dignes soutiens.

Je mettrais au même rang Q. Cépion, si, par excès d'attachement à l'ordre équestre, il n'eût rompu avec le sénat. Cn. Carbon, M. Marius, et plusieurs autres, aussi peu dignes de se faire entendre a des oreilles délicates, me paraissaient faits pour régner dans des assemblées tumultueuses. Je pourrais, en anticipant sur l'ordre des temps, ranger dans cette classe L. Quintius, dont le souvenir est tout récent, et Palicanus, plus habile encore que Quintius à échauffer une multitude ignorante. Et puisque nous parlons de ces orateurs de trouble et d'anarchie, aucun des séditieux qui occupèrent la tribune depuis les Gracques ne parut aussi éloquent que L. Apuléius Saturninus. Toutefois c'était plutôt son extérieur, ses gestes, la manière même dont il portait sa robe, que la richesse de son élocution et une certaine justesse de pensées, qui captivaient son auditoire. C. Servilius Glaucia fut, sans contredit, le plus méchant des hommes qui aient jamais existé; mais ses discours étaient pleins d'idées, de ruses oratoires, et surtout de traits plaisants. Malgré la bassesse de sa fortune et l'opprobre de sa vie, il eût été fait consul avant la fin de sa préture, si on eût jugé qu'il pût être admis au nombre des candidats. Il disposait du peuple, et par une loi agréable aux chevaliers, il s'était assuré l'appui de cet ordre. II était préteur lorsqu'il fut immolé à la justice publique, le même jour que le tribun Saturninus, sous le consulat de Marius et de Flaccus. Cet homme ressemblait beaucoup à l'Athénien Hyperbolus, dont les vieilles comédies grecques ont flétri l'affreux caractère. Après eux vient Sext. Titius, qui savait parler, et ne manquait pas de ressources dans l'esprit, niais dont la contenance était si molle et si abandonnée, qu'on inventa une espèce de danse à laquelle on donna son nom : tant il faut éviter avec soin, dans le style et dans l'action, tout ce qui pourrait prêter à une imitation ridicule.

LXIII. Mais nous voilà remontés à une époque un peu plus reculée; revenons à celle dont nous avons déjà dit quelque chose. A l'âge de Sulpicius se rattache un homme doué véritablement de quelque talent de parler, P. Antistius, qui, après un silence de plusieurs années, causé par les dédains du public dont il était même devenu la risée, fut applaudi pour la première fois, et dans une cause juste, pendant son tribunat. Il combattait la brigue de C. Julius, qui voulait se faire nommer consul au mépris des lois; et il se fit d'autant plus d'honneur, que ses arguments, comparés à ceux de son collègue l'orateur Sulpicius, qui soutenait la même cause, étaient plus nombreux et plus habilement choisis. Depuis son tribunat il fut chargé de beaucoup d'affaires, et l'on finit par lui confier toutes celles qui avaient de l'importance. Il trouvait ses moyens avec sagacité; il les disposait avec art, et sa mémoire les retenait fidèlement. Ses expressions, sans être brillantes, n'avaient rien d'abject; sa diction coulait avec aisance et rapidité. Quant à son main-tien, il ne manquait pas d'une certaine grâce; mais un vice de prononciation et des habitudes ridicules gâtaient un peu son débit. Il se distingua surtout entre le départ et le retour de Sylla, époque où les lois étaient sans force, et le gouvernement, sans dignité. Il avait d'autant plus de succès, que le forum était alors à peu près désert.

Sulpicius avait péri; Cotta et Curion étaient absents; de tous les avocats de cet âge, il ne restait que Carbon et Pomponius, et il n'était pas difficile à Antistius de les surpasser l'un et l'autre.

LXIV. Plus jeune que les précédents, mais immédiatement après eux, vient L. Sisenna, homme instruit et adonné aux plus nobles études, parlant purement la langue latine, versé dans la politique, et d'un esprit assez enjoué. Du reste, il était peu laborieux et paraissait trop rarement au barreau. Placé par son âge entre les triomphes oratoires de Sulpicius et ceux d'Hortensius, il ne pouvait atteindre à la hauteur du premier, et c'était une nécessité qu'il cédât au second. On peut juger de son talent par l'histoire qu'il nous a laissée. Supérieure, sans contredit, à toutes celles qui avaient paru jusques alors, elle est cependant bien éloignée de la perfection, et l'on sent combien cette branche des lettres latines a encore besoin d'acquérir d'éclat et de développement.

Pour Q. Hortensius, sa première jeunesse fut marquée par des succès, et son génie, comme les chefs-d'oeuvre de Phidias, se fit applaudir aussitôt qu'il se montra. Ce fut sous le consulat de Crassus et de Scévola, et devant ces consuls eux-mêmes, qu'il parla pour la première fois au forum, et il emporta les suffrages, non seulement de tous les auditeurs, mais des deux meilleurs juges qu'il y eût alors du talent oratoire. Il avait à cette époque dix-neuf ans, et il est mort sous le consulat de L. Paullus et de C. Marcellus; ainsi sa voix s'est fait entendre au barreau pendant quarante-quatre années. Bientôt nous parlerons plus amplement de cet orateur; j'ai voulu seulement le rapprocher Ici des générations diverses avec lesquelles il a vécu. Au reste, tous ceux dont la carrière a été un peu longue, ont dû nécessairement se trouver, dans le cours de leur vie, en concurrence avec des hommes beaucoup au-dessus et beaucoup au-dessous de leur âge. C'est ainsi qu'au rapport d'Attius, Pacuvius et lui firent représenter des pièces de théâtre sous les mêmes édiles, Pacuvius à l'âge de quatre-vingts ans, et Attius à celui de trente. II en est de même d'Hortensius : il n'appartient pas uniquement à la génération dont il faisait partie; il est encore mon contemporain, Brutus; il est le vôtre, il est celui de l'âge qui précéda le sien. En effet, il parlait en public du vivant de Crassus, et son talent se fortifiait de jour en jour, lorsque, secondé par Antoine, et par Philippe déjà vieux, il plaida pour les biens de Pompéius. Tout jeune qu'il était, Hortensius fut le principal défenseur de cette cause. Il était parvenu sans peine à marcher de pair avec ceux que j'ai rattachés à l'époque de Sulpicius ; et quant à ses égaux en âge, M. Pison, M. Crassus, Cn. Lentutus et Lentulus Sura, il les devançait de bien loin. Il m'a rencontré à mon tour âgé de huit ans moins que lui, et a donné à mon émulation bien des années d'un pénible exercice. Enfin, peu de temps avant sa mort, il a plaidé avec vous pour Appius Claudius, comme je l'ai fait moi-même pour beaucoup d'autres.

LXV. Vous voyez, Brutus, comment dans cette revue des orateurs nous sommes arrivés jusqu'à vous. Toutefois beaucoup de noms se placent entre mes débuts et les vôtres. Comme j'ai résolu de ne nommer dans cet entretien aucun homme vivant, de peur que votre curiosité ne me force à dire ce que je pense de chacun, je parlerai de ceux qui ne sont plus. - Vous ne nous dites pas, interrompit Brutus, la véritable cause de votre silence sur les vivants. - Quelle est donc cette véritable cause? - Vous craignez sans doute que nous ne mettions le public dans la confidence de vos discours, et que ceux que vous aurez omis n'en conçoivent du ressentiment. - Eh quoi! vous ne pourrez pas vous taire? - Pour nous, rien de plus facile; mais je pense que vous aimez mieux vous taire vous-même, que de mettre notre discrétion à l'épreuve. - Je l'avouerai, mon cher Brutus, je n'avais pas cru que cet entretien dût nous conduire jusqu'à nos jours; mais la suite des temps m'a entraîné; et déjà me voilà descendu jusqu'aux plus jeunes de l'époque actuelle. - Revenez donc à ceux que vous croyez devoir ajouter; ensuite parlons de nouveau et de vous et d'Hortensius. -D'Hortensius, à la bonne heure; mais de moi, d'autres en parleront, s'ils le jugent à propos. - Non, non, dit Brutus; je vous ai écouté sans doute avec beaucoup d'intérêt; mais l'impatience d'arriver à ce qui vous regarde m'a fait paraître le temps un peu long. Ce n'est pas, au reste, le détail des perfections dont votre talent se compose que je désire de vous; tout le monde les connaît, et moi plus que personne : je veux savoir par quels degrés ce talent s'est formé, et suivre chacun de vos pas dans la carrière de l'éloquence. - Vous serez satisfait, puisque c'est l'histoire de mes travaux et non l'éloge de mon esprit que vous demandez. Toutefois je citerai auparavant quelques autres noms, si vous y consentez, et je commencerai par M. Crassus, qui était de l'âge d'Hortensius.

LXVI. L'éducation avait peu fait pour enrichir son esprit, la nature encore moins. Cependant l'activité et le travail, soutenus d'un nom en crédit et d'un grand empressement à rechercher des causes, le placèrent quelques années dans les premiers rangs du barreau. Sa diction était correcte; ses expressions, sans bassesse; sa composition, méthodique. Du reste, nulles fleurs, nul éclat dans le style; beaucoup de mouvement dans la pensée, et si peu dans le débit, qu'il disait tout sur le même ton, et d'une voix uniforme. Quant à Fimbria, son ennemi et du même âge que lui, il ne put pas longtemps donner carrière à ses emportements. Cet homme, qui ne disait rien sans crier, débitait avec une volubilité intarissable des paroles assez bien choisies, mais accompagnées d'un geste si furibond, qu'on ne savait point à quoi pensait le peuple de prendre ce forcené pour un orateur. Cn. Lentulus devait à son débit, plutôt qu'à un talent réel, ses succès oratoires; il n'avait ni la finesse d'esprit qui paraissait dans ses regards et sur son visage, ni la richesse d'élocution que lui attribuait aussi l'opinion trompée; mais des pauses et des exclamations habilement ménagées, une voix douce et harmonieuse, des étonnements calculés et ironiques, enfin une action pleine de chaleur, faisaient, sur ce qu'il n'avait pas, une complète illusion. Nous avons vu Curion, sans autre mérite qu'une diction assez abondante, tenir son rang parmi les orateurs : de même Cu. Lentulus, médiocre dans les autres parties de l'éloquence, rachetait ses défauts par l'action, dans laquelle il excellait. Nous en dirons à peu près autant de P. Lentulus. La dignité de sa personne, ses mouvements pleins d'art aussi bien que de grâces naturelles, la douceur et l'étendue de sa voix, faisaient oublier la stérilité de son imagination et la lenteur de son débit; il n'eut, eu un mot, aucun autre talent que celui de l'action ; dans tout le reste, il était encore inférieur à Cnéus.

LXVII. M. Pison dut tout à l'étude; et de ceux qui le précédèrent, pas un ne fut aussi profond que lui dans les sciences de la Grèce. Il tenait de la nature un genre de finesse que l'art perfectionna beaucoup, et qui consistait à relever, par une adroite et ingénieuse critique, les paroles de son adversaire; mais ses remarques étaient souvent passionnées, quelquefois un peu froides, d'autres fois aussi d'un bon ton de plaisanterie. Promptement fatigué du barreau, il n'y fournit pas une longue course : sa santé était mauvaise, et il ne supportait pas les sottises et les impertinences qu'il nous faut dévorer; il les repoussait avec une indignation qu'on attribuait à une humeur chagrine, et qui n'était peut-être que l'expression franche et naïve d'un juste dégoût. Après avoir jeté assez d'éclat dans sa jeunesse, sa réputation déchut peu à peu. Plus tard, le procès des Vestales lui fit beaucoup d'honneur; et, rappelé dans la carrière par ce succès, il s'y distingua aussi longtemps qu'il put soutenir le travail. Autant dans la suite il retrancha de ses études, autant il perdit de sa gloire. P. Muréna, doué d'un talent médiocre, mais riche de connaissances historiques, aimant les lettres et les cultivant avec quelque succès, eut une activité infatigable, et fut très occupé. C. Censorinus, assez instruit dans la littérature grecque, exposait sa pensée avec facilité, et son action n'était pas sans grâces; mais il était paresseux et haïssait le barreau. L. Turius, avec peu de génie et beaucoup de travail, parlait de son mieux, et parlait souvent : aussi ne lui manqua-t-il, pour être consul, qu'un petit nombre de centuries. C. Macer n'eut jamais un nom considéré; mais peu d'avocats déployèrent un zèle aussi actif. Si sa vie, ses moeurs, sa physionomie enfin, n'eussent décrédité son talent, il eût joui d'une plus grande renommée; son imagination, sans être abondante, n'était pas stérile; son style n'était ni très brillant ni entièrement négligé; sa voix, son geste, toute son action, manquaient de grâces; mais il apportait à l'invention des preuves, et à leur distribution, un soin si admirable, que je citerais difficilement un orateur qui sût mieux approfondir et ordonner un sujet. Toutefois, cette exactitude semblait appartenir aux artifices de la plaidoirie plutôt qu'à la véritable éloquence. Sa voix se faisait écouter dans les grandes causes; cependant il paraissait avec plus d'éclat dans les affaires d'intérêt privé.

LXVIII. Vient ensuite C. Pison, orateur d'une action calme et d'une abondance familière; il ne manquait pas d'invention, et pourtant son air et le jeu étudié de sa physionomie annonçaient encore plus de finesse qu'il n'en avait réellement. M'. Glabrion, du même âge que lui, avait été formé par les excellentes leçons de Scévola, son aïeul; mais sa paresse et son indolence arrêtèrent son essor. Une diction élégante, un jugement solide, une urbanité parfaite, tel était le caractère de L. Torquatus. Parmi ceux de mon âge, un homme né pour tous les genres d'illustration, Pompée, se serait fait un nom plus grand dans l'éloquence, si une autre ambition ne l'eût entraîné vers la gloire plus éclatante des guerriers : il avait assez de richesse dans le style, un coup d'oeil sûr et pénétrant; quant à l'action, sa voix était pleine d'éclat, et son geste, d'une noblesse admirable. Un autre de mes égaux en âge, D. Silanus, votre beau-père, avait peu d'étude, mais assez de pénétration et de facilité. Q. Pompéius, fils d'Aulus et surnommé le Bithynique, âgé d'environ deux ans plus que moi, était passionné pour l'éloquence, savant, laborieux et doué d'une activité incroyable. Je puis le savoir; car nous l'eûmes, M. Pison et moi, non seulement pour ami, mais pour compagnon de nos études et de nos exercices. Son action ne faisait pas assez valoir ses paroles; celles-ci coulaient en effet avec quelque abondance; mais son débit avait trop peu de grâce. P. Autronius, du même âge que lui, avait une voix forte et perçante; c'était là tout son mérite. Ajoutons L. Octavius de Réate, qui, déjà fort occupé au barreau, mourut à la fleur de l'âge; il apportait à ses plaidoyers plus d'assurance que de préparation. Ajoutons encore C. Stalénus, qui s'était adopté lui-même, et de Stalénus s'était fait Élius; il avait une éloquence fougueuse, emportée, furibonde; et comme ce genre trouvait de nombreux approbateurs, il serait parvenu aux dignités, s'il n'eût été surpris dans un crime manifeste, et puni par la justice et les lois.

LXIX. Dans le même temps parurent les deux frères C. et L. Cépasius, avocats infatigables, dont une rustique et grossière éloquence porta rapidement à la questure la nouveauté sans gloire et la fortune soudaine. Joignons ici, pour n'oublier aucune voix parlante, C. Cosconius Calidius, qui, sans le moindre talent d'invention, étalait devant le peuple ce qu'il avait de faconde, et recueillait les bruyants applaudissements d'un auditoire immense. On en peut dire autant de Q. Arrius, qui fut comme l'auxiliaire et le second de M. Crassus. Cet homme est un exemple remarquable de ce qu'on peut faire dans Rome, en prodiguant à beaucoup ses soins officieux, et en servant un grand nombre de citoyens dans leurs périls ou leur ambition: c'est par là que, né dans un rang obscur, Arrius parvint aux honneurs, à la fortune, à la considération, et se fit même, sans talent ni savoir, un certain nom parmi les avocats. Mais comme ces athlètes sans expérience qui soutiennent avec succès les assauts d'un rival, mais qui, exposés au soleil d'Olympie, objet de tous leurs voeux, ne peuvent en soutenir les ardeurs, ainsi Arrius, après avoir parcouru sans aucun revers une carrière brillante, et porté même le poids de quelques grands travaux, succomba sous le soleil trop vif de l'année de réforme qui a donné aux plaidoyers des limites sévères.

- En vérité, dit alors Atticus, vous puisez jusque dans la lie, et déjà même depuis longtemps. J'ai gardé le silence; mais je ne prévoyais pas que vous dussiez descendre jusqu'aux Stalénus et aux Autronius. - Sans doute, lui dis-je, vous ne me supposez pas des vues intéressées, puisque ceux dont je parle sont morts. L'ordre chronologique me fait nécessairement trouver sur ma route les noms connus et les souvenirs contemporains. Je veux d'ailleurs, en tirant de la foule tous ceux qui, sur le nombre, ont seuls osé faire entendre leur voix, établir que bien peu sont vraiment dignes de mémoire, et que ceux même qui eurent un nom quelconque, ne sont pas très nombreux; mais revenons à notre sujet.

LXX. T. Torquatus, fils de Titus, formé à Rhodes par les leçons de Molon, et doué par la nature d'une élocution facile, qui, s'il eût vécu, l'aurait porté au consulat depuis l'extinction de la brigue, eut plus de talent pour l'éloquence que d'inclination à parler en public. Toutefois, infidèle à l'art, mais fidèle au devoir, s'il eut peu de goût pour la parole, il n'en parla pas avec moins de zèle dans les procès de ses amis et les délibérations du sénat. M. Pontidius, mon compatriote, plaida une multitude de causes privées : les paroles coulaient de sa bouche avec une sorte de volubilité, et ses plaidoyers ne manquaient pas de mérite; je le dirai même, ils faisaient plus que de n'en pas manquer; mais il s'échauffait par degrés jusqu'à la colère et l'emportement, au point de quereller, et son adversaire, et, ce qui est plus étonnant, le juge lui-même, dont l'orateur doit se concilier la bienveillance.

M. Messalla, plus jeune que moi, n'était dépourvu d'aucune des qualités de l'orateur; mais il mettait peu de brillant dans ses expressions; du reste, éclairé, pénétrant, en garde contre les piéges, approfondissant une cause avec soin et ordonnant habilement sa défense, infatigable au travail, rendant beaucoup de services, et employé dans un grand nombre d'affaires. Les deux Métellus, Celer et Népos, étrangers à 1a plaidoirie, mais non sans talent et sans instruction, réussirent dans l'éloquence populaire. Cn. Lentulus Marcellinus, qui sut toujours manier la parole, parut dans son consulat plus éloquent que jamais : il avait une imagination vive, de la facilité à s'exprimer, une voix sonore, et assez d'enjouement. C. Memmius, fils de Lucius, était consommé dans la littérature, je veux dire celle des Grecs : la nôtre était l'objet de ses dédains. Orateur ingénieux et d'une élocution douce, mais fuyant le travail de parler, je dirai même celui de penser, il appauvrit son talent de tout de qu'il retrancha de son application.

LXXI. - Ici, Brutus m'interrompant : Que je voudrais, dit-il, qu'il vous plût de nous entretenir aussi des orateurs qui vivent encore! Il en est deux dont vous avez coutume de louer les talents, César et Marcellus; j'aurais autant de plaisir à vous entendre parler, sinon des autres, au moins de ces deux-là, que j'en ai pris à l'histoire de ceux qui ne sont plus. - Et quel besoin, répondis-je, avez-vous de mon avis sur des hommes que vous connaissez aussi bien que moi? - Il est vrai, dit-il, que je connais assez bien Marcellus; mais César m'est peu connu : j'ai souvent entendu le premier; quant au second, il s'est éloigné lorsque j'aurais pu avoir une opinion. - Que pensez-vous donc de celui que vous avez souvent entendu? - Que voulez-vous que j'en pense, sinon qu'il aura existé un homme qui vous ressemble? - Vraiment, s'il en est ainsi, je ne saurais trop désirer qu'il vous plaise. - Il en est ainsi, n'en doutez pas; et certes, il me plaît on ne peut davantage. Ce n'est pas sans raison ; il a étudié l'éloquence; que dis-je? il a renoncé pour elle à toute autre étude; il en a fait l'unique objet de ses travaux, et chaque jour il a perfectionné son talent par de continuels exercices : aussi son style est riche et plein d'expressions choisies; l'éclat de sa voix, la dignité de son geste donnent de la grâce et du lustre à ses paroles, et tout concourt si heureusement en lui, que je ne crois pas qu'il lui manque une seule des qualités de l'orateur. Ce qu'on ne peut trop admirer, c'est que dans le loisir où nous condamne tous une fatalité malheureuse, il sait se consoler par le témoignage d'une conscience sans reproche, et goûter, en revenant sur ses études passées, de nobles jouissances. J'ai vu dernièrement cet homme à Mitylène; oui, cet homme; il est vraiment digne de ce nom. Je le dirai donc : si avant cette époque il me paraissait vous ressembler déjà par son éloquence, riche alors des trésors de science nouvellement puisés dans les leçons d'un grand philosophe qui est aussi, je le sais, votre grand ami, le savant Gratippe, combien sa ressemblance avec vous n'était-elle pas encore plus parfaite à mes yeux! - Sans doute, dis-je à mon tour, les louanges d'un homme si vertueux, et qui nous est si cher, sont agréables à mon oreille; cependant elles me rappellent au sentiment des malheurs publies; et c'était pour les oublier que je prolongeais si longtemps cet entretien. Mais venons à César; je désire savoir quel est sur lui le jugement d'Atticus.

LXXII. - Vous persistez admirablement, dit Brutus, dans la résolution de ne rien dire vous-même des orateurs vivants. Il est vrai que si vous en parliez comme de ceux qui ne sont plus, c'est-à-dire, sans en omettre aucun, vous trouveriez sur votre chemin bien des Stalénus et des Autronius. Soit donc que vous n'ayez pas voulu vous jeter au milieu de cette foule, ou que vous ayez craint les reproches de ceux que vous auriez pu omettre ou ne pas louer à souhait, vous pouviez cependant nous parler de César, d'autant plus que votre opinion sur son talent est très connue, et que son jugement sur le vôtre n'est pas équivoque. - Alors Atticus prenant la parole : Quoi qu'il en soit, dit-il, mon cher Brutus, voici ce que je pense de César et ce que j'en ai souvent entendu dire à Cicéron lui-même, si habile pige en cette matière. César est peut-être de tous nos orateurs celui qui parle la langue latine avec le plus d'élégance: et il ne doit pas seulement cet avantage, comme on nous le disait tout à l'heure des Lélius et des Mucius, aux impressions reçues dans la maison paternelle. Sans doute elles out commencé l'ouvrage; mais il n'est arrivé à cette admirable perfection que par des études variées et profondes, suivies avec une grande ardeur et un travail infatigable. Eh! ne l'avez-vous pas vu, ajouta-t-il en me regardant, vous adresser, au temps de ses plus grandes occupations, un savant traité sur la langue latine, dans le premier Livre duquel il dit que le choix des mots est la base de l'éloquence? Oui, Brutus, après un tel ouvrage, et l'éloge flatteur qu'y donne à Cicéron cet homme dont Cicéron aime mieux m'entendre parler que d'en parler lui-même : Quelques-uns, lui dit-il en l'appelant par son nom, quelques-uns ont essayé, à force d'usage et d'application, de produire leurs pensées sous des formes brillantes; mais vous avez le premier découvert toutes les richesses de l'élocution, et à ce titre, vous avez bien mérité du nom romain et honoré la patrie; . je le répète, après un tel ouvrage, observer que César excelle dans le langage simple et familier de la conversation, est une chose désormais inutile.

