DISSERTATION SECONDE.
DU DROIT QUE CHACUN AVAIT DANS L'EMPIRE DES FRANCS D'ÊTRE JUGÉ PAR
SA LOI D'ORIGINE.
Mundeburde (del
'allemand Munde bouche et Barde charge : engagement
verbal) (Philippe Remacle)
On a vu dans la dissertation
précédente que la loi Salique était une rédaction des coutumes de la
tribu d'où étaient sortis Clovis et le plus grand nombre des
guerriers qui formèrent l'armée victorieuse à Soissons. Cette loi
les désigne quelquefois par le mot Francus, ou par le mot
Salicus, et même par la réunion des deux dénominations. Presque
toujours elle emploie le mot ingenuus, sur lequel je
m'expliquerai dans la dissertation quatrième.
On trouve, en outre, dans le titre XLIII, désignés d'une manière
spéciale et distincte des barbari qui lege Salica vivunt, et
les savants ne sont pu d'accord sur la signification de cette
dernière expression. Eccard, dans ses notes sur les titres XVI et
XVII du texte d'Herold, croit que ces mots désignent les hommes des
diverses tribus germaniques qui, par un accord libre, vinrent se
joindre à Clovis et augmenter son armée d'occupation, ou qui furent
incorporés à la tribu salique par l'effet de guerres postérieures.
On sait que, longtemps avant le grand événement de la victoire de
Soissons, il existait sur le territoire de la Gaule des corps
composés de Germains, à qui les empereurs avaient concédé des terres
à cultiver, à la condition défendre de ce côté les frontières de
l'empire contre les incursions des autres tribus d'outre-Rhin (01).
Ces hommes étaient dans un état précaire et de sujétion à l'égard de
la puissance romaine. Dès que cette puissance eut été renversée, ils
ne durent pas tarder à se réunir à leurs compatriotes, et à
revendiquer la qualité de barbares, dont les Germains se
faisaient un titre d'honneur.
L'intérêt de Clovis était d'augmenter ses forces pour contenir le
vaste pays dont la victoire l'avait rendu maître. Il ne dut pas
hésiter à les accueillir et à les assimiler aux Francs saliques.
Voilà ce qui peut justifier la première partie de l'opinion
d'Eccard.
Les historiens attestent aussi que, bien avant la bataille de
Soissons, des Germains s'étaient emparés de diverses portions de
territoire dans la Gaule. Clovis parvint à se défaire des chefs de
ces petits états, soit par force, soit par adresse. Il les réunit
sous sa domination; et, comme leurs habitants avaient des usages
très analogues à ceux des Francs saliques, ils devinrent encore des
barbari lege Salica viventes. Ainsi est expliquée et
justifiée la seconde partie de l'opinion d'Eccard.
Une glose du codex Estenis (Murat. Antiq. Ital. medii aevi,
t.II, col. 289) donne l'explication suivante : Id est quos Franci
de sua patria adduxerunt, et ipsos captos lege Salica vivere nolunt.
Cette glose a besoin elle-même d'être interprétée. Je crois qu'il
faut la diviser en deux membres. Quos Franci de sua patria
adduxerunt, désigne les Barbares d'outre-Rhin venus
volontairement, sur la promesse des Francs qu'ils partageraient
leurs privilèges dans la Gaule. Le reste de la phrase signifie qu'il
n'en était pas ainsi des prisonniers de guerre captifs, et qu'ils
n'étaient pas admis à jouir des droits accordés aux ingénus par la
loi Salique.
Les Allemands, les Bavarois, les Wisigoths, les Ripuaires, dont
Clovis réunit les pays à son empire, et les Bourguignons soumis par
ses fils, avaient des lois écrites un peu différentes de celles des
Francs saliques : ils en stipulèrent la conservation.
D'un autre côté, c'est un fait unanimement reconnu par tous les
savants, que les anciens habitants appelés Romani obtinrent
la conservation de l'usage de leur droit civil.
Si ces concessions avaient l'inconvénient de rompre l'unité, dont on
n'appréciait pas beaucoup alors les avantages, peut-être trop
exagérés de nos jours, elles étaient dictées par une sage politique,
et nos histoires modernes en fournissent d'assez nombreux exemples.
