LE POEME DE GUDRUN
INTRODUCTION
Le Cycle des légendes
de la Mer du Nord
…………………….. Bientôt
enfin vint pour ces souvenirs l'instant fatal ; l'introduction du
christianisme leur porta le coup de grâce. Dès 995 (pour ne parler
que des populations tout à fait septentrionales, de celles qui, le
plus longtemps soustraites aux influences du dehors, avaient dû
conserver le plus fidèlement les traditions communes), dès 995 Olaf
Tryggvason essaie de l'implanter en Norvège ; dès l'an 1000 il est
formellement et légalement accueilli en Danemark. A partir de ce
moment, outre que le clergé catholique fait une guerre acharnée aux
légendes païennes, la vie des peuples du Nord change du tout au
tout. Au témoignage d'Adam de Brème, un grand nombre de rois de mer
renoncent à leurs courses de pirates des peines sévères menacent, à
leur retour dans la patrie, ceux qui s'obstinent à continuer cette
vie d'aventures. Les nationalités s'étant du reste définitivement
constituées sur le continent, ceux qui voudraient rester fidèles à
l'existence errante et vagabonde de leurs ancêtres ne trouvent plus
la même inertie passive dans les contrées autrefois ouvertes sans
défense à leurs incursions ; ils se casent donc peu à peu le long du
rivage ils acceptent le christianisme avec l'investiture des terres
qu'ils occupent, et, sous l'influence des nouvelles relations qui
s'établissent entre eux et la population primitive du sol, ils
s'intéressent bientôt à d'autres récits, oublient ou dénaturent ceux
que leur ont légués leurs pères. Ainsi devait forcément s'arrêter la
propagation des vieilles légendes du Nord, ainsi devaient périr la
plupart d'entre elles. Heureuses celles qu'une curiosité trop rare
recueillait à temps pour les sauver de l'oubli
Dans cette disparition
presque universelle, au milieu de ce dépérissement général, la
légende de Beowulf d'un côté, celle d'Hilde et de Gudrun de l'autre
forment une heureuse et brillante exception. Longtemps conservée
dans la mémoire des populations frisonnes et flamandes, cette
dernière a eu la bonne fortune de servir de base à un poème
allemand, qui, pour nous être parvenu dans une rédaction tardive,
n'en occupe pas moins un rang éminent dans la littérature allemande.
Le poème de Gudrun,
de l'avis de tous les historiens littéraires, ne le cède en effet
qu'aux Nibelungen pour la grandeur de la conception,
l'intérêt des événements et la vigueur du style dans le détail et
pour le fini de la composition artistique, il leur est même
supérieur en plus d'un endroit.
De plus, il a pour
nous un charme que n'ont pas les Nibelungen : dans ces
derniers, en effet, l'histoire a absorbé la légende, à tel point que
l'on a discuté et que l'on discutera longtemps encore la tentative
de ceux qui leur attribuent une origine mythologique dans la Gudrun,
au contraire, nous nous retrouvons en pleine mythologie germanique
sous le manteau chrétien et chevaleresque que lui a imposé le moyen
âge, on aperçoit presque inaltérées les légendes et les traditions
païennes les plus antiques. A travers les transformations que lui a
fait subir le changement parallèle des mœurs, des idées et des
relations sociales, on distingue encore nettement les mœurs, les
idées, les coutumes d'un âge primitif.
Pour peu que l'on
soulève le voile moderne, on se trouve reporté aux conceptions
naïves de ces époques reculées, où les premiers Germains prirent
possession des îles et des anses de la mer du Nord. Descendus des
hauteurs de l'Asie centrale et poussés en avant par le flot toujours
croissant qui se formait derrière eux, peut-être, avant d'arriver à
ces rivages brumeux, n'avaient-ils jamais vu la mer le poème de
Gudrun nous permet de retrouver l'impression que fit sur leur
imagination jeune et novice encore l'aspect de cet océan sans
bornes, tour à tour sombre et lumineux, calme et agité, séducteur et
terrible.
Nul doute que le cycle
de légendes auquel se rattache la Gudrun ne fût autrefois très
important et que cette légende elle-même, celle d'Hilde surtout, ne
fut très répandue. Nous en avons encore la preuve indirecte dans les
nombreuses allusions faites par notre poète à des événements, qu'il
se contente malheureusement d'évoquer, en passant, à l'esprit de ses
auditeurs, soit qu'il jugeât inutile d'interrompre son récit par
l'énumération de faits bien connus de ses contemporains, soit qu'il
se contentât de répéter, sous la forme concise où ils lui étaient
parvenus, des faits dont il ignorait lui-même les détails précis. Il
semblerait même, s'il fallait prendre tout à fait à la lettre le
passage où il s'appuie sur un livre, que certaines légendes de ce
cycle avaient fait, dès avant lui, l'objet de poèmes écrits.
En tout cas, plus d'un
passage tendrait à prouver que les chants, ou du moins une partie
des chants accueillis et fondus dans le poème qui nous est reste,
existaient d'une manière indépendante à l'époque où l'ouvrage reçut
sa première forme épique…
Quoi qu'il en soit et
bien qu'on ait voulu considérer ces diverses références à la
tradition orale ou écrite comme des termes de remplissage, certains
passages montrent d'une manière irréfutable l'existence d'autres
chants, où étaient célébrés les exploits de tel ou tel personnage de
notre Gudrun, exploits que le poète rappelle en passant, à la façon
épique, mais qu'il néglige comme ne pouvant rentrer dans le cadre de
son œuvre et comme n'ayant pas un rapport assez direct avec l'action
générale du poème.
Ainsi, strophe 610,
quand Hartmut fait demander la main de Gudrun, Hilde signifie au
messager du prétendant son refus en ces termes :
« Dame Hilde dit «
Comment serait-elle sa femme ? Mon père Hagen a donné à son père
l'investiture de cent et trois
villes dans le pays de Garadine ; mes amis ne pourraient sans honte
recevoir un fief des mains de Ludwig. »
« Il régnait dans le
pays des Frideschottes, il eut le malheur de s'attirer à juste titre
la haine du frère du roi Otte, qui tenait aussi un fief de mon père
Hagen. Alors il quitta le pays ; et par là il excita aussi le
mécontentement du roi. » Bref, vous pouvez le dire à Hartmut, jamais
elle ne deviendra sa femme ; il n'a pas besoin de se flatter de
l'espoir que ma fille l'aimera jamais s'il lui faut des reines pour
son pays, qu'il s'adresse ailleurs.
De même, lorsqu'on
vient annoncer à Hetel que Ludwig et Hartmut ont pillé son royaume
et enlevé Gudrun, il explique ainsi à ses compagnons d'armes la
cause d'une agression aussi subite
« Alors le roi Hetel
parla « C'est parce que je lui ai refusé ma fille, la belle Gudrun
je sais bien qu'il a reçu en fief la Normandie de mon beau-père
Hagen ; aussi n'aurais-je pu sans déshonneur lui accorder la main de
ma fille. » Sans doute, les événements auxquels il est fait allusion
ici sont loin d'être rappelés en termes clairs sans doute ce roi
Otte, dont il était question plus haut, n'est connu dans aucune
autre légende…
Lorsque J. Grimm, dans
les Altdeutsche Wälder, recueillait les allusions au chant
d'Horand devant Hilde (allusions si fréquentes dans la littérature
allemande du moyen âge, et qui prouvent la faveur dont jouissait
autrefois la légende d'Horand en Allemagne comme dans les pays plus
septentrionaux), le poème de Gudrun n'avait pas encore été retrouvé.
A quelle légende pouvaient bien s'appliquer ces passages ? C'est ce
que J. Grimm se demandait sans trouver de réponse à la question
Hilde ne lui était connue que par Saxo et Snorri ; et dans leurs
récits Horand n'apparaît pas. Lui est-il venu pour cela la pensée de
mettre en doute la réalité des traditions évoquées et par Boppo, et
par l'auteur du Weinschwelg, et par celui du Combat de la
Wartburg et par celui de Salomon et Morolf ? Loin de là,
il se contenta d'observer que les faits rappelés par ces poètes
n'étaient pas arrivés jusqu'à nous il n'hésita pas à en admettre,
malgré cela, l'existence et quelques mois plus tard la découverte du
manuscrit de la Gudrun venait lui donner raison. N'est-il pas
admissible que le même fait se soit produit au sujet du roi Otte,
bien que nous n'ayons guère l'espoir de retrouver désormais quelque
autre trace de la légende spéciale dont il a pu être l'objet ?
N'est-ce point chose
encore plus vraisemblable en ce qui touche le vieux Wate ? Il
n'apparaît dans notre poème qu'à titre de personnage secondaire,
mais deux passages de la Gudrun prouvent que lui aussi avait une
légende bien remplie et qu'avant de venir jouer son rôle dans notre
poème il avait accompli maint exploit et sur terre et sur mer.
Lorsque, mandé par
Hetel, il arrive à la cour d'Hegelingen, le roi le reçoit en ces
termes :
« Seigneur Wate, soyez
le bienvenu ; voilà bien des années que je ne vous ai vu, depuis le
temps où, assis l'un près de l'autre, nous combinions le plan de
mainte expédition contre nos ennemis. »
De même, lorsqu'à la
prière d'Hilde, il consent à panser les blessés du combat de Wâleis,
le poète rappelle, comme une chose connue de tous, que Wate
possédait, par un don surnaturel, de profondes connaissances en
médecine on avait entendu dire depuis longtemps que Wate avait été
initié aux secrets de l'art de guérir par une ondine. » Comme nous
le verrons plus tard, cette ondine n'était autre que sa mère
Wâchilt, et l'on sait que, dans la mythologie germanique, l'art de
guérir est l'apanage des Alfes et autres génies intermédiaires entre
les dieux et les hommes, mais plus spécialement encore des génies
marins, dont fait partie Wâchilt.
Au reste, s'il pouvait
subsister quelque doute à ce sujet, la grande quantité d'allusions à
la légende de Wate que l'on rencontre dans les diverses littératures
du Nord, mais en particulier dans la littérature anglo-saxonne et
anglaise, suffirait à nous convaincre.
On a conclu, avec
moins de preuves et sur le vu d'une simple allusion, à l'existence
de mainte épopée perdue dans notre littérature du moyen âge, et le
plus souvent on a eu raison de le faire. Aussi ne pouvons-nous que
nous associer aux regrets exprimés par Walter Scott, Tyrwhitt
et Weber, lorsqu'ils déplorent la perte de la Geste de Wate.
Peut-être Walter Scott va-t-il un peu loin en prétendant que le
roman de Wate était originaire des frontières de l'Ecosse et
nous n'oserions pas non plus certifier avec Conybeare que sa
romance était écrite en anglo-saxon.
Mais, sans être aussi
affirmatif, on ne peut s'empêcher de remarquer que voilà un héros
cité un peu partout dans les pays septentrionaux, introduit dans
mainte légende à titre épisodique ou secondaire, mais en raison de
certaines qualités typiques, de certains attributs traditionnels qui
semblent inhérents à sa nature mythique. N'y a-t-il pas là toute
raison de supposer qu'alors même que ses aventures n'auraient point
fait l'objet d'un poème, au sens étroit du mot, sa légende existait
tout d'une pièce, bien constituée, vivace et indépendante, au moins
dans les temps les plus reculés, parmi les peuples riverains de la
mer du Nord ?
