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table des matières de l'œuvre D'ANTIPHON

 

ANTIPHON.

 


PLAIDOYER SUR LE MEURTRE D’HÉRODE.

 

 

J'ai laissé la traduction du livre malgré son infidélité (P. R.)

(Nous reproduisons le plus estimé en supprimant quelques longueurs, note l'éditeur du livre)
 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

texte grec

si vous voulez le tetxe grec d'un paragraphe, cliquez sur ce paragraphe.

 

 

 

ANTIPHON

 

 

 

Né à Rhamnonte, en Attique, et plus jeune que Gorgias de quelques années, Antiphon florissait vers l’an 430 avant l’ère chrétienne. Il eut pour premier maître Sophilos, son père, habile rhéteur; se perfectionna sous Gorgias, et devint si célèbre par son éloquence, que le peuple, se méfiant de ce sorcier, comme on disait alors, l’empêcha souvent de monter à la tribune. Il donna des leçons de cet art de la rhétorique, qui, dans Athènes, était un instrument de gouvernement. C’est à cette grave école que se forma Thucydide. Socrate et Euripide allaient aussi l’entendre. « Antiphon, dit l’historien de la guerre du Péloponnèse, ne le cédait en vertu à aucun Athénien de son temps: il excellait à concevoir et à exprimer ses pensées. Sa réputation de sévérité avait contribué à le rendre suspect au peuple; mais, pour ceux qui étaient en procès, soit devant les tribunaux, soit devant le peuple lui-même, l’appui de cet homme seul valait mieux que tout pour qui le consultait. » Antiphon est le fondateur de l’éloquence judiciaire. Ammien Marcellin dit qu’il introduisit aussi la coutume de recevoir des honoraires pour ses plaidoyers. Il acquit, par ce moyen, une fortune considérable, qui fut l’objet des railleries des poètes comiques. Dans la guerre du Péloponnèse, il commanda plusieurs fois des corps de troupes athéniennes, équipa des galères à ses frais, et remporta quelques avantages sur l’ennemi. Ruhnken croit qu’il fut archonte l’an 418 avant J.-C. Six ans plus tard, il contribua puissamment à faire abolir la démocratie, et à établir dans Athènes l’oligarchie des Quatre-Cents. La division se mit, peu après, entre ces nombreux gouvernants dont il faisait partie, au sujet d’Alcibiade, que les uns voulaient rappeler, tandis que d’autres s’y opposaient. Antiphon, qui était l’âme de ce dernier parti, alla, avec neuf autres citoyens, en ambassade à Lacédémone, pour obtenir la paix, à quelque prix que ce fût. Il ne put réussir tant étaient grandes l’humiliation d’Athènes et la haine de ses ennemis. Les Quatre-Cents ayant fait place à un gouvernement plus populaire, Alcibiade fut rappelé, et Antiphon mis en accusation au sujet de son ambassade. Plutarque nous a conservé le décret lancé contre lui à cette occasion. Ce fut alors qu’il prononça, pour sa défense, le beau discours que rappelle Cicéron,[1] et que Thucydide, qui l’avait entendu, place au-dessus de tout ce qu’avait produit jusqu’alors l’éloquence attique. Antiphon n’en fut pas moins condamné à mort. La démocratie, triomphante et altérée de vengeance, fit jeter hors de la frontière le cadavre de son énergique adversaire, rasa sa maison, et dégrada sa postérité.

Les anciens citent une Rhétorique d’Antiphon, et ils ajoutent qu’elle était la plus ancienne. Les contemporains de cet orateur l’avaient surnommé Nestor, sans doute à cause la douceur de son élocution. Son nom, ou plutôt celui de sa bourgade, devint synonyme d’éloquent, et Rhamnusien signifia un homme savant et disert. Voué surtout à la défense des accusés, il avait fait écrire au-dessus de la porte de sa maison: « Ici l’on console les malheureux. » Philostrate et Plutarque, lui attribuant peut-être un mot courageux d’Antiphon, le poète tragique, disent que, dans sa vieillesse, se trouvant à Syracuse, il fut convié à la table de Denys l’Ancien, qui venait d’affermir sa tyrannie. Denys lui demanda quel était, à son avis, le meilleur airain: « C’est, répondit Antiphon, celui des statues d’Harmodios et d’Aristogiton. »

On attribuait, dans l’antiquité, soixante discours à cet orateur. Il nous en reste quinze: ce sont tous des plaidoyers relatifs à des procès criminels. Trois seulement paraissent avoir reçu une application positive. Nous reproduisons le plus estimé en supprimant quelques longueurs. Ce discours porte, dans l’exorde surtout, des traces évidentes de l’école de Gorgias; le grave orateur y prodigue les combinaisons de style mal déguisée, les antithèses, les chutes symétriques. Les douze autres plaidoyers d’Antiphon semblent n’avoir été que de simples études et sont distribués en trois tétralogies dont chacune se compose de quatre discours roulant sur le même sujet.


 

ANTIPHON.

PLAIDOYER SUR LE MEURTRE D’HÉRODE.

 

INTRODUCTION

 

Hélos, de Mytilène, partit de cette ville sur un navire où se trouvait un nommé Hérode: ils voulaient se rendre tous les deux à Aenos, port de Thrace. Une tempête les oblige à relâcher à Méthymne, et à changer d’embarcation: la leur n’était pas pontée et il pleuvait. Après ce déménagement, on se met à table, Hérode sort du navire ivre, et ne reparaît plus. On l’attend en vain jusqu’au lendemain.

Quand Hélos fut retourné à Mytilène, les parents d’Hérode l’accusèrent d’avoir assassiné son compagnon de voyage. Mytilène étant alors soumise à la domination athénienne, la cause fut portée à Athènes. Les accusateurs obtinrent que l’accusé serait enfermé et qu’il ne sortirait de prison que pour plaider sa cause. Il la plaida en prononçant le discours suivant écrit par Antiphon.