Mais la loi Salique et tous les codes barbares, sauf celui des
Ostrogoths, présentent un caractère particulier que les savants ont
reconnu, tout en essayant de l'expliquer, chacun à sa manière :
«
Ces lois, comme le dit
Montesquieu, Esprit des lois, livre XXVIII, chap. II, ne
furent point attachées à un certain territoire. Le Franc était jugé
par la loi des Francs, le Bourguignon par la loi des Bourguignons,
le Romain par la loi romaine; et, bien loin qu'un songeât alors à
rendre uniformes les lois des peuples conquérants, on ne pensa pas
même à se faire législateur du peuple vaincu.
»
Ce serait donc une erreur de confondre cet état de choses avec le
régime des coutumes qui existaient en France avant la révolution.
Alors, il est vrai, le royaume offrait une sorte de fédération de
petits états presque étrangers les uns aux autres, sous les rapports
de la législation civile, quelquefois même de l'administration.
Chacun de ces arrondissements était régi par sa coutume, souvent
très différente e la coutume voisine.
Mais l'empire de chaque coutume était déterminé par le territoire.
Elle régissait les immeubles situés dans son étendue, sans égard à
la loi personnelle de leurs propriétaires. Si des délits y étaient
commis, ses dispositions pénales étaient seules applicables, quelle
que fût la loi du lieu d'origine de l'offenseur ou de l'offensé.
En général, dans les affaires que nous appelons personnelles, cette
loi du territoire régissait tous les individus qui y étaient
domiciliés, sauf quelques cas d'exception où l'on avait recours à la
loi d'origine, pour statuer sur la capacité ou l'état de la
personne, et encore, dans ce cas, on suivait la loi du domicile du
père de cette personne au temps de sa naissance. Ainsi, l'homme
originaire de la Bourgogne qui aurait transporté son domicile en
Bretagne n'aurait pas eu le droit de prétendre que les procès qui
lui survenaient dans ce dernier pays, au sujet d'acquisitions, de
contrats, et surtout pour des atteintes à sa personne, devaient être
jugés d'après la coutume de Bourgogne. Cette prétention n'eût pas
été mieux fondée quand le demandeur et le défendeur auraient été
l'un et l'autre originaires de cette province. Celui qui était né en
Bourgogne d'un père domicilié en ce lieu, mais lui-même originaire
du Languedoc, pouvait bien, quelque part qu'il y eût à statuer sur
non état, invoquer la coutume de la Bourgogne dans laquelle il était
né, mais non celle du Languedoc d'où il tirait son origine
paternelle.
Ce n'est point là l'état de choses que constatent les documents de
la première race. Ils nous montrent les lois diverses exerçant leur
autorité sur les hommes appartenant à la tribu pour laquelle cette
loi avait été faite, suivant et régissant eux et leurs descendants
partout où ils allaient habiter, et l'empire naturellement
territorial de la loi qui s'effaçant devant ce qui on a très bien
appelé la personnalité des lois. Ils nous montrent le
Ripuaire, le Bourguignon, le Bavarois, quelque part qu'il se trouve,
même dans une région dont tous les habitants suivent une autre loi,
autorisé à invoquer celle de la tribu dont il est originaire. Cet
état de choses réalise ce qui aurait pu paraître une exagération
dans la bouche d'Agobard (D. Bouquet, t. IV, p. 356), que, dans la
même maison, vivaient jusqu'à cinq personnes dont aucune n'obéissait
à la même loi.
Ce système a paru aux savants qui ont voulu l'étudier et
l'expliquer, un phénomène dont il était bon de rechercher les causes,
et qui, suivant les expressions de M. de Savigny, Histoire du
droit romain au moyen âge, t. 1er, chap. III, § 30, doit
avoir eu sa source dans des besoins généraux
Montesquieu, dans le chapitre déjà cité, croit que ce système
existait primitivement en Germanie, d'où il fut apporté dans la
Gaule par les Francs. Il en attribue la cause aux événements qui
décidèrent les tribus germaniques, longtemps isolées et en
hostilités les une à l'égard des autres, à se fédérer ou du moins à
s'entendre pour suspendre ces hostilités, afin de résister aux
Romains: il croit que cet accord eut lieu sous la condition que
chaque peuplade ou tribu conserverait ses usages, ses lois ou
coutumes propres. « La patrie, dit-il, était commune, et la
république particulière; le territoire était le même, et les nations
diverses; l'esprit des lois personnelles était donc chez ces peuples
avant qu'ils partissent de chez eux, et ils le portèrent dans leurs
conquêtes.