LXXIII. - Certes, dit Brutus, l'amitié ne peut trouver un plus bel éloge. a Vous avez découvert . le premier toutes les richesses de l'élocution; et c'est peu de cette louange magnifique : n Vous a avez bien mérité du nom romain et honoré la patrie! En effet, le seul avantage que la Grèce vaincue conservât sur nous, lui est enlevé, ou du moins nous le partageons maintenant avec elle. Oui, continua-t-il, je trouve ce glorieux témoignage de César préférable, je ne dis pas aux actions de grâces ordonnées en votre nom, mais aux triomphes de beaucoup de nos généraux. - Vous avez raison, Brutus, repris-je à mon tour, si cet éloge que me donne César est l'expression de son opinion et non de sa bienveillance. Car, sans doute, s'il est un homme qui non seulement ait enrichi l'éloquence romaine, mais qui le premier ait ouvert dans Rome les sources de l'éloquence, cet homme, quel qu'il soit, a fait plus d'honneur à sa patrie que les vainqueurs des places de la Ligurie, dont la conquête a donné lieu, comme vous savez, à beaucoup de triomphes. Et à dire vrai, si l'on excepte ces grandes inspirations du génie, par lesquelles des généraux ont plus d'une fois sauvé l'État menacé, soit au dedans, soit au dehors, un bon orateur l'emporte beaucoup sur un capitaine ordinaire. Mais les services d'un général sont plus utiles! Qui le nie? et cependant (je ne crains pas que vous m'accusiez d'abuser du droit que chacun de nous a de dire son opinion), j'aimerais mieux avoir fait le seul plaidoyer de Crassus pour M. Curius, que d'avoir triomphé deux fois pour la prise de quelques châteaux. Mais il importait plus à la république de voir un château des Liguriens conquis que la cause de Curius bien défendue Sans doute; mais il importait plus aussi aux Athéniens d'avoir des maisons solidement couvertes, que d'avoir une belle statue de Minerve en ivoire; et cependant j'aimerais mieux être Phidias, que l'ouvrier le plus habile à couvrir un toit. Ne jugeons donc pas les talents sur ce qu'ils rapportent, mais sur ce qu'ils valent, d'autant plus qu'il y aura toujours bien peu d'excellents peintres et de bons statuaires, tandis qu'on ne manquera jamais d'artisans et de manoeuvres.

LXXIV. Mais continuez, Atticus, et achevez de payer votre dette. - Vous voyez, reprit-il, que la base et le fondement de l'éloquence est une diction correcte et vraiment latine; mérite qui n'était point, chez ceux qui l'ont possédé jusqu'ici, le fruit de l'étude ni de l'art, mais l'effet spontané d'une bonne habitude. Je ne parle pas des Lélius et des Scipions; dans cet heureux siècle, la langue était pure comme les moeurs. Ce n'est pas qu'il n'y eût des exceptions : Cécilius et Pacuvius, contemporains de ces grands hommes, parlaient mal; mais en général tous ceux qui n'avaient point vécu hors de Rome, ou puisé dans les exemples domestiques des leçons de mauvais goût, s'exprimaient purement. Toutefois le temps a chez nous, comme dans la Grèce, altéré cette précieuse qualité. Rome, ainsi qu'A-thènes, a vu affluer de toutes parts une multitude d'étrangers qui apportaient un langage barbare : nouveau motif pour épurer de plus en plus son style, et pour l'éprouver au creuset de l'immuable raison, sans s'en rapporter à l'usage, le plus mauvais de tous les guides. J'ai vu dans mon enfance T. Flamininus, qui fut consul avec Métellus. On estimait sa pureté; mais il était sans lettres. Catulus, comme vous le disiez tout à l'heure, ne manquait nullement d'instruction; cependant c'est au charme de sa voix et à la douceur de sa prononciation, qu'il dut la réputation de bien parler. Cotta, pour ne pas ressembler aux Grecs, donnait aux voyelles un son large et plein, et son accent tout opposé à celui de Catulus, avait, il faut le dire, une légère teinte de rusticité. C'était comme une route différente, qui, à travers des champs incultes et sauvages, le conduisait à la même gloire. Sisenna aimait tellement à s'ériger en réformateur de la langue, que l'accusateur C. Rusius ne réussit pas même à le dégoûter des mots inusités. - Que voulez-vous dire, interrompit Brutus, et quel est ce C. Rusius? - C'était un vieil accusateur qui poursuivait en justice Chritilius, et auquel Sisenna, défenseur de l'accusé, dit que quelques-uns de ses griefs étaient sputatilica. Juges, s'écrie Rusius, on veut me surprendre, si vous ne venez à mon aide. Sisenna, je ne sais ce que vous voulez dire; je crains un piége. Qu'est-ce que cela, spulatilica? pour sputa, je sais bien ce que c'est, mais tilica, je l'ignore. On éclata de rire, et mon ami Sisenna n'en continua pas moins de croire qu'on parle bien, quand on ne parle pas comme tout le monde.

LXXV. César, au contraire, prenant la raison pour guide, corrige les vices et la corruption de l'usage, par un usage plus pur et un goût plus sévère. Aussi, lorsqu'à cette élégante latinité, nécessaire à tout Romain bien né, ne fût-il pas orateur, il ajoute les ornements de l'éloquence, ses pensées sont comme autant de tableaux parfaits qu'il place dans un jour favorable. Doué d'un si beau privilège, qu'il unit d'ailleurs aux autres parties de l'art, je ne vois pas à quel rival il pourrait le céder. Sa déclamation est brillante et pleine de franchise; sa voix, son geste, tout son extérieur a quelque chose de noble et de majestueux. - J'aime infiniment ses discours, dit Brutus ; j'en ai lu beaucoup. Il a écrit aussi des mémoires de ses campagnes. - Oui, répondis-je, et d'excellents. Le style en est simple, pur, gracieux, et dépouillé de toute pompe de langage : c'est une beauté sans parure. En voulant fournir des matériaux aux historiens futurs, il a peut-être fait plaisir à de petits esprits, qui seront tentés de charger d'ornements frivoles ces grâces naturel-les; mais pour les gens sensés, il leur a ôté à jamais l'envie d'écrire; car rien n'est plus agréable dans l'histoire qu'une brièveté correcte et lumineuse. Mais revenons, si vous le voulez, aux orateurs qui ne sont plus.

LXXVI. C. Sicinius, né d'une fille de Q. Pompéius le censeur, et mort après sa questure, mérite quelque estime, et en obtint de son temps. Il sortait d'une école qui donne peu à la magnificence du style, mais qui offre des ressources à l'invention, celle d'Hermagoras. Elle prescrit à l'orateur des lois et des règles certaines. Si ses préceptes n'ont pas un grand éclat (car ils sont un peu secs), ils ont au moins de la méthode, et ouvrent des routes qui ne permettent pas de s'égarer. C'est en suivant ces routes, et en venant au barreau bien préparé, que Sicinius, à l'aide d'une élocution assez facile, et dirigé par les principes et les règles de l'école, se fit compter, encore jeune, au nombre des avocats. Alors vivait aussi un homme très savant, C. Visellius Varron, mon cousin, qui était de l'âge de Sicinius. Il mourut étant juge de la question, après avoir exercé l'édilité curule.

J'avoue que le jugement du peuple à son égard différait du mien ; car il était peu goûté du publie. Son style impétueux était obscur à force de finesse, et ses pensées échappaient dans la rapidité de son débit; mais je citerais difficilement un orateur qui le surpassât pour la justesse des expressions, et l'abondance des idées. Il était d'ailleurs consommé dans la littérature, et instruit dans le droit civil, dont son père Aculéon lui avait enseigné les principes.

Reste encore, parmi ceux qui sont morts, L. Torquatus, à qui le titre d'orateur, quoique la parole ne lui manquât nullement, parait moins convenir que celui d'homme d'État. Il était savant, et d'une science qui n'avait rien de vulgaire ni de superficiel : son érudition était profonde et choisie. Sa mémoire tenait du prodige; son style réunissait au plus haut degré la force et l'élégance; et tous ces talents étaient relevés par l'intégrité de ses moeurs et la dignité de sa vie. Je prenais aussi un extrême plaisir à entendre Triarius, dont les discours, malgré sa jeunesse, étaient pleins d'une savante maturité. Quelle sévérité dans sa physionomie! quelle autorité dans ses paroles! quelle mesure dans tout ce qui sortait de sa bouche !

- Alors Brutus, vivement ému par ce souvenir de Torquatus et de Triarius, qu'il avait tendrement chéris : Oui, dit-il, sans parler des autres sujets de douleur, qui sont innombrables, ces deux noms réveillent en moi une pensée bien amère! Ah! pourquoi votre voix, qui ne se lassait point de conseiller la paix, n'a-t-elle jamais été écoutée? La république n'eût perdu, ni ces deux hommes vertueux, ni tant d'autres grands citoyens. - Faisons trêve, Brutus, à ces tristes réflexions, pour ne pas aigrir nos blessures; car si le souvenir du passé est amer, combien l'attente de l'avenir l'est-elle plus encore! Cessons donc de gémir, et contentons-nous d'apprécier les succès de chaque orateur, puisque c'est là l'objet de nos recherches.

LXXVII. Parmi ceux qui ont péri dans cette guerre, n'oublions pas M. Bibulus. Il écrivit beaucoup et avec soin, surtout pour un homme qui n'était pas orateur; et de plus, il fit beaucoup d'actions pleines de fermeté. Je citerai encore Appius Claudius, votre beau-père, mon collègue et mon ami. Celui-ci réunissait à l'amour du travail un savoir étendu, et un grand exercice de la parole; il possédait en outre, avec la science de nos antiquités, celle du droit augural, et de tout le droit publie. Je citerai L. Domitius, qui, sans aucune étude de l'art, parlait purement et avec une grande indépendance; et les deux Lentulus, personnages consulaires, dont l'un, Publius, le vengeur de mes injures et l'auteur de mon rappel, dut aux préceptes des maîtres tout ce qu'il eut de talent oratoire. La nature ne l'avait pas favorisé de ses dons; mais il avait dans l'âme tant de noblesse et de grandeur, qu'il ne craignit pas d'aspirer à tous les avantages de l'illustration, et qu'il soutint avec honneur le rôle le plus brillant. Quant à L. Lentulus, ce fut un orateur assez vigoureux, si toutefois il fut orateur; mais il ne pouvait soutenir la fatigue de penser. Sa voix était sonore, ses expressions, plutôt choisies que négligées; enfin, son éloquence était pleine d'âme, et avait des accents qui imprimaient la terreur. On désirerait peut-être mieux au barreau; mais à la tribune politique son talent peut paraître suffisant. T. Postumius n'était pas non plus à mépriser comme orateur. Comme citoyen, il parla avec la même énergie qu'il combattit, emporté, ardent à l'excès, mais connaissant bien les lois et les principes du droit public.

- Ici Atticus m'interrompant : Je vous supposerais, dit-il, l'intention de flatter, si tous ceux dont vous recueillez les noms depuis quelque temps, n'étaient pas morts. Quiconque osa jamais se lever et parler devant des hommes, obtient de vous une mention. En vérité, je suis tenté de croire que c'est par oubli que vous ne dites rien de M. Servilius.

LXXVIII. - Je n'ignore pas, Atticus, que parmi ceux qui n'ont jamais ouvert la bouche en public, il en est beaucoup qui auraient mieux parlé que les orateurs dont je recueille ici les noms; mais cette énumération a au moins un avantage; c'est de nous montrer combien il en est peu, sur la totalité des hommes, qui aient osé faire entendre leur voix; et combien peu, parmi ceux qui l'ont osé, ont mérité des éloges. Ainsi, je n'omettrai pas même deux chevaliers romains, nos amis, morts depuis peu, P. Coininius de Spolette, dont l'éloquence était sage et facile, et contre lequel j'ai défendu C. Cornélius, ni T. Attius de Pisaure, a l'accusation duquel je répondais dans la cause de Cluentius. Il parlait purement et avec assez d'abondance; il était en outre formé à l'école d'Hermagoras, peu riche, il est vrai, d'ornements oratoires, mais qui, eu fournissant des arguments tout prêts pour chaque genre de cause, arme l'orateur, comme le vélite, de traits qu'il n'a plus qu'à lancer. Mais je n'ai connu personne qui eût plus d'ardeur et d'activité que mon gendre Pison; je ne vois pas même qui l'on pourrait lui préférer du côté du talent : il n'y avait pas un de ses moments qui ne fùt employé soit à plaider au barreau, soit à s'exercer dans le cabinet, soit à écrire, soit à méditer; aussi faisait-il tant de progrès, qu'il paraissait voler plutôt que courir. Chez lui, un heureux choix de mots élégants s'arrondissait en périodes harmonieuses, et des arguments solides et nombreux étaient relevés par une foule de pensées fines et piquantes. Son geste était naturellement si gracieux, que l'art, qui cependant n'y entrait pour rien, paraissait en avoir réglé les mouvements. Je crains qu'on ne soupçonne ma tendresse d'exagérer son mérite; mais non, et je pourrais encore louer en Pison de plus grandes qualités. Car pour l'empire sur ses passions, la bonté du coeur, toutes les vertus enfin, je ne pense pas qu'aucun Romain de son âge puisse lui être comparé.

LXXIX. Je ne crois pas devoir passer sous silence M. Célius, quels qu'aient été à la fin de sa vie ou sa mauvaise fortune ou son mauvais esprit. Tant qu'il suivit mes conseils, aucun citoyen ne défendit avec plus de fermeté, qu'if ne le fit dans son tribunat, la cause du sénat et des gens de bien contre les fureurs populaires et l'audace insensée des pervers; et ses courageux efforts étaient secondés par une éloquence brillante, noble, et surtout pleine d'agrément et d'urbanité. Il prononça plusieurs harangues d'une grande force, et trois accusations très vives, toutes dans l'intérêt de la république. Ses plaidoyers, quoique inférieurs aux discours que je viens de citer, ne sont pourtant pas méprisables ni dénués de mérite. Porté ii l'édilité curule par les yeux unanimes des gens de I bien, je ne sais comment, une fois que je fus éloigné de lui, lui-même s'éloigna de ses voies; il est tombé, dès qu'il s'est fait l'imitateur de ceux qu'il avait renversés.

Mais disons quelques mots de M. Calidius. Ce n'était pas un orateur de la classe ordinaire; que dis-je? il faisait presque à lui seul une classe particulière. Ses pensées profondes et originales étaient revêtues de formes légères et transparentes; rien de si aisé, rien de si flexible que le tour de ses périodes. II faisait des mots tout ce qu'il voulait; et nul orateur ne savait aussi bien que lui se rendre maître de sa phrase. Sa diction était claire comme le ruisseau le plus limpide. Elle coulait avec une aisance dont jamais rien n'interrompait le cours. Pas un mot qui ne fût mis à sa place, et enchâssé dans le discours, comme les différentes pièces dans un ouvrage de marqueterie. Pas un terme dur, inusité, bas ou recherché. Au lieu du mot propre, il employait l'expression figurée; mais avec tant de bonheur, que jamais elle ne paraissait usurper une place étrangère : elle venait tout naturellement se mettre à la sienne. Au reste, rien chez lui de lâche ni de décousu : tout était assujetti à une mesure, et cette mesure n'était ni apparente, ni toujours la même; elle savait se varier et se cacher sous mille formes diverses. Son style étincelait de ces ornements d'ex-pressions et de pensées, que les Grecs appellent figures : distribués dans tout le discours, c'étaient comme autant de brillants qui en relevaient la parure. Il saisissait avec une grande sagacité le point de la question, qu'il faut chercher dans les nombreuses formules des jurisconsultes. Enfin, ses plans étaient disposés avec art; son action, noble, toute sa manière, pleine de calme et de sagesse.

LXXX. Si la perfection consiste à parier avec grâce, il ne faut chercher rien de plus accompli ; mais nous avons dit tout à l'heure que l'orateur a trois devoirs à remplir, instruire plaire et toucher. Or, de ces trois parties de l'art, Calidius excellait dans les deux premières. Il savait répandre sur une question la lumière la plus vive, et attacher par le plaisir l'esprit de ses auditeurs; mais il manquait de cette troisième qualité, qui consiste à remuer les coeurs et allumer les passions, véritable triomphe de l'éloquence. Il n'avait aucune force, aucune véhémence; soit qu'il ne voulût pas en avoir, regardant peut-être comme des forcenés et des gens en délire, ceux dont le ton est plus élevé, et l'action plus impétueuse; soit que la nature ou l'habitude ne l'eussent pas ainsi formé; soit enfin qu'il ne pût mieux faire. Toutefois, si ce talent est inutile, il ne l'eut point; s'il est nécessaire, il lui manqua. Je me souviens même que dans ma réponse à son accusation contre Q. Gallius, auquel il reprochait d'avoir voulu l'empoisonner (complot qu'il avait surpris, disait-il, et dont il apportait des preuves manifestes, écrits, témoignages, révélations, aveux faits à la torture), après qu'il eut savamment et habilement disserté sur ce crime, je commençai par faire valoir les arguments que fournissait la cause; ensuite j'en tirai un nouveau, de ce qu'à peine échappé à la mort, et tenant dans ses mains les preuves irrécusables de l'attentat médité contre ses jours, il en parlait avec cette mollesse, ce calme, cet abandon. « Si tout cela, M. Calidius, était autre chose qu'une chimère, est-ce de ce ton que vous en parleriez? Je connais votre éloquence, et vous plaidez avec chaleur quand il s'agit des dangers d'autrui; seriez-vous indifférent sur les vôtres? Où est le ressentiment de l'injure? où est l'indignation qui arrache des paroles touchantes et des plaintes amères de la bouche la moins éloquente? ni votre âme, ni votre corps, ne sont agités; vous ne vous frappez ni s le front ni la cuisse; jusqu'à votre pied, oui, vo-s tre pied même demeure immobile. Aussi bien, loin que vous ayez échauffé nos esprits, nous ' avions peine à nous empêcher de dormir sur nos siéges. » C'est ainsi que la sagesse ou le défaut d'un grand orateur me fournit un argument pour réfuter son accusation.

- Pouvons-nous, dit Brutus, mettre en question si ce fut de la sagesse ou un défaut? Puisque de tous les mérites de l'orateur, le plus grand et, sans contredit, d'enflammer son auditoire et de lui faire prendre les impressions les plus favorables à la cause, peut-on nier que celui qui manque de ce talent, manque du plus essentiel de tous les talents?

LXXXI.  - A la bonne heure, Brutus; mais revenons à Hortensius, le seul dont il nous reste à parler. Ensuite, je dirai quelques mots de moi-même, puisque vous l'exigez. Cependant il faut, je pense, faire mention de deux jeunes gens, auxquels il n'a manqué que de vivre plus longtemps pour acquérir une hante réputation d'éloquence. - Sans doute vous voulez parler de C. Curion, et de Licinius Calvus. - D'eux-mêmes; l'un débitait une multitude infinie de pensées, souvent très fines, avec tant d'aisance et de facilité, qu'il n'y avait rien de plus orné tout à la fois et de plus rapide que son style. Il dut peu aux leçons des maîtres; mais la nature l'avait doué d'un talent admirable pour la parole. Son activité ne m'est point connue par expérience; je sais que son goût le portait vers cet art. S'il avait continué d'écouter mes avis, il eût recherché les honneurs plutôt que les grandeurs. -Qu'entendez-vous par là, dit Brutus, et quelle est cette distinction? - La voici, répondis-je. Tout honneur étant un prix décerné à la vertu par l'estime et l'attachement des citoyens, celui qui le tient de leur volonté et de leurs suffrages me paraît vraiment honoré et mérite de l'être; mais celui qui, profitant des conjonctures, a su, même en dépit de ses concitoyens, s'élever au pouvoir, comme Curion désirait de le faire, celui-là n'a point acquis l'honneur; il n'en tient que le nom. S'il eût voulu entendre cette vérité, on l'aurait vu, glorieux et chéri du peuple, parvenir au plus haut rang, en montant de dignités en dignités, comme avait fait son père, comme avaient fait tant d'illustres Romains.

C'est aussi le langage que j'ai tenu bien des fois à P. Crassus, fils de Marcus, qui dans sa jeunesse avait recherché mon amitié. Je l'exhortais vivement à regarder comme la route la plus sûre pour arriver à la gloire, celle que ses ancêtres lui avaient laissée toute frayée. Il avait reçu la meilleure éducation, et possédait les connaissances les plus étendues. Son imagination était assez vive, et son style ne manquait ni de richesse ni d'élégance; ajoutez un air grave sans hauteur, modeste sans timidité. Mais l'ivresse d'une gloire qui semblait devancer les années, l'entraîna aussi dans un précipice : parce que soldat il avait bien servi son général, il voulut devenir tout à coup général à son tour, oubliant que, d'après les lois de nos ancêtres, l'âge de briguer cet honneur est fixé, et la chance de l'obtenir, incertaine. Aussi sa chute fut déplorable, et en voulant ressembler aux Cyrus et aux Alexandre, qui, au lieu de fournir leur carrière, la franchirent d'un saut, il resta bien loin de L. Crassus et de beaucoup d'autres grands hommes de la même famille.

LXXXII. Mais revenons à Calvus; car c'est de lui qu'il devait être question. Cet orateur, plus versé que Curion dans la connaissance des lettres, avait aussi un style plus fini et plus étudié : il le maniait, sans doute, avec beaucoup de talent et de goût; cependant à force de s'observer et d'exercer sur lui-même une critique minutieuse, en évitant l'enflure, il perdait jusqu'au véritable embonpoint. Aussi ce style, amaigri par une correction trop scrupuleuse, pouvait éclairer des savants et des auditeurs attentifs; mais le peuple et le barreau, pour qui l'éloquence est faite, n'en gardaient point l'impression fugitive. - Notre ami Calvus voulait passer pour un orateur attique, dit alors Brutus. De là cette extrême simplicité qu'il recherchait à dessein. - Il le disait, répondis-je; mais il se trompait et il trompait les autres. Si l'on appelle attique, ce qui n'offre aucune inconvenance, aucune prétention, aucune recherche, on e raison de n'estimer que ce qui est attique : c'est condamner l'impertinence et la bizarrerie, comme les écarts d'une éloquence en délire; c'est approuver le bon sens et le naturel, comme un devoir de conscience pour l'orateur qui se respecte : il ne doit y avoir à cet égard qu'une seule opinion. Si, au contraire, on décore du nom d'attique une diction sèche, pauvre et aride, pourvu qu'elle soit châtiée, polie, élégante, j'y consens; mais les Attiques ont quelque chose de mieux, et il ne faut pas ignorer leurs degrés de mérite, les caractères qui les distinguent, la nature et la variété de leurs talents. Je veux, dites-vous, imiter les Attiques. Lesquels? car il y en a de plus d'une espèce. Quelle différence entre Démosthène et Lysias! entre Démosthène et Hypéride! entre tous les trois et Eschine! Lequel donc imiterez-vous? L'un d'entre eux? les autres n'étaient donc pas Attiques? Tous ensemble? comment ferez-vous, puisqu'ils se ressemblent si peu? Et ici, je demanderai encore si Démétrius de Phalère fut un orateur attique? Pour moi, Athènes elle-même me semble respirer dans ses discours. Mais il est plus fleuri qu'Hypéride et Lysias! C'est que son talent ou son choix l'ont porté vers ce genre.

LXXXIII. On vit paraître à la même époque deux écrivains très différents entre eux, et cependant Attiques : Charisius, qui composa beaucoup de discours pour les autres, et qui paraissait vouloir imiter Lysias; et Démocharès, fils d'une soeur de Démosthène, qui, outre plusieurs discours, écrivit d'un style plus oratoire qu'historique le récit de ce qui était arrivé de son temps à Athènes. Mais Hégésias veut ressembler à Charisius, et il se croit si Attique, qu'auprès de lui ceux qui le sont véritablement lui paraissent barbares. Or, qu'y a-t-il de plus haché, de plus décousu, de plus puéril que cette élégance symétrique, dont, après tout, il n'est pas dépourvu? « Nous voulons ressembler aux Attiques. » Fort bien. « Ces orateurs ne sont-ils donc pas Attiques? Qui pourrait le nier? » Ce sont eux que nous imitons. Comment quand ils diffèrent entre eux autant qu'ils diffèrent des autres?  « Notre modèle, c'est Thucydide. » A la bonne heure, si vous voulez écrire une histoire et non plaider des causes. Thucydide proclame avec franchise et dignité les événements politiques; mais il ne s'est point occupé de cette éloquence populaire et animée qui convient au barreau. Quant aux discours qu'il a semés en grand nombre dans son histoire, j'ai coutume d'en faire l'éloge; mais je ne pourrais pas les imiter quand je le voudrais, et je ne le voudrais peut-être pas, quand je le pourrais. Un amateur de vin de Falerne ne le veut ni tellement nouveau qu'il soit recueilli sous les derniers consuls, ni si vieux qu'il remonte jusqu'au consulat d'Opimius ou d' Anicius. « Ce sont pourtant là les meilleures années. » Sans doute; mais le temps a fait perdre à ce vin ce parfum que nous recherchons, et il n'est vraiment plus supportable. Dirons-nous pour cela qu'il faut boire le vin au sortir de la cuve? non certes, il le faut vieux; mais raisonnablement. Je conseillerai de même à nos orateurs d'éviter à la fois ce style trop moderne, que je comparerais au vin sortant du pressoir, et qui fermente encore, et cette manière de Thucydide, d'une date excellente, mais trop vieille, comme le vin d'Anieius. Thucydide lui-même, s'il était venu plus tard, aurait eu quelque chose de plus mûr et de plus moelleux.

