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table des matières de l'œuvre D'ANDOCIDE

 

ANDOCIDE

 

 

TRADUCTION DES QUATRE DISCOURS D'ANDOCIDE

 

DISCOURS SUR SON RETOUR

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

texte grec

 

 

  INTRODUCTION       

  SUR LES MYSTERES

  SUR LA PAIX

 

 


 

DISCOURS SUR SON RETOUR

(409 av. J.-C.)

[1] Si dans une autre affaire, citoyens, tous les orateurs ne manifestaient pas la même opinion, je ne verrais là rien d'étonnant. Mais quand il s'agit d'un service que je dois rendre à la république, (et aussi bien si quelque autre, fût-il plus misérable[1] que moi, avait la même intention,) je considère comme la chose du monde la plus fâcheuse que l'un approuve et l'autre non, et qu'il n'y ait pas unanimité; car si la cité est commune à tous les citoyens, les biens qui lui arrivent profitent à tous. [2] Or cette faute si fâcheuse vous pouvez remarquer que les uns la font déjà, que d'autres ne tarderont pas à la faire, et je suis pris d'un très grand étonnement quand je vois ces hommes enflammés d'une telle colère parce qu'il faut que quelque chose d'heureux vous arrive par moi. Car ils sont nécessairement ou les plus sots de tous les hommes, ou très malveillants pour la cité. S'ils pensent que la prospérité publique aiderait au succès de leurs propres affaires, ils sont bien sots d'être pour le parti contraire à leur utilité personnelle: [3] s'ils ne se considèrent pas comme ayant les mêmes intérêts que l'Etat et vous, c'est donc qu'ils vous seraient hostiles. En effet, quand je proposai secrètement au Sénat, certaines mesures dont l'exécution importe plus que tout à l'intérêt de la cité, quand devant les sénateurs j'appuyai mon dire de preuves évidentes, à ce moment ceux de ces gens-là qui étaient présents, ne furent pas capables de répondre et de me convaincre, d'erreur, ni eux ni aucun autre; et maintenant ici ils essaient de me décrier: [4] preuve qu'ils n'agissent pas d'eux-mêmes (car ils m'auraient combattu sur le champ), mais pour le compte d'autres citoyens, comme il y en a dans cette ville, qui ne voudraient à aucun prix que je vous fusse de quelque utilité. Et ces hommes n'osent pas, entrant eux-mêmes en scène, s'expliquer là-dessus nettement; ils craignent de laisser voir qu'ils ne vous veulent pas toujours du bien. Mais ils dépêchent d'autres orateurs, de ces hommes habitués déjà à ne plus rougir, auxquels il n'en coûte guère d'entendre et de dire les pires outrages.

[5] La seule idée nette qu'on trouverait dans leurs discours, c'est qu'ils me reprochent à tout propos mes infortunes, et cela devant vous, qui les savez certes plus exactement qu'eux, de sorte qu'il ne serait pas juste qu'on leur en fit un mérite. Pour moi, citoyens, je trouve que celui-là a bien raison qui a dit le premier que tous les hommes naissent pour être heureux et malheureux, que c'est un bien grand malheur de se tromper, [6] que les plus heureux sont ceux qui commettent les erreurs les plus légères, et les plus sages, ceux qui se repentent le plus vite. Et ce n'est pas là un sort réservé aux uns à l'exclusion des autres; mais c'est un lot commun à tous les hommes de se tromper et d'être malheureux. Si donc, Athéniens, vous me jugez en tenant compte de la nature humaine, vous serez plus bienveillants; car ce n'est pas l'envie mais plutôt la pitié que mon destin mérite. [7] N'en suis-je pas venu à ce point de malchance, que ce soit la faute de ma jeunesse, de ma sottise, ou l'influence de ceux qui me décidèrent à une telle aberration, d'être forcé de choisir entre les deux plus grands malheurs? ou refusant de dénoncer ceux qui avaient fait la chose, j'avais non-seulement à craindre[2] pour moi le châtiment, mais je tuais avec moi mon père innocent, sort qu'il ne pouvait éviter si je ne consentais pas à parler; ou révélant les faits, non seulement j'étais absous et je ne périssais pas, mais je n'étais plus le meurtrier de mon père. Est-il rien qu'un homme n'eût osé commettre plutôt que ce meurtre? [8] Dans cette alternative je pris la décision qui devait nous apporter à moi de si longs ennuis, à vous la fin immédiate du mal qui vous accablait. Souvenez-vous dans quel péril, dans quelle impuissance vous étiez, comme on se déliait les uns des autres, au point de ne plus même sortir sur l'agora, chacun craignant d'être arrêté. Si les choses en sont venues là, il a été reconnu que j'y étais pour une bien petite part, si cette situation a cessé, c'est à moi seul qu'on le dut. [9] Et pourtant cela ne m'empêche nullement d'être le plus infortuné des hommes; car, au moment où la ville était précipitée dans ces calamités, je commençai à être plus malheureux que personne, et après qu'elle a retrouvé sa sécurité, je suis le plus misérable des hommes. Tous ces maux dont souffrait Athènes ne pouvaient être guéris qu'au prix de mon déshonneur, de sorte que ce qui faisait mon malheur était votre salut. Il est donc juste que mon infortune me vaille votre reconnaissance, non votre haine.