»
Je crois sans peine que, dans l'état d'isolement des tribus
germaniques, chacune a pu avoir ses coutumes propres. Je crois
encore que si, cédant à la force ou à des considérations d'un grand
intérêt commun, quelques tribus reconnaissaient la supériorité
politique d'une autre, on a pu convenir que chacune continuerait
d'être régie par sa coutume. Mais, dans tous ces cas, le principe de
la territorialité était conservé, et le passage de Montesquieu que
je viens de transcrire ne me semble pas expliquer l'origine de ce
que lui-même appelle personnalité des lois; système qui devait être
fortement ancré dans les esprits, puisque Charlemagne, dont toutes
les vues se tournèrent vers l'unité et l'uniformité
d'administration, le respecta, même dans ses conquêtes en Italie (02).
S'il était bien prouvé que ce système a existé en Germanie avant la
fondation de l'empire des Francs dans la Gaule, je croirais plutôt
qu'on pourrait l'expliquer par l'usage où étaient les hommes les
plus braves, les plus aventureux des diverses tribus germaniques, de
quitter momentanément leur patrie pour s'attacher à quelque chef
renommé qui les conduisait à des expéditions lointaines. Ces hommes
voulaient bien être compagnons, mais non sujets. Ils auraient cru
perdre leur liberté s'ils avaient changé de loi, et adopté celle de
la tribu à laquelle appartenait le chef qu'ils suivaient
volontairement. Ils devaient naturellement, lorsqu'il s'élevait
quelque différend entre eux, conserver les coutumes de leur tribu
d'origine, dans laquelle ils rentraient après que l'expédition était
terminée.
Toutefois je suis porté à croire avec M. de Savigny, § 31, que le
besoin et la possibilité d'une telle institution, comme système
permanent et partie intégrante de la législation, commencèrent
seulement lorsque les Francs s'établirent dans la Gaule, après avoir
renversé la puissance romaine.
Partout où se fixèrent les soldats de Clovis ils trouvèrent les
anciens habitants, auxquels ils donnèrent la dénomination générique
de Romains, et tous, vainqueurs et vaincus, avaient besoin d'être
régis par des lois positives.
Pour que ces lois eussent un caractère et un empire territorial, tel
que l'avaient évidemment dans la Germanie les coutumes de chaque
tribu, tel que l'avait le droit romain dans la Gaule avant la
conquête, il aurait fallu substituer la loi des vainqueurs et celle
des vaincus, en incorporant ces derniers aux premiers, en les
soumettant, non seulement à la forme de gouvernement et
d'administration publique, mais encore au droit civil des Francs.
Cela n'était pas aussi facile qu'on pourrait le supposer: on
accoutume plus aisément un peuple à une souveraineté qu'à une
législation nouvelle. Les vainqueurs étaient peu nombreux; ils
avaient besoin de se ménager l'affection de leurs nouveaux sujets,
surtout du clergé, dont l'influence sur les Romains était immense,
et qui servit si activement à constituer le nouvel empire.
Qu'auraient-ils eu, d'ailleurs, à offrir aux Romains en remplacement
du droit civil, auquel ils étaient accoutumés depuis si longtemps;
droit que, nonobstant des haines, trop bien justifiées peut-être,
ces vainqueurs ne pouvaient s'empêcher d'admirer, et qu'ils se
préparaient presque à adopter lorsqu'ils adoptaient la langue et la
religion des vaincus? Des usages incomplets, incertains, dont ils ne
tardèrent pas à sentir l'insuffisance, dès que la conquête leur eut
fourni le moyen de changer leur vie aventureuse et leur
demi-civilisation, contre une existence fixe qui créa et multiplia
des besoins et des relations jusqu'alors inconnus.
