ALLER à LA TAble des
matières de cicéron orateur
Cicéron
Discours
VIII
SECONDE ACTION CONTRE VERRÈS.
LIVRE TROISIÈME.
SUR LES BLÉS.
SECONDE, ACTION CONTRE
VERRÈS. II. Sur sa préture en Sicile
SECONDE ACTION CONTRE VERRÈS.
DISCOURS HUITIÈME.
ARGUMENT.
Après un long et éloquent préambule, où
il montre quel fardeau il s'est imposé en accusant un Verrès, coupable de toutes
les sortes de crimes, et combien il doit être ennemi d'un tel homme, d'un homme
qui, malgré ses vices et ses forfaits, est protégé par beaucoup de nobles,
l'orateur divise en trois parties le chef d'accusation qui regarde les blés de
la Sicile, et il annonce qu'il parlera, dans la première, du blé dîmé; dans la
seconde, du blé acheté; dans la troisième, du blé estimé.
La première partie, où il est question du
blé dîmé ou de dîmes, occupe seule près des deux tiers de tout le discours.
Cicéron détaille, dans des narrations aussi variées et aussi intéressantes que
le sujet peut le permettre, tous les vols que Verrés a faits aux particuliers et
aux villes, à l'occasion des dîmes. Les villes de Sicile, excepté celles qui
étaient libres et franches, étaient tenues de payer au peuple romain la dîme de
leurs blés. On recueillait cette dîme en nature, et on l'envoyait à Rome.
Cicéron ne donne pas d'explications
précises sur la manière dont se recueillaient les dîmes dans les provinces
romaines, parce qu'il parlait de choses connues de ceux qui l'écoutaient: voici
toutefois quelques faits généraux. Lorsque les blés commençaient à croître, des
fermiers publics, appelés en latin decumani, et que nous appelons en
français décimateurs (collecteurs) prenaient la dîme à l'enchère (emebant)
pour tant de boisseaux de blé; c'est-à-dire qu'ils se chargeaient de fournir au
peuple romain tant de boisseaux de blé pour la dîme qui devait lui revenir de
tel champ. Les particuliers et les villes pouvaient mettre l'enchère sur les
décimateurs. Si la récolte était abondante, et que la dîme passât le nombre de
boisseaux de blé pour lequel ils avaient pris la dîme, c'était autant de gagné
pour eux : ils pouvaient perdre aussi à proportion de ce qu'elle était
inférieure à ce nombre. Le préteur, ou quelqu'un pour lui, adjugeait les dîmes à
celui ou à ceux dont l'enchère était portée le plus haut ; cela s'appelait
vendere decumas.
Cicéron prétend que Verrès s'était
associé aux décimateurs, dont le chef était un Apronius, qui est peint, dans le
discours, des traits les plus forts et les plus odieux. Il explique très bien
par quelles injustices criantes les malheureux agriculteurs se trouvaient
obligés de donner aux décimateurs plusieurs dîmes au lieu d'une; comment
quelquefois il leur restait à peine la dîme de leur récolte. La première partie
est terminée par la lecture d'une lettre de Timarchide accompagnée de
réflexions.
La seconde partie traite du blé acheté.
II y avait deux sortes de blés achetés : une seconde dîme que les peuples de la
Sicile étaient obligés de vendre, dans les besoins de la république, à un prix
fixé par le sénat, et huit cent mille boisseaux de blé répartis sur toutes les
villes de la même province, qu'on les obligeait de vendre tous les ans, et dont
le prix était aussi fixé.
Le blé estimé, dont il est question dans
la troisième partie, était le blé que la province devait fournir pour la
provision de la maison du préteur, et que celui-ci pouvait prendre en argent, au
lieu de le prendre en nature. On reproche à Verrès d'en avoir exigé plus qu'il
ne lui était dé, et de l'avoir estimé bien au delà du prix.
Un tableau pathétique de la triste
situation des agriculteurs siciliens termine le discours.
Il y est beaucoup
parlé de médimnes et de boisseaux. Le médimne, selon le P. Montfaucon, était une
mesure de dix setiers. Il fallait six boisseaux pour faire un médimne.
Cicéron, dit Desmeuniers, avertit
lui-même les juges, qu'obligé de citer une foule de calculs, il sera moles
intéressant que dans les autres parties de l'accusation; mais il développe si
bien les faits, il enchaîne ses preuves avec tant d'art, le style est ai varié,
que l'ouvrage plaît d'un bout à l'autre. L'orateur a eu soin d'entremêler ces
détails de morceaux énergiques et brillants : tel est le passage sur Sylla,
chap. 35; tel est, chap. 89, le tableau de la corruption des Romains, et de la
haine qu'inspiraient les magistrats de la république à tous les peuples du
monde. Il expose d'une manière très agréable les intrigues qui précédaient
l'adjudication des dîmes, les vols qu'on se permettait dans la levée de
l'impôt.... Il est difficile d'imaginer une administration plus tyrannique et
plus défectueuse.... Ce discours, quoiqu'il ne satisfasse point toute notre
curiosité sur plusieurs points d'économie politique, offre cependant quelquefois
des renseignements, qu'on ne trouverait point ailleurs, sur le produit des
terres, la valeur des grains, la quotité des impôts, et la manière de les
percevoir : ces faits sont d'autant plus précieux, qu'ils peuvent donner une
idée du gouvernement et de la richesse des anciens peuples.
LIVRE HUITIÈME.
SUR LES BLÉS.
I. Juges, tous ceux qui, sans aucune vue d'inimitié particulière ou
de vengeance personnelle, sans l'espoir d'aucune récompense, et dans le seul
intérêt de la république, appellent un coupable
devant les tribunaux, doivent considérer quel fardeau ils s'imposent pour ce
moment, et bien
plus encore quelles obligations ils contractent pour tout le reste de leur
vie. Demander à un
autre compte de ses actions, c'est se prescrire à soi-même l'intégrité,
la modération, toutes les
vertus; surtout, je le répète, si l'on n'est point animé par d'autre motif
que par celui de l'utilité
commune. En effet, celui qui se charge de réformer les mœurs et de
reprendre les fautes d'autrui,
peut-il espérer qu'on lui pardonnera de s'écarter en rien de la religion du
devoir? Il faut
donc estimer et aimer davantage le citoyen qui, non seulement travaille à
retrancher du corps
politique un membre pervers, mais qui, au penchant naturel que nous avons
pour le bien, ajoute
une sorte d'engagement particulier et irrévocable, et s'annonce lui-même
comme obligé de vivre
toujours avec sagesse et honneur. Aussi, juges, a-t-on souvent entendu dire
à l'éloquent et
vertueux L. Crassus qu'il se repentait d'avoir dénoncé Carbon à la
justice, en ce qu'il avait par là
rendu ses volontés moins libres, et livré, plus qu'il n'aurait voulu, sa
vie à l'observation de la foule.
Ce grand homme, quoique doué de tous les avantages du génie et de la
fortune, se sentait comme
gêné par le frein qu'il s'était donné dans sa jeunesse, à un âge où
l'on se décide sans réfléchir.
Voilà pourquoi les jeunes gens qui entreprennent une accusation donnent en
cela un témoignage
moins sûr de leur vertu et de leur intégrité que ceux qui s'y portent dans
l'âge mûr. Les premiers
sont entraînés par l'amour de la gloire, par une sorte d'ostentation, avant
que d'avoir pu connaître
qu'on vit bien plus librement quand on n'a accusé personne : pour nous, qui
avons déjà
donné quelques preuves de force et d'intelligence, jamais, si nous n'avions
pris de l'empire sur nos
passions, nous n'aurions pu renoncer, par un tel engagement, à notre
indépendance et à notre liberté.
II. Je m'impose même un plus grand fardeau que les autres accusateurs
(si l'on doit appeler
fardeau ce qu'on porte avec plaisir et avec joie); mais enfin ma charge est
bien plus pesante que
celle d'aucun d'entre eux. On leur demande à tous qu'ils s'abstiennent
principalement des vices
qu'ils ont repris dans celui qu'ils accusent. Avez-vous accusé un
déprédateur, un concussionnaire,
il vous faudra par la suite éviter tout soupçon de cupidité. Avez-vous
amené aux pieds de la justice
un homme méchant ou cruel, il vous faudra toujours être sur vos gardes pour
ne montrer en
vous aucune méchanceté, ni même la moindre aspérité de mœurs. Avez-vous
traduit devant les
juges un corrupteur, un adultère, vous ne pouvez être désormais trop
attentif pour que votre vie
n'offre aucune faiblesse. En un mot, il faudra fuir avec un soin extrême les
vices que vous aurez
poursuivis dans un autre; car on ne saurait souffrir un accusateur, ni même
un censeur qui
se laisse surprendre dans la faute qu'il a reprise en autrui. Pour moi,
Romains, j'attaque devant
vous, dans un seul homme, tous les vices qui peuvent se rencontrer dans un
homme entièrement
dépravé. Oui, je le prétends, il n'est aucun trait d'impudicité, de
perversité, d'audace, qu'on
ne puisse remarquer dans la vie du seul Verrès. Ce seul accusé m'impose
l'obligation d'annoncer
par ma conduite que je fus toujours et suis encore absolument éloigné, je
ne dis pas seulement de
commettre les mêmes actions, de tenir les mêmes propos, je dis encore
d'affecter cette arrogance
et cette effronterie, qui se peignent dans ses yeux et dans tous les traits
de son visage. Je
vois sans peine, Romains, qu'une vie que j'aimais déjà par goût et pour
elle-même, me sera
désormais indispensable par la loi que je m'en fais en ce jour.
III. Vous me demandez souvent, Hortensius, quelle inimitié avec
Verrès, ou quelle injure de
sa part, m'ont engagé à l'accuser. Je ne parle pas du devoir que m'imposent
mes liaisons intimes
avec les Siciliens; je ne réponds qu'à la question de l'inimitié.
Croyez-vous donc qu'il y ait une
inimitié plus vive que celle qui naît de l'opposition des sentiments, de la
différence des goûts
et des inclinations? Peut-on regarder la bonne foi comme ce qu'il y a de plus
sacré de la vie,
et n'être pas ennemi d'un homme qui, nommé questeur, a osé dépouiller,
abandonner, trahir,
attaquer son consul, un consul qui lui avait communiqué ses secrets, livré
sa caisse, confié tous
ses intérêts? Peut-on chérir la pudeur et la chasteté, et voir d'un oeil
tranquille les continuels
adultères de Verres, son immoralité, ses prostitutions, ses infamies
domestiques? Peut-on être
attaché au culte des dieux immortels, et ne pas détester un brigand
sacrilège qui a dépouillé tous
les temples, qui a eu le front de voler jusque sur la route des chars
sacrés? Celui qui croit que tous
les hommes doivent être soumis à une justice égale, peut-il, Verrès, ne
pas vous haïr profondément,
lorsqu'il songe aux variations et aux caprices de vos ordonnances? Celui
qu'affligent les
outrages faits aux alliés, les dommages causés aux provinces, peut-il voir,
sans s'indigner
contre vous, le pillage de l'Asie, les vexations exercées dans la Pamphylie,
le deuil et les larmes
de la Sicile? Celui qui veut que les droits et la liberté des citoyens
romains soient regardés partout
comme inviolables, ne doit-il pas être plus que votre ennemi, lorsqu'il se
représente les
fouets, les haches, les croix dressées pour le supplice des citoyens
romains? Quoi! si, dans quelque
occasion, Verrès avait prononcé injustement contre mes intérêts, je me
croirais fondé à être
son ennemi; et lorsqu'il attente aux biens, aux intérêts, à la fortune, au
bonheur, à la liberté de
tous les gens de bien, vous me demandez, Hortensius, pourquoi je suis
l'ennemi d'un homme
qu'abhorre le peuple romain, moi surtout qui, pour obéir à la volonté du
peuple romain, ai cru
devoir accepter, bien qu'il soit au-dessus de mes forces, un si grave
ministère?
IV. Et ces autres considérations, peu importantes à ce qu'elles
paraissent, ne sont-elles pas
propres à faire impression sur notre esprit? Eh quoi! Hortensius, les vices
et les crimes de Verrès
obtiennent plus facilement votre amitié et celle des autres nobles que la
vertu et l'intégrité de
chacun de nous? Vous ne pouvez souffrir le mérite des hommes nouveaux; vous
dédaignez leur
régularité; vous méprisez leur sagesse; vous voudriez éteindre leurs
talents, étouffer leurs vertus.
Vous aimez Verrès. Oui, je le crois; à défaut de vertu, de mérite,
d'innocence, de pudeur, de
chasteté, vous trouvez des charmes dans son entretien, dans sa politesse,
dans ses connaissances.
Non, il n'en est rien. Tout n'offre, au contraire, dans Verrès, que le
comble de l'opprobre et de
l'infamie, joint à l'excès de la grossièreté et de la sottise. Si quelque
maison s'ouvre devant un
tel homme, ne parait-elle pas s'ouvrir pour demander et recevoir quelque
présent? Vos portiers
et vos valets chérissent Verrès; il est aimé de vos affranchis, adoré de
vos esclaves. Arrive-t-il,
on l'annonce aussitôt; il est seul introduit; les hommes les plus honnêtes
sont exclus : d'où
l'on voit sans peine que vous chérissez principalement ceux qui se sont
livrés à de tels excès,
qu'ils ne peuvent trouver leur sûreté que dans votre protection.
Enfin, lorsque, satisfaits d'une fortune médiocre, nous ne cherchons pas à
l'augmenter;
lorsque nous soutenons notre rang et les bienfaits du peuple romain par la
vertu et non par l'opulence:
je vous le demande, Hortensius, souffrirons-nous que Verrès brave
impunément les
lois; que, fier de tout ce qu'il a pris à tout le monde, ce déprédateur
insulte à notre médiocrité;
que vos palais soient décorés de ses vases d'argent, le forum et le comice
de ses statues
et de ses tableaux, surtout quand vos propres talents ont mis chez vous
toutes ces choses en
abondance? souffrirons-nous que ce soit un Verrès, qui orne de ses rapines
vos maisons de
plaisance; qu'un Verrès le dispute à L. Mummius et s'applaudisse d'avoir
dépouillé plus de villes
alliées que ce général n'a dépouillé de villes ennemies, d'avoir seul
orné plus de maisons de
campagne de la décoration des temples, que l'autre n'a décoré de temples
de la dépouille des
vaincus? Et voilà celui à qui vous ne donnez tant de preuves d'amitié que
pour porter les autres
à servir vos passions à leurs propres risques !
V. Mais nous reviendrons ailleurs sur ces réflexions, qu'il est temps
de finir: suivons maintenant
le cours de cette plaidoirie, après vous avoir fait, Romains, une prière.
Dans tout ce qui précède,
vous nous avez prêté toute votre attention, et j'en éprouve une bien vive
reconnaissance; mais elle le
sera plus encore, si vous m'accordez pour le reste la même bien vei1lance.
Jusqu'ici la diversité même
et la nouveauté des objets et des griefs pouvaient attacher les juges.
Maintenant je vais discuter les
malversations de Verrès dans l'administration des blés, malversations qui
l'emportent sur toutes les
autres par la nature et l'énormité des crimes, mais dont le récit offrira
moins d'intérêt et de variété.
Il est bien digne, Romains, de votre gravité et de votre sagesse d'être ici
également attentifs, et,
en nous écoutant, de donner plus à votre religion qu'au plaisir de nous
entendre. Songez que,
dans cette partie de la cause, vous avez à prononcer sur le sort et la
fortune de tous les Siciliens
et de ceux des citoyens romains qui cultivent des terres dans la Sicile, sur
les revenus que nous
ont laissés nos ancêtres, sur la vie et les subsistances du peuple romain.
Si ces objets vous paraissent
importants, et même des plus importants, ne cherchez dans l'orateur ni la
variété du
talent ni la fécondité de l'éloquence. Nul de vous, Romains, n'ignore que
ce sont surtout les blés
qui font pour nous de la Sicile une province si utile et si précieuse : dans
le reste, elle nous
aide; ses blés nous nourrissent et nous font vivre. Ce chef d'accusation
sera divisé en trois parties.
Nous parlerons d'abord du blé dîmé, ensuite du blé acheté, enfin du blé
estimé.
VI. Entre la Sicile et les autres provinces, voici, Romains, la
différence touchant l'établissement
des impôts. Nous avons frappé d'autres peuples, par exemple, les Espagnols
et la plupart
des Carthaginois, d'un tribut fixe, d'une taxe qui est comme le prix de nos
victoires et le
châtiment de la guerre qu'ils nous ont faite; ou bien, ce qui se voit en
Asie, on a établi que les
censeurs affermeraient les terres d'après la loi Sempronia. En recevant les
villes de la Sicile
dans notre amitié et sous notre protection, nous avons stipulé qu'elles
seraient gouvernées par
leurs anciennes lois, qu'elles obéiraient au peuple romain sous les mêmes
conditions qu'elles avaient
obéi à leurs princes. Très peu de ces villes ont été conquises par nos
ancêtres; leur territoire, devenu
la propriété du peuple romain, leur a cependant été rendu, et est
affermé par les censeurs.
Il est deux villes fédérées, dont les dîmes ne s'afferment pas, Messine
et Taurominium. Cinq, sans
être fédérées, sont franches et libres, Centorbe, Halèse, Ségeste,
Halicye, Palerme. Tous les autres
territoires des villes de Sicile sont sujets aux dîmes, comme ils
l'étaient, avant la domination
romaine, par les ordonnances et les règlements des Siciliens eux-mêmes.
Voyez maintenant la sagesse de nos ancêtres après avoir réuni à la
république la Sicile, comme
un utile auxiliaire dans la guerre et dans la paix, jaloux de ménager et de
se conserver les Siciliens,
ils ont eu l'attention, non seulement de ne mettre sur les terres aucune
imposition nouvelle, mais
même de ne point toucher à la loi de l'adjudication des dîmes, de n'en
changer ni le temps,
ni le lieu; ils ont voulu qu'on les affermât dans un certain temps de
l'année, sur les lieux mêmes,
dans la Sicile, d'après la loi d'Hiéron ; que les Siciliens pussent
présider eux-mêmes à leurs
affaires, qu'ils ne fussent pas effarouchés par une loi nouvelle, ni même
par une loi qui portât
un nouveau nom. Ainsi ils ont ordonné que les dîmes seraient toujours
affermées d'après la loi
d'Hiéron, afin que les Siciliens s'acquittassent plus volontiers de leur
taxe, en voyant subsister,
jusque sous un autre empire, les établissements et même le nom d'un roi qui
leur fut cher. Les
Siciliens avaient toujours joui de ce privilège avant la préture de
Verrès : c'est lui qui, le premier,
sans respect pour un usage constant, pour les coutumes transmises par nos
ancêtres, pour
les conditions de notre amitié avec les Siciliens et les clauses de leur
alliance avec nous, a osé tout
changer, tout bouleverser.
VII. Ici, Verrès, je vous blâme d'abord et vous accuse
d'avoir introduit des innovations dans
d'aussi anciens usages. Avez-vous fait quelque découverte par l'effort de
votre génie? surpassez-vous
en lumières et en intelligence tous ces hommes illustres et sages qui, avant
vous, ont
gouverné la province? Soit; je vous reconnais ici, je reconnais votre
pénétration, et les plans de votre
sagesse. Je vous en accorde et vous en passe l'honneur. À Rome, je le sais,
lorsque vous étiez
préteur, votre édit a transporté les successions des enfants aux
étrangers; des héritiers directs,
aux collatéraux; des héritiers institués par les lois, à ceux que
désignait votre caprice : vous
avez, je le sais, réformé les édits de vos prédécesseurs, adjugé les
successions, non à ceux qui
produisaient des testaments, mais à ceux qui en supposaient; et ces
règlements nouveaux, ces
règlements que vous avez inventés et produits, vous ont procuré des
profits immenses. Je me le rappelle
encore, vous changiez et abolissiez les lois des censeurs pour l'entretien
des édifices publics; sous
votre préture, un particulier, quoique son bien y fût intéressé, ne
pouvait se faire donner une
entreprise; les tuteurs et les proches ne pouvaient veiller aux intérêts
d'un pupille, ni empêcher sa
ruine; vous aviez soin de prescrire un terme fort court pour un ouvrage, afin
d'en écarter
les autres, tandis que vous ne marquiez aucun terme à vos entrepreneurs.
Ainsi, je ne suis pas
étonné qu'un homme aussi éclairé et aussi habile que vous dans les édits
des préteurs, dans
les lois des censeurs, ait établi une loi nouvelle pour les dîmes : non, je
ne suis pas étonné que
vous ayez inventé quelque chose; mais que, de votre propre mouvement, sans
l'ordre du peuple,
sans l'autorité du sénat, vous ayez changé les lois de la Sicile, c'est en
quoi je vous blâme, c'est
de quoi je vous accuse.
Autorisés par le sénat, les consuls L. Octavius et C. Cotta avaient
affermé à Rome les dîmes de
vin, d'huile et de menues récoltes que les questeurs, avant vous,
affermaient en Sicile, et à ce
sujet ils avaient porté la loi qu'ils jugeaient convenable. Lorsqu'on
renouvela le bail, les fermiers
publics demandèrent qu'on ajoutât quelque chose à la loi, et que toutefois
on ne s'écartât
point des autres lois des censeurs. Cette demande fut contredite par
quelqu'un qui se trouvait alors
à Rome, par votre hôte, Verrès, oui, par votre hôte et votre ami,
Sthénius de Thermes, ici
présent. Les consuls examinèrent la chose. Ayant appelé, pour la
délibération, plusieurs citoyens
distingués et illustres, ils prononcèrent, de l'avis du conseil, qu'on
affermerait d'après la loi d'Hiéron.
VIII. Comment! des hommes qui avaient de grandes lumières et une
autorité imposante, à qui
le sénat avait accordé tout pouvoir de porter des lois pour affermer les
impôts, à qui le peuple
romain avait confirmé ce pouvoir; de tels hommes ont déféré à la
réclamation d'un seul Sicilien; ils
n'ont pas voulu, même pour augmenter les impôts, changer le nom de la loi
d'Hiéron : et vous,
homme sans intelligence et sans autorité, vous vous êtes permis, sans aucun
ordre du sénat et
du peuple, malgré les réclamations de toute la Sicile, au grand détriment
ou plutôt à la ruine des
impôts publics, vous vous êtes permis d'anéantir la loi d'Hiéron!
Mais quelle loi, Romains, a-t-il réformée, ou plutôt anéantie? la loi la
mieux faite et la plus
sage, une loi qui, par toutes les précautions imaginables, livre et soumet
au décimateur l'agriculteur,
lequel est veillé de si près, qu'il ne peut, sans s'exposer à la plus
rigoureuse peine, frustrer d'un
seul grain le décimateur, ni lorsque les blés sont sur pied, ni lorsqu'ils
sont dans le grenier ou dans
l'aire, ni lorsqu'on les transporte dans un lieu voisin ou éloigné. La loi
est faite avec un soin
qui prouve que son auteur n'avait pas d'autre revenu; avec toute l'habileté
d'un Sicilien, avec
toute la sévérité d'un maître absolu. D'après cette loi, cependant, il
est avantageux en Sicile de
s'occuper d'agriculture, parce que les droits du décimateur sont si bien
réglés, qu'il ne peut
jamais forcer le cultivateur de lui payer plus que la dîme.
Malgré la sagesse de cette institution, il s'est trouvé un homme qui,
après tant d'années, bien
plus, après tant de siècles, a entrepris de la changer, de la détruire:
oui, Verrès est le seul qui ait
fait tourner à des gains criminels des règlements sages, favorables aux
alliés, utiles à la république;
qui ait établi de prétendus décimateurs, lesquels n'étaient que les
ministres et les satellites de
sa cupidité. Je vous les montrerai, Romains, se livrant pendant trois ans,
dans la province, à tant
de vexations et de rapines, que nos gouverneurs les plus intègres et les
plus habiles pourront à
peine, après un long intervalle, réparer ces malheurs.
IX. Le chef de tous ces hommes qu'on appelait décimateurs était ce
Q. Apronius, que vous
voyez, dont la perversité sans exemple vous est certifiée par le
témoignage des députés les plus
dignes de foi. Remarquez, je vous prie, l'air du personnage et sa figure; et
par la fierté qu'il garde
encore dans une situation désespérée, essayez de vous figurer, de vous
représenter quelle a dû être
son arrogance lorsqu'il régnait en Sicile. C'est cet Apronius que Verrès,
qui, dans toute la province,
avait ramassé de toutes parts avec tant de soin les hommes les plus vicieux,
et qui avait
emmené avec lui une si grande foule de ses pareils, a regardé comme un
autre lui-même, comme
une parfaite image de ses vices, de sa débauche, de son audace. Aussi, en
fort peu de temps, furent-ils
étroitement liés; ce ne fut ni l'intérêt, ni la raison, ni quelque
recommandation particulière,
mais la même dépravation de goûts, qui les unit. Vous connaissez les mœurs perverses
et déréglées de Verrès : imaginez-vous, si vous le pouvez, un homme qui
aille avec lui de
pair dans toutes ses infamies, dans ses honteuses dissolutions : vous aurez
une idée de cet Apronius,
lequel, comme on en peut juger, non seulement par sa conduite, mais encore
par sa taille
et tout son extérieur, est comme l'abîme et le gouffre immense de tous les
opprobres et de tous
les vices. Verrès l'employait en chef dans tous ses adultères, dans le
pillage des temples, dans ses
impurs festins. La ressemblance des mœurs les avait rapprochés, les avait
unis au point que' cet
Apronius, qu'on trouvait généralement grossier et rustique, Verrès seul le
trouvait agréable et
disert; que celui-là même que tout le monde abhorrait, qu'on ne voulait pas
voir, Verrès ne
pouvait s'en passer; qu'un homme avec lequel on évitait de se rencontrer à
la même table, buvait
dans la même coupe que Verrès ; qu'enfin l'odeur infecte qu'exhalaient sa
bouche et son corps,
et que les bêtes mêmes, comme on dit, ne pourraient souffrir, paraissait à
Verrès un parfum
suave et doux. Apronius se trouvait à ses côtés au tribunal ; Apronius
était sans cesse dans sa
chambre; il faisait les honneurs de ses repas, même de ceux où, sans
respect pour le jeune fils du
préteur, il se mettait à danser nu devant lui.
X. C'est là l'homme que Verrès, comme je le disais, a nommé en
chef pour tourmenter et
dépouiller les malheureux agriculteurs. Oui, Romains, sachez que, sous sa
préture, de fidèles
alliés et d'excellents citoyens ont été livrés et abandonnés à la
perversité, à l'audace, à la
cruauté d'un Apronius, par des règlements et des édits nouveaux, au
mépris de la loi d'Hiéron,
de cette loi que Verrès, je l'ai déjà dit, a rejetée et réprouvée tout
entière.
Écoutez d'abord, Romains, son admirable ordonnance : Le cultivateur donnera
au décimateur
tout ce que celui-ci aura déclaré lui être dû. Comment ! il faut donner
tout ce qu'Apronius
demandera? Quoi donc ! est-ce là le règlement d'un préteur pour des
alliés, ou l'édit despotique
d'un tyran insensé pour des ennemis vaincus? Je donnerai tout ce que
demandera Apronius ! Mais
il demandera tout ce que j'aurai cultivé. Que dis-je tout? même plus, s'il
le veut. Qu'importe?
ou vous donnerez, ou vous serez condamné comme ayant enfreint l'ordonnance.
Dieux immortels !
quelle oppression! la chose n'est pas vraisemblable. Tout. persuadés que
vous êtes, Romains,
qu'il n'est rien dont Verrès ne soit capable, je m'imagine que ce fait vous
paraît faux. Quand
toute la Sicile en déposerait, je n'oserais moi-même l'affirmer, si je n'en
trouvais la preuve
dans les édits mêmes tirés de ses registres : les voici. Remettez, je vous
prie, la pièce au greffier :
qu'il lise d'après le registre même. Lisez l'édit sur la déclaration des
terres mises en labour.
ÉDIT SUR LA DÉCLARATION.
Verrès se plaint qu'on ne lit pas tout : son air semble du moins me le faire
entendre.
Qu'avons-nous passé? est-ce l'article où vous songez aux Siciliens, et
jetez un
regard de pitié sur les malheureux agriculteurs? Vous déclarez, en effet,
que si le décimateur
prend au delà de ce qui lui est dû, vous permettrez de le poursuivre pour
lui faire payer huit fois
la somme perçue au delà de ses droits. Je ne veux rien passer. Lisez
l'article que demande l'accusé;
lisez-le tout entier. ÉDIT SUR LE DROIT DE RÉCLAMER HUIT FOIS LA SOMME PERÇUE.
Le cultivateur opprimé poursuivra donc en justice le décimateur? Il est
triste, il est injuste que des
laboureurs soient transportés de leurs campagnes au barreau, de la charrue
au tribunal, de leurs
travaux rustiques au milieu de ces discussions et de ces luttes judiciaires,
si nouvelles pour eux.
XI. Quoi! dans toutes les autres impositions de l'Asie, de la
Macédoine, de l'Espagne, de la
Gaule, de l'Afrique, de la Sardaigne, de la partie de l'Italie qui y est
sujette; dans toutes ces impositions,
dis-je, le fermier public n'a droit que de faire des demandes et de prendre
des gages,
non d'enlever ni de saisir les récoltes; et vous, Verrès, vous établissiez
pour la classe d'hommes
la plus utile, la plus vertueuse, la plus honnête, je veux dire, pour les
agriculteurs, une jurisprudence
contraire à toute jurisprudence ! Eh! lequel est plus juste que le
décimateur demande ou
que le cultivateur redemande ? que le cultivateur soit jugé quand il
possède encore son bien, ou
quand il l'a perdu? que celui qui a amassé par ses travaux soit en
possession, ou celui qui a
acquis par la simple enchère? Et ceux qui ne labourent qu'un arpent, qui ne
peuvent interrompre
leurs travaux, et le nombre en était considérable en Sicile, avant votre
préture, que feront-ils?
Quand ils auront donné à Apronius ce qu'il aura demandé, quitteront-ils
leur labour? abandonneront-ils
leurs pénates? se transporteront-ils à Syracuse? et là, dans un jugement
par commissaires,
devant vous préteur, sans doute à partie égale, poursuivront-ils Apronius,
vos délices,
l'objet de vos tendresses?
Mais soit; il se trouvera un agriculteur, courageux et habile, qui, après
avoir donné au décimateur
tout ce qu'il aura demandé, le poursuivra en justice, pour le faire
condamner à payer
huit fois. J'attends l'effet de l'édit, la sévérité du préteur; je
m'intéresse pour l'agriculteur, je souhaite
qu'Apronius soit condamné. Que demande l'agriculteur? rien que de pouvoir
poursuivre aux
termes de l'édit. Et Apronius? il ne refuse pas d'être jugé. Et le
préteur? il ordonne de choisir
des commissaires. Écrivons les classes dans lesquelles on choisira. -
Qu'appelez-vous classes?
Vous prendrez, dit-il, des hommes de ma suite. - Et de quels hommes est
composée votre suite?