[10] Et alors comprenant ma détresse, à laquelle ne manqua, je crois, aucun malheur, aucune honte, grâce à ma propre folie, grâce aussi à la fatalité des circonstances, je sentis que le mieux, pour vous plaire, était de choisir le genre de vie et la résidence qui me déroberait le plus à votre vue. Mais quand avec le temps je me mis à regretter, comme il était naturel, ces droits de citoyen et cette existence parmi vous que j'avais quittés pour l'exil, je décidai qu'il était de mon intérêt ou de me délivrer de la vie ou de rendre à cette cité un service tel que vous pussiez un jour me voir volontiers reprendre ma place parmi vous. [11] Dès lors, partout où il y eut quelque danger à courir, je ne ménageai ni ma personne, ni mes biens. Mais aussitôt j'amenai à votre armée de Samos des bois de rames, alors que les Quatre-Cents s'étaient déjà emparés ici du pouvoir, Archélaos, l'hôte de mon père et le mien, me permettant de couper et d'emporter de ces bois autant que je voudrais. Je les amenai donc, et pouvant en retirer cinq drachmes, le prix ordinaire, je ne voulus pas les vendre plus cher qu'ils ne m'avaient coûté: j'amenai aussi du blé et du fer. [12] Et c'est ainsi que furent équipés les soldats qui ensuite vainquirent sur mer les Péloponnésiens, et qui seuls au monde sauvèrent à cette époque[3] notre république. Si donc ce qu'ils ont fait a été pour vous la cause de grands avantages, il serait juste de m'en attribuer une part, et non la plus petite. Car si ces hommes n'avaient pas été munis des choses nécessaires, ils risquaient moins de sauver Athènes que de ne pas pouvoir se sauver eux-mêmes.

[13] Telle fut ma conduite; je trouvai pourtant ici une grande déception: je fis voile, vers Athènes espérant y être loué de mon zèle et de mon dévouement à vos intérêts; mais quelques-uns des Quatre-Cents avant appris mon arrivée me cherchèrent immédiatement et m'ayant arrêté me menèrent devant le sénat. [14] Et aussitôt Pisandre s'étant levé près de moi: « Sénateurs, dit-il, je vous dénonce cet homme qui a introduit chez nos ennemis du blé et des rames. » Et il raconta toute la chose, comme elle s'était passée. Or à ce moment déjà ceux qui étaient à la tête de l'armée étaient manifestement hostiles aux Quatre-Cents. [15] Et moi voyant par quel tumulte le sénat répondait, me sentant perdu, je m'élance[4] aussitôt vers l'autel et je saisis les objets sacrés, secours qui me fut bien précieux dans ce danger. Ces dieux envers qui j'étais coupable semblent m'avoir été plus secourables que les hommes. Ceux-ci voulaient me tuer, ce sont les dieux qui m'ont sauvé. Il serait trop long de vous parler de ma prison, de tous les mauvais traitements que j'ai endurés. [16] C'est alors que j'ai le plus gémi sur moi: dans une occasion où il semblait que le peuple eût souffert, j'en ai porté la peine; dans une autre où il était évident que je lui avais rendu service, justement pour cela, j'ai failli une seconde fois périr; ainsi aucune issue pour moi, aucun moyen de reprendre courage: de quelque côté que je pusse me tourner, de toutes parts je ne voyais que maux se préparant pour moi. Et, sorti de tous ces ennuis, il n'est pas d'œuvre cependant que je misse au-dessus d'un service à rendre à notre cité.