LXXXIV. « Imitons donc Démosthène. » Bons dieux, n'est-ce pas là le but de tous nos efforts, de tous nos désirs? Ils diront que nous y réussissons mal. Eh! nos prétendus Attiques ont-ils donc l'heureux privilège de réussir en tout? Ils ne comprennent pas même un fait attesté par l'histoire, et qui ne pouvait manquer d'avoir lieu : c'est que quand Démosthène devait parler, on accourait, pour l'entendre, de toutes les parties de la Grèce; mais eux, lorsqu'ils plaident, ils sont bientôt abandonnés, non seulement des spectateurs, chose déjà fort humiliante, mais des amis qui ont accompagné leur client au tribunat. Si une diction sèche et aride constitue l'atticisme, qu'ils soient donc Attiques, j'y consens; mais qu'ils parlent au comice, dans les procès où un seul juge prononce debout. Il faut, pour remplir l'enceinte d'un tribunal, un ton plus élevé, une voix plus sonore. Je veux qu'à la nouvelle qu'un orateur doit parler, on se bête d'occuper les sièges, que le lieu de l'audience se remplisse, que les greffiers s'empressent d'offrir ou de céder leurs places, que le concours soit nombreux et les juges, attentifs. Quand il se lève pourparler, je veux que l'assemblée se commande à elle-même le silence; je veux des signes d'approbation réitérés, des transports d'admiration; je veux enfin que le rire éclate, ou que les larmes cou-lent au gré de l'orateur; en sorte qu'en voyant de loin ce spectacle, même sans rien entendre, on comprenne cependant que celui qui parle intéresse, et qu'il y a sut la scène un Roscius. Ce-lui qui obtiendra un tel succès sera véritablement un orateur attique, comme le fut Périclès, comme le fut Hypéride, comme le fut Eschine, comme le fut surtout ce Démosthène dont nous parlons. Mais si aux riches ornements de l'éloquence ou préfère une diction fine, spirituelle, et qui soit tout à la fois d'un goût pur, et saine dans sa sécheresse, et qu'on en fasse un attribut de l'atticisme, je souscris à cet éloge; car dans un art si varié et si grand, cet esprit mince et délié trouve aussi sa place. Il s'ensuivra qu'on peut parler avec atticisme sans bien parler, tandis qu'on ne dira le contraire : mais un orateur! et un orateur comparable à Lysias, dont le style est ce qu'on peut voir de plus achevé! L'ironie serait de bon goût si nous plaisantions; mais si nous parlons sérieusement, prenez-y garde : peut-être devrions-nous mettre dans nos discours autant de conscience que si nous déposions en justice. Oui, j'estime votre Caton comme citoyen, comme sénateur, comme général, comme un homme enfin qui excellait en prudence, en activité, en toute espèce de vertu. Quant à ses discours, je les trouve fort louables pour son temps; ils annoncent du génie : toutefois c'est le génie sous une forme brute, et que l'art n'a pas encore polie. Mais quand vous disiez que ses Origines sont remplies de toutes les beautés oratoires, quand vous mettiez Caton à côté de Phi lite et de Thucydide, est -ce Brutus ou moi que vous croyiez persuader? Eh quoi ! des modèles, inimitables même aux Grecs, vous leur comparez un habitant de Tusculum, qui n'avait pas encore la moindre idée de ce qu'on appelle richesse et ornements du style!

LXXXVI. Vous louez Galba; si c'est comme le premier de son temps, d'accord : la tradition le représente ainsi. Si c'est comme orateur, voyons, je vous prie, ses discours (car ils existent), et osez dire que vous souhaitez à Brutus, que vous aimez plus que vous-même, d'en faire de pareils. Vous estimez les discours de Lépidus : je pense à peu près comme vous, si c'est comme anciens que vous les estimez. J'en dis autant du second Africain, j'en dis autant de Lélius, dont le langage eut, à votre avis, ce qu'il y a de plus doux; vous ajoutez même quelque chose de plus imposant, afin de surprendre notre admiration par le nom d'un grand homme, et l'éloge mérité d'une vie pleine d'élégance et de politesse. Ôtez ces prestiges : le discours dont vous vantez la douceur pourrait bien tomber si bas qu'on ne daignerait plus y jeter les yeux.

Carbon, je le sais, fut mis au nombre des grands orateurs; mais il en est de l'éloquence comme du reste : ou loue ce qu'on a de mieux, quand ce mieux ne serait pas bien. Je pense la même chose des Gracques, quoique à certains égards je souscrive à ce que vous en avez dit. Je laisse les autres, et j'arrive à deux hommes en qui vous voyez déjà la perfection, que j'ai entendus moi-même, et qui, sans contredit, furent (le grands orateurs, Crassus et Antoine. J'approuve tout ce que vous avez dit à leur louange, sans croire toutefois que le discours en faveur de la loi Servilia ait été votre modèle, dans le sens que Lysippe attache à ce mot, quand il dit que le Doryphore de Polyclète fut le sien. C'est une pure ironie : je ne vous dirai pas pourquoi je pense ainsi; vous croiriez peut-être que je veux vous flatter. J'omets donc ce que vous avez dit de Crassus même et d'Antoine, de Cotta, de Sulpicius, et enfin de Célius. Oui, ce furent, en effet, des orateurs; mais combien grands et de quelle espèce, c'est là-dessus que j'en appelle à vous. Pour cette autre foule que vous avez rassemblée sans omettre personne, je m'en inquiète peu : il est tel de ces artisans de paroles qui a dû être bien aise de mourir, pour être mis par vous au rang des orateurs.

LXXXVII. - Lorsque Atticus eut fini de parler : Vous venez, lui dis-je, d'entamer le sujet d'un long entretien, et d'élever une question qui mériterait une discussion toute nouvelle. Nous la remettrons à un autre temps. Il faut lire, en effet, les ouvrages des anciens, et surtout de Caton; vous verrez qu'il ne manque rien à son dessin, si ce n'est une teinte plus brillante, et cette fleur de coloris dont on n'avait pas encore le secret. Quant au discours de Crassus, je pense que lui-même pouvait peut-être l'écrire encore mieux, mais que lui seul en était capable; et quand je dis que cette harangue m'a servi de modèle, ne croyez pas que ce soit une ironie. Si vous avez une meilleure idée du talent que je puis avoir aujourd'hui, il n'en est pas moins vrai que dans ma jeunesse l'éloquence latine ne m'offrait rien de mieux à imiter. Si j'ai nommé un si grand nombre de personnages, je l'ai dit tout à l'heure : c'est que je voulais montrer combien, dans une carrière où tous ont ambitionné la gloire, il en est peu qui l'aient obtenue. Cessez donc de croire que je dis des contre-vérités, dût Scipion l'avoir fait, comme le prétend l'historien Fannius. - Comme vous voudrez, répondit-il : quant à moi, je ne vous croyais pas d'éloignement pour une figure qu'ont employée Scipion et Socrate. - Plus tard, dit Brutus, nous discuterons ce point; pour vous (ajouta-t-il en me regardant), vous nous expliquerez les discours qui restent des anciens? - Volontiers, Brutus; mais à Cumes on à Tusculum, un jour que nous en aurons le loisir, puisque nous sommes voisins dans ces deux campagnes.

LXXXVIII. Revenons maintenant à notre sujet. Hortensius commença de très bonne heure à parler au barreau, et fut bientôt chargé des plus grandes causes. En entrant dans la carrière, il y trouva Cotta et Sulpicius, plus âgés que lui de dix ans; Crassus et Antoine, qui brillaient de toute leur gloire; puis Philippe, enfin Julius; et son talent soutint dignement le parallèle avec ces grands orateurs. Il avait une mémoire à laquelle je ne crois pas que nulle autre ait été comparable. Sans rien écrire, il retrouvait ses idées dans les mêmes termes qu'il les avait conçues. Cette puissante faculté lui rendait fidèlement tout ce qu'il avait soit pensé, soit écrit, et lui rappelait, sans aucun secours étranger, toutes les paroles de ses adversaires. Son ardeur était si grande, que je n'ai jamais vu personne de si passionné que lui pour le travail. Il ne passait pas un seul jour sans plaider, au barreau, ou s'exercer dans le cabinet, et souvent le même jour il faisait l'un et l'autre. Sa manière était neuve et originale. Au moins avait-il deux choses qui n'étaient qu'à lui : les divisions par lesquelles il marquait les différents objets de son discours, les résumés par lesquels il rappelait les arguments de son adversaire et les siens. Heureux choix d'expressions brillantes, périodes harmonieuses, fécondité inépuisable, telles sont les qualités qu'il devait à un génie supérieur, fortifié par de continuels exercices. Sa mémoire embrassait tout l'ensemble d'un sujet; sa pénétration eu saisissait tous les détails, et il ne laissait guère échapper aucun des moyens que fournissait la cause, soit pour la preuve, soit pour la réfutation. Sa voix était douce et sonore; son geste, plein d'art, paraissait un peu étudié pour un orateur. Au moment des plus grands succès d'Hortensius, Crassus mourut, Cotta fut exilé, le cours de la justice fut interrompu par la guerre, et je commençai à venir au forum.

LXXXIX. La première année de la guerre, Hortensius était soldat; la seconde, tribun militaire. Sulpicius et Antoine étaient absents corn-. me lieutenants; on ne rendait de jugements qu'en vertu de la loi Varia, toutes les autres procédures étant suspendues à cause de la guerre. Les avocats les plus employés (indépendamment des accusés qui se défendaient eux-mêmes), L. Memmius et Q. Pompéius, n'étaient pas des orateurs du premier rang; toutefois c'étaient des orateurs. Dans ces causes témoignait Philippe, homme éloquent, dont les dépositions passionnées avaient toute la chaleur et tout le développement d'une accusation.

Ceux qui passaient alors pour les maîtres de l'art étaient magistrats, et chaque jour j'assistais à leurs harangues. C. Curion était tribun du peuple : au reste, il gardait le silence depuis qu'il s'était vu abandonné de toute l'assemblée. Q. Métellus Céler, sans être orateur, n'était cependant pas sans quelque talent pour la parole. Q. Varius, C. Carnot], Cn. Pomponius, la maniaient avec facilité. Aussi ne quittaient-ils pas la tribune. C. Julius, édile curule, prononçait presque tous les jours des discours soigneusement travaillés. J'écoutais avec le plus curieux empressement tous ceux que je viens de nommer, lorsque l'exil de Cotta pénétra mon coeur d'un premier chagrin. Auditeur assidu de ceux qui restaient, je me livrais avec ardeur à l'étude, et chaque jour écrivant, lisant, traitant des sujets, je ne me bornais pas encore à ces exercices oratoires. Varius venait, l'année suivante, d'être exilé en vertu de sa propre loi. De mon côté, jaloux de m'instruire dans le droit civil, je passais beaucoup de temps auprès de Q. Scévola, fils de Pablius, qui, sans faire profession d'enseigner, répondait seulement quand il était consulté, et donnait à ceux qui désiraient l'entendre de savantes leçons. L'année qui suivit fut celle des consuls Sylla et Pompéius. Sulpicius, alors tribun, prononçait chaque jour des harangues, où j'appris à connaître à fond son genre d'éloquence. A la même époque, le chef de l'Académie, Philon, ayant quitté sa patrie avec les principaux habitants d'Athènes à cause de la guerre de Mithridate, et s'étant réfugié à Rome, je me livrai à lui tout entier. J'étais épris d'un amour incroyable pour la philosophie; et cette étude captivait d'autant plus mon attention, qu'outre l'attrait qu'offraient à ma curiosité des matières aussi intéressantes et aussi variées, la carrière du barreau me paraissait fermée pour toujours. Sulpicius avait péri cette même année, et la suivante vit immoler cruellement trois orateurs de trois âges différents, Catulus, Antoine et C. Julius. Cette année-là, je pris des leçons de Molon de Rhodes, maître aussi habile qu'orateur distingué.

XC. Ces détails paraissent étrangers à mon sujet; cependant j'ai cru devoir y entrer pour vous, mon cher Brutus; car Atticus les connaissait déjà. Ils vous apprendront, puisque vous l'avez voulu, la route que j'ai parcourue, et vous saurez comment, venu dans la carrière après Hortensius, je l'ai suivi en m'attachant à ses pas. Rome fut trois ans à peu près sans guerre civile; mais la mort, l'exil ou la fuite des orateurs (car des jeunes gens même, Crassus et les deux Lentulus étaient loin de Rome), laissaient à Hortensius le premier rang au barreau. Antistius était de jour en jour plus goûté; Pison portait fréquemment la parole; Pomponius moins souvent; Carbon rarement; Philippe la prit une ou deux fois. Pour moi, pendant tout ce temps, je consacrais les jours et les nuits à l'étude de toutes les sciences. J'avais près de moi le stoïcien Diodote qui habitait ma maison et qui est mort chez moi il n'y a pas longtemps, après y avoir passé une partie de sa vie. Entre autres études, il m'exerçait principalement à la dialectique, qui est, en quelque sorte, l'éloquence abrégée et resserrée, et sans laquelle vous avez jugé vous-même, mon cher Brutus, ne pouvoir jamais parvenir à l'éloquence véritable, qu'on appelle à son tour la dialectique développée. Toutefois en me dévouant aux leçons de ce maître et aux sciences diverses et multipliées qu'il m'enseignait, je ne passais pas un seul jour sans m'exercer à l'art oratoire. Je composais tous les jours des déclamations ( c'est ainsi qu'on appelle maintenant ce genre d'exercice ), souvent avec M. Pison, d'autres fois avec Q. Pompéius, ou quelque autre. Je les écrivais assez fréquemment en latin, mais plus ordinairement en grec; ;soit parce que la langue grecque, plus féconde que la nôtre, m'accoutumait à enrichir le latin des mêmes ornements, soit parce que les grands maîtres de la Grèce n'auraient pu, si je n'avais parlé leur langue, ni redresser mes fautes, ni me donner des leçons. Sur ces entrefaites arrivèrent de nouvelles secousses politiques, la mort tragique de trois orateurs, Scévola, Carbon, Antistius, enfin le retour de Cotta, de Curion, de Crassus, des Lentulus, de Pompée. Les lois et les tribunaux furent rétablis, et la république fut arrachée au parti qui l'opprimait; mais l'éloquence perdit encore Pomponius, Censorinus, Muréna. Je commençai alors à me charger des causes publiques et privées. J'arrivais au barreau, non pour m'y former comme presque tous l'ont fait'; mais j'y apportais un ta-lent aussi perfectionné qu'il avait été en mon pouvoir. Dans le même temps, je pris des leçons de Molon qui, sous la dictature de Sylla, vint à Rome pour y traiter des récompenses dues aux Rhodiens. Mon premier plaidoyer dans une affaire criminelle, celle de Sext. Roscius, eut tant (le succès, que désormais ma voix parut digne (le soutenir les causes les plus importantes. Beaucoup me furent successivement confiées, et je consacrai toujours à les préparer la plus sérieuse attention et les veilles les plus assidues.

XCI. Maintenant, puisque vous paraissez vouloir me connaître, non par quelques signes naturels, ou quelques marques particulières, mais par tout l'ensemble de ma personne, j'ajouterai plu-sieurs détails, qui sembleront peut-être assez peu nécessaires. J'étais alors très maigre et d'une complexion très délicate; j'avais le cou long et mince; enfin une santé et une conformation qui, dit-on, n'est pas rassurante pour la vie, quand on y joint le travail et de grands efforts de poitrine. Aussi les personnes auxquelles j'étais cher s'en alarmaient d'autant plus, que je prononçais un discours entier sans baisser le ton ni varier mon débit, de toute la force de ma voix, et avec une véhémence d'action à laquelle tout mon corps prenait part. Mes amis et les médecins me conseillaient d'abandonner la plaidoirie. Mais je crus devoir m'exposer à tout plutôt que de renoncer à la gloire que me promettait l'éloquence. Au reste, comme j'étais persuadé qu'en modérant ma voix et mes efforts, et en changeant ma déclamation, je pourrais tout à la fois échapper au danger, et me faire une manière plus réglée et plus sage, je résolus d'étudier une autre méthode, et dans ce dessein je partis pour l'Asie. Ainsi, après avoir défendu des causes pendant deux ans, et acquis déjà quelque célébrité au barreau, je quittai Rome.

Arrivé à Athènes, je passai six mois avec Antiochus, le plus savant et le plus illustre philosophe de la vieille académie. Là je recommençai sous un maître si riche (le science, et si habile à la transmettre, l'étude de la philosophie que je n'avais jamais abandonnée, et dans laquelle je n'avais cessé, depuis ma première jeunesse, de chercher tous les jours quelque nouvelle connaissance. Dans le même temps, je ne laissais pas de m'exercer à l'art oratoire, auprès de Démétrius de Syrie, maître ancien et assez renommé. Ensuite je parcourus toute l'Asie, accompagné des plus grands orateurs, qui dirigeaient mes exercices avec beaucoup de complaisance. Le premier d'entre eux était Ménippe de Stratonice, l'homme, selon moi, le plus éloquent qu'il y eût alors dans toute l'Asie. Certes, si c'est le caractère de l'atticisme de ne rien dire d'affecté ni d'inconvenant, cet orateur mérite d'être compté parmi les Attiques. Denys de Magnésie ne me quittait pas; j'avais aussi auprès de moi Eschyle de Cnide, Xénoclès d'Adramytte : c'étaient les plus célèbres rhéteurs de l'Orient. Je ne m'en tins pas encore là. Je vins à Rhodes, où je m'attachai de nouveau à ce même Molon, que j'avais entendu à Rome. Habile avocat, excellent écrivain, il savait eu outre critiquer avec finesse, et donnait avec un rare talent de savantes leçons. Il réprima, ou du moins il fit tous ses efforts pour réprimer les écarts où m'entraînait la fougue d'un âge impunément audacieux, et pour resserrer dans de justes limites le torrent débordé d'une élocution redondante. Aussi, lorsque après deux uns je revins à Rome, j'étais beaucoup mieux exercé, ou pour mieux dire, je n'étais plus le môme. Ma déclamation était moins véhémente, mon style, moins impétueux. D'un autre côté, ma poitrine s'était fortifiée, et mon corps avait acquis un embonpoint raisonnable.

XCII. Deux orateurs excellaient alors, Cotte et Hortensius, et leurs succès allumaient en moi la plus vive émulation. Le premier, doux et coulant, exprimait avec aisance et facilité des pensées revêtues de l'expression la plus naturelle; l'autre, orné et plein de feu, n'était pas tel que vous l'avez connu, Brutus, déjà sur le déclin de son talent : il avait un tout autre mouvement et de style et d'action. Il me sembla donc que c'était surtout coutre Hortensius que j'avais à lutter, parce que c'était de lui que mon âge, et la chaleur qui m'animait en parlant, me rapprochaient davantage. Je ?marquais aussi que dans les causes où je les avais vus plaider ensemble, comme celle de M. Canuléius et celle du consulaire Dolabella, Hortensius avait toujours rempli le premier rôle, quoique Crotta eût été choisi comme principal défenseur. C'est qu'une grande réunion d'hommes et le fracas du barreau demandent un orateur ardent et passionné, une action forte et une voix sonore. Pendant l'année qui suivit mon retour d'Asie, je fus chargé de plusieurs causes importantes. Je sollicitais alors la questure; Cotte, le consulat; Hortensius, l'édilité. Après ma questure vient l'année où j'allai en Sicile remplir les mêmes fonctions. Cotta partit pour la Gaule au sortir du consulat; Hortensius, resté à Rome, était le premier, et au barreau, et dans l'opinion publique. A mon retour de la Sicile après un an d'absence, mon talent, quel qu'il soit, parut arrivé à la perfection dont il était susceptible, et, pour ainsi dire, à son point de maturité. Ces détails sur moi-même sont peut-être un peu longs, surtout dans ma bouche; mais ce n'est pas mon talent et mon éloquence dont je prétends ici vous faire l'histoire; loin de moi cette vanité : ce sont nies travaux, c'est l'emploi de mon temps que je vous fais connaître. Après avoir, pendant cinq ans à peu près, plaidé beaucoup de causes et tenu mi place parmi les principaux avocats, je fus chargé des intérêts de la Sicile, et je soutins, édile désigné, contre Hortensius désigné consul, la lutte la plus vive que j'aie eue avec lui.

XCIII. Mais comme ce n'est pas seulement une énumération des orateurs, mais quelques utiles leçons que nous cherchons dans tout cet entretien, je puis dire en peu de mots ce qu'une censure impartiale peut, selon moi, reprocher à Hortensius. Après son consulat, voyant qu'aucun de ceux qui avaient joui de la même dignité ne pouvait rivaliser avec lui, et s'inquiétant peu sans doute de ceux qui n'avaient pas été consuls, il laissa refroidir ce zèle ardent qui l'avait enflammé dès sa jeunesse, et voulut profiter de sa grande fortune pour mener une vie, selon lui plus heureuse, à coup sûr plus oisive. La première, la seconde, la troisième année, firent sur son éloquence l'effet du temps sur une ancienne peinture : l'affaiblissement du coloris, sans être sensible pour le spectateur vulgaire, ne l'était que trop pour les juges éclairés. Bientôt, par un malheureux progrès, tout dégénéra chez lui, mais principalement cette élocution facile et rapide qui semblait couler de source. Une pénible hésitation l'avait remplacée, et Hortensius paraissait chaque jour plus différent de lui-même. Pour moi, je ne cessais de perfectionner par toutes sortes d'exercices, et surtout en écrivant beaucoup, ce que je pouvais avoir de talent. Je passe rapidement sur cette époque et sur les années qui suivirent mon édilité. Je fus fait préteur; je fus nommé le premier, et nommé avec une étonnante unanimité de suffrages; mon assiduité au barreau, mon zèle, une méthode oratoire qui s'éloignait des routes communes et plaisait par sa nouveauté, avaient fixé sur moi l'attention des citoyens. Ici ce n'est plus de moi-même que je parle ; je parle des autres orateurs. Il n'y en avait pas un seul qui parût avoir une connaissance plus approfondie que le peuple, de la grammaire, cette source première de la parfaite éloquence; pas un qui eût étudié la philosophie, cette école où l'on apprend à bien faire et à bien dire; pas un qui eût appris le droit civil, si nécessaire dans les causes privées, et si propre à augmenter les lumières de l'orateur; pas un qui possédât l'histoire romaine, pour évoquer au besoin, du séjour des morts, des témoins irrécusables; pas un qui sût à la fois, par des traits rapides et ingénieux, presser son adversaire, et délasser l'esprit des juges, en égayant un moment leur gravité; pas un qui fût capable d'agrandir un sujet, et de s'élever d'une cause particulière et déterminée à la question générale qui embrasse toutes les causes semblables; pas un qui, pour plaire, se permit quelquefois d'utiles digressions; qui tour à tour enflammât la colère ou fit couler les larmes; qui possédât enfin le secret le plus important de l'éloquence, celui de communiquer à l'esprit du juge toutes les impressions favorables à sa cause.

XCIV. Il ne restait presque plus rien d'Hortensius, lorsque, arrivé à l'âge fixé par les lois, six ans après son consulat, je fus fait consul à mon tour. C'est alors que, me voyant son égal en dignité, il craignit ma rivalité pour le reste, et se remit au travail. Ainsi, pendant les douze années qui suivirent mon consulat, nous fûmes chargés l'un et l'autre des plus grandes causes. Toujours parfaitement unis, je le mettais au-dessus de moi; il me mettait au-dessus de lui; et si mon élévation avait d'abord légèrement blessé son amour-propre, l'estime qu'il conçut pour mes services établit entre nous une étroite liaison. Notre grande habitude du forum se manifesta surtout quelque temps avant cette époque de terreur, où l'éloquence, effrayée par le bruit des armes, s'est vue tout à coup réduite au silence. Alors la loi de Pompée n'accordait que trois heures à l'avocat, et nous plaidions chaque jour, paraissant toujours nouveaux dans des causes tout à fait semblables, ou plutôt absolument les mêmes. Vous aussi, Brutus, vous y faisiez entendre votre voix, et vous en avez défendu plusieurs, soit seul, soit avec nous. Car, bien qu' Hortensius ait trop peu vécu, telle est pourtant la carrière qu'il a fournie : entré au barreau dix ans avant votre naissance, il a, dans sa soixante-quatrième année, peu de jours avant sa mort, défendu avec vous votre beau-père Appius. Pour en venir au genre d'éloquence particulier à chacun de nous deux, nos discours existent, et la postérité même en pourra juger.