De l'aruspice Volusius, du médecin Cornélius, et de toute cette meute
affamée qui entoure mon
tribunal. Car Verrès ne tira jamais un seul juge, un seul commissaire, du
nombre des citoyens
romains établis en Sicile. Quiconque, disait-il, possède un pouce de terre,
est ennemi des décimateurs.
Il fallait donc se présenter contre Apronius devant des hommes tout
échauffés encore
du vin de la table d'Apronius.
XII. Quel admirable, quel incomparable tribunal! quel édit sévère
l quel excellent refuge
pour les cultivateurs !
Et afin que vous compreniez quelles étaient ces poursuites autorisées par
l'édit, quelle estime
on faisait de ces juges tirés de la suite de Verrès, écoutez. Ne s'est-il
pas trouvé, croyez-vous,
quelque décimateur qui, avec la liberté de faire donner à l'agriculteur
tout ce qu'il lui demandait,
ait demandé au delà de ce qui lui était dû? Voyez, examinez; ne s'en
est-il pas rencontré quelqu'un,
surtout lorsqu'il aurait pu outrepasser ses droits, non par cupidité, mais
par mégarde? Il s'en est
trouvé nécessairement un grand nombre. Je dis, moi, que tous ont pris au
delà des dîmes. Or, Verrès,
dans les trois années de votre préture, montrez-m'en un seul qui ait été
condamné suivant
la rigueur de votre édit; que dis-je? qui ait été poursuivi en vertu de
votre édit? Il n'y avait,
apparemment, aucun agriculteur qui pût se plaindre qu'on lui eût fait une
injustice; il n'y avait
aucun décimateur qui eût demandé un grain au delà de ce qui lui était
dû. Mais Apronius, au contraire,
prenait et enlevait à chacun tout ce qu'il voulait; tout retentissait des
plaintes des cultivateurs
vexés et dépouillés : et cependant on ne trouvera pas qu'il y ait eu une
seule poursuite.
Quoi donc! tant d'hommes qui avaient de la fermeté, du crédit et de la
considération, tant
de Siciliens, tant de chevaliers romains, lésés par un seul homme aussi
vil, aussi déshonoré, ne
le poursuivaient pas pour lui faire subir la peine qu'il n'avait pas craint
d'encourir? Quelle en
pouvait être la raison ? celle que tout le monde aperçoit. Se présenter au
tribunal, c'était, ils n'en
doutaient pas, aller au-devant des déceptions et de l'insulte. Quel
tribunal, en effet, que celui où
auraient siégé, avec le titre de juges-commissaires, trois hommes tirés de
l'impure et infâme cohorte
de Verrès, ses odieux compagnons, lesquels ne lui avaient pas été donnés
par son père, mais
recommandés par une vile courtisane! Que si un agriculteur eût plaidé sa
cause, et dit qu'Apronius
ne lui avait point laissé de blé; que ses biens même avaient été
pillés; qu'on l'avait frappé et battu
nos honnêtes juges se seraient rapprochés comme pour délibérer sur ses
plaintes: mais ils n'auraient
parlé entre eux que d'une partie de débauche, que des femmes sortant des
bras de Verrès, dont
ils pourraient s'emparer. Fier de sa dignité nouvelle de fermier public,
Apronius se serait levé,
non comme un décimateur tout couvert de poussière, mais parfumé
d'essences, avec cet air de
langueur que donnent la débauche et les veilles: à son premier mouvement,
de son premier souffle,
il eût rempli l'assemblée d'exhalaisons vineuses, de l'odeur de ses
parfums, de l'infection de sa
personne. Il eût répété ses discours ordinaires, qu'il ne s'était pas
fait adjuger les dîmes, mais
les biens et la fortune des cultivateurs; qu'il n'était pas le décimateur
Apronius, mais un second
Verrés, le maître des agriculteurs, leur souverain. Après quoi, les
excellents juges de la troupe de
Verrès n'auraient pas délibéré pour absoudre Apronius, mais cherché les
moyens de condamner,
au profit d'Apronius, le demandeur lui-même.
XIII. Après avoir permis aux décimateurs, c'est-à-dire, à
Apronius, de piller les agriculteurs,
de demander tout ce qu'il voulait, de prendre tout ce qu'il aurait demandé,
vous vous ménagiez,
Verrès, en cas d'accusation, cette défense : Je me suis engagé par un
édit à nommer une
commission qui fit rendre huit fois la somme. Quand vous auriez permis au
cultivateur de
choisir les juges dans cette classe si nombreuse, mais si recommandable et si
intègre des citoyens
romains établis à Syracuse, on se plaindrait encore de ce nouveau genre de
vexation, d'être
obligé, après avoir abandonné toutes ses récoltes au décimateur, après
s'être dessaisi de ses biens,
d'en poursuivre en justice la restitution, d'intenter un procès pour les
recouvrer. Mais lorsque,
dans l'édit, il n'est parlé de jugement que pour la forme; lorsque le
jugement, en effet,
n'eût été qu'une collusion de vos infâmes satellites avec les
décimateurs vos associés, ou plutôt
vos intendants, vous osez encore parler de cette poursuite prétendue; vaine
défense, qu'a
réfutée déjà non pas seulement mon discours, mais l'événement, puisque,
malgré tant de vexations,
tant de dommages subis par les agriculteurs, ils n'en ont jamais poursuivi
les auteurs
en vertu de votre admirable édit, et qu'ils n'ont pas même demandé le
droit de les poursuivre.
Cependant Verrès sera plus favorable aux cultivateurs qu'il ne le paraît,
puisque, dans le même
édit où il annonce qu'il permettra de poursuivre les décimateurs pour leur
faire payer huit
fois la somme, il déclare que les cultivateurs ne pourront être condamnés
qu'à payer une
somme quadruple. Osera-t-on dire qu'il ait été déchaîné contre les
agriculteurs, qu'il ait été leur
ennemi? ne leur a-t-il pas été bien plus favorable qu'aux fermiers publics?
Mais l'édit porte que le
magistrat sicilien fera payer au cultivateur ce qu'exige le collecteur.
N'est-ce pas là avoir épuisé
toutes les rigueurs judiciaires qu'on peut employer contre l'agriculteur? Il
n'est pas mal, dit Verrès,
de le contenir par la crainte d'un jugement, de l'empêcher de remuer après
qu'on l'aura fait
payer. - Si vous voulez me faire payer en vertu d'un jugement, ne faites pas
intervenir le magistrat
sicilien; si vous employez cette voie de rigueur, qu'est-il besoin d'un
jugement? Qui n'aimera
mieux donner à vos décimateurs ce qu'ils auront demandé, que d'être
condamné par vos
odieux compagnons à payer le quadruple?
XIV. Mais voyons l'admirable conclusion qui termine son édit : il
annonce que, pour les démêlés
qui surviendront entre le cultivateur et le décimateur, il donnera des
commissaires, si l'un
des deux le désire. D'abord, quel démêlé peut-il y avoir lorsque celui
qui doit demander enlève;
qu'il enlève, non ce qui lui est dû, mais ce qu'il veut; et que celui à
qui on a enlevé ne peut, en
aucune manière, recouvrer par un jugement ce qui lui appartient? Mais
ensuite cet homme abject
prétend même ici faire le fin et le rusé. JE DONNERAI, dit-il, DES
COMMISSAIRES, SI L'UN DES
DEUX LE DÉSIRE. Comme il s'imagine voler adroitement! Il permet à tous les
deux de réclamer
des commissaires. Mais qu'importe qu'il dise : Si l'un des deux le désire,
ou, si le décimateur le
désire? Eh ! l'agriculteur demandera-t-il jamais vos commissaires?
Que dirons-nous de l'édit qu'il a rendu sur-le-champ, et par occasion,
d'après l'avis d'Apronius?
Q. Septitius, chevalier romain des plus distingués, résistait à Apronius,
et protestait
qu'il ne donnerait que la dîme ; on voit paraître tout à coup une
ordonnance spéciale, qu'on ne
pourra enlever son blé de l'aire avant de s'être arrangé avec le
décimateur. Septitius supportait
encore cette injustice, et il laissait son blé dans l'aire se gâter par la
pluie, lorsque soudain on
voit éclore cet autre édit si fécond en profits pour son auteur, qu'avant
les calendes d'août,
toutes les dîmes doivent être portées au détroit de Sicile. Par cet
édit, il a livré, pieds et mains
liés, à Apronius, non les Siciliens (ses précédentes ordonnances les
avaient déjà assez épuisés,
assez ruinés), mais les chevaliers romains eux-mêmes, qui avaient cru
pouvoir conserver leurs
droits contre Apronius, parce qu'ils jouissaient de quelque considération,
et qu'ils avaient eu du
crédit auprès des autres préteurs. Remarquez, en effet, quels sont ces
édits. ON N'ENLÈVERA
POINT LE BLÉ DE L'AIRE, À MOINS QU'ON NE SE SOIT ARRANGÉ. C'est une assez
grande
violence pour contraindre à un arrangement peu favorable : car j'aime mieux
donner davantage que de
ne pas enlever à temps mon blé de l'aire. Mais cette violence n'ébranle
pas encore Septitius et d'autres
Romains aussi fermes, qui disent : Plutôt que d'entrer en arrangement, je
n'enlèverai point
mon blé. C'est pour eux qu'il ajoute cet article : Portez votre blé avant
les calendes d'août.
Je le porterai donc.- Mais vous le laisserez en place jusqu'à ce que vous
vous soyez arrangé.
Ainsi le jour fixé pour porter le blé obligeait de l'enlever de l'aire; la
défense de l'enlever de l'aire
avant qu'on se fût arrangé, contraignait, malgré soi, à un arrangement.
XV. Ce
que je vais dénoncer n'est pas seulement contraire à la loi
d'Hiéron et à l'usage des anciens
préteurs, mais encore à toutes les lois que les Siciliens tiennent du
sénat et du peuple romain,
d'après lesquelles ils ne sont forcés de plaider que devant leurs propres
juges. Verrès ordonna
que le décimateur pourrait ajourner le cultivateur devant tel juge qu'il
voudrait, afin, sans
doute, qu'Apronius pût ajourner à Lilybée un habitant de Léontini, et
qu'il eût ce nouveau
moyen d'inquiéter et de rançonner les infortunés laboureurs.
Mais voici ce qu'il avait imaginé de plus étrange et de plus propre à
tourmenter ces malheureux :
il leur était enjoint de déclarer les arpents qu'ils auraient ensemencés.
Cette ordonnance, comme
nous le montrerons, avait une grande vertu pour faire conclure des
arrangements sans que la
république en tirât aucun avantage; et elle servait surtout à Apronius
pour faire subir des vexations
à tous ceux qu'il voulait. Quelqu'un avait-il parlé contre son gré, il
était cité en justice pour
déclaration d'arpents ensemencés. Nombre de cultivateurs se sont vu enlever
par cette crainte
une grande quantité de blé et de fortes sommes d'argent. Ce n'est pas qu'il
fût difficile de déclarer
avec vérité tous les arpents ensemencés, et même d'en déclarer davantage
: quel danger
pouvait-on courir? Mais il y avait toujours quelque prétexte pour faire
citer en justice comme
n'ayant pas déclaré suivant l'ordonnance. Or vous devez savoir comment on
était jugé sous
la préture de Verrès, si vous vous rappelez quels odieux satellites
composaient son tribunal. Qu'est-ce
donc, Romains, que je veux vous faire conclure de l'iniquité de ces nouveaux
édits? Qu'on
a vexé les alliés? mais la chose est claire. Qu'on a méprisé l'autorité
des anciens préteurs? Verrès
n'osera le nier. Qu'Aproniusa eu, sous sa préture, un pouvoir sans bornes?
Verrès est obligé d'en convenir.
XVI. Mais peut-être ici, comme la loi vous en fait un devoir, vous
me demanderez si Verrès a
tiré de l'argent de toute cette manœuvre. Je vous montrerai qu'il en a
tiré des sommes immenses,
et qu'il atout réglé, pour que les iniquités dont j'ai parlé lui fussent
profitables; mais je veux renverser
d'abord le rempart qu'il croit opposer à toutes mes attaques. J'ai fait
hausser, dira-t-il, l'adjudication
des dîmes. Que dites-vous, ô le plus audacieux et le plus insensé des
hommes? Sont-ce
les dîmes que vous avez adjugées? avez-vous adjugé la partie que voulaient
le sénat et le peuple
romain, ou les récoltes entières, et même les biens et les fortunes des
agriculteurs? Si le crieur
eût publié par votre ordre qu'on affermait, non les dîmes du blé, mais
les moitiés, et que les enchérisseurs
se fussent présentés pour se les faire adjuger, serait-il étonnant que
vous eussiez porté
l'adjudication des moitiés plus haut que les autres n'ont fait celle des
dîmes? Mais si le crieur a
publié les dîmes, et qu'en effet, c'est-à-dire en vertu de votre loi, de
votre édit, de vos dispositions
particulières, on ait adjugé même plus que les moitiés, vous ferez-vous
cependant un mérite
d'avoir porté l'adjudication de ce que vous ne deviez pas adjuger, plus haut
que les autres n'ont
porté celle de ce qu'ils avaient le droit de vendre ?
J'ai fait hausser plus que les autres l'adjudication des dîmes. Comment
avez-vous obtenu cet
avantage ? Par votre intégrité? regardez le temple de Castor; et ensuite,
si vous l'osez, venez
parler d'intégrité. Par votre exactitude? considérez les ratures de vos
registres à l'article de Sthénius de Thermes; et osez ensuite vous dire un homme exact. Par la
subtilité de votre esprit?
après vous être refusé, dans la première audience, à l'interrogatoire
des témoins, après avoir mieux
aimé vous présenter muet devant eux; dites encore, tant que vous voudrez,
que vous avez l'esprit
subtil, vous et vos défenseurs. Par quel moyen avez-vous donc rendu cet
important service à
l'État? C'est une grande gloire d'avoir surpassé vos prédécesseurs en
intelligence, de laisser à
vos successeurs un exemple et une autorité. Peut-être n'avez-vous trouvé
personne qui fût digue
de vous servir de modèle; mais tous les autres imiteront sans doute en vous
l'inventeur d'établissements
aussi parfaits. Est-il un cultivateur, sous votre préture, qui n'ait payé
qu'une simple
dîme? qui n'en ait payé que deux? qui ne se soit pas cru traité
favorablement quand, pour une
dîme, il en a payé trois, excepté quelques protégés, complices de vos
vols, qui n'ont rien donné?
Voyez quelle différence entre vos duretés odieuses et la bonté du sénat !
Le sénat, quand l'intérêt
public le force à statuer qu'il sera exigé une seconde dîme, statue aussi
qu'on payera cette
dîme aux cultivateurs; de sorte que, s'il prend au delà de ce qui lui est
dû, il est censé acheter
ce qu'il prend, et non l'enlever. Vous, lorsque vous avez exigé et arraché
tant de dîmes, non
d'après un sénatus-consulte, mais d'après ces règlements nouveaux et des ordonnances
iniques,
vous vous glorifierez d'avoir porté l'adjudication des dîmes plus haut que
L. Hortensius, père de
votre défenseur; plus haut que Pompée, plus haut que M. Marcellus, qui ne
se sont écartés en rien
de l'équité, de la loi, de nos institutions!
XVII. Deviez-vous ne songer qu'à une ou deux années, et négliger
pour l'avenir le salut de la
province, les intérêts des approvisionnements, les avantages de la
république, lorsque vous
avez trouvé la Sicile en état de fournir au peuple romain une quantité
suffisante de blé, et que
cependant les agriculteurs trouvaient leur profit à cultiver les terres?
Qu'avez-vous fait? qu'avez-vous
gagné? Pour procurer au peuple romain, sous votre préture, je ne sais quel
surcroît de dîmes,
vous avez fait abandonner et déserter les campagnes. L. Métellus vous a
succédé. Êtes-vous
plus intègre que Métellus? êtes-vous plus sensible à la gloire et à
l'honneur? En effet, vous
aspiriez au consulat; Métellus, peut-être, n'ambitionnait pas cette
dignité qu'avaient obtenue
son père et son aïeul : il a porté l'adjudication des dîmes beaucoup
moins haut, non seulement
que vous, mais que les préteurs qui les avaient adjugées avant vous. Je
vous le demande; s'il ne
pouvait imaginer lui-même un moyen d'en faire hausser l'adjudication, ne
pouvait-il pas suivre
les traces toutes récentes de son prédécesseur immédiat? Ne pouvait-il
pas faire usage des belles
ordonnances, des beaux règlements que vous aviez conçus, imaginés,
introduits? Certes, il ne
se serait guère reconnu pour un Métellus, s'il vous eût imité en la
moindre chose. Il était encore
à Rome, il se disposait à partir pour sa province, lorsqu'il écrivit aux
habitants des villes de
Sicile, ce qui ne s'était jamais fait avant lui, pour les exhorter à
labourer, à ensemencer les terres
qu'ils doivent au peuple romain. Il leur fait cette prière un peu avant son
arrivée, et en même
temps il annonce qu'il affermera les dîmes d'après la loi d'Hiéron,
c'est-à-dire que, dans toutes
les adjudications de dîmes, il n'imitera en rien Verrès. Et ce n'est point
par amour du pouvoir
qu'il écrit avant le temps dans une province qu'un autre gouvernait encore;
c'est par prudence :
peut-être, s'il eût laissé passer le temps des semailles, n'aurions-nous
pas eu un grain de
blé dans la province de Sicile. Écoutez la lettre même de L. Métellus.
LETTRE DE L. METELLUS.
XVIII. C'est, Romains, à cette lettre de L. Métellus, dont vous
venez d'entendre la lecture,
que l'on doit tout le blé recueilli dans la Sicile. On n'aurait point tracé
un sillon dans les campagnes
de cette province sujette aux dîmes, si Métellus n'eût écrit cette
lettre. Mais quoi ! sont-ce les
dieux qui lui ont inspiré cette pensée? ou bien a-t-il été porté à cette
démarche par cette multitude
de Siciliens qui s'étaient rendus à Rome, et par les commerçants de la
Sicile? Qui ne sait en quel
nombre ils s'assemblaient chez les Marcellus, ces anciens protecteurs de la
Sicile; chez Pompée,
consul désigné; et chez les autres amis de cette province? Quel préjugé
contre un homme d'avoir
été, même avant de quitter sa province, accusé publiquement par ceux dont
les biens et les enfants
étaient soumis encore à son pouvoir, à son autorité souveraine! Les
injustices de Verrès
étaient si criantes, qu'on aimait mieux s'exposer à tout souffrir que de ne
pas exhaler sa douleur
et ses plaintes contre la perversité et les vexations du préteur. Métellus
avait envoyé dans toutes les
villes cette lettre presque suppliante; et cependant il ne parvint nulle part
à faire ensemencer
les terres comme autrefois. Une foule d'agriculteurs, ainsi que je le
montrerai, avaient pris la
fuite, et non seulement ils avaient renoncé à la culture, mais les
persécutions de Verrès leur
avaient fait abandonner les foyers paternels.
Non, Romains, ce n'est point une exagération de ma part; je ne ferai que
vous exposer simplement
et avec vérité le sentiment que j'ai éprouvé en revoyant la Sicile.
Lorsqu'au bout de quatre
ans, je retournai dans cette province, elle me parut comme ces pays qu'ont
désolés les ravages
d'un guerre longue et cruelle. Ces campagnes et ces collines, que j'avais
vues auparavant si belles
et si florissantes, je les voyais alors dans un état d'abandon et de
dévastation : le sol même paraissait
redemander son cultivateur et pleurer son maître. Les territoires d'Herbite,
d'Enna, de
Morgante, d'Assore, d'Imachara, d'Agyrone, étaient déserts en grande
partie, et je n'y retrouvais
plus ni cette étendue de terres labourées ni cette multitude de
propriétaires. Le territoire
d'Etna, ordinairement si bien cultivé, la principale source des
approvisionnements; celui de
Léontini, qui donnait auparavant de si belles espérances que, lorsqu'il
était ensemencé, on
ne craignait plus la disette: ces deux territoires étaient alors si
hérissés de ronces et si défigurés,
que, clans la partie la plus riche de la Sicile, nous cherchions la Sicile
même. L'avant-dernière année
avait déjà extrêmement gêné les laboureurs; la dernière les avait
entièrement ruinés.
XIX. Et vous osez encore nous parler de dîmes ! Quoi donc! la Sicile
ne subsiste que par la
culture et par les lois qui règlent la culture : vous y avez, par toutes vos
cruautés, toutes vos injustices,
toutes vos vexations, entièrement ruiné les agriculteurs; vous les avez
contraints d'abandonner
les campagnes; dans une province si riche et si fertile, vous n'avez rien
laissé à personne,
pas même l'espérance; et après cela, vous croyez avoir acquis quelque
titre aux faveurs populaires,
si vous pouvez dire que vous avez porté plus haut que les autres
l'adjudication des dîmes? comme
si le peuple vous eût ordonné, ou que le sénat vous eût chargé de ravir
toutes les fortunes des
cultivateurs sous prétexte de dîmes, de priver à l'avenir le peuple romain
du fruit et de l'avantage
des approvisionnements, et de faire croire ensuite que vous avez bien
mérité de la république, parce
que vous aurez ajouté à la somme des dîmes une portion de votre butin!
Et jusqu'ici je parle comme si tout le crime de Verrès était d'avoir, par
vanité, par ambition de
faire monter les dîmes plus haut que d'autres établi une loi plus dure, des
ordonnances plus
rigoureuses, méprisé l'autorité de tous ses prédécesseurs. Vous avez
fait hausser, dites-vous,
l'adjudication des dîmes. Mais si je montre que, sous prétexte de dîmes,
vous n'avez pas moins
détourné de blé pour votre maison que vous en avez envoyé à Rome,
qu'est-ce que votre conduite
a de populaire, lorsque, dans une province romaine, vous avez pris autant
pour vous que
vous avez envoyé au peuple romain? Mais si je montre que vous avez enlevé
deux tiers plus de
blé que vous n'en avez envoyé à Rome, croyons-nous qu'ici, secouant la
tète avec affectation,
votre défenseur se tournera d'un air de triomphe vers la foule des citoyens
qui environnent cette
enceinte?
Nos juges connaissent déjà ces faits; mais peut-être ne les
connaissent-ils que sur des discours
et des bruits publics : qu'ils sachent maintenant que, sous prétexte de
blés, Verrès a enlevé
des sommes immenses, et qu'ils voient en même temps quelle est l'effronterie
de cet
homme, qui a osé se vanter que la seule augmentation des dîmes pourrait le
faire triompher de
tous les dangers que l'accusation lui faisait courir.
XX. II y a longtemps, Romains, que nous avons entendu dire, et je nie
qu'il y ait aucun
de vous à qui on n'ait dit souvent, que les décimateurs étaient les
associés du préteur. C'est,
selon moi, la seule chose qui soit fausse dans les rapports faits contre
Verrès par ceux qui
avaient de lui une mauvaise opinion. On doit regarder comme associés ceux
entre qui les profits
se partagent : or, je puis l'affirmer, toutes les récoltes, toutes les
fortunes des agriculteurs n'étaient
que pour Verrès. Apronius, les esclaves de Vénus, dont sa préture a fait
une nouvelle espèce
de fermiers publics, et les autres collecteurs, n'étaient que les agents de
son trafic et les ministres
de ses rapines. Comment le prouvez-vous? me dira-t-on. Comme j'ai prouvé
qu'il avait volé
dans la réparation des colonnes; c'est-à-dire, par ce fait surtout qu'il
avait porté une loi injuste et
nouvelle. Qui jamais, en effet, voulut changer toutes les lois, toutes les
coutumes, pour n'en
tirer que du blâme sans profit? Je vais plus loin, et j'ajoute : Vous
adjugiez les dîmes par une loi
injuste, afin d'en hausser l'adjudication : mais pourquoi, lorsque les dîmes
étaient adjugées,
lorsqu'on ne pouvait plus augmenter la somme des dîmes, mais bien votre
profit; pourquoi
voyait-on éclore tout à coup, et par occasion, de nouveaux édits? Oui, ces
édits qui permettaient
aux décimateurs d'ajourner le cultivateur où il voulait, qui défendaient
à celui-ci d'enlever son
blé de l'aire avant qu'il eût pris des arrangements, qui enjoignaient de
porter les dîmes avant le mois
d'août, je dis que vous les avez faits la troisième année de votre
préture, lorsque déjà les
dîmes étaient adjugées. Si vous aviez eu en vue l'intérêt de la
république, vous les auriez publiés
en adjugeant les dîmes; mais vous ne songiez qu'à votre avantage personnel;
et alors, ce que
vous aviez omis par mégarde, vous l'avez réformé, averti par votre
intérêt et par l'expérience.
Mais à qui peut-on persuader que, sans un gain pour vous, et un gain
considérable, vous vous
soyez exposé légèrement à une telle infamie, à de tels risques pour
votre fortune et pour votre
vie? Chaque jour, vous entendiez les gémissements et les plaintes de la
Sicile; vous vous
attendiez, comme vous l'avez dit, à être accusé; vous n'étiez pas sans
inquiétude sur le péril où
vous jetterait l'accusation, et vous auriez souffert que les laboureurs
fussent vexés et pillés
d'une manière si injuste et si odieuse! Assurément, malgré votre cruauté,
malgré votre audace,
vous n'auriez pas voulu soulever contre vous toute cette province, vous faire
des ennemis
de tant d'hommes si honorables, si l'amour des richesses et l'appât d'un
gain présent ne
l'eussent emporté dans votre esprit sur la considération même de votre
sûreté.
Comme il serait trop long, Romains, de vous faire connaître la nature et le
nombre des
dommages de chacun; comme je ne pourrais faire une énumération exacte de
toutes les vexations
de Verrès, je me borne à quelques-unes.
XXI. Nymphon, de Centorbe, est un homme actif et industrieux,
cultivateur très vigilant et
très habile. Il avait pris à ferme une quantité considérable de terres,
suivant l'usage pratiqué
en Sicile même par les hommes qui, comme lui, ont de la fortune; et il
n'épargnait, pour les
faire valoir, ni dépenses, ni instruments de labourage : les énormes
vexations de Verrès le
contraignirent d'abandonner toute culture; il s'enfuit même de Sicile, et
vint à Rome avec
beaucoup d'autres qu'avait chassés le préteur. D'après l'instigation de
Verrès, d'après ce bel édit
qui n'était fait que pour ces sortes de rapines, Apronius prétendit que
Nymphon n'avait pas déclaré
le nombre de ses arpents. Nymphon voulait se défendre en justice réglée;
le préteur donne
pour commissaires de très honnêtes gens, son médecin Cornelius (c'est le
même qui, sous le
nom d'Artémidore, dans Perga sa patrie, avait aidé si puissamment Verrès
à piller le temple de
Diane), Volusius l'aruspice, et Valérius le crieur public. Avant que le
délit pût être bien établi,
Nymphon est condamné. Vous demandez peut-être à combien? Il n'y avait
point de peine fixée
par l'édit. Il est condamné à donner tout le blé qu'il avait récolté.
Ainsi le décimateur Apronius,
en vertu de l'édit, et non par aucun droit de son bail, enlève, non la
dîme qui était due, non le
blé qui avait été détourné et caché, mais toute la récolte de Nymphon,
sept mille médimnes de blé.
XXII. Xénon de Ména, est un des hommes les plus distingués : un
champ appartenant à sa
femme avait été affermé à un homme qui, ne pouvant tenir contre les
vexations des décimateurs,
avait pris la fuite. Verrès donnait action contre Xénon pour déclaration
fausse. Xénon
opposait une fin de non-recevoir. Le champ est affermé, disait-il. Verrès
voulait que, s'il était
prouvé qu'il y avait plus d'arpents que le fermier n'en avait déclaré,
Xénon fût condamné. Ce n'est
pas moi, disait celui-ci, qui ai cultivé cette terre, ce qui suffisait pour
l'absoudre; mais, de plus, le
champ ne m'appartient pas; je n'ai point passé le bail; c'est la
propriété. de ma femme; elle veillait
elle-même à ses intérêts, elle l'a seule donné à ferme. Xénon avait
pour défenseur un homme de
la plus haute considération et du plus grand poids, M. Cossétius. Le
préteur néanmoins donnait
contre lui action de quatre-vingt mille sesterce. Le Sicilien, quoique
certain d'avoir des commissaires
tirés d'une troupe de brigands, consentait pourtant à être jugé. Alors
Verrès ordonne aux
esclaves de Vénus, assez haut pour que Xénon pût l'entendre, de le garder
à vue pendant qu'on
le jugerait, et de le lui amener lorsqu'on aurait prononcé la sentence; et
en même temps il
ajoute : Si ses richesses lui font mépriser la condamnation à une amende,
je ne crois pas qu'il
méprise aussi les verges. Xénon, tremblant à cette menace, paya aux
décimateurs tout ce que
Verrès ordonna de payer.
XXIII. Polémarque, de Morgante, est un homme honnête et distingué.
On exigeait de lui
sept cents médimnes de blé pour la dîme de cinquante arpents. Sur son
refus, on le traîne, pour
le juger, au palais du préteur. Celui-ci était encore couché; on fait
entrer Polémarque dans sa
chambre, qui n'était ouverte qu'aux femmes et à son décimateur. Là,
meurtri de coups, il promet
mille médimnes, après en avoir refusé sept cents.
Eubulide Grosphus, de Centorbe, en est le premier par son mérite, par sa
naissance, par
ses richesses. Sachez, Romains, que ce noble citoyen d'une si noble ville a
abandonné de son
blé, je dis même de son sang et de sa vie, autant qu'il a plu au tyran
Apronius : car la violence,
les coups et les mauvais traitements l'ont contraint à donner de blé, non
ce qu'il avait, mais
ce qu'il était forcé de donner.
Sostrate, Numénius, et Nymphodore, trois frères de la même ville,
possédant le même héritage,
s'étaient enfuis de leurs campagnes, parce qu'on leur demandait plus de blé
qu'ils n'en
avaient recueilli. Apronius, à la tête d'une troupe armée, se jeta sur
leurs terres, enleva tous les
instruments de labourage, emmena les esclaves et les troupeaux. Depuis,
Nymphodore étant
venu le trouver à Etna, et le priant de lui restituer ce qui lui
appartenait, il le fit saisir et suspendre
à un olivier sauvage dans la place publique d'Etna. Ainsi, Romains, au
milieu d'une ville
et d'une place publique de nos alliés, un ami et un allié de Rome, son
fermier et son laboureur,
resta suspendu à un arbre tout le temps que le caprice d'Apronius le trouva
bon.
Je viens, juges, de vous citer plusieurs faits particuliers qui peuvent
donner une idée de ces
innombrables vexations; mais je n'en exposerai pas devant vous la multitude
infinie. Représentez-vous,
mettez-vous sous les yeux les violences des décimateurs par toute la Sicile,
le pillage de
tous les biens des cultivateurs, l'arrogance de Verrès, la tyrannie
d'Apronius. Verrès a méprisé
les Siciliens; il ne les a pas regardés comme des hommes; il a cru qu'ils
n'auraient pas la force
de le poursuivre en justice, et que vous verriez leurs infortunes d'un œil indifférent.
