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CICÉRON

PRO ARCHIA

 

I. Juges, si je possède quelque talent, et je sens toute l'exiguïté du mien, si j'ai acquis quelque expérience dans l'art de la parole, auquel, je ne le nie pas, je me suis passablement exercé, ou si je dois cette habileté, toute faible qu'elle est, à l'étude des belles-lettres, qui, j'en conviens, n'ont manqué d'attraits pour moi à aucune époque de ma vie, c'est surtout Licinius, ici présent, qui a le droit d'en réclamer de moi le fruit. En effet, aussi loin que mon esprit peut remonter dans le passé, et se rappeler le souvenir le plus éloigné de mon enfance, je le vois m'introduire, le premier, et me guider dans l'étude des belles-lettres. Si donc cette voie qu'animèrent ses encouragements, que formèrent ses leçons, a jamais sauvé quelques citoyens, à celui de qui je tiens les moyens de secourir et de sauver les autres, je dois assurément, autant qu'il est en moi, procurer et secours et salut.
Et pour qu'on ne s'étonne pas de m'entendre parler en ces termes d'un homme qui suit une profession autre que la mienne, qui s'est livré à un genre différent de l'art oratoire, je dirai que moi-même je ne me suis jamais livré tout entier exclusivement à l'étude de l'éloquence. En effet, tous les arts qui ont pour but la culture de l'esprit sont unis entra eux par un lien commun et par une espèce de parenté étroite.

II. Mais, pour qu'il ne paraisse étonnant à aucun de vous, que, dans une question d'état, dans une cause de droit public, plaidée devant un préteur très distingué du peuple romain, devant les juges les plus respectables, en présence d'une assemblée si nombreuse, je parle un langage étranger non seulement aux usages des tribunaux, mais au genre judiciaire ; je vous prie de m'accorder, dans cette cause, une grâce que vous ne pouvez refuser à la qualité de l'accusé, une grâce qui, je l'espère, n'a rien de pénible pour vous ; c'est que, parlant pour un grand poëte, pour un homme d'une vaste instruction, dans cette assemblée où siègent tant de savants, devant un préteur et des juges si éclairés ; parlant, dis-je, pour un homme qu'une vie tranquille et studieuse a toujours tenu loin de nos périlleux débats, je puisse m'exprimer dans un langage presque nouveau et inusité dans cette enceinte.
Que si j'obtiens de vous cette faveur, je vous ferai voir, j'en ai la confiance, que vous ne devez pas retrancher A. Licinius du nombre des citoyens, puisqu'il est citoyen : mais que, s'il ne l'était pas, vous devriez lui conférer ce titre.