Ce procès fut porté devant le peuple assemblé.

 

PLAIDOYER.

 

[1] Je voudrais, Athéniens, que le talent de la parole et l'expérience de ces débats fussent en moi, autant que l'exige mon infortune. Mais les cruelles leçons du malheur n’ont pu me donner cette éloquence qui me serait si utile aujourd'hui. [3] Que de citoyens véridiques, dépourvus de cet avantage, passent ici pour des imposteurs, et sont condamnés, faute d'avoir su mettre la vérité dans tout son jour ! Combien, d'autres au contraire, adroits parleurs, ont obtenu créance et gagné, leur cause par le mensonge ! L'ignorant, dans l'art du plaideur, a dont invinciblement plus à craindre des calomnies de l’accusation, qu'à espérer de son innocence et de la vérité

[4] La plupart des accusés, Athéniens, par défiance d’eux-mêmes et par un préjugé injurieux pour vous, prient leurs juges de les écouter, comme si les gens honneur pouvaient leur refuser une attention que les accusateurs mêmes obtiennent sans la demander ! [5] Pour moi, voici ma seule prière si, dans le cours de ce plaidoyer, ma langue s’égare, rejetez la faute sur mon inexpérience plutôt que sur mon intention coupable; si mes paroles ont votre approbation, croyez que la vérité et non l’art les a seules dictées.

[8] Avant tout je vais montrer combien est illégale et arbitraire la forme de ce procès. Non que je décline la compétence du peuple;[2] en effet quand vous ne jugeriez point en vertu d’une loi, quand nul serment ne vous lierait, je m’abandonnerais encore à votre arrêt sur la confiance que m’inspirent, mon innocence et votre équité. Mais cette illégalité, ces violences mettront en lumière les autres machinations de mes ennemis.

[9] Premièrement cité comme malfaiteur, je me vois accusé comme meurtrier;[3] ce qui, dans cette ville, est sans exemple. Non, je ne suis ni malfaiteur, ni sous le coup de la loi des malfaiteurs; j’en atteste mes adversaires eux-mêmes. Cette loi est portée contre les voleurs et les brigands: or, ils ont déclaré que je n’étais ni brigand, ni voleur. Aussi, après m’avoir arrêté ont-ils demandé, au nom de la justice, qu’on ouvrît les potes de mon cachot. [10] Mais, disent-ils, l’assassinat est un crime de malfaiteur: un des plus grands crimes, je l’avoue, aussi bien que le sacrilège et la haute trahison; mais vous avez pour chacun de ces attentats une procédure particulière.

Quelle enceinte ont-ils choisie pour ce procès? La place publique, c’est-à-dire, un lieu dont la loi interdit l’accès à tout homme accusé de meurtre ! Quelle peine veulent-ils m’infliger? Est-ce la mort, qui, d’après la loi, est le prix du sang versé? Non, c’est une simple amende! S’ils agissent ainsi, ce n’est pas pour me ménager, mais pour servir les intérêts de leur haine. La suite de ce discours vous fera voir pourquoi ils n’accordent pas au mort une satisfaction égale, pleine et entière.

[12] Et toi, mon principal accusateur,[4] il est encore d’autres lois que tu as enfreintes. Tu n’as pas prêté le serment formidable qu’exige le législateur; tes témoins viennent déposer sans avoir levé la main sur les entrailles des victimes. Aurais-tu inventé un code à ton usage? Quoi ! tu demandes aux juges qu’ils me condamnent comme assassin, sur des dépositions sans garantie! Mais en croiront-ils ces organes d’un accusateur qui viole les lois, et leur substitue ses barbares caprices? [13] A t’entendre, Hélos, demeuré libre, n’aurait pas manqué de s’enfuir que n’ajoutes-tu que c’est toi lui l’as forcé de revenir à Athènes? Ne pouvais-je éviter de paraitre, et me laisser condamner par défaut? Je pourrais encore, si j’étais libre, je pourrais, après un premier plaidoyer, partir et me bannir moi-même. Et, seul entre tous les hellènes, je serai privé de cette ressource par la loi d’exception dont tu t’armes contre moi !

[15] Athéniens, vos lois sur l’homicide sont pleines de sagesse, et nul parmi vous n’osa jamais y toucher. L’homme qui m’accuse a osé seul, pot me persécuter plus sûrement, se substituer au législateur. Il savait trop bien qu’après avoir prêté serment, aucun citoyen n’aurait déposé pour lui contre moi.

[16] J’ajoute qu’il a agi en plaideur peu sûr de la bonté de sa cause. Il n’avait garde d’intenter une action unique et nettement caractérisée; et, se défiant à la fois de vous, citoyens, et des juges que la loi nous donnait, il s’est ménagé le moyen d’éluder une première sentence. Que gagnerai-je à un acquittement? mon accusateur pourra dire que j’ai été absous comme malfaiteur, non comme meurtrier. S’il gagne sa cause, changeant ses conclusions, il demandera ma mort: car, alors, c’est le meurtrier que vous aurez condamné. Après un arrêt favorable, me replonger dans le même péril, et se rendre maître de m’attaquer une seconde fois! fut-il jamais manœuvre plus abominable?

[17] Enfin, mon emprisonnement est encore une grave injustice. J’offrais les trois cautions permises par la loi: mes ennemis ont tant fait par leurs intrigues, qu’ici encore, j’ai été mis hors du droit commun. Enferma-t-on jamais l’étranger qui propose de telles garanties au nom d’une loi qu’on a étendue aux malfaiteurs? Sans doute mes accusateurs trouvaient leur compte, d’abord à m’ôter le loisir et les moyens de préparer ma défense, ensuite à me faire enfermer. L’ignominie de ma prison, en altérant l’affection de mes amis, en imprimant une flétrissure à mon nom et à celui de mes proches, ne pouvait-elle pas les entraîner du côté de mes persécuteurs?