XXIV. Soit; il a eu des Siciliens une idée fausse, et de vous, une
opinion mauvaise : mais s'il a
maltraité les Siciliens, il a traité avec égard les citoyens romains; il
les a ménagés; il s'est prêté à
leurs désirs; il a tout fait pour leur plaire. Lui, ménager les citoyens
romains! Il a été leur ennemi
le plus cruel, le plus acharné. Je ne parle point des prisons, des chaînes,
des verges, des
haches, enfin de cette croix qu'il a élevée comme un témoignage de sa
douceur et de sa bienveillance
pour les citoyens romains; je supprime tous ces détails, je les réserve
pour un autre
temps: je parle ici des dîmes, de la condition des citoyens romains
agriculteurs. Ils vous ont appris
eux-mêmes, dans leurs dépositions, comment on les a traités. On les a
dépouillés de leurs biens;
ils vous l'ont dit. Mais, puisqu'il en donne un motif, passons-lui ces
outrages; pardonnons-lui
ces abus d'autorité, ce mépris de toute justice, de tous les usages; il
n'est pas, enfin, de pertes
si considérables, que des hommes courageux et doués d'une âme grande et
libre, ne croient devoir
supporter. Oui; mais s'il est prouvé que, sous la préture de Verrès,
Apronius n'hésitait
point à frapper des chevaliers romains, non pas obscurs et inconnus, mais
respectables, distingués,
illustres, qu'attendent nos juges? qu'exigent-ils encore de moi? Faut-il
passer plus rapidement
sur ce qui regarde Verrès pour en venir plus tôt à Apronius, comme je le
lui ai promis dès le
temps où j'étais en Sicile? Apronius a retenu prisonnier pendant deux
jours, dans la place publique
de Léontini, C. Matrinius, dont le crédit égale le mérite et la vertu.
Oui, Romains, un Apronius,
né dans l'opprobre, voué à l'infamie, ministre des débauches et des
dissolutions de
Verrès, a tenu deux jours un chevalier romain sans abri et sans nourriture;
il l'a fait garder à
vue par ses gens, deux jours entiers, à Léontini, dans la place publique,
et il ne l'a relâché qu'après
l'avoir contraint de faire un arrangement dont il lui a dicté les
conditions.
XXV. Que dirai-je de Q. Lollius, aussi chevalier romain, non moins
recommandable par sa
vertu que par son rang? Le fait dont je vais parler est incontestable,
répandu et connu dans toute
la Sicile. Lollius se livrait à l'agriculture dans le territoire d'Etna,
abandonné avec tant d'autres
à la tyrannie d'Apronius. Plein de confiance dans le crédit et l'autorité
dont jouissait jadis l'ordre
équestre, il protesta qu'il ne donnerait aux décimateurs que ce qu'il leur
devait. On rapporte son
discours à Apronius. Il se met à rire, étonné que Lollius ne fût pas
instruit de ce qui était arrivé à
Matrinius et à d'autres encore. Il lui envoie des esclaves de Vénus.
Remarquez, Romains, que les
huissiers du décimateur lui étaient désignés par le préteur; et voyez si
c'est une faible preuve que
Verrès se servait du nom des décimateurs pour son profit personnel. Lollius
est mené, ou plutôt traîné,
par les esclaves de V émus, devant Apronius, juste au moment où celui-ci,
de retour du gymnase,
était couché dans une salle à manger qu'il avait fait construire sur la
place publique d'Etna. Lollius
est laissé debout dans un festin dissolu d'infâmes gladiateurs. Non, ce que
je vous raconte je
ne le croirais pas, juges, malgré le témoignage public, si le vieillard, me
remerciant, les larmes
aux yeux, d'avoir bien voulu me charger de l'accusation, ne m'eût parlé
lui-même de ce fait avec
toute la gravité de son caractère. Ainsi je le répète, un chevalier
romain, âgé de près de
quatre-vingt-dix ans, est laissé debout au milieu des convives d'Apronius,
tandis qu'Apronius se
frottait avec des parfums la tête et le visage. Eh bien ! Lollius, lui
dit-il, vous ne pouvez donc vous
ranger à votre devoir, à moins que les rigueurs ne vous y contraignent?
Lollius, que sa vertu et
ses années rendaient si respectable, ne savait s'il devait se taire ou
répondre; il restait immobile.
Cependant Apronius ordonne les apprêts du festin. Ses esclaves, du même
caractère, de la même
extraction que leur maître, affectent de passer les mets devant Lollius. Les
convives, de s'en divertir ;
Apronius, d'en rire aux éclats: et comment n'eût-il pas ri dans le vin et
dans la débauche,
lui qui ne peut s'empêcher de rire dans l'extrême péril où il se voit
aujourd'hui? Il faut, juges, que
vous le sachiez enfin : Q. Lollius, à force d'outrages, fut contraint d'en
passer par tout ce que
voulut Apronius. Lollius, retenu par l'âge et les infirmités, n'a pu venir
déposer lui-même. Mais
qu'est-il besoin de Lollius? le fait n'est ignoré de personne; aucun de vos
amis, Verrès, aucun des
témoins que vous avez présentés, aucun de ceux que vous avez interrogés,
ne dira qu'on lui en
parle aujourd'hui pour la première fois. M. Lollius, son fils, jeune homme
d'un mérite rare, est
ici présent : il fera sa déposition. Pour P. Lollius, un autre de ses fils,
jeune homme vertueux,
brave, éloquent surtout, et l'accusateur de Calidius, étant parti pour la
Sicile à la nouvelle de
ces lâches outrages, il fut tué en route. On impute sa mort aux esclaves
fugitifs; mais personne
ne doute qu'il n'ait été tué, parce qu'il n'a pu cacher ses desseins
contre Verrès. Celui-ci ne doutait
pas que le fils de Lollius, après avoir accusé un citoyen par le seul amour
de la justice, ne fût
prêt à l'attaquer lui-même au retour de sa province, lorsqu'il y serait
excité par le ressentiment
personnel des injures faites à son père.
XXVI. Voyez-vous à présent, Romains, quel fléau, quel monstre
affreux a exercé ses fureurs
dans la plus ancienne, la plus fidèle, la plus voisine de nos provinces?
Voyez-vous à présent pourquoi
la Sicile, qui, jusqu'alors, avait supporté les vols, les rapines, les
injustices, les affronts
de tant de magistrats, n'a pu soutenir ce genre nouveau, singulier,
incroyable, de vexations
et d'outrages? Tout le monde conçoit maintenant pourquoi toute la province a
choisi pour défenseur
un homme dont la vigilance, la fidélité, la persévérance ôtassent à
Verrès tout moyen de lui
échapper. Vous avez, Romains, rendu beaucoup de jugements; beaucoup d'hommes
coupables et
pervers ont été accusés de votre temps et dans les temps qui précèdent;
vous le savez : eh bien, en
connaissez-vous un, ou par vous-mêmes, ou par ouï-dire, qui ait commis des
vols si énormes et
si manifestes, qui ait montré tant d'audace et tant d'impudence? Apronius se
faisait escorter par
des esclaves de Vénus; il les menait avec lui de ville en ville; chaque
ville fournissait aux frais de
ses repas et des salles de festin qu'il se faisait dresser dans les places
publiques. Là étaient cités les
personnages les plus recommandables, Siciliens, et même chevaliers romains.
Oui, les personnages
les plus distingués et les plus honorables se voyaient forcés d'assister au
repas d'un Apronius, que
personne, excepté des impudiques et des infâmes, n'aurait voulu jamais
avoir pour convive. O le
plus scélérat et le plus effronté des hommes ! vous saviez, vous appreniez
tous les jours ces horribles
abus, vous en étiez témoin : je vous le demande, Verrès, s'ils ne vous
eussent pas procuré des profits
immenses, les eussiez-vous soufferts, les eussiez-vous autorisés, malgré
tous les périls où ils
vous exposaient? Trouviez-vous donc assez de charme aux gains honteux
d'Apronius, à ses
basses flatteries, à ses impurs entretiens, pour négliger, pour oublier
toujours vos plus chers intérêts?
Vous voyez, juges, quel funeste incendie, allumé par la violence des
décimateurs, s'est répandu
sur les campagnes et sur tous les biens des agriculteurs ; et comment, sous
la préture de
Verrès, il a dévoré même des citoyens, des hommes libres : vous le voyez;
les uns sont suspendus
à des arbres, les autres sont battus et frappés indignement, d'autres sont
gardés à vue dans une
place publique, d'autres laissés debout dans un repas, d'autres condamnés
par le médecin et
l'huissier du préteur; les biens de tous sont pillés et enlevés des
campagnes. Quoi donc! est-ce
là l'empire du peuple romain? sont-ce là ses lois, ses jugements? sont-ce
là nos alliés fidèles? est-ce
là une province à nos portes? Athénion même, s'il eût été vainqueur,
se fût-il jamais permis
dans la Sicile de semblables excès? Non, Romains, l'insolence des esclaves
fugitifs n'eût jamais
pu atteindre à une partie des brigandages de Verrès.
XXVII. Voilà comme on traitait les particuliers : et les villes,
comment les a-t-on traitées?
Vous avez entendu les dénonciations et les dépositions du plus grand nombre
d'entre elles; vous
entendrez celles des autres. Et d'abord, écoutez en peu de mots ce qui
regarde le peuple d'Agyrone,
aussi illustre que fidèle. La cité d'Agyrone est une des plus distinguées
de la Sicile : avant
la préture de Verrès, elle était remplie de citoyens riches et
d'excellents agriculteurs. Le même
Apronius, s'étant fait adjuger les dîmes du territoire, se rendit à
Agyrone. Il y vint avec ses satellites,
c'est-à-dire, avec des menaces et la violence. Il demandait, pour addition
à son marché,
une somme considérable, et il ne voulait, disait-il, entrer dans aucune
discussion, mais,
l'argent reçu, passer aussitôt à une autre ville.
Les Siciliens ne sont point des hommes méprisables quand nos magistrats ne
les avilissent pas
ils ont assez de fermeté, beaucoup de sagesse et de raison, principalement
les habitants d'Agyrone.
Ils répondent donc à cet homme pervers : Nous vous donnerons les dîmes qui
vous sont
dues; mais nous n'ajouterons rien de ce que vous demandez, d'autant plus que
votre bail est très
élevé. Apronius en informe Verrès, qui y était le plus intéressé.
XXVIII. Aussitôt on eût dit qu'on avait conspiré à Agyrone contre
la république, ou qu'on
avait frappé un lieutenant du préteur; aussitôt les magistrats et les cinq
premiers citoyens sont mandés
d'Agyrone par ordre de Verrès. Ils viennent à Syracuse. Apronius se
présente : c'étaient,
disait-il, les députés eux-mêmes qui avaient enfreint l'ordonnance du
préteur. En quoi? demandaient
les députés. Je le dirai devant les commissaires, répondait Apronius.
Verrès, préteur équitable,
montrait aux malheureux Agyriens son épouvantail ordinaire; il menaçait de
leur donner
des commissaires parmi ses satellites. Les Agyriens, toujours fermes,
consentaient à subir
un jugement. Le préteur leur annonçait pour juges Artémidore,
c'est-à-dire, Cornélius le médecin,
l'huissier Valérius, le peintre Tlépolème, et d'autres gens pareils; pas
un citoyen romain,
tous Grecs sacrilèges, connus d'ancienne date par leur perversité, et
devenus tout à coup des
Cornélius. Les accusés voyaient qu'Apronius ferait recevoir sans peine
toutes les raisons qu'il
apporterait devant de tels commissaires; mais ils aimèrent mieux que le
préteur se rendît odieux
et se déshonorât en les faisant condamner, que de se soumettre aux lois et
aux conditions du décimateur.
Ils demandaient à Verrès à quelles fins il donnerait des commissaires. AUX
FINS, répondit-il,
DE FAIRE PROUVER QUE VOUS AVEZ ENFREINT L'ORDONNANCE; et c'est là-dessus que
je rendrai
mon jugement. Ils aimaient mieux avoir à lutter contre des formes iniques,
devant d'injustes
commissaires, que de s'arranger au gré de Verrès. Celui-ci les fait avertir
secrètement, par Timarchide,
de transiger s'ils étaient sages. Ils persistent dans leur refus. Quoi donc!
aimez-vous
mieux être condamnés chacun à cinquante mille sesterces? Oui, disaient-ils
; nous l'aimons mieux.
Eh bien! dit alors Verrès, assez haut pour être entendu de tout le monde,
celui qui sera condamné
sera battu de verges jusqu'à expirer sous les coups. Les infortunés se
mettent alors à le
prier, à le conjurer, les larmes aux yeux, de leur permettre de livrer à
Apronius leurs blés, toutes
leurs récoltes, toutes leurs terres, afin de se retirer du moins sans subir
une peine corporelle
et déshonorante.
Voilà, Romains, la loi qu'imposait Verrès pour affermer les dîmes.
Hortensius peut dire, s'il le
veut et s'il l'ose, que Verrès en a haussé l'adjudication.
XXIX. Telle a été, sous sa préture, la condition des agriculteurs,
qu'ils se croyaient heureux
qu'on leur permît de livrer leurs champs mêmes à Apronius pour échapper
aux croix dont on les
menaçait sans cesse. Il fallait donner, en vertu de l'édit, tout ce que
demandait Apronius. - Même
s'il demandait plus qu'on n'avait recueilli: - oui. - Comment cela? - Les
magistrats, en vertu du
même édit, devaient les forcer de payer. - Mais le cultivateur pouvait
réclamer? - Oui, mais devant
le commissaire Artémidore. - Et si le cultivateur avait donné moins que ne
lui demandait
Apronius? - Un jugement le condamnait à une somme quadruple. - Et où
prenait-on les juges? -
Parmi les hommes intègres qui formaient la suite honorable du préteur. -
Que disait-on ensuite?
- Vous n'avez pas déclaré tous vos arpents. Choisissez des commissaires;
car vous avez enfreint l'édit.
- Et où seront pris ces commissaires? - Parmi les mêmes hommes. -
Qu'arrivera-t-il enfin? -
Si vous êtes condamné (et doutez-vous de la condamnation qui vous attend
avec de tels juges?),
il faudra que vous soyez battu de verges jusqu'à expirer sous les coups.
D'après
ces lois, d'après ces conditions, est-il un homme assez insensé pour croire
qu'on ait adjugé les dîmes;
pour s'imaginer qu'on ait laissé au laboureur les neuf dixièmes; pour ne
pas comprendre
que Verrès a fait son profit et sa proie des biens, des possessions, de la
fortune des cultivateurs?
XXX. Intimidés par la menace d'un supplice ignominieux, les Agyriens
consentirent à faire
ce qui leur serait ordonné. Écoutez maintenant ce qu'ordonna Verrès, et
feignez, si vous pouvez,
de ne pas voir ce qu'a vu toute la Sicile, que le préteur lui-même a été
le fermier des dîmes,
ou plutôt le propriétaire unique et le maître absolu des terres. Il
ordonne aux Agyriens
de prendre eux-mêmes le bail au nom de leur ville, et d'y joindre un
bénéfice pour Apronius. Si
le bail était déjà très élevé, vous, Verrès, qui étiez si exact sur
l'adjudication des dîmes, et
qui vous vantez d'en avoir haussé le prix, pourquoi pensiez-vous qu'on dût
y joindre un bénéfice
pour l'adjudicataire? Soit; vous le pensiez. Pourquoi exigiez-vous qu'on le
lui donnât? N'est-ce
pas prendre et se faire donner de l'argent, ce qui est défendu par la loi,
que de contraindre des
peuples, par force et par autorité, de se charger de l'acquisition d'un
autre, et de lui donner encore
une indemnité, c'est-à-dire, de l'argent? Mais enfin, s'il leur a été
ordonné de faire un
modique présent à Apronius, les délices du préteur, croyez, Romains, que
c'est à Apronius qu'il
a été fait, s'il vous parait le gain d'un Apronius, et non la proie du
préteur. Vous leur ordonnez de
prendre les dîmes, et de donner à Apronius, comme bénéfice, trente-trois
mille médimnes de
blé. Quoi! une seule ville, un seul territoire est obligé, par ordre du
préteur, de donner à Apronius
ce qui suffirait presque à l'approvisionnement du peuple de Rome pendant un
mois! et
vous dites avoir haussé l'adjudication des dîmes, lorsque vous avez fait
donner un pareil
surcroît à un décimateur! Assurément, si vous aviez été si exact sur le
prix, lorsque vous affermiez
les dîmes, les Agyriens auraient plutôt enchéri de dix mille médimnes que
de donner ensuite
six cent mille sesterces : cela vous semble un butin considérable. Écoutez
le reste avec attention,
et vous serez moins surpris que les Siciliens, forcés par la nécessité,
aient imploré le secours
de leurs protecteurs, des consuls, du sénat, des lois et des tribunaux.
XXXI. Pour l'examen du blé qui serait donné à Apronius, Verrès
commande aux Agyriens dé
lui compter trois sesterces par médimne. Comment! après les avoir forcés
de donner une si
grande quantité de blé à titre de bénéfice, on exigera encore de
l'argent pour l'examen du blé!
Quand il aurait fallu en mesurer pour l'armée, Apronius, ou tout autre,
pouvait-il refuser le blé
de Sicile, puisqu'il pouvait se le faire livrer dans l'aire même, s'il le
voulait? Une si grande quantité
de blé est exigée et donnée par votre ordre. Ce n'est point assez. On
exige en outre de l'argent;
il est donné. C'est peu de chose. On force de payer d'autres sommes pour les
dîmes de l'orge.
Vous faites donner, Verrès, trente mille sesterces à titre de présent.
Ainsi la violence, les menaces,
l'autorité, l'injustice du préteur, enlèvent à une seule ville
trente-trois mille médimnes de
blé, et de plus soixante mille sesterces. Ces faits sont-ils obscurs?
pourraient ils l'être, même quand
tout le monde le voudrait? N'est-ce pas publiquement que vous avez exigé; en
pleine assemblée,
que vous avez ordonné; aux yeux de tous, que vous avez menacé? Les
magistrats d'Agyrone et les
cinq premiers citoyens que vous aviez mandés pour votre intérêt, ont fait
chez eux à leur sénat
le rapport de tous vos actes tyranniques. Le rapport, conformément à leurs
lois, a été consigné
dans les registres publics. Leurs députés, hommes d'un rang illustre, sont
à Rome; ils ont, dans leur
déposition, confirmé ce que je dis.
Prenez connaissance des registres
d'Agyrone
et de la déposition de ses députés. Lisez les registres.
REGISTRES PUBLICS. Lisez la déposition.
DÉPOSITION DES DÉPUTES.
Juges, vous l'avez remarqué : dans cette déposition, Apollodore, surnommé
Pyragre, et le premier de sa ville,
dit et proteste, les larmes aux yeux, que, depuis que les Siciliens avaient
entendu parler de Rome,
depuis qu'ils l'avaient connue, les Agyriens n'avalent rien dit ou fait
contre le dernier de nos
concitoyens, eux qui aujourd'hui se voient forcés, par les plus criantes
vexations et le plus vil
ressentiment, de déposer au nom de leur ville contre un préteur du peuple
romain. Aucune défense,
Verrès, non, aucune défense ne saurait détruire le témoignage de cette
seule ville, tant
les hommes qui le rendent sont dignes de foi par leur dévouement à notre
empire ! tant ils sont
pénétrés des injures qu'ils ont reçues! tant ils déposent avec un
scrupule religieux! Mais ce n'est
pas une seule ville, ce sont toutes les villes opprimées par vous, dont les
députations et les
témoignages publics vous poursuivent.
XXXII. Voyons, en effet, comment Herbite, ville distinguée et
auparavant opulente, a été
pillée et désolée par Verrès. Mais quels sont ses habitants? Des
cultivateurs recommandables,
qui détestent le barreau, les plaidoiries, les contestations judiciaires :
vous deviez, lâche tyran,
épargner cette classe d'hommes, la ménager, la conserver avec le plus grand
soin. La première
année, les dîmes de leur territoire furent affermées dix-huit mille
médimnes de blé. Atidius,
autre agent du préteur pour les dîmes, avait pris le bail : il arrive à
Herbite sous le titre de préfet,
suivi des esclaves de Vénus, et la ville lui assigne un logement. Les
habitants sont aussitôt
forcés de lui donner trente-sept mille médimnes de bénéfice, quoique les
dîmes n'eussent été
affermées que dix-luit mille. Et ils sont forcés de lui donner ce surcroît
au nom de la ville, lorsque
les cultivateurs en particulier, dépouillés et déjà tourmentés par les
vexations des décimateurs,
s'étaient enfuis de leurs champs. La seconde année, Apronius ayant pris les
dîmes pour vingt-cinq
mille médimnes de blé, et étant venu lui-même à Herbite avec sa troupe
de brigands, le
peuple, au nom de la ville, fut obligé de lui payer une indemnité de
vingt-six mille médimnes, et
en outre deux mille sesterces. Pour ce qui est de l'argent, je doute s'il n'a
pas été donné à Apronius
lui-même comme salaire de sa peine et comme prix de son impudence. Mais
peut-on
douter que d'une telle quantité de blé, comme de celui d'Agyrone, il ne
soit venu la plus grande
partie à Verrès, à ce dévastateur des campagnes?
XXXIII. La troisième année, le préteur a suivi pour ce territoire
une coutume royale. Des
barbares, les rois de Perse et de Syrie sont, dit-on, dans l'usage d'avoir
plusieurs femmes, et d'assigner
des villes pour leur parure; les choses sont réglées ainsi : telle ville
doit fournir pour les rubans,
celle-ci pour les colliers, celle-là pour les coiffures. Ainsi ils ont, dans
tous les peuples; non
seulement des témoins, mais encore des ministres de leurs dissolutions.
Verrès, qui se regardait
comme le roi des Siciliens, s'est permis la même licence et le même abus de
pouvoir. Eschrion,
de Syracuse, a pour femme une certaine Pippa, nom célèbre dans toute la
Sicile par les dérèglements
de Verrès, et par les couplets sans nombre qu'on affichait sur le tribunal
et jusqu'au-dessus
de la tête du préteur. Eschrion, époux honoraire de Pippa, est installé
nouveau fermier
public pour les dîmes d'Herbite. Les habitants, qui voyaient que si les
enchères d'Eschrion
prévalaient, ils seraient dépouillés au gré d'une femme dissolue,
enchérirent tant qu'ils crurent
pouvoir le faire. Eschrion mettait toujours au-dessus d'eux; il ne craignait
pas que, sous la préture
de Verrès, aucune adjudication pût tourner au désavantage d'une fermière
publique. Les dîmes sont affermées trente-cinq mille médimnes; c'était près de la moitié
plus que l'année précédente.
Les agriculteurs se voyaient entièrement ruinés, d'autant plus que les
années précédentes
avaient épuisé leurs dernières ressources. Verrès ayant remarqué que les
dîmes avaient été portées
trop haut pour qu'on pût rien tirer de plus des Herbitains, retranche de
l'impôt public
trois mille six cents médimnes, et, au lieu de trente-cinq mille, fait
porter sur les registres
trente et un mille quatre cents.
XXXIV. Docimus avait pris à ferme les dîmes de l'orge du même
territoire. C'est ce Docimus
qui lui avait amené Tertia, fille du comédien Isidore, enlevée par lui de
force à un musicien
de Rhodes. Cette Tertia avait plus d'empire sur l'esprit de Verrès que Pippa
et les autres; je
dirai presque qu'elle était aussi puissante dans la préture de Sicile, que
l'avait été Chélidon
dans celle, de Rome. Les deux rivaux du préteur, qui ne songeaient pas à
l'inquiéter, se rendent à
Herbite : ces agents criminels de femmes perdues demandent, exigent,
menacent. Ils ne pouvaient
toutefois, malgré leur désir, imiter Apronius. Les Siciliens ne redoutaient
pas autant leurs
compatriotes. Les nouveaux décimateurs ne leur en faisaient pas moins des
difficultés de toutes
sortes; les Herbitains s'engagent à plaider contre eux à Syracuse. Quand
ils furent venus, on
les oblige de donner à Eschrion, c'est-à-dire, à Pippa, ce qu'on avait
retranché de l'impôt public,
trois mille six cents médimnes. Verrès ne voulut pas donner sur les dîmes,
à l'épouse prostituée
du décimateur, un trop fort bénéfice; car elle aurait pu renoncer à son
trafic nocturne
pour prendre à ferme nos impôts. Les Herbitains croyaient tout fini,
lorsque Verrès prenant la
parole : Et l'orge, dit-il, et Docimus, mon tendre ami, qu'en pensez-vous? Et
cette affaire,
Verrès la traitait dans sa chambre, et de son lit. Nous n'avons reçu aucun
ordre, disent les députés
d'Herbite. Je n'entends pas, dit-il : comptez quinze mille sesterces. Que
pouvaient faire ces
malheureux? pouvaient-ils refuser, surtout lorsqu'ils voyaient pour ainsi
dire sortir du lit de
Verrès une femme en possession de la ferme publique, et dont l'amour devait
l'exciter à ne faire
aucune remise? Ainsi, sous la préture de Verrès, toute une ville de nos
alliés et de nos amis s'est
vue tributaire de deux infâmes courtisanes. Je vais plus loin : je dis que,
malgré tout ce qu'on
fournissait de blé, tout ce qu'on demandait d'argent aux décimateurs, la
ville d'Herbite n'a pu
encore racheter ses citoyens de leurs vexations.
Après avoir enlevé et pillé les biens des cultivateurs, on les obligeait
de donner aux décimateurs
les additions de marché qui les ont réduits enfin à déserter les villes
et les campagnes. Aussi,
lorsque Philinus d'Herbite, homme plein de lumières et de savoir, et de
noble extraction, parlait,
au nom de toute sa ville, de l'infortune des cultivateurs, de leur fuite, du
petit nombre de ceux
qui restaient, on a vu éclater les gémissements du peuple romain, qui s'est
toujours trouvé en
foule à cette cause. Mais je dirai plus tard combien est réduit le nombre
des laboureurs.
XXXV. Ici, et j'allais oublier cette réflexion, que je ne crois pas
devoir omettre, je vous le
demande, Romains, au nom des dieux immortels, pouvez-vous souffrir, ou même
entendre dire avec
indifférence, qu'un préteur ait retranché du tribut qui se paye à
l'empire? Il ne s'est encore
rencontré qu'un seul homme, depuis que Rome existe (fassent les dieux qu'il
ne s'en rencontre
pas un second! ), à qui la république se soit livrée tout entière,
forcée par les circonstances
et les discordes intestines : c'est L. Sylla. Son pouvoir fut tel, que
personne, n'était sûr de conserver
ni ses biens, ni sa patrie, ni ses jours; et telle était sa confiance
audacieuse que, lorsqu'il
vendait les biens des citoyens romains, il ne craignait pas de dire, en
pleine assemblée, qu'il
vendait son butin. Loin de rien changer à ce qu'il a fait, dans la crainte
de plus grands désordres
et de plus grands malheurs, nous autorisons, et maintenons tous ses décrets.
Il en est un seul
qu'on a réformé par un sénatus-consulte : il a été décidé que ceux
pour lesquels il aurait retranché
de l'impôt public, rapporteraient les deniers au trésor. Ainsi l'a statué
le sénat; celui
même à qui l'on avait accordé, tout pouvoir, n'avait pas celui de diminuer
les ressources dont
le recouvrement était dû à ses armes et à son courage. Les pères
conscrits ont jugé que Sylla
n'avait pu prendre sur les fonds publics pour donner à des hommes pleins de
courage; et les
sénateurs jugeront que vous, Verrès, vous aviez le droit d'en gratifier une
infâme courtisane!
Celui pour qui le peuple avait ordonné par une loi que sa volonté ferait
loi dans la république, a
cependant été repris dans ce seul point par respect pour les lois
anciennes; et vous, Verrès, que
toutes les lois tenaient enchaîné, vous avez voulu que votre caprice fît
loi ! On blâme Sylla d'avoir
pris sur les fonds que lui-même avait recouvrés, et à vous, on vous
passera d'avoir pris sur les revenus
du peuple romain !
XXXVI. Dans ce genre d'audace, il a montré plus d'impudence encore
que pour les dîmes de
Ségeste. Il les avait adjugées au même Docimus pour cinq mille boisseaux
de blé, et une indemnité
de quinze mille sesterces. Il força la ville de Ségeste de les prendre de
Docimus aux mêmes
conditions; ce que vous allez voir par la déposition des Ségestains. Lisez
la déposition.
DÉPOSITION DES HABITANTS DE SÉGESTE.
Vous venez d'entendre à quelles conditions la ville de Ségeste a pris de
Docimus les dîmes,
pour cinq mille boisseaux de blé, et quinze mille sesterces. Apprenez
maintenant, d'après sa propre loi,
combien Verrès a déclaré les avoir affermées.
LOI POUR L'ADJUDICATION DES DÎMES SOUS LA PRÉTURE DE C. VERRÈS.
Vous voyez qu'il a retranché ici trois mille boisseaux de la somme de blé
qui doit
revenir au peuple romain : c'est notre subsistance, c'est le plus important
de nos revenus,
c'est le sang même du trésor qu'il a abandonné à la comédienne Tertia.
Enlever cette quantité
de grains à des alliés, quelle effronterie! La donner à une prostituée,
quelle infamie! L'ôter au
peuple romain, quel attentat ! Falsifier des registres publics, quelle
audace! Aucune puissance,
aucune largesse, pourront-elles, Verrès, vous dérober à la sévérité des
juges? Mais, si vous
pouviez y échapper, ne voyez-vous pas que tous ces délits sont du ressort
d'un autre tribunal,
et appartiennent au jugement de péculat? Je me réserve donc ce chef tout
entier, et je reviens à l'objet
que je me suis proposé, à l'article des blés et des dîmes.
Les territoires les plus étendus, les plus fertiles, le préteur les pillait
lui-même, c'est-à-dire,
par le ministère d'Apronius, de cet autre Verrès. Pour les villes de
moindre importance, il avait
de légères meutes, des voleurs subalternes qu'il lâchait, et à qui on
était contraint de donner du
blé ou de l'argent.
XXXVII. A. Valentius est interprète en Sicile. Il servait moins à
Verrès d'interprète pour la
langue grecque que de ministre pour ses vols et ses infamies. Ce vil et
indigent personnage devient
tout à coup décimateur. Il prend les dîmes du territoire de Lipare,
territoire sec et aride, pour
six cents médimnes de blé. On mande les Lipariens; on les force de prendre
eux-mêmes les
dîmes, et de compter à Valentius trente mille sesterces comme bénéfice.