On le voit, rien qu'au
point de vue mythologique, notre poème et par ce qu'il a conservé et
par ce qu'il nous engage à rechercher, offre une vaste et attrayante
carrière à l'étude de quiconque s'intéresse aux vieilles légendes du
Nord et spécialement aux antiques traditions maritimes des Germains.
Il a encore un autre
attrait à une époque où il semble que la portion jusqu'ici réputée
la plus ancienne et la plus pure de la mythologie germanique menace
ruine.
En cherchant à faire
revivre les fictions sous lesquelles les Germains ont symbolisé les
impressions diverses que fit sur eux leur première connaissance avec
la mer, nous aurons occasion de constater que c'est peut-être, de
tout le patrimoine mythologique du Nord, la partie qui est restée la
plus indemne de. toute influence étrangère, classique ou chrétienne
; c'est là, dans le poème de Gudrun et dans les diverses légendes
qu'il a successivement absorbées, que nous trouverons reproduites
avec le plus de naïveté et de fidélité les croyances primitives de
la portion maritime de la race germanique, ses mœurs si curieuses et
si différentes de celles des Germains de la terre ferme, sa vie
errante et agitée, pleine d'imprévu, de hardiesse et de grandeur. Le
fait est, à un autre point de vue, d'autant plus digne d'attention
que cette peinture si vraie, si vive, si animée de l'existence des
pirates du Nord, nous la devons, selon toute vraisemblance, à un
poète né bien loin des rivages de l'Océan ; que le chantre dont nous
allons étudier l'œuvre. eut assez de génie pour s'inspirer, au pied
des Alpes et peut-être plus loin encore dans le fond de l'Autriche,
de tout un monde d'idées et de légendes complètement étranger au
milieu dans lequel il vivait ; qu'il a su enfin rendre, avec un art
merveilleux et sans les affaiblir, ces échos qui lui venaient de si
loin.
LE POEME DE GUDRUN.
I. AVENTURES D'HAGEN.
1ère AVENTURE.
En Irlande vivait un roi puissant, Sigeband, fils de Gêre et d'Ute.
Resté, après la mort de son père, maître d'un grand royaume et
cédant aux instances de sa mère, il avait pris pour femme Ute de
Norvège. De ce mariage naquit un fils, Hagen. Idole de ses parents,
il fut élevé avec tout le soin possible et on ne négligea rien pour
le préparer à devenir plus tard un chevalier accompli. Il était à
peine âgé de sept ans et faisait déjà concevoir les plus belles
espérances, lorsqu'un fatal événement vint changer en tristesse la
joie qu'il causait à ses parents.
Un jour que le roi et
la reine étaient assis sur la terrasse du palais, Ute, ne pouvant
cacher plus longtemps les désirs secrets de son cœur, parla en ces
termes à son époux
Lorsque j'étais encore
jeune fille, ô roi, écoutez mes paroles sans déplaisir, dans mon
pays des Frideschottes, je voyais tous les jours les vassaux de mon
père se disputer de nobles récompenses ; jamais je n'ai rien vu de
tel ici.
Un roi aussi riche que
vous devrait se montrer plus souvent au milieu de ses vassaux je les
entendais eux-mêmes l'avouer il devrait fréquemment paraître avec
eux dans les tournois ainsi il s'honorerait, lui et le royaume dont
il a hérité.
Ute n'a pas de peine à
convaincre son époux et Sigeband fait annoncer dans son royaume et
dans les contrées voisines son intention d'organiser une fête
splendide dès le retour du printemps tournois, jeux, festins,
musique, chants, récits, distributions de riches présents, rien n'y
doit manquer. Aussi de toutes parts son invitation est-elle
accueillie avec empressement et les plus nobles chevaliers d'Irlande
et de Norvège sont bientôt réunis à sa cour avec tous leurs vassaux.
Somptueusement reçus, les hôtes se livrent aux divertissements les
plus variés. Depuis dix jours déjà la fête durait, depuis dix jours
chacun banquetait, buvait, riait et s'amusait ; cependant le moment
approchait où la joie universelle allait faire place à la plus amère
tristesse.
Au milieu de l'entrain
général, les chevaliers auxquels étaient confiées l'éducation et la
garde du jeune Hagen se relâchèrent de leur vigilance. Un jongleur
déployait ses talents devant le roi et ses convives chacun se
précipitait pour admirer son adresse. Tout à coup un bruit sinistre
retentit et fait trembler la forêt voisine ; un oiseau monstrueux
s'abat sur le jeune Hagen, resté sous la garde d'une seule des
suivantes de la reine. C'était un griffon, qui, saisissant l'enfant
dans ses serres, l'enlève au plus haut des airs et disparaît avec sa
proie.
La terrible nouvelle
se répand bientôt de proche en proche et remplit d'effroi cette
réunion tout à l'heure si gaie. Bien que frappés dans leurs plus
chères affections, Sigeband et Ute n'oublient pas un instant les
devoirs de l'hospitalité ; mais c'est en vain qu'ils s'efforcent de
retenir leurs convives ceux-ci comprennent qu'après un tel malheur
toute continuation des fêtes est impossible ils se retirent, comblés
de présents, mais le cœur brisé par la tristesse.
2e AVENTURE.
Cependant Hagen n'était pas mort ; le griffon l'avait emporté dans
son aire, située sur une île lointaine et déserte, pour le livrer en
pâture à ses petits. L'un d'eux le saisit et s'envole sur un arbre
pour le dévorer mais, cédant sous ce double fardeau, la branche sur
laquelle il s'était posé casse et, dans sa chute, il laisse échapper
l'enfant.
Egratigné et meurtri,
celui-ci tombe au milieu des broussailles et s'y tient coi puis,
lorsqu'il est sûr que le griffon a renoncé à le trouver, il se
glisse dans l'herbe jusqu'à une caverne qu'il a aperçue non loin de
là.
Dans cette caverne se
trouvaient déjà trois princesses, que les griffons avaient aussi
enlevées et qui avaient également échappé d'une manière miraculeuse
à la mort. D'abord effrayées à l'approche d'Hagen, qu'elles prennent
pour un nain malfaisant ou pour un monstre marin, elles
l'accueillent avec empressement, quand il leur a expliqué son
aventure et donné l'assurance qu'il est chrétien.
Elevé et soigné par
elles, partageant l'humble nourriture qu'elles trouvent avec bien de
la peine parmi les plantes, les baies et les racines de la forêt, il
grandit et acquiert une force surprenante.
Un jour, un vaisseau
poussé par la tempête fait naufrage en vue de la côte, l'équipage
est englouti et Hagen aperçoit de la caverne le corps d'un des
marins, que la mer a rejeté tout armé sur le rivage. A cet aspect
son instinct chevaleresque se réveille s'élancer, dépouiller le
cadavre, revêtir sa cotte de mailles et s'emparer de ses armes, tout
cela est pour lui l'affaire d'un instant, et pourtant il a déjà trop
tardé. Un bruit sinistre se fait entendre dans les airs, c'est l'un
des griffons qui l'a aperçu et qui fond sur lui. Surpris à
l'improviste, Hagen ne se déconcerte pas et, quand sa main
inexpérimentée a épuisé contre le monstre toutes les flèches qu'il
vient de trouver, il se précipite sur lui l'épée à la main. La lutte
est longue et acharnée, mais Hagen en sort vainqueur ; tous les
autres griffons, qui surviennent successivement, ont le même sort et
tombent jusqu'au dernier sous. ses coups.
Plein de joie, étonné
lui-même de sa force et de sa bravoure, Hagen appelle les jeunes
filles et tous quatre abandonnent cette sombre caverne, où ils ont
végété jusqu'ici dès lors ils peuvent jouir en paix et en liberté de
l'air et de la lumière, qui leur avaient fait si longtemps défaut.
Quant à la nourriture, elle ne leur manquera pas non plus ; Hagen ne
tarde pas à déployer à la chasse une adresse et une agilité
surprenantes ; aucun oiseau n'échappe à ses flèches et les bêtes de
la forêt ne peuvent le dépasser à la course.
Sa vigueur croît de
jour en jour avec une rapidité merveilleuse une fois, entre autres,
un monstre horrible l'attaque au bord de la mer c'était un
gabilun. Hagen l'abat d'un seul coup d'épée, le dépouille, se
revêt de sa peau et boit son sang, ce qui lui donne la force de
douze hommes. Il a bientôt l'occasion d'en fournir une nouvelle
preuve ; un lion s'était approché de lui, il l'étreint et le dompte,
et le fier animal le suit désormais avec la. docilité d'un chien.
Cependant, il ne
pouvait toujours rester dans cette île déserter il se résout à
gagner avec les jeunes filles le bord de la mer, dans l'espoir d'y
apercevoir quelque vaisseau. Après avoir erré pendant vingt-quatre
jours dans les bois, ils arrivent à la côte et voient en effet un
navire que les vents contraires retenaient en vue de l'île. Il hèle
les matelots, et, en dépit de la tempête et du bruit des flots, sa
voix formidable parvient jusqu'à eux.
Tout d'abord, en
voyant le héros enveloppé dans sa peau de bête et les jeunes filles
vêtues de mousse, l'équipage les prend pour des monstres marins.
Mais, quand ils ont affirmé qu'ils sont chrétiens, le
capitaine s'approche en barque et consent à les laisser monter sur
son navire.
3e AVENTURE.
C'était un comte de Salmê ; après leur avoir fait donner des
vêtements et de la nourriture, il les questionne sur leur patrie et
sur les aventures, à la suite desquelles ils se trouvaient dans
cette île déserte.
Nous apprenons ainsi
que les trois jeunes filles sont de race royale l'une est Hilde,
fille du roi des Indes l'autre Hildebourg, fille du roi de Portugal
la troisième enfin, dont le poète ne nous dit pas le nom, est fille
du roi de l'Iserland.
Quant à notre jeune
héros, à peine a-t-il dit qui il est, que le comte de Salmê (ou de
Garadê, car il porte indifféremment et alternativement ces deux
noms) cherche à lui enlever ses armes. Il se trouve, en effet, qu'il
a été en guerre avec le père d'Hagen et qu'il a eu beaucoup à
souffrir des incursions des Irlandais dans son pays. Aussi se
félicite-t-il du hasard qui a fait tomber entre ses mains un otage
d'un tel prix. Il l'annonce même brutalement à Hagen.
A ces mots. la fureur
de ce dernier se déchaîne ; il ordonne impérieusement, au comte et à
l'équipage de faire voile sur-le-champ pour l'Irlande, et, sur leur
refus, ayant pour la première fois conscience de sa force
surhumaine, il se jette sur les hommes auxquels le comte avait
commandé de l'enchaîner, en saisit trente par les cheveux et les
lance par dessus bord. Les autres effrayés n'ont rien de plus pressé
que de se soumettre, et, après une creuse et courte traversée, on
arrive en Irlande.
Parvenu en vue des
côtes, Hagen envoie une ambassade à la cour d'Irlande pour annoncer
son retour. Mais Sigeband a reconnu ses ennemis de Garadê il craint
une ruse et refuse d'abord de croire à la réalité de leur mission.