III. A peine Archias, sorti de l'enfance, eût-il achevé les exercices destinés à former cet âge aux belles-lettres, qu'il se livra à la composition. Son premier théâtre fut Antioche, où il naquit de parents distingués ; cette ville jadis opulente, ce rendez-vous célèbre de l'érudition et des beaux-arts, le vit surpasser tous ses rivaux par la gloire de son génie. Ensuite, dans les autres parties de l'Asie, et dans toute la Grèce, on parlait de son arrivée avec tant d'éloges, que l'attente du personnage surpassait sa réputation de génie, et que l'admiration, à son arrivée, surpassait ce qu'on avait attendu de lui.
L'Italie était à cette époque remplie d'hommes qui cultivaient les lettres grecques ; elles étaient alors plus en honneur qu'elles ne le sont aujourd'hui dans les mêmes villes ; et la tranquillité de la république permettait, à Rome même, de ne pas les négliger. Aussi les habitants de Tarente, de Rhége et de Naples lui accordèrent le titre de citoyen et d'autres privilèges ; et tous ceux qui étaient capables d'apprécier le mérite, le jugèrent digne de leur hospitalité et de leur amitié. Avec une réputation si brillante, connu de ceux-là même qui ne le voyaient pas, il vint à Rome sous le consulat de Marius et de Catulus. Il trouva en eux, dès son arrivée, deux hommes dont l'un pouvait lui fournir une ample matière d'exploits à chanter, l'autre, outre ses hauts faits, un goût sûr et une oreille exercée.
Aussitôt les Lucullus reçurent Archias dans leur maison, quoiqu'il n'eût pas encore quitté la prétexte. Et ce qui prouve non seulement son talent et son mérite littéraire, mais la bonté de son caractère et sa vertu, c'est qu'une maison qui, la première, l'accueillit dans sa jeunesse, fut aussi l'asile le plus ordinaire de sa vieillesse.
Il était alors chéri du grand Métellus le Numidique, et de son fils Métellus Pius ; M. Emilius l'écoutait avec plaisir ; il vivait avec les deux Catulus, père et fils ; il était honoré par L. Crassus ; intimement lié avec les Lucullus, avec Drusus, avec les Octaves, avec Caton, avec toute la maison des Hortensius, il jouissait de la plus grande considération, recherché non seulement de ceux qui désiraient l'entendre, mais de ceux qui feignaient ce désir.
Assez longtemps après, parti avec Lucullus pour la Sicile, et ayant quitté cette province avec le même Lucullus, il se rendit à Héraclée. Comme cette ville, grâce à notre alliance, jouissait des plus beaux privilèges, il souhaita d'en devenir citoyen. Il obtint facilement cette faveur, soit par son propre mérite, qui l'en faisait juger digne, soit par le crédit et la protection de Lucullus. La loi de Silvanus et de Carbon accorda le droit de citoyen A CEUX QUI SE SERAIENT FAIT INSCRIRE DANS UNE DES VILLES FÉDÉRÉES ; POURVU QUE, AU MOMENT DE LA PUBLICATION DE LA LOI, ILS EUSSENT UN DOMICILE EN ITALIE, ET QUE, DANS LES SOIXANTE JOURS, ILS EUSSENT FAIT LEUR, DÉCLARATION DEVANT LE PRÉTEUR. Archias, domicilié à Rome depuis plusieurs années, fit sa déclaration chez le préteur Q. Métellus, son ami.

IV. S'il n'est ici question que du droit de cité et de la loi, je n'ai plus rien à dire, la cause est plaidée. Lequel de ces faits, Gratius, peut-on infirmer ? Diras-tu qu'il n'a point été inscrit à Héraclée ? Voici un témoin de l'autorité, de la probité la plus respectable, le vertueux M. Lucullus ; il ne dit pas seulement je crois, mais je sais ; j'ai entendu dire, mais j'ai vu ; j'étais présent, mais j'ai agi en personne. Voici les députés d'Héraclée, les hommes les plus distingués de la ville ; venus exprès pour cette cause, chargés de témoigner su nom de toute la cité, ils affirment qu'Archias a été reçu citoyen d'Héraclée.
Tu nous demandes ici les registres de cette ville, qui, nous le savons tous, ont été brûlés avec les archives pendant la guerre d'Italie. Il est ridicule de ne rien répondre aux preuves que nous avons, et d'en demander que nous ne pouvons avoir ; de se taire sur des dépositions orales, et d'exiger des témoignages écrits ; et, tandis que tu as la garantie d'un personnage du plus grand poids, la foi et le serment d'une ville irréprochable, de rejeter ces preuves, qui ne peuvent être falsifiées en aucune manière, pour réclamer des registres qui, de ton propre aveu, le sont tous les jours.
Mais Archias n'était pas domicilié à Rome, lui qui, tant d'années avant la loi de Silvanus, avait établi à Rome toute sa fortune et toutes ses espérances ? Mais il n'a pas fait sa déclaration. Au contraire, il l'a faite dans les registres qui, de tous les registres des préteurs de cette époque, sont seuls regardés comme authentiques.