Au nom des dieux,
Verrès, que direz-vous pour votre défense? direz-vous que vous aviez
adjugé les dîmes pour si
peu, que la ville ajoutait d'elle-même aux six cents médimnes un bénéfice
de trente mille sesterces,
c'est-à-dire, deux mille médimnes de blé? ou bien que vous aviez porté
très haut l'adjudication
des dîmes, et forcé les Lipariens de donner cette somme? Mais pourquoi vous
demander ce
que vous alléguerez pour votre défense, plutôt que d'apprendre de la ville
même la vérité du
fait? Lisez la déposition des députés de Lipare, et ensuite comment la
somme a été remise à Valentius.
DÉPOSITION. REGISTRES PUBLICS OÙ EST PORTÉE LA SOMME REMISE.
Quoi donc, Verrès! une ville si pauvre, si éloignée de vos yeux et de vos
mains avides, séparée de la Sicile,
placée dans une petite île inculte, déjà accablée par vos horribles
vexations, a-t-elle encore été pour
vous dans l'article des blés une proie et un butin ? Cette île que vous
aviez abandonnée tout entière
à un de vos compagnons de plaisir, en lui faisant des excuses sur la
modicité du présent, on exigeait
donc aussi d'elle des additions au marché dans les baux des dîmes, comme
des villes de
l'intérieur de la province? Ainsi, les Lipariens qui, avant votre préture,
et pendant tant d'années,
rachetaient leurs petits champs des pirates, ont été forcés de les
racheter de vous-même à prix d'argent!
XXXVIII. Et la ville de Tissa, qui est si petite et si pauvre, mais
dont les habitants sont des
laboureurs si actifs et si économes, ne leur a-t-on pas enlevé, à titre de
bénéfice, plus de blé
qu'ils n'en avaient cultivé? Vous leur avez envoyé pour décimateur
Diognote, esclave de Vénus,
nouvelle espèce de fermier public. Pourquoi, à Rome, d'après l'exemple de
Verrès, ne faisons-nous
pas aussi entrer les esclaves publics dans l'administration des impôts? La
seconde année,
les habitants de Tissa sont obligés de donner, malgré eux, un autre
bénéfice de vingt et un mille
sesterces. La troisième année, ils ont été forcés d'en donner un de
trois mille médimnes de blé
à Diognote, cet esclave de Vénus. Et ce Diognote, qui tire des impôts
publics de si grands bénéfices,
n'a aucun esclave à lui, n'a pas le moindre pécule. Doutez encore, Romains,
si vous
pouvez, doutez si un esclave de Vénus, appariteur de Verrès, a reçu pour
lui-même une si
grande quantité de blé, ou se l'est fait donner pour son maître. La
déposition des habitants
de Tissa va vous convaincre de ces faits.
DÉPOSITION DE LA VILLE DE TISSA.
Est-il douteux, Romains, que le préteur lui-même ne soit décimateur,
puisque ses appariteurs font
donner du blé aux villes, puisqu'ils exigent des sommes d'argent, puisqu'ils
emportent, à titre de bénéfice,
plus qu'ils ne doivent donner au peuple romain à titre de dîmes? Telle a
été, Verrès, l'équité de
votre gouvernement; telle a été votre dignité comme préteur, que vous
avez rendu des esclaves
de Vénus maîtres des Siciliens. Telle a été, pendant votre magistrature,
la distinction des états
et des conditions, que les agriculteurs étaient au nombre des esclaves, et
les esclaves au rang des
fermiers de nos domaines.
XXXIX. Et les malheureux habitants d'Amestra, quoiqu'on leur eût
imposé des dîmes si
fortes qu'il ne leur restait rien, n'ont-ils pas toutefois été forcés de
compter de l'argent ? Les dîmes
sont adjugées à Césius en présence des députés de la ville : on force
sur-le-champ Héraclius, un
des députés, de compter à l'adjudicataire vingt-deux mille sesterces,.
Quelle conduite! quelle
violence! quelle rapine! quel indigne pillage des alliés! Si Héraclius
avait reçu ordre de son sénat
de prendre le bail des dîmes, il l'avait prise; sinon, comment pouvait-il,
de son chef, compter
une somme d'argent? Il déclare à son retour qu'il l'a donnée à Césius.
Vous allez en être instruits
par les registres publics. Lisez l'extrait des registres.
EXTRAIT DES REGISTRES.
Quel décret de son sénat autorisait Héraclius à compter de l'argent?
aucun. Pourquoi en a-t-il compté?
il y a été contraint. Qui le dit? toute la ville. Lisez la déposition.
DÉPOSITION DE LA VILLE D'AMESTRA.
Vous voyez, par la même déposition, que la seconde année, pour une raison
pareille, on a
extorqué à la même ville, et donné à Sext. Vennonius une somme d'argent.
Mais après avoir
adjugé à Banobal, esclave de Vénus (apprenez, Romains, les noms des
fermiers de vos domaines),
après lui avoir adjugé pour huit cents médimnes de blé les dîmes des
habitants d'Amestra,
hommes peu riches, Verrès les force d'ajouter, comme bénéfice, plus que
les dîmes n'avaient
été affermées, encore que l'adjudication en eût été portée fort haut.
Ils donnent à Banobal, pour
huit cents médimnes de blé, quinze cents sesterces. Assurément, Verrès
n'eût pas poussé la démence
jusqu'à souffrir que, sur un domaine du peuple romain, on donnât à un
esclave de Vénus plus qu'au peuple
romain, si tout ce butin, enlevé au nom d'un esclave, n'eût pas été pour
lui-même. Les habitants de Pétra, malgré
l'adjudication très élevée de leurs dîmes, ont été forcés de donner
trente-sept mille cinq cents
sesterces à P. Névius Turpion, homme pervers, et qui fut condamné pour des
violences sous la
préture de Sacerdos. Aviez-vous donc, Verrès, affermé si peu les dîmes,
que, lorsque le médimne
valait quinze sesterces, et que les dîmes étaient affermées trois mille
médimnes, c'est-à-dire, quarante-cinq mille
sesterces, vous accordiez au décimateur trois mille sesterces de bénéfice?
- Mais, direz-vous, j'ai adjugé fort cher
les dîmes de ce territoire. - C'est se vanter alors, non d'avoir procuré un
bénéfice à Turpion, mais
d'avoir volé les habitants de Pétra.
XL. Et la ville d'Halicye, où les dîmes, payées par les étrangers
qui y résident, ne le sont pas
par ceux du pays, n'a-t-elle pas été forcée de donner quinze mille
sesterces au même Turpion,
quoique les dîmes n'eussent été affermées que cent médimnes? Quand vous
pourriez prouver, comme
c'est votre plus grand désir, que tout le gain a été pour les
décimateurs, des exactions aussi odieuses,
commises par la violence, autorisées par vous, ne devraient-elles pas vous
faire haïr et
condamner? Mais comme il est impossible que vous persuadiez à qui que ce
soit que vous avez
été assez insensé pour vouloir qu'un Apronius et un Turpion, ces vils
esclaves, s'enrichissent à
vos périls, aux périls de vos enfants, doutera-t-on, je vous le demande,
que ce ne soit pour vous
que ces émissaires ont recueilli tout cet argent?
Ségeste est une ville franche; on dépêche aussi contre elle le décimateur
Symmaque, esclave
de Vénus. Il présente une lettre de Verrès, qui, au mépris de tous les
sénatus-consultes, de tous
les droits, de la loi Rupilia, porte que les cultivateurs s'engageront à
plaider devant d'autres
juges que leurs juges naturels. Voici la lettre écrite aux Ségestains.
LETTRE DE C. VERRÈS.
Vous allez voir comment l'esclave, a traité les cultivateurs; je vous en
convaincrai par le seul
arrangement fait avec un homme honorable et estimé de ses concitoyens : le
reste est dans le même
genre. Dioclès de Palerme, surnommé Phimès, homme illustre et agriculteur
distingué, avait
pris à ferme, pour six mille sesterces, une terre dans les campagnes de
Ségeste; car les citoyens
de Palerme font valoir dans ces campagnes. Dioclés ayant été frappé, pour
la dîme, par l'esclave
de Vénus, s'arrangea pour lui donner seize mille six cent cinquante-quatre
sesterces. Ses registres
vont vous le prouver.
REGISTRES DE DIOCLÈS DE PALERME.
Annéius Brocchus, ce sénateur, dont vous connaissez la noblesse et la
vertu, a été
forcé de donner au même Symmaque de l'argent outre le blé. Un tel homme, un
sénateur du peuple
romain, s'est donc vu, sous votre préture, rançonné par un esclave de
Vénus.
XLI. Si vous aviez oublié tout ce qu'on doit à la dignité de cet
ordre, ne saviez-vous pas qu'il
était chargé de la justice? Quand le droit de juger appartenait à l'ordre
équestre, les magistrats
pervers et cupides respectaient du moins, dans leurs provinces, les fermiers
publics; ils accordaient
des distinctions à ceux qui étaient employés dans les fermes; tout
chevalier qu'ils voyaient dans
leur gouvernement, ils le comblaient de bienfaits et d'égards; et ces
attentions n'étaient pas aussi
utiles aux coupables, qu'il leur était nuisible d'avoir agi en quelque chose
contre les intérêts et le vœu de cet ordre. C'était alors, parmi les chevaliers romains, une règle
invariable, établie par eux
comme de concert, que celui qui avait jugé un seul chevalier romain digne
d'essuyer un affront,
devait être jugé, par tout l'ordre, digne d'éprouver une disgrâce. Et
vous, Verrès, vous avez méprisé
l'ordre des sénateurs; vous avez étendu sur eux toutes vos criantes
injustices et vos tyranniques
exactions; vous avez résolu et pris soin de récuser pour juge tous ceux qui
avaient habité, ou
mis le pied dans la Sicile sous votre préture, sans faire réflexion qu'il
vous faudrait toujours avoir
pour juges des hommes de cet ordre? Et quand même ces juges ne seraient
animés contre vous
par aucun sujet de plainte personnelle, ils peuvent croire néanmoins qu'ils
ont été insultés dans l'injure
faite à un de leurs membres; que, dans la personne d'un seul, la dignité de
tout l'ordre a
été méprisée et avilie? Or le mépris, Romains, est ce qu'il y a de plus
difficile à dévorer. Tout
affront est fait pour piquer et révolter une âme noble et généreuse. Vous
avez, Verrès, dépouillé
les Siciliens : les injures faites aux provinces ne demeurent que trop
souvent impunies. Vous avez
persécuté les commerçants : ils viennent rarement à Rome, et c'est
malgré eux qu'ils y viennent.
Vous avez livré les chevaliers romains aux vexations d'Apronius : en quoi
peuvent-ils vous
nuire à présent qu'ils ne sont plus au nombre des juges? Mais lorsque vous
faites endurer les derniers
outrages à un sénateur, n'est-ce pas comme si vous disiez : Donnez-moi
encore ce sénateur; je
veux que cet auguste nom paraisse fait pour être en butte, non seulement à
la haine des ignorants,
mais encore aux outrages des pervers? Et Brocchus n'est pas le seul que
Verrès ait traité ainsi :
il s'est conduit de même avec tous les sénateurs, au point que le nom de
cet ordre attirait moins
ses égards que ses insultes. La première année de sa préture, à
l'époque même où C. Cassius,
cet illustre et courageux citoyen était consul, quel outrage ne lui a-t-il
pas fait? Son épouse, femme
de la première distinction, possédait, dans le pays des Léontins, des
champs qui étaient son patrimoine :
il a fait enlever tout son blé sous prétexte des dîmes. Vous aurez,
Verrès, Cassius
pour témoin dans cette cause, puisque vous avez eu la prévoyance de ne pas
l'avoir pour juge.
Vous, Romains, qui nous jugez, vous devez vous persuader qu'il existe entre
nous des rapports
communs qui nous unissent. Notre ordre porte le poids de bien des charges, de
bien des travaux;
il est exposé, non seulement à une foule de lois et de procédures
rigoureuses, mais à beaucoup
de bruits fâcheux et de conjonctures critiques. Placés en quelque sorte
dans un lieu découvert
et élevé, nous sommes battus par tous les orages de la prévention et de la
haine. Au
milieu de tous les dangers d'une telle position, ne conserverons-nous pas
même, Romains, la
prérogative de n'être point regardés par nos magistrats comme dignes de
tous les mépris, quand
nous poursuivons nos droits?
XLII. Les Thermitains avaient envoyé des députés pour prendre les
dîmes de leur territoire :
ils jugeaient plus de leur intérêt que la ville les prît, même bien
au-dessus de leur valeur, que
de les voir tomber entre les mains d'un émissaire de Verrès. On avait
aposté un certain Vénuleius
pour les prendre à ferme. Il ne cessait pas d'enchérir. Les Thermitains
enchérissaient aussi tant
que l'enchère paraissait tolérable. ils renoncèrent enfin. Les dîmes sont
adjugées à Vénuléius pour
huit mille boisseaux de blé. Possidore, un des députés, fait son rapport.
Il n'y avait personne
qui ne trouvât la chose révoltante; cependant on donne à Vénuléius, pour
se garantir de ses vexations,
outre les huit mille boisseaux, deux mille sesterces, : d'où l'on voit
aisément quel était le
salaire du décimateur et le butin du préteur. Lisez les registres des
Thermitains et la déposition
de leurs députés.
REGISTRES ET DÉPOSITION DES THERMITAINS.
Vous avez forcé, Verrès, les malheureux habitants d'Imachara, déjà
dépouillés de tout leur
blé, ruinés par toutes vos vexations; vous les avez forcés de payer un
tribut, de donner vingt
mille sesterces à Apronius. Lisez le décret sur le tribut, et la
déposition des députés d'Imachara. SÉNATUS-CONSULTE CONCERNANT LE TRIBUT. DÉPOSITION DES DÉPUTÉS D'IMACHARA.
Quoique les dîmes du territoire d'Enna eussent été affermées trois mille
deux cents médimnes,
les habitants ont été forcés de donner à Apronius dix-huit mille
boisseaux et trois mille sesterces.
Faites, je vous prie, attention, Romains, à la quantité de blé qu'on
impose à tous les territoires
sujets aux dîmes; car je parcours toutes les Villes qui doivent des dîmes,
et je m'occupe maintenant
à montrer, non comment chaque agriculteur en particulier a été
entièrement ruiné, mais comment
les peuples ont donné des bénéfices aux décimateurs, pour qu'avec ce
surcroît de gain
ils se retirassent de leurs villes et de leurs campagnes, satisfaits et
assouvis.
XLIII. Pourquoi, Verrès, dans votre troisième année, avez-vous
exigé des habitants de Calacte
que les dîmes de leur territoire, qu'ils livraient ordinairement dans la
ville même, fussent portées
à Amestra au décimateur Césius, ce qui ne s'était point fait avant votre
préture, et ce
que vous n'aviez point réglé vous-même durant deux années? Pourquoi
avez-vous déchaîné contre
le territoire de Mutyca le Syracusain Théomnaste? Il a tellement vexé les
agriculteurs, qu'ils
étaient forcés par la disette, ce que je montrerai aussi pour d'autres
villes, d'acheter du blé pour
la seconde dîme.
Vous verrez, juges, par les arrangements que les habitants
d'Hybla ont faits avec le
décimateur Cn. Sergius, qu'on a enlevé aux agriculteurs six fois autant de
blé qu'ils en avaient semé.
Lisez dans les registres publics l'état des terres ensemencées, ainsi que
la convention. Lisez.
CONVENTION ENTRE LA VILLE D'HVBLA ET L'ESCLAVE DE VÉNUS;
EXTRAIT DES REGISTRES PUBLICS.
Écoutez encore, juges, les déclarations des terres ensemencées et les
arrangements des habitants de Ména
avec l'esclave de Vénus. Lisez.
DÉCLARATIONS DES TERRES ENSEMENCÉES. CONVENTIONS DES HABITANTS DE MÉNA
AVEC L'ESCLAVE DE VÉNUS; EXTRAIT DES REGISTRES PUBLICS.
Souffrirez-vous, juges, que vos alliés, que vos laboureurs, que des hommes
qui travaillent pour
vous, qui vous consacrent leurs peine, qui, en nourrissant le peuple de Rome,
ne veulent garder
que ce qui suffit pour les nourrir, eux et leurs enfants; souffrirez-vous
qu'on les traite aussi indignement,
qu'on les accable d'outrages, et qu'on leur enlève plus qu'ils n'ont
recueilli? Je sens, juges,
qu'il est temps de m'arrêter, et que je dois surtout craindre d'exciter
l'ennui. Je ne m'étendrai
pas davantage sur un seul chef d'accusation; mais, en supprimant les autres
faits dans mon discours,
je les laisserai dans la cause. Vous entendrez les plaintes des Agrigentins,
ces hommes
aussi braves que vigilants; vous apprendrez les afflictions et les vexations
qu'ont essuyées les habitants
actifs et laborieux d'Entella; on vous fera connaître les maux qu'ont
soufferts les citoyens
d'Héraclée, de Géla, de Solonte; vous saurez que les campagnes des
habitants de Catane, ce
peuple riche, si fidèle et si dévoué, ont été ravagées par Apronius ;
vous verrez que la ville célèbre
de Tyndare, que les villes de Céphalède, d'Halence, d'Apollonie, d'Engyum,
de Capitium, ont
été totalement ruinées par l'iniquité des décimateurs; qu'on n'a rien
laissé, absolument rien, aux
peuples de Morgante, d'Assore, d'Élore, d'Enna, de Létum ; que les petites
villes de Citare et d'Achéris
ont été saccagées et désolées; qu'enfin, pendant trois ans, toutes les
campagnes sujettes aux
dîmes ont été tributaires du peuple romain pour un dixième, et de Verrès
pour tout le reste; que
la plupart des laboureurs n'ont aujourd'hui aucune ressource; et que s'il en
est à qui l'on ait
remis ou laissé quelque chose, c'est seulement parce que la cupidité de
Verrès se trouvait
satisfaite jusqu'à satiété.
XLIV. Il ne me reste plus à parler, Romains, que de deux villes dont
les territoires sont à peu
près les meilleurs et les plus fameux de la Sicile, Etna et Léontini. Je
négligerai même les gains
que Verrès a faits pendant trois ans sur ces territoires; je ne prendrai
qu'une année, pour mieux
développer ce que j'ai à dire. Je choisirai la troisième année, parce que
c'est la plus récente,
et que Verrès, près de quitter la Sicile, paraît s'être peu inquiété
s'il y laisserait un seul cultivateur.
Je vais donc m'occuper des dîmes d'Etna et de Léontini. Je vous demande,
Romains, toute
votre attention: il s'agit de cantons fertiles; c'est la troisième année ;
le décimateur est Apronius.
Je dirai fort peu de chose des habitants d'Etna dans la première action, ils
ont déposé eux-mêmes
au nom de leur ville. Vous vous le rappelez; Artémidore, d'Etna, chef de la
députation, disait au
nom de sa ville, qu'Apronius était venu à Etna avec des esclaves de Vénus;
qu'il avait mandé
les magistrats, leur avait ordonné de lui dresser des tentes au milieu de la
grande place; qu'il
faisait tous les jours des festins publics et aux frais du public, festins
où retentissaient de bruyants
concerts, où l'on buvait dans de grandes coupes ; qu'on y mandait les
cultivateurs, qu'on leur faisait
donner injustement, et même avec outrage, autant de blé qu'en exigeait
Apronius. Vous avez
entendu, Romains, certifier tous ces faits que je passe et supprime
aujourd'hui. Je ne dis rien du
faste d'Apronius et de son insolence, rien de ses débauches et de ses
infamies; je me borne à parler
des gains qu'il a faits sur un seul territoire et dans une seule année; vous
pourrez juger par là
des trois années et de toute la Sicile. Ce que j'ai à dire des habitants
d'Etna sera court : ils sont
venus eux-mêmes, ils ont apporté les registres de leur ville, et vous ont
instruits des gains modestes
qu'a faits un homme simple, le bon ami du préteur, Apronius. Écoutez de
nouveau, je vous
prie, la déposition des habitants. Lisez.
DÉPOSITION DES HABITANTS D'ETNA.
XLV. Que dites-vous? parlez, je vous prie, parlez plus distinctement;
que le peuple romain
entende ce qui intéresse ses revenus, ses laboureurs, ses alliés, ses amis.
TROIS CENT MILLE
BOISSEAUX ET CINQUANTE MILLE SESTERCES. Dieux immortels! un seul territoire,
une seule
année produire à Apronius un bénéfice de trois cent mille boisseaux et
cinquante mille sesterces ! Les
dîmes ont-elles donc été affermées beaucoup moins qu'elles ne pouvaient
l'être? ou bien si elles étaient
affermées à un prix assez élevé, a-t-on enlevé de force aux cultivateurs
tout ce blé, tout cet argent?
Quoi que vous disiez, Verrès, Apronius sera toujours coupable, toujours
criminel. Vous
ne direz pas, sans doute, comme je le voudrais bien, qu'Apronius n'a pas fait
d'aussi énormes
profits; car je vous convaincrai, non seulement par les registres de la
ville, mais encore par les
conventions et par les registres des agriculteurs, de manière à vous faire
comprendre que vous
n'avez pas mis plus de soin à exercer vos rapines que je n'en ai mis à les
découvrir. Soutiendrez-vous
cette seule accusation? qui pourra la réfuter? quels juges, en les supposant
même gagnés à
votre cause, n'y céderaient pas? Du premier abord, sur un seul territoire,
un Apronius avoir enlevé,
à titre de bénéfice, outre les cinquante mille sesterces, trois cent mille
boisseaux de blé! Mais les
habitants d'Etna sont-ils les seuls qui en déposent? Non; à eux se joignent
les habitants de Centorbe,
qui possèdent la plus grande partie du territoire d'Etna. Le sénat de
Centorbe a donné à ses députés,
Andron et Artémon, hommes du premier rang, les ordres qui regardaient les
intérêts de leur ville
quant aux vexations que les particuliers ont essuyées sur le territoire
d'autrui, le sénat et le peuple
n'ont pas voulu envoyer de députés ; les agriculteurs eux-mêmes de
Centorbe, qui forment en Sicile
un corps si nombreux, si distingué, si opulent, ont choisi pour députés
trois de leurs concitoyens;
et vous pourrez apprendre par leur déposition le désastre non d'un seul
territoire, mais de presque
toute la Sicile. Les habitants de Centorbe font valoir dans presque toute la
Sicile, et ils sont
contre vous, Verrès, des témoins d'autant plus accablants, d'autant plus
dignes de foi, que les
autres villes ne sont occupées que de leurs propres injures, au lieu que les
citoyens de Centorbe,
ayant des possessions dans presque tous les territoires, ont ressenti encore
les pertes et les dommages
de tous les autres cantons.
XLVI. Mais, je le répète, les préjudices causés aux habitants
d'Etna sont bien certifiés ; ils
sont consignés dans des registres particuliers et publics: on doit exiger de
mon zèle de plus grands
détails sur le territoire de Léontini, par la raison que les Léontins
eux-mêmes ne m'ont pas beaucoup
servi au nom de leur ville. En effet, sous la préture de Verrès, les
exactions des décimateurs,
loin de leur causer aucun tort, leur ont procuré du profit et de l'avantage.
Il vous paraîtra peut-être
étonnant et incroyable qu'au milieu de tous les dommages qu'ont essuyés les
agriculteurs, les
Léontins, qui fournissent les premiers approvisionnements, ne s'en soient
aucunement ressentis.
La raison, juges, c'est que dans le territoire de Léontini, excepté la
famille de Mnasistrate,
aucun Léontin ne possède un seul pouce de terre. Aussi vous entendrez la
déposition de l'illustre
et vertueux Mnasistrate : n'attendez pas celle des autres Léontins, auxquels
Apronius, ni même
aucune intempérie de l'air, n'ont pu nuire dans leurs campagnes. Oui, loin
d'en avoir reçu aucun
préjudice, ils ont même tiré du profit et du gain des rapines d'Apronius.
Puis donc que la
ville et la députation de Léontini m'ont manqué pour la raison que je
viens de dire, je dois chercher
moi-même une voie et des moyens pour parvenir à faire connaître les
profits d'Apronius,
ou plutôt le butin énorme, immense, de Verrès. Les dîmes du territoire de
Léontini ont été
affermées la troisième année trente-six mille médimnes de blé,
c'est-à-dire, deux cent seize mille
boisseaux. C'est beaucoup, Romains, je ne puis le nier; oui, c'est beaucoup.
Aussi faut-il nécessairement
que le décimateur y ait perdu on qu'il y ait bien peu gagné; car c'est là
ce qui arrive
quand on a pris un bail porté trop haut. Mais si je montre que, sur un seul
territoire, on tirait
un bénéfice de cent mille boisseaux, et même de deux cent mille, et même
de trois cent mille, et
même de quatre cent mille, douterez-vous encore pour qui un si grand butin a
été recueilli? On
dira peut-être que je suis injuste de juger du vol et du butin par la
grandeur du bénéfice. Mais si
je montre, Verrès, que ceux qui extorquent quatre cent mille boisseaux de
bénéfice auraient
perdu, si votre iniquité et les commissaires pris parmi vos satellites ne
fussent venus à leur secours;
doutera-t-on, en voyant un si grand bénéfice extorqué si injustement,
doutera-t-on que
votre cupidité ne vous ait porté à faire des profits immenses, et qu'à
son tour l'immensité des profits
n'ait enflammé votre cupidité?
XLVII. Comment donc, juges, parviendrai-je à connaître le bénéfice
qu'a extorqué Apronius?
Ce n'est point par ses registres : je les ai cherchés sans pouvoir les
trouver; et lorsque je le citai
devant le juge, je le forçai de dire qu'il ne tenait pas de registres. S'il
mentait, pourquoi écartait-il
des registres qui n'auraient pu vous nuire? si réellement il n'en avait
point tenu, cela même
n'est-il pas une preuve suffisante que ce n'était point pour lui-même qu'il
agissait? Les dîmes ne
peuvent s'exploiter sans beaucoup de registres. Il faut nécessairement des
registres pour y porter
les noms des agriculteurs et les arrangements faits avec chacun. Tous les
cultivateurs, d'après
vos ordres et vos règlements, ont déclaré les arpents qu'ils faisaient
valoir. En ont-ils déclaré
moins? Je ne le pense pas; ils avaient à craindre trop de tortures, trop de
supplices, trop de
commissaires pris parmi vos satellites. Dans un arpent du territoire de
Léontini, on sème chaque
année régulièrement près d'un médimne de blé. On est heureux quand ce
médimne en rapporte
huit; s'il en rapporte dix, c'est un bienfait des dieux. Si la récolte va
quelquefois jusque-là, il
arrive alors qu'il y a autant à dîmer qu'on a semé; c'est-à-dire, que,
pour la dîme, on doit
autant de médimnes qu'on a ensemencé d'arpents. Dans cet état de choses,
je dis d'abord
que les dîmes du territoire de Léontini ont été affermées plusieurs
milliers de médimnes plus
qu'il n'y a eu d'arpents ensemencés dans ce territoire. S'il était
impossible qu'on recueillît plus
de dix médimnes d'un arpent, si l'on ne devait au décimateur qu'un médimne
par arpent, quand
le médimne semé, ce qui est fort rare, en avait rapporté dix; quelle
raison, si c'étaient les dîmes
qui étaient adjugées et non les biens des cultivateurs, pouvait porter le
décimateur à se les
faire adjuger pour plus de médimnes qu'il n'y avait d'arpents ensemencés?
XLVIII. Suivant les déclarations, il n'y a pas plus de trente mille
arpents dans le territoire de
Léontini. Les dîmes ont été affermées trente-six mille médimnes.
Apronius se trompait-il? ou bien
était-il fou? Il aurait fallu, sans doute, l'accuser de folie, s'il eût
été permis aux agriculteurs de
ne lui donner que ce qu'ils lui devaient, s'ils n'eussent pas été
contraints de livrer tout ce qu'il
leur demandait. Si je montre que personne n'a donné pour dîme moins de trois
médimnes par
arpent, vous m'accorderez, je pense, que personne n'a donné moins de trois
dîmes, en supposant
que les terres aient donné un produit décuple. Or on a demandé à Apronius
comme une
grâce, qu'il fût permis de transiger pour trois médimnes par arpent. En
effet, comme il y en
avait plusieurs dont on exigeait quatre médimnes et même cinq; plusieurs
même à qui, de toute
la récolte et de tout le travail d'une année, on ne laissait pas un seul
grain, ni même la paille.
Les agriculteurs de Centorbe, dont le nombre est le plus considérable dans
le territoire de Léontini,
s'assemblèrent et députèrent à Apronius, Andron Centorbe, le plus
considéré et le plus illustre de
leur ville (c'est le même que la ville de Centorbe a envoyé à ce jugement
comme député et comme
témoin) ; ils le députèrent à Apronius pour plaider auprès de lui la
cause des agriculteurs, pour le
prier de ne pas exiger des agriculteurs de Centorbe plus de trois médimnes
par arpent. On l'obtint à
peine d'Apronius comme un bienfait insigne pour ceux qui alors même
n'avaient pas encore déserté
leurs champs. En l'obtenant, on obtenait évidemment qu'il fût permis de
donner trois dîmes pour
une. Si ce n'était pas pour vous, Verrès, qu'Apronius agissait, on vous
eût demandé de ne pas donner
plus d'une dîme, plutôt que de demander à Apronius de n'en pas donner plus
de trois. J'omets
pour le moment tous les traits particuliers du despotisme et de la tyrannie
d'Apronius envers les
cultivateurs; je ne nomme pas ceux auxquels il a enlevé tout leur blé,
auxquels il n'a rien laissé
non seulement de leur récolte, mais de leurs biens; apprenez seulement quel
profit il a tiré de ces trois
médimnes qu'il avait accordés comme un bienfait et comme une grâce.
XLIX. Suivant les déclarations, il y a trente mille arpents dans le
territoire de Léontini. Trois
médimnes, pris sur chaque arpent, font quatre-vingt-dix mille médimnes,
c'est-à-dire, cinq cent
quarante mille boisseaux. Déduisez deux cent seize mille boisseaux qui sont
le prix des dîmes,
il reste trois cent vingt-quatre mille boisseaux. Ajoutez trois
cinquantièmes de la somme totale,
cinq cent quarante mille boisseaux, c'est-à-dire, trente-deux mille quatre
cents boisseaux (car on
exigeait en sus trois cinquantièmes de tous les cultivateurs ), nous aurons
trois cent cinquante-six mille
quatre cents boisseaux de blé. Mais j'avais annoncé un bénéfice de quatre
cent mille.
Aussi je ne parle point dans ce calcul de ceux à qui l'on n'a pas permis de
transiger pour trois
médimnes par arpent. Mais afin de remplir toute ma promesse, même d'après
ce calcul, plusieurs
étaient obligés de donner pour surcroît deux sesterces par médimne,
plusieurs cinq; on ne donnait pas
moins d'un sesterce. Prenons le moins; puisque nous avons compté
quatre-vingt-dix mille
médimnes, il fallait ajouter, ce qui était quelque chose d'inouï et
d'affreux, quatre-vingt-dix mille
sesterces,. Et il osera encore nous dire qu'il a haussé l'adjudication des
dîmes, lorsque, sur le
même territoire, il a enlevé une fois plus qu'il n'a envoyé au peuple
romain ! Vous avez affermé les
dîmes du territoire de Léontini deux cent seize mille boisseaux. C'est
beaucoup, si c'est d'après
la loi; c'est peu, s'il n'y a de loi que votre caprice; c'est peu, si vous
appelez dîmes ce qui n'était que
la moitié. Vous auriez pu affermer beaucoup plus la récolte annuelle de la
Sicile, si le sénat ou le
peuple romain vous eussent ordonné de le faire ; car il est souvent arrivé
que quand on affermait
les dîmes d'après la loi d'Hiéron, elles ont été affermées autant
qu'elles le furent d'après la loi de
Verrès. Lisez l'adjudication des dîmes sous la préture de Norbanus.