Alors ceux-ci s'adressent à la reine, et, à un signe qu'ils doivent
lui transmettre sur la recommandation d'Hagen, He reconnaît que
c'est bien son fils qui les envoie. En effet, Hagen porte encore au
cou la croix d'or, que sa mère y avait attachée, lorsqu'il était
petit. Pleins de joie à cette nouvelle inespérée, Sigeband et Ute se
rendent donc, suivis de toute leur cour, sur le rivage au devant
d'Hagen.
4e AVENTURE.
Le roi souhaite la bienvenue au héros et pourtant il n'est pas
encore convaincu. Quant à la reine, il lui suffit de voir la croix
pendue au cou d'Hagen pour que toute incertitude s'évanouisse. Alors
ce sont de part et d'autre des transports de joie Sigeband et Ute ne
peuvent se lasser de contempler, dans toute. la beauté et la vigueur
de l'adolescence, ce fils qu'ils ont si longtemps pleuré. Mais Hagen
n'est pas égoïste il faut que tous les nouveaux arrivés participent
à l'allégresse de la famille royale et de la cour. Les trois jeunes
princesses reçoivent de brillants habits, et, grâce à l'intervention
d'Hagen, Sigeband se réconcilie avec le comte de Garadê, promet de
réparer tout le dommage causé à ses gens par les Irlandais et
conclut avec lui un traite d'alliance. Bien plus, il l'invite à
venir à la cour d'Irlande avec ses compagnons et à prendre part aux.
réjouissances qui vont avoir lieu pour célébrer le retour d'Hagen.
Naturellement cette offre est acceptée avec empressement et tout le
monde se rend à Bâlian, capitale du royaume de Sigeband. Quinze
jours durant, les fêtes les plus splendides retiennent les nouveaux
alliés d'Hagen et de Sigeband ; ce laps de temps écoulé, le comte de
Garadê et sa suite quittent l'Irlande, comblés de présents par
Sigeband et pleins de reconnaissance pour Hagen, dont ils admirent à
la fois la force, la vaillance et la magnanimité.
Cependant, notre jeune
héros a repris avec ardeur son éducation chevaleresque si tôt et si
longtemps interrompue ; en peu de temps il est devenu le seigneur le
plus accompli de la cour d'Irlande il ne lui manque plus que d'être
armé chevalier ; c'est ce qui ne tarde pas à avoir lieu ; cette
cérémonie est l'occasion de nouvelles fêtes dans lesquelles il
épouse l'une des jeunes filles sauvées par lui, Hilde des Indes. La
princesse d'Iserland se marie avec le roi de Norvège, qui l'a
remarquée pendant les fêtes ; elle prend avec lui le chemin du Nord
et disparaît dès lors du poème ; quant à Hildebourg, elle reste à la
cour d'Irlande.
Quelque temps après
Sigeband abdique en faveur d'Hagen, qui, par sa vaillance et sa
justice, devient un souverain aimé de ses peuples et craint au loin
de ses ennemis. Pour comble de bonheur, Hilde des Indes ne tarde pas
à lui donner une fille, que, du nom de sa mère, on appelle également
Hilde. A peine âgée de douze ans, la jeune princesse est déjà d'une
beauté qui devient célèbre au loin ; aussi de toutes parts les
princes demandent-ils à l'envi sa main. Mais Hagen repousse
dédaigneusement leurs prétentions bien plus, dans son orgueil
farouche, il va jusqu'à faire pendre leurs ambassadeurs il est bien
décidé à ne donner la main de sa fille qu'à un prince aussi fort et
aussi puissant que lui.
II. AVENTURES D'HETEL
ET D'HILDE.
5e AVENTURE.
En Danemark vivait un roi puissant nommé Hetel ; ses Etats étaient
vastes et florissants et sa domination s'étendait sur de nombreuses
villes fortes. Une foule empressée de vassaux aussi fidèles que
braves ornait sans cesse sa cour. Mais une chose manquait à son
bonheur ; ayant perdu tout enfant ses père et mère, il sentait,
malgré le mouvement continuel de la cour, tout le poids de la
solitude, et ses vassaux eux-mêmes voyaient avec peine le trône de
Danemark privé d'une reine aussi lui conseillaient-ils tous de se
choisir une épouse. Mais il avait beau chercher dans tous les Etats
voisins, nulle part il ne trouvait une jeune princesse qui lui
semblât digne de lui et qu'il crût pouvoir, sans honte, asseoir sur
le trône d'Hegelingen.
Alors Morung de
Nitland, le jeune héros, dit : J'en connais une aussi noble et plus
belle, à ce qu'on m'a rapporté, qu'aucune autre sur terre nous
ferons volontiers tous nos efforts pour qu'elle devienne ta femme.
Il demanda qui elle
étn.it et comment on l'appelait. Morung reprit : Elle s'appelle
Hilde elle est d'Irlande, issue de race royale son père se nomme
Hagen ; si elle vient dans ce pays, tu goûteras une joie et un
bonheur sans mélange. Hilde est bien en effet telle que l'a dépeinte
Morung et nulle autre ne pourrait plus complètement réaliser les
désirs d'Hetel et de ses vassaux mais le jeune roi sait comment
Hagen traite les ambassadeurs des princes qui envoient solliciter la
main de sa fille, et, pour rien au monde, il ne consentirait à
causer, afin de satisfaire un caprice, la mort d'un de ses vassaux.
Toutefois, sur l'avis de Morung, il mande près de lui Horand, roi de
Danemark, qui connaît de visu la cour d'Irlande.
Horand et Frute, qui
arrive avec lui, trouvent également l'entreprise téméraire cependant
ils pensent que, si Wate voulait s'en charger avec eux, elle
pourrait réussir. Wate est donc mandé à son tour. Il arrive à la
hâte, suivi d'une nombreuse escorte et convaincu qu'Hetel, attaqué
par quelque puissant ennemi, se trouve dans une situation critique.
Mais à peine a-t-il appris ce qu'on attend de lui qu'il entre dans
une colère terrible. Il n'a pas de peine à deviner qui a inspiré à
Hetel cette résolution ; Frute seul a pu suggérer cette idée.
Toutefois, telle est sa fidélité de vassal que, tout en donnant
libre carrière à sa mauvaise humeur, il ne songe pas un instant A
refuser ses services au roi. Il est prêt à se charger du message,
mais à une condition, c'est que Frute et Horand l'accompagneront.
Assures du concours et de la direction de Wate, ceux-ci n'hésitent
plus.
Il s'agit maintenant
de savoir comment on s'y prendra car avec Hagen on ne peut procéder
par les voies ordinaires ; la ruse : seule peut faire réussir cette
tentative. Frute, qui dans notre poème personnifie la prudence et
l'adresse, a bientôt imaginé un plan de campagne. Les trois héros se
donneront pour de riches marchands, qui ont dû fuir précipitamment
la colère d'Hetel ; puis, par des largesses bien entendues, ils
gagneront tout d'abord la faveur et la confiance d'Hagen. Ils
trouveront bien alors le. moyen de parvenir jusqu'à Hilde ; le reste
dépendra de la tournure que prendront les événements.
Horand approuve de
suite ce plan mais Wate s'en déclare moins satisfait. Le commerce ne
lui va guère, à lui vieux guerrier blanchi dans les combats. Il n'a
confiance qu'en son épée. Qu'il soit fait néanmoins selon que Frute
et Horand le désirent, mais à une condition pour l'heure du danger,
il cachera dans les flancs d'un des navires que l'on va fréter une
troupe de guerriers d'élite, tous choisis par lui.
Ces diverses
combinaisons obtiennent le plein assentiment d'Hetel, qui se hâte
d'équiper plusieurs navires. Rien n'est oublié pour donner à
l'expédition tout le luxe et l'éclat que comporte son but apparent
chevaux, vivres ; marchandises rares, bijoux étincelants, pierres
précieuses, encombrent le vaisseau principal. Entre temps, Wate n'a
pas négligé non plus la part qu'il s'est réservée dans les
préparatifs~ et, lorsque les héros mettent à la voile, le navire est
aussi soigneusement garni à l'intérieur pour parer à une attaque
possible, qu'orné à l'extérieur pour éblouir les yeux d'Hagen et de
ses vassaux.
Poussés par un vent
favorable, nos héros arrivent rapidement en vue des côtes d'Irlande.
A peine ont-ils abordé que Frute, fidèle à sa mission, débarque et
étale sur le rivage les étoffes précieuses dont le navire est
chargé. Quant à Wate, sa nature chevaleresque perce de suite, pour
ainsi dire, à son insu il envoie des présents à Hagen et lui fait
demander un sauf-conduit pour lui et ses compagnons. Hagen
l'accorde, non sans avoir manifesté quelque défiance. Mais Horand et
Irolt ont facilement raison de ses soupçons : ils lui exposent que
les étrangers sont de riches seigneurs, qui, réduits à fuir leur
pays pour se soustraire à la colère d'Hetel, ont emporté à la hâte
avec eux leurs biens les plus précieux, et, désormais sans foyer et
sans abri, se livrent au commerce.
Au reste, la
magnificence des nouveaux venus a déjà frappé d'étonnement tous les
Irlandais il n'est bruit que des riches étrangers débarqués sur le
rivage, chacun veut les voir et accourt sur le bord de la mer pour
contempler les trésors inappréciables étalés par Frute. Par une
largesse pleine d'à-propos, celui-ci achève de se concilier la
faveur générale il donne ses marchandises plutôt qu'il ne les vend.
On ne parle plus d'autre chose à la cour ; bref, Hagen est assailli
des sollicitations de la reine et de la jeune Hilde, qui veulent
voir les nobles étrangers, et il les invite à venir à Bâlian, sa
capitale.
Frute s'est
admirablement acquitté de son rôle celui de va commencer. Dès
l'arrivée des Danois à la cour, c'est sur lui que tous les regards
se sont portés. Vêtu d'habits magnifiques, les cheveux ornés de
tresses dorées, il s'avançait en tête du cortège d'un pas majestueux
son air imposant et fier trahissait en lui le guerrier et lui acquit
dès l'abord la sympathie d'Hagen.
On les questionne sur
leur pays, et là encore Wate, par ses réponses moitié plaisantes,
moitié bourrues, excite au plus haut point la curiosité des femmes.
Présenté à la reine et à la jeune Hilde, il produit sur elles une
impression mêlée de crainte et d'intérêt ; la jeune fille aurait eu
peur de l'embrasser, tant il avait la barbe épaisse, mais elle
prenait plaisir à l'interroger.
Dame Hilde et sa Elle
commencèrent en plaisantant à demander à Wate, s'il lui était
agréable de se trouver dans la compagnie de belles dames, ou s'il
préférait être dans un combat au plus fort de la mêlée.
Alors Wate, le vieux
héros, répondit Une seule chose me convient ; bien que je n'aie
jamais eu jusqu'ici autant de plaisir à m'asseoir auprès des belles
dames, une chose m'est cependant encore plus agréable, c'est de me
voir environné d'une troupe de braves guerriers, et, quand l'heure
est venue, de m'élancer au combat.
A ces mots, l'aimable
jeune fille éclata de rire ; elle voyait bien qu'il n'était pas à
son aise auprès des belles dames. Puis on continua encore longtemps
d'échanger ainsi des plaisanteries dans la salle. Dame Hilde et sa
fille s'adressèrent aux gens de Morung ;
Elles s'informèrent du
vieux héros Quel est son nom ;. a-t-il aussi des serviteurs, des
villes fortes et un fief ? A-t-il dans son pays une femme et des
enfants ? Je parie qu'il embrasse et qu'il caresse rarement ceux
qu'il a laissés à la maison.