XCV. Mais si nous cherchons pourquoi le talent d'Hortensius a jeté plus d'éclat dans sa jeunesse que dans son âge mûr, nous en trouverons deux raisons principales. D'abord il avait une éloquence asiatique. qui convient mieux au jeune âge qu'à la vieillesse. Or, ce genre se subdivise en deux espèces : l'une sentencieuse et subtile, mais nourrie de pensées moins graves et sérieuses, que piquantes et délicates. Tel était dans l'histoire le style de Timée, et dans le discours, celui d'Hiéroclès d'Alabanda, et surtout de Ménéclès, son frère, qui florissaient dans ma jeunesse, et dont les compositions sont des chefs-d'oeuvre du genre asiatique. La seconde espèce est moins remarquable par la multitude des pensées que par la légèreté et le mouvement du style. C'est celle qui domine actuellement dans toute l'Asie. Non seulement les phrases coulent avec une facile abondance; mais l'expression est ornée et brillante. C'est ainsi que parlaient Eschyle de Cnide, et mon égal en âge Eschine de Milet : leur discours se développait avec une aisance admirable, mais il n'avait point de ces ingénieuses combinaisons d'idées qui distinguent l'autre manière. L'une et l'autre, je le répète, con viennent mieux dans un jeune homme ; elles n'ont point assez de gravité pour la vieillesse. Hortensius, qui excellait dans toutes les deux, enleva les suffrages tant qu'il fut jeune. Il abondait, ainsi que Ménéclès, en pensées vives et délicates, parmi lesquelles, chez lui comme chez l'orateur grec, quelques-unes étaient plus agréables et plus fleuries que nécessaires or même utiles. Animé, impétueux, son style était en même temps travaillé et poli. Le goût des vieillard n'était pas satisfait; souvent je voyais Philippe rire de pitié, ou même s'indigner et maudire l'orateur : cependant les jeunes gens admiraient; la multitude était émue. Hortensius, dans sa jeunesse, excellait donc au jugement du peuple, et le premier rang ne lui était pas contesté. Si ce genre d'éloquence n'avait rien de très imposant, il paraissait du moins approprié à son âge; on y voyait briller d'ailleurs une certaine beauté de génie perfectionnée par l'exercice, et qui, jointe au tour heureux de ces périodes, excitait des transports d'admiration. Mais quand les honneurs, quand la dignité de l'âge mûr, demandèrent quelque chose de plus grave, ce fut toujours le même orateur, ce n'étaient plus les mêmes convenances. Comme il s'exerçait beaucoup moins, et que sa passion, jadis si vive pour le travail, s'était refroidie, tout en conservant cette abondance de pensées ingénieuses qui se pressaient dans ses discours, il ne savait plus, comme autrefois, les revêtir de la parure d'un style éblouissant. C'est sans doute pour cela, mon cher Brutus, qu'il vous a moins plu qu'il ne l'aurait fait, si vous eussiez pu l'entendre lorsqu'il était animé de toute son ardeur, et si vous l'eussiez connu dans tout l'éclat de son talent.

XCVI. - Je vous entends, dit Brutus, et je rends tout à la fois justice à vos réflexions et au talent d'Hortensius. Il m'a toujours semblé un grand orateur, et je l'ai admiré surtout lorsqu'il a parlé pour Messalla pendant votre absence. --On dit, répondis-je, qu'il parla bien, et son discours, écrit mot pour mot comme il l'a prononcé en est la preuve. Hortensius a fleuri depuis le consulat de Crassus et de Scévola, jusqu'à celui de Paullus et de Marcellus; et moi j'ai couru la même carrière depuis la dictature de Sylla jusqu'à ces mêmes consuls à peu près. Ainsi, nos voix se sont éteintes à la fois, la sienne par la mort, la mienne par le malheur des temps. - Il viendra des temps plus heureux, dit Brutus. - Je le désire, dis-je à mon tour, et cela moins pour moi que pour vous. Mais la mort fut un bienfait pour Hortensius, puisqu'il n'a pas vu se réaliser les tristes pressentiments qu'il avait formés; car souvent nous avons déploré ensemble les malheurs prêts à fondre sur la patrie, en voyant les passions renfermer dans leur sein tous les germes de la guerre civile, et la politique bannir de ses conseils l'espoir même de la paix. Oui, ce bonheur quine l'a jamais abandonné pendant sa vie, semble l'avoir soustrait par la mort aux calamités de l'avenir.

Mais nous, Brutus, puisque la mort de cet illustre orateur nous a laissés, pour ainsi dire, les tuteurs de l'éloquence orpheline, veillons sur elle, et qu'elle trouve chez nous un asile digue de sa noblesse. Repoussons loin d'elle ces poursuivants inconnus et téméraires; protégeons son honneur comme celui d'une jeune vierge, et défendons-la, autant que nous le pourrons, des attaques d'amants indiscrets. Pour moi, quoique je m'afflige d'être entré dans le chemin de la vie un peu trop tard pour avoir achevé le voyage, avant d'être surpris par cette nuit profonde où la république est plongée, cependant une consolation me soutient, mon cher Brutus; c'est celle que vous m'avez adressée dans cette lettre pleine d'amitié, où vous m'exhortez à prendre courage, dans la pensée que j'ai fait des actions qui parleront de moi malgré mon silence,qui vivront après ma mort, et qui par le salut de l'État, si l'État est sauvé; par sa perte, s'il ne l'est pas, déposeront à jamais en faveur de ma conduite politique.

XCVII. Mais je sens ma douleur se réveiller en jetant les yeux sur vous, Brutus, et en pensant que dans cette carrière où votre jeunesse courait de succès en succès, votre char victorieux a été arrêté tout à coup par la malheureuse destinée de la république. Voilà le sujet de ma douleur, voilà la cause de mes soucis, et de ceux d'Atticus, qui partage mon estime et mon affection pour vous. Vous êtes l'objet de tout notre intérêt; nous désirons que vous recueilliez les fruits de votre vertu; nous faisons des voeux pour que l'état de la république vous permette un jour de faire revivre et d'augmenter encore la gloire de deux illustres maisons. Vous deviez régner au forum; cette carrière était la vôtre; en y entrant, vous n'y avez pas seulement apporté, comme tant d'autres, cette facilité de parler, qui est le fruit de l'exercice; chez vous l'éloquence elle-même était enrichie par la réunion des connaissances les plus sublimes, et ces connaissances étaient à leur tour embellies de tout l'éclat de la vertu, joint à la gloire de l'éloquence. Nous sommes doublement affligés de ce que la république est perdue pour vous, et vous pour la république. Toutefois, malgré cette catastrophe déplorable qui arrête l'élan de votre génie, persistez dans les études qui vous occupent sans cesse; achevez ce que vous aviez si heureusement commencé, ou plutôt entièrement accompli ; achevez de vous tirer de la foule des avocats dont j'ai accumulé les noms dans cet entretien. Riche des précieux trésors que vous avez puisés dans la patrie même des sciences, puisque Rome ne vous les offrait pas, il serait indigne de vous de rester confondu parmi les orateurs vulgaires. A quoi bon auriez-vous été exercé par Pammène, l'homme le plus éloquent de la Grèce? et qu'auraient servi les leçons de l'ancienne académie, et celles d'Aristus, mou hôte et mon ami, héritier de cette savante école, si nous devions ressembler à la plus grande partie de ceux qui parlent en public? Ne voyons-nous pas qu'à peine chaque génération a produit deux orateurs estimables? Galba excella seul parmi tous ceux de son âge, et nous savons qu'il ne fut égalé ni par Caton, qui était plus vieux que lui, ni par deux autres contemporains, qui étaient plus jeunes, Lépidus et ensuite Carbon. Quant aux Gracques, leurs harangues se distinguent par un style plus facile et une marche plus libre. Toutefois l'éloquence n'était pas encore, de leur temps, portée à sa perfection. Enfin parurent Antoine, Crassus, puis Calta, Sulpicius, Hortensius. Je n'en dis pas davantage, je dis seulement que s'il m'était arrivé d'être confondu dans la foule, quoique une plus grande concurrence de talents rende le triomphe plus difficile que jamais

NOTES SUR LÉ BRUTUS.

1. Alienissimo reipublicae tempore exstinctus. Cicéron avait été nommé augure en 700, proconsul de Cilicie en 702; il revint en 703, et arriva aux portes de Rome le 4 janvier 704. Hortensius mourut donc eu 703, au moment où la guerre civile était près d'éclater entre César et Pompée.

Morte doluisse. Sophocle, dit-on, porta le deuil d'Euripide, son rival, qui mourut quelque temps avant lui.

II. Armis egere rempublicam, quae didiceram ftractare. La république, tombée aux mains de César, ne reconnaissait plus d'antre empire que celui de la force. Les armes faisaient taire les lois, et tout, au sénat et devant les tribunaux, se décidait par la volonté d'un seul. Il n'y avait plus de place, dans un tel gouvernement, pour l'éloquence et pour le conseil. - On refusa d'entendre les défenseurs de la paix. Cicéron exprime le même regret dans son Discours sur le rappel de Marcellus, chap. 5 :  «  Pour moi, dit-il, dans le cours de nos dissensions, j'ai toujours pensé qu'il fallait s'occuper de la paix, et j'ai su avec douleur qu'on la rejetât, qu'on refusât même d'écouter ceux qui la réclamaient avec instance. »

III. Rerum nostrarum et communium.... casus. Le désordre de sa fortune, les troubles excités dans Rome par Dolabella, son gendre, le divorce de sa fille Tullia, l'ingratitude de son frère Quintus et de son neveu, qui essayèrent de le noircir auprès de César, afin de se concilier les bonnes grâces du vainqueur; enfin les dangers qu'il courut à Brindes de la part d'Antoine, et les inquiétudes où il vécut pendant près d'un an, c'est-à-dire, jus-qu'au retour de César; voilà pour nostrarum. La bataille de Pharsale et l'anéantissement de la république, voilà pour communium.

IV. Quanquam illud Hesiodeum laudatur a doctis. Hésiode, poème des Travaux et des Jours, vers 349 :

Εὐ δ' ἀποδοῦναι
Αὐτῷ τῷ μέτρῳ, καὶ λώιον, αἵκε δύνηαι.

Cicéron cite la même maxime, de Officiis, livre I chap. 15.

IV. Nec enim ex novis, etc. Le malheur des temps l'a empêché de rien composer de nouveau. - Neque ex conditis. Ces mots paraissent désigner quelques anciens discours qui n'étaient pas achevés; car on sait que Cicéron travaillait de nouveau ses discours après les avoir prononcés. - Aditus... obstructus est. Ce n'est pas sans doute qu'il fût dans l'impossibilité de revoir et de perfectionner les ouvrages dont il parle; mais les maux de l'État ne lui laissaient point l'esprit assez libre. Cette explication est confirmée par une phrase du Livre II, chap. 1, de Officiis (atque utinam respublica stetisset! etc.). Voyez ce passage.

V. Ut possis, rogo. Ernesti trouve plaisant qu'on prie un homme de pouvoir. Mais comment ne voit-il pas que, dans l'idée de celui qui parle, le pouvoir est tout à fait dépendant du vouloir, et que ceci n'est qu'une simple formule de politesse?

Causam Dejotari. Brutus étant auprès de César, à Nicée en Bithynie (d'autres disent à Nice en Ligurie), l'an 706, défendit le roi de la Gallo-Grèce, Déjotarus, qui avait pris parti pour Pompée, et obtint son pardon. Deux ans plus tard, Cicéron défendit à Rome le même Déjotarus, accusé d'avoir voulu attenter à la vie de César, lorsque celui-ci était dans sen palais. Sur le Discours de Brutus, voyez les Lettres à Atticus, XII, I; et Tacite, Dialogue sur les Orateurs, chap. 21.

VIII.  Tamen ante Periclem. Périclès mourut la troisième année de la guerre du Péloponnèse, l'an 429 avant J. C. Lorsque Thucydide écrivait l'histoire de celte même guerre, on comptait plus de 1130 ans depuis Cécrops, et seulement 342 depuis la fondation de Rome.

Et paullo seniorem etiam Solonem. On rapporte l'établissement des lois de Solon à l'an 594, et l'usurpation de Pisistrate à l'an 560 avant J.C. Thémistocle gagna la bataille (le Salamine quatre-vingts ans plus tard (an de Rome 274). - Clisthène est un des Alcméonides qui chassèrent Hippias d'Athènes, l'année même où les tyrans furent chassés de Rome, suivant la remarque de Pline. Clisthène établit l'ostracisme, et fut le premier citoyen exilé par l'ostracisme. (Élien, Histoires diverses, XIII, 24.) Cléon, Alcibiade, Critias, Théramène, vécurent tous pendant la guerre du Péloponnèse, qui finit l'an de Rome 349, avant J. C. 405.

VIl. Quibus tnmporibus quod dicendi genus viguerit. Hug. Blair, leçon 25, appliquant aux discours publics ce que Cicéron dit dans un sens beaucoup plus général, ajoute : « C'est une manière bien différente de celle que dans les temps modernes on attribue à l'éloquence populaire; et elle donne une haute idée du discernement du peuple auquel ces orateurs s'adressaient. »  Mais Thucydide ne prête-il pas sa manière aux orateurs qu'il fait parler, encore plus qu'il n'emprunte la leur? Il serait permis de le penser. Salluste est un écrivain admirable, et qui respire tout le bon goût de son siècle. Or, on n'a jamais dit que ses discours (principalement ceux de sa grande Histoire, où il imite trait pour trait Thucydide) fussent le modèle de l'éloquence populaire de son temps. (Comparez ce que Cicéron dit de ces mêmes orateurs, de Oratore, II, 13 et 22. )

VIII. Facta quodam modo. Un discours qui soit en quelque sorte le produit de l'art, et non l'oeuvre informe d'un talent sans règle et sans méthode; à peu près dans le même sens qu'on dit factum argentum, par opposition à argentum rude.

Tum Leontinus Gorgias.... Tous ces rhéteurs florissaient vers l'an 424 avant J. C., 330 après la fondation de Rome, c'est-à-dire, pendant la guerre du Péloponnèse. Gorgias, venu à Athènes quelque temps après la mort de Périclès, y excita un enthousiasme qui est décrit de la manière la plus intéressante dans le Voyage du jeune Anacharsis, chap. 58. II se vantait de parler avec abondance sur quelque sujet qu'on lui présentât. Il vécut, suivant Quintilien, jusqu'à cent neuf ans. Interrogé par quel moyen il avait conservé si longtemps la vie et la santé : « C'est, répondit-il, en ne faisant jamais rien pour le plaisir. » Cette maxime de morale vaut mieux que les deux discours qui nous restent sous son nom, et qui ne sont qu'un tissu d'antithèses et de subtilités. Ces deux discours sont un Éloge d'Hélène et une Apologie de Palamède. Ce dernier est contesté. Belin de Balu (Histoire de l'Éloquence chez les Grecs) pense que l'autre n'est pas de lui non plus. - Prodicos, maître de Théramène et de Socrate, est le premier qui ait raconté la belle allégorie d'Hercule entre la Vertu et la Volupté, qui a été répétée par Xénophon, Cicéron, saint Basile et autres. - Sur Hippias, voyez Cicéron, de Orat., nr, 33. - Protagoras, disciple de Démocrite, rassembla le premier les propositions générales, qu'on appelle lieux communs, et qu'emploie un orateur, soit pour multiplier ses preuves, soit pour discourir avec facilité sur toutes sortes de matières. - Socrate mourut l'an de Rome 354, avant J. C. 400, à l'âge de soixante et dix ans.

Isocrates. Isocrate, dans sa jeunesse, avait entendu les leçons de Gorgias déjà vieux. Plutarque parle de soixante discours de lui, en ajoutant qu'il y en avait beaucoup de supposés. Denys d'Halicarnasse en reconnaît vingt-cinq d'authentiques : nous en avons vingt et un. La nature ne lui ayant donné ni assez de hardiesse, ni l'organe nécessaire pour paraître devant les assemblées populaires, il fonda une école de rhétorique, et enseigna son art avec un brillant succès, Isée, Xénophon, Démosthène, se formèrent à son école. Isocrate se laissa mourir de faim, l'an de  Rome 416, avant J. C. 338, à l'âge de quatre-vingt-dix-huit ou quatre-vingt-dix-neuf ans, pour ne pas survivre à l'indépendance de sou pays, anéantie par la bataille de Chéronée.

VIII. Modum... et numerum. Il nous a paru important de fixer le sens précis de ces deux mots, qui reviennent si souvent dans Cicéron. Modus est, en musique, le ton, l'air; c'est, en fait de style,une mesure qui détermine la longueur et les proportions des membres d'une période. Le Modus règle la phrase oratoire, comme l'air règle la phrase musicale. Le numerus (auquel nombre ne répond pas toujours exactement) consiste dans le mélange heureux des syllabes longues ou brèves, et des différents pieds poétiques, comme on peut le voir dans l'Orator et dans le troisième livre du de Oratore, où Cicéron donne sur ce sujet des règles très détaillées. C'est de ce mélange de pieds que résulte l'harmonie de chaque membre de phrase en particulier, tandis que la mesure (modus) fait sentir son effet sur la période entière. Enfin le nombre est dans la mesure, et la mesure est dans toute la période. Mais ces deux idées, si voisines l'une de l'autre, se confondent quelquefois, et le numerus se trouve aussi dans le sens de nombre oratoire, harmonie de style en général. C'est alors l'effet pour la cause.

IX. Tum fuit Lysias. Lysias, contemporain d'Isocrate, mais un peu plus vieux, mourut l'an de Rome 375, à quatre-vingts ans. Il fut, à l'âge de quinze ans, un des fondateurs de la colonie de Thurium, et eut part au gouvernement de cette ville jusqu'à celui de soixante-trois ans Il contribua ensuite avec Thrasybule à la délivrance d'Athènes, où il termina ses jours. Photius parle de deux cent trente-trois harangues de Lysias qu'il reconnaît comme authentiques. Il n'en reste que trente-quatre qui sont toutes du genre judiciaire. (Extrait de Schoell, Littérature grecque.) - Egregie subtilis otator. SUBTILIS, signification vulgaire : subtil, c'est-à-dire, fin, ingénieux, rusé. Signification propre : fin, délié, en parlant des corps, filum subtile. Et remarquons que fin et délié, en français, reçoivent également le sens propre et le sens figuré. De la signification propre de SUBTILIS, fin, délié, mince, on passe facilement à l'idée d'une chose nue, privée d'ornements, dégagée d'accessoires, simple. De là, SUBTILIS ORATIO, style simple. Cicéron en donne la définition clans un assez long chapitre de l'Orator. Mais ce qui est fin, prince, délié, est en même temps délicat, et subtilis oratio, subtile dicendi genus, réunissent souvent l'une et l'autre idée.

Demosthenem. Démosthène fut disciple d'Isocrate, de Platon et d'Iode. Il naquit environ 384 ans avant J. C., peu de temps avant la mort de Lysias ; il mourut l'an 322 (de Rome 432), la même année qu'Aristote. Antipater disait de Démosthène : «  Lui seul fait la garde sur les remparts, tandis que ses concitoyens dorment. Comme un rocher immobile, il se rit de nos menaces et repousse tous nos efforts. Il est aux Athéniens d'aujourd'hui ce qu'étaient aux anciens Thémistocle et Périclès. »  Philippe disait d'Isocrate qu'il ne s'escrimait qu'avec le fleuret, et Longin remarque qu'en lisant ses écrits on se sent aussi peu ému que si l'on assistait à un simple concert. Voilà les deux orateurs jugés.

Aliique plures. Nous donnons ici (d'après M. Schoell . Littéral. grecque ) la liste des dix orateurs attiques que les grammairiens d'Alexandrie ont compris dans ce qu'ils appellent le Canon des auteurs classiques. - ANTIPHON, de Rhamnonte en Attique, fut le premier qui composa des discours à prix d'argent, pour ceux qui parlaient devant le peuple et devant les tribunaux. Il fut le mitre de Thucydide. Il nous reste quinze discours de lui. - ANDOCIDE paraît n'avoir employé son talent oratoire que dans ses propres affaires: il reste de lui quatre discours. - LYSIAS, ISOCRATE, l'un et l'autre d'Athènes. Il en est question plus haut. - ISÉE, de Chalcis ou d'Athènes, disciple de Lysias et d'Isocrate, et l'un des maîtres de Démosthène. Les onze discours aisée qui nous restent sont tous relatifs à des successions. - Escuixe, d'Athènes, rival de Démosthène. Il nous reste de lui trois discours, dont le plus célèbre est celui qu'il prononça contre Ctésiphon. - LYCURGUE, d'Athènes, disciple de Platon et d'Isocrate. Il mourut 325 ans avant J. C. (de Rome 429). Nous n'avons de lui que le seul discours contre Léecrate.- DÉMOSTHÈNE, de Péanium en Attique, le prince des orateurs. - HYPERIDE, d'Athènes, amide Démosthène. Stobée (Serm. 123) nous a conservé un fragment de l'oraison funèbre qu'il prononça en l'honneur des guerriers morts dans la guerre contre Antipater. On en trouve la traduction dans l'Histoire de l'Éloquence grecque de Belin de Balu. Hypéride fut tué par ordre d'Antipater ; mais auparavant il se coupa la langue, pour se mettre dans l'impossibilité de répondre à aucune desq ueslions du tyran. -DINARQUE, de Corinthe, vécut à Athènes, et y jouit, comme orateur, d'une grande considération, toutefois lorsque Démosthène et Hypéride n'existaient plus. Nous avons de lui trois discours.

IX. Phalereus enim. Démétrius de Phalère, nommé par Cassandre gouverneur d'Athènes, y mérita pendant dix ans l'amour des Athéniens qui, dit-on, lui érigèrent trois cent soixante statues. Chassé d'Athènes par Antigone et Démétrios Poliorcète, il se retira en Égypte, et l'on croit que ce fut lui qui donna an premier des Plolémées le conseil de former la bibliothèque et le musée d'Alexandrie. Il ne nous reste aucune de ses productions. On conçoit que Démétrius de Phalère ne pouvait être éloquent à la manière de Périclès ou de Démosthène. Le lieutenant d'un roi, exerçant, dans une ville soumise, un pouvoir presque absolu, n'avait point à soutenir ces luttes terribles où Démosthène empruntait de nouvelles forces de la résistance même, et déployait toutes les ressources de son génie. L'éloquence vit de combats, et Démétrius ne trouvait que de l'obéissance. Il mourut l'an de Rome 470, avant J. C. 284. Théophraste, disciple de Platon et d'Aristote, était mort quatre ans plus tôt.

XII. Sublatis in Sicilia tyrannis. La liberté fut rétablie à Syracuse l'an de Rome 288, avant J. C. 466, par l'expulsion de Thrasybule, frère et successeur de Gélon et de Hiéron, qui avaient régné l'un après l'autre. C'est donc par erreur que M. Schoell fait remonter l'enseignement de Corax à l'an 500 avant notre ère. Il fut disciple d'Empédocle d'Agrigente, et maître de Tisias. On joint ordinairement aux Oeuvres d'Aristote un Traité intitulé mal à propos Rhétorique à Alexandre, que quelques-uns, entre autres Garnier (Mémoires de l'Académie des inscriptions), attribuent à Corax. Si cette opinion est fondée, c'est le plus ancien ouvrage didactique qui existe sur l'éloquence.

Artem esse dicendi. - Qu'il y avait un art de parler. C'est-à-dire, que l'éloquence pouvait être assujettie à des règles et enseignée comme un art; tandis que d'autres pensent que bien parler est uniquement le fruit de l'exercice et du talent. n Quelques commentateurs, faisant rapporter esse à solitum, entendent que Lysias professa d'abord la rhétorique. Mais il nous semble que les mots, similiter Isocratem primo artem dicendi esse negavisse, confirment le sens que nous adoptons; car ici, artem esse negavisse dit évidemment la même chose que artem removisse, et cette dernière expression est opposée à profteri artem esse dicendi.