V. En effet, tandis que ceux d'Appius passaient pour être tenus avec trop de négligence ; tandis que la légèreté de Gabinius, tant qu'il fut en place, et son malheur après sa condamnation, avaient enlevé aux siens toute autorité, Métellus, le plus vertueux et le plus scrupuleux de tous les hommes, apporta tant de soin à cette affaire, qu'il vint trouver le préteur L. Lentulus et les juges pour leur dire qu'une rature qui se trouvait sur un nom lui donnait de l'inquiétude. Or, dans ces registres, il n'y a point de rature sur le nom de Licinius. Après des faits si positifs, quelle raison de douter de son droit, surtout quand on le voit inscrit dans plusieurs autres villes ? En effet, quand un grand nombre d'hommes d'un mérite médiocre, sans profession ou qui n'en avaient que de peu honorables, obtenaient sans effort dans la grande Grèce le titre de citoyen, puis-je croire que Rhége, Locres, Naples ou Tarente, aient refusé à un poëte d'un talent si élevé et si brillant une faveur qu'elles accordaient à des comédiens ? Quoi ! tandis que les autres, non seulement après la loi de Silvanus, mais encore après la loi Papia, se sont glissés, on ne sait comment, dans les registres de ces villes municipales, Archias, qui ne fait pas usage du titre qu'il possède dans quelques-unes, parce qu'il a toujours voulu appartenir exclusivement à Héraclée, sera repoussé et privé de son droit ?
Mais tu réclames les tables du cens : comme s'il était douteux que, sous les derniers censeurs, Archias était à l'armée avec l'illustre Lucullus, qui la commandait ; que, sous les censeurs précédents, il était en Asie avec le même Lucullus, questeur ; et que sous Julius et Crassus, les premiers après son adoption, il ne fut fait aucun recensement du peuple. Mais, comme le recensement ne prouve pas le droit de citoyen, et qu'il indique seulement que celui qui y a été compris se comportait alors comme tel ; à ces mêmes époques où tu prétends que, de son propre aveu, Archias ne prenait pas la qualité de citoyen romain, il a cependant fait plusieurs fois son testament selon nos lois, il a recueilli des successions de citoyens romains, et Lucullus, préteur et consul, l'a porté sur l'état des gratifications du trésor public.

VI. Cherche des preuves, si tu peux ; car jamais ni sa propre conduite personnelle, ni celle de ses amis à son égard, ne t'en fourniront contre lui. Tu me demanderas peut-être, Gratius, ce qui me fait trouver tant de charmes dans le commerce d'Archias ? C'est qu'il offre à mon esprit un agréable délassement après le tumulte du barreau, et un repos pour mes oreilles fatiguées des clameurs de nos débats judiciaires. Crois-tu que nous puissions être tous les jours en état de parler sur tant de sujets différents, si nous ne cultivions notre esprit par l'étude des lettres, ou qu'il pût supporter une si grande contention, si cette même étude ne nous procurait quelque repos ? Pour moi, j'avoue que je me livre avec empressement à ces nobles amusements. Que ceux-là en rougissent qui se sont enfoncés dans l'étude des lettres de manière à ne procurer aucun bien à la société, et à ne produire au jour aucun fruit de leurs travaux. Mais moi, pourquoi en rougirais-je, moi qui, depuis tant d'années, lorsqu'il a été question de me rendre utile, ne me suis jamais laissé détourner par mes intérêts, ni distraire par le désir de ma tranquillité, ni arrêter par le sommeil ? Qui donc enfin pourrait me blâmer ou se fâcher contre moi, si le temps que les autres consacrent à leurs affaires, aux fêtas et aux jeux, à d'autres plaisirs, et même au repos du corps et de l'esprit, que d'autres accordent aux longs repas, enfin aux jeux de hasard et à la paume, je l'emploie à repasser mes études littéraires ? On doit me le pardonner d'autant plus volontiers, que ces travaux rentrent dans les occupations de ma profession ; mes talents, quels qu'ils soient, n'ont jamais fait défaut à mes amis en danger. Si cette étude paraît de peu de valeur aux yeux de certaines personnes, je sais du moins à quelle source je puise l'élévation.
En effet, si les leçons des sages, si l'étude approfondie des lettres ne m'avaient persuadé dès ma jeunesse que, dans la vie, rien n'est vraiment désirable que la gloire et l'honneur, et que, pour les acquérir, tous les tourments, tous les périls, l'exil et la mort même doivent être comptés pour peu de chose, jamais, pour le salut de l'État, je ne me serais exposé à tant de démêlés si redoutables, ni aux attaques journalières des plus mauvais citoyens. Mais tous les livres, mais la voix de tous les sages le redisent sans cesse ; mais toute l'antiquité est remplie de grands exemples qui tous, sans la lumière des lettres, seraient ensevelis dans les ténèbres. Combien de tableaux des hommes les plus courageux les écrivains grecs et romains nous ont laissés pour être l'objet de notre admiration et de notre imitation ! Je les avais toujours devant les yeux dans l'administration de l'État, et la seule pensée de leur vertu fortifiait mon coeur.