Alors un des vassaux
reprit : Il a une femme et des enfants dans son pays ; mais il
risque volontiers ses biens et sa vie pour l'honneur ; il l'a prouvé
plus d'une fois. C'est un vaillant héros, il s'est montré tel depuis
sa jeunesse. Vaincu lui-même par tant de magnificence unie à tant de
noblesse, Hagen ne sait quelles fêtes organiser en l'honneur de ses
hôtes. Un jour, entre autres, il demande à Wate s'il a déjà vu une
joute, et, avec une gaucherie charmante, celui-ci, restant à moitié
dans son rôle, fait l'étonné à cette question et déclare qu'il
verrait volontiers ce que le roi lui propose, qu'il apprendrait même
avec plaisir à combattre à la manière des chevaliers. Sans tarder,
le roi saisit une armure et déclare qu'il va sur-le-champ donner à
Wate sa première leçon d'armes. Mais ici Wate achève presque de se
trahir, et, dès les premières passes, le roi s'aperçoit qu'il a
affaire à un rude champion ; il déclare en riant qu'il n'a jamais vu
d'élève faire d'aussi rapides progrès. Toutefois Wate est assez
prudent pour lui laisser l'apparence de la supériorité, et le roi
n'en conçoit que plus d'estime pour lui.
Les voies ainsi
préparées, le plus difficile reste à faire ; il faut gagner
secrètement Hilde, lui faire savoir par ruse la mission véritable,
dont les a chargés Hetel et lui faire agréer la demande du roi
d'Hegelingen. Ce sera l'œuvre d'Horand c'est à lui, en, apparence le
moins fort des trois, qu'est réservé le plus beau triomphe.
6e AVENTURE.
Un soir, le roi de Danemark se mit à chanter, et sa voix résonnait
si mélodieusement que tous les assistants en furent charmés le
farouche Hagen lui-même, attendri par la douceur de ces accents
suaves, déclare que rien de si beau n'a jamais frappé son oreille.
L'impression n'est pas moins vive sur la reine et sur la jeune
Hilde, et, lorsque, le lendemain matin, continuant ses exploits,
Horand fait de nouveau résonner dans la cour du palais ses mélodies
enchanteresses, tout ce qui dormait, se levant à la hâte, se
précipite pour l'écouter.
Mais la jeune Hilde
surtout (et c'est bien elle qu'Horand avait en vue) se sent pénétrer
d'une douce langueur, qu'elle n'avait jamais connue jusqu'ici ; elle
voudrait que le noble héros ne cessât jamais de chanter sous la
fenêtre de son appartement ; enfin, poussée par un irrésistible
désir, dont elle-même ne se rend pas compte, elle le fait mander
secrètement le soir dans la partie du palais qui lui est réservée.
A sa prière de répéter
devant elle ses plus belles mélodies, Horand répond d'abord par un
habile refus et trouve moyen d'introduire de suite dans la
conversation une allusion à son souverain.
Si j'osais chanter
devant vous, belle dame, il m'en coûterait la tête ; ce serait le
prix de mon audace, si votre père Hagen l'ordonnait. Ah ! si c'était
dans notre pays, Dieu m'en est témoin, rien ne pourrait me détourner
de votre service. Cependant il entonne une mélodie d'Amilê, que
seuls les Elfes connaissent et dont le pouvoir est irrésistible sur
toute la nature. Hilde complètement fascinée lui prend la main, le
remercie avec effusion et veut le combler des plus riches présents.
Mais Horand, toujours attentif à son rôle, se refuse à rien
accepter, si ce n'est une ceinture qu'a portée la jeune fille Si
quelqu'un me blâme d'avoir accepté un présent trop considérable,
qu'il songe que je la porte à mon seigneur ce sera le plus beau
cadeau et la plus précieuse nouvelle qu'il puisse recevoir. Cette
seconde allusion à Hetel produit enfin sur Hilde l'effet désiré ;
elle reprend
Quel est ton maître ?
Comment s'appelle-t-il ? Porte-t-il une couronne ? Possède-t-il un
royaume en propre ? A cause de toi je me sens animée de
bienveillance envers lui. Alors le brave Danois répondit Je n'ai
jamais vu un roi aussi riche.
Il continua Si tu veux
ne pas nous trahir, belle jeune fille, je te le dirai volontiers,
c'est à cause de toi que notre maître nous a fait partir, nous a
envoyés ici, dans les états et à la cour de ton père.
Le moment si
impatiemment attendu est arrivé Horand s'acquitte envers Hilde du
message d'Hetel. Il répond à toutes ses questions, calme toutes ses
inquiétudes. Elle peut, sans déroger, agréer son amour Hetel est un
prince aussi puissant que brave, aussi noble que riche à sa cour
douze chanteurs non moins habiles qu'Horand lui-même font sans cesse
retentir les salles des plus douces mélodies ; mais, quelle que soit
leur adresse, Hetel les surpasse tous dans cet art divin. Ainsi
séduite et circonvenue, la jeune fille cède ; une seule chose la
tourmente encore comment arriver à obtenir pour cette union le
consentement d'Hagen ? comment oser même lui présenter la demande
d’Hetel ? Alors Horand se découvre complètement à elle une troupe
d'élite est cachée dans le vaisseau, qu'Hilde paraisse seulement sur
le rivage et les amis d'Hetel sauront bien la mener, sans qu'Hagen
puisse s'y opposer, vers celui qui l'attend anxieusement. Sans plus
réfléchir, Hilde donne son approbation au plan que lui développe
Horand, et celui-ci, fier de son succès, se retire à la hâte,
secrètement reconduit par le chambellan d'Hilde, et va annoncer à
ses compagnons l'heureux résultat de son audacieuse tentative.
Rien ne les retenant
plus dès lors à la cour d'Irlande, le lendemain matin les Danois
vont trouver Hagen et lui annoncent qu'il leur faut prendre congé de
lui. Le roi, qui ne s'attendait à rien moins qu'à une telle
nouvelle, cherche en vain à les retenir : il leur rappelle la faveur
avec laquelle il les a accueillis, les honneurs dont il les a
comblés ; il leur en promet de plus grands encore. Mais, tout en
manifestant leur vive gratitude, les Danois lui représentent que
leur résolution est inébranlable. Hetel, revenu à de plus justes
sentiments, a levé l'interdit jeté naguère sur eux, il les rappelle
leur pays leur est enfin rouvert, ils vont retrouver leurs familles
et revoir leurs amis. Rien de plus naturel que de tels sentiments
aussi Hagen n'insiste plus il n'a plus qu'une seule pensée répondre
à la libéralité qu'ont jadis montrée ses hôtes, les combler à son
tour de présents aussi riches que ceux qu'ils ont prodigués lors de
leur arrivée.
Mais ni les étoffes
précieuses, ni les bijoux, ni l'or, ni les chevaux qu'il leur offre
ne peuvent les tenter. Trop fiers pour accepter aucun don, ils ne
demandent au roi qu'un dernier et suprême honneur avant la
séparation qu'Hagen vienne, accompagné de la reine et de sa fille et
suivi de toute son escorte, contempler les richesses immenses
accumulées dans leur vaisseau, c'est la seule faveur qu'ils lui
demandent, aucune autre ne pourra leur être plus agréable ni les
rendre plus fiers. Hagen y consent volontiers et l'on prend jour
pour le lendemain.
7e AVENTURE.
Pendant la nuit les héros préparent tout pour l'enlèvement toutes
les richesses que renferment les navires sont débarquées et étalées
sur le rivage, en apparence afin de les disposer pour la visite du
roi, mais en réalité pour alléger d'autant la flotte et rendre la
fuite plus rapide. A l'heure dite, le roi arrive suivi de toute sa
cour et accompagné de son épouse et de sa fille. Tandis qu'on a
détourné son attention en lui faisant visiter l'un des vaisseaux de
transport, et celle de la reine en soumettant à son examen les
étoffes et les pierres précieuses amoncelées sur le rivage, la jeune
Hilde est conduite avec ses suivantes et les chevaliers de son
escorte sur le navire principal. Tout à coup, sur un signe de Wate,
ces derniers sont refoulés vers le rivage ou jetés par dessus bord.
Le roi, témoin de ce tumulte soudain, comprend enfin le piège qu'on
lui a tendu et tremble pour sa fille chérie il se précipite vers le
navire et une légion de chevaliers armés s'élancent à l'instant sur
ses traces. Mais il est déjà trop tard la troupe si longtemps tenue
cachée par Wate fait irruption sur le pont, l'ancré est levée, les
voiles sont hissées. Vainement Hagen, dont la fureur ne connaît plus
de bornés, réclame à grands cris sa lance, vainement il la brandit
contre les ravisseurs elle retombe dans la mer et les héros
d'Hegelingen disparaissent, jetant au roi comme adieu une dernière
plaisanterie ironique. Morung du haut du tillac leur dit d'un air
railleur
Ne vous hâtez pas
trop, quelque ardeur qui vous pousse au combat fussiez-vous mille
chevaliers bien armés, il vous faudrait faire le plongeon alors vous
pourriez aller redire aux autres s'il fait bon au fond de la mer.
Hagen, dont la flotte
est à sec sur le rivage, en est réduit à les regarder fuir, le cœur
débordant d'une rage impuissante.
La traversée des
Hegelingen s'effectue heureusement et rapidement, et l'on voit
bientôt apparaître les côtes de Wâleis. Wate envoie alors en avant
quelques-uns de ses hommes pour prévenir Hetel de leur retour et du
succès de leur expédition. Le roi accueille avec une joie exubérante
ce message, qui vient enfin le tirer de son incertitude et calmer
ses soucis. Il se met sur-le-champ en route avec une brillante
escorte pour venir recevoir sa fiancée à son entrée sur la terre
d'Hegelingen. Entre temps, Wate et ses compagnons ont débarqué sur
la côte de. W&leis et l'on décide d'y rester quelques jours, tant
pour se reposer des fatigues de la traversée, que pour fêter
dignement l'arrivée de la jeune princesse dans les états sur
lesquels elle est appelée à régner.
8e AVENTURE.
Mais le lendemain, vers le soir, une flotte, qu'Horand reconnaît de
suite pour celle d'Hagen, paraît à l'horizon. A cette nouvelle,
Hetel songe tout d'abord à mettre Hilde en sûreté il la fait
conduire sous bonne escorte à bord de l'un des vaisseaux ; puis il
se prépare au combat et harangue ses troupes. Sur ces entrefaites,
les Irlandais sont arrivés en vue du rivage une lutte furieuse
s'engage, l'eau se teint du sang des combattants enfin le roi
d'Irlande et les siens réussissent à prendre pied sur le bord. Hagen
et Hetel ne tardent pas à se rencontrer face à face après un duel
acharné, Hetel est blessé, mais le flot mouvant des guerriers le
sépare d'Hagen, qui se trouve bientôt vis-à-vis du terrible Wate.