XIII. Hoc autem studium non erat commune Graeciae. Cicéron parle ici de la grande et véritable éloquence, qui en effet produisit à Athènes ses premiers chefs-d'oeuvre.

Du reste, la plupart des rhéteurs qu'il a nommés n'étaient pas d'Athènes, et plusieurs étaient déjà célèbres avant d'y venir. L'esprit humain avait donc pris un grand essor chez différents peuples grecs, séparés d'ailleurs l'un de l'autre par leur situation et leurs gouvernements. Ce ne fut qu'à partir du siècle de Périclès qu'Athènes devint la métropole et le domicile des lettres et de l'éloquence : avantage que sans doute elle dut principalement à son influence politique..

XIV. L. Bruto illi. Voyez Tite-Live, liv., 1, chap. 56. A Pyrrhi pace. Voyez Plutarque, Vie de Pyrrhus, et les Suppléments de Tite-Live, XIII, 31 et 32. Le discours que Plutarque met dans la bouche d'Appius Claudius est de la plus grands éloquence.

Consulem non accipiebat. Le magistrat qui tenait les comices avait le droit de ne pas recevoir au nombre des candidats ceux contre lesquels il y avait quelque motif d'exclusion. Mais Appius violait les lois en rejetant un candidat par la raison seule qu'il était plébéien.

Lege Menia. La loi Ménia, rendue l'an de Rome 467, obligeait le sénat à ratifier d'avance les choix que ferait le peuple. Avant cette lui, une élection faite par les comices n'était valable qu'après avoir été confirmée ensuite par le sénat, qui, au gré de sa volonté, donnait ou refusait son approbation. (Tite-Live, I, 17, et Cicéron, pro Plancio, 3.) Dès l'an 416, la loi Publilia avait ordonné la même chose pour les lois. (Tit-Liv., VIII, 12. )

XV. M. Corn. Cethegus. Céthégus fut consul l'an 549, l'année même où Caton l'ancien amena à Rome le poète Ennius. La littérature romaine avait commencé trente-neuf ans plus tôt, par une tragédie de Livius Andronicus, la première pièce de théâtre régulière qui ait été représentée à Rome. Voyez Cicéron, Tusculanes, I, 1.

Suadae medulla; littéralement, la moelle de la persuasion. Sénèque, Ép. 22, en parlant de ces vers d'Ennius cités par Cicéron, dit qu'il ne s'étonne pas qu'il se suit trouvé un homme capable de faire de pareils vers, puisqu'il s'en trouve un capable de les louer. Aulu-Gelle, XII, 2, reprend vivement Sénèque à cette occasion; et l'appelle un sot et un mauvais plaisant (ineptus et insubidus). Mais Aulu-Gelle ne dit rien qui justifie le suadae medulla, ni en général les vers dont il est question. On voit seulement qu'il les trouve bons, tandis que Sénèque les trouve ridicules. Nous nous contenterons, nous, de trouver la métaphore de medulla tout à fait étrangère au génie de notre langue.

Ex Nevianis scriptis. Névius était de la Campanie, et par conséquent il avait reçu une éducation grecque. Il donna ses premières comédies à Rome, vers l'an 519. Il imita la licence de l'ancienne comédie grecque, en traduisant sur la scène tes chefs du gouvernement. Mais il s'en trouva mal, et mis en prison, ensuite banni, il apprit à ses dépens que ce qui était permis à Athènes du temps d'Aristophane, ne l'était pas à Rome au siècle de Scipion. Les Athéniens étaient les premiers à rire de magistrats, ouvrage de leurs mains. Mais de graves patriciens, gouvernant aristocratiquement, et jaloux de leurs privilèges, ne se laissaient pas impunément livrer à la risée du peuple. Il ne reste que peu de fragments de Névius. La chronique d'Eusèbe dit qu'il mourut en 549, exilé à Utique.

XVI. Mortuorum laudationes. Les éloges funèbres sont très anciens à Rome, puisque Valérius Publicola fit celui de son collègue, le premier Brutus. Cependant cette partie de l'art oratoire n'y atteignit jamais à un certain degré de perfection. On considérait à peine ces discours comme appartenant à l'éloquence. (Thomas, Essai sur les Éloges, 10, imite et traduit en partie ce morceau de Cicéron.)

Licinia et Mucia lege. Allusion à une loi que firent rendre en 658 les consuls Licinius Crassus et Mucius Scévola. Cette loi ordonnait la perquisition de ceux qui passaient pour citoyens romains sans l'être en effet, et les dépouillait de ce titre. Elle fut une des principales causes de la guerre Sociale ou Italique, qui éclata cinq ans après. (Cicer., de Off., III, 11 ; pro Balbo, 21; Fragm. Orat. pro Cornelio.) - Lysias était fils de Céphalus, Syracusain établi à Athènes.

XVII. lam vero Origines. Caton le censeur publia un ouvrage sur l'Histoire romaine, qu'il intitula Origines, et qui était composé de sept livres. Il ne nous en reste que de très courts fragments. Voyez dans Tite-Live, XXXIX, 40, le beau portrait que ce grand historien fait de Caton.

Concisis. Il y a une différence entre précision et concision. Une phrase précise est celle qui exprime la pensée par les mots convenables, et en rejetant toit ce qui est superflu. Une phrase concise enferme plus de sens que de mots; elle laisse quelque chose à deviner; non contente de rejeter le superflu, elle se prive même quelquefois d'une partie du nécessaire. Aussi la précision est-elle une des premières qualités du style : la concision est quelquefois un défaut.

XVIII.. Nostri veteres versus. Les plus anciennes poésies des Romains sont les vers fescennins, chantés par les habitants de la campagne aux têtes de la moisson. On peut voir ce qu'en dit Horace, Épître II, 1, vers 139 et suivants. Ennius parait supposer que ces vers, ou de plus anciens encore, avaient été composés par les devins, et par les Faunes, divinités champêtres dont la voix, disait-on, se faisait quelquefois entendre dans l'épaisseur des forêts. Ennius veut dire ici qu'il est le premier chez les Romains qui ait fait parler à la poésie un langage digne d'elle.

Opus aliquod Daedali. Dédale était un statuaire de Sicyone. Le premier il détacha les pieds et les mains des statues qui, avant lui, ressemblaient toutes à certaines figures égyptiennes. C'est donc lui qui fit faire le premier pas à son art, et l'on conçoit que ses ouvrages durent être fort imparfaits. Platon dit que les artistes de son temps se seraient moqués d'un sculpteur qui en aurait fait de pareils. Il ne faut pas le confondre avec le Dédale d'Athènes, ou plutôt de la Fable, auquel on attribue la construction du labyrinthe de Crête, l'invention des voiles, de la scie, de la cognée, du vilebrequin, enfin les plus importantes découvertes des arts et métiers. Voyez à ce sujet le Voyage d'Anacharsis, chap. 37, note 25, et chap. 73, note 10.

Senensi proelio. La bataille de Sienne est celle où le consul Claudius Néro, réuni à son collègue Livius Salinator, défit Asdrubal, et empêcha la jonction de son armée avec celle d'Annibal. On peut voir, dans Tite-Live, XXVII, 43 et suivants, le récit de ce fait d'armes, un des plus beaux et des plus décisifs de la seconde guerre Punique (an de Rome 546).

XiX. Bellum punicum. Névius avait composé un poème historique sur la première guerre Punique. Les fragments qui en restent sont insignifiants. Ennius avait renfermé dans un antre poème toute l'Histoire romaine jusqu'à son temps, en omettant toutefois la partie déjà traitée par Névius. - Quasi Myronis opus. Cicéron a dit plus haut que les ouvrages de Myron ne représentaient pas encore parfaitement la nature, mais que cependant ils étaient déjà beaux- Pline, XXXIV, 8, dit qu'il réussissait bien à exprimer les formes du corps, mais que ses figures manquaient d'expression. Son ouvrage le plus célèbre est une génisse en airain, qui, exposée dans un champ, fit, dit-on, aux véritables génisses une telle illusion, qu'elles accoururent autour de ce métal qui paraissait vivant. Une épigramme de l'Anthologie assez faiblement traduite par Ausone, Épigr. 62, conseille même au bouvier de ne pas s'y tromper.

Pasce greges procul hunc; ne, quaeso, bubulce, Myronis,
Aes veluti spirans, cum bubus, exagites.

Myron florissait vers l'an de Rome 310, avant J. C. 444.

XX Sulp. Gallus. C'est ce rame Sulpicius GaIlus qui, suivant Tite-Live, XLIV, 37, fut tribun militaire dans l'armée de Paul Émile, l'année d'après sa préture, et annonça d'avance une éclipse de lune pour la nuit qui précéda la bataille où Persée fut vaincu (an de Rome 585.)

Tib. Gracchus. Tibérius Semprunius Gracchus est le père des deux Gracques, si célèbres par leur zèle pour la cause populaire, et par leur mort tragique.

Scipionem Nasicam. « Scipion Nasica (celui qui fut chargé de recevoir la mère des dieux arrivant de Phrygie) est le seul au monde que le sénat ait déclaré, sons serment, le plus honnête homme de son siècle; et ce même Scipion, se présentant au nombre des candidats, essuya deux fois la honte d'un refus. Que dis-je? il ne lui fut point permis de mourir dans sa patrie. C'est ainsi que Socrate, proclamé par Apollon le plus sage des mortels, termina sa vie dans les fers. » Pline, VII, 34, trad de Gueroult. Suivant le même Pline, ch. 31, Corculum, surnom du fils de ce Scipion, signifie le Sage : Praestitere ceteros mortales sapientia, ob id Cati,Corculi, apud Romanos cognominati. COR est pris souvent pour le siége du jugement. Cic., Tusc.,I, 9: Aliis cor ipsum animus videtur, ex quo excordes, vecordes concordesque dicuntur; et Nasica ille prudens, bis consul, Corculum, et

Egregie cordatus homo catus Aeliu' Sextus.

Scipion Nasica, l'Homme de bien, était fils de Cnéus Scipion, l'un des deux frères tués en Espagne, et par conséquent il était cousin germain du premier Africain

Quum triumvir coloniam deduxisset. L'an 589, Caton étant censeur, « deux colonies (dit Tite-Live, XXXIX, 44) furent établies : Pollentia dans le Picénum, Pisaure sur le territoire des Gaulois. Chacun des colons eut six arpents. Les triumvirs, chargés de leur conduite et de la répartition des terres, furent Q. Fabius Labéon, M. Fulvius Fiacres, et Q. Fulvius Nobilior. » Le père de celui-ci avait été consul en 584, et chargé de faire la guerre en Étolie. Voyez Tite-Lice, XXXVII, 50.

XXI. P. Africanus. Cicéron parle ici de Scipion Émilien, le second Africain, destructeur de Carthage et de Numance, ami de Lélius le Sage, du philosophe Panétius et de l'historien Polybe. Voyez son portrait dans Velléius, I, 13.

XXII. In sylva Sila. La forêt Sila, dans le pays des Bruttiens, aujourd'hui la Calabre, était célèbre, suivant Pline, par l'excellente poix qu'on y recueillait. - Peut-être liberi signifie-t-il non les enfants des associés, mais les hommes libres faisant partie de la société.

XXII. ln Galbam. Galba était un des ancêtres de l'empereur de ce nom. Val. Maxime, VIII, 1, dit qu'ayant convoqué les habitants de trois villes de Lusitanie, sous prétexte de conférer sur leurs intérêts, il les désarma, en saisit neuf mille, la fleur de la jeunesse, qu'il tua ou vendit comme esclaves. Suétone dit qu'il en massacra trente mille, et que ce fut la cause de la guerre de Viriate. - Privilegii. Le privilège peut se définir lex ad privatos, ou plutôt ad singulos pertinens, non ad universos. Ces sortes de lois individuelles étaient proscrites par les Douze Tables. Cicéron appelle privilegii similem celle dont il est question ici, parce que sans doute elle avait pour objet apparent l'injustice faite aux Lusitaniens, sans que Galba y fût désigné par son nom, quoiqu'on vît bien qu'il y était réellement attaqué.

XXIV. Dolor. C'est bien à tort que Wetzel remplace ce mot par calor. : « Si j'excellais dans les morceaux pathétiques, dit Cicéron, Orat., 37, c'était un effet de ma sensibilité, et non de mon talent, non ingenio sed dolore assequebar. » Dolor signifie cette disposition à la douleur, cette facilité à s'affecter, qui fait que l'orateur paraît ému et l'est réellement; ce qui est le meilleur moyen d'émouvoir les autres.

XXV. L. et Sp. Mummii. Luc. Mummius fut consul l'an bol. C'est lui qui, faisant marché pour le transport en Italie des chefs-d'eeuvre de Corinthe, eut la simplicité de stipuler avec les entrepreneurs, que si les statues et autres ouvrages d'art périssaient dans le trajet, ils seraient tenus d'en fournir de pareils.

M. Octavius. Octavius s'opposa longtemps aux projets de Tibérius Gracchus, son collègue dans le tribunat. Celui-ci, quoique son ami, le menaça plusieurs fois de le faire destituer, sans que la résistance aussi courageuse que modérée d'Octavius en fût ébranlée. Enfin Gracchus, après l'avoir fait déposer dans une assemblée du peuple, le fit arracher de la tribune par un de ses affranchis. Voyez; Flor., III, 14 ; Vell., II, 2, et surtout Plutarque, Vie des Gracques (an de Rome 620).

Q. enim Pompeius. Q. Pompéius Rufus, fils d'un joueur de flûte, fut consul en 612. Sa petite fille Pompéie fut l'épouse de Jules César. Le grand Pompée descendait d'une autre branche dont l'illustration était encore moins ancienne, et dont les membres étaient surnommés Strabon.

L. Cassius. L. Cassius est le même qui, en 642, fut envoyé en Afrique pour amener Jugurtha à Rome, et à la foi duquel le roi barbare se fia plus qu'à la foi publique. (Salt., Jug., 32.) Cicéron, pro Rosc. Am., 30, l'appelle le plus sage et le plus intègre des juges. Valére Max., III. 7, dit que son tribunal était l'écueil des accusés, scopulus reorum. - Legi tabellariae. Les suffrages se donnèrent de vive voix jusqu'en 614, que Gabinius introduisit l'usage du scrutin secret pour l'élection des magistrats. En 616, Cassius étendit cette loi aux jugements rendus par le peuple, excepté dans les procès de haute trahison (perduellionis). En 622, Papirius Carbon l'étendit encore à l'acceptation et au rejet des lois; enfin, l'an 646, Célius fit ajouter les jugements de perduellione. (Voyez Cicéron, de Leg., III, 15 et 16, et les notes du traducteur.) A ce que Cicéron, dans cet endroit, et Montesquieu, Esprit des Lois, liv. II, chap. 2, disent sur les avantages et les inconvénients du scrutin secret, nous n'ajouterons qu'une chose : quand Tibère voulut enchaîner les suffrages du sénat, il déclara qu'il voterait à haute voix, afin que tous les sénateurs fussent obligés d'en faire autant. (Tac., Ann. I, 74.)

XXVI. P. Mucii filius. Ce fils de Mucius ne s'appelait Crassus que parce qu'il avait été adopté par le Crassus dont il est parlé au chap. 19. Comme l'adopté prenait tous les noms de son père adoptif et faisait un adjectif du nom de sa famille, celui-ci s'appelait P. Licinius Crassus Mucianus Dives. Aulu-Gelle, I, 13, dit qu'il réunissait les cinq avantages les plus précieux qu'on puisse désirer: il était très riche, très noble, très éloquent, très habile jurisconsulte, et grand pontife.

Menelao, Masatheno. Ménélas était un rhéteur grec, de Marathum, ville de Phénicie. (Wetsel. )

L. Coelius Antipater. Célius Antipater écrivit l'histoire de la seconde guerre Punique. Il fut questeur en 611. L. Crassus l'orateur, qui fut son disciple, naquit en 613.

XXVII. Foederis Numantini. Le consul Mancinus, enveloppé avec vingt mille hommes par les Numantins, avait fait avec eux un traité honteux dont il s'était rendu garant, lui et tous ses officiers. On le rappela à Rome, et le sénat voulut qu'il fût livré à l'ennemi avec tous ceux qui avaient engagé leur foi, Tib. Gracchus, questeur de Mancinus, et négociateur du traité, s'y opposa; toutefois il ne put empêcher qu'on ne livrât au moins Mancinus, que les Numantins ne voulurent pas plus recevoir que les Samrites, longtemps auparavant, n'avaient reçu Sp. Postumius. Dès ce moment, Tibérius se déclara l'ennemi des grands. On sait qu'il fut tué sur les marches du Capitole, dans une émeute où Scipion Nasica Sérapion, petit fils de Nasica l'Homme de bien, s'était mis à la tête du parti des nobles, au refus du consul Scévola. C'est la première sédition où le sang romain ait coulé (an de Rome 620). Voyez Plutarque, Vie des Gracques, et les réflexions de Salluste, Jug., chap. 42. Ces deux auteurs jugent cet événement tout autrement que Cicéron.

XXVII. Nam et Carbonis. C. Papirius Carbon, auteur de la loi sur les scrutins dont il est question plus haut, fut d'abord un ardent partisan de la cause populaire. On le soupçonna d'avoir contribué à la mort du second Africain, arrivée en 624. (Cicéron, Ep. fam., IX, 21). Il se tourna ensuite du côté des grands, fut consul en 633, et défendit Opimius, meurtrier de Caïus Gracchus (Cic., de Orat., II, 40). Au sortir de son consulat, il fut accusé de sédition par l'orateur Crassus, alors âgé de vingt et un ans, et prévint le jugement, en s'empoisonnant, dit-on, avec des cantharides. Son changement de parti l'avait rendu odieux au peuple, sans le faire estimer des grands (Cic., de Leg., III, 16).

Fuit Gracchus. Tib. Gracchus mourut l'an de Rome 620, âgé de trente ans. Il ne nous reste absolument rien de lui ;ainsi on ne peut juger de son style. Mais on peut juger de son éloquence par l'extrait que Plutarque a fait d'un grand discours que Tibérius prononça devant le peuple, pour se justiffer d'avoir fait déposer son collègue Octavius. Plutarque déclare expressément qu'il rapporte des traits et des arguments de ce discours, pour faire voir quelle était la force de l'éloquence de Tib. Gracchus.

Quaestiones perpetuae. Tribunaux permanents, ou Questions perpétuelles. A Rome, les affaires judiciaires étaient divisées en deux classes, judicia privata et judicia publica; ce qui répond assez bien à ce que nous appelons justice civile et justice criminelle. Les rois d'abord, ensuite les consuls, jugèrent les affaires prisées ou civiles. En 387, la préture fut instituée pour exercer cette partie de l'autorité publique. Le préteur jugeait quelquefois lui-même; plus souvent il renvoyait le jugement à des décemvirs ou à des centumvirs; ou pour certaines causes, il déléguait parmi les citoyens ayant le droit de siéger dans les tribunaux, un juge qui se faisait assister par des jurisconsultes de son choix. ( Voyez Cic., pro Quintio, 2.) Quant aux jugements publics ou affaires criminelles, dans l'origine les rois jugèrent eux-mêmes ou nommèrent des juges. La condamnation d'Horatius fut prononcée par des duumvirs qu'avait désignés le roi Tullus Hostilius. Ce même procès prouve que dès lors on en appelait au peuple. Les consuls succédèrent aux droits des rois, comme on le voit par Brutus, juge de ses fils. La loi Valérie, rendue en 246 (Tite-Live, II, 8), et plusieurs autres lois qui la confirmaient ( Tite-Live, III, 55, et X, 9), en permettant d'appeler au peuple de toutes les ordonnances des consuls qui mettaient en péril la vie d'un citoyen, firent passer entre les mains du peuple l'exercice du pouvoir judiciaire. La loi des Douze Tables régla qu'on ne pourrait prononcer de peines capitales que dans les comices par centuries. Ces comices jugeaient par eux-mêmes les crimes de lèse-majesté, de péculat et de concussion. Le peuple nommait des commissaires pour juger les autres crimes, et ces commissaires étaient le plus souvent les magistrats en exercice. Comme le nombre des causes augmentait aveu la grandeur de la république, depuis 604, on créa successivement quatre préteurs avec commission d'informer, pendant toute l'année de leur charge, des accusations de lèse-majesté, de péculat, de concussion et de brigue. C'est ce que l'on appela questions perpétuelles, c'est-à-dire, tribunaux permanents. Ces tribunaux étaient présidés par le préteur (ou un juge de la question qui remplissait les fonctions du préteur), et composés de juges ou plutôt de jurés (jurati judices) choisis parmi les citoyens qui avaient droit d'y siéger. Sylla, dictateur, ajouta deux nouveaux tribunaux pour juger les assassins, les empoisonneurs, les corrupteurs de juges et les juges corrompus. L'établissement des questions perpétuelles n'empêcha pas qu'il n'y eût encore des jugements rendus par le peuple, ou par des commissions extraordinaires, comme on le voit par les procès de Rabirius et de Milon. Voyez Beaufort, Rép. Rom., liv. v, chap. 4, et Montesquieu, Esprit des Lois, XI,18.

XXVIII. L. Attio. Attius (qu'on nomme quelquefois Accius) était un poète tragique auquel Horace (Ép. II, I, 55) attribue de la grandeur et de l'élévation. Il naquit en 583 et mourut en 666. Cicéron, né en 647, a donc pu le connaître.

L. Paulli nepoti. Des quatre fils de Paul Émile, deux moururent, comme on sait, à l'époque même de son triomphe sur Persée. Un autre était entré par adoption dans la maison Cornélia; ce fut le second Africain : l'autre dans la maison Fabia; ce fut Q. Fabius Maximus Émilianus, père du Maximus dont il est question ici.

M. Drusus. M. Livius Drusus, un des ancêtres de l'empereur Tibère, fut appelé le patron du sénat, dont il avait ardemment défendu la cause contre C. Gracchus. (Suét., Tib., 3.) Son fils M. Drusus, dont il sera question, chap. 62, périt de mort violente pour avoir voulu, dans son Tribunat, satisfaire à la fois le parti du people et celui des nobles.

XXIX. In Scauri oratione. Scanrus était prince du sénat. Cicéron, en vingt endroits, le comble d'éloges. Salluste, Jug., 15, en fait un ambitieux avare et hypocrite. Pline, XXXVI, 15, le juge comme Salluste. Il paraît, au reste, par un trait que rapporte Val. Max., III, 7, que de son temps l'opinion publique lui était favorable. Peut-être Cicéron et Salluste exagèrent-ils l'un l'éloge et l'autre le blâme, pour une seule et même raison : Scaurus était un des principaux appuis de la noblesse. - Hujus quoque rei.... praecepta sunt. Ceci doit s'entendre des préceptes de la rhétorique sur les moeurs oratoires; préceptes que Boileau a si bien résumés en deux vers :

Que votre âme et vos moeurs peintes dans vos ouvrages
N'offrent jamais de vous que de nobles images.

Tout ce qu'on pourrait dire de plus ne ferait qu'enseigner à l'orateur à feindre des vertus qu'il n'aurait pas.

XXX. In judicium vocatus esset. Ce procès eut lieu en 661. Rutilius s'était attiré la haine des chevaliers en aidant Scévola l'augure, proconsul d'Asie, à réprimer les brigandages des publicains. Or, ces publicains étaient chevaliers, et cet ordre était en possession exclusive des jugements publics, d'après une loi de C. Gracchus, restée en vigueur malgré la chute de ce tribun. On conçoit qu'un pareil procès offrit un grand intérêt politique et soulevât beaucoup de passions. Les chevaliers, accusant de concussion celui qui avait réprimé leurs concussions, et, ce qui est plus inique, les accusateurs juges en leur propre cause, devaient trouver dans l'ordre des patriciens une résistance énergique. Rutilius, condamné, se retira en Asie où il fut accueilli comme un bienfaiteur. Rappelé par Sylla, il ne voulut pas revenir pour être témoin des maux de sa patrie. Il était à Smyrne quand Mithridate lit massacrer quatre-vingt mille Romains. Il échappa à la faveur d'un déguisement, on peut-être dut-il son salut au respect qu'inspiraient ses vertus. Cicéron, de Orat., I, 53 et 54, fait sur ce procès les réflexions les plus intéressantes.