VII. Mais quoi ? dira quelqu'un, ces grands hommes dont les lettres nous ont retracé les vertus, possédaient-ils ces connaissances que vous nous vantez ? Il est difficile de l'assurer de tous ; cependant je n'hésiterai pas sur la réponse. J'avoue qu'on a vu des hommes d'une âme excellente et d'une vertu supérieure, sans le secours de l'art ; qui, par la seule disposition de leur nature presque divine, ont été par eux-mêmes et justes et sages : j'ajoute même que, sans l'étude, un heureux naturel a plus souvent contribué à la gloire et à la vertu que l'étude sans la nature. Je soutiens de plus que, si à un naturel excellent viennent se joindre l'étude et l'instruction, cette alliance produit je ne sais quoi d'éclatant et de singulier. De ce nombre fut, du temps de nos pères, cet homme divin, Scipion l'Africain ; de ce nombre, C. Lélius, L. Furius, ces modèles de modération et de sagesse ; de ce nombre, l'homme le plus ferme, le plus savant de son siècle, Caton l'Ancien. Certes, s'ils avaient cru les lettres inutiles pour connaître et pratiquer la vertu, jamais ils ne se fussent appliqués à cette étude. Mais quand on n'aurait pas en vue ce grand avantage, quand on n'y rechercherait que le seul plaisir ; vous jugeriez encore, je pense, qu'il n'existe pas de récréation plus honnête ni plus digne d'hommes libres. En effet, les autres délassements ne sont ni de tous les instants, ni de tous les âges, ni de tous les lieux : les lettres nourrissent la jeunesse, charment la vieillesse, font l'ornement de la prospérité, fournissent dans l'adversité un asile et une consolation ; elles nous récréent dans nos foyers, ne nous embarrassent point au dehors ; elles veillent avec nous ; elles nous suivent en voyage, à la campagne. Quand nous ne pourrions ni atteindre les charmes, ni goûter par nous-mêmes les douceurs des lettres, nous ne devrions pas moins les admirer dans les autres.