Hagen à son tour est blessé par le vieux héros ; serré de près par
lui, il reçoit un coup terrible que son casque n'amortit qu'à moitié
et qui l'étourdit. Il chancelle et va succomber à ce moment, sur les
instances d'Hilde qui, du haut du vaisseau, suit avec angoisse les
péripéties de la lutte, Hetel intervient, sépare les deux
combattants, se fait reconnaître d'Hagen et lui offre la paix. A
mesure que la lutte devenait plus ardente, Hagen, à la colère qui
l'animait, avait senti se mêler peu à peu une profonde estime pour
des adversaires si valeureux. Il est bien certain maintenant d'avoir
affaire non à des brigands, mais à un roi aussi puissant et aussi
brave que lui-même, à des guerriers aussi courageux que ses propres
vassaux. Il n'a donc plus aucune raison de repousser les offres
d'Hetel ni de craindre une mésalliance. La paix est facilement
conclue, et les deux rois, tout à l'heure acharnés l'un contre
l'autre, confondent amicalement leurs troupes, que l'ardeur même
déployée dans la lutte a préparées à ce rapprochement. Il y a bien
eu quelques blessés mais Wate se révèle sous un aspect nouveau
initié par une nixe aux secrets des plantes, il a bientôt pansé les
plaies des héros et achevé de faire disparaître les dernières traces
de la lutte. Toutefois, dans sa franchise mêlée de bonhomie et de
brusquerie, il refuse de donner ses soins à Hagen, avant d'avoir
reçu de lui l'assurance formelle qu'il pardonne à sa fille et qu'il
l'accorde de bon cœur à Hetel.
Alors aux combats
succèdent les fêtes Hagen accompagne Hilde à la capitale d'Hetel, où
le mariage est célébré puis, au bout de douze jours, il repart pour
l'Irlande, charmé de voir sa fille reine d'un si puissant empire,
épouse d'un si vaillant héros. A son retour à Bàlian, il annonce à
Hilde des Indes l'heureuse issue de son expédition et lui fait un
tableau enchanteur de la brillante destinée de leur Elle sa joie et
son contentement se résument dans une seule exclamation, qui termine
son récit s'il avait d'autres enfants, il n'aspirerait qu'à les
marier tous dans le pays d'Hegelingen.
Du reste, Hilde ne
sera pas isolée dans ce pays nouveau pour elle ; outre ses
suivantes, sa fidèle Hildebourg est restée auprès d'elle et continue
vis-à-vis de la jeune princesse le rôle de compagne fidèle et
dévouée, qu'elle a déjà joué autrefois vis-à-vis d'Hilde des Indes
dans l'île des Griffons, et plus tard à la cour d'Irlande.
III. AVENTURES DE
GUDRUN.
9e AVENTURE.
Après les fêtes, Wate, Morung, Horand et Irolt regagnent
respectivement leurs États. Hetel, dès ce moment, passe avec Hilde
des jours pleins de joie, entrecoupés de temps à autre par quelques
guerres qu'il a à soutenir et d'où il revient toujours victorieux.
Enfin, pour comble de bonheur, Hilde lui donne deux enfants un fils,
Ortwin, dont l'éducation est confiée à Wate, qui en fera un
chevalier accompli ; une fille, Gudrun, qui ne tarde pas à surpasser
en beauté sa mère et sa grand'mère mêmes. Aussi, dès qu'elle arrive
à l'adolescence, les princes accourent-ils de toutes parts à la cour
d'Hegelingen, pour briguer à l'envi sa main. Mais Hetel éconduit
tous les prétendants ; comme autrefois Hagen, il n'en trouve aucun
digne de lui. Siegfried lui-même, le puissant roi de Morland, n'est
pas plus heureux que les autres. Bien qu'il ait réussi, par sa
bravoure chevaleresque, à faire sur la jeune fille une impression
favorable, il essuie également un refus de la part d'Hetel, et se
retire irrité et proférant tout haut des menaces qu'il ne tardera
pas à mettre à exécution.
10e AVENTURE.
Après Siegfried, un prince non moins illustre vient, à son tour
présenter sa demande. Le renom de la beauté merveilleuse de Gudrun a
pénétré jusqu'en Normandie sur le conseil de sa mère Gerlinde,
Hartmut d'Ormanie se décide, lui aussi, à briguer la main de la
jeune princesse. En vain, son vieux père, le roi Ludwig, lui
représente les difficultés de l'entreprise et lui prédit qu'il court
au devant d'un affront ; en vain, il lui rappelle l'humeur altière
d'Hetel et de son beau-père Hagen. Soutenu par sa mère, Hartmut
reste inébranlable dans sa résolution, et Ludwig finit par céder à
ses instances. Soixante héros, chargés de présents de toute sorte,
reçoivent mission d'aller porter au roi Hetel une lettre d'Hartmut,
dans laquelle il lui demande la main de sa fille. Somptueusement
reçus à la cour d'Hegelingen, ils n'en échouent pas moins dans leur
démarche. Le malheur veut qu'autrefois Ludwig, père d'Hartmut, ait
reçu l'investiture d'un fief des mains d'Hagen, père d'Hilde.
D'après les idées de l'époque, ce seul fait constitue pour le
prétendant une infériorité irrémédiable vis-à-vis de celui dont il
aspire à devenir le gendre, et Gudrun ne saurait, sans déroger,
entrer dans la famille d'un prince dont le père a naguère prêté
serment à un roi étranger. Hilde l'annonce en termes hautains aux
ambassadeurs d'Hartmut et c'est avec cette réponse humiliante qu'ils
reviennent à la cour de Normandie.
11e AVENTURE.
Sans se laisser décourager par l'insuccès de ceux qui l'ont précédé,
Herwig de Séelande se présente à son tour ; mais sa demande a le
même sort que celles des autres prétendants. Hetel la repousse, bien
qu'Herwig ait plus que tous les autres réussi à plaire à Gudrun. Il
se retire donc, non moins froissé que ses prédécesseurs et décidé,
sitôt qu'il le pourra ; à se venger de l'affront qu'il a subi.
Cependant, Hartmut
avait reçu, avec une douleur facile à concevoir, la réponse que lui
rapportaient ses messagers. Toute là famille royale de Normandie
avait profondément ressenti l'injure faite à leur honneur mais, loin
de décourager Hartmut, ce refus n'avait réussi qu'à surexciter son
désir et il avait juré d'arriver, quoi qu'il dût lui en coûter, à
posséder Gudrun.
Quelques années se
passent un jour de nobles étrangers arrivent à la cour d'Hegelingen
ils y reçoivent l'accueil magnifique et empressé qu'Hetel réserve à
tous ses hôtes, connus et inconnus. Au bout de quelques jours,
Hartmut (car c'est lui escorté de ses vassaux) est mis en présence
de Gudrun et peut se convaincre, par lui-même, qu'on n'avait rien
exagéré en lui vantant la beauté incomparable de la jeune princesse.
Il trouve moyen de lui faire savoir qui il est et dans quel but il a
tenté cette démarche périlleuse. Son air chevaleresque, l'éclat de
sa suite, sa constance, la hardiesse même de sa tentative, tout est
fait pour produire sur Cudrun une profonde et favorable impression.
Mais elle n'ignore pas les raisons pour lesquelles ses parents ont
une première fois rejeté les propositions d'Hartmut, elle est de
trop noble race pour déchoir, et sa fierté lui interdit, en dépit de
toute inclination, de songer jamais à une alliance avec Hartmut.
Elle le fait donc prier, pour son propre repos, de quitter au plus
vite le royaume d'Hegelingen, s'il tient à sa vie et à celle de ses
compagnons. Déçu une seconde fois dans son espoir, Hartmut abandonne
donc le pays d'Hetel, bien décidé à n'y revenir qu'à la tête d'une
armée et à conquérir Gudrun par la force des armes, puisque tout
moyen d'obtenir de bon gré sa main a échoué. A peine rentré en
Normandie, il prépare donc tout pour une prochaine expédition.
Il est devancé par
Herwig, qui, à la tête de trois mille hommes, envahit le pays
d'Hegelingen et, un beau matin, se présente sous les murs de la
capitale d'Hetel. Un violent combat s'engage ; Hetel et Herwig y
font chacun de leur côté des prodiges de valeur et se trouvent
bientôt face à face.
Plus d'une fois, le
vaillant Herwig fait jaillir des casques une gerbe d'étincelles ; la
belle Gudrun, la fille du roi, le suit des yeux ; elle ne peut en
détacher ses regards, le héros lui paraissait vaillant ; cela lui
faisait plaisir et peine tout à la fois.
Les deux guerriers ne
tardent pas à se reconnaître pour des adversaires dignes l'un de
l'autre
Quand le roi Hetel
s'aperçut que le fier Herwig était si merveilleusement brave, il
pensa en lui-même tout en combattant ceux qui ne m'ont pas souhaité
d'avoir ce héros pour ami, ceux-là l'ont bien mal connu ; aucun
bouclier ne résiste à la vigueur de ses coups.
Alors Gudrun, qui, du
haut de la terrasse du palais, a suivi toutes les péripéties de la
lutte, intervient et les décide à conclure une trêve. Herwig paraît
à la cour, suivi d'une nombreuse et brillante escorte. Après avoir
reçu de la bouche même de Gudrun l'aveu de son amour, il s'adresse à
Hetel, qui, ayant apprécié sa puissance et sa valeur, n'a plus
d'objection à opposer à l'union des deux amants. Les fiançailles ont
lieu sur-le-champ mais, sur la demande d'Hilde, on convient que
Gudrun passera encore un an à la cour d'Hegelingen, avant que le
mariage ne soit célébré.
13e AVENTURE.
Siegfried n'a pas plutôt appris les fiançailles de Gudrun et
d'Herwig, que, poussé par le dépit, il envahit les états de son
heureux rival à la tête de quatre-vingt mille hommes. Herwig résiste
avec courage mais, accablé par le nombre, il est contraint de se
retirer dans une forteresse, et, pendant que l'ennemi met la
Séelande à feu et à sang, il envoie prévenir Gudrun de la situation
critique à laquelle il se trouve réduit. Gudrun n'a pas besoin de
beaucoup d'instances pour décider son père à voler au secours de son
fiancé. Hetel réunit à la hâte ses vassaux et débarque quelques
jours après en Séelande, accompagné de son fils Ortwin et suivi de
Wate, d'Horand, de Frute et de Morung. Pendant douze jours ce n'est
qu'une suite non interrompue de combats ; enfinles troupes combinées
d'Hetel et d'Herwig mettent l'armée de Siegfried en déroute et
l'acculent dans une forteresse au bord d'un grand neuve, où ils
l'assiègent.
14e AVENTURE.
Aussitôt Hetel envoie des messagers à Matelâne, sa capitale, pour
faire savoir le succès de leurs armes, mettre fin à l'anxiété de
ceux qui sont restés au pays et annoncer un prochain retour.
Mais Hartmut, qui,
depuis son échec, entretenait toujours des espions dans le pays
d'Hegelingen, a été averti jour pour jour de ce qui se passait.
Instruit des fiançailles de Gudrun, instruit de l'absence d'Hetel,
il juge l'occasion propice pour mettre à exécution les projets de
vengeance qu'il nourrit depuis longtemps dans son cœur. Gerlinde et
Ludwig entrent avec empressement dans ses vues et les deux rois
apparaissent subitement à la tête d'une nombreuse armée dans le pays
d'Hegelingen.
15e AVENTURE.