Statarios. Mot emprunté à l'art du comédien. Térence en fixe parfaitement la signification dans le prologue de l'Heautontimorumenos. Le vieillard dit au public :

Date potestatem mihi
Statariam agere ut liceat per silentium;
Ne semper servus currens, iratus senex
Edax parasites, sycophanta autem impudens,
Avarus leno, assidue agendi sint mihi
Clamore summmo, cum labore maximo.

On voit par là que statarius exprime un personnage tranquille et qui a peu de mouvement. En même. temps le dernier vers explique très bien les mots de Cicéron, qui celeri motu et difficili utuntur, mots qui ont embarrassé plusieurs commentateurs. Ils désignent ces avocats qui, suivant les expressions de Cicéron lui-même, de Orat., I, 53, ingemunt, inclamant, dolent, querentur, supplicant, pedem supplodunt, et auxquels convient l'épithète motorius, que, dans l'art dramatique, on oppose à statarius. Donat, sur le prologue des Adelphes de Térence : Duo agendi sunt principales modi, motorius et statarius, ex quibus ille tertius nascitur, qui dicitur mixtus. On distinguait aussi les comédies en motoriae, statariae, mixtae. On pourrait comparer les premières aux comédies d'intrigue; les secondes aux comédies de caractère ; les troisièmes participent de l'un et de l'autre genre. Au reste : la qualité de statarii, que Cicéron attribue ici à Scaurus et à Rutilius, s'applique également au fond de leurs discours et à la manière dont ils les prononçaient.

XXXI. Qui quidem in triumviratu. Il y avait des triumvirs pour la fabrication des monnaies, des triumvirs pour la police des prisons, appelés triumviri capitales; il y en eut pour les distributions de terres en exécution des lois agraires. On ne sait de quel triumvirat était Tubéron. Schutz propose in tribunatu. - Vacationem, etc. Les fonctions de juges, comme chez nous celles de jurés, étaient à la fois honorables et onéreuses; de sorte que l'on contraignait même ceux qui cherchaient à s'en dispenser. On peut voir dans Beaufort, Rép. rom., liv. V, chap. 2, quelles étaient les dispenses légales; il y en avait plusieurs, telles que l'âge, certaines fonctions publiques, les sacerdoces, le nombre d'enfants.

Unum excipio Catonem. Caton d'Utique, frère de Servilia, mère de Brutus. - Architecti verborum. Brutus appelle les stoïciens des architectes de paroles, et parce qu'ils admettent de nouveaux mots pour exprimer de nouvelles combinaisons d'idées, et à cause de l'art avec lequel ils bâtissent l'édifice de leurs raisonnements. Ils emploient la parole comme un architecte emploie ses matériaux. - Idque arte faciant. Ils artialisent le langage, pour me servir d'une expression de Montaigne.

Jovem aiunt philosophi, si graece loquatur, sic loqui. Cicéron revient sans cesse sur l'éloge de Platon; il l'imite continuellement et pour les idées et pour les formes de style. Quintilien (X, 1) ne lui donne pas moins d'éloges; il lui attribue une élocution divine et homérique (eloquendi facultate quadam divina et Homerica) ; il dit qu'il s'élève bien au-dessus du ton de la prose, et qu'il parait transporté de l'enthousiasme des oracles (ut mihi non hominis ingenio, sed quodam Delphico videatur oraculo instinctus ). Enfin nous voyons ici que Démosthène faisait, des écrits de ce philosophe, sa lecture habituelle. Platon a donc eu la gloire de contribuer à former les deux plus grands orateurs de l'antiquité, et l'on peut dire que l'éloquence ne lui doit pas moins que la philosophie. Mais outre Platon, Démosthène lisait aussi Thucydide, qu'il avait, dit-on, copié sept fois de sa main; Platon, le modèle du style développé, riche, abondant, et toujours clair et facile; Thucydide, plein de nerf, de précision, de brièveté, mais quelquefois un peu difficile à entendre; l'un et l'autre admirables par l'art du raisonnement et la hauteur des pensées. Démosthène a retenu les perfections communes à ses deux modèles; il a pris un juste milieu entre leurs qualités opposées. C'est Thucydide assez étendu, Platon assez resserré pour une action publique. Et ici nous pouvons remarquer une des causes de la différence qui existe entre le style de Démosthène et celui de Cicéron. Si l'orateur romain aimait Platon, il professait aussi une haute estime pour Isocrate, dont il reproduit si heureusement les formes harmonieuses. Mais on conçoit que la lecture d'Isocrate devait entraîner dans une tout autre route que celle de Thucydide. Nous devons dire cependant que Cicéron n'a imité d'Isocrate que ce qu'il a de bon, et que malgré son admiration pour ce modèle, il s'est généralement garanti de ses nombreux défauts.

XXXII. De incestu. RAC. non castus. Ce mot ne signifie pas toujours ce que nous entendons par le mot français qui en est formé; il se dit quelquefois, d'une manière plus générale, de tout crime contre la chasteté. Le commentateur Célius pense que le jugement dont il est ici question est celui des trois vestales, Émilia, Marcia et Licinia, accusées de s'être laissé séduire. Émilia seule fut condamnée par le collège des pontifes; Licinia fut sauvée, sans doute par l'éloquence de son parent, l'orateur Crassus. Mais le peuple nomma une commission extraordinaire présidée par le Cassius dont nous avons parlé, note 49, qui cassa le jugement, et condamna Licinia et Marcia.

XXXIII. Utinam non tam fratri pietatem quam patriae praestare voluisset. Le père des Gracques était Tibérius Semprouius Gracchus, dont il est question ci-dessus, chap. 20. Leur aïeul était Scipion le premier Africain. Cicéron parle avec enthousiasme de C. Gracchus. On voit que son admiration pour lui était sincère et sans réserve, quoique d'ailleurs il condamnât sa conduite politique; encore attribue-t-il ses égarements à un noble motif. Il est facile de s'apercevoir que malgré ses fautes, il le regrettait autant pour son caractère moral que pour son éloquence. Regrettons nous-mêmes de ne plus avoir aucun de ces discours que Cicéron trouvait si beaux. Ils nous offriraient sans doute les véritables modèles de cette éloquence de la tribune, qui régnait souverainement sur le peuple romain. Les fragments que nous en a conservés Aulu-Gelle, quoique malheureusement trop courts, sont cependant très dignes d'être lus. Ce même Gracchus n'était pas seulement un orateur éloquent, un ardent défenseur des droits du peuple; c'était encore un très grand administrateur. Il fit conduire des colonies dans des villes ruinées, bâtir des greniers d'abondance à Rome, construire et paver de grands chemins dont Plutarque parle avec admiration ; il y fit poser des bornes milliaires; il porta même l'attention jusqu'à mettre des deux cotés, à des distances assez rapprochées des pierres plus petites, pour aider les voyageurs à monter à cheval. Amyot, se récriant sur la beauté et l'utilité de ces travaux, qui devraient être imités par tout bon administrateur, ajoute avec une finesse naïve, bien digne d'un traducteur de Plutarque : « Mais les mesure et les chemins sont tellement rompus, qu'il faudrait beaucoup de Caïus, de temps et d'argent pour y mettre ordre. » Caïus Gracchus fut tué par le parti des nobles, à la tête duquel était le consul Opimius, l'an de Rome 632, douze ans après son frère Tibérius.

Rogatione Mammilia. Sur cette loi, voyez Salluste, Jug., chap. 40.

XXXIV. P. Scipio. Ce Scipion était fils de Scipion Nasica, meurtrier de Tib. Gracchus. Il fut consul en 642, avec Calpurnius Bestia, dont il est question un peu plus bas. Voy. Sall., Jug., 27.

P. Popillium. Popillius étant consul avait cruellement poursuivi les amis et les clients de Tibérius Gracchus. Caïus, pendant son tribunat, le fit exiler. (Voy. Plutarq., et Vell. Paterc., II, 7.) C. Galba, et les quatre consulaires, dont Cicéron parle ensuite, furent condamnés pour s'être laissé corrompre par Jugurtha. « Le consul Opimius (dit Plut., Vie des Gracques, trad. d'Amyot) n'ayant pu se garder d'être concussionnaire et larron, et s'étant laissé corrompre par l'argent du roi Jugurtha, fut condamné et finit sa vie dans l'opprobre et l'ignominie. » Opimius avait déjà été accusé en sortant du consulat parle tribun Décius, défendu par Carbon, qui, en devenant consul, avait abandonné le parti populaire, et absous par le peuple, qui peut-être n'était pas encore revenu de la terreur que lui avaient inspirée les redoutables vengeances du sénat. Peut-être aussi les grands profitèrent-ils, en cette occasion, de l'influence que leur donnait dans les comices par centuries la division du roi Servius Tullius.

XXXIV. Gracchiani judices. Les juges ou jurés, dont nous avons parlé dans la dernière note du chap. 27, furent pris d'abord parmi les sénateurs. C. Gracchus, en 630, attribua les jugements aux seuls chevaliers, qui n'étaient alors que les premiers d'entre le peuple. Cette loi, restée en vigueur après sa mort, balança longtemps le pouvoir exorbitant que la chute de ce tribun populaire avait donné à la noblesse. En 647, le consul Servilius Cépion proposa une loi qui partageait les fonctions de juges entre les sénateurs et les chevaliers. Mais si cette loi passa, elle fut bientôt abrogée, car en 662 elle fut proposée de nouveau par Livius Drusus, acceptée par le peuple, et abolie la même année avec tous les actes de ce tribun. Elle fut rétablie en 664 par le tribun Plautius Silvanus. Asconius dit qu'elle admit même les plébéiens au droit de juger. En 673, le dictateur Sylla rendit exclusivement ce droit aux sénateurs. En 683, le préteur L. Aurélies Cotta, secondé par Pompée, alors consul, le partagea entre les sénateurs, les chevaliers et les tribuns du trésor, qui en cela représentaient l'ordre des plébéiens. Telles sont les principales révolutions du pouvoir judiciaire pendant le septième siècle de la république. Les partis ne cessèrent de se disputer ce pouvoir, le plus important de tous,puisque de lui dépendent l'honneur, la fortune et la vie des citoyens, jusqu'au moment où il tomba, avec tous les autres, aux malus d'un seul homme. « Claude, dit Montesquieu, Gr. et Déc., chap. 15, acheva de perdre les anciens ordres en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice. Les guerres de Marius et de Sylla ne se faisaient que pour savoir qui aurait ce droit des sénateurs ou des chevaliers; une fantaisie d'un imbécile l'ôta aux uns et aux antres; étrange succès d'une disputa qui avait mis en combustion tout l'univers. » Voyez en outre Tacite, Ann., XII, 60.

XXXV. T. Albucius. T. Albucius était passionné pour le grec, au point de renoncer à sa langue maternelle, et d'aimer mieux passer pour Grec que pour Romain. Le poète Lucilius raconte comment sa manie fut un jour tournée en ridicule. Scévola l'augure, allant à son gouvernement d'Asie, passait par Athènes, où était T. Albucius. Celui-ci étant venu lui rendre ses devoirs, Scévola le salua en grec; tous ses officiers, tout son cortége, et jusqu'à ses licteurs en firent autant, en sorte qu'il n'entendait retentir autour de lui que ce mot χαῖρε : il fut piqué jusqu'au vif ; et comme toute ta philosophie des Grecs ne le rendait pas plus modéré, il en conçut un tel ressentiment, que quand Scévola fut de retour à Rome, il l'accusa de concussion, accusation qui tourna à la honte de son auteur. Voyez Cicéron, de Finib., I, 4.

Q. Catulus. Q. Lutatius Catulus fut consul avec Marius en 651. Il fut tué par la faction de Marius en 666. (Vell. Pat., II, 22.)

Q. Metellus Numidlcus. Q. Métellus, consul en 664, dut son surnom de Numidicus à ses victoires sur Jugurtha. Il fut exilé par la faction de Satuminus, pour avoir  seul de tous les sénateurs, refusé le serment à une loi séditieuse de ce tribun. Aulu-Gelle cite de lui plusieurs phrases ou fragments de discours qui donnent de son esprit et de son caractère la plus haute idée.

XXXV. M. Aurelius Scaurus. Il ne faut pas confondre es Scaurus avec celui dont il est question, note du ch. 29. et qui était de la famille Emilia, tandis que celui dont Cicéron parle ici était de la maison Aurélie.

Q. Cepio. Q. Servilius Cépion s'était attiré la haine du peuple par sa loi sur les jugements (dernière note du ch. 34,) qui lui avait valu le titre de protecteur du sénat, patronus senatus. L'an 647, envoyé en Gaule contre les Cimbres, il prit Toulouse, pilla la ville, enleva une immense quantité d'or et d'argent consacré aux dieux par les Gaulois. Après avoir fait partir ces trésors pour Marseille, d'où ils devaient être transportés à Rome, il envoya secrètement des assassins qui égorgèrent les conducteurs, et s'appropria cette riche proie. L'année suivante, sa folle témérité perdit l'armée, et causa un des plus épouvantables désastres qui aient jamais essuyés les Romains. Il fut destitué de son commandement, dépouillé de ses biens, exclu du sénat, et dix ans après accusé par Norbanus, et condamné à l'exil. (Voyez Hist. rom. de Rollin et Crévier, liv. XXX.) Voilà l'homme qui, suivant Cicéron, fut accusé des torts de la fortune, et victime de la haine du peuple. Il faut en convenir : Cicéron, préoccupé des malheurs de la patrie, jugeait, avec les idées de son temps, les hommes et les événements antérieurs au bouleversement de Marius et de Sylla. Assurément l'ami de son pays ne pouvait balancer entre une démocratie qui venait d'élever César au pouvoir absolu, et l'aristocratie du sénat qui avait soutenu jusqu'à la fin les anciens principes. Dans de telles circonstances, le parti des grands, des optimates, était le véritable parti républicain. Mais en était-il de même au temps des Gracques? Et pour revenir à Cépion, le mérite d'avoir servi le sénat dans l'affaire des jugements est-il assez grand pour l'absoudre des fautes et des crimes que l'histoire lui reproche?

XXXVI. C. Memmius. C'est celui dans la bouche duquel Salluste, Jug., 31, met un fort beau discours contre la noblesse. En 653, sous le sixième consulat de Marius, il fut tué par Saturninus au milieu même des comices consulaires. Voyez Appien, Guerr. Civ., I; Cic., quatrième Catilinaire.

Si nunc ad Antontum pervenlmus. Marc Antoine, l'orateur, naquit l'an 610 de Rome. Il fut consul l'an 654, Cicéron étant dans sa huitième année. II fut tué en 666, par ordre de Marius et de Cinna, et sa tête fut attachée à la tribune aux harangues. Ce grand orateur eut pour fits M. Antonius Créticus, père du triumvir Marc Antoine, et C. Antonius, collègue de Cicéron dans le consulat. - Luc. Licinius Crassus, l'orateur, naquit l'an 613, trente-quatre ans avant Cicéron. II fut consul en 658 avec Scévola le pontife, et mourut en 662. (Voyez le récit pathétique que Cicéron fait de sa mort, de Orat., III, 1 et 2.) Il cite, tant dans cet endroit que liv. I, 52, et liv. II, 55, plusieurs phrases de Crassus, qui font vivement regretter qu'il ne nous en reste pas davantage. - Dans ce chapitre et le suivant, Cicéron examine le talent d'Antoine, sous les cinq rapports de l'invention, de la disposition, de la mémoire, de l'élocution et de l'action.

XXXVIII. Omnisque motus cum verbis sententiis consentiens. Pour se faire une idée de ce qu'était l'action oratoire chez les anciens, il faut lire en entier le chap. 3 du liv. XI, de Quintilien. Ce qu'il dit des mains qu'il appelle un langage universel, est surtout remarquable. Quant au mouvement des épaules, il conseille beaucoup de réserve : Humerorum raro decens allevatio atque conracitto est. Ces mots prouvent toutefois que les épaules jouaient dans l'action un bien plus grand rôle que chez nous. Par latera (les flancs), il faut entendre le mouvement qu'on donne à son corps, la manière de le pencher et de le plier. Quintilien recommande beaucoup de ne pas dépasser en ce genre les règles de la bienséance. Par exemple, il ne veut pas qu'en prononçant cette phrase de Cicéron, Stetit soleatus praetor populi romani muliercula nixus in labore, l'orateur représente par le geste la position peu décente de Verrès : Non inclinatio incumbentis tu mulierculam Verris efficienda est. Il ne veut pas qu'en prononçant cette autre phrase, Caedebatur in foro Messanae civis romanus, l'orateur imite les contorsions déchirantes, ni les cris douloureux de l'infortuné qu'on frappe de verges : Non motus laterum, qualis esse ad verbera solet, torquendus; alti vox, qualis dolore exprimitur, eruenda.... Il donne aussi des préceptes sur la manière de se tenir debout (status), de marcher (incessus); car l'orateur ne restait pas toujours immobile à la tribune ou devant les juges. il marchait en parlant souvent à grands pas, quelquefois à pas précipités. Il y avait toutefois, malgré cette véhémence d'action, un decorum, une mesure, qu'on ne pouvait dépasser sans s'exposer au ridicule. Un certain Virginius demandait un jour, au sujet d'un orateur, combien il avait déclamé de mille pas (combien il avait fait de milles en déclamant), quot millia passuum declamasset. Nous en avons assez dit pour faire voir combien, mène dans ce que les anciens trouvaient décent et mesuré, il y aurait chez nous d'inconvenance et d'exagération.

XXXIX. M. Curii. Ce procès roulait sur un testament. Coponius avait institué M'. Curius son héritier, dans le cas où il aurait un fils posthume, et que ce fils mourrait avant d'être majeur. Or il ne naquit point de fils posthume à Coponius. Cependant M'. Curius réclama l'héritage en vertu du testament. Scévola, plaidant contre lui, prétendit que Curius n'aurait droit à l'héritage, que dans le cas où il serait né à Coponius un fils posthume. Crassus soutint au contraire qu'on devait s'en tenir à l'esprit du testament, plutôt qu'à la lettre, et il gagna. Voyez plus bas, chap. 52.

Scaevola. Scévola le pontife était cousin de Q. Mucius Scévola l'augure, premier mettre de Cicéron et gendre de Lélius,dont il est question au second paragraphe du ch. 26, ainsi que dans les notes, chap., 30 et chap. 35 sur Rutilius; Albucius Scévola le pontife fut aussi mainte de Cicéron après la mort de l'augure. Il publia divers ouvrages de jurisprudence, dont l'un, intitulé ὅροι, définitions, est le plus ancien livre dont on trouve des extraits dans le Digeste. Il fut tué en 671, par le préteur Damasippe, exécuteur des ordres du jeune Marius, pendant que celui-ci combattait contre Sylla, auprès de Sacripotum. ( Vell. Paterc., II, 26.)

XL. Serv. Sulpicio. Serv. Sulpicius Rufus fut consul en 702.11 suivit, dans la guerre civile, le parti de César, et gouverna l'Achaïe après la bataille de Pharsale. Il mourut l'an 710, la même année où Cicéron fut tué. On lit dans le quatrième livre des Lettres familières, 5 et 12, deux lettres de lui à Cicéron. Dans la première, il essaye de le consoler de la perte de sa fille Tullia, et dans l'autre, il lui annonce la mort de son ancien collègue Marcellus, leur ami commun.

XLIII. In colonia Narbonensi. La colonie de Narbonne. C'était toujours se montrer populaire que de proposer ou de favoriser l'établissement d'une colonie, parce que c'était un moyen de donner des propriétés à des citoyens pauvres.

Serviliam legem. La loi Servilia est celle par laquelle le consul Cépion appelait les sénateurs aux fonctions de juges, attribuées par la loi Sempronia aux seuls chevaliers. Crassus, en appuyant cette loi, soutenait une cause toute différente de celle qu'il avait embrassée dans l'affaire de la colonie de Narbonne. Brutus, celui dont il est question chap. 34, ne manqua pas d'opposer l'un à l'autre ses deux discours, et de le mettre eu contradiction avec lui-même. Cicéron, pro Cluent., 51, et de Orat., II, 5, raconte comment Crassus le réfuta en mettant les rieurs de son côté.

XLIV. Laudatio. On sait qu'outre leurs avocats, les accusés pouvaient produire des amis qui fissent leur éloge (laudatores). Ces éloges étaient en quelque sorte des témoignages apologétiques. Or Cicéron, de Orat., II, 11, nous apprend qu'on donnait quelquefois des développements à de simples témoignages, et qu'on y mettait du soin et de l'élégance. Tel était sans doute le discours de Crassus dont il parle ici.

Ipsa illa censoria contra Cn. Dornitium. Cicéron, de Orat., 56, dit que ce discours était rempli d'un nombre infini de bons mots et de plaisanteries ingénieuses. Suétone, Ner., 2, en cite le trait suivant. Crassus faisant allusion au surnom d'Aenobarbus que portait son adversaire, dit « qu'il n'était pas étonnant qu'il eût une barbe d'airain, puisqu'il avait un visage de fer et un coeur de plomb : Non esse mirandum, quod teneam barbam haberet, cui esset os ferreum, cor plumbeum. » Nota. On appelait os ferreum, un visage qui ne rougit point. Catulle, Carm., XII, 16 :

Ruborem
Ferreo canis exprimantus ore.

On voit pourquoi nous ne traduisons pas ces mets par bouche de fer, expression très française, mais qui a un autre sens.

XLV. L. Afranius. L. Afranius est comparé par Horace à Ménandre. Quintilien dit qu'il se distingua parmi les auteurs de comédies romaines (fabulae togatae); mais il blâme ses productions sous le rapport des bonnes moeurs.

XLVI. Ouod non est eorum urbanitate. Quintilien, VI 4, définit ainsi l'urbanité : « J'appelle urbanité une manière de parler où l'on ne peut découvrir rien d'inconvenant, rien de grossier, rien de négligé, rien d'étranger, ni pour le sens, ni pour les mots, ni pour la prononciation, ni pour le geste. Aussi se fait-elle remarquer moins dans des traits Isolés que dans le ton général du discours, comme cet atticisme des Grecs, qui était l'expression du goût exquis et délicat des Athéniens. » Cette définition n'a rapport qu'au langage, et en ce sens, urbanitas dit moins que le mot français URBANITÉ, qui signifie cette politesse que donne l'usage du monde. Mais urbanitas reçoit aussi cette acception, et se prend pour ce bon ton que Marmontel définit : « Le naturel dans la politesse, la délicatesse dans la louange, la finesse dans la raillerie, la légèreté dans le badinage, la noblesse et la grâce dans la galanterie, une liberté mesurée et décente dans le langage et les manières, et par-dessus tout, une attention imperceptible à distribuer à chacun ce qui lui est d0 de distinction et d'égards. »

Sicut illic Atticorum. Quintilien, VIII,1, raconte aussi l'anecdote de Théophraste, et ajoute que la femme interrogée à quel signe elle l'avait reconnu pour étranger, répondit, quod nimium attice loqueretur. Théophraste était de l'île de Lesbos.

XLVII. L. Philippus. L. Philippus fut consul en 662. C'est après avoir prononcé contre lui, dans le sénat, une harangue que Cicéron appelle divine, que Crassus tomba malade et mourut. (Cic., de Orat., III, 1, et 2.)

Cnaeusque Pompeius. Ce. Pumpéius Strabo, consul en 664, et père du grand Pompée. Il mourut frappé de la foudre, pendant les guerres de Sylla et de Marius, aussi haï du peuple que son fils en fut aimé depuis.

XLVII. Cn. autem Octavii. Cn. Octavius fut consul avec Cinna, l'année même où Marius exilé revint d'Afrique. Il fut tué par Marius, vainqueur et maître de Rome, avec l'orateur Antoine, C. Julius César et plusieurs autres des sénateurs les plus distingués.

XLVIII. C. Julius. C. Julius César Strabo, le même qui est nommé dans la note précédente. Sa tête fut attachée aux rostres avec celle d'Antoine par ordre de Cinna. Cicéron a fait de C. Julius un des interlocuteurs de ses Dialogues de Oratore.

Q. Sertorium. Le fameux Sertorius qui, proscrit par Sylla, soutint la guerre en Espagne, depuis l'an 676, jusqu'à l'an 682, et fut assassiné par Perpenna.