BAIL DU CANTON DE LÉONTINI, PASSÉ SOUS C. NOIRBANUS.
Cependant personne alors n'était poursuivi pour déclaration d'arpents; un
Artémidore Cornélius n'était pas
commissaire; un magistrat sicilien ne forçait pas les cultivateurs de donner
tout ce qu'exigeait le
décimateur; on ne demandait pas au décimateur, comme un bienfait, qu'il
fût permis de transiger
pour trois médimnes par arpent; les cultivateurs n'étaient pas contraints
de donner un surcroît d'argent,
ni d'ajouter trois cinquantièmes de blé et, malgré cela, on en envoyait
une grande quantité au peuple romain.
L. Mais que veulent dire ces cinquantièmes de blé et ces surcroîts
d'argent? Quel droit, quel
exemple vous autorisait à les demander? Un cultivateur donnait de l'argent :
comment cela? où
le prenait-il? S'il eût voulu se montrer plus généreux, il eût fait
meilleure mesure, comme cela
se pratiquait dans les dîmes, lorsqu'on les affermait suivant les règles et
avec équité. Il donnait
de l'argent ! Sur quoi le prenait-il ? Sur son blé, comme s'il en eût eu à
vendre sous la préture
de Verrès. Il lui fallait donc couper dans le vif pour ajouter aux autres
gains d'Apronius cette
gratification pécuniaire. Et cette gratification, les contribuables la
faisaient-ils volontiers ou
malgré eux? Volontiers? Oui, sans doute, ils chérissaient Apronius. Malgré
eux? Qu'est-ce qui
les forçait, sinon la violence et les mauvais traitements? Ce préteur
insensé, en affermant les dîmes,
ajoutait à chaque dîme, par surcroît, une somme d'argent : la somme
n'était pas bien considérable;
il ajoutait deux ou trois mille sesterces.
Cela fait peut-être, pendant trois ans, cinq cent mille sesterces. Aucun
exemple, aucune loi, je
le répète, ne l'y autorisait. Cet argent n'a pas été remis au trésor, et
personne n'imaginera un moyen
de justifier Verrès de cet attentat, si léger qu'il soit, à côté de tant
d'autres.
Après cela, vous osez dire que vous avez porté très haut l'adjudication
des dîmes, lorsqu'il est
évident que vous avez adjugé les biens et les fortunes des laboureurs à
votre profit, et non au
profit du peuple romain ! C'est comme si un économe, dans une terre qui
rapporterait dix mille
sesterces, après avoir coupé et vendu les arbres, enlevé les couvertures,
engagé les troupeaux et
les instruments de labourage, envoyait à son maître vingt mille sesterces,
au lieu de dix mille, et
en faisait cent mille pour lui. D'abord le maître, ignorant le dommage, se
réjouirait, serait enchanté
de son économe, parce qu'il aurait doublé le produit de sa terre; ensuite,
quand il apprendrait
qu'il a détourné et vendu les effets nécessaires pour la culture et la
récolte, il verrait bien
qu'il a été mal servi, et punirait le coupable.
Ainsi, lorsque le peuple romain apprend que Verrès a porté les dîmes plus
haut que Sacerdos,
ce préteur intègre auquel il a succédé, il croit qu'il a eu un bon
surveillant, un excellent économe
pour ses terres et pour ses récoltes; mais lorsqu'il s'apercevra que Verrès
a vendu tous les
instruments des cultivateurs, toutes les ressources des impositions; que, par
sa cupidité, il a
ruiné toutes les espérances pour l'avenir, qu'il a épuisé et ravagé
toutes les campagnes tributaires,
qu'il a fait pour lui-même des profits immenses et amassé un butin énorme;
il verra
qu'il a été fort mal servi, et jugera le préteur digne du plus rigoureux
châtiment.
LI. Voulez-vous donc en juger? considérez ce
résultat : les terres
sujettes aux dîmes dans
notre province de Sicile sont désertes, grâce à la cupidité de Verrès;
et non seulement ceux
qui sont restés dans les campagnes labourent avec moins de charrues, mais
une infinité d'hommes
riches, agriculteurs actifs et industrieux, ont abandonné des territoires
tout entiers, de
grands et fertiles domaines. C'est ce que prouveront aisément les registres
publics, puisque, d'après
la loi d'Hiéron, les magistrats des villes font, tous les ans, un nouveau
recensement des cultivateurs.
Greffier, lisez combien Verrès a trouvé de cultivateurs sur le territoire
de Léontini. -
Quatre-vingt-trois. - Combien ont donné leurs noms la troisième année? -
Trente-deux. -
Voilà donc cinquante et un cultivateurs dépossédés, sans que d'autres les
aient remplacés.
Combien y avait-il, à votre arrivée, de cultivateurs dans le territoire de
Mutyca? voyons-le
d'après les registres publies. - Cent quatre-vingt-huit. - Et la troisième
année? - Cent
un. - Vos vexations, Verrès, ont enlevé quatre-vingt-sept cultivateurs à
un seul territoire, ou
plutôt à notre république, qui réclame et redemande tous ces pères de
famille, puisque ce sont
là les revenus du peuple romain. Il y avait, la première année, dans le
territoire d'Herbite,
deux cent cinquante-sept cultivateurs; cent vingt la troisième : ainsi, cent
trente-sept pères de famille
se sont enfuis des campagnes. De quels hommes riches et recommandables
n'était point
rempli le territoire d'Agyrone? On y comptait deux cent cinquante
cultivateurs la première année
de votre préture; et la troisième, quatre-vingts, comme vous l'avez entendu
des députés
d'Agyrone, qui vous ont lu les registres de leur ville.
LII. Au nom des dieux, je vous le demande, Verrès, si vous eussiez
fait enfuir de toute la province
cent soixante et dix cultivateurs, pourriez-vous être absous par des juges
sévères? Et lorsqu'il
s'en trouve cent soixante et dix de moins dans le seul territoire d'Agyrone,
ne jugerez-vous
point par là, Romains, de toute la province? Oui, vous trouverez la même
désolation dans
tous les territoires sujets aux dîmes. Les agriculteurs, à qui il est
resté quelque portion d'un ample
patrimoine, sont demeurés dans les campagnes, ont labouré avec moins
d'instruments et de
charrues; ils craignaient, en se retirant, de voir périr le reste de leur
fortune : ceux à qui Verrès
n'avait rien laissé à perdre, se sont enfuis et de leurs campagnes et de
leurs villes. Ceux même
qui étaient restés, formant à peine la deuxième partie des agriculteurs,
auraient abandonné
toutes leurs terres, si Métellus ne leur eût écrit de Rome qu'il
affermerait les dîmes d'après la
loi d'Hiéron, et s'il ne les eût priés d'ensemencer le plus de terres
qu'ils pourraient; ce qu'ils
avaient fait toujours pour leur propre avantage, sans que personne les en
priât, tant qu'ils voyaient
que c'était pour eux et pour le peuple romain, non pour un Verrès et pour
un Apronius, qu'ils
semaient, qu'ils dépensaient, qu'ils travaillaient.
Si donc, Romains, vous êtes indifférents sur le sort de la Sicile, si vous
vous inquiétez peu de
la manière dont les alliés de Rome sont traités par nos magistrats,
soutenez du moins et défendez
la cause commune, la cause de cet empire. Je dis qu'on a fait déserter les
cultivateurs,
que nos campagnes tributaires ont été ravagées et dépeuplées par
Verrès, que Verrès a pillé et
vexé la province : je prouve tous ces faits par les registres publics des
villes les plus célèbres,
et par les dépositions particulières de leurs premiers citoyens.
LIII. Que voulez-vous de plus? attendez-vous que L. Metellus, qui,
d'autorité et par le pouvoir
de sa place, a empêché un grand nombre de Siciliens de déposer contre
Verrès, dépose lui-même,
quoique absent, contre les crimes, la cupidité et l'audace de l'accusé? Je
ne le pense
pas. Mais lui ayant succédé, il pourrait être mieux instruit que tout
autre. - Oui; mais il est retenu
par l'amitié. - Il doit nous informer de l'état de sa province. - Il le
doit; mais on ne l'y force
point. Quelqu'un attend-il donc le témoignage de L. Métellus contre
Verrès? Personne. Quelqu'un
le demande-t-il? je ne le pense pas. Que sera-ce donc, si je prouve par le
témoignage et par une
lettre de L. Métellus, que tous ces faits sont véritables? que direz-vous
alors? Que Metellus écrit
contre la vérité, ou qu'il veut nuire à son ami, ou qu'un préteur ignore
l'état de sa province?
Greffier, lisez la lettre que L. Metellus a écrite aux consuls Cn. Pompée
et M. Crassus, qu'il a écrite
au préteur M. Mummius, qu'il a écrite encore aux questeurs de la ville.
LETTRE DE L. METELLUS. J'AI AFFERME LA DÎME DES BLÉS D'APRÈS LA LOI
D'HIÈRON.
Lorsqu'il écrit qu'il a affermé d'après la loi d'Hiéron, que veut-il
dire? Qu'il a
fait comme tous les préteurs, excepté Verrès. Lorsqu'il écrit qu'il a
affermé d'après la loi d'Hiéron,
que veut-il dire? Qu'il a rendu aux Siciliens ce que Verrès leur avait
enlevé, les bienfaits
de nos ancêtres, leurs lois, les conditions de leur alliance, de leur
traité, de leur amitié avec
nous. Il dit combien il a affermé la dîme de chaque territoire. Que dit-il
ensuite? Lisez la suite de la lettre.
JE N'AI RIEN NÉGLIGE POUR ADJUGER LES DÎMES LE PLUS HAUT POSSIBLE.
Pourquoi donc, Métellus, les adjudications n'ont-elles pas été plus
fortes? C'est que j'ai trouvé
les terres abandonnées, les campagnes désertes, la province pauvre et
ruinée. Mais, puisqu'on
a ensemencé des terres, comment s'est-il trouvé quelqu'un qui voulût le
faire? Lisez la lettre.
LETTRE DE MÉTELLUS. Il a écrit, dit-il, aux laboureurs; arrivé dans la
Sicile, il les a rassurés, il a
interposé son autorité ; Metellus enfin leur a presque donné des gages
pour leur persuader qu'il ne
suivrait en rien l'exemple de Verrès. Quel est donc l'objet pour lequel il
dit s'être donné tant de peine? Lisez:
POUR ENGAGER LES CULTIVATEURS QUI RESTAIENT À SEMER LE PLUS QU'IL SERAIT
POSSIBLE.
Les cultivateurs qui restaient? Qu'est-ce que cela veut dire, qui restaient?
à quelle guerre,
à quelle dévastation avaient-ils échappé? quelle si grande calamité,
Verrès, quelle guerre si longue
et si désastreuse a désolé la Sicile sous votre préture, pour que votre
successeur ait dû comme
recueillir et ranimer ce qui restait de laboureurs?
LIV. La Sicile a été anciennement dévastée dans les guerres de
Carthage; elle l'a été aussi de
notre temps et du temps de nos pères; deux fois elle a été en proie à des
armées d'esclaves fugitifs :
cependant on ne l'a pas vue dépeuplée ainsi d'agriculteurs; seulement on a
été une année sans
avoir de récolte, ou parce qu'on n'avait pas semé, ou parce qu'on avait
perdu la moisson; mais le
nombre des propriétaires et des cultivateurs était toujours le même; ceux
qui avaient succédé dans
cette province aux préteurs M. Lévinus, P. Rupilius, ou M. Aquillius, ne se
voyaient pas réduits
à recueillir le reste des laboureurs. Verrès, avec Apronius, a-t-il donc
fait passer sur la Sicile
plus de calamités qu'Asdrubal avec les troupes des Carthaginois, ou
Athénion avec des armées
d'esclaves fugitifs? Alors, sans doute, aussitôt après la victoire
remportée sur l'ennemi, toutes
les terres étaient labourées, un préteur ne suppliait point par lettres un
cultivateur, ou ne le
priait pas, de vive voix, de semer le plus qu'il était possible; tandis
qu'à présent, même après le
départ de ce dévastateur des campagnes, il ne se trouvait personne qui
labourât volontairement;
il n'y en avait qu'un petit nombre de reste, qui, encouragés par Métellus,
revinssent dans leurs
champs et dans leurs anciennes demeures. O le plus audacieux et le plus
insensé des hommes!
ne voyez-vous pas que cette lettre est pour vous un arrêt de mort? ne
voyez-vous pas que, quand
votre successeur parle de cultivateurs qui restent, il écrit expressément
qu'ils survivent, non
à la guerre, non à quelque désastre semblable, mais à votre perversité,
à votre cruauté, à votre
avidité, à votre fureur? Greffier, lisez la suite.
TOUTEFOIS, AUTANT QUE L'A PERMIS LE MALHEUR DES CIRCONSTANCES ET LA
DISETTE DE CULTIVATEURS. La disette de cultivateurs, dit-il. Si moi,
accusateur, je répétais
aussi souvent la même chose, je craindrais, Romains, de vous fatiguer.
Métellus dit hautement :
SI JE N'AVAIS ÉCRIT AUX CULTIVATEURS. Ce n'est pas tout. SI, ARRIVÉ EN
SICILE,
JE NE LES AVAIS RASSURÉS. Ce n'est pas encore assez. LES CULTIVATEURS QUI
RESTENT, dit-il.
Qui restent! à ce mot presque lugubre qui montre l'état désespéré de la
Sicile,
il ajoute : LA DISETTE DES CULTIVATEURS.
LV. Attendez, juges, attendez encore, si vous le pouvez, les preuves
de mon accusation. Je dis
que la cupidité de Verrès a fait enfuir les agriculteurs : Métellus écrit
qu'il a rassuré ceux qui restaient.
Je dis que les terres ont été abandonnées, les campagnes, désertées :
Métellus écrit qu'il y a disette de
cultivateurs. En écrivant ces mots, il annonce que les amis et les alliés
du peuple romain
ont été persécutés, dépouillés, chassés. S'il leur fût arrivé
quelque mal par la faute de Verrès,
sans que nos revenus en eussent souffert, vous deviez le punir, surtout en le
jugeant d'après une
loi établie en faveur des alliés; mais puisque, par la ruine entière et la
désolation de nos alliés, la
cupidité de Verrès a diminué les revenus du peuple romain, et détruit
pour longtemps les approvisionnements
de blés, nos vivres, nos ressources, le salut même de Rome et de nos
armées, songez
du moins aux intérêts du peuple romain, si vous ne daignez pas pourvoir à
ceux de vos alliés fidèles.
Et afin que vous sachiez que le désir d'un gain, d'un butin présent a fait
négliger à Verrès
vos revenus, et lui a fait oublier l'avenir, écoutez ce que Métellus écrit
à la fin de sa lettre : J'AI
VEILLÉ, dit-il, POUR LA SUITE À NOS REVENUS.
Il dit qu'il a veillé pour la suite à nos revenus. Il n'écrirait point
qu'il a veillé à nos revenus, s'il ne
voulait montrer que Verrès les a détruits. Car pourquoi Metellus aurait-il
veillé à nos revenus dans
les dîmes et dans tout ce qui concerne les blés, si Verrès, par ses
exactions, n'eût pas ruiné les
revenus du peuple romain? Mais Métellus lui-même, qui veille à nos
revenus, qui recueille le
reste des cultivateurs, que gagne-t-il, sinon de faire cultiver les terres
par ceux qui le peuvent
encore, par ceux à qui Apronius, le satellite de Verrès, a laissé du moins
une charrue, et qui cependant
ne sont restés que parce qu'ils attendaient Métellus, parce qu'ils
comptaient sur son arrivée?
Mais les autres Siciliens, mais cette multitude infinie de cultivateurs, à
qui on a fait déserter
les campagnes; qui, dépouillés de leurs biens et de toute leur fortune, se
sont même enfuis de
leurs villes et de la province, comment les rappellera-t-on? combien faut-il
de sages et intègres
préteurs pour ramener enfin tous ces malheureux dans leurs terres et dans
leurs demeures?
LVI. Au reste, ne soyez pas étonnés, Romains, qu'il s'en soit enfui
un aussi grand nombre que
vous l'avez vu par les registres publics et par les déclarations des
cultivateurs; apprenez un
fait incroyable, mais réel et connu de toute la Sicile : plusieurs d'entre
eux, désespérés par
la dureté et la tyrannie de Verrès, par les vexations et les excès des
décimateurs, se sont donné
la mort. Oui, la chose est avérée : Dioclès de Centorbe, homme riche,
s'est étranglé lui-même,
le jour qu'on lui eut annoncé qu'Apronius avait pris le bail des dîmes.
Archonide d'Élore, d'une
naissance distinguée, a dit, dans sa déposition, que Dyrrhachinus, le
premier citoyen de sa
ville, s'était fait périr de même, lorsqu'il eut appris que le décimateur
lui demandait, en vertu
de l'inique édit de Verrès, plus qu'il ne pouvait faire avec tous ses
biens.
Non, quoique vous ayez toujours été, Verrès, le plus insouciant à la fois
et le plus cruel des
hommes, vous n'auriez toutefois jamais souffert, en voyant que cette
affliction et ces gémissements
de toute la province intéressaient votre existence; vous n'auriez, dis-je,
jamais souffert
que l'on cherchât dans une aussi triste mort un remède à vos injustices,
si vous n'aviez trouvé
dans ces injustices de quoi assouvir votre insatiable cupidité. Quoi!
l'auriez-vous souffert?
Écoutez, Romains : car je dois employer ici tous mes efforts, tout ce que
j'ai de forces pour faire
comprendre à chacun de vous quel crime odieux, quel crime manifeste et
certain on veut racheter
par l'or. Ce chef d'accusation est grave, est terrible; depuis qu'il existe
des hommes, et une
justice contre les concussionnaires, on n'avait pas encore vu qu'un préteur
du peuple romain se
fût associé aux décimateurs.
LVII. Verrès, aujourd'hui simple particulier, s'entend faire ce
reproche par un ennemi; aujourd'hui
accusé, par un accusateur; mais déjà, lorsque sur son tribunal, où il
siégeait comme préteur,
comme gouverneur de la Sicile, il était craint comme tout magistrat, parce
qu'il était le maître,
et plus que tout autre, parce qu'il était cruel, cette accusation a mille
fois frappé ses oreilles;
et s'il négligeait de s'en venger, ce n'était point par indifférence, mais
parce que le remords de
ses malversations et de ses crimes le retenait. Les décimateurs disaient
publiquement, et surtout
Apronius, cet homme si puissant auprès de lui, ce fléau des campagnes,
qu'il leur revenait fort
peu de chose de ces gains immenses, que le prêteur était leur associé.
Quoi! les décimateurs
tenaient publiquement ce langage dans toute la province; ils s'appuyaient de
votre nom dans des
vexations aussi odieuses, aussi infâmes, et vous n'avez point songé à
votre réputation? Lorsque
la terreur de votre nom glaçait l'âme des laboureurs; lorsque, pour
conclure les marchés, les
fermiers des dîmes opposaient aux cultivateurs des champs, non leur
puissance, mais votre tyrannie
et votre nom, pensiez-vous qu'il y aurait à Rome des juges assez faibles,
assez pervers, assez
disposés à se laisser corrompre, pour que la déesse Salus elle-même pût
vous sauver de leurs mains?
Pourriez-vous l'espérer, quand il devait être prouvé que les dîmes
avaient été affermées contre
les règlements, contre les lois, contre l'usage de vos prédécesseurs, et
que les décimateurs avaient
dit partout que la chose vous regardait, que c'était votre affaire, que le
butin était pour vous;
quand il devait être prouvé que vous aviez gardé le silence, et que, ne
pouvant dissimuler la vérité
de leurs discours, vous aviez pu les supporter et les souffrir : tant la
grandeur du gain vous cachait
la grandeur du péril! tant l'amour de l'argent pouvait plus sur vous que la
crainte d'un ju-
gement! Non, sans doute, vous ne pouvez nier le reste; mais ne vous
êtes-vous pas même réservé
de pouvoir dire que vous n'avez rien entendu de ces discours, que le bruit de
votre infamie n'est
point arrivé jusqu'à vous? Les cultivateurs se plaignaient, ils pleuraient,
ils gémissaient; et vous
n'en saviez rien! Toute la province murmurait; et personne ne vous en avait
instruit! On tenait à
Rome des assemblées où l'on portait des plaintes contre vous, et vous
l'ignoriez! vous ignoriez
tout cela! Mais lorsque publiquement, à Syracuse, vous présent, dans un
grand concours de peuple,
P. Rubrius, portant à Q. Apronius un défi judiciaire, offrait de prouver
Qu'IL DISAIT PARTOUT
QUE VOUS ÉTIEZ SON ASSOCIÉ DANS LES DlMES, ces paroles ne vous ont pas
frappé, ne
vous ont pas troublé, ne vous ont pas fait songer à sauver votre honneur et
votre personne? Vous
avez gardé le silence, vous avez même apaisé les deux parties, vous avez
fait en sorte que le
débat n'eût pas lieu.
LVIII. Dieux immortels! un homme innocent eût-il pu souffrir un tel
affront? et un coupable
même, s'il eût seulement pensé qu'il y avait des tribunaux à Rome,
n'aurait-il pas du moins affecté
de paraître sensible à la perte de l'estime publique? Comment! on veut
intenter un procès
où vos intérêts les plus chers sont compromis; et vous restez tranquille
sur votre siège! et vous ne
donnez aucune suite à cette dénonciation! et vous n'insistez pas! et vous
ne cherchez pas à savoir
à qui Apronius a tenu le propos, qui l'a entendu de sa bouche, qui l'a
rapporté, comment
il s'est répandu ! Si quelqu'un vous eût dit à l'oreille qu'Apronius se
disait partout votre associé,
n'auriez-vous point dû vous indigner, mander Apronius, et ne pas accepter sa
satisfaction avant
que d'avoir vous-même satisfait à l'opinion? Mais lorsque, dans une place
publique, devant
tout le peuple assemblé, on semblait diriger contre Apronius une accusation
qui réellement tombait
sur vous, auriez-vous jamais pu endurer en silence un tel outrage, si vous
n'aviez été persuadé
que, dans un fait aussi notoire, tout ce que vous auriez dit n'aurait pu que
vous nuire?
Souvent des gouverneurs ont renvoyé leurs questeurs, leurs lieutenants,
leurs préfets, leurs tribuns;
ils leur ont ordonné de sortir de leur province, persuadés que, par la
faute de ces agents,
ils ne jouissaient pas eux-mêmes d'une bonne réputation, ou parce qu'ils
les jugeaient coupables
de quelque délit grave : et un Apronius, un homme à peine libre, un
pervers, un scélérat,
souillé de crimes et d'opprobres, dont l'âme est aussi infecte que
l'haleine; vous auriez craint,
lorsque votre honneur était si fort compromis, de le blesser par quelque
parole un peu sévère !
Non, certes, vous n'auriez jamais respecté assez les saints nœuds de votre
association pour rester
indifférent à vos risques personnels, si vous n'aviez reconnu vous-même
combien votre infamie
était connue et notoire. Depuis, P. Scandilius, chevalier romain, que vous
connaissez tous, intenta
au même Apronius, au sujet de cette association, le même procès qu'avait
voulu lui intenter Rubrius.
Il le poursuivit, le pressa, ne lâcha point prise : il déposa cinq mille
sesterces, et
demanda des commissaires ou un juge.
LIX. Vous semble-t-il qu'on ait assez investi un préteur coupable,
dans sa province, que
dis-je? sur son siége et sur son tribunal ; qu'on l'ait réduit, ou à se
laisser juger pour crime capital,
lui-même présent et siégeant, ou à s'avouer convaincu et condamné devant
quelque tribunal
que ce soit? On s'engage à prouver qu' APRONIVS S'EST DIT VOTRE ASSOCIÉ
POUR LES DIMES:
c'est dans votre province qu'on l'attaque; vous êtes présent; on vous
demande des juges; que faites-vous?
que prononcez-vous? Vous dites : Je donnerai des commissaires. Fort bien.
Cependant,
quels seront les commissaires d'une âme assez forte, pour oser, dans une
province où un prêteur gouverne,
juger, je ne dis pas seulement contre sa volonté, mais contre ses plus
grands intérêts?
mais je veux bien qu'on en eût trouvé; la chose était publique, et il n'y
avait personne
qui ne déclarât formellement l'avoir entendu dire, et les hommes les plus
riches en étaient les
premiers témoins; il n'y avait personne, dans toute la Sicile, qui ne sût
que les dîmes étaient au prêteur ;
personne à qui on n'eût dit qu'Apronius le publiait partout : de plus, il y
avait à Syracuse
un corps nombreux de citoyens illustres et de chevaliers romains, parmi
lesquels il fallait
choisir des commissaires qui n'auraient pu prononcer que la vérité.
Scandilius insiste, il demande
des commissaires. Alors Verrès, cet homme pur et intègre, qui voulait
écarter et dissiper tout
soupçon sur sa vertu, annonce qu'il prendra des commissaires parmi ses
satellites.
LX. Grands dieux ! quel est l'homme que j'accuse? quelle est la cause
dans laquelle je veux
donner des preuves de mon zèle et de ma fidélité ? qu'est-il besoin ici
de mes paroles ou de mes réflexions?
que peuvent-elles faire ou obtenir? Au milieu des domaines du peuple romain,
au milieu des récoltes mêmes
de la province de Sicile, je le tiens, je le tiens ce déprédateur public,
qui détourne à son profit tous les grains
et un argent immense; je le tiens, dis-je, en flagrant délit, sans qu'il
puisse nier. En effet, Verrès, que
direz-vous? On intente à Apronius, votre commissionnaire, un procès où vos
plus grands intérêts sont compromis; on l'attaque comme ayant publié qu'il était votre associé
pour les dîmes.
Tout le monde est impatient de savoir combien vous prendrez la chose à cœur, comment vous
sauverez votre réputation aux yeux du public, comment vous le persuaderez de
votre innocence.
Et c'est alors que vous donnerez pour commissaires, votre médecin, votre
aruspice, votre huissier, ou même
celui que vous regardiez comme un excellent juge, comme le Cassius de votre
tribunal,
celui que vous choisissiez dans les affaires un peu graves, Papirius Potamo,
homme austère, formé
à l'école antique de nos chevaliers. Scandilius demande des commissaires
parmi les citoyens
romains établis à Syracuse. Verrès dit qu'il ne s'en remettra qu'aux
officiers de son tribunal pour
ce qui regarde sa réputation. Les commerçants croiraient se déshonorer
s'ils récusaient les juges
du lieu on ils commercent; un préteur récuse toute sa province. O
effronterie sans exemple! il
prétend être absous à Rome, lui qui a jugé que, dans sa province même,
il n'était pas possible de
l'absoudre! Croit-il que l'argent fasse plus sur des sénateurs distingués
que la crainte sur trois
commerçants? Scandilius proteste qu'il ne dira pas un mot devant le
commissaire Artémidore;
et cependant, Verrès, il vous fait les propositions les plus avantageuses,
des propositions de
nature à être reçues avec empressement. Si vous êtes persuadé que, dans
toute la Sicile, on ne
saurait trouver aucun juge ou commissaire convenable, il vous demande de
renvoyer l'affaire à
Rome. À ces mots, vous vous écriez qu'il y avait de la méchanceté à
Scandilius de demander qu'on
vous jugeât sur votre réputation dans un lieu où il voyait qu'on était
prévenu contre vous. Vous
refusez de renvoyer l'affaire à Rome; vous refusez de donner des
commissaires parmi les citoyens
romains établis à Syracuse; vous proposez vos satellites. Scandilius finit
par dire qu'il se désistera
de son accusation, et reviendra dans un autre temps. Quel parti prenez-vous
alors? que faites-vous?
vous obligez Scandilius : à quoi? à tenir le défi qu'il avait porté? Non,
vous éludez avec impudence le
jugement si attendu qui doit décider de votre honneur. Que faites-vous donc?
autorisez-vous Apronius
à choisir parmi vos satellites les commissaires qu'il voudra? Ce serait une
indignité
de permettre à une des parties de prendre des juges parmi des gens iniques,
plutôt qu'à toutes
les deux d'en choisir parmi des hommes équitables. Vous ne faites ni l'un ni
l'autre. Que décidez-vous donc?
Voici une plus grande iniquité. Il oblige Scandilius à donner et à compter
les cinq mille sesterces à Apronius.
Que pouvait faire de plus subtil un préteur jaloux d'une bonne renommée,
qui voulait se purger de tout soupçon,
se soustraire à l'infamie?
LXI. On parlait mal de Verrès, sa conduite était blâmée,
décriée; un méchant, un scélérat,
Apronius, avait publié que le préteur était son associé; on l'avait
attaqué juridiquement sur ce
propos qu'il s'était permis : le préteur, pur et intègre, pouvait, par la
punition d'Apronius, se décharger
du soupçon le plus odieux. Quelle peine, quel châtiment imagine-t-il contre
Apronius?
il oblige Scandilius à lui compter cinq mille sesterces pour récompense de
sa perversité inouïe,
de son audace à publier partout une association criminelle. O le plus
effronté des hommes! rendre
ce jugement, n'était-ce pas avouer, publier vous-même contre vous-même ce
que publiait
Apronius? Un homme que vous n'auriez pas dû renvoyer sans punition, si vous
eussiez eu la moindre
pudeur ou plutôt la moindre prudence, vous n'avez pas voulu qu'il se
retirât de votre tribunal
sans un salaire. Par le seul fait de Scandilius, vous avez pu voir, Romains,
bien des choses.
Vous avez vu d'abord que le reproche d'association pour les dîmes n'a pas
pris naissance à Rome,
n'a pas été forgé par l'accusateur; que, comme nous le disons quelquefois
dans nos défenses, ce
n'est pas une accusation fabriquée chez soi à loisir, et que la
circonstance du jugement a fait
naître; que ce reproche est ancien, qu'il est devenu public sous la préture
de Verrès; qu'il n'a
pas été inventé à Rome par ses ennemis, mais transporté à Rome de la
province. On peut voir
aussi par là l'attachement de Verrés pour Apronius, et juger de l'aveu et
même de la déclaration
d'Apronius au sujet de Verrès. Le même fait peut encore vous apprendre que
Verrès, dans sa
province, n'a voulu remettre qu'à ses satellites les jugements qui
intéressaient son honneur.