La capitale d'Hetel, privée de ses meilleurs défenseurs, n'est pas
en état de résister aux Normands. Toutefois, avant d'en venir à la
violence, Hartmut essaie d'une dernière tentative amicale. Il envoie
encore une fois deux de ses barons à la cour d'Hegelingen, avec
mission d'assurer Gudruil de la constance de son amour et de lui
demander sa main. Il serait heureux de la voir se décider de bonne
grâce à la lui accorder mais il est bien résolu, si elle persiste
dans son dédain, à user de la force et à profiter des avantages que
lui offrent les circonstances.
Quelque désagréable
que soit leur arrivée, les envoyés d'Hartmut sont reçus à Matelâne
avec tous les égards dus à de nobles étrangers. Introduits devant
Hilde et Gudrun, ils exposent l'objet de leur démarche. Inutile de
dire la réponse de Gudrun. Un seul mot la résume elle appartient
tout entière et pour toujours à Herwig, à qui elle a engagé sa foi.
A peine les messagers
sont-ils rentrés au camp et ont-ils fait part de l'insuccès de leur
mission, que, sans perdre un instant, Hartmut et Ludwig font avancer
leurs troupes et investissent Matelâne.
Entraînés par une
bravoure inconsidérée, les défenseurs de la forteresse font une
sortie et viennent offrir la bataille en rase campagne à l'armée
innombrable des Normands. Mais ils sont écrasés par la supériorité
numérique de leurs adversaires et refoulés dans la forteresse, dont
ils ne parviennent pas à défendre l'entrée. Matelâne est pillée, la
bannière d'Hartmut flotte sur le palais d'Hetel, et Gudrun,
accompagnée d'Hildebourg et de soixante-deux autres jeunes filles,
est emmenée en captivité par les Normands, qui se retirent chargés
de butin.
Hilde, d'une fenêtre
du palais, suit leur départ d'un œil désolé, en se tordant les mains
dans son désespoir impuissant. Il ne lui reste qu'à faire parvenir
au plus vite à Hetel et à Herwig la nouvelle de ces tristes
événements et de l'affreux malheur qui les frappe tous les trois
dans leurs plus chères affections.
16e AVENTURE.
Hetel n'a pas plus tôt appris ce qui s'est passé, qu'il rassemble
les chefs de l'armée et leur fait connaître le désastre arrivé au
pays d'Hegelingen un cri unanime de vengeance s'élève de toutes
parts. Mais, avant de se mettre à la poursuite des Normands, il faut
en finir avec les Mores. Wate, toujours fertile en expédients, a
bientôt trouvé le moyen de les amener à composition. Sur son
conseil, on feint de préparer tout à grand bruit et ostensiblement,
pour livrer le lendemain un assaut décisif à la forteresse dans
laquelle ils se sont réfugiés. Dès l'aube, on commence même
l'attaque avec une fureur qui leur donne le change ils sentent bien
que c'en est fait d'eux et que ce jour verra l'anéantissement
définitif de leur armée.
Or, selon ce qui avait
été convenu entre les chefs, pendant qu'il donnait le signal de la
lutte, Hetel faisait proposer une dernière fois à Siegfried de
conclure la paix, alors qu'il en était temps encore. Les Mores ont
prouvé, par leur longue et vaillante résistance, qu'ils n'étaient
pas moins braves que leurs adversaires aussi Hetel est-il prêt à
tout oublier, et l'attaque injuste contre Herwig et les dévastations
commises en Séelande il n'exige qu'une chose, que Siegfried devienne
désormais son allié fidèle.
Devant une proposition
aussi honorable, Siegfried, qui a pleine conscience de la situation
désespérée de son armée, n'hésite pas il jure un attachement
inébranlable aux deux rois et la lutte prend fin sur-le-champ.
Alors Hetel lui fait
part du malheur arrivé à sa famille et à son royaume Siegfried se
déclare prêt à le suivre et à l'assister dans ses projets de
vengeance contre les Normands. Mais les rois confédérés n'ont pas de
vaisseaux pour se mettre à la poursuite de Ludwig et d'Hartmut.
C'est encore Wate qui les tire d'embarras. Une troupe de pèlerins
fait justement relâche non loin de là, on s'empare des soixante-dix
vaisseaux qui les ont amenés, et, sans s'inquiéter de leurs
gémissements et de leurs imprécations, on met aussitôt à la voile ;
Hetel devait plus tard chèrement expier ce sacrilège.
17e AVENTURE.
Cependant les Normands, après avoir quitté à la hâte le pays
d'Hegelingen, où ils craignaient à chaque instant de voir reparaître
Hetel, regagnaient tranquillement la Normandie, heureux du succès de
leur entreprise et se félicitant du riche butin qu'ils avaient
enlevé. Après quelques jours de navigation, se croyant désormais
hors de toute atteinte, ils avaient abordé sur une île, le
Wülpensand, située à peu de distance de la. Normandie, et ils
étaient descendus à terre pour se refaire des fatigues de la lutte
et du voyage et pour se préparer à rentrer triomphalement à
Cassiâne, capitale du royaume de Ludwig.
Un soir, une flotte
apparaît tout à coup à l'horizon en voyant la croix peinte sur les
voiles, les Normands se figurent d'abord que ce sont des pèlerins ;
mais bientôt les vaisseaux deviennent plus visibles, on aperçoit
distinctement ce qui s'y passe et les Normands reviennent de leur
erreur le tumulte qui règne sur le pont des navires, les casques et
les armes qui y brillent de toutes parts ne leur laissent plus de
doute ce sont les armées d'Hetel et d'Herwig.
En effet, à peine
arrivés à portée de la côte, les Danois et leurs alliés se
précipitent sur le rivage Herwig n'attend même pas que l'on ait jeté
l'ancre et s'élance dans la mer pour atteindre plus vite les
ravisseurs de sa fiancée. En vain, les Normands disputent le terrain
pied à pied ; en vain, leurs traits volent serrés comme des flocons
de neige et teignent la mer du sang des assaillants ; l'armée tout
entière aborde, une lutte furieuse~ implacable, s'engage et ne
s'arrête que lorsque l'obscurité sépare les combattants.
18e AVENTURE.
Le lendemain matin, Hetel et Ludwig se rencontrent enfin face à
face. Après maint coup d'éclat accompli de part et d'autre, Hetel
est mortellement frappé et tombe pour ne plus se relever. A cette
vue, Gudrun, captive dans le camp des Normands, pousse un cri
lamentable de leur côté, les vassaux d'Hetel se précipitent pour le
venger la rage de Wate ne connaît plus de bornes le carnage redouble
et dure toute la journée. Mais la nuit vient surprendre les
combattants et, à mesure qu'elle devient plus épaisse, la confusion
se met dans les rangs de l'armée d'Hegelingen croyant avoir affaire
aux Normands, les Danois et leurs alliés s'attaquent et se
massacrent les uns les autres. Alors Herwig fait cesser le combat,
sauf à le reprendre dès que l'aurore aura paru.
Mais, pendant la nuit,
les Normands, effrayés à la vue des vides causés dans leurs rangs
par cette lutte acharnée, effrayés à l'idée de se retrouver le
lendemain en face d'adversaires rendus encore plus furieux et plus
implacables par la perte de leur roi et de tant de leurs compagnons,
s'embarquent sans bruit et mettent secrètement à la voile. Les plus
terribles menaces imposent silence à Gudrun et à ses suivantes ; et,
quand le jour paraît, les Hegelingen et leurs alliés ne trouvent
plus personne en face d'eux : Hartmut et Ludwig ont disparu avec
leurs captives.
Ortwin veut, sans
tarder, s'élancer de nouveau sur leurs traces Wate et tous les
autres ne demandent qu'à le suivre. Seul, Frute fait entendre les
conseils de la prudence les Normands ont déjà une avance
considérable, ils sont sur le point d'atteindre leur pays ; à peine
pourra-t-on les rejoindre avant leur débarquement, et l'armée des
rois alliés a subi des pertes trop considérables pour songer a
attaquer, le cas échéant, Ludwig et Hartmut dans leurs propres
états. On se résigne donc à attendre.
Tout d'abord on
s'occupe d'ensevelir les morts on rend les derniers devoirs à tous
sans exception, ennemis aussi bien qu'amis. Toutefois, on enterre
séparément les chrétiens et les païens une place à part est
également réservée aux Normands. Puis, à la mémoire d'Hetel, des
Danois et de leurs alliés tombés sur le Wülpensand et en expiation
du crime commis lorsqu'on a ravi aux pèlerins leurs vaisseaux, on y
fonde un couvent que l'on dote richement et dans lequel on laisse un
grand nombre de moines avec mission de prier pour les morts après
quoi les princes et leurs vassaux reprennent tristement le chemin de
Matelâne.
19e AVENTURE.
Il s'agit maintenant d'apprendre à Hilde la funèbre nouvelle de la
mort d'Hetel et de la défaite de ses armées Wate seul ose se charger
de cette pénible et délicate mission. Son entrée dans la forteresse
fait déjà pressentir tous les malheurs qu'il va avoir à raconter lui
d'ordinaire si bruyant au retour d'une expédition, il arrive morne
et silencieux. Aussi, avant d'avoir pu l'interroger, Hilde ne
soupçonne déjà que trop ce qu'il va lui répondre. Wate ne peut que
confirmer ses tristes pressentiments. Hetel est mort, mort aussi
l'honneur d'Hegelingen Gudrun est irrévocablement perdue. La douleur
d'Hilde ne connaît plus de bornes.
Avant de songer à rien
d'autre, Wate rappelle qu'on a une lourde faute à expier, une
injustice à réparer. On rend aux pèlerins leurs vaisseaux et on les
dédommage abondamment de tout le mal qu'on leur a causé.
Puis, les chefs se
réunissent en conseil et délibèrent avec Hilde sur les résolutions
que commande la situation. Tous seraient prêts à recommencer de
suite la guerre, et Hilde, qui a l'honneur de sa race à venger, mais
qui aspire par dessus tout à tirer sa chère Gudrun de la captivité,
donnerait volontiers son assentiment à ce projet. Néanmoins Wate et
Frute s'y opposent la fleur des guerriers d'Hegelingen a été fauchée
; il faut attendre qu'une nouvelle génération soit en état de porter
les armes. L'expédition vengeresse et libératrice ne doit être
entreprise qu'avec toutes chances de succès. On est bien forcé de se
rendre à leurs raisons, et Hilde se résigne à attendre le moment
désiré. D'ici là, elle fera équiper une flotte nombreuse et solide,
et la pourvoira de tout ce qui est nécessaire à une armée. Les
choses ainsi convenues, tous prennent congé d'Hilde, promettant de
s'assembler au premier signal. Avant de quitter Matelâne, Siegfried
lui-même demande à être averti de l'époque de l'expédition il ne se
le fera pas dire deux fois et accourra se joindre à. ses alliés.
Après leur départ., Hilde envoie de riches offrandes au couvent bâti
sur le Wülpensand, elle y fait construire une église et un hôpital.
20e AVENTURE.
Entre temps, les Normands approchaient de leur pays : quand, du pont
de son navire, Ludwig aperçoit ses forteresses, il les montre avec
orgueil à Gudrun il veut lui faire admirer les riches et vastes
plaines sur lesquelles elle est appelée à régner qu'elle consente à
donner sa main à Hartmut, et tout cela lui appartient.
Alors la fille d'Hilde
lui répondit Laissez-moi en repos plutôt que d'aimer Hartmut, je
préférerais être morte il n'est pas d'une race qui puisse m'inspirer
de l'amour ; oui, j'aime mieux perdre la vie, plutôt que d'avoir
jamais de l'amitié pour lui.