VIII. Qui de nous dernièrement a eu le coeur assez dur, assez cruel pour n'être pas sensible à la mort de Roscius ? Quoiqu'il soit mort vieux, il nous semblait qu'il n'aurait jamais dû mourir, tant il excellait dans son art, tant il y déployait de grâce. Il ne nous avait charmés que par les attitudes de son corps, et nous négligerions la vivacité, l'incroyable activité de l'esprit ! Combien de fois ai-je vu Archias (car je profiterai, juges, de l'attention que vous voulez bien accorder à ce nouveau genre de plaidoyer), combien de fois l'ai-je vu improviser un grand nombre de vers excellents sur les sujets dont nous nous entretenions ? Combien de fois, prié de les répéter, l'ai-je vu exprimer les mêmes choses en changeant les mots et les pensées ? Quant aux sujets qu'il avait étudiés et écrits avec soin, je les ai vu comblés d'éloges autant que les chefs-d'oeuvre de l'antiquité. Et je ne chérirais pas, je n'admirerais pas un tel homme ? je ne me croirais pas obligé de le défendre avec tout le zèle dont je suis capable ?
Les hommes les plus instruits nous ont enseigné que les autres talents dépendent de l'étude, des préceptes et de l'art, tandis que le poète ne doit rien qu'à la nature, qu'il s'élève par la force même de son génie, que c'est comme un souffle divin qui l'inspire. Aussi notre grand Ennius a-t-il le droit d'appeler sacrés les poètes, parce qu'ils nous sont pour ainsi dire accordés comme un présent par la faveur des dieux.
Juges, ô vous qui avez tant d'amour pour les arts, qu'il soit donc sacré pour vous, ce nom de poète que jamais ne viola la barbarie elle-même. Les rochers et les solitudes répondent à la voix des poètes ; souvent les bêtes féroces s'arrêtent, fléchies par leurs accents : et nous, formés par les lettres, nous ne serions pas sensibles à la douceur de leurs chants ? Les habitants de Colophon disent qu'Homère était leur concitoyen, ceux de Chio se l'attribuent, ceux de Salamine le réclament, ceux de Smyrne le disputent à tous les autres. Aussi lui ont-ils dédié un temple dans leur ville. Plusieurs autres peuples encore se l'arrachent à l'envi.

IX. Ainsi, ils réclament un étranger, même après sa mort, parce qu'il était poète. Celui-ci, qui est vivant, qui veut être notre concitoyen, qui l'est d'après nos lois, le rejetterons-nous, quand il a depuis longtemps consacré tous ses travaux et tous ses talents à la gloire du peuple romain ? Dans sa jeunesse, il a chanté la guerre des Cimbres ; et Marius lui-même, qui paraissait peu sensible au mérite des lettres, l'honora de son estime. En effet ; il n'y a point d'homme assez ennemi des Muses qui ne voie avec plaisir l'éloge de ses travaux éternisé par la poésie. Thémistocle, cet illustre Athénien, à qui l'on demandait un jour quel concert ou quel chant il entendrait le plus volontiers, répondit, dit-on : "La voix qui célébrerait le mieux mes hauts faits." Aussi le même Marius chérissait-il singulièrement L. Plotius, qu'il croyait capable, par son talent, de chanter ses exploits. La guerre contre Mithridate, guerre importante et difficile qui se fit sur terre et sur mer avec des succès si variés, a été célébrée tout entière par Archias. Ce poème immortalise non seulement la valeur du célèbre Lucullus, mais aussi la gloire du peuple romain. En effet, si le peuple romain qui, sous le commandement de Lucullus, a pénétré dans le Pont, qu'avaient défendu jusque là et la puissance de son roi et la nature même du pays ; ce sont les armées du peuple romain qui, sous le même général, avec des troupes peu nombreuses, ont mis en déroute les troupes innombrables de l'Arménie ; c'est au peuple romain qu'appartient la gloire d'avoir, par la prudence du même Lucullus, sauvé la ville de Cyzique, notre alliée fidèle, de toute la fureur du roi, et de l'avoir préservée des horreurs d'une guerre cruelle ; toujours on redira, toujours on célébrera notre incroyable victoire remportée à Ténédos sous les ordres du même chef, où les ennemis virent leurs généraux tués et leur flotte coulée à fond ce sont nos trophées, nos monuments, nos triomphes. Ainsi, ceux dont le génie les chantent, célèbrent la gloire du peuple romain. Notre poète Ennius fut cher au premier Scipion l'Africain : on pense même que c'est sa figure en marbre qu'on voit sur le tombeau des Scipions. Mais assurément ses vers font autant d'honneur au peuple romain qu'aux héros qu'il a loués. Il élève jusqu'au ciel Caton, le bisaïeul de celui qui m'écoute, et il ajoute par là un grand éclat à la gloire du nom romain. En un mot, l'éloge des Maximus, des Marcellus, des Fulvius, nous le partageons tous avec eux. Voilà pourquoi nos aïeux ont donné le titre de citoyen à un homme de Rudia ; et nous chasserions de notre cité un citoyen d'Héraclée, recherché par plusieurs autres villes, établi dans celle-ci en vertu de nos lois ?