Toutes les formalités suivies pour préparer ce jugement sont donc contraires à la loi et à l’équité. Je passe à l’exposé du fait.

[20] Je partis de Mytilène[5] sur un navire où était cet Hérode, qu’on m’accuse d’avoir tué. Nous cinglions vers Aenos, moi pour voir mon père, qui habitait alors cette ville, Hérode, pour payer des esclaves à des Thraces. Avec nous étaient les esclaves qu'il devait payer, et les Thraces qui devaient en toucher le prix.[6] Voici les témoins. (Les témoins paraissent.)

[21] Tel était, pour l'un comme pour l'autre, le motif de ce voyage, une tempête violente nous força de relâcher près de Méthymne.[7] Là se trouvait à l'ancre le bâtiment sur lequel on dit qu'Hérode passa et trouva la mort.

Et d'abord, Athéniens, considérez que rien, ici, n'était combiné. On ne prouvera jamais que j'aie engagé, Hérode à partir avec moi: son voyage fut entrepris spontanément pour ses propres affaires. [22] Et moi, j'avais une raison suffisante pour me rendre à Aenos. Notre relâche imprévue était l'effet de la nécessité. Arrivés au port, c'est encore la nécessité seule qui nous fit changer d'embarcation: il pleuvait; nous cherchâmes un abri dans la seconde, qui était pontée. Écoutez mes témoins. (Déposition.)

[23] Lorsque nous fûmes passés sur un autre navire, nous nous mîmes à boire. Il est constant qu'alors Hérode sortit, et ne rentra point. Moi, pendant toute cette même nuit, je ne quittai pas le vaisseau. Le lendemain, je cherchai avec empressement le passager qui avait disparu, et son absence ne me semblait pas moins étrange qu'à tout l'équipage. Je conseillai d'envoyer un exprès à Mytilène; et mon avis fut goûté. [24] Mais aucun voyageur, de l'un ni de l'autre navire, ne voulant y aller, je proposai mon esclave pour cette mission. Or, je le demande, si je me fusse senti coupable, aurais-je envoyé un dénonciateur contre moi-même? Cependant on ne trouva Hérode ni à Mytilène, ni ailleurs; il nous fallait achever notre voyage; tous les autres vaisseaux avaient mis à la voile: je partis donc aussi. Que les témoins paraissent. (Déposition.)

[25] Tel est le fait ô Athéniens! et voici les inductions que vous en devez tirer.

D’abord, avant mon départ pour Aenos, lorsque mon compagnon de voyage avait disparu, personne ne m’accusa, bien que la nouvelle fût parvenue à ceux qui me poursuivent aujourd’hui. Accusé, je me serais abstenu de partir, d’autant plus que, dans ces premiers moments, l’évidence eût détruit les imputations: d’ailleurs, j’aurais été présent pour répondre. Je m’éloignai donc; et c’est seulement alors que ma perte fut jurée, et que mes ennemis forgèrent une accusation d’assassinat.

[26] Ils prétendent qu’Hérode a été tué à terre, et que, d’un coup de pierre, je lui ai brisé la tête, moi, qui n’ai pas mis le pied hors du navire. Un coup de pierre ! et qui leur a révélé cette circonstance? Par quelle explication vraisemblable montreront-ils comment l’homme a disparu? Il est évident que le fait s’est passé près du port, et que l’ivresse d’Hérode et sa sortie nocturne en sont la cause. Sans doute, il n’aura pu se conduire, et, dans les ténèbres, il ne sera pas allé loin. [27] Après l’avoir cherché deux jours, et dans le port et hors du port, on n’a trouvé personne qui l’ait vu; pas une trace de sang, pas un indice ! Ajoutez à cela la déposition qui prouve que je n’ai pas quitté le vaisseau.

[28] Mais, dit l’accusation, Hérode a été jeté à la mer. Je demande, à mon tour, à bord de quel bâtiment cela s’est passé? Il est clair qu’on aura pris un vaisseau du port. Comment donc n’aurait-on pas trouvé ce vaisseau? Si on l’eût trouvé, il s’y serait révélé quelque indice de meurtre et d’immersion. Ces signes, mes accusateurs prétendent les avoir découverts; mais sur quel bâtiment? sur celui-là même où il avait bu, et d’où ils reconnaissent eux-mêmes qu’il est sorti vivant !

Des témoins vont certifier ces faits. (Les témoins paraissent.)

[29] Je partis donc pour Aenos, et notre premier vaisseau retourna à Mitylène. Mes ennemis s'empressèrent d'y entrer, et y firent une perquisition minutieu.se. Ou trouva du sang: voilà, dit-on aussitôt, la place où Hérode a été tué? A l'examen, ou reconnut que c'était du sang de mouton. Forcé de renoncer à ce moyen, on prit des esclaves, pour les appliquer à la question. [30] Le premier qui subit, la torture ne dit rien à ma charge; on donna au second, plusieurs jours, pendant lesquels on le garda, on l'endoctrina et le malheureux rendit contre moi un faux, témoignage.

Je demande l'audition, des témoins. (Déposition)