[17] Et il faut prendre garde, Athéniens, que des services tels que les miens sont bien différents de ceux que vous rendent vos fonctionnaires. Ainsi, tous les citoyens qui maniant vos affaires remplissent votre trésor, vous donnent-ils autre chose que ce qui est à vous ? Et tous ceux qui devenus stratèges font honneur à la cité, n'est-ce pas en exposant vos personnes aux souffrances, aux dangers, et aussi en dépensant les fonds publics qu'ils arrivent, s'ils le peuvent, à vous rendre service? Et s'ils font alors quelque faute, ce ne sont pas eux qui expient leur faute personnelle, c'est vous qui payez pour eux. [18] Et cependant ils sont couronnés par vous, on les proclame grands hommes: je ne dirai point que ce n'est pas justice; grand est le mérite de quiconque sert son pays, de quelque façon qu'il le puisse faire. Mais il faut songer que l'homme de beaucoup le plus digne d'estime serait celui qui oserait rendre service à ses concitoyens en risquant sa fortune et sa personne.

[19] Vous pouvez savoir presque tous ce que j'ai déjà fait pour vous; mais ce que je compte faire, ce que je prépare, cinq cents d'entre vous, le sénat, le savent sous le sceau du secret.[5] Pour eux ils ont beaucoup moins de chances de se tromper que vous, qui après m'avoir entendu auriez à délibérer immédiatement; car ils examinent à loisir ce qu'on leur propose, et s'ils se trompent ils peuvent être accusés et déshonorés auprès des autres citoyens; [20] vous, vous ne sauriez avoir d'accusateurs, puisque vous avez le juste privilège de mener bien ou mal vos affaires, comme vous le voulez. Du moins je vous dirai ce que j'ai déjà exécuté, ce qui étant en dehors du secret peut vous être révélé par moi. Vous savez qu'on vous a annoncé que Chypre ne doit pas nous envoyer de blé; je me suis donc multiplié pour que ceux qui avaient médité cela contre vous et commencé à agir, fussent trompés dans leur dessein; [21] comment y ai-je réussi, il ne vous importe pas de le savoir. Pour l'instant je veux vous apprendre que les bâtiments qui vont tout à l'heure amener du blé au Pirée sont au nombre de quatorze, et que le reste de ceux qui sont partis de Chypre arriveront en grand nombre peu après. Je voudrais pour tout l'or du monde qu'il ne fût pas dangereux de vous révéler ce que j'ai en secret communiqué au sénat, et alors vous le sauriez dès à présent. [22] Puisque c'est impossible, vous saurez les choses quand elles seront terminées, le jour où vous en profiterez. Mais si, dès maintenant, vous vouliez, citoyens, m'accorder une faveur[6] modeste autant que méritée, et qui vous coûterait peu, j'en aurais une bien grande joie. Elle est méritée, vous le saurez. Ce que vous m'aviez de vous-mêmes, après réflexion, promis et donné, vous me l'avez ensuite, pour obéir à d'autres, retiré: c'est cela que je réclame, si vous permettez, ou du moins, si le mot vous déplaît, que je demande.[7] [23] Je vous vois accorder souvent le droit de cité et des gratifications considérables en argent à des esclaves, à des étrangers de toute espèce, quand il est prouvé qu'ils vous ont rendu quelque service. Et vous êtes sagement inspirés quand vous donnez ces récompenses; c'est ainsi que vous pouvez avoir le plus de gens dévoués à vos intérêts. Pour moi, je ne demande rien que ceci: le décret voté sur la proposition de Ménippe, qui m'accordait l'impunité, rétablissez-le; on va vous le lire, car il est encore inscrit au sénat.

[Décret.]