LI. Antimachum. Antimaque, de Claros, petite ville ou petit canton près de Colophon en Ionie, avait composé une Thébaïde en vingt-quatre chants, et une élégie intitulée Lydé, dont les anciens faisaient beaucoup de cas. Plutarque, Vie de Lysandre, parle d'un penne à la louange de ce roi, ouvrage du même auteur, et dont Platon, encore jeune, entendit la lecture à Samos. Le même Plutarque cite ailleurs les écrits d'Antimaque comme le modèle de cette intempérance de paroles que nous flétrissons du nom de bavardage.

Ita se, inquam, res habet. Il a fallu traduire exactement cette métaphore, quelque bizarre qu'elle paraisse en français. On pourrait même douter qu'elle fit beaucoup plus agréable en latin; au moins on ne saurait nier qu'elle ne contraste singulièrement avec celle que l'auteur place immédiatement à côté. Toutefois il faut se souvenir qu'on lit un dialogue, et que Cicéron connaissait mieux que nous les convenances de sa langue.

LII. Satis ornate et pereleganter. L'ornement et l'élégance sont deux choses différentes, quoiqu'elles se confondent quelquefois. L'ornement consiste surtout dans les figures, et l'élégance dans le bon choix, la propriété, la délicatesse des expressions. Un discours peut, à la rigueur, être élégant sans être orné, c'est-à-dire, sans être embelli par les figures et les images.

LIII. Delicati. Ernesti cite ce passage et interprète ce mot, libidini luxuive deditus; c'est-à-dire, un homme de plaisir. Mais delicatus signifie aussi concinnus, elegans, intelligens deliciarum. Ces sortes de gens sont amis du repos. Cic., de Nat. Deor., I, 37 : Epicurus, quasi pueri delicati, nihil cessatioe melius existimat. Voilà pourquoi nous avons traduit, un jeune homme désoeuvré. De plus, ils sont sujets aux caprices et aux fantaisies, et c'est pour cela que Crassus prend un de ces élégants pour sujet de son apologue.

At vero ut contra Crassus. On trouve, de Orat., n, 6, quelques lignes de ce discours de Crassus.

LIV. Circulantem. Ernesti dit sur ce passage : Judex circulans est, qui in ipso judicio surgit, et cum hominibus consistat, et circulos facit, colloquitur. Ainsi, quand les juges étaient fatigués par l'ennuyeuse éloquence d'un froid et prolixe avocat, il leur arrivait quelquefois de se lever, de former entre eux des groupes ( circulos), et d'établir des conversations. - Peut-être aussi le mot circulantem, employé au singulier, ne signifie-il ici que celui qui circule, qui va et vient, dans l'enceinte où les juges étaient assis.

LV. A. Cotta. C. Aurélius Cotta, né en 629, était neveu du vertueux Rutilius, et plaida pour lui dans le procès dont il est question, chap. 30. Le tribun Q. Varius, Espagnol de naissance, ayant fait de vive force passer une loi qui ordonnait des poursuites contre ceux qui, par des pratiques criminelles, avaient été les auteurs de la guerre Sociale, les principaux sénateurs furent condamnés pour ce crime vrai ou supposé. Ils avaient pour juges leur ennemis les chevaliers, alors seuls en possession des fonctions de jurés. C'est à ces poursuites que Cicéron fait allusion, de Orat, III, 2, par ces mots, ardentem invidia senatum, nefarii criminis principes civitatis reos. Accusé eu vertu de la loi Varia, Cotta prit le parti de s'exiler. Il fut ensuite rappelé par Sylla, et fut consul en 678. C'est dans sa bouche que Salluste met le dernier des discours qui se lisent dans les fragments de cet historien. Cotta est un des interlocuteurs des Dialogues de Oratore. - P. Sulpicius Rufus, aussi né en 629, et interlocuteur des mêmes Dialogues, embrassa d'abord le parti du sénat, et contribua en 664 à faire nommer Sylla consul. filent« il se déclara pour Marius et devint le plus furieux tribun du peuple qui eût jamais été. Plutarque fait de lui un portrait affreux : « Il ne s'agissait pas, dit-il, d'examiner s'il surpassait les autres en toutes sortes de vices, mais en quel genre de vices il se surpassait lui-même. » Il avait à ses ordres trois mille hommes armés, et il ne paraissait en public qu'accompagné de six cents jeunes chevaliers, déterminés à tout oser à son premier signal : il les appelait son contre-sénat. On est fâché de voir un si grand scélérat dans un si grand orateur. Jusqu'à cette époque, sa conduite et son génie lui avaient attiré l'estime universelle, et « tout à coup, dit Velléius, II, 18, comme s'il se fût lassé d'être vertueux et que toutes ses bonnes résolutions eussent échoué en un moment, il se précipita dans le mal. » Sylla, dépouillé par lui du commandement contre Mithridate, marche aussitôt vers Rome, la prend, chasse Marius, et le fait déclarer ennemi public, ainsi que Marius le fils, Sulpicius et neuf autres sénateurs. Sulpicius, livré par un des ses esclaves, fut mis à mort. Sa tête fut apportée à Rome, et attachée à la tribune aux harangues (an de Rome 865 ).

LV. Attenuate. Ernesti: Attenuate dicere est boni oratoris in genere tenui versantes. Ce style simple est caractérisé dans Cicéron par une foule d'autres épithètes : Subtilis, tenuis, sumnissus, humilis, brevis, acutus, callidus, enucleatus, limatus, rem explicans propriis aptisque verbis. Chacune de ces épithètes indique une des qualités de ce style, que les rhéteurs appellent .simple, par opposition aux styles sublime et tempéré. Ce genre simple était, aux yeux de quelques-uns, le seul genre attique. Cette opinion sera réfutée chap. 82 et suivants. Mais pourquoi ici le mot attenuate? Attenuatus signifie proprement diminué, aminci. La qualité qu'il indique est, pour le langage, ce que sont en peinture les traits fins, légers, délicats, mais réduits, d'une miniature. Le style simple, comme l'entend Cicéron, ressemble à un tableau où se trouvent réunis l'esprit de la composition, la pureté et la correction du dessin, la délicatesse du coloris, le fini des détails, la grâce et la perfection de l'ensemble.

LVII. Pomponius. Cn. Pomponins a déjà été nommé chap. 49, et le sera encore, chap. 62 et 90. Il fut tué dans les guerres de Marius et de Sylla. Voyez encore de Orat., III, 13.

ldcirco hanc consuetudinem. Cicéron donne peu de détails sur cette singulière coutume. Il a déjà dit ailleurs que c'était à lui qu'on abandonnait généralement la péroraison. Il paraît que le nombre le plus ordinaire était de quatre avocats pour l'accusation, et quatre polir la défense. Scaurus fut le premier qui eut jusqu'à six défenseurs, Cicéron, Hortensius, P. Clodius Peletier, M. Marcellus, M. Calilidius, et M. Messalla. Après les guerres civiles, on vit monter jusqu'à douze le nombre des avocats d'une seule personne. Une loi Julia, rendue probablement par Auguste, en diminua le nombre; et il parait, par le procès de Pison, accusé d'avoir empoisonné Germanicus, qu'on n'admettait que quatre accusateurs, et qu'on n'accordait à l'accusé que trois avocats dans les causes les plus importantes. Ce qui rend cet usage vraiment bizarre, c'est que, comme on le voit ici, tous les avocats n'assistaient pas ensemble à la plaidoirie, et ne paraissaient que chacun à leur tour, de sorte qu'il ne pouvait y avoir d'unité ni de concert dans la défense. Beaufort, Rép. Rom., liv. V, chap. 5;  Ascon., in Orat. pro Scauro; Tacit., Ann., III, 11 et 13.

LVIII. Curio. C. Scribonius Curion, fils de celui dont il est question ch. 32, et père de celui du ch. 81, fat consul en 677, et mourut en 700. C'est ce Curion qui fut un jour abandonné de tout son auditoire. (Voyez chap. 51.) - Usu domestico. On peut voir dans Quintilien, livre V, chap. 1, un morceau classique sur la nécessité d'entourer les enfants de personnes qui parlent bien.

C. Laelii. Comme il faut quelque attention pour suivre le fil de ces lignes masculines et féminines qui se croisent et se confondent, nous donnons ici deux tableaux généalogiques qui les présentent parallèlement, et qui serviront de commentaire à tout le chapitre.

I. C. LELIUS le Sage.

2. LELIA, femme de Mucius Scévola l'Augure.

3. MUCIA, femme de LICINIUS CRASSUS l'Orateur.

MUCIA 2.

4. LICINIA, femme de SCIPION, troisième descendant de Corculum.

LICINIA 2.

5. CRASSUS SCIPION et SCIPION METELLUS, beau-père de Pompée et pontife avec Brutus.

1. P. SCIPION NASICA Corculum (c'est-àdire, le Sage), fils de Nasica l'Homme de bien.

2. P. SCIPION NASICA Serapio, meurtrier de Tib. Gracchus.

3. P. SCIPION NASICA épousa CAECILIA, fille de METELLUS Macédonicus.

4. P. SCIPION NASICA épousa LICINIA, fille de CRASSUS l'Orateur.

5. SCIPION METELLUS, frère de CRASSUS SCIPION.

Nous voyons dans ce chapitre même pourquoi un de ces deux Scipion portait le nom de Crassus. L'autre avait été adopté par un Métellus, et avait pris les noms de Q. Cécilius Métellus Pius Scipio. C'est celui qui se trouva en Afrique avec Caton, et y lit la guerre à César.

C'est peut-être ici le lieu de donner les noms latins qui désignent les degrés d'ascendance. On les trouve réunis par ordre dans Plaute, Pers., 1, 2, 5.

Pater, avus, proavus, abavus, atavus, tritavus.

A ces noms correspondent dans le même ordre les degrés de descendance.

Filius, repos, pronepos, abnepos, adnepos, trinepos.

LXII. C. Carbo. C. Carbon, surnommé Andin et fils de celui dont il est question ch. 27, fut tué avec Scévola le pontife, par ordre de Marius le fils, l'an de Rome 671. Voyez la deuxième note du chap. 39. 1t ne faut pas le confondre avec Ce Carbon, consul en même temps que le jeune Marius, et qui, cette année-là même, fut tué en Sicile par Pompée. Cicéron, Lettr. famil., IX, 21, dit que C. Carbon fut le seul bon citoyen de tous ceux qui portèrent le surnom de Carbon.

Q. Varius. Q. Varius, Cicéron, de Nat. deor., in, 33, l'accuse du meurtre de Drusus et de l'empoisonnement d'un Métellus. Il ajoute qu'il périt lui-même dans les plus cruels supplices. il avait été condamné et chassé en exil, d'après la loi Varia, qui était son ouvrage. Voyez ci-dessous , chap. 89.

LXII. M. Drusum. M. Livius Drusus, fils de celui dont il est parlé chap. 28 , fut poignardé étant tribun du peuple, l'an 662. Voyez Veil. Paterc., II, 13; Florus, III, 17; Appien, Guerr. civ., I, 35; Sall. Lettre. polit. à César, I (vulgo u), 6; le présid. de Brosses, Mém. de l'Acad. des inscr., t. 27.

La table généalogique suivante fera voir comment Drusus était grand oncle maternel de Brutus

M. LIVIUS DRUSUS (du chap. 28).

M. LIVIUS DRUSUS. - Livie, femme de

M. CATON , et ensuite de Q. SERVILIUS.

M. CATON d'Utique. - SERVILIA, femme de M. BRUTUS.

M. BRUTUS (de quo hic).

L. autem Lucullum. L. Lucullus, consul en 679, fit la guerre à Mithridate jusqu'en 687, qu'il fut remplacé par Pompée. - M. Lucullus, cousin germain du précédent, fut consul en 680. Legem Semproniam frumentariam. Loi rendue en 628 , sur la proposition de C. Gracchus, d'après laquelle l'État devait fournir du Idéaux indigents à 10/12 d'as le modius. On voit, de Offic., II, 21 , que M. Octavius ne supprima pas entièrement ces largesses publiques. - Cn. Octavius, déjà nommé ci-dessus, chap. 60, fut consul avec Curion en 677. -Cicéron, de Offic., III, 16, cite de Caton le père un jugement qui fait honneur à ses lumières et à son équité.

Q. etiam Catulum filium. Lutatius Catulus, fils du Catulus dont il est parlé chap. 35, fut consul en 675. C'est à Catulus le fils que le peuple rendit ce bel hom¬mage dont parie Vell. Paterc., II, 31. Catulus s'opposait à la loi Gabinia qui , en chargeant Pompée de la guerre contre les pirates, lui conférait sur une grande partie de l'empire, une autorité dictatoriale. Un si grand pouvoir, disait-il, est dangereux dans un État libre ; et d'ailleurs il ne faut pas exposer sur une seule tète les destinées de la république : si Pompée venait à périr, qui mettriez-vous à sa place? - Toi, Catulus, lui répondit-on d'une voix unanime.

Q. Caepionem. II faut bien se garder de confondre ce Cépion, comme l'a fait Ernesti , avec Q. Servilius Cépion, lequel avait été consul en 647. Il ne peut s'agir ici que du Q. Cépion dont parle Cic., ad Herenn.,1,12. Welzel pense que c'est le même Cépion qui est nommé ci-dessus, chap. 46 et 56. Il fut questeur de la ville l'an 653, et résista énergiquement aux entreprises séditieuses de Saturnines. En 662, il s'opposa également aux lois par lesquelles Dru-sus voulait rendre les jugements au sénat.

Cn. Carbonem. Cn. Carbon fut trois fois consul, savoir en 668 , 669, 671. Dans son dernier consulat, il avait pour collègue Marius le fils. Il fut vaincu avec lui par Sylla, et tué à Lilybée en Sicile, où Pompée poursuivait les restes de son parti. - M. Marius Gratidianus, proche parent de Cicéron (voyez de Brosses, Catil., 8, et Cic., de Leg., III , 16) , était devenu l'idole du peuple romain par une action peu honorable à son caractère, que Cicéron raconte, de Offic., III, 20. Il fut inhumainement massacré sur le tombeau de Catulus, par Catilina, ministre des proscriptions de Sylla. (Voyez Q. Cic., de Pet. consul., 3; Valer. Max., IX, 1, et Lucain, XI, 173 et suiv.)

L. Quintius. Voyez Cic. pro Cluentio, 27 et 40. Il fut tribun en 679. - Palicanus. M. Attilius ou Lollius. (De Brosses, Hist., IV, 76.) Palicanus, qui est dit dans les fragments de Salluste, humili loco Picens, loquax magis, quam facundus (Quintil., I, 2), fut tribun en  683, et, par le secours de Pompée alors consul, il fit rendre aux tribuns du peuple les privilèges dont Sylla les avait dépouillés. Voyez in Verr., II, 41. Val. Max., III, 3, 8, raconte que le peuple paraissant décidé à le faire consul, C. Pison, qui exerçait celte magistrature en 686, déclara énergiquement et officiellement du haut de la tribune, que s'il était élu, il ne le proclamerait pas; et empêcha ainsi qu'il ne fût nommé.

LXII. Apuleius Saturninus. Voyez sur Saturninus et Glaucia, Cicéron, in Catil., I, 2, et de plus, Florus, III, 16; Cicéron, de Leg., II, 6.

Si rationem ejus haberi licere judicatum esset. On ne pouvait admettre comme candidat ni un absent, ni un accusé, ni un homme au-dessous de l'âge fixé par les lois, ni un magistrat en exercice. Or Glaucia était alors préteur, et il fallait deux ans d'intervalle entre la préture et le consulat.

Equestrem ordinem beneficio legis devinxerat. On cite de Servilius Glaucia deux lois, une de repetundis, qui aggravait les peines établies contre la concussion, et accordait à l'accusé une seconde audience pour se défendre (ut reus comperendinaretur ).Voyez Cicéron, in Verr., I, 9, et pro Rab. Post., 4. L'autre loi Servilia, de l'an 653, réglait que ceux des Latins fédérés qui accuseraient et feraient condamner un sénateur, recevraient en récompense le droit de cité romaine. Cicéron, proBalbo, 23 et 24. Cette loi portée en haine du sénat assurait, par cela même, à son auteur la reconnaissance des chevaliers et du peuple.

Sex. Titius. Ce Titius est représenté comme un citoyen séditieux et turbulent, de Orat., II, 11. Voyez encore de Leg., II, 6, et la note du traducteur.

LXIII. P. Antistius. P. Antistius, beau-père de Pompée, fut tué en 671, par ordre du jeune Marius, avec Carbon Arvina, et Scévola le pontife. - Rabula. Ce mot, si souvent pris en mauvaise part, n'est certainement pas employé ici comme un éloge. Cependant l'épithète probabilis, et les réflexions qui suivent, prouvent que l'auteur n'y attache pas non plus une idée de mépris. On donne de rabuta d'absurdes étymologies, rabies, rage; ravus, enroué. Celle que propose Vossius ῥαζῶ, aboyer, est plus plausible. Peut-être vient-il simplement de ῥέω, parler, comme fabula vient de φημί (fari), tabula (surface, étendue) de τείνω. (τάω) étendre, stabutum de ἵστημι (stare), pabulum de πάω (pasco), et autres semblables.

Contra C. Julli. C. Julius César, le même dont il a été parlé, fut édile curule en 663; il demandait le consulat pour l'an 665, sans avoir passé par la préture. Cette demande irrégulière fut repoussée. Voyez Cicéron, de Ar. resp.,20. - Quelques traducteurs paraissent avoir pris ce C. Julius pour le fameux Jules César : étrange erreur! Jules César était né en 653, et les deux orateurs dont il s'agit ici moururent, Sulpicius en 665, Antistius en 671.

Reditumque L. Sullæ. Sylla partit pour la guerre contre Mithridate en 666, et revint en 670, après avoir contraint le roi barbare à signer une paix honteuse. Pendant ce temps, Rome était sous le joug de la faction de Marius. C'est à cette époque que fait allusion Montesquieu, Dial. de Sylla et d'Eucrate : « Lorsque par le caprice du sort (dit Sylla) je fus obligé de sortir de Rome, je me conduisis de même : j'allai faire la guerre à Mithridate, et je crus détruire Marius à force de vaincre l'ennemi de Marius. Pendant que je laissai ce Romain jouir de son pouvoir sur la populace, je multipliais ses mortifications, et je le forçais tous les jours d'aller au Capitole rendre grâce aux dieux des succès dont je le désespérais. »

LXIV. Facultas ex historia ipsius perspici potest. L. Sisenna avait fait une Histoire de la république, depuis la prise de Rome par les Gaulois jusqu'à Sylla. Voyez Vell. Paterc., II, 9; Sall. Jug., 95; Cic., de Leg., I, 2, avec la note du traducteur; enfin les Fragm. de Sisenna dans le Salluste de Cortius.

LXIV. Est autem Paullo et Marcello mortuus. Hortensius naquit l'an de Rome 639, huit ans avant Cicéron. Il plaida sa première cause en 658, fut consul en 684, et mourut en 703.

LXV. M. Crasso. M. Licinius Crassus était le second fils de celui qui, ayant vu son fils aîné tué sous ses yeux par ordre de Marius, l'an de Rome 666, se perça lui-même de son épée. Il fut consul en 683 et en 698. Il forma en 694 le premier triumvirat avec César et Pompée, et fut tué en 700, dans sa malheureuse expédition contre les Parthes.

LXVI. C. Fimbria. C. Flavius Fimbria suivit, comme lieutenant, Valérius Flaccus, envoyé en Mie par la faction de Marius, pour remplacer Sylla dans le commandement des armées coutre Mithridate. Fimbria fit révolter les troupes, tua son général, et pilla Cyzique et d'antres villes alliées du peuple romain. A l'approche de Sylla qui accourut pour punir tant de crimes et revendiquer ses droits, il fut à son tour abandonné des soldats et forcé de se donner la mort, l'an de Rome 669. C'est à cette mort prématurée que Cicéron fait allusion par les mots non ita diu jactare se potuit. Voyez pro Rosc. Am., 12, un mot atroce de ce factieux.

Cn. Lentulus. Cn. Cornélius Lentulus Clodianus fut consul en 681, et censeur en 684, avec L. Gellius Publicola.

P. Lentulus. P. Cornélius Lentulus Sura, consul en 682, fut chassé du sénat en 684, par les censeurs nommés dans la note précédente. Afin de pouvoir y rentrer, il se fit de nouveau créer préteur, et il exerçait celte charge lorsqu'il fut condamné et mis à mort comme complice de Catilina.

LXVII. M. Pison. M. Pupius Pison Calpumianus, consul en 692, ne doit pas être confondu avec L. Pison, sous le consulat duquel Cicéron fut exilé; ni avec C. Pison consul en 686, dont il sera fait mention, chap. 68. Voyez sur M. Pison, Cicéron, de Orat., I, 22, et ci-dessous, chap. 90.

Deinde ex virginum judicio. Sur le procès des Vestales, voyez Cicéron, in Catil., III, 4.

C. Macer. C. Licinius Macer essaya, en 680, de faire rendre aux tribuns ceux de leurs droits qu'ils n'avaient pas encore reconquis depuis la mort de Sylla. Salluste lui met dans la bouche un discours très véhément, qui se trouve dans les Fragments de cet auteur. Accusé de concussion au tribunal de Cicéron, préteur en 687, il s'étrangla avec son mouchoir au moment où l'on allait recueillir les voix. (Voyez Val. Max., IX, 12, 7.) Macer fut le père de l'orateur Calvus, dont il sera parlé ci-dessous, chap. 82.

LXVIII. L. Torquatus. L. Manlius Torquatus fut consul avec L. Cotta en 688. Ils devaient périr tous deux dans la première conjuration de Catilina, si une circonstance fortuite ne l'eût fait échouer. (Sall., Catil., 18.) - Pompée naquit la même année que Cicéron,de Rome 647, sous les consuls C. Attilius Serranus et Q. Servilius Cépion. Il mourut à cinquante-huit ans sous le consulat de César et de P. Servilius, l'an de Rome 705. (Vell. Paterc., II, 53.) - D. Junius Silanus fut consul avec Muréna, l'année d'après Cicéron. II épousa Servilia, mère de Brutus.

P. Autronius. P. Autronius est nommé dans les chap. 17 et 18 de Salluste, comme complice des deux conjurations de Catilina.

Nisi in facinore manifesto deprehensus. Il est beaucoup parlé de Stalénus et de son infâme corruption dans le plaidoyer de Cicéron pour Cluentius. (Voyez ce Discours, chap. 7, 24 et suiv.)

LXIX. C. et L. Cepasius. C. et L. Cépasius sont tournés en ridicule dans le même Discours, chap. 20 et 21.

Judicialis anni severitatem. Pompée, consul pour la troisième fois, l'an de Rome 701, régla par une lui que les parties auraient trois jours pour faire entendre les témoins, niais qu'il ne serait donné pour la plaidoirie que deux heures à l'accusateur et trois heures à l'accusé, et qu ils plaideraient le même jour. Cette nécessité de se renfermer dans des bol Mes étroites, et de répliquer sur-le-champ, dut réduire au silence une foule de parleurs incapables de se résumer, ou trop faibles pour repousser à l'instant une attaque un peu vive. Voyez Cicéron, de Fin., IV,1; ci-dessous, chap. 94; et Tac., Dial. sur les Orat., 38.

LXX. Sublato ambitu. Pompée, dans son troisième consulat, avait fait rendre une loi très sévère contre la brigue et la séduction dans les élections. (Dion, XXXIX, 37, xXL, 52.)

M. Messalla, minor natus. M. Valérius Messalla fut consul deux ans après Cicéron, avec M. Pupius Pison Calpurnianus. Il ne faut pas le confondre avec un autre Messalla qui fut consul l'an 700, et dont il est fait mention ci-dessous, chap. 96. - Métellus Céler fut consul en 693, et Métellus Népos en 696, l'année où Cicéron fut rappelé de l'exil.

LXXI. Marcellus satis est notus. M. Marcellus, consul en 702, vivait en exil à Mityléne, depuis la bataille de Pharsale et l'usurpation de César. Son rappel eut lieu en 707, et par conséquent suivit d'assez près l'époque où ce Dialogue fut composé. Quant à César, il était parti en 692 pour sa préture d'Espagne, et en 695 pour son gouvernement de la Gaule, où il resta dix ans. Brutus, né en 668, n'avait donc pas eu beaucoup de temps pour l'entendre, et juger de son talent oratoire.