Furieux de cette
réponse hautaine, le vieux roi la saisit par les cheveux et la lance
à la mer mais Hartmut s'y jette à sa suite et la ramène saine et
sauve, non sans laisser violemment éclater l'indignation que lui
cause la brutalité de son père. Cependant, avertie par des messagers
qu'on a envoyés en avant, Gerlinde est accourue sur le rivage
au-devant des héros, avec sa fille Ortrun et toute sa suite. Hartmut
débarque, conduisant Gudrun par la main il la présente d'abord à sa
sœur, la belle et douce Ortrun et Gudrun, heureuse, au milieu de sa
détresse, de rencontrer un visage sympathique, l'embrasse
tendrement. Gerlinde s'avance et veut faire de même mais autant
Gudrun s'est sentie instinctivement attirée vers Ortrun, autant, au
premier aspect, Gerlinde lui inspire de répulsion. Elle la repousse
d'un air farouche, lui reprochant amèrement d'être la cause de son
malheur.
Au milieu de la joie
universelle causée en Normandie par le retour de la flotte, Gudrun
reste morne et désolée tous ceux qui l'entourent sont pour elle un
objet d'aversion Ortrun est la seule vers laquelle elle se sente
portée.
Hartmut conduit Gudrun
dans une de ses forteresses, et ordonne qu'on la traite avec tous
les égards dus à sa future épouse. Puis, après avoir encore une fois
tenté en vain de la fléchir, il part pour une expédition, la
laissant à la garde de sa mère qui se fait forte de lui inspirer
d'autres sentiments. Gerlinde essaie d'abord d'employer la douceur
mais en vain ; alors elle s'abandonne à ses instincts mauvais et la
maltraite d'une façon odieuse, elle la sépare de ses compagnes et la
condamne aux travaux les plus humiliants. Mais rien n'y fait, trois
ans et demi durant, elle l'opprime sans parvenir à la dompter. Au
bout de ce temps, Hartmut, que plusieurs expéditions avaient retenu
loin du pays, revient et il est tout indigné de trouver Gudrun dans
un tel état ; mais ses recommandations restent lettre morte, il est
forcé de repartir, et Gerlinde n'en continue pas moins à humilier sa
captive elle l'oblige à balayer les chambres, à entretenir les
poêles, et cela toujours sans plus de succès Gudrun reste
inébranlable.
Son exil durait depuis
neuf ans, lorsqu'Hartmut reparaît encore à la cour et fait une
nouvelle tentative ; repoussé avec non moins d'énergie, il finit par
s'irriter de cette obstination invincible, et menace même Gudrun de
la prendre de force ; mais, avec une noble fierté, la jeune fille le
défie de se déshonorer en mettant ses menaces à exécution elle lui
rappelle les lois de la chevalerie, qui veulent qu'homme et femme ne
se marient que d'un consentement mutuel ; en effet, Hartmut n'ose
passer outre, et, changeant de tactique, il ordonne formellement
d'en revenir à l'emploi de la douceur. On rend à Gudrun ses
vêtements et ses parures ; on la réunit à ses compagnes puis,
Hartmut décide Ortrun à s'interposer seule elle a su inspirer de la
sympathie à Gudrun, seule elle peut, par ses conseils, entreprendre
de la fléchir.
21e AVENTURE.
Mais les bons traitements qui succèdent à ces longues années de
souffrance, les soins et les attentions dont on l'entoure, les
représentations amicales d'Ortrun, rien ne peut modifier la
résolution de Gudrun Hartmut la retrouve aussi inflexible que
jamais. Alors, dans son dépit, il l'abandonne définitivement à
Gerlinde et la persécution reprend avec plus de violence comme
dernier degré d'abaissement, la vieille reine la condamne à aller
tous les jours laver le linge au bord du rivage. Hildebourg, touchée
de l'humiliation à laquelle on abaisse sa jeune maîtresse, ne peut
retenir l'indignation dont son cœur déborde, et Gerlinde ayant
ironiquement répondu que, si elle prend tant de part aux peines de
Gudrun, il lui est loisible de les partager, la jeune fille
accueille avec empressement cette permission cela dure encore ainsi
cinq ans et demi.
22e AVENTURE.
Pendant ces longues années, Hilde n'avait pas perdu un seul instant
de vue le but désormais unique de sa vie, la délivrance de sa fille.
Attendant patiemment que la jeunesse du pays eût grandi, elle
s'était, dans l'intervalle, constamment occupée d'équiper la flotte
et de préparer tout ce qui était nécessaire à l'expédition. Enfin
l'heure de la revanche a sonné, elle avertit tout d'abord Herwig qui
arrive sur-le-champ ; Horand, Frute, Wate ne tardent pas à le
suivre. Ortwin n'a pas plutôt reçu la nouvelle du rassemblement,
qu'il se met en route avec ses fidèles guerriers. Avant le départ,
Hilde place sous la protection des chefs de l'armée ce cher Ris, qui
entreprend sa première campagne, et l'on met à la voile sous le
commandement d'Horand. On fait une courte halte au Wülpensand, pour
permettre aux fils de ceux qui y sont tombés d'aller visiter le
tombeau de leurs pères c'est là que Siegfried rejoint l'expédition.
Mais, à leur départ du Wülpensand, les confédérés sont saisis par
des vents contraires et poussés vers la montagne aimantée, dont Wate
leur raconte la légende. Ils y sont longtemps retenus par un calme
désespérant ; enfin un bon vent du nord s'élève, les délivre et les
amène après quelques jours de navigation en vue des côtes d'Ormanie.
Ils abordent près d'une montagne, au pied de laquelle s'étend une
vaste forêt, dont l'épaisseur les dérobera aux yeux de leurs ennemis
jusqu'au moment de l'attaque.
23e AVENTURE.
Aussitôt qu'on a jeté l'ancré, on débarque les armes et les chevaux
et l'on se prépare au combat. Mais, avant de se lancer à l'assaut,
les chefs de l'armée jugent prudent de faire reconnaître le terrain.
Ortwin et Herwig s'offrent à aller à la découverte et se mettent en
route, après avoir fait jurer à leurs amis de les délivrer, s'ils
tombent au pouvoir des Normands, de les venger, s'ils périssent.
24e AVENTURE.
On était arrivé au carême, et le printemps ramenait des jours plus
doux : une après-midi, tandis que Gudrun et Hildebourg s'acquittent
de leur tâche pénible sur le rivage, un ange, envoyé de Dieu, leur
apparaît sous la forme d'un oiseau et leur annonce l'approche de
leur délivrance. Après avoir donné à Gudrun des nouvelles de sa
mère, de son frère, de son fiancé et de tous ses amis, il s'envole
en lui promettant que le lendemain matin elle verra arriver deux
messagers. Toutes préoccupées de cette heureuse nouvelle, les deux
jeunes filles sont moins attentives à leur ouvrage et, le soir en
rentrant au palais, elles sont durement réprimandées par Gerlinde.
Mais, le lendemain
matin, par un de ces changements si fréquents au printemps, il était
tombé de la neige ; Gudrun envoie Hildebourg prier Gerlinde de leur
permettre de mettre des souliers pour aller au rivage ; mais la
vieille reine repousse impitoyablement leur demande, et elles
partent nu-pieds pour le bord de la mer.
25e AVENTURE.
A peine y étaient-elles arrivées, qu'elles voient apparaître une
barque montée par deux hommes ; elles ne doutent pas que ce ne
soient les deux messagers annoncés par l'oiseau ; néanmoins,
n'écoutant que sa pudeur, Gudrun, honteuse d'être surprise dans un
costume aussi misérable et dans une occupation aussi humiliante,
entraîne Hildebourg et s'enfuit. Mais les deux inconnus les
menacent, si elles ne reviennent, de s'emparer des riches habits
qu'elles lavent en même temps ils les rassurent et leur adressent de
bonnes paroles les deux jeunes filles se décident donc à retourner
sur leurs pas. Alors les deux héros commencent par s'informer des
maîtres du pays ; puis, voyant les jeunes filles grelotter sous les
haillons qui les couvrent à peine ils leur offrent leurs manteaux.
Mais Gudrun repousse cette offre. Ils demandent ensuite aux belles
laveuses si elles n'ont pas entendu parler d'une certaine Gudrun,
qu'Hartmut aurait enlevée autrefois dans une expédition et ramenée
captive en Normandie. Sur leur réponse affirmative, Herwig fait
remarquera Ortwin, combien l'une des jeunes filles ressemble à
Gudrum.
A ce nom d'Ortwin,
Gudrun a reconnu ses libérateurs ; voulant éprouver la fidélité
d'Herwig, elle se fait passer pour une des compagnes de Gudrun,
enlevée avec elle par les Normands, et raconte que Gudrun est morte.
Cette nouvelle inopinée frappe les deux héros au cœur et leurs yeux
se remplissent de larmes. A cette vue, elle leur demande s'ils ont
connu cette Gudrun dont la mort les impressionne si fort. Alors
Herwig montre son anneau : il était le fiancé de celle dont il vient
d'apprendre la fin malheureuse. En reconnaissant ce signe, qui lui
rappelle un passé si cher, Gudrun cesse de feindre et montre à son
tour l'anneau qu'HerwigIni donna autrefois : la. reconnaissance
s'achève au milieu d'embrassements réciproques.
Cependant Ortwin, avec
une brutalité quelque peu déplacée, émet le doute que Gudrun soit
restée si longtemps fidèle à son fiancé elle a dû, de gré ou de
force, devenir la femme d'Hartmut. A cette insinuation, la fierté de
Gudrun se révolte et, d'une voix entrecoupée de sanglots, elle fait
le récit des souffrances qu'elle a eu à endurer, et raconte aux
héros la cause de l'état humiliant auquel ils la trouvent réduite :
c'est précisément pour punir sa constance inébranlable qu'on l'a
condamnée à ces vils travaux.
En entendant cela,
Herwig ne peut se contenir plus longtemps, il presse Ortwin de
partir et d'emmener les deux jeunes Biles :. Mais Ortwin s'y oppose
; d'abord, cela serait contraire aux lois de l'honneur chevaleresque
; il serait indigne de lui de dérober lâchement celles qu'on a
loyalement enlevées par la force, les armes à la main ; puis, il
faut songer aux autres suivantes de Gudrun dont le sort serait
compromis par sa fuite.
Ces paroles, dont
Gudrun comprend toute la justesse, ne laissent pas que de retentir
douloureusement au fond de son cœur. Mais Herwig lui apprend que
toute l'armée est dans le voisinage. L'aurore du jour suivant verra
la prise de Cassiâne et la délivrance des captives sur cette
assurance, on se sépare et les deux héros rejoignent à la hâte le
camp des Hegelingen un plus long séjour sur le rivage pourrait
dévoiler leur présence aux Normands.
Gudrun suit d'un œil
inquiet la barque qui emporte ses libérateurs rappelée à son travail
par Hildebourg, elle refuse de s'abaisser désormais à ces viles
occupations et, dans un élan d'orgueil, lance à la mer le linge
qu'elle devait laver.
A leur retour au
palais, Gerlinde les réprimande durement sur le peu d'activité
qu'elles ont déployé dans leur travail ; elle réclame les vêtements
précieux qu'elle avait remis à Gudrun, et, sur la réponse de
celle-ci, qui déclare qu'elle les a trouvés trop lourds et les a
abandonnés sur le rivage, elle s'apprête à la faire fustiger en
punition de sa négligence.