[24] Ce décret que vous venez d'entendre et que vous aviez voté en ma faveur. Athéniens, vous l'avez ensuite rapporté pour faire plaisir à un autre. Croyez-moi donc, et désormais cessez d'avoir contre moi aucune pensée injurieuse. Car s'il est vrai que dans les fautes que commet l'esprit de l'homme le corps n'est pour rien, mon corps, qui est hors de cause, est le même que jadis, mais mon esprit d'autrefois a fait place à un autre. Il ne vous reste donc plus aucun juste motif de ressentiment contre moi. [25] Et de même que vous disiez alors qu'il fallait tenir les preuves de ma faute, tirées des faits eux-mêmes, pour irrécusables, et me considérer comme un méchant[8] citoyen, de même aujourd'hui, au sujet de mes bons sentiments, ne cherchez pas d'autre preuve que les témoignages que vous fournit ma conduite actuelle. [26] D'ailleurs mes sentiments d'aujourd'hui sont plus conformes à ma nature que les autres et plus habituels à ma famille. Mon mensonge ne saurait échapper aux plus âgés d'entre vous, si je mentais en disant que l'aïeul de mon père, Léogoras, ayant pris parti contre les tyrans pour le peuple et pouvant rentrer en grâce avec eux en devenant leur gendre, ce qui lui aurait permis de partager le pouvoir, aima mieux succomber avec le peuple et supporter les maux de l'exil que de devenir traître à ses concitoyens. Ainsi les exemples de mes ancêtres font naturellement de moi un ami du peuple, pour peu que je sois du reste sensé; et en conséquence il est juste que, si je vous suis manifestement utile, vous acceptiez plus volontiers ce que je veux faire pour vous. [27] Que si vous m'avez retiré l’impunité après me l'avoir accordée, sachez que jamais je ne m'en suis indigné. Puisque ces hommes ont pu vous déterminer à commettre envers vous-mêmes les plus grandes fautes, à vous faire esclaves de maîtres que vous étiez, à substituer à la démocratie un pouvoir tyrannique, pourquoi s’étonner que vous ayez pu être déterminés à vous tromper aussi à mon sujet? [28] Seulement, de même que pour vos propres affaires, quand vous en avez eu les moyens, vous avez rapporté les décisions de ceux qui vous avaient trompés, je voudrais aussi que la volonté de ceux qui vous ont persuadés de prendre contre moi une mesure sévère fût annulée, et que, ni sur ce point ni sur aucun autre, votre vote ne fût conforme au désir de vos pires ennemis.


 

[1] Dans cet exorde, quelque peu pénible, il faut noter l'attitude très humble de l'orateur: on voit qu'il essaie pour la première fois son apologie. Dans le second discours il cessera, sinon d'être modeste, au moins de s'humilier.

[2] Dans le lexique d'Harpocration, ce mot ὀρρωδεῖν est cité comme ayant été employé, en effet par Andocide ἀντὶ τοῦ φοβεῖσθαι.

[3] Ce fut la victoire d’Abydos (411). Voir Thucydide, liv. VIII, ch. civ.

[4] Ainsi fera plus tard Théramène, avec moins de succès. Voir Xénophon, Histoire grecque, liv. II, ch. iii. Ὁ Θεραμένης ἀνεπήδησεν ἐπὶ τὴν ἐστίαν... Andocide dit : " προσπηδῶ πρὸς τὴν ἐστίαν. "

[5] Voir l'Essai sur le Droit public de M. Perrot, p. 30. — Le sénat pouvait, quand il le jugeait à propos, fermer aux curieux la salle des séances et se former en comité secret ἐν ἀπορρήτῳ. Et il ne semble pas que le peuple s'offensât de cette exclusion.

[6] Andocide reprend cette idée au début du discours sur les Mystères · δεήσομαι ὑμῶν δίκαια καὶ ὑμῖν τε ῥᾴδια χαρίζεσθαι καὶ ἐμοὶ ἄξια πολλοῦ τυχεῖν.

[7] Nous avons traduit d'après la leçon de Dobrée εἰ μὲν βούλεσθε, ἀπαιτῶ, εἰ δὲ μὴ β. αἰτῶ.

[8] Dans le discours sur les Mystères, il dit combien il tient à ne pas passer pour un méchant τοῦδε τοῦ ἀγῶνος τοῦτ' ἔστι μέγιστον σωθέντι μὴ δοκεῖν κακῷ.