LXII. Quel est celui des juges qui, dès le début de l'accusation
concernant les dîmes, n'a pas été
persuadé que Verrès a envahi les biens et la fortune des laboureurs? quel
est celui qui n'a point
senti sur-le-champ ce que j'ai prouvé, que Verrès a affermé les dîmes par
une loi nouvelle, ou
plutôt contre les lois, contre les usages et les règlements de ses
prédécesseurs? Mais quand nous
n'aurions pas des juges aussi sévères, aussi zélés, aussi religieux,
est-il quelqu'un qui, d'après l'excès
des vexations, la perversité des ordonnances, l'iniquité des jugements, ne
se soit pas décidé,
n'ait pas depuis longtemps prononcé? quand il se trouverait un juge moins
scrupuleux, moins occupé
des lois, de ses devoirs, des alliés et des amis de la république,
pourra-t-il avoir des doutes sur
la cupidité de Verrès, connaissant les gains énormes faits sur les dîmes,
les conventions iniques
arrachées par la violence et par la crainte; sachant que les villes ont
été contraintes de
force et par autorité, par la peur des verges et de la mort, à remettre de
si énormes bénéfices,
non seulement à Apronius et à ses pareils, mais même aux esclaves de
Vénus? Dût-on être peu
touché des dommages qu'ont essuyés les alliés, de la fuite des
cultivateurs, de leurs désastres,
de leur exil, de leur fin tragique, je n'en puis douter, quiconque apprendra
par les registres
des villes et par la lettre de L. Métellus, que la Sicile a été ravagée,
que les terres ont été abandonnées,
se convaincra qu'il est impossible de ne pas juger Verrès avec la plus
grande sévérité.
Quelqu'un pourrait-il encore refuser de croire tout ce que j'ai dit?
pourrait-il douter? j'ai
apporté les ajournements des procès intentés en présence de Verrès, au
sujet de l'association
pour les dîmes, procès dont il a arrêté la poursuite : peut-on désirer
des preuves plus manifestes ?
Mais je ne doute pas, Romains, que je n'aie pleinement satisfait à ma
tâche. Cependant j'irai
plus loin encore : non pour que vous soyez plus convaincus que vous ne
l'êtes sans doute, mais
pour que l'accusé, mettant enfin des bornes à son audace, cesse enfin de
croire qu'il peut acheter,
ce qui pour lui fut toujours vénal, la bonne foi, les serments, l'équité,
le devoir, la religion ;
mais pour que ses amis cessent de dire ce qui pourrait nous nuire à tous
dans l'esprit du peuple,
nous rendre odieux, nous décrier, nous déshonorer. Eh! quels sont ces amis?
Que l'ordre
des sénateurs est à plaindre, et combien, par la faute de quelques hommes,
il est en butte au
mépris et à la haine ! Un Emilius Alba, qu'on peut voir tous les jours à
l'entrée du marché,
ose dire publiquement que Verrès a gagné sa cause, qu'il a acheté les
juges, qu'il a donné à
l'un quatre cent mille sesterces, à l'autre cinq cent mille, qu'a personne
il n'a donné moins de
trois cent mille ! Et comme on lui répondait qu'il n'était pas possible que
Verrès l'emportât,
qu'une foule de témoins déposeraient, que d'ailleurs je plaiderais avec
zèle : Quand tout le
monde, reprit-il, dirait tout ce qu'on peut dire, si l'on ne produit des
faits si évidents qu'il ne soit
impossible de répondre, nous l'emportons. À la bonne heure, Alba ; j'accepte
votre condition
vous ne comptez pour rien dans un jugement les conjectures, les
présomptions, la considération
d'une vie antérieure, les témoignages des citoyens honnêtes; pour rien
l'autorité des villes, leurs
registres: vous voulez des faits notoires. Je ne demande pas pour juges des
Cassius; je ne désire
pas l'ancienne sévérité des jugements; je ne réclame pas, Romains, votre
équité, votre honneur,
votre religion : je prendrai pour juge Alba, un homme qui se donne lui-même
pour un mauvais
bouffon, et qui, parmi les bouffons même, ne passe que pour un gladiateur.
Telles sont les
preuves que je produirai pour les dîmes, qu'Alba sera forcé de convenir
que, dans ce qui regarde
les blés et les biens des agriculteurs, son ami a exercé ouvertement un
odieux brigandage.
LXIII. Vous prétendez, Verrès, avoir haussé l'adjudication des
dîmes du territoire de
Leontini. J'ai montré, dès le commencement, que celui-là
là ne devait pas être réputé avoir haussé l'adjudication des dîmes,
qui, en apparence, a adjugé
les dîmes, mais qui, en effet, par ses conditions, par la loi qu'il a faite,
par ses édits, et par les
vexations des décimateurs, n'a pas même laissé aux agriculteurs les dîmes
de leurs récoltes. J'ai
encore montré que d'autres préteurs, avant vous, avaient haussé, et même
plus haussé que vous,
l'adjudication des dîmes du territoire de Léontini et d'autres territoires;
que cependant ils les
avaient adjugées d'après la loi d'Hiéron; qu'aucun agriculteur ne s'était
plaint, et aucun ne
devait se plaindre, puisqu'elles avaient été adjugées d'après une loi
très équitable. L'agriculteur
ne s'inquiéta jamais de l'adjudication des dîmes. Que cette adjudication
soit portée haut
ou non : il n'en doit ni plus ni moins. C'est suivant l'abondance des
récoltes qu'on afferme les
dîmes. Or, il est de l'intérêt du cultivateur qu'il ait assez de blés
pour que l'adjudication des dîmes
soit portée très haut; pourvu qu'il ne donne pas plus que la dîme, il lui
est avantageux que la
dîme soit considérable. Mais, sans doute, vous voulez que votre principale
défense soit d'avoir
haussé l'adjudication des dîmes; et vous avez affermé les dîmes du
territoire de Léontini, un de
ceux qui produisent le plus, deux cent seize mille boisseaux de blé. Si je
prouve que vous auriez
pu les affermer davantage, que vous n'avez pas voulu les adjuger à ceux qui
enchérissaient sur
Apronius, que vous les avez données à Apronius pour beaucoup moins que vous
n'auriez pu les
donner à d'autres ; si je le prouve, votre ancien ami, ou plutôt votre
ancien amant, Alba lui-même,
pourra-t-il vous absoudre?
LXIV. Je dis donc que Q. Minucius, chevalier romain des plus
considérés, avec d'autres personnes
de la même distinction, a voulu ajouter, non pas mille, non pas deux mille,
non pas trois
mille, mais trente mille boisseaux aux dîmes du territoire de Léontini, aux
dîmes uniques d'un
seul territoire, et que vous ne leur avez point permis de prendre le bail, de
peur de l'enlever à
Apronius. Ou vous avez résolu de tout nier, ou vous ne nierez pas ce fait.
La chose s'est passée
publiquement, au milieu d'une grande assemblée à Syracuse : toute la
province en est témoin,
parce qu'on vient de tous côtés pour l'adjudication des dîmes. Si vous
convenez de ce fait, ou si
vous en êtes convaincu, voyez que de griefs contre vous, et de griefs
accablants! D'abord il est prouvé
que l'adjudication vous regardait, qu'elle était à votre profit :
autrement, pourquoi vouliez-vous
qu'Apronius eût les dîmes du territoire de Léontini préférablement à
Minucius; Apronius, dis-je,
nommé par tout le monde votre agent pour les dîmes? Il est prouvé ensuite
que vous avez fait
un immense profit : car si trente mille boisseaux ne vous eussent point
donné l'espérance d'une
plus belle proie, Minucius eût sans doute pu donner ce bénéfice à
Apronius, s'il eût voulu le
recevoir. Sur quel butin ne comptait donc pas Verrès, puisqu'il a méprisé
et dédaigné un bénéfice
actuel si considérable, et qui ne lui coûtait aucune peine? Ajoutez que
Minucius lui-même
n'eût jamais voulu prendre les dîmes portées aussi haut, si vous les aviez
adjugées d'après la loi
d'Hiéron; il n'a été si loin que parce qu'il espérait tirer plus que les
dîmes en vertu de vos
nouveaux édits et de vos iniques jugements. Mais vous avez toujours permis
à Apronius beaucoup
plus que ne permettaient déjà vos édits mêmes. Quels devaient donc être
les gains de celui qui
avait droit de tout faire, puisqu'un autre qui n'eût pas eu le même droit,
s'il eût été l'adjudicataire
des dîmes, proposait un tel bénéfice? Enfin, vous vous êtes certainement
enlevé cette défense
qui devait, selon vous, couvrir toutes vos malversations, toutes vos rapines;
vous ne pouvez
plus dire : J'ai haussé l'adjudication; j'ai travaillé pour le peuple de
Rome; j'ai pourvu à sa
subsistance. On ne peut tenir ce langage, quand on ne peut nier qu'on ait
adjugé les dîmes d'un
seul territoire pour trente mille boisseaux de moins qu'on aurait pu les
adjuger. Ainsi, quand
même je vous accorderais que vous n'avez pas donné les dîmes à Minucius,
parce que vous les
aviez déjà adjugées à Apronius, car on prétend que c'est là ce que vous
alléguez, et moi, j'attends,
je désire, je souhaite que ce soit là votre défense; quand cela serait,
vous ne pouvez vous
faire un mérite d'avoir haussé l'adjudication des dîmes, puisque vous
convenez que d'autres voulaient
la porter beaucoup plus haut.
LXV. Voilà donc, Romains, voilà l'avarice d'un
infâme déprédateur, sa cupidité, sa perversité,
son audace, démontrées, et démontrées jusqu'à l'évidence. Mais si je ne
dis rien que ses
amis et ses défenseurs n'aient déclaré eux-mêmes, que voulez-vous de
plus? À l'arrivée de L. Metellus
en Sicile, Verrès, avec son remède universel, s'était fait des amis de
tous les officiers de
ce préteur : on s'adressa à Métellus ; Apronius fut cité à son tribunal.
Il l'était par le sénateur C.
Gallius, personnage distingué, qui demanda à L. Métellus de lui donner
action contre Apronius
en vertu de son édit, et de lui permettre de le poursuivre COMME AYANT
ENLEVÉ LES BIENS À LEURS POSSESSEURS, DE FORCE ET PAR LA CRAINTE : formule du préteur
Octavius,
que Métellus avait employée à Rome, et qu'il employait encore dans sa
province. C. Gallius n'obtient pas
sa demande, L. Métellus allégant qu'il ne voulait pas rendre un jugement
qui formerait un
préjugé contre C. Verrès. Les officiers de la suite de Métellus
n'étaient point ingrats; ils soutenaient
tous Apronius. C. Gallius, un sénateur romain, ne peut obtenir action de
Métellus, son
ami intime, en vertu de son édit. Je ne blâme point Métellus ; il a
ménagé son ami, et, comme
je lui ai entendu dire à lui-même, son parent. Je ne blâme point, dis-je,
Métellus; mais je suis
surpris qu'il ait accablé, par un jugement direct et des plus rigoureux, un
homme dont il craignait
que des commissaires ne préjugeassent la cause. Car d'abord, s'il pensait
qu'Apronius serait absous,
avait-il à craindre qu'on préjugeât la cause de son ami? Ensuite, s'il
s'attendait à voir tout
le monde persuadé que la condamnation d'Apronius était liée avec la cause
de Verrès, il jugeait
donc leurs causes inséparables, puisqu'il a déclaré que la condamnation
d'Apronius formerait un
préjugé contre Verrès. Ce seul acte prouve deux choses en même temps : et
que les cultivateurs,
forcés par la crainte et la violence, ont donné à Apronius beaucoup plus
qu'ils ne devaient; et
qu'Apronius prêtait son nom à Verrès, puisque L. Métellus a déclaré
qu'on ne pouvait condamner
l'un sans prononcer contre la cupidité et les malversations de l'autre.
LXVI. Je viens maintenant à la lettre de Timarchide, affranchi et
huissier de Verrès ; c'est
par là que je vais finir toute cette partie de mon discours concernant les
dîmes. Voici cette lettre,
que nous avons trouvée à Syracuse, dans la maison d'Apronius, lorsque nous
y avons cherché
les registres. Elle a été envoyée, comme on le voit par cette lettre
même, à l'époque où Verrès
avait déjà quitté sa province : elle est écrite, durant le voyage, de la
main même de Timarchide.
Lisez la lettre de Timarchide. TIMARCHIDE, HUISSIER DE VERRÉS, À APRONIUS,
SALUT.
Je ne trouve pas à redire qu'il ait mis son titre en tête de sa lettre.
Pourquoi les greffiers s'arrogeraient-ils
seuls un pareil droit? L. PAPIRIUS, GREFFIER. Je veux que les huissiers, les
appariteurs,
les licteurs en usent de même. VEILLE SOIGNEUSEMENT À TOUT CE QUI INTÉRESSE LA
RÉPUTATION DU PRÉTEUR. Il recommande Verrès à Apronius, et l'exhorte à
le défendre avec zèle
contre ses ennemis. Votre réputation, Verrès, est bien à couvert et bien
défendue, puisqu'elle est confiée
à la vigilance et au crédit d'Apronius. TU AS DU COURAGE ET DE
L'ÉLOQUENCE. Quels éloges
pompeux Timarchide donne à Apronius! Quels magnifiques éloges! qui pourrait
ne pas louer un
homme si estimé de Timarchide? Tu ES EN ÉTAT DE PRODIGUER L'OR. Oui, sans
doute, Timarchide
et Verrès, vous avez fait sur les blés des gains si considérables, que
l'excédant doit nécessairement
s'en être répandu sur le ministre de vos malversations. SAISIS-TOI DES
NOUVEAUX GREFFIERS
ET APPARITEURS; COUPE, TAILLE AVEC L. VULTÉIUS, QUI PEUT BEAUCOUP. Voyez
combien
Timarchide compte sur ses talents, puisqu'il donne des leçons de perversité
à Apronius lui-même !
Ces paroles, COUPE, TAILLE, ne paraît-il pas les tirer de la maison de son
maître, comme
pouvant s'appliquer à toute criminelle manœuvre? JE VEUX QUE TU EN CROIES
TON BON AMI, TON
FRÈRE. Son compagnon du moins dans les gains iniques et dans les vols ; son
pareil, son égal en
infamie, en perversité, en audace.
LXVII. TU SAURAS TE RENDRE CHER
À LA NOUVELLE COHORTE PRÉTORIENNE.
Qu'est-ce
à dire, À LA NOUVELLE COHORTE? à quoi tendent ces mots, Timarchide?
instruisez-vous Apronius?
est-ce par vos conseils ou de lui-même qu'il était entré dans la cohorte
de votre préteur? EMPLOIE
LES MOYENS LES PLUS PROPRES A. SÉDUIRE. Quelle impudence ne devait pas avoir
dans sa domination
un homme qui se montre si effronté dans sa fuite? Il dit qu'on peut tout
faire avec de l'argent :
donne, prodigue, séduis, si tu veux triompher. Ce conseil de Timarchide à
Apronius me révolterait moins
s'il ne donnait pas les mêmes leçons à son maître. ON EST TOUJOURS SUR DE
L'EMPORTER QUAND TU
SOLLICITES. Oui, SOUS la préture de Verrès, mais non sous celle de
Sacerdos, de Péducéus, de Métellus lui-même.
TU LE SAIS, MÉTELLUS EST UN HOMME DE SENS. Voilà ce qu'il est impossible de
souffrir, qu'un esclave fugitif,
un Timarchide, se permette de plaisanter sur un homme aussi vertueux que
Métellus, qu'il attaque
son esprit, qu'il le tourne en ridicule. SI TU AS POUR TOI VULTÉIUS, TU
FERAS, EN TE JOUANT, TOUT CE
QUE TU VOUDRAS. Ici Timarchide se trompe en pensant que Vultéius puisse
être gagné par argent,
ou que Métellus se gouverne dans sa préture au gré d'un seul homme; mais
son erreur, il l'a prise
encore dans la maison de son maître. Il avait vu bien des gens, par lui ou
par d'autres, faire auprès
de Verrès, en se jouant, tout ce qu'ils voulaient; il s'est imaginé que
tous les magistrats
offraient les mêmes facilités. Vous obteniez de Verrès tout ce que vous
demandiez, facilement,
en vous jouant, parce que vous connaissiez bien les espèces de jeux auxquels
il se plaisait. ON
EST VENU À BOUT DE PERSUADER À METELLUS ET À VULTÉIUS QUE TU AVAIS RUINÉ
LES
AGRICULTEURS. Qui est-ce qui s'en prenait à Apronius, lorsqu'il avait ruiné
un agriculteur; ou à Timarchide,
lorsqu'il avait reçu de l'argent, soit pour juger un procès, soit pour
décider une affaire,
soit pour donner des ordres, soit pour accorder des grâces ; ou au licteur
Sestius, lorsqu'il avait
tranché la tête à un homme innocent? Personne. Tout le monde s'en prenait
à ce Verrès dont tout
le monde veut aujourd'hui voir la condamnation. ILS LUI ONT REBATTU AUX
OREILLES QUE TU
ÉTAIS L'ASSOCIÉ DU PRÉTEUR. Voyez-vous, Verrès, combien ce reproche
était répandu, puisque
même Timarchide l'appréhende? M'accorderez-Vous que je ne forge pas ce
délit contre vous,
puisque votre affranchi cherchait dès lors à vous en justifier? Votre
affranchir, votre huissier, étroitement
lié avec vous et avec votre fils, votre homme de confiance, écrit à
Apronius que la voix
publique a dénoncé à Metellus une association entre vous et Apronius pour
les dîmes. TACHE DE
L'INSTRUIRE DE LA MÉCHANCETÉ DES AGRICULTEURS; ILS AURONT À S'EN REPENTIR,
S'IL PLAÎT Aux DIEUX. Eh! d'où vient, grands dieux! cette haine, cette animosité
contre les agriculteurs?
quelle en peut être la cause? quel si grand mal les agriculteurs ont-ils
fait à Verrès, pour que
même son affranchi, son huissier, les poursuive dans cette lettre avec tant
d'acharnement?
LXIII. Je ne vous aurais pas fait lire, Romains, la lettre de ce vil
esclave, si je n'eusse
voulu par là vous faire connaître les principes et les maximes de toute la
maison de Verrès. Voyez-vous
les avis qu'il donne à Apronius? voyez-vous par quelles largesses il lui
conseille de s'insinuer
dans l'amitié de Métellus; comme il lui recommande de corrompre Vultéius,
de gagner par argent
les greffiers et les huissiers ? Il lui enseigne ce qu'il a vu; c'est un
étranger à qui il apprend
ce qu'il a lui-même appris dans la maison de son maître. Mais il se trompe
en un seul point; c'est de
croire qu'on parvient à l'amitié de tout le monde par les mêmes voies.
Quoique j'aie des raisons
pour n'être pas content de Métellus, je dirai néanmoins ce qui est vrai.
Apronius ne pourrait gagner
Métellus, comme il a fait Verrès, ni par de l'argent, ni par des festins,
ni par des femmes, ni par
des propos obscènes et licencieux : moyens par lesquels il s'était, non pas
insinué peu à peu et
insensiblement dans l'amitié du préteur, mais emparé aussitôt de toute sa
personne et de toute
sa préture. Pour ce qu'il appelle la cohorte de Métellus, quelle raison
avait-il de la corrompre,
puisqu'on n'en tirait pas de commissaires contre les agriculteurs? Timarchide
écrit que le fils de
Métellus n'est encore qu'un enfant; mais il se trompe fort : on n'a pas le
même accès auprès de
tous les fils de préteurs. Non, Timarchide, le fils de Métellus, dans sa
province, n'est pas un enfant,
mais un jeune homme sage et honnête, digne de son rang et de son nom : quant
au jeune fils de
Verrès, je ne dirais pas comment il s'est conduit dans la province, si je
croyais que ce fût la faute
du fils et non celle du père. Quoi! Verrès, vous vous connaissiez, vous
connaissiez votre vie, et
vous meniez avec vous en Sicile un fils qui approchait de l'adolescence, en
sorte que, son caractère
l'eût-il détourné des vices de son père et des désordres de sa famille,
l'habitude et l'éducation
ne lui eussent pas permis de dégénérer ! En lui supposant le naturel
heureux d'un C. Lélius, d'un
M. Caton, que peut-on attendre ou que peut-on faire de bon d'un fils qui a
vécu au milieu des
débauches de son père, qui n'a jamais vu de repas honnête et sobre, qui,
durant trois ans, à
son âge, s'est trouvé tous les jours à table avec des femmes impudiques et
des hommes dissolus;
qui n'a jamais rien entendu de son père qui pût le rendre meilleur et plus
sage, ne lui a jamais vu
rien faire qu'il pût imiter sans s'attirer le honteux reproche d'être
semblable à son père?
LXIX. Et en cela, Verrès, vous avez fait tort, non seulement à
votre fils, mais encore à la
république. Non, ce n'était pas pour vous seul, mais pour la patrie, que
vous aviez des enfants;
ce n'était pas pour votre seul plaisir, mais pour qu'ils fussent un jour
utiles à l'État. Vous auriez
dû instruire votre fils et le former sur les maximes de nos ancêtres,
d'après les lois de cette
ville, et non d'après vos infamies et vos désordres : d'un père lâche,
dissolu et pervers, nous
aurions un fils actif, sage et vertueux; la république vous devrait quelque
chose. Mais vous
donnez à l'État, pour vous remplacer, un autre vous-même : peut-être
même il sera pire, s'il
est possible; car vous êtes devenu tel non à l'école d'un père livré à
la débauche, mais à celle
d'un voleur de deniers publics, d'un corrupteur de suffrages. Que ne
devons-nous pas attendre de
ce jeune homme, votre fils par la naissance, votre disciple par l'habitude de
vous imiter, votre
semblable par le caractère? Ce n'est pas, juges, que je ne le visse
volontiers devenir sage et
vertueux, car je m'inquiète peu de l'inimitié qui pourra exister entre lui
et moi. Si je me montre
intègre dans toutes les circonstances de ma vie, si je ne me démens pas, en
quoi son inimitié
pourra-t-elle me nuire? Mais si je ressemble en quelque chose à Verrès, je
ne manquerai pas
plus d'ennemis qu'il n'en a manqué lui-même.
En effet, Romains, la république doit être assez bien constituée (et elle
le sera avec de sévères
tribunaux) pour qu'un coupable ne puisse manquer d'ennemis, et qu'un ennemi
ne puisse nuire
à un homme innocent. Je n'ai donc aucune raison pour ne pas vouloir que le
fils de Verrès renonce
aux désordres et aux vices de son père. La chose est difficile, mais
peut-être n'est-elle
pas impossible, surtout si, comme à présent, il est surveillé par les amis
de son père, puisque
le père est si lâche et si indifférent. Mais je me suis écarté, plus que
je ne voulais, de la lettre
de Timarchide. J'avais promis de terminer par cette lecture ce qui regarde le
blé dîmé; vous
avez vu quelle immense quantité de grains Verrès a, pendant trois ans,
soustraite ainsi à la
république et enlevée aux cultivateurs.
LXX. Je dois, juges, vous parler maintenant du blé
acheté,
c'est-à-dire, du vol de Verrès le
plus effronté et le plus grave. Je traiterai brièvement cette seconde
partie : prêtez-moi votre attention :
je ne dirai rien qui ne soit aussi important qu'incontestable. Verrès devait
acheter du
blé dans la Sicile en vertu d'un sénatus-consulte, en vertu des lois Térentia et Cassia concernant
les blés. Il est deux sortes de blés qu'on achète : c'est ou une seconde
dîme qu'on oblige
de vendre, ou une certaine quantité de grains qui doivent être aussi
vendus, répartie dans une
juste proportion sur toutes les villes. La quantité de blé de la seconde
dîme est réglée sur la première;
l'autre sorte de blé consiste en huit cent mille boisseaux que nous achetons
tous les ans.
Le prix, pour l'un, est fixé à trois sesterces par boisseau; à quatre pour
l'autre. Ainsi, pour ce
dernier, on donnait à Verrès, chaque année, trois millions deux cent mille
sesterces qu'il devait
payer aux agriculteurs; on lui en donnait, pour le premier, environ neuf
millions. Ainsi,
pendant trois ans, on a assigné à Verrès, pour tous les achats de blé en
Sicile, près de trente-sept
millions de sesterces. Cette somme immense, une somme donnée au préteur sur
un trésor pauvre
et épuisé, donnée pour acheter le blé nécessaire à notre subsistance,
aux premiers besoins de la
vie; donnée pour payer les agriculteurs siciliens auxquels la république
imposait de si grandes
charges; je le soutiens, Verrès, vous l'avez tellement dissipée, que je
puis vous convaincre, si
je le veux, de l'avoir détournée et transportée tout entière dans votre
maison : car, d'après la
manière dont vous l'avez administrée, je puis, sans peine, démontrer ce
que j'avance à tout juge
équitable. Mais je considérerai ce que je me dois à moi-même; je me
rappellerai dans quel esprit,
dans quelle vue je me suis chargé de cette cause publique. Je ne vous
traiterai pas en accusateur;
je ne supposerai rien; je ne chercherai à rien persuader à personne que je
ne me sois auparavant
persuadé à moi-même. Dans cette somme donnée sur le trésor, je vois,
juges, trois espèces de vols.
D'abord Verrès l'ayant placée sur les compagnies chargées de la lui
fournir, en a tiré un intérêt de
deux centièmes; ensuite il n'a rien payé à la plupart des villes pour le
blé; enfin, s'il a payé à
quelques villes, il a retenu de la somme tout ce qu'il a voulu; il n'a remis
à aucune d'elles ce qu'il
devait lui remettre.
LXXI. Et d'abord, Verrès, je vous le demande, vous à qui, d'après
la lettre de Carpinatius, les
fermiers de nos domaines ont fait des remerciements : avez-vous trafiqué
d'un argent public, qui
vous était assigné sur le trésor, sur les revenus du peuple romain; qui
vous était donné pour acheter
du blé? cet argent vous a-t-il rapporté deux centièmes? Vous le nierez, je
n'en doute pas; l'aveu
en serait aussi honteux que dangereux. Je sens combien il est difficile de
prouver ce chef d'accusation.
Quels témoins invoquerai-je? les fermiers de nos domaines? mais Verres les a
traités avec
honneur : ils se tairont. Produirai-je des lettres? mais elles ont été
soustraites d'après un arrêté des
décimateurs. Que ferai-je donc? faute de témoins et de lettres, passerai-je
sous silence un délit
aussi grave, et qui annonce tant d'audace et tant d'impudence? Non, sans
doute. Je prendrai pour
témoin ... Qui? L. Vettius Chilon, de l'ordre équestre, personnage d'un
rare mérite et d'une
haute considération. Il est allié de Verrès, et son ami si intime que,
quand même il ne serait
pas honnête homme, ce qu'il dirait contre lui serait d'un très grand poids
; mais il est si honnête
homme que, quand même il serait son ennemi déclaré, on devrait ajouter foi
à sa déposition.
Verrès parait interdit; il est impatient de savoir ce que dira Vettius. Il
ne dira rien pour
la circonstance, rien de sa propre volonté; rien de manière qu'il soit
libre de le dire ou de ne pas
le dire. Il a écrit une lettre en Sicile à Carpinatius, lorsqu'il était
chef d'une compagnie de fermiers,
chef de la ferme des pâturages publics. J'ai trouvé cette lettre à
Syracuse chez Carpinatius,
parmi plusieurs autres lettres envoyées de Rome; je l'ai trouvée à Rome
parmi les copies
des lettres écrites en province, chez Tullius, un des chefs de la ferme, ami
intime de Verrès.
Voyez, je vous prie, par cette lettre, avec quelle impudence il a mis à
intérêt pour lui-même l'argent
du trésor. LETTRE DE L. VETTIUS, L. SERVILIUS, C. ANTISTIUS, CHEFS DE LA
FERME.
Vous l'entendez, Verrès; Vettius dit qu'il suivra vos démarches; qu'il
examinera comment vous
rendrez vos comptes au trésor : si vous ne remettez pas au peuple l'argent
que vous aura produit
l'intérêt, il veut que vous le rendiez à la ferme. Pouvons-nous, avec ce
témoin, pouvons-nous,
avec la lettre de L. Servilius et de C. Antistius, chefs de la ferme,
personnages de la première
distinction, pouvons-nous, avec le témoignage de la ferme dont nous
produisons les lettres,
pouvons-nous, dis-je, prouver ce que nous avançons ? ou faut-il chercher
encore des preuves plus
fortes et plus imposantes?
LXXII. Vettius, votre intime ami, Vettius, votre allié, dont vous
avez épousé la sœur; Vettius,
frère de votre femme, frère de votre questeur, dépose contre vous du vol
le plus impudent,
du péculat le plus avéré : car quel autre nom donner au trafic criminel
des deniers publies? Lisez
LA SUITE DE LA LETTRE. Vous venez de l'entendre, Verres, Vettius dit que
votre greffier
a rédigé les conditions de ce trafic; les chefs de la ferme le menacent
aussi dans leur lettre.
Les deux chefs de la ferme, associés alors à Vettius, étaient par hasard
greffiers. Ils sont fort
mécontents qu'on leur ait arraché deux centièmes; et leur mécontentement
est fondé : car qui
se permit jamais une pareille malversation? Quel magistrat entreprit jamais,
ou crut qu'il fût possible
de tirer de l'argent, c'est-à-dire, un intérêt, des fermiers de nos
domaines, à qui le sénat
laissa plus d'une fois de l'argent pour les soulager? Non, certes, Verrès
n'aurait aucun espoir
d'être absous, s'il était jugé par les fermiers de nos domaines,
c'est-à-dire, par les chevaliers
romains. Il doit avoir encore moins d'espoir en se voyant accusé devant des
sénateurs, qui seront
d'autant plus sévères, qu'il est plus beau d'être touché des torts faits
à autrui, que de ceux qui
nous regardent. Que pouvez-vous répondre, Verrès, à ces reproches?
Nierez-vous le fait, ou
entreprendrez-vous de justifier votre conduite? Pouvez-vous nier le fait,
lorsque vous êtes convaincu
par l'autorité d'une telle lettre, par tant de témoins pris parmi les
fermiers de nos domaines?
Essayerez-vous de justifier votre conduite? Certes, si je montrais que, dans
votre province, vous
avez fait valoir votre argent, et non celui du peuple romain, vous ne
pourriez échapper : mais,
qu'il vous fût permis de faire valoir l'argent de notre trésor, un argent
qui vous était donné pour
le blé, un argent dont vous avez fait payer l'intérêt aux fermiers de
l'État, à qui le persuaderez-vous?
Je ne parle pas des autres; vous-même, vous ne fîtes jamais rien qui
portât un plus grand
caractère d'effronterie et de perversité. Non, juges, je ne puis dire que
le délit, dont je vais
bientôt vous entretenir, de n'avoir absolument bien payé au plus grand nombre des
villes pour
leur blé; je ne puis dire que ce délit, tout étrange qu'il paraisse,
annonce plus d'audace ou plus
d'impudence. Le vol est plus considérable peut-être; mais certainement
l'effronterie n'y est pas
moindre. Et puisque j'en ai dit assez sur cette usure criminelle, je vais
maintenant, juges, vous parler
de toutes ces autres sommes détournées à son profit.