X. Ce serait une grande erreur que de penser que la poésie grecque est moins propre que la poésie latine à répandre la renommée des grands hommes : en effet, presque tous les peuples lisent les ouvrages des Grecs, tandis que les livres latins sont circonscrits dans les étroites limites de l'Italie. Si donc nos exploits n'ont d'autres bornes que celles du monde, nous devons désirer que notre gloire et notre renommée aillent aussi loin que nos armes. Ce voeu digne des peuples dont les lettres célèbrent les exploits, peut encore offrir aux guerriers qui exposent leur vie en vue de la gloire, le plus puissant encouragement au milieu des dangers et des combats. Combien d'écrivains Alexandre le Grand n'avait-il pas auprès do sa personne ! Cependant, quand il s'arrêta su tombeau d'Achille, sur le promontoire de Sigée : "Que tu es heureux ! s'écria-t-il, jeune héros, d'avoir trouvé un Homère pour chanter ta valeur !" Il disait vrai ; car, sans l'Iliade, le même tombeau aurait enseveli ses cendres et sa renommée. Et que dirai-je de notre grand Pompée, dont le mérite égale la fortune ? Théophane de Mitylène, qui écrivait ses exploits, n'a-t-il pas reçu de lui, en présence de son armée, le titre de citoyen ? Et nos braves soldats, malgré toute leur rudesse, comme touchés de cette gloire qu'ils semblaient partager avec leur général, ne l'ont-ils pas approuvé par leurs bruyantes acclamations ?
Sans doute, si Archias n'était pas citoyen par nos lois, il n'aurait pu obtenir ce titre de quelqu'un de nos généraux ! Sylla, sans doute, le lui eût refusé, Sylla qui l'accordait aux Espagnols et aux Gaulois ! Nous l'avons vu, en pleine assemblée, récompenser un mauvais poète du peuple qui lui présentait un placet, pour avoir composé quelques distiques en son honneur, en lui faisant donner à l'instant une portion des objets qu'il vendait alors, "à la condition qu'il n'écrirait plus." Celui qui jugea à propos de récompenser la bonne volonté d'un méchant poète n'aurait-il pas fait le plus grand cas du génie, de la force et de la fécondité d'Archias ? Archias n'aurait-il pu encore obtenir le titre de citoyen, ou par lui-même, ou par les Lucullus, ou par Métellus Pius, son ami intime, qui l'a accordé à beaucoup d'autres, qui désirait si ardemment qu'on écrivit ses exploits qu'il prêtait avec plaisir l'oreille à des poètes natifs de Cordoue, malgré la pesanteur de leurs vers barbares ?