[31] Il est prouvé, Athéniens, par cette déposition, que le deuxième esclave a été mis à la torture, plusieurs: jours seulement après le premier. Suivez attentivement, je vous prie, les circonstances de cette torture.[8] Deux motifs ont gagné cet esclave: la liberté lui était, promise, et les hommes auxquels il se voyait livré pouvaient faire cesser ses tourments: en fallait-il davantage pour obtenir de lui une déclaration mensongère? [32] Ignorez-vous que ceux qui dirigent la question disposent de l'esclave, qu'on interroge, et le font parler à leur gré? Et combien l'avantage est plus grand pour eux lorsque la scène se passe loin de celui contre lequel on dépose ! Si j'eusse été là, j'aurais dit à l'esclave, tu mens! et, en ordonnant de prolonger la torture, je lui aurais fait rétracter ses calomnies. Mais, nos adversaires se trouvaient seuls maîtres de la question, seuls arbitres de leurs propres intérêts. [33] Qu'arriva-t-il cependant? L'esclave, plein d'espoir; et décidé à me perdre pour s'affranchir, succomba à la violence des tourments: mais avant d'expirer, il rendit lui-même à la vérité, et avoua qu'on l'avait séduit pour déposer contre moi. Si le mensonge fut sans avantage pour lui, la vérité fut perdue peur l'accusé. [34] Mes ennemis firent achever le patient, dont la première déclaration et la base de ce procès. D’ordinaire on paye les dénonciateurs libres, et on affranchit les esclaves. Qu'ont fait mes adversaires? ils ont récompensé par la mort, celui qu'ils avaient fait parler, quoique mes amis leur défendissent de le faire mourir avant mon retour. [35] Que leur importait sa personne? c'est de sa première déposition qu'ils avaient besoin. Vivant et remis par moi sur le chevalet, il eût achevé de dévoiler leurs manœuvres. Sa mort m'enlève mon plus puissant moyen de défense: on ne présente que son faux témoignage, qui me perd; on supprime une déclaration véridique, qui m'eût sauvé.

Greffier, appelle les témoins de ce que j'avance. (Les témoins paraissent.)

[36] Que devaient faire mes accusateurs? ils devaient me confronter aujourd'hui avec le dénonciateur lui-même. Car enfin, laquelle de ses dépositions citeront-ils contre moi? la première ou la dernière[9]? Dans quel moment cet esclave a-t-il mérité le plus de confiance? quand il me déclarait assassin, un innocent? [37] Réduits, comme vous l’êtes, à des probabilités, regardez la dernière déposition comme la seule vraie. Le malheureux mentait d'abord pour son propre avantage; puis, voyant que ses calomnies ne le sauvaient point, il chercha un dernier refuse dans la vérité. Je n'avais pas un ami présent, pour faire constater celle vérité si précieuse; mes ennemis seuls étaient là: ils l'étouffèrent au passage, en faisant disparaître le révélateur, [38] Celui contre qui une dénonciation est portée tâche de se saisir du délateur, et de l'empêcher de revenir à la charge: ici, c'est l'accusateur lui-même, qui, procédant à une enquête par la torture, nous enlève l'auteur de la dénonciation! Si j'avais agi de la sorte, ou si, refusant de livrer l'esclave, j'avais repoussé ce moyen de conviction, mes ennemis s'armeraient contre moi de mes propres refus, et feraient, valoir hautement une pareille présomption. Je leur dirai donc à mon tour: le refus vient de vous; c’est donc vous qui êtes des imposteurs!

[39] L'esclave, disent-ils, a avoué, sur la roue, qu'il m'avait aidé à tuer Hérode. Mais non. Athéniens, telle n'a pas été sa déclaration. Il a déposé qu'à la sortie du navire, il avait suivi Hérode et Hélos, et qu'il avait transporté le premier, déjà mort, sur le vaisseau, d'où il l'a jeté à la mer. [40] Ne l'oubliez pas, Athéniens: avant d'être subjugué par la violence de la douleur, ce même esclave disait la vérité, et me déchargeait. Mais, étendu sur le chevalet, et cédant aux tourments, il mentit pour s'en délivrer. [41] Enfin, lorsque la torture eut cessé, il rétracta son mensonge, et finît par protester qu'on perdait deux innocents. L'avais-je donc gagné, pour qu'il tint ce langage? N’avait-il pas commencé par déposer contre moi?

[42] Il y a plus: un homme libre, passager comme moi, vivant avec moi, a confirmé, au milieu des douleurs de la torture,[10] la première et la troisième déposition de l'esclave. Celui-là n'a pas varié; la seconde déclaration, fruit de la douleur, il l'a constamment appelée calomnieuse. Ainsi, l'un disait: Hélos est sorti du vaisseau; il a tué Hérode; je l'ai aidé à transporter le cadavre. L'autre niait que j'eusse même quitté le navire.

[43] Ici, je réclame la présomption. Après avoir formé seul, sans confidents, un projet d'assassinat, aurais-je été assez insensé pour prendre, le crime commis, des témoins et des complices? [44] Au dire de mes accusateurs, Hérode a été tué fort près de la mer et des vaisseaux; tué par moi seul, il n’a pas poussé un cri; personne, ni à terre, ni sur les navires, n’a rien entendu. Toutefois, dans le silence de la nuit, des cris ne résonnent-ils pas plus que dans le tumulte du jour? plus sur la grève que dans la ville? N’est-il pas avéré que, quand Hérode sortit du vaisseau, tout l’équipage veillait encore?

[45] Il a été, dites-vous, tué sur le rivage, puis, au sein de la nuit, transporté sur un autre bâtiment: où sont donc les indices que vous avez trouvés, soit sur le sable, soit dans ce second vaisseau? Quoi! troublé par son crime, troublé par les ténèbres, le meurtrier aura pu tout nettoyer, tout essuyer, effacer partout les traces de l’assassinat ! Eh! en plein jour, même sans ces violentes émotions, qui pourrait y réussir? Où est ici la vraisemblance?

[47] Libres d’agir autrement, mes ennemis ont acheté l’esclave mis par eux à la question; et, de leur autorité privée, ils ont fait périr ce témoin qu’aucun tribunal n’avait condamné, qui n’était pas le meurtrier d’Hérode, au lieu de le garder à vue, ou de le livrer, soit à mes amis, qui en auraient répondu, soit aux magistrats. Oui, de simples particuliers ont condamné un homme à mort; à la fois juges et bourreaux, ils ont exécuté la sentence, tandis qu’il n’est pas permis à une ville sujette des Athéniens, d’envoyer un coupable au supplice, sans l’aveu d’Athènes! Mes accusateurs veulent que vous prononciez sur les dépositions de l’esclave morcelées à leur gré; et ils ont prononcé eux-mêmes sur sa personne ! Ne pourrais-je, Athéniens, les accuser à mon tour? et leurs griefs ne s’effaceraient-ils pas devant les miens?