LXXIII. Il est dans la Sicile plusieurs villes opulentes et
illustres, parmi lesquels les il faut
compter surtout celle d'Halèse. Vous n'en trouverez aucune dont la
fidélité soit plus constante, dont
les richesses soient plus grandes, dont l'autorité soit d'un plus grand
poids. Verrès l'avait assujettie
à vendre tous les ans soixante mille boisseaux de blé; au lieu de blé, il
exigea d'elle de
l'argent, selon la valeur du blé, en Sicile, et retint tout l'argent qu'il
avait reçu du trésor. Je fus
étonné, juges, la première fois que cette malversation me fut démontrée
dans le sénat d'Halèse
par le citoyen de cette ville qui a le plus de talents, de lumières et de
considération, par Énéas, que
le sénat avait chargé, au nom de la ville, de nous remercier, mon cousin et
moi, et de nous donner
des renseignements sur la cause. Il nous dit que le préteur, après s'être
emparé de tout le blé
par le moyen des dîmes, s'était fait un usage et une règle d'exiger de
l'argent des villes, de rejeter
leur blé, et d'envoyer à Rome, sur les provisions de grains pillées à son
profit, tout ce
qu'il en fallait envoyer. Je demande les comptes, je regarde les registres;
je vois que les habitants
d'Halèse, chargés de nous vendre soixante mille boisseaux de blé, n'en
avaient pas fourni
un seul grain, mais avaient remis de l'argent à Volcatius, à Timarchide, au
greffier. Je découvre,
juges, une malversation d'une nouvelle espèce : le préteur qui devait
acheter du
blé n'en achète pas, mais le vend; l'argent qu'il devait distribuer aux
villes, il le détourne, il le
garde pour lui. Cela ne me paraissait plus un simple vol, mais un abus
énorme et monstrueux :
rejeter le blé des villes, accepter le sien; après avoir accepté ce blé,
y mettre un prix; le prix
qu'il y avait mis, le faire payer aux villes; recevoir de l'argent du peuple
romain, et le garder pour soi.
LXXIV. Combien un seul vol ne renferme-t-il pas de genres de
malversation! que si je les
développais tous, l'accusé ne pourrait plus faire un pas. Vous rejetez,
Verrès, le blé de Sicile. Mais
quel blé envoyez-vous donc vous-même? avez-vous une Sicile particulière,
qui puisse vous
fournir du blé d'une autre espèce? Lorsque le sénat statue, et que le
peuple ordonne qu'on
achètera du blé dans la Sicile, ils entendent, je crois, qu'on doit envoyer
de Sicile du blé sicilien.
Vous, Verrès, lorsque vous rejetez tout le blé des villes de Sicile, en
envoyez-vous à Rome
d'Égypte ou de Syrie? Vous rejetez le blé d'Halèse, de Céphalède, de
Thermes, d'Amestra, de
Tyndare, d'Herbite, de bien d'autres villes encore. Comment est-il arrivé
que les territoires de
ces peuples, sous votre préture, portassent du blé d'une espèce qu'ils
n'avaient jamais portée
auparavant; du blé qui ne pût être accepté, ni par moi, ni par vous, ni
par le peuple romain,
surtout lorsque les entrepreneurs des blés avaient envoyé à Rome du blé
dîmé de la même année,
pris sur les mêmes territoires? Comment est-il arrivé que, du même
grenier, le blé dîme fût accepté,
et que le blé acheté ne le fût pas? Peut-on douter que toute cette manœuvre de rejeter
le blé n'ait été un moyen d'extorquer de l'argent? À la bonne heure, vous
rejetez le blé d'Halèse,
vous acceptez celui d'un autre peuple; achetez donc celui qui vous plaît, et
laissez les peuples
dont vous avez rejeté le blé. Mais vous exigez des villes dont vous ne
voulez pas le blé, tout
l'argent qui vous est nécessaire pour le blé que vous devez à d'autres.
Votre dessein est-il douteux?
Les registres publics d'Halèse m'apprennent que les habitants vous ont
donné quinze
sesterces, par médimne. Ceux des plus riches agriculteurs prouveront que,
dans le même temps,
personne en Sicile n'a vendu le blé à un plus haut prix.
LXXV. Quelle est donc cette conduite, ou plutôt cette extravagance,
de rejeter le blé d'un pays
où le sénat et le peuple ont voulu qu'on en achetât, de rejeter le blé
pris au même tas dont vous-même
avez accepté une partie sous le nom de dîmes; et ensuite, d'extorquer de
l'argent des
villes pour acheter du blé, lorsque vous en avez reçu de notre trésor? La
loi Térentia vous ordonnait-elle
d'acheter du blé aux Siciliens avec l'argent des Siciliens, ou avec celui du
peuple romain?
Il est facile de voir que l'accusé a détourné à son profit tout l'argent
de notre trésor qu'il devait
donner aux villes pour le blé: car enfin, Verrès, vous prenez des villes
quinze sesterces par médimne,
ce qui était alors le prix du médimne ; vous retenez dix-huit sesterces, ce
qui est le prix auquel
le blé de Sicile est estimé en vertu de la loi. Agir de la sorte, n'est-ce
pas comme si vous n'eussiez
point rejeté le blé, que vous l'eussiez accepté et reçu, que vous eussiez
gardé tout l'argent de notre
trésor sans rien payer à aucune ville, lorsque l'estimation de la loi est
telle que les Siciliens ne
devaient pas s'en plaindre dans les autres temps, et que même ils devaient
s'en louer sous votre
préture? En effet, le boisseau est estimé trois sesterces par la loi, et il
était vendu deux sesterces
sous votre préture, comme vous vous en applaudissiez dans beaucoup de
lettres écrites à vos
amis. Mais je suppose qu'on l'ait vendu trois sesterces, puisque vous les
avez exigés des villes
par boisseau : vous qui pouviez faire le plus grand plaisir aux agriculteurs
en payant aux Siciliens
ce qui vous avait été prescrit par le peuple romain, non seulement vous les
avez frustrés
de ce qu'ils devaient recevoir, vous en avez exigé même ce qu'ils ne
devaient pas donner.
Tous ces faits, juges, sont prouvés par les registres des villes, et par les
dépositions faites en
leur nom; on n'y trouvera rien qui soit supposé, rien qui soit imaginé pour
le besoin du moment.
Tout ce que nous disons est mis et porté par ordre dans les comptes des
peuples, et ces comptes
ne sont ni raturés, ni embrouillés, ni écrits à la hâte, mais faits en
règle et en bonne forme.
Greffier, lisez les comptes des habitants d'Halèse. À qui dites-vous qu'on a
donné de l'argent?
Parlez, parlez plus haut. À VOLCATIUS, À TIMARCHIDE, À MEVIUS.
LXXVI. Quoi! Verrès, vous ne vous êtes pas même réservé cette
défense, que ce sont les
entrepreneurs des blés qui ont réglé toute cette affaire, qui ont rejeté
le blé, qui se sont arrangés
avec les villes pour de l'argent, qui ont reçu de vous de l'argent au nom
des villes, et qui ensuite
ont acheté eux-mêmes du blé à leur compte; que cela ne vous regarde en
rien? Ce serait assurément
une défense misérable pour un préteur de dire : Je n'ai reçu ni examiné
de blés, j'ai laissé
aux entrepreneurs toute liberté de rejeter et d'accepter; ils ont fait
donner de l'argent aux villes,
et ont reçu de moi celui que j'aurais dû donner aux peuples. Ce serait là,
je le répète, une défense
misérable ; mais enfin quelle qu'elle soit, vous ne pouvez vous en servir,
quand vous le voudriez.
Volcatius, vos délices, les délices de vos amis, vous empêchent de parler
d'entrepreneur des blés.
Timarchide, l'appui de votre maison, ruine votre défense, puisque la ville
d'Halèse lui a compté
de l'argent en même temps qu'à Volcatius. Enfin votre greffier avec son
anneau d'or, qu'il doit
à ses rapines, ne vous permet pas de recourir à ce moyen. Que vous
reste-t-il donc, sinon de
convenir que vous avez envoyé à Rome du blé acheté avec l'argent de la
Sicile, et que l'argent
de notre trésor, vous l'avez détourné dans vos coffres ?
O habitude de mal faire, que tu as d'attrait pour des hommes pervers et
audacieux, quand ils
n'ont pas été punis, et que l'impunité a produit la licence! Ce n'est pas
aujourd'hui pour la première
fois que Verrès est accusé de ce genre de péculat; mais c'est
d'aujourd'hui enfin qu'il en
est convaincu. Lorsqu'il était questeur, nous lui avons vu recevoir de
l'argent du trésor pour
fournir à l'entretien d'une armée consulaire, et peu de mois après,
l'armée et le consul étaient
entièrement dépouillés. Cette malversation énorme a été comme ensevelie
et perdue dans les ténèbres
épaisses dont la république était alors enveloppée.
Il a géré une seconde fois sous Dolabella une questure qui lui était
échue par succession; il s'est
approprié des sommes d'argent considérables mais il a brouillé le compte
qu'il en devait rendre
en le mêlant avec la condamnation de Dolabella. Nommé préteur de Sicile,
on lui a remis des sommes
immenses : il ne les a point détournées peu à peu d'une main timide par de
honteux larcins; il
a englouti à la fois tout cet argent du trésor. C'est ainsi que la mauvaise
habitude de Verrès ne
trouvant pas de frein, un vice qui, chez lui, n'est que trop naturel, va
croissant toujours, au
point que lui-même ne saurait plus mettre de bornes à son audace. Il est
donc enfin convaincu,
et manifestement convaincu, des plus graves malversations, et les dieux me
semblent avoir ainsi
voulu, en permettant qu'il comblât la mesure, et lui infliger la peine due
à ses derniers forfaits,
et venger Carbon et Dolabella de ses premiers crimes.
LXXVII. Ici, Romains, se présente une réflexion nouvelle qui
dissipe tous les doutes sur
les vexations qui regardent les dîmes. Je ne dirai pas, Verrès, qu'une
infinité d'agriculteurs,
n'ayant pas de quoi fournir à la seconde dîme et aux huit cent mille
boisseaux de blé qu'ils devaient
vendre au peuple romain, ont acheté du blé à Apronius, votre agent; ce qui
prouve que
vous n'aviez rien laissé aux agriculteurs. Je passe ce fait démontré par
une foule de dépositions;
mais quoi de plus incontestable que, pendant trois ans, vous avez eu en votre
pouvoir et dans
vos magasins tout le blé de la Sicile, toutes les récoltes des terres
sujettes au dîmes? En effet,
lorsque vous exigiez de l'argent des villes au lieu de blé, où preniez-vous
du blé pour l'envoyer
à Rome, si vous ne possédiez pas tout le blé de la Sicile, si vous ne le
teniez pas dans vos
magasins? Ainsi, le premier gain que vous avez fait dans cette partie, c'est
le blé même que vous
aviez enlevé aux cultivateurs. Le second gain, c'est que ce blé, amassé
pendant trois ans par
des voies iniques, vous l'avez vendu, non une fois, mais deux; c'est que vous
avez vendu, à
deux différents prix, un seul et même blé, d'abord aux villes dont vous
avez exigé quinze sesterces
par médimne, ensuite au peuple romain, à qui vous avez pris, par
médimne, dix-huit
sesterces pour le même blé.
Mais vous avez, direz-vous, accepté le blé des peuples de Centorbe,
d'Agrigente, de quelques
autres villes encore, et vous leur avez donné de l'argent. À la bonne heure,
qu'il y ait quelques
villes, dans le nombre, dont vous n'ayez pas voulu rejeter le blé. Mais
enfin avez-vous payé
à ces villes tout l'argent qui leur était dû pour leur blé? Trouvez-nous,
je ne dis pas un seul
peuple, mais un seul agriculteur; voyez, cherchez, regardez de tous côtés;
examinez si, par
hasard, il en est quelqu'un, dans une province que vous avez gouvernée
pendant trois ans, qui
ne désire votre condamnation. Oui, parmi ces agriculteurs qui ont contribué
pour votre statue,
nommez-en un seul qui dise avoir reçu, pour son blé, toute la somme qu'on
devait lui payer. Je
le soutiens, juges, il ne s'en trouvera pas un qui le dise.
LXXVIII. De tout l'argent que vous deviez payer aux cultivateurs, on
faisait des déductions
pour certains articles, pour les droits d'examen et de change, pour je ne
sais quel entretien de
cire. Ce ne sont pas là, Romains, des noms de droits réels, mais des noms
de vols iniques. Car
quel droit de change peut-il y avoir dans une province où tous les peuples
ont la même monnaie?
Et qu'appelle-t-il entretien de cire? comment ce nom est-il entré dans les
comptes d'un
magistrat, dans un compte de finances publiques? Il est une troisième
déduction qui s'est faite
comme si elle eût été, non seulement permise, mais ordonnée; non
seulement ordonnée, mais
nécessaire. On tirait sur la somme totale deux cinquantièmes pour le
greffier.
Quel exemple, quelle loi, quel arrêté du sénat, quel principe d'équité,
vous ont autorisé à permettre
à votre greffier de prendre tout cet argent, ou sur les biens des
agriculteurs, ou sur les revenus
du peuple romain? Car si l'on peut, sans injustice, prendre cet argent aux
agriculteurs, il faut le remettre au peuple romain, surtout dans de tels embarras du trésor.
Mais si le peuple romain
voulait, et s'il était juste qu'on payât les cultivateurs, votre appariteur
s'enrichira-t-il à leurs
dépens, pour suppléer aux gages modiques qu'il reçoit du peuple? Et
Hortensius, à ce sujet,
animera-t-il contre moi l'ordre des greffiers? dira-t-il que j'attaque et
veux détruire leurs droits et
leurs privilèges? comme si cette gratification accordée aux greffiers
était appuyée d'une seule
loi ou d'un seul exemple. Faut-il remonter aux temps anciens? faut-il parler
de ces greffiers que
l'on sait avoir été des modèles de probité et d'intégrité? Les anciens
exemples, je le sais, ne sont
plus reçus et ne sont plus regardés que comme des fictions, des fables; je
m'arrêterai donc à
nos temps de corruption. Il n'y a pas longtemps, Hortensius, que vous avez
été questeur; vous
pouvez dire ce qu'ont fait vos greffiers; voici ce que je dis des miens
(c'étaient deux hommes
remplis de probité, L. Mamilius et L. Sergius) dans la même province de
Sicile, lorsque je
payais aux villes leur blé, on n'a déduit ni ces deux cinquantièmes, ni
même un seul sesterce
pour personne.
LXXIX. Pour moi, Romains, si les greffiers m'eussent demandé une
pareille gratification,
s'ils y eussent seulement pensé, oui, je l'avouerais, ce serait à moi seul
qu'il faudrait en faire un
crime. Et pourquoi ferait-on une déduction pour un greffier, et non plutôt
pour le muletier qui
apporte la somme, pour le courrier qui l'annonce, pour l'huissier qui avertit
de la venir prendre,
pour l'appariteur ou l'esclave de Vénus qui la transporte à la caisse?
Quelle peine le greffier
s'est-il donnée dans cette affaire, ou quel avantage a-t-il procuré, pour
qu'on lui accorde un si
fort salaire, je dis même pour qu'on lui abandonne quelque portion d'une
somme si considérable?
L'ordre des greffiers est un ordre honorable. Qu'est-ce qui le nie? ou
qu'est-ce que cela fait à la
chose? C'est un ordre honorable, parce qu'on remet à leur foi les registres
publics et les actes
des magistrats. Aussi demandez aux greffiers qui sont dignes de cet ordre,
qui sont pères de famille,
pleins de probité et de vertu, ce que veulent dire ces cinquantièmes; vous
verrez qu'une
pareille gratification leur paraît aussi nouvelle qu'odieuse. Citez-moi ces
greffiers, si vous le
voulez; mais n'allez pas chercher ceux qui, ayant grossi peu à peu leur
fortune aux dépens de nos
dissipateurs et par de méprisables gratifications obtenues sur le théâtre,
ont acheté une charge
de greffier, et ont cru passer du premier ordre des histrions sifflés dans
le second ordre des citoyens.
Je prendrai, Hortensius, je prendrai pour juges de notre discussion les
greffiers qui voient avec
peine ces sortes de gens dans leur corps. Au reste, si nous trouvons beaucoup
de sujets ineptes ou
pervers dans le premier ordre de l'État, dans un ordre où l'on doit voir la
récompense du talent
et de la vertu, serons-nous surpris qu'il se rencontre de misérables gens
dans une profession à laquelle
tout le monde peut parvenir avec de l'argent?
LXXX. Quand vous convenez, Verrès, que vous avez permis à votre
greffier de prendre sur
les deniers du trésor un million trois cent mille sesterces, croyez-vous
qu'il vous reste quelque
défense? croyez-vous qu'on puisse souffrir une telle conduite; qu'aucun de
vos défenseurs mêmes
entende avec plaisir que, dans une ville où un personnage consulaire, d'une
naissance illustre,
Caïus Caton, s'est vu condamné à une restitution de dix-huit mille
sesterces, dans cette même ville
vous avez, sur un seul article, accordé à votre appariteur un million trois
cent mille sesterces?
Voilà, sans doute, ce qui lui a mérité cet anneau d'or dont vous l'avez
gratifié en pleine assemblée
récompense donnée avec une singulière effronterie, et qui paraissait aussi
nouvelle à tous les Siciliens
qu'elle me semblait incroyable à moi-même. Souvent, il est vrai, nos
généraux, après avoir
vaincu les ennemis et rendu à l'État d'importants services, ont décoré
publiquement leurs secrétaires
de l'anneau d'or; mais vous, après quels services, après quelle victoire
avez-vous osé
convoquer une assemblée pour accorder le même honneur? Et vous ne vous
êtes pas contenté
d'honorer d'un anneau d'or votre greffier; vous avez donné une couronne, une
écharpe et un collier
à Q. Rubrius, homme d'un vrai mérite et bien différent de vous, que sa
vertu, son rang, et
ses richesses distinguent également; à M. Cossutius, personnage des plus
intègres et des plus honorables;
à M. Castritius, qui joint à beaucoup de talent un grand crédit et une
grande considération.
Que voulaient dire les récompenses accordées à ces trois citoyens romains
! Vous avez encore
récompensé les plus puissants et les plus renommés des Siciliens,qui n'en
ont pas été, contre
votre espoir, moins ardents à vous poursuivre, mais qui sont venus déposer
contre vous, quoique
honorés par vous-même. Quelle victoire, je le répète, quelles dépouilles
remportées sur les
ennemis, quel butin fait sur eux, vous ont autorisé à distribuer ces
récompenses? Est-ce parce
que, sous votre préture, une très belle flotte, le rempart de la Sicile et
la défense de cette province,
tombée au pouvoir de quelques bâtiments légers, a été brûlée par les
mains des pirates? est-ce parce
que le territoire de Syracuse, sous votre administration, a été la proie
des flammes allumées par
la main des brigands maritimes? est-ce parce que le forum de Syracuse a
regorgé du sang des capitaines
siciliens? est-ce parce qu'un faible navire de pirates a vogué librement
dans le port de Syracuse?
Je ne puis trouver la raison qui vous a jeté dans cette extravagance; à
moins peut-être que
vous n'ayez voulu empêcher qu'on ne pût même oublier vos succès
malheureux.
Vous avez donc décoré votre greffier d'un anneau d'or, et vous avez
convoqué une assemblée
pour lui décerner cette récompense. De quel front l'avez-vous fait, lorsque
vous aperceviez dans
l'assemblée ceux même aux dépens desquels cet anneau d'or était donné,
qui avaient quitté leurs
anneaux d'or et les avaient ôtés à leurs enfants, pour que votre greffier
eût de quoi soutenir le
nouvel honneur que vous lui confériez? Mais comment donc avez-vous annoncé
votre présent?
est-ce par la formule antique de nos généraux?
PUISQUE VOUS VOUS ÊTES DISTINGUÉ DANS LE
COMBAT, À LA GUERRE, DANS LES EXPLOITS MILITAIRES ...
exploits dont il n'a pas même été fait mention sous votre préture.
Ou bien : PUISQUE VOUS N'AVEZ JAMAIS MANQUÉ DE ME SERVIR DANS
MA CUPIDITÉ ET DANS MES DISSOLUTIONS, ET QUE
VOUS AVEZ PARTAGE TOUTES LES INFAMIES, SOIT
DE MA LIEUTENANCE, SOIT DE MA PRÉTURE, À
ROME ET EN SICILE; POUR CES MOTIFS, ET APRÈS
VOUS AVOIR ENRICHI, JE VOUS GRATIFIE DE CET ANNEAU D'OR.
Voilà la proclamation qui aurait convenu, puisque l'anneau d'or dont vous
avez
récompensé votre greffier ne décore pas un homme brave, mais un homme
riche.
Oui, ce même anneau qui, donné par un autre, serait une preuve
de courage, donné par vous, en est seulement une de richesse.
LXXXI. J'ai parlé, Romains, du blé dimé et du blé acheté; il me
reste, et c'est la dernière
partie de ce discours, à parler du blé estimé. La nature du vol, autant
que l'énormité des sommes
soustraites, devront d'autant plus exciter l'indignation, que, pour combattre
cette accusation,
on imagine, non une défense ingénieuse, mais le plus impudent aveu. Un
sénatus-consulte
et les lois permettaient au préteur de prendre du blé pour la subsistance
de sa maison; le sénat
avait estimé ce blé à quatre sesterces par boisseau de froment et à deux
sesterces par boisseau
d'orge : Verrès, non content d'exiger plus de blé qu'il ne lui en était
dû, força les cultivateurs à
lui payer douze sesterces par boisseau de froment. Ce n'est pas de
l'estimation en général qu'on lui
fait un crime; ne pensez pas, Hortensius, à nous répondre que plusieurs
hommes de bien, intègres
et irréprochables, ont souvent traité avec les cultivateurs et avec les
villes, ont estimé ce qu'on
leur devait pour l'entretien de leur maison, et ont pris de l'argent au lieu
de blé. Je sais ce
qui est d'usage, je sais ce qui est permis : je ne blâme rien dans la
conduite de Verrès qui ait été
déjà pratiqué par des citoyens vertueux. Ce que je blâme, Hortensius,
c'est que le blé en Sicile
ne valant que deux sesterces, comme l'annonce la lettre que Verrès vous a
écrite, ou tout an plus
trois sesterces, comme le prouvent toutes les dépositions et les registres
des agriculteurs, Verrès
ait exigé de ceux-ci douze sesterces par boisseau de blé. Voilà où est le
crime; non, le crime
n'est pas d'avoir estimé le blé, ni même de l'avoir estimé douze
sesterces, mais d'en avoir exigé
plus qu'il ne vous était dû, et d'en avoir alors porté si haut la valeur.
LXXXII. Ce qui dans le principe a fait naître la coutume de
l'estimation, ce n'est pas, Romains,
l'avantage des préteurs ou des consuls, mais celui des agriculteurs et des
villes. Aucun magistrat
ne fut, dans l'origine, assez effronté pour demander de l'argent au lieu du
blé qui lui était dû :
cette coutume est certainement venue de l'agriculteur ou de la ville qui
devait fournir le blé.
Soit qu'ils eussent vendu leurs grains, soit qu'ils voulussent les garder, ou
ne les pas transporter
dans le lieu que l'on prescrivait, ils ont demandé, comme une faveur et une
grâce, de pouvoir donner
au lieu de blé la valeur en argent. Telle est l'origine de l'estimation;
c'est l'envie d'obliger et
la condescendance de nos magistrats qui en ont introduit l'usage. Sont venus
depuis des magistrats
cupides, mais dont la cupidité, en cherchant une voie pour s'enrichir, s'est
ménagé un moyen
de défense. Ils ordonnaient toujours qu'on transportât leur blé dans les
lieux les plus éloignés,
et où le transport était le plus difficile, afin que la difficulté du
charriage fît mettre l'estimation
qu'ils voudraient. Sur ce point, il est alors plus aisé de blâmer un
préteur que de l'accuser : nous
pouvons trouver répréhensible la cupidité de celui qui agit ainsi, mais
nous ne pouvons aussi
facilement établir une accusation contre lui, parce qu'il doit être permis,
ce semble, à nos magistrats
de recevoir leur blé où ils veulent. Voilà peut-être ce qu'ont fait
beaucoup d'entre eux,
non pas toutefois les plus intègres, que nous connaissons par nous-mêmes ou
par la tradition.
LXXXIII. Je vous le demande à présent, Hortensius, à laquelle de
ces deux sortes de magistrats
voulez-vous comparer Verrès et sa conduite? Vous le comparerez, je le pense,
à ceux qui,
par bonté, ont accordé aux villes, comme une grâce, de donner de l'argent
au lieu de blé. Oui,
sans doute, les agriculteurs ont demandé à Verrès que, ne pouvant pas
vendre le boisseau de
blé trois sesterces, il leur fût permis d'en donner douze pour chaque
boisseau. Mais, comme vous
n'oserez pas dire cette absurdité, direz-vous qu'ils ont mieux aimé donner
douze sesterces à cause de
la difficulté du charriage? et de quel charriage? de quel lieu et dans quel
endroit fallait-il transporter
le blé? de Philomélium à Éphèse? Je vois la différence qu'il y a entre
le prix du blé des deux
villes; je vois combien il y a de jours de transport; je vois, quel que soit
le prix du blé à Éphèse,
qu'il est avantageux aux habitants de Philomélium de donner plutôt en
Phrygie l'argent qu'on
leur demande, que de transporter leur blé à Éphèse, ou d'y envoyer de
l'argent et des commissionnaires
pour acheter du blé. Mais, dans la Sicile, qu'y a-t-il de pareil? Enna est
la ville le plus
au centre des terres : obligez les habitants, ce qui est d'une extrême
rigueur, à vous mesurer votre
blé sur les bords de la mer, ou à Phintie, ou à Halèse, ou à Catane,
lieux les plus éloignés les uns
des autres, ils vous le porteront le même jour que vous l'aurez demandé. Que dis-je? il n'est pas même
besoin de transport. En effet, tout trafic de l'estimation est venu de la
diversité des prix.
Un magistrat peut exiger dans sa province qu'on lui fournisse son blé dans
l'endroit où il est le plus cher.
Aussi cette pratique. de l'estimation est fort en usage dans l'Asie, dans
l'Espagne, dans les provinces
où le prix du blé varie. Mais dans la Sicile, que ferait à chacun le lieu
où il fournirait le blé?
Il ne serait pas obligé de l'y porter; et dans l'endroit où il aurait ordre
d'en faire le transport, il
achèterait du blé au même prix qu'il l'aurait vendu dans sa ville. Ainsi
donc, Hortensius, voulez-vous
montrer que Verrès a suivi pour l'estimation l'exemple des autres
magistrats? montrez que,
dans quelque endroit de la Sicile, sous la préture de Verrès, le blé s'est
vendu douze sesterces.
LXXXIV. Voyez quel champ de défense je vous ouvre; quel moyen je
vous fournis; combien
ce moyen est injuste pour les alliés, contraire aux intérêts de la
république, peu conforme au vœu et à l'esprit de la loi. Je suis prêt à vous fournir mon blé dans mes
campagnes, dans ma ville, enfin
dans les lieux où vous êtes, où vous séjournez, où vous administrez les
affaires, où vous gouvernez
votre province; et vous me désignez un coin de la province caché et
abandonné! vous m'ordonnerez
de mesurer le blé que je vous dois dans un lieu où il ne m'est pas commode
d'en porter, où je ne puis
en acheter! Ce serait là une odieuse et intolérable manœuvre, une conduite
que n'autorisa jamais
la loi, mais dont jusqu'à ce jour peut-être on n'a puni personne :
toutefois, ce que je dis n'être
pas tolérable, je l'accorde, je le passe à Verrès. Oui, si, dans quelque
endroit de sa province, le
blé s'est vendu aussi cher qu'il l'a estimé, je ne crois pas qu'on doive en
faire un crime à un accusé
tel que lui. Mais lorsque, sur tous les points de votre province, le blé se
vendait deux
ou trois sesterces, vous en avez exigé douze. Or, s'il ne peut y avoir de
contestation entre vous et
moi, ni pour le prix du blé ni pour votre estimation, pourquoi rester assis?
qu'attendez-vous?
par où peut-on vous défendre! Vous paraît-il que vous ayez exigé de
l'argent contre les lois, contre
la république, au grand préjudice des alliés? ou bien soutiendra-t-on que
vous avez agi suivant
la règle, sans violer la loi, sans léser la république, sans faire tort à
personne ? Le sénat ayant
tiré de l'argent du trésor, et vous ayant compté quatre sesterces pour les
donner aux agriculteurs
par chaque boisseau, que deviez-vous faire? Suivre l'exemple de L. Pison, ce
magistrat intègre,
et le premier auteur d'une loi contre la concussion, et, après avoir acheté
le blé ce
qu'il valait, rapporter au trésor ce qui serait resté d'argent; ou
chercher, comme quelques-uns, à
gagner les bonnes grâces des alliés, à leur faire du bien, et les payer
d'après l'estimation du
sénat, qui était au-dessus du prix courant, et non d'après la valeur du
blé; ou faire enfin, ce qu'ont
fait la plupart, et ce qui n'était pas même sans quelque profit honnête et
légitime, ne pas acheter
de blé, puisqu'il était à bas prix, et garder l'argent que vous avait
remis le sénat pour les provisions
de votre maison.
LXXXV. Mais vous, qu'avez-vous fait? comment expliquer votre
conduite, je ne dis pas
d'après les règles de la justice, mais d'après les principes ordinaires
d'une impudente perversité?
Quelques excès que commette ouvertement un mauvais magistrat, il a toujours
soin de se
ménager, à défaut d'excuse, au moins une réponse quelconque. Ici, comment
le préteur procède-t-il
avec le cultivateur? Il va le trouver: il faut, dit-il, que je vous achète
du blé. - Fort bien. - J'ai
quatre sesterces par boisseau. - Vous me traitez avec bonté et
générosité, car je ne puis le vendre
trois sesterces. - Je n'ai pas besoin de blé, je veux de l'argent. - Je
m'attendais, en effet, qu'il faudrait
payer en argent; mais, puisqu'il le faut, considérez quel est le prix du
blé. - Oui, je sais
qu'il se vend deux sesterces. - Que puis-je donc vous donner d'argent,
lorsque le sénat vous en a
remis quatre? Écoutez, Romains, ce que Verrès demande; et en même temps
remarquez, je vous
prie, l'équité du préteur. Je garderai les quatre sesterces que le sénat
m'a fait donner sur le trésor,
et je les transporterai de la caisse dans mon coffre. - Et après cela? -
Après cela? Donnez-moi
huit sesterces pour chaque boisseau que j'exige de vous. - Y a-t-il de la
raison? - Que me parlez-vous
de raison? Ce n'est pas la raison que je cherche, mais mon profit et mon
intérêt. - Parlez, parlez
sérieusement, dit le cultivateur. - Le sénat veut que vous me donniez de
l'argent, et
que je vous mesure du blé. Et vous, vous garderez l'argent que le sénat
vous a remis pour moi,
et vous me prendrez huit sesterces lorsque vous deviez m'en donner quatre !
ce pillage et cette
rapine, vous l'appellerez provision de votre maison! Il ne manquait plus,
Verrès, aux laboureurs,
sous votre préture, que cette vexation et cette calamité pour consommer
leur ruine. En effet,
que pouvait-il rester à un malheureux, qui par là se voyait réduit à
perdre tout son grain, et
même à vendre tous ses instruments de labourage?