XI. En effet, pourquoi dissimuler ce qui ne peut se cacher, ce qu'on doit avouer hardiment ? Tous, nous sommes entraînés par l'amour de la gloire, et cet attrait est d'autant plus puissant que l'âme a plus de noblesse. Les philosophes mêmes mettent leur nom aux livres qu'ils composent sur le mépris de la gloire : tout en prouvant qu'il faut mépriser la louange et la célébrité, ils s'efforcent de se faire louer et connaître. Décimus Brutus, grand citoyen et grand général, a fait graver au frontispice des monuments et des temples qu'il a élevés des inscriptions d'Attius, son ami intime. Fulvius, qui se fit accompagner d'Ennius dans la guerre contre les Étoliens, ne balança pas à consacrer aux Muses les dépouilles de Mars. Aussi, dans une ville où des généraux, pour ainsi dire encore revêtus de leurs armes, ont honoré le nom des poètes et les temples des Muses, des juges, au sein de la paix, ne doivent pas être indifférents pour la gloire des Muses et pour le salut des poètes. Et, pour que vous vous y portiez avec plus de plaisir, ô juges, je vais vous ouvrir mon coeur, et vous avouer ma passion pour la gloire, trop vive sans doute, mais après tout bien légitime. Ce que, pendant mon consulat, j'ai fait avec votre concours pour le salut de cette ville et de cet empire, pour la vie des citoyens et pour l'intérêt de tout l'État, Licinius a entrepris de l'écrire en vers : les morceaux que j'en ai entendus m'ont paru si importants et si excellents que je l'ai engagé à finir l'ouvrage ; car la vertu ne désire d'autre récompense de ses travaux et de ses dangers que des éloges et de la gloire. Sans la gloire, juges, quel motif aurions-nous de nous exposer, dans le cours d'une vie si courte et si rapide, à tant de fatigues ?
Assurément, si notre âme n'avait aucun pressentiment de l'avenir, si le même terme qui borne le cours de nos années bornait aussi celui de nos pensées, l'homme ne voudrait jamais se livrer à tant de travaux, se tourmenter par tant de soins et de veilles, ni exposer tant de fois sa vie même. Mais dans tous les grands coeurs réside un sentiment généreux qui, jour et nuit, les excite par l'aiguillon de la gloire, et qui nous avertit de ne point laisser périr avec notre vie le souvenir de notre nom, mais de le faire vivre jusque dans la postérité la plus reculée.
Nous tous qui, au sein des affaires publiques, passons notre vie entourés de dangers et de pénibles travaux, aurions-nous assez peu d'élévation d'esprit pour croire qu'après avoir vécu sans pouvoir respirer un seul instant en repos, tout dût périr avec nous ? Quoi ? quand tant de grands hommes se sont empressés pour laisser après eux des statues et des portraits, faibles images de leurs corps et non de leurs âmes, ne devons-nous pas, avec beaucoup plus de raison, désirer de laisser de nos pensées et de nos vertus le tableau tracé par le pinceau habile des plus grands génies ! Pour moi, dans tout ce que j'ai entrepris pour le bien de l'État, je pensais, en le faisant, confier une semence immortelle de gloire au souvenir éternel de l'univers. Qu'après ma mort, je sois insensible à cette renommée, ou que, suivant l'opinion des hommes les plus sages, quelque partie de moi-même éprouve encore ce sentiment, cette pensée et cet espoir me font dès aujourd'hui goûter un véritable plaisir.

XII. Conservez-nous donc, juges, conservez-nous un homme dont les vertus lui ont, depuis si longtemps, gagné des amis si distingués; un poète doué de tout le talent nécessaire pour être recherché par des hommes d'un talent supérieur, un. citoyen dont la cause repose sur le bienfait de la loi, sur l'autorité d'une ville municipale, sur le témoignage de Lucullus, sur les registres de Métellus.
Aussi, juges, si, dans une affaire d'une telle importance, il faut après avoir invoqué le témoignage des hommes, implorer encore la recommandation des dieux, je vous prie de faire en sorte qu'un homme qui a toujours employé ses talents à louer, vous, vos généraux et les victoires du peuple romain, qui bientôt immortalisera le souvenir des périls domestiques que, récemment encore, j'ai partagés avec vous, qu'un homme du nombre de ceux que tous les peuples ont toujours regardés comme sacrés, soit de votre part l'objet d'une protection éclairée, et qu'il ait plutôt à se louer de votre bonté qu'à se plaindre de votre rigueur excessive.
J'ai la confiance, juges, que les simples et courtes preuves que, selon ma coutume, j'ai tirées du fond même de la cause, ont été accueillies favorablement par vous tous. Quant à ce que, m'éloignant du langage et des habitudes du barreau, j'ai dit du génie d'Archias et de la poésie en général, j'espère que vous l'avez pris en bonne part : je suis sûr du moins que le magistrat qui préside à ces débats ne me refusera pas sa bienveillance.