LXXIV. T. Flaminium. T. Flaminius fut consul en 630. Atticus naquit en 644. Si Flaminius obtint le consulat à quarante-quatre ans, âge légal, il en avait soixante-dix quand Atticus en avait douze. Il est donc inutile de vouloir, avec quelques commentateurs, substituer un autre nom à celui de Flaminius. C'est le même dont il est parlé à la fin du chap. 28. Cicéron dit qu'il l'a encore vu luiméme, expression qui suppose Flaminius très vieux et Cicéron, très jeune. Or, Cicéron avait trois ais de moins qu'Atticus.

Sputatilica. Sisenna voulait dire que les accusations étaient ridicules et méprisables. Mais il se servait d'un mol doublement mauvais, et parce qu'il était bizarrement nouveau, et parce qu'il offrait une idée qui révolte le goût.

LXXV. Tanquam veste, etc. Cette métaphore a été fort heureusement imitée par Fénelon, Lettre sur l'Éloquence : « Démosthène se sert de la parole, comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. » Au reste, Cicéron ne veut pas dire ici que César, dans ses Mémoires, se peint en déshabillé, comme le lui fait dire un traducteur. Il s'agit de son style, et non de sa personne. Il ne dit pas non plus que ses Mémoires sont dépouillés de toute affectation dans le style; l'éloge serait trop mince. Tous les traits de la métaphore se rapportent à une figure dont le dessin est pur, gracieux, et qui n'est ornée d'aucune draperie. Voyez Robin, Traité des Études, t. 1.

LXXVI. C. Sicinius. - C. Sicinius, dont il s'agit ici, n'est pas le même qui a été déjà nommé, chap. 60.

C. Visellius Varro. Visellius Varron était fils d'Aculéon, dont il est question quelques lignes plus bas. Or Aculéon avait pour femme la tante maternelle de Cicéron. Voyez Cicéron, de Orat., II, 1. - Juge de la question. Voyez Cicéron, pro Rosc. Am., IV.

LXXVI. L. Torquatus. L. Torquatus, fils de celui dont  il est parlé chap. 68, Voyez Cicéron, de Finib., II, 19, et l'Argument du plaidoyer pour Sylla. Dans la guerre civile, Torquatus, commandant pour Pompée la ville d'Apollonie, se rendit à César (Bell. civ., III, 11); ensuite il prit de nouveau parti contre le vainqueur qui l'avait épargné, et fut tué en voulant passer d'Afrique en Espagne. (Bell. Afric., 96.) - Triarius commandait dans la guerre civile une partie de la flotte de Pompée. (César, Bell. civ., III, 5.)

LXXVII. M. Bibulus. M. Calpurnius Bibulus fut consul avec César en 694. Il mourut de maladie pendant qu'il commandait en chef les forces maritimes de Pompée contre César. (Bell. civ., III, 18.)

Appius Claudius. Appius ClaudiusPulcher (déjà nommé à la tin du chap. 64) fut consul eu 699. Val. Max. raconte sa mort, liv. 1, chap. 8, § 10. Il était collègue de Cicéron dans le corps des augures. Une de ses filles avait épousé Brutus.

L. Domitius. L. Domitius Ahénobarbus, collègue d'Appius au consulat, était fils de celui qui est nominé an chap. 45, et qui fut consul en 657, censeur en 600. Domitius le fils fut tué dans la déroule de Pharsale. (César, Bell. civil, III, 99.)

Publius ille. P. Cornélius Lentulus Spinther, consul en 696, usa de toute son autorité pour bâter le rappel de Cicéron exilé par la faction de Clodius. - L. Corn. Lentulus fut consul en 704, l'année même où éclata la guerre civile. César (Bell. civ., I, 1 et 2), et Vell. Paterc., II, 49, l'accusent d'être un de ceux qui contribuèrent le plus à empêcher toute conciliation. Il fut arrêté au moment où il abordait en Égypte avec Pompée, et tué, comme lui, par ordre du roi. (César, Bell. civ., III, 104.)

Ne te quidem Postumius. T. Postumius fut préteur en 696, sous le consulat de Lentulus Spinther.

LXXVIII. Amentatae hastae. On appelle amentam, du grec ἅμμα (rac. ἅπτω, attacher), une courroie qui s'attachait au milieu de la javeline, et à l'aide de laquelle le soldat lançait cette arme avec plus de force. Cicéron emploie la même métaphore, de Orat., I, 57. Quelquefois amentum se prend pour la javeline même. Virg., Énéid., IX, 665 :

Intendunt acres arcus, amentaque torquent.

C. Pisoni genere meo. C. Calpurnius Piso Frugi fut le premier mari de Tullia. Voyez Cicéron, ad Quir. post red., chap. 3.

LXXIX. M. Coellum. M. Célius est le même qui fut accusé en 697 et défendu par Cicéron. Voyez l'argument du plaidoyer pro Coelio. - Dans son tribunat. Étant Tribun du peuple en 701, il réunit ses efforts avec ceux de Cicéron pour sauver Milon. L'année suivante, Cicéron partit pour son gouvernement de Cilicie : c'est alors que Célius, privé d'un si sage conseiller. se sépara du parti des gens de bien. D'abord uni à César dans la guerre civile, ensuite son ennemi, il fut massacré prés de Thurium, par des cavaliers espagnols et gaulois, dont il voulait ébranler la fidélité. Milon, qui courait avec lui les campagnes d'Italie, à la tête d'une troupe de gladiateurs et de gens sans aven, fut tué en assiégeant Cosa ou Compsa dans le pays des Hirpins. Telle fut la fin de deux des principaux clients de Cicéron.

M. Calidius. Calidius, étant préteur désigné en 696, contribua au rappel de Cicéron, et plaida ensuite avec lui devant les pontifes pour que l'emplacement de sa maison lui tût rendu. Il suivit, dans la guerre civile, les drapeaux de César. - Rollin, Traité des Études (de l'Éloquence du barreau), dit qu'il ne fit jamais le portrait que Cicéron fait de Calidius, sans y reconnaître presque en tout 1ea principaux caractères de Fléchier. Cette réflexion nous fait connaître l'opinion de Rollin sur l'éloquence de Fléchier, et cet orateur, ainsi rapproché de Calidius, se trouve jugé par Cicéron lui-même.

LXXX. Aberat tertia illa laus, qua permoveret et lncitaret anima. Comme, dans cette apostrophe de Cicéron à Calidius, il faut faire la part de l'ironie, on pourrait croire que le reproche de ne s'être frappé ni le front ni la cuisse est un pur jeu d'esprit. Mais non; ces brusques mouvements, qui cirez nous annonceraient presque le délire, étaient en usage cirez les anciens. « Se frapper la cuisse, dit Quintil., XI, 3, est une chose ordinaire. Ce geste, inventé par l'Athénien Cléon, convient à l'indignation, et échauffe l'auditoire (et usitatum est, et indignatus decet, et excitat auditorem). » Quintilien n'approuve pas de même qu'on se frappe le front ni la poitrine. An reste, pour juger l'action oratoire des anciens, il ne faut pas perdre de vue l'état de leur civilisation, la forme de leurs gouvernements, la composition de leurs tribunaux et de leurs assemblées, ni même la mobilité de leurs organes et l'influence de leur climat.

LXXXI. C. Curionem. C. Scribonius Curion était fils de celui dont il est parlé au chapitre 58, et petit-fils de celui du chap. 32 : succession de latents qui fait dire à Pline, VII, 41 : « La famille des Curions a seule produit trois orateurs de père en fils. » C'est lui qui, dans les jeux funèbres qu'il donna pour honorer la mémoire de son père, fit construire deux théâtres en bois, adossés l'un à l'autre, et qui, en tournant sur des pivots, se réunissaient en un seul. (Voyez Pline, liv. XXXVI.) « Curion, dit le même Pline. n'avait d'autre revenu que les dissensions des grands. » César paya ses dettes et l'attira dans sou parti; c'est polir cela que Servius lui applique ce vers de Virgile (qui, écrivant sons Auguste, ne pensait peut-être guère à celte allusion) :

Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
Imposuit.

Curion, commandant en Afrique pour César, fut défait par Juba, roi de Mauritanie, et se fit tuer sur la place. Voyez le portrait affreux que fait de lui Vell. Paterc. II, 48.

C. Licinlum Calvum. C. Licinius Calvus était fils de C. Licinius Macer. Voyez chap. 67. A ce qui en est dit ici, on peut comparer, Cic., Lettres fam.., XV, 21; Quintil., X, 1, vers la fin; Tac., de Orat., 18, 21 et 25. - Quintil., VI, 1, et IX, 2 et 3, cite quelques traits d'un discours de Calvus contre Vatinius.

Qui si me audire voluisset. Voyez dans les six premières lettres du livre II des Familières, les conseils que Cicéron donne à Curion, questeur en Asie, l'an de Rome 700.

P. Crasso. P. Crassus, fils da triumvir, après avoir, comme lieutenant de César, conquis le pays entre la Seine et la Loire, et toute l'Aquitaine, se rendit à Rome avec un grand nombre de soldats, pour appuyer Pompée et Crassus son père dans la demande d'en second consulat. Blessé à la bataille où les Parthes détruisirent l'armée romaine, il se fit tuer par son écuyer. (Voyez l'Hist. rom. de Rollin et de Crévier, et Plutarq., Vie de Crassus.)

Cyri et Alexandri. Alexandre et Cyrus le jeune étaient les modèles de Crassus le fils, non qu'il ambitionnât leur sort, mais parce qu'il voulait, comme eux, aller trop vite dans la carrière de l'ambition, ne pas la parcourir, mais la franchir, s'élancer tout d'un saut de la barrière jusqu'au but. Voilà le sens de suum cursum transcurrerant; et l'idée est très juste. Alexandre franchit d'un saut sa carrière, puisque, après des conquêtes qui semblaient demander un longue vie, il mourut à trente-trois ais. On en peut

dire autant de Cyrus le jeune, puisque, voulant tout d coup parvenirà la royauté qui ne lui appartenait pas, et s'étant engagé dans une expédition au-dessus de ses forces, il trouva, encore très-jeune, dans les plaines de Cunaxa, le terme de son ambition et de sa vie. Quoi qu'en dise \V etzel, commentateur d'ailleurs si judicieux, Cicéron ne peut dé-signer ici le grand Cyrus, puisque ce prince monta sur le trône à quarante ans, gagna la bataille de Thymbrée à soixante et un, et mourut à soixante et dix : certes, ce n'est pas là suum cursum transcurrere. Au reste, ce qui rap¬pelle ici à l'auteur l'idée de Cyrus et d'Alexandre, et ce qui rend la comparaison en quelque sorte locale, c'est que Crassus périt comme eux non loin de l'Euphrate, et dans une guerre qui avait pour but la conquête de l'Orient.
LXXXII. Dleluensque ne vitiosum colligeret, etiarn venin sanguinem deperdebat. Pline, xxxty, 8, rapporte la même chose du sculpteur Callimaque : a Toujours mé¬content de lui, il ne cessait pas de retoucher ses ouvrages. On le nomma cacizotechnos (le sculpteur pessimiste); exemple mémorable qu'il faut mettre un terme à son travail. (Trad. de M. Gueroult.)
Devorabatur. Ce mot fait en latin les mêmes idiotismes qu'eu français : devorare Miros; - molestiam; - stul¬ti lias et inept ias hominem;- spe et opinione prcedam. Tous ces exemples sont de Cicéron, et peuvent par analo¬gie servir à expliquer celui ci. Qu'est-ce en effet que dévo¬rer les livres? c'est les lire avec beaucoup d'avidité, et par conséquent les lire très-vite, et sans prendre le temps de graver dans son esprit les impressions qu'on en reçoit. Qu'est-ce que dévorer tes sottises des hommes? c'est les voir et les entendre sans s'y arrêter ni en être affecté. De même le public devorabat orationem Calvi, en ce sens que le discours coulait sans faire impression, passait, pour ainsi dire, sans être goûté, ut cibi, qui gustari non possunt, devorantur. Toutefois il est facile de voir que cette expression ne pouvait ici être rendue que par un équivalent.
LXXXIII. Hegesias. Le premier: qui écrivit sur la foi des compagnons d'armes d'Alexandre, fut Hégésias de Ma¬guésie, historien orateur, dont le style était surchargé d'or¬nements puérils, et qui montrait un défaut absolu de goût. Cicéron, ()rat., 67 , ne le juge pas moins sévèrement. Il ne faut pas le confondre avec un autre Hégésias, philoso¬phe de l'école d'Aristippe.
Opintiuna attt Aniciurn. On marquait les années du vin par le nom des consuls sous lesquels il avait été recueillit Anicius avait été consul en 593; le vin de cette date avait en 707, à l'époque de ce dialogue, cent quatorze ans. Celui d'Opimius, consul en 632, en avait soixante et dix. II en existait encore au temps de Pline l'ancien, c'est-à-dire au bout de près de deux siècles. (Voyez un morceau célé¬bre de Pline sur le vin Opimien, liv. xrv, chap. 6,)
LXXXIV. ddvocatis. Ce mot, d'où vient le français avocat, n'avait point cette signification du temps de Ci¬céron. Il se disait des amis qui venaient au tribunal, afin d'appuyer l'accusé de leur piésence et de leur crédit, mais sans plaider, ni même déposer comme témoins.
ln cmnitiurn. On appelait ainsi une portion du forum, où se tenaient les comices par curies, et où se rendait la justice.
l'idem atlice disant. 0n peut rapprocher, de toute cette discussion sur l'atticisme, un morceau de Cicéron où la même question est traitée, ()rater, 7 et suiv. On trouvera encore quelques idées du même genre dans le discours de Buffon sur le style Rien, dit-il, n'est plus opposé à ln véritable éloquence, que l'emploi de ces pensées fines, et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de

l'éclat qu'en perdant de la solidité. Aussi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style; à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l'écrivain n'ait pas eu d'antre objet que la plaisanterie : alcrs l'art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l'art d'en dire de grandes.
LXXXV. Et Eschinis. Eschine, qu'on appelle le Socra¬tique pour le distinguer de l'orateur, avait composé sept dialogues, qui sont perdus. I l existe à la vérité sous son nom trois dialogues intitulés, de la Vertu, Éryxias ou des Richesses, Axiochus ou de ta Mort; mais les deux pre¬miers ne sont pas de lui, et il n'est peut-être pas l'auteur du troisième. (Schmll, Littér. grecq.)
LXXXVI. Ut eam adspicere nemo veld. Voyez ce que l'auteur a dit, chap. 21, d'un discours de Lélius sur les col¬léges des pontifes.
Feeit et Doryphorum viriliter puerum, dit Pline, xxxiv, 8, en parlant de Polyclète, statuaire de Sicyone. Le Doryphore, comme l'indique son nom, est un jeune homme qui porte une lance.
LXXXVII. C. Fannius. C'est à Scipion Émilien , le se¬cond Africain, que Faunus attribue le talent de l'ironie. ( Voyez de Oral., n, 67.)
LXXXVIII. Orante adversariorum dicta meminisset. Cicéron, Acad. u, 1, attribue à Lucullus la mémoire des choses, à Hortensius, celle des mots. Sénèque le rhéteur, dans la préface des Controverses, rapporte qu'Hortensias assista un jour entier à une enchère, et que le soir il lit le détail des objets qui avaient été vendus, des prix de chaque objet, du nom des acheteurs, le tout dans l'ordre où la vente avait été faite et sans se tromper. Le même Sénèque parle de Porcins Laure , son ami , qui écrivait avec la plus grande rapidité , et qui pourtant se souvenait de tout ce qu'il avait écrit et le débitait sans y changer un seul mot, de manière que son discours , composé d'avance, ressem¬blait à la plus belle improvisation. Observez qu'après avoir écrit, il ne prenait pas même la peine de relire. L'usage des cahiers Ini était devenu tout à fait inutile; il écrivait, disait-il, dans sen esprit. Sénèque cite encore le trait d'un homme qui, venant d'entendre lire un poème nouveau, af¬firma qu'il était de lui, et, pour preuve, le récita sur-le-champ, de mémoire et sans tante, ce que ne pouvait faire le véritable auteur; et celui de Cinéas, ambassadeur de Pyrrl'us , qui, le lendemain de son arrivée à Rome, salua parleur nom tous les sénateurs, et même tous les citoyens romaind qu'il rencontra aux environs du sénat. Quoique cette admirable faculté soit un don de la nature, l'art a trouvé des moyens pour l'aider et l'augmenter. Simooide fut, dit-on, l'inventeur de la Mnémonique, et Cicéron en trace les principales règles, Rhet. ad Nerf, ni, I6 et suiv.; de. Oral., u, 86.
Mentor et vice essent dicta contra, etc. Cicéron, pro (daintit), chalet 0, fait allusion à l'usage où était Hortensius de diviser ses plaidoyers en plusieurs points.
Crassus est mort uses. Crassus l'orateur mourut en 662. Colla fut exilé la mémo année, en vertu de la loi Varia (voyez note toi). La guerre Sociale ou Italique éclata l'an-née suivante. (Voyez Flores, m, 18.)
LXXXIX. L. Memntius. L. Memmins, dont il a été quel• lion ci-dessus, ehap.36. -Q. Pompéius Rufus, déjà nommé, chap. 56, fut préteur en 662 (de Orat., 1, 37 ), et consul en 665 avec Sylla, Il fut tué la même année dans une s'i¬dition militaire excitée par Cn. Pompéius Strabo, père du grand Pompée, qu'il allait remplacer dans le commande¬mentdes troupes du Picénum. C'est le premier exemple d'une armée romaine souillant ses mains du sang de son consul. (Veil. l'aterc., n, 20.)

LXXXIX. Et vint accusatoris, etc. On a fait beaucoup de conjectures sur ce passage difficile. An lieu de les répit. ter ici, je dirai seulement que, sans rien changer au texte, on peut, je pense, en tirer unsenstrès-naturel. D'abord par frequenles aderant , j'entends que Memmius et Pompéius paraissaient fréquemment au barreau pour défendre les ci¬toyens accusés en vertu de la loi Varia. Par la parenthèse quanquam pro se ipsi dicebant, j'entends que toutefois les accusés parlaient aussi pour leur propre défense. En effet, ces accusés étaient les premiers du sénat, et par con¬séquent habitués à manier la parole. Ils semblent d'ailleurs suffisamment désignés par les mots ipsi dicebant, mis en opposition avec aderant oralores; opposition renforcée encore par la formule de correction quanquam. Et ici les faits viennent à l'appui du raisonnement lavant d'avoir un commandement dans la guerre Sociale, Antoine avait aussi été accusé, et s'était défendu lui-même. (Cie. , ruse., n, 24.) Par teste diserte uterque Philippe, je n'entends pas que Philippe, éloquent lui-même, atteste l'éloquence de Memmius et de Pompéius : Cicéron, qui les avait enten¬dus, n'a pas besoin du témoignage de Philippe. Mais j'en-tends que Philippe déposait comme témoin dans les causes où l'un et l'autre plaidaient comme avocats. Il n'est pas étonnant.que Philippe fÙt témoin obligé dans la,plupart de ces procès. Il avait combattu de tout son pouvoir, et fait révoquer enfin les actes de Drusus, auxquels on attribuait l'origine de la guerre Sociale, et c'était contre ceux qui avaient participé à ces actes, qu'était dirigée la loi Varia. Ceci explique de plus pourquoi les dépositions de Philippe étaient passionnées comme des accusations. Cicéron insiste au reste sur la chaleur et le développement de ces témoi¬gnages, afin de faire comprendre qu'il y trouvait, aussi bien que dans les plaidoyers des défenseurs, des exemples utiles pour se former lui-même à l'éloquence.
Q. Metellus Celer. Q. Métellus Céler, tribun du peuple l'an 663, était père des deux Métellus, Céler etNépos , dont il est question ci-dessus, chap. 70, et qui furent consuls, Céler en 693, Népos en 696. (Wetzel.)
C. Carbon. C. Carbon est le même dont nous avons parlé note 108, sur le chap. 62.1Vetzel, dont nous avons suivi le sentiment, relève à son sujet plusieurs erreurs d'Ernesti , et démontre avec assez d'évidence, que c'est bien ce Carton, surnommé Arvina (Val. Max., rx, 2, 3), et tué par ordre de Marias le fils l'an 671 , que Cicéron (ci-dessus 62) dit être fils (le celui qui était si renommé par son éloquence. - Sur Pomponius, voyez chap. 57.
XC. Nam Attico hase nata sunt. Atticus était de trois ans plus àgé que Cicéron ; Brutus au contraire, né en 668 , était de vingt et un ans plus jeune.
Triennium fere fùit urbs sine arrois. Rome fut sans guerre civile pendant les années 667, 668 et 669. Sylla était absent pour la guerre de Mithridate, et la faction de Marins dominait sans partage.
Nam aberant. Crassus, après la mort tragique de son père et de son frère s'enfuit en Espagne , et resta ca¬ché dans une caverne, d'où il ne sortit que quand il apprit la mort de Cinna en 669. Il vint ensuite se joindre à Sylla.

Voyez Plut., Vie de Crassus. - Les deux Lentulus. Lentulus Surs était questeur de Sylla en Asie. (Plut., Vie de Cicéron.)
XC. Pise sape dicebat. Cicéron a déjà remarqué ci-dessus, chap. 66, gn'Anlistius se distingua au barreau entre le départ et le retour de Sylla. - Pison est le même dont il a été question chap. 67.
Sloico Diodoto. Voyez sur Diodote, Cicéron, Lettres Faro., Ix, 4, et les notes 16 et 17. On lit dans le cin¬quième livre des Tusculanes, chap. 39, que Diodote, devenu aveugle, enseignait encore la géométrie, et fai¬sait très-bien tracer les figures par ses disciples.
Carbonis. Le Carbon dont l'auteur parle ici est évidem¬ment le même C. Carbon dont il a déjà parlé chap. 62, 63 , 89, (et qui fut tué en 671, par le préteur Damasippe, mi¬nistre des vengeances de Marius le jeune. Le consul Cn. Carbon fut tué la même année, par le parti de Sylla; mais Cicéron (ci-dessus, chap. 62) ne le compte pas parmi les orateurs.
Censorinus. C. Consonnes s déjà été mentionné, chap. 67. Il en est de même de P. Muréna. Il ne faut pas, comme Ernesti, confondre ce dernier avec L. Murées, père de celui pour lequel Cicéron plaida étant consul. (Wetzei.)
Moloni. A ta fin du chap. 89, Cicéron dit qu'en 666, il prenait à Rome des leçons de Melon de Rhodes. Ici , il le fait venir sous la dictature de Sylla, c'est à-dire, en 67i , ou plus tard, de Rhodes à Rome. Au lien de suppo¬ser le texte altéré, il en faut conclure que, de 666 à 671, Melon était retourné dans sa patrie. -Deprcemiis Rho¬diortem. Dans la guerre commencée en 665 avec Mithri¬date, Rhodes demeura fidèle aux Romains et soutint un siége contre les troupes du roi. (Veil. Pat., u, 18. )
XCI. Roua sam profectus. Cicéron plaida pendant les années 672 et 673. Son voyage dura de 674 à 676.
XCV. Timaus. Timée, historien né en Sicile, déjà men¬tionné chap. 16, vivait vers l'an de Rome 480. Voyez ce qu'en dit Cicéron, de Orat., rr, 14. Il avait composé une histoire universelle et une histoire particulière des guerres de Pyrrhus. (Denys d'Halle., Antiq., r, 6.)
XCVI. Messalla. Messalla, qui avait été consul en 700, fut accusé de brigue et défendu par Hortensius, pendant que Cicéron était gouverneur de Cilicie. (Voyez Letlr. Faro., vin, 2 et 4.)
Crasse consuls et Scévola. Crassus et Scévola furent consuls en 658, Pauli us et Marcellus en 703.
Sed ilium videturfelicitas ipsius. Cette même idée se trouve déjà ci-dessus, chap. r, et de Orat., ni, 2 et 3. Ce dernier morceau a été imité par Tacite, péroraison de l'Éloge historique d'Agricola.
XCVII. Duorum generunt amplissimorum. Brutus, étant par son père de la maison Junia, et par sa mère, de la maison Servilia, comptait parmi ses ancêtres le pre¬mier Brutus, qui chassa les Tarquins, et Servilius Ahala, qui tua Spurius Mélins. (Cie., Philipp., u, I1.)