[49] Cherchons encore la vérité, la vraisemblance, du moins, dans les dépositions de deux témoins mis à la question. L’esclave m’accuse d’abord, puis il se rétracte. Etendu sur le même chevalet, l’homme libre n’a pas dit un seul mot qui me fût défavorable. C’est qu’on ne pouvait gagner le second, comme le premier, par la promesse de la liberté. D’ailleurs l’homme libre, doué d’un caractère plus ferme, et peu soucieux de sortir d’embarras par un mensonge, était résolu à souffrir jusqu’au bout pour la vérité. [50] Lequel des deux faut-il donc croire, ou de celui qui persiste, ou de celui qui varie dans sa déposition? Considérez encore qu’une partie des déclarations de l’esclave m’est favorable. La balance ne saurait donc être égale; et, quand elle le serait, votre indulgence ne la ferait-elle point pencher en ma faveur, comme dans le cas de l’égalité entre des suffrages contradictoires.[11]

[52] La voilà donc, Athéniens, cette épreuve juridique d’où nos adversaires osent conclure qu’Hérode a péri par mes mains ! m'eut reproché ce crime, qui m'empêchait de faire disparaître les deux témoins? Ne pouvais-je les emmener à Aenos, ou les faire passer en Epire[12]? Aurais-je laissé derrière moi des témoins prêts à s'ériger en dénonciateurs?

[53] Ils disent avoir trouvé dans le vaisseau un billet que j'écrivais à Lycinos, pour lui mander que j'avais tué Hérode. Mais qu'était-il besoin d'écrire, puisque le porteur était complice? Ou n'écrit que les choses qu'il doit ignorer. [54] Si le fait à raconter eût été long, peut-être aurait-il fallu venir en aide à la mémoire de l'envoyé, incapable de suffire à la multitude des circonstances: mais ici, que fallait-il annoncer? tout se réduisait à ces mots, j'ai tué un tel. D’ailleurs, Athéniens, entre le contenu du prétendu billet et la déposition que mes adversaires prêtent à l’esclave, quelle différence ! Cédant aux tourments, l’esclave à les entendre, disait m’avoir aidé à tuer Hérode; et le billet tue déclare seul meurtrier. [55] Lequel des deux croire? Il y a plus, à la suite d’une première perquisition faite dans le navire, on n’avait rien trouvé; plus tard seulement on y trouva un billet: manœuvre tardive, concertée comme ressource dernière ! Quand on vit que le premier serviteur interrogé, ne me chargeait pas on fabriqua un billet, et on le jeta dans le vaisseau. [56] Ce billet ayant été lu, et les dépositions du second esclave, telles qu’ils les présentent, ne s’accordait pas avec l’écrit, il n’était plus possible de le supprimer. Si, dans le principe, ils avaient espéré tirer de l’esclave un faux témoignage, ils n’auraient pas fabriqué le billet.

Voici. Les témoins dont j’invoque l’appui. (Déposition.)

[57] Pour quel motif aurais-je attenté à la vie d'Hérode? il n'y avait aucune inimitié entre nous deux. On ose dire que j’ai prêté mon bras pour servir la haine d’un tiers. Sont-il donc si communs, les assassins par complaisance? Non, à moins d’une haine violente et personnelle, on ne se porte guère à un pareil crime; et, parmi les antécédents de l'assassin, on trouve des tentatives du même genre: Or, jamais, je le répète; il n'y avait eu; entre Hérode et moi, la plus légère contestation. [58] Est-ce pour le voler que j'aurais commis cet attentat? mais il n'avait rien. Redoutais-je de sa part, un projet homicide, et me hâtais-je de le prévenir? eh! que pouvais-je craindre d'Hérode? [59] Si l'accusateur m'impute sérieusement d'avoir tué pour voler, qu'il y prenne garde: je serais bien plus fondé a rétorquer cette imputation contre lui-même. Tu as intenté contre Hélos un procès capital, lui diraient mes parents, tu as menacé ses jours: mais c'était pour t'enrichir des dépouilles d’un condamné.[13]

[60] Mon devoir, Athéniens, est aussi de justifier Lycinos, et de démontrer son innocence comme la mienne. Cet homme était dans les mêmes termes que moi avec Hérode. Point de haine, point d'avidité à satisfaire par un meurtre; nul danger à prévenir en se hâtant de frapper le premier. Non, Lycinos n'en voulait point aux jours d'Hérode: [61] en voici une preuve sans réplique: il avait un motif suffisant pour le traduire en justice,[14] lui susciter un grave procès, et le faire mourir, mais mourir légalement, il pouvait assurer sa propre sécurité, et bien mériter d'Athènes, en dévoilant certains méfaits d'Hérode. Eh bien ! il a constamment repoussé une pareille démarche. Toutefois, les risques d'un pareil procès sont-ils comparables à ceux d'une accusation d'assassinat? On va entendre les témoins. (Déposition.)

[62] Lycinos n'a donc pas inquiété Hérode dans une circonstance où j'aurais été hors de cause; et il l'aurait attaqué: par un attentat de nature à me priver de ma patrie, à le priver lui-même de tous ses droits religieux et politiques, de tout ce que les hommes ont de plus cher et de plus précieux !

[63] Mais suivons pas à pas l'accusation. En supposant l'attentat avéré, comment Lycinos serait-il parvenu à substituer mon bras au sien pour le commettre? Moi, exposer ainsi ma personne! Lui, payer le péril que j'aurais couru! non, il n'en est rien. J'ai quelque aisance, et il est pauvre; et, d'après la vraisemblance, c'est plutôt moi qui aurais acheté les services d'un sicaire. Emprisonné pour sept mines[15] qu'il devait en vertu d'une sentence, il n'a pu se libérer lui-même: ses amis, en payant pour lui, l'ont rendu à la liberté. Puis-je mieux prouver qu'il n'y avait pas, entre Lycinos et moi, cette intimité qui fait condescendre même aux désirs coupables d’un ami? N’ayant rien payé pour ouvrir la prison où il languissait depuis longtemps, aurais-je, pour lui, exposé ma tête à un grave péril? Serais-je devenu assassin pour lui complaire? Non, Athéniens, non ! Aussi l’innocence de tous deux est également prouvée.