A la pensée de subir
ce traitement indigne, la fierté de Gudrun se révolte elle défie
Gerlinde d'abaisser à ce point celle qui est destinée
prochainement à régner sur la Normandie et menace de faire
cruellement expier leur audace à ceux qui oseraient la toucher.
Gerlinde, toujours à l'affût du moment où Gudrun fléchira dans sa
résistance, prend ces paroles pour un commencement de conversion et
Gudrun n'a garde de la tirer d'erreur elle se déclare prête à se
conformer aux désirs d'Hartmut. On envoie chercher le jeune héros
qui arrive aussi heureux que surpris.
Alors tout change on
rend à Gudrun son escorte on l'entoure de soins et d'attentions
toutes sont conduites au bain et somptueusement parées. Par une
nouvelle ruse, Gudrun conseille à Hartmut d'envoyer de toutes parts
et sur-le-champ des messagers à ses vassaux pour les inviter aux
fêtes qui vont être célébrées. Plein d'illusion, Hartmut y consent
volontiers, et il expédie de suite la fleur de ses chevaliers dans
toutes les directions, ce qui, dans la pensée de Gudrun, doit
affaiblir d'autant la force de résistance des Normands pour
l'attaque du lendemain.
Cette métamorphose
subite surprend les compagnes de Gudrun convaincues que leur jeune
maîtresse a définitivement succombé aux longs tourments dont on l'a
accablée, elles s'abandonnent à la douleur. Mais, rentrée dans ses
appartements et restée seule avec elles, Gudrun leur dévoile
l'heureuse nouvelle et rit à haute voix avec elles de l'erreur des
Normands.
Ce rire est rapporté à
Gerlinde, qui commence à concevoir des doutes sur ce brusque
revirement, mais qui ne parvient pas à faire partager son inquiétude
à Hartmut.
La nuit est avancée et
chacun ne songe plus qu'à se livrer au repos. Quant à Gudrun, avant
de se mettre au lit, elle promet une riche récompense à celle de ses
suivantes qui lui annoncera le lever de l'aurore elle veut être
debout avec le jour pourvoir apparaître l'armée d'Hegelingen.
26e AVENTURE.
En quittant Gudrun et Hildebourg, Ortwin et Herwig avaient regagné
le camp ils font part aux chefs de l'armée du résultat de leur
reconnaissance, et l'on tient conseil sur ce qu'il y a à
entreprendre. Conformément à l'avis de Wate, on profite du beau
temps et de la clarté de la lune pour faire voile sur-le-champ et,
avant le lever de l'aurore, toute la flotte des princes alliés est
déjà à l'ancre devant la forteresse de Ludwig silencieusement
l'armée débarque et se range en ordre de bataille.
À peine le premier
rayon du jour perce-t-il à travers les fenêtres du palais, qu'une
suivante de Gudrun aperçoit les guerriers rangés au pied des murs,
et court faire part de sa découverte à Gudrun. Du haut de la tour,
le veilleur les a également aperçus il donne l'alarme Ludwig se
précipite au balcon de ses appartements et, prenant la troupe qui
s'étale dans la plaine pour des pèlerins, il fait appeler Hartmut.
27e AVENTURE.
Mais celui-ci n'a pas plutôt rejoint Ludwig sur la terrasse, qu'il
reconnaît, au milieu des rangs de ces prétendus pèlerins, l'étendard
d'Hegelingen plus de doute, ce sont leurs ennemis qui viennent tirer
vengeance de l'échec subi naguère et de la honte infligée à leurs
armes. Passant en revue les troupes échelonnées sous les murs, il
montre à son père les guerriers de Wate, les Sarrasins de Siegfried,
les Danois d'Horand et d'Ortwin, les Séelandais d'Herwig, et lui
nomme successivement tous leurs autres alliés. Puis, il donne des
ordres pour préparer une vigoureuse sortie contre les assaillants.
Gerlinde intervient il
lui semblerait plus prudent et plus sûr d'attendre l'ennemi derrière
les remparts et de soutenir un siège pour lequel on a toutes les
ressources nécessaires. Mais Hartmut repousse loin de lui une telle
suggestion, comme indigne de son honneur ; il entraîne son père, et
tous deux, se mettant à la tête des Normands, s'élancent hors de la
forteresse. Un combat acharné s'engage. Gudrun en suit les
péripéties du haut de la terrasse du palais.
En apercevant Hartmut,
Ortwin se jette furieux à sa rencontre mais il est encore trop jeune
pour soutenir la lutte contre un tel adversaire ; il est blessé et
ne doit son salut qu'à l'intervention d'Horand. Celui-ci, du reste,
n'est pas plus heureux et il est également atteint par Hartmut. Rien
ne résiste aux Normands. Herwig lui-même, qui s'est attaqué à
Ludwig, reçoit un coup d'épée qui le renverse et c'en serait fait de
lui, si ses vassaux ne le dérobaient à son adversaire et ne
l'emportaient à l'écart.
28e AVENTURE.
Cependant, il ne tarde pas à reprendre ses sens et rougit de sa
défaite ; quelle honte pour lui, si, des fenêtres du palais. Gudrun
a été témoin de sa retraite humiliante ! Aussi, à peine remis de sa
chute, il rentre dans la mêlée et se retrouve bientôt en face de
Ludwig. Le combat reprend avec plus de fureur que jamais et se
termine rapidement par la mort de Ludwig, à qui Herwig emporte la
tête d'un coup de sa redoutable épée.
En apprenant cet échec
fatal, Hartmut reconnaît trop tard la justesse des conseils de
Gerlinde, il veut se replier avec ses troupes, mais il n'est plus
temps ; on s'est avancé trop loin, Wate lui barre le passage et une
nouvelle lutte s'engage entre les deux héros.
A la nouvelle de la
mort de Ludwig, Gerlinde éclate en plaintes et en imprécations
brûlant du désir de se venger à tout prix, elle donne l'ordre de
massacrer Gudrun et sa suite.
Aux cris des jeunes
filles, Hartmut devine ce qui se passe, et fait fuir l'assassin
envoyé par Gerlinde, en le menaçant du gibet, s'il touche à Gudrun
et à ses compagnes. Au même instant, Ortrun se précipite en pleurs
aux pieds de Gudrun elle a déjà perdu son père, Hartmut ne résiste
plus qu'avec peine aux attaques incessantes de Wate ; qu'au moins
Gudrun lui conserve son frère et l'arrache aux étreintes du terrible
Wate.
Gudrun s'avance donc
sur le bord de la terrasse et appelle à grands cris l'un des chefs
danois Herwig se présente et ne l'a pas plutôt reconnue, qu'il
s'empresse d'acquiescer à sa demande. Mais Wate n'est pas homme à
lâcher ainsi sa proie irrité de l'intervention de cet importun, qui
cherche à le séparer de son adversaire, et, dans son aveugle colère,
ne reconnaissant pas Herwig, il le renverse d'un formidable coup
d'épée et fait Hartmut prisonnier.
29e AVENTURE.
Désormais rien ne l'arrête plus après avoir confié le héros normand
à ses vassaux qui l'emmènent sur l'un des navires, Wate, se mettant
à la tête des Hegelingen, force l'entrée de la forteresse et prend
le palais d'assaut. Sa rage ne connaît plus de bornes partout où il
passe, on pille et on massacre, sans même épargner les enfants au
berceau. Ortrun, effrayée de ce carnage, a cherché avec ses
suivantes asile auprès de Gudrun ; Gerlinde aussi vient se mettre
sous sa protection. Malgré son juste ressentiment, Gudrun ne la
repousse pas ; elle fait preuve de la même bonté envers l'infidèle
Hergard, qui, sur ce sol étranger, avait noué des relations
coupables avec l'échanson du roi de Normandie. Mais Gerlinde est
trahie par une de ses suivantes et tombe sous la main du terrible
Wate. En vain Gudrun s'interpose en faveur de celle dont elle n'a
éprouvé que des humiliations Wate repousse brutalement sa jeune
maîtresse, entraîne Gerlinde et lui coupe la tête ainsi qu'à
Hergard.
Enfin, las de carnage,
les héros vainqueurs se rassemblent auprès de Gudrun. On tient
conseil et l'on décide qu'une partie de l'armée restera dans la
forteresse avec Gudrun, sa suite et les prisonniers, tandis que
l'autre fera une incursion dans l'intérieur de la Normandie. Horand
demeure donc à la garde de Cassiâne, pendant que le reste des
troupes confédérées, envahit le pays, met tout à feu et à sang et
pille tout sur son passage.
Au retour, on charge
le butin sur les navires, Gudrun s'embarque avec Ortrun, leurs
suivantes, Hartmut et les prisonniers, et l'on repart pour Matelâne,
laissant la Normandie à la garde d'Horand et de Morung.
30e AVENTURE.
Prévenue de leur arrivée, Hilde accourt pleine de joie au devant
d'eux. On lui présente sa fille qu'elle reconnaît à peine après une
si longue séparation elle l'embrasse tendrement, et salue ensuite
avec enthousiasme tous les héros vainqueurs Wate, Ortwin, Herwig,
etc. Sur les instances de Gudrun, elle se décide, bien qu'avec
peine, à recevoir amicalement Ortrun, puis vient le tour
d'Hildebourg.
Durant cinq jours, on
se repose au milieu des réjouissances et des fêtes. Gudrun, dont la
générosité éclate en toute circonstance, intercède si bien auprès de
sa mère, qu'Hilde finit par pardonner même à Hartmut ; sur sa
promesse de ne pas chercher à s'enfuir, il est mis en liberté avec
les siens.
Cependant, Herwig
brûle du désir de revoir ses états ; après une si longue absence, il
lui tarde de rentrer dans son royaume. Néanmoins, ii reste encore
quelque temps à Matelâne pour y célébrer son mariage avec Gudrun.
Ici se manifeste une fois de plus la noblesse des sentiments qui
animent Gudrun ; son frère Ortwin est aussi en âge de se marier
telle est la force de persuasion de la jeune princesse, qu'elle
amène son frère et sa mère à choisir Ortrun comme épouse pour le
jeune roi. De même, elle offre à Hartmut la main d'Hildebourg qu'il
accepte avec empressement. Reste Siegfried, on convient de lui
donner pour femme la sœur d'Herwig ; Wate et Frute vont la chercher
en Séelande et la ramènent à Matelâne, où cette dernière union est
aussi consommée sur-le-champ.
De grandes fêtes, de
brillants tournois ont lieu à cette occasion dans la capitale
d'Hegelingen. Les princes rivalisent de bravoure, de générosité et
de magnificence. Enfin, les réjouissances terminées, Hartmut quitte
Matelâne avec sa nouvelle épouse et reprend le chemin de la
Normandie, dont Hilde a consenti à lui rendre l'apanage. Horand
retourne alors en Danemark.
Siegfried aussi prend
congé de ses alliés et repart pour le Morland avec la sœur d'Herwig.
Enfin Ortwin et Herwig font leurs adieux à Hilde, à laquelle Gudrun
promet d'envoyer trois fois par an des messagers, et se séparent,
après avoir conclu une alliance offensive et défensive et s'être
juré de rester toujours unis.
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