Pouvait-il savoir quel parti prendre? Sur quelle récolte pouvait-il trouver
de l'argent pour vous
en donner? Sous prétexte de dîmes, on lui avait enlevé tout ce qu'Apronius
avait demandé; pour
une seconde dîme qu'il se trouvait obligé de vendre, on ne lui avait rien
donné absolument,
ou on ne lui avait donné que les restes du greffier; on lui avait même,
comme je l'ai fait voir,
enlevé de son bien sans aucun prétexte. Et l'on exigera encore de l'argent
du laboureur! Comment?
de quel droit? d'après quel usage?
LXXXVI. Lorsque les récoltes des agriculteurs étaient pillées,
anéanties par toutes sortes de
vexations, le cultivateur d'un champ ne semblait perdre que ce qu'il avait
gagné par sa charrue,
le fruit de son labeur, le produit de ses terres et de ses moissons. Au
milieu de ces affreuses calamités,
il lui restait du moins cette triste consolation, que les pertes qu'il
faisait, le même champ,
sous un autre préteur, lui fournirait de quoi les réparer. Mais pour qu'il
donne un argent que ne
lui procurent point ses bras et sa charrue, il faut nécessairement qu'il
vende ses bœufs, sa charrue
même et tous ses instruments de labourage. En effet, juges, vous ne devez
pas vous dire : Il a
de l'argent dans ses coffres, il a des maisons. Lorsqu'on impose une charge
au cultivateur d'une
terre, on ne doit pas considérer les facultés qu'il peut avoir d'ailleurs,
mais le produit de la culture
elle-même, mais les charges que cette terre peut et doit supporter. Quoique
les plus riches
agriculteurs aient été épuisés et ruinés de toutes les manières par
Verrès, vous devez néanmoins
régler ce que le cultivateur, pour le fait même de la culture, doit porter
et acquitter de charges
dans la république. Vous leur imposez une dîme, ils le souffrent; une
seconde dîme, ils croient
devoir subvenir à vos besoins; vous exigez de plus qu'ils vendent des grains
à l'État; ils les
vendront, si vous le voulez. L'administration de vos biens de campagne
suffit, je pense, pour
vous faire juger combien ces charges sont onéreuses, et ce qui peut revenir
net aux propriétaires
lorsque tout est acquitté. Ajoutez-y maintenant les édits de Verrès, ses
règlements, ses
vexations; ajoutez-y la tyrannie et les rapines d'Apronius et des esclaves de
Vénus dans les
terres sujettes aux dîmes. Mais je laisse toutes ces exactions, je ne parle
que des provisions de
la maison. Voulez-vous que les Siciliens fournissent gratuitement le blé
pour la maison de nos
magistrats? Qu'y a-t-il de plus odieux, de plus tyrannique? Eh bien! sachez
que les agriculteurs
l'auraient désiré, l'auraient demandé sous la préture de Verrès.
LXXXVII. Sositène, de la ville d'Entella, en est un des habitants
les plus recommandables et
les plus nobles. Vous avez entendu sa déposition : ses compatriotes l'ont
député pour cette cause
avec Artémon et Ménisque, deux des premiers de leur ville. Sositène, se
plaignant à moi, dans le
sénat d'Entella, des vexations de Verres, me dit que, si l'on faisait grâce
aux Siciliens des provisions
de la maison et de l'estimation arbitraire, ils promettaient au sénat de
fournir gratuitement
de blé la maison des préteurs, pour que nos magistrats, à l'avenir, ne se
crussent pas autorisés
par nous à extorquer de pareilles sommes. On voit, j'en suis sûr, combien
cet arrangement serait
avantageux aux Siciliens, non qu'il soit équitable, mais, entre les maux,
ils choisissent le
moindre. En effet, celui qui pour sa part aurait fourni la maison de Verrès
de mille boisseaux de
blé, aurait donné deux mille sesterces, ou tout au plus trois mille; au
lieu que, pour la même
quantité de blé, il a été forcé de donner huit mille sesterces. Le
laboureur, pendant trois années,
n'a pu suffire à cette exaction avec sa récolte ordinaire; il lui a fallu
vendre ses instruments
de labourage. Si les terres en culture, c'est-à-dire, si la Sicile peut
souffrir et supporter
cette imposition, qu'elle la souffre pour le peuple romain, plutôt que pour
nos magistrats. La
somme est considérable; c'est un excellent revenu. Si vous pouvez le
recueillir sans ruiner la
province, sans écraser les alliés, à la bonne heure, recueillez-le; qu'on
donne à nos magistrats,
pour leurs provisions, ce qu'on leur a toujours donné. Si les Siciliens ne
peuvent suffireà ce que
demande Verrès, qu'ils s'y refusent; s'ils le peuvent, que ce soit plutôt
un revenu de la république
qu'un butin du préteur. Pourquoi, d'ailleurs, cette estimation n'est-elle
établie que pour un genre de blé?
Si elle est juste et supportable, la Sicile doit au peuple romain des dimes;
qu'elle lui donne douze
sesterces par boisseau, qu'elle garde son blé. On vous a remis, Verrès,
deux sommes d'argent,
destinées, l'une, à acheter du blé pour votre maison; l'autre, à en
acheter aux villes pour l'envoyer
à Rome : vous gardez chez vous l'argent qui vous a été donné, et de plus,
vous enlevez de
votre chef aux Siciliens des sommes immenses. Faites la même chose pour le
blé qui appartient au
peuple romain; servez-vous de la même estimation pour faire payer de
l'argent aux villes, et reportez
à Rome ce que vous avez reçu de Rome; alors, sans doute, le trésor du
peuple romain sera plus
riche qu'il ne le fut jamais. Mais, direz-vous, la Sicile ne supporterait pas
cet arrangement pour
le blé de l'État : elle l'a supporté pour le mien. Comme si votre
estimation était plus juste pour
votre avantage que pour celui de la république, ou comme si mon arrangement
et celui que vous
avez fait, différaient par la nature de l'injustice et non par l'énormité
de la forme. Dites plutôt
que les Siciliens ne peuvent d'aucune manière supporter votre estimation :
dût-on leur remettre
tout le reste, dût-on les garantir à jamais de tout le tort, de tout le mal
que leur a fait votre
préture, ils ne peuvent, disent-ils, soutenir en aucune façon cette
exaction d'une nouvelle espèce.
LXXXVIII. Sophocle, d'Agrigente, homme de beaucoup d'éloquence,
rempli de science et de
vertu, parla dernièrement devant le consul Cn. Pompée, au nom de toute la
Sicile, sur les infortunes
des laboureurs, et les déplora, dit-on, avec énergie et gravité. Ce qui
révoltait le plus les assistants
(et l'assemblée était nombreuse), c'est qu'un arrangement que le sénat,
dans sa sagesse
et sa bonté avait fait à l'avantage des cultivateurs, en décrétant
généreusement une estimation favorable
à leurs intérêts, eût été, pour un prêteur, une occasion de les piller
et de s'emparer de leurs
biens, et qu'il se fût même porté à cette rapine, comme si elle lui avait
été expressément permise.
Que répondra Hortensius? Que l'imputation est fausse? Il ne le dira jamais.
Que, par ce moyen,
Verrès n'a pas tiré de très fortes sommes d'argent? Non, il ne le dira
point. Que ce n'est pas
une vexation exercée sur les Siciliens et sur les agriculteurs? Comment le
pourra-t-il dire? Que
dira-t-il donc? que d'autres ont fait de même. Comment! est-ce là détruire
l'imputation d'un
délit, ou chercher pour l'accusé des compagnons d'exil? Quoi! dans cette
république, au milieu des
excès qui y règnent, et même, grâce à la manière dont la justice est
rendue, au milieu de la licence
universelle, vous défendrez une action qu'on attaque; vous la défendrez,
non par le droit, non
par la justice, non par la loi, non parce qu'on devait, non parce qu'on
pouvait la faire, mais
parce qu'un autre l'a faite! D'autres magistrats ont mérité bien d'autres
reproches : pourquoi
donc emploie-t-on une telle défense dans ce seul délit? Verrès, vous avez
commis des crimes qui
n'appartiennent qu'à vous, qui ne peuvent convenir qu'à vous, qui ne
peuvent être imputés à
nul autre homme ; il en est qui vous sont communs avec d'autres. Sans parler
de vos péculats,
de l'argent qu'on vous a donné pour obtenir justice, et de plusieurs
iniquités pareilles, que d'autres
se sont aussi permises, défendrez-vous, par le même moyen, le délit que je
vous ai reproché
avec tant de force, d'avoir reçu de l'argent pour rendre la justice?
direz-vous que d'autres ont fait
de même? Quand j'en conviendrais avec vous, je ne recevrais pas néanmoins
votre défense; car
il vaut mieux, en vous condamnant, ôter à vos pareils les moyens de
défendre leurs actions
perverses, que de paraître, en vous absolvant, justifier les excès de leur
audace.
LXXXIX. Toutes les provinces gémissent, tous les peuples libres se
plaignent, enfin tous
les royaumes crient contre nos vices et nos vexations : il ne reste plus,
jusqu'à l'Océan, aucun
lieu si reculé, si caché, où n'aient pénétré, de nos jours, l'iniquité
et la tyrannie de nos concitoyens.
Le peuple romain ne peut plus soutenir, non la force, non les armes, non les
révoltes,
mais les gémissements, mais les larmes, mais les plaintes de toutes les
nations. Dans de telles
circonstances et au milieu de pareilles mœurs, si un accusé, convaincu des
plus honteuses
malversations, vient dire que d'autres ont fait de même, il trouvera assez
d'exemples; mais la
république aussi trouvera sa ruine et sa fin, si les méchants s'appuient de
l'exemple des méchants
pour échapper à la justice et aux châtiments. Les mœurs présentes vous
plaisent-elles? vous plaît-il
qu'on exerce les magistratures comme on les exerce? vous plaît-il que les
alliés soient traités
éternellement comme vous les voyez traités aujourd'hui? Pourquoi ces vains
efforts de ma part?
Pourquoi restez-vous sur vos siéges? pourquoi ne pas vous lever et vous
retirer au milieu de mon
discours? Mais voulez-vous réprimer au moins en partie l'audace et la
tyrannie de ces pervers?
Cessez de douter s'il est plus utile d'épargner un seul coupable, parce
qu'il en est une foule d'autres,
ou d'arrêter le débordement des crimes par le supplice d'un seul criminel.
Mais enfin, quelle
est cette multitude d'exemples dont on s'appuie? car un défenseur qui, dans
une cause aussi importante,
dans une accusation aussi grave, prétend qu'une chose s'est faite souvent,
fait attendre
à ceux qui l'écoutent des exemples pris dans des temps reculés, dans les
anciennes annales,
des exemples aussi respectables par la dignité des personnes que par
l'antiquité des témoignages.
Tels sont en effet ceux qui donnent aux preuves le plus d'autorité, et le
plus d'intérêt au discours.
XC. Me citerez-vous les Scipion, les Caton, les Lélius? direz-vous
qu'ils ont fait comme Verrès?
Quoique je sois bien loin d'approuver sa conduite, je ne pourrais néanmoins
combattre l'exemple de
tels hommes. Faute de pouvoir citer ces illustres personnages, nommerez-vous
des magistrats plus
modernes, Q. Catulus le père, C. Marius, Q. Scévola, M. Scaurus, Q.
Métellus? Ils ont tous
gouverné des provinces, et exigé du blé pour la provision de leur maison.
Le nom de ces hommes
est imposant, et si imposant, qu'il semblerait même pouvoir couvrir une
action suspecte. Vous
ne pouvez appuyer l'estimation que j'attaque de l'exemple d'aucun de ces
magistrats, qui ont
vécu peu de temps avant nous. À quel temps, à quels exemples voulez-vous
donc me ramener?
De ces époques heureuses où d'irréprochables citoyens ont gouverné la
république, lorsque les
mœurs étaient pures, qu'on respectait l'opinion, et que la justice se
rendait avec sévérité, me
transportez-vous à la licence et aux excès de notre âge? vous
défendez-vous par l'exemple de
ces hommes dont le peuple romain voudrait qu'on fît un exemple? Je ne
récuse pas même nos mœurs actuelles, pourvu que nous y prenions les exemples qu'approuve le
peuple romain, et
non ceux qu'il réprouve. Je n'irai pas bien loin, je ne sortirai pas de ce
tribunal : parmi les juges,
je vois les premiers hommes de l'État, P. Servilius, Q. Catulus, qui, par
leur caractère et leurs
exploits, se sont déjà placés au rang des anciens et illustres personnages
que j'ai nommés. Nous
cherchons des exemples, et des exemples qui ne remontent pas très haut. Ils
viennent, l'un et
l'autre, de commander une armée. Les exemples récents vous plaisent;
demandez-leur, Hortensius,
ce qu'ils ont fait. Comment! Catulus a pris du blé sans exiger d'argent;
Servilius qui, pendant
cinq ans a commandé des troupes, et qui, par l'exaction que vous voulez
justifier, aurait pu
amasser des sommes immenses, Servilius n'a point cru pouvoir se permettre ce
qu'il n'avait
vu faire, ni à son père, ni à son aïeul Q. Métellus : et un C. Verrès
viendra nous dire que ce
qui est avantageux est permis; il se défendra par l'exemple des autres
d'avoir fait ce qui n'a pu
être fait que par un méchant !
XCI. Mais cela, dites-vous, s'est pratiqué souvent en Sicile. Quelle
est donc la destinée de la
Sicile! Quoi! une province à qui son ancienneté, sa fidélité, sa
proximité de Rome devraient
donner plus de privilèges qu'aux autres, n'aurait d'autre distinction que
d'être assujettie à un
règlement inique! Mais, pour la Sicile même, je ne chercherai pas
d'exemples hors d'ici, j'en prendrai
encore dans ce tribunal. J'en appelle à vous, C. Marcellus. Vous avez
gouverné la province
de Sicile en qualité de proconsul. Sous votre gouvernement, s'est-on servi,
pour lever des
sommes d'argent, du même prétexte que Verrès? Je ne vous en fais point un
mérite : il existe de
vous d'autres actions et d'autres entreprises dignes des plus grands éloges,
et qui ont ranimé,
relevé tout à coup cette province abattue et ruinée. Lépidus même,
auquel vous avez succédé,
n'avait pas plus que vous abusé de ce droit. De quels exemples en Sicile
vous appuyez-vous donc,
Hortensius, si vous ne pouvez justifier cette exaction par la conduite de
Marcellus, ni même
par celle de Lépidus?
Me citerez-vous l'estimation du blé faite par M. Antonius, et ses exactions
d'argent? Oui, dit
Hortensius, je vous cite M. Antonius; car il me le fait entendre par un signe
de tête. Parmi tous
les préteurs, proconsuls et généraux du peuple romain, avez-vous donc
choisi, Verrès, M. Antonius?
avez-vous choisi, pour le copier, le trait de sa vie le plus criminel?
M'est-il difficile de
dire et aux juges de croire qu'Antonius, dans son commandement illimité,
s'est conduit de telle
sorte, qu'il est bien plus dangereux pour l'accusé de dire qu'il a voulu le
copier dans sa plus mauvaise
action, que s'il pouvait soutenir qu'il ne lui a ressemblé dans aucune
partie de sa vie?
Devant les juges, on cite communément pour sa propre justification, non pas
en général ce qu'a
fait un autre, mais ce qu'il a fait de bien. Antonius avait entrepris et
médité beaucoup de choses
contre le salut des alliés, contre l'utilité des provinces; la mort l'a
enlevé au milieu de ses injustices
et de ses projets. Et vous, Hortensius, comme si le sénat et le peuple
romain eussent approuvé
toutes les opérations d'Antonius, vous alléguez son exemple pour justifier
l'audace de Verrès !
XCII. Mais Sacerdos a fait de même. Vous citez là un homme
intègre, un homme d'une haute
sagesse. On doit croire qu'il a fait de même, s'il a agi dans les mêmes
intentions. Non, je n'ai
jamais blâmé l'estimation en elle-même : c'est d'après l'avantage et le
désir des cultivateurs qu'il
faut en peser la justice. On ne peut blâmer une estimation qui, loin d'être
désavantageuse, est
agréable au cultivateur. Lorsque Sacerdos fut arrivé dans sa province, il
exigea du blé pour la
provision de sa maison. Le boisseau de blé, avant la moisson, était à
vingt sesterces; les villes le
prièrent d'estimer son blé lui-même. Il porta son estimation moins haut
que le prix courant; il ne
la porta qu'à douze sesterces. Vous le voyez, Verrès, la même estimation,
vu la différence des
temps, doit être louée dans Sacerdos, et blâmée dans vous: chez lui
c'était un bienfait, chez vous,
une exaction. La même année, Antonius estima son blé douze sesterces,
après la moisson, lorsque
le blé était au plus bas prix, lorsque les agriculteurs auraient mieux
aimé lui fournir son blé
gratuitement. Il prétendait l'avoir estimé autant que Sacerdos, et il ne
mentait pas; mais, par la
même estimation, l'un avait soulagé, et l'autre ruiné les laboureurs. Si
le temps ne réglait pas
l'estimation du blé, si on ne devait pas en considérer le prix d'après
l'abondance ou la stérilité
de la récolte, et non d'après la quantité de boisseaux, vos distributions
de blé, Hortensius, n'auraient
jamais été si agréables au peuple romain : vous n'aviez fait distribuer
par tête qu'un boisseau
et demi; et tout le monde reçut avec un plaisir extrême votre largesse qui,
modique en elle-même,
parut considérable eu égard aux circonstances. Si vous eussiez voulu
distribuer au peuple la même
quantité de blé lorsqu'il était à bas prix, on eût méprisé et rejeté
votre bienfait.
XCIII. Ne dites donc pas : Verrès a fait comme Sacerdos. Il ne l'a
fait, ni dans le même temps,
ni lorsque le blé était au même prix. Dites plutôt, puisque vous avez
dans Antonius une autorité
suffisante : Verrès a fait pendant trois ans ce que Antonius n'a fait qu'à
son arrivée, et à peine
pour les provisions d'un mois; défendez l'intégrité de Verrès par la
conduite et l'exemple de
M. Antonius. Quant à Sext. Péducéus, homme d'une fermeté et d'une
probité remarquables,
qu'en direz-vous? quel agriculteur s'est jamais plaint de lui? ou plutôt,
qui est-ce qui ne l'a pas
regardé jusqu'à ce jour comme le plus exact et le plus intègre des
préteurs? Il a gouverné deux ans
la province : dans l'une des deux années, le blé était à bas prix, dans
l'autre il était fort cher.
Lorsqu'il était à bas prix, le cultivateur a-t-il donné un sesterce; et,
pendant la cherté, s'est-il
plaint de l'estimation? Mais dans la cherté, dira-t-on, ses provisions lui
ont été d'un plus grand
rapport. Je le crois: ce n'est une chose ni nouvelle, ni blâmable. Quel
homme que C. Sentius ! quelle
probité antique et rare! Nous l'avons vu dernièrement tirer beaucoup
d'argent de ses provisions,
à cause de la cherté des grains en Macédoine. Ainsi, Verrès, je ne vous
envie pas les bénéfices
que vous avez pu retirer par des voies légitimes, je me plains de vos
exactions, je vous reproche
vos rapines, je condamne et je dénonce à la justice votre cupidité.
Voulez-vous faire soupçonner que cette accusation tombe sur plus d'un
préteur et intéresse
plus d'une province, cette défense ne m'effrayera pas : je me déclarerai le
défenseur de toutes les
provinces. Car je le dis, et je le dis à haute voix : partout où l'on a agi
ainsi, l'on a agi injustement;
quiconque a tenu la même conduite mérite d'être puni.
XCIV. En effet, Romains, je vous le demande au nom des dieux, voyez,
considérez l'avenir.
Beaucoup de magistrats, ainsi que Verrès, sous prétexte des provisions de
leur maison, ont exigé
des villes et des agriculteurs de fortes sommes d'argent (pour moi, je n'en
vois pas d'autres que
Verres, mais je veux bien convenir qu'il y en ait un grand nombre); vous
voyez dans sa personne
ce délit porté en justice : que pouvez-vous faire? Vous, établis juges des
malversations,
fermerez-vous les yeux sur une malversation si révoltante? La loi a été
faite pour les alliés, refuserez-vous
d'entendre les plaintes des alliés? Mais, j'y consens, négligez le passé,
si vous voulez;
du moins ne détruisez pas toutes nos espérances pour l'avenir; ne ruinez
pas toutes les
provinces : l'avarice auparavant ne marchait que par des sentiers étroits et
détournés ; prenez garde
de lui ouvrir, par vos décisions, une voie large et spacieuse. Oui, si vous
approuvez la conduite
de Verrès, si vous décidez qu'il n'est pas défendu par la loi de prendre
de l'argent sous le même
prétexte, tout le monde, excepté les sots, fera ce qu'ont pu faire seuls
des magistrats criminels;
car si c'est un crime d'exiger de l'argent contre les lois, ce serait une
sottise de s'interdire
ce qui est déclaré légitime. Voyez enfin, Romains, quelle énorme licence
vous allez donner
à la cupidité des magistrats! Si celui qui a exigé douze sesterces est
absous, un autre exigera
le double, le triple, le quadruple : pourra-t-on le blâmer? À quel degré de
la vexation le
juge opposera-t-il la rigueur de sa sentence? quelle est la somme qui cessera
enfin d'être tolérable,
et pour laquelle on se déterminera à condamner l'injustice et la mauvaise
foi de l'estimation?
Car ce n'est point la somme, mais l'estimation en elle-même, que vous aurez
approuvée;
et vous ne pouvez décider que la loi permet d'estimer à douze sesterces, et
non pas à quarante.
Que la chose ne soit point fixée par le prix du blé et selon le désir des
cultivateurs, mais abandonnée
au caprice du magistrat, alors ce ne sera plus la raison et la loi, mais la
fantaisie et la cupidité
qui régleront l'estimation.
XCV. Si donc votre jugement franchit les principes de l'équité et
les règlements de la loi,
sachez que, pour l'estimation, vous ne laisserez plus de bornes à
l'injustice et à la cupidité. Voyez,
d'après cela, combien de choses on vous demande à la fois. Renvoyez absous
celui qui confesse
avoir pris injustement aux alliés des sommes immenses. Ce n'est point assez.
Il en est beaucoup
d'autres qui se sont permis cette concussion : renvoyez encore absous ceux
qui auront commis le
même délit; et, par un seul jugement, vous déchargerez une foule de
coupables. Cela même ne
suffit point. Faites qu'à l'avenir la même conduite dans les autres soit
reconnue légitime, elle
sera légitime. C'est encore trop peu. Décidez que la loi abandonne
l'estimation â la volonté des
préteurs, ils useront de ce droit. Assurément, Romains, l'estimation de
Verrès approuvée, il
n'y aura plus, à l'avenir, ni limites pour la cupidité, ni châtiment pour
la malversation. À
quoi pensez-vous donc, Hortensius? Vous êtes désigné consul; le sort vous
a donné une province :
lorsque vous parlerez de l'estimation du blé, nous croirons, si vous
justifiez la conduite
de Verrès, que vous vous annoncez comme devant vous conduire de même; vous
nous paraîtrez
désirer ardemment que la loi vous permette ce que vous direz avoir été
permis à Verrès.
Mais si la loi le permet, croyez-vous, Romains, que personne puisse être
condamné jamais pour
crime de concussion? Quelque somme que l'on convoite, on pourra l'obtenir
légitimement, sous
prétexte des provisions de sa maison dont on portera très haut
l'estimation.
XCVI. Il est une chose que ne dit pas ouvertement Hortensius en
défendant Verrès, mais
qu'il nous laisse entendre et soupçonner : c'est que cette accusation touche
les sénateurs, touche
ceux qui occupent les tribunaux, et qui peuvent espérer qu'un jour ils
commanderont dans les
provinces en qualité de proconsuls, de préteurs ou de lieutenants. Certes,
Hortensius, vous avez
une grande idée de nos juges, si vous pensez qu'ils pardonneront aux autres
leurs prévarications,
pour se procurer à eux-mêmes la facilité d'en commettre. Nous voulons donc
apprendre
au peuple romain, aux provinces, aux alliés, aux nations étrangères, que
si les sénateurs
occupent les tribunaux, cette manière d'extorquer des sommes immenses à
l'aide de la plus
révoltante injustice, est la seule du moins qu'on ne saurait attaquer? S'il
en est ainsi, qu'avons-nous
à dire contre ce préteur, qui monte tous les jours à la tribune, et qui
soutient que la république
ne peut subsister, si le droit de juger n'est rendu à l'ordre équestre? Que
ce magistrat essaye
de prouver seulement, qu'il est un genre de concussion que tous les
sénateurs se permettent, qui
est presque autorisé pour cet ordre, par le moyen duquel on enlève aux
alliés un argent énorme sous
le prétexte le plus injuste; qu'il n'est pas permis d'attaquer cette
malversation dans les causes jugées
par les sénateurs; qu'elle n'a jamais eu lieu quand l'ordre équestre
fournissait les juges, qui
osera le contredire? et l'homme le plus dévoué à vos intérêts, le plus
zélé partisan de votre ordre
pourra-t-il s'opposer à ce qu'on restitue aux chevaliers l'administration de
la justice?
XCVII. Eh ! plût aux dieux que Verrès pût fournir ici un moyen de
défense quelque peu
raisonnable et plausible! vous prononceriez avec moins de risque pour
vous-mêmes, avec moins
de péril pour toutes les provinces. S'il pouvait nier la malversation que je
lui reproche, vous
paraîtriez l'en avoir cru sur sa parole, et non pas avoir approuvé sa
conduite. Mais il est de toute
impossibilité qu'il nie ; il est chargé par toute la Sicile; parmi un si
grand nombre de cultivateurs,
il n'en est pas un seul dont il n'ait tiré de l'argent sous prétexte des
provisions de sa maison.
Je voudrais encore qu'il pût dire que tout cela ne le regarde point; que ce
sont ses questeurs
qui ont administré les blés. Mais il ne lui reste pas même ce moyen : nous
citons des lettres qu'il
a écrites aux villes sur l'affaire des douze sesterces. Quelle est donc sa
défense ? J'ai fait ce qu'on
me reproche; j'ai levé de grandes sommes sous prétexte des provisions de ma
maison; mais je
le pouvais, et, vous le pourrez comme moi, si vous vous en ménagez le
pouvoir. Il est dangereux
pour les provinces de confirmer par jugement un système d'exaction; il est
pernicieux
pour notre ordre de laisser croire au peuple romain que des hommes qui sont
eux-mêmes
enchaînés par les lois, ne peuvent, dans les tribunaux, maintenir
religieusement les lois. Verrès,
pendant sa préture, n'a pas seulement violé toutes les règles dans
l'estimation, mais dans la
levée même de cet impôt; car il exigeait, non ce qui lui était dû, mais
ce qui lui plaisait. Voulez-vous
savoir, par les registres publics et par les dépositions des villes, la
quantité de blé qu'il
a demandée à ce titre? vous trouverez, Romains, qu'il a réclamé des
villes, pour ses provisions,
cinq fois plus qu'il ne lui était permis de prendre. Que petit-on ajouter à
son effronterie, si, après
avoir fait de son blé une estimation exorbitante, il en a exigé une si
grande quantité au delà de
celle que lui accordaient les lois?
Ainsi, Romains, à présent que vous êtes instruits de tout ce qui concerne
l'administration des
blés, vous pouvez voir aisément que cette province, qui fut toujours pour
nous si utile et si
nécessaire, que la Sicile enfin est perdue pour notre empire, si vous ne la
recouvrez en condamnant
Verrès. En effet, qu'est-ce que la Sicile, si vous en ôtez l'agriculture,
si vous y détruisez
la race et le nom des cultivateurs? Est-ce une calamité, est-il une
injustice, un opprobre
dont ils ne se soient vus accablés sous cette préture? Ils ne devaient
donner que la dîme; à
peine leur a-t-on laissé la dîme même. On devait leur donner de l'argent;
ils n'en ont pas reçu. Le vœu du sénat était qu'ils fournissent de blé la maison du préteur,
d'après une estimation favorable;
ils ont été forcés de vendre jusqu'à leurs instruments de labourage.
XCVIII. Je l'ai déjà dit, Romains : quand vous réprimeriez toutes
ces vexations, c'est moins par
la richesse du produit que par un certain attrait, par la douceur de
l'espérance, que l'agriculture
se soutient. Tous les ans, en effet, on abandonne des frais et des travaux
certains à l'incertitude
et au hasard. Le blé n'a une grande valeur que si les récoltes sont
mauvaises; sont-elles abondantes,
il se vend à vil prix : de sorte que le blé se vend mal quand l'année est
bonne, et bien quand
la récolte est mauvaise. Telles sont les productions de la terre, qu'elles
dépendent moins du travail
et de la prudence, que des choses les plus variables, des vents et des
saisons. Lorsqu'on exige
une dîme en vertu de la loi et aux termes d'un traité; lorsque, d'après un
règlement plus nouveau,
on demande une autre dîme à cause de la disette des grains; lorsqu'en
outre, on achète du blé
tous les ans au nom de la république; lorsqu'on en exige encore pour la
provision des magistrats
et de leurs lieutenants, quelle partie de la récolte reste-t-il au laboureur
et au propriétaire, dont
ils puissent disposer librement et en toute assurance? Si on les assujettit
à tant de charges; si,
dans la réalité, c'est pour vous et pour le peuple romain, plutôt que pour
eux-mêmes et pour leur
propre avantage qu'ils emploient leur argent, leurs soins, leurs travaux,
faut-il en outre qu'ils
supportent des ordonnances inouïes, le despotisme des préteurs, la
domination d'un Apronius,
les vols et les rapines de vils esclaves? faut-il en outre qu'ils donnent
pour rien le blé qu'on devait
leur acheter? qu'ils payent, pour la provision du préteur, des sommes
exorbitantes, quand ils
consentiraient à lui fournir du blé gratuitement? faut-il enfin que ces
préjudices et ces pertes soient
accompagnés des plus cruels affronts et des plus sanglants outrages? Aussi,
Romains, n'ont-ils
pas supporté ce qui ne pouvait l'être. Vous le savez, dans toute la Sicile,
les propriétaires ont
abandonné la culture, déserté les campagnes; et tout ce que je demande
dans ce jugement,
c'est que, grâce à votre équité rigoureuse, les Siciliens, vos anciens et
fidèles alliés, les fermiers
et les laboureurs du peuple romain, retournent à ma voix et sous ma conduite
dans leurs champs et leurs demeures.