Mais enfin, dit l’accusateur, Hérode a disparu ! Attendez-vous de moi, Athéniens, l’explication de ce mystère? Quelle conjecture formerais-je sur un fait obscur auquel je n’eus aucune part? Je suppose qu’on interroge l’un de vous sur un fait dont il n’a pas l’intelligence: je ne sais, sera toute sa réponse. [66] Qu’on le presse de s’expliquer, son embarras ne diminuera point. Les entraves dont vous ne pourriez vous dégager vous-mêmes, ne me les imposez pas, ne faites point dépendre mon apologie d’une conjecture. Pour ma justification, il n’est pas nécessaire que je m’évertue à découvrir comment Hérode a péri. Mais j’ai démontré que je n’avais aucun intérêt à sa mort, et cela suffit pour établir que le coupable, ce n’est pas moi.

[67] Ce n’est pas la première fois qu’on n’a pu découvrir ni le corps d’un homme assassiné ni son meurtrier. Il serait trop cruel de se voir accusé d’homicide uniquement parce qu’on a connu la victime. Que de gens aussi a-t-on vus depuis sous le coup d’autres dénonciations, mourir de la mort des scélérats avant que la vérité vint se révéler !

[68] Par exemple , je citerai le meurtre  d'un de vos concitoyens, Ephialte qui est resté impuni  juqu'ici.  Il aurait été difficile pour ses compagnons de conjecturer qui avaient été les assassins sous peine  d'être accusés eux-mêmes d'assassinat. D'ailleurs, les meurtriers d'Ephialte ne firent aucune tentative pour se débarasser du corps, de crainte d'être reconnus, alors que moi, ainsi qu'ils le disent, je n'ai mis personne dans la confidence en projetant le crime, mais j'ai cherché de l'aide pour déplacer le cadavre.

[69] Naguère un jeune esclave, à peine âgé de douze ans, se détermina à tuer son maître. Si, effrayé par les cris de celui-ci, il n’eût pris la fuite en lui laissant le couteau dans la gorge, s'il eût eu assez d’audace pour rester, tous les gens de la maison se seraient vus exposés aux plus grands risques: car aurait-on imaginé qu’un enfant eût osé commettre un tel attentat. Mais, arrêté peu de jours après, il avoua son crime.

Passons à l'autre ordre de faits. On accusait de malversation vos collecteurs d'impôts,[16] avec aussi peu de fondement qu'on m'accuse aujourd'hui. Jugés avec passion et trop légèrement condamnés, ils furent tous mis à mort, excepté un seul. [70] Plus tard, la vérité se fit jour. Sosie, le seul qui restait, n'avait été condamné qu'après ses collègues. Déjà il était livré aux Onze, et sa sentence allait être exécutée, lorsque l'on reconnut comment les deniers avaient été détournés, le peuple renvoya Sosie absous; mais ses collègues, innocents comme lui, n'en étaient pas moins morts.

[71] Les plus âgés d'entre vous doivent se rappeler ces faits, que la voix publique a transmis aux plus jeunes, il est donc indispensable, Athéniens, d'examiner mûrement une affaire, et de ne rien précipiter. Hérode est mort: peut-être apprendrez-vous un jour comment il a péri. Pour faire ces réflexions, n'attendez pas qu'un innocent de plus ait succombé. Jugez avec calme et impartialité; n'écoutez ni la passion ni la calomnie: elles vous égareraient, le mérite, vous le voyez, votre sympathie plutôt que vos rigueurs. [72] Ce que j'implore surtout, c'est votre équité: qu'elle triomphe des hommes iniques, acharnés à ma perte ! Délibérez à loisir, ajournez même votre sentence: vous serez toujours libres de me punir plus lard, au gré de mes accusateurs. Mais, si vous vous hâtez, où sera la garantie de la justice de votre arrêt? Mon père aussi a droit à une justification. Toutefois, ce serait plutôt à lui à parler pour un fils dont toute la vie s’est passée sous ses yeux.

[76] Après la révolte de Mitylène,[17] la conduite de mon père vous prouva son dévouement. Lorsque la ville entière eut commis la faute grave de méconnaître votre suprématie, il fut forcément enveloppé dans le tort commun. L'affection qu'il vous gardait au fond de son cœur, il ne pouvait plus la manifester librement. Lui était-il permis d'abandonner une patrie où le retenaient tant de gages précieux, ses enfants et sa fortune? Il y resta donc, sans pouvoir, seul, lutter contre la défection générale. [77] Vainqueurs, vous laissâtes la ville à ses habitants, et les instigateurs des troubles furent punis. Dès lors surtout, la conduite de mon père envers, vous fut constamment irréprochable. Tout ce qu'on pouvait attendre de son zèle, il le fit: il s'acquitta de toutes les charges imposées par Athènes ou par sa patrie, fut plusieurs fois chorège, et apporta sa part à toutes les subventions. [78] Maintenant il a choisi Aenos pour séjour: veut-il, par-là, se soustraire aux devoirs, du citoyen, changer de patrie, échapper à votre puissance? Imite-t-il ces gens qui passent en Asie, et vont habiter chez vos ennemis? Non le déplacement de mon père n'a d'autre motif que sa haine pour les sycophantes, détestés de vous-mêmes. [79] D'ailleurs, vous ne sévirez pas contre son fils, pour le punir lui-même de ce qu'il a fait, avec tout Mitylène, et sous le joug de là nécessité. Tous les Mityléniens, sans exception, sont enveloppés dans le commun châtiment; et le souvenir en sera durable chez ce peuple, dont l'ancienne, puissance est anéantie. Quant aux anecdotes que la calomnie a semées contre nous, gardez-vous de les croire: c'est une manœuvre dirigée par, des ennemis impatients de ravir nos dépouilles.

[80] O Athéniens! soyez-moi secourables; dans l’intérêt de votre propre autorité, ne laissez pas grandir la calomnie. Si vous secondez les succès des imposteurs, chaque accusé se tiendra pour averti; une composition pécuniaire, concertée avec eux, va le soustraire à votre justice. Si, au contraire, en paraissant devant vous, le sycophante se voit convaincu de mensonge, à lui la honte et l’humiliation! à vous l’honneur et la puissance!

[81] Aux inductions, aux témoignages humains, je ferai succéder, pour décider vos suffrages, les signes qu’ont donnés les dieux de leur volonté. Garants de la sécurité publique dans les diverses situations où se trouve l’état, ces signes, Athéniens, ne sont, pour les affaires privées, ni moins certains, ni moins puissant. [82] Que de gens, vous le savez, souillés d’un meurtre ou de quelque autre crime, ont fait périr avec eux, en montant sur le même vaisseau, des hommes remplis d’un saint respect pour la Divinité ! N’en a-t-on pas vu d’autres, sinon trouver la mort, du moins courir des dangers extrêmes dans la société de pareils coupables?  D’autres enfin, assistant à des sacrifices, n’ont-ils pas fait reconnaître, au triste résultat de la cérémonie sainte, que leurs mains étaient impures? [83] Eh bien! dans toutes ces situations, il m’est arrivé le contraire. Mes compagnons de voyage ont eu la plus heureuse navigation; et, quand j’ai paru dans un temple, les victimes n’ont jamais manqué d’être propices.

Voici mes témoins. (Les témoins paraissent.)

[85] Sur tous les griefs que j’ai pu me rappeler, Athéniens, mon apologie est terminée. J’espère un acquittement; car les raisons qui doivent me gagner vos suffrages sont conformes et à votre serment et aux lois. C’est d’après les lois que vous avez juré de prononcer: or, je n’étais pas sous le coup de la loi qu’on a invoquée pour me traîner en prison. Quant au crime dont on m’accuse aujourd’hui, faites d’après la loi, vos réserves pour la reprise de ces débats. Deux procès seront éclos d’un seul; mais à qui la faute à mes accusateurs. De grâce, ne vous hâtez pas de condamner: accordez quelque chose au temps, ce révélateur de la vérité cherchée avec zèle et droiture. Examiner une même cause à plusieurs reprises, c’est fortifier la vérité, c’est l’armer contre la calomnie.

 

 

[87] Un jugement en matière d’homicide, quoiqu’erroné, l’emporte sur le bon droit. A l’innocent condamné il ne reste qu’à baisser la tête et à se résigner, surtout quand la voie de l’appel lui est fermée.[18] [88] Voilà pourquoi, dans ce genre de débats, vous avez établi des formes particulières, imprécations, serments prononcés sur les entrailles fumantes de la victime, mandats lancés contre le prévenu: vous avez senti combien il importe d’assurer ainsi la marche de la justice dans les accusations capitales. Bien juger, c’est venger celui qui est vraiment lésé; déclarer meurtrier un innocent, c’est un crime devant la loi, une impiété envers les dieux. [89] L’erreur du tribunal a bien d’autres conséquences que celle où la passion entraîne l’accusateur. Après tout, ce n’est pas l’accusateur qui condamne; c’est votre arrêt, c’est vous. Si le Peuple se trompe, à qui recourir pour se justifier? [90] Or que demande l’exacte justice dans le procès actuel? que l’accusateur et l’accusé soient renvoyés tous deux, jusqu’à ce qu’ils aient satisfait à la loi en prêtant serment. Le moyen de les astreindre à cette formalité, c’est de prononcer mon acquittement provisoire. Qu’on ne dise pas que, par cette demande, je décline votre juridiction: ne sont-ce pas des citoyens d’Athènes qui me jugeront dans un autre tribunal? En me renvoyant aujourd’hui, vous pourrez me ressaisir pour statuer définitivement;[19] mais, si vous me condamnez, c’en est fait, une instruction nouvelle devient impossible

[91] En supposant l’erreur inévitable, l’injustice serait moins blâmable dans un acquittement que dans une condamnation. Là, c’est une simple faute; ici elle devient crime. S’agit-il d’un procès où un arrêt sans équité sera aussi sans appel? que l’attention du juge redouble. Quand l’annulation d’une erreur judiciaire est possible, il peut, avec moins de danger, écouter la voix de la passion et de la calomnie: sa sentence sera révisée et réformée Mais quel malheur, de ne pouvoir réparer une injustice produite par la précipitation! Plusieurs, parmi vous se sont déjà repentis d’avoir fait périr des innocents; mais leurs regrets s’adressaient-ils aussi aux accusateurs qui les ont trompés? Non, car ces accusateurs vivent encore. [92] D’ailleurs, l’indulgence de tous est acquise à l’erreur involontaire, tandis que celle qui naît de la volonté est impardonnable. La première est le résultat de notre faiblesse naturelle; la réflexion accompagne la seconde. Or, est-il rien de plus volontaire que d’agir sur-le-champ, quand on se sent libre d’examiner à loisir? Envoyer un homme à la mort par un vote irréfléchi, c’est un assassinat.

[93] Athéniens, vous l’avez compris, jamais je ne serais rentré dans votre ville, si ma conscience n’eût été pure. Oui, la confiance dans la justice de ma cause m’a seule ramené ici. C’est un précieux avantage pour un accusé de pouvoir se dire qu’il n’a failli ni envers les hommes ni envers les dieux. Une âme ainsi pénétrée du sentiment de son innocence a plus de force contre la douleur, et soutient le corps qu’elle anime. Mais aussi le remords est pour le coupable un premier bourreau; et la vigueur physique ne peut élever une âme abattue, par la persuasion que ses angoisses font une partie de la peine de son crime. Pour moi; j’apporte devant vous tout le calme d’une conscience sans reproches.

[94] Que le sycophante calomnie, je ne m’en émeus pas; c’est son métier: vous saurez, vous, ne donner accès qu’à la vérité. En m’accordant au moins un sursis, vous pourrez, plus tard, me juger, me punir. En cédant à l’entraînement de mes ennemis, vous tomberez dans une faute sans remède. Vous examinez maintenant le procès, plus tard jugez les témoins. Vous cherchez la vérité par des conjectures, alors vous la trouverez par des certitudes les imprécations que les témoins auront prononcées sur leur propre tête vous garantiront la vérité de leurs dépositions. [95] Que si, subjugués par des conseils cruels, vous me faites mourir aujourd’hui, avec moi périt l’espoir de la vengeance. Mes amis renonceront à satisfaire les mânes de celui qui ne sera plus, et quand ils persisteraient, quel bien m’en reviendrait-il dans la tombe? [96] Accordez-moi donc maintenant vos suffrages. Dans un procès criminel plus régulier, mes adversaires ne m’accuseront qu’après avoir prêté le serment légal, vous me jugerez sur un texte de loi formel alors seulement, si j’échoue, je ne pourrai dire que ma mort est juste. Sur votre serment repose l’espoir de mon salut.[20] Aujourd’hui renvoyez-moi absous, votre religion l’exige autant que mon bon droit.


 

[1] Brutus, c.12.

[2] Outre l’Aréopage, les Athéniens avaient quatre autres tribunaux chargés de connaître des actions de meurtre. Hélos aurait donc pu demander à comparaître devant l’un de ces tribunaux.

[3] L’instruction criminelle n’était pas la même dans les deux cas; et d’ailleurs il devait toujours avoir concordance entre la citation et l’accusation.

[4] Il a fallu ajouter ces trois mots, sous peine d’être inintelligible. Dans le texte, l’orateur, s’adressant à la partie adverse, passe subitement du pluriel au singulier.

[5] Ville principale de l’île de Lesbos, sur la côte voisine de l’Asie Mineure; aujourd’hui, Métélin. Aenos, ville grecque dans la Thrace maritime; aujourd’hui Eno, comptoir et port marchand.

[6] Ce passage a été fort controversé, et la présence de tous ces individus à la fois sur le même navire nous semble inexplicable.

[7] Ville de l'île de Lesbos, peu éloignée de Mytilène; aujourd'hui, Molivo, bourg et château fort.

[8] « Quel était l'objet, quelle était la forme de cette épreuve juridique? Ruséion, approche, et prends garde de mentir. Clodius, a-t-il dressé des embûches à Milon? —Oui. —Tu seras mis en croix. —Non. —Tu seras libre. Quoi de plus infaillible que cette manière de procéder? Lorsqu'on veut faire entendre des esclaves, on les saisit sans délai: on fait plus, on les sépare, on les enferme, afin qu'ils ne communiquent avec personne. Ceux-ci ont été cent jours au pouvoir de l'accusateur; et c'est ce même accusateur qui les a produits. Quoi de moins suspect.et de plus irréprochable qu'un tel interrogatoire? » Cicéron, Plaidoyer pour Milon, 22.

[9] L’esclave avait déposé trois fois: d’abord sans charger Hélos; ensuite en le chargeant; enfin en affirmant qu’il était innocent. L’orateur n’examine ici que les deux dernières dépositions mais ensuite il sera parlé de toutes les trois.

[10] On mettait rarement un homme libre à la torture, et jamais un citoyen athénien.

[11] Au tribunal de l’Aréopage, si les cailloux qui servaient à exprimer les suffrages étaient en nombre égal dans chacune des deux urnes, un magistrat inférieur était appelé pour en jeter un dans l'urne d'acquittement. Cela s’appelait le suffrage de Minerve parce que cette déesse avait, disait-on, fait pencher ainsi la balance, en faveur d'Oreste, jugé par l'Aréopage. Un tel usage de la cour suprême passa aux autres tribunaux.

[12] Il paraît que l'esclave appartenait à Hélos, et que l’homme libre était, jusqu'à un certain point, dans sa dépendance.

[13] Passage très obscur. Il m’a fallu m’éloigner de la lettre pour l’éclaircir un peu: je ne me flatte pas, au reste, d'avoir trouvé juste. Une partie de l'amende prononcée contre un condamné revenait à son dénonciateur.

[14] Ce motif, qui n'est pas expliqué par l'orateur, était sans doute compris dans la déposition qui vient ensuite.

[15] 679 francs.

[16] Hellénotames, ou collecteurs des taxes levées au nom d’Athènes, sur les alliés.

[17] Mytilène et plusieurs cités des îles de la mer Egée avaient secoué le joug tyrannique d’Athènes. Thucydide raconte, dans son troisième livre, cette défection et la peine qui en fut la suite.

[18] Telle est la situation d’Hélos. Il était jugé par le Peuple; et le Peuple prononçait sans appel. Si l’Aréopage cassa quelques arrêts de l’assemblée nationale, ce fut seulement quand cette assemblée lui paraissait absoudre un coupable.

[19] Ce langage d’Hélos rappelle involontairement celui du petit poisson au pêcheur qui l’avait pris. Cependant, jusqu’au nouveau procès, l’accusé retournait peut-être en prison, ou fournissait caution valable.

[20] C’est-à-dire celui de mon acquittement provisoire. Ce serment contenait l’engagement de juger conformément aux lois: or, dans l’affaire d’Hélos, une loi sur l’instruction criminelle avait été violée, puisque les témoins n’avaient pas, comme on l’a vu, prêté serment.