Ils pouvaient sans doute, comme font fait souvent les hordes que la
Tartarie lançait sur l'empire chinois, renoncer à leurs coutumes
imparfaites et se soumettre à la législation des Romains; mais
l'irritation était trop violente encore. L'histoire atteste surtout
la haine furieuse des Germains contre les avocats romains (03),
la fierté germanique n'eût pu consentir à une mesure qui lui aurait
semblé un abaissement. On verra, dans la dissertation cinquième que
le système des Francs fut d'établir une distinction entre eux et les
Romains et qu'ils placèrent ces derniers dans une évidente
infériorité. Je l'ai déjà dit, d'ailleurs, les hommes ne renoncent
pas facilement à leurs coutumes nationales. La formation du droit
civil d'un peuple est l'ouvrage du temps et de l'expérience: cette
expérience, fut sans doute dans la suite toute en faveur du droit
romain; une fusion entre les deux législations s'opéra peu à peu, à
mesure que chacun en éprouva le besoin et l'utilité. Aux premiers
moments de la conquête, il n'eut pas été plus possible d'amener les
Francs à abdiquer les usages germaniques, qu'il n'eût été politique
de contraindre les Romains a renoncer à leur droit civil.
Les vainqueurs conservèrent donc leurs coutumes en même temps qu'ils
permirent aux vaincus d'user des lois romaines. Mais les Romains ne
formaient plus un corps de nation; ils étaient des sujets des
Francs, disséminés sur toute la surface de l'empire. Les vainqueurs,
à leur tour, habitaient partout à côté des Romains, dans le même
arrondissement. Il n'y eut donc ni utilité, ni possibilité de
reconnaître aux deux législations un caractère territorial : le
système de personnalité fut seul possible dans les circonstances où
l'on se trouvait.
Le plus ancien témoignage que nous ayons sur la concession faite aux
Romains de conserver leur droit ancien est le chapitre IV de l'édit
de Chlotaire fils de Clovis, de 560; mais il constate un fait et
n'accorde pas une faveur jusqu'alors inusitée. Il est évident que
l'état de choses indiqué par cet édit fut établi au moment de la
conquête.
Aux premiers temps de la fondation de l'empire des Francs par
Clovis, nous ne trouvons donc que deux lois, deux corps de droit, en
vigueur, la loi Salique, loi personnelle des vainqueurs, des hommes
qui, pour employer les termes du titre XLIII, lege Salica; le
droit romain, loi personnelle des vaincus, Romani, sur
quelque portion du territoire qu'ils résidassent.
Mais Clovis réunit bientôt à son empire des provinces occupées par
des hommes d'origine germanique qui avaient leur lois propres.
Il eût été inconséquent et impolitique de leur refuser ce qu'on
avait accordé si expressément aux Romains. Ainsi, les Allemands, les
Bavarois, les Ripuaires, soit dans leur territoire, soit hors de ce
territoire et du même droit que les Romains, invoquèrent leur loi
d'origine. C'est ce que prouve, sans la moindre incertitude, la
formule 8 du livre 1er de Marcuffe, dans laquelle le roi,
s'adressant à un comte, dit : Ut omnis populus ibidem commanentes
tum Franci, Romani, Burgundiones quam reliquas nationes, etc. De
plus, les §§ 3 et 4 du titre XXXI de la loi des Ripuaires constatent
ce principe: et c'est ce qu'on trouve encore, sous la seconde race,
dans le chapitre VI du capitulaire de 803.
Il en résulte qu'à cette première période de la législation
française on n'eut point à s'occuper des discussions interminables
sur les statuts réels, personnels, mixtes, qui, sous l'empire des
coutumes, ont donné lieu à tant de livres, les uns très obscurs, les
autres très savants. Toutes les lois en vigueur chez les Francs
furent des statuts personnels.
Cependant ce système, qu'il est impossible de méconnaître, allait-il
jusqu'au point que si une époque où la Saxe, la Frise, la Lombardie,
n'avaient pas encore été soumises, quelque homme de ces tribus, venu
chez les Francs, y avait été traduit en justice, sa cause eût dû
être jugée par sa loi d'origine?
Je ne le crois pas; c'est aux nations incorporées à l'empire franc,
nationes, dit la formule, que le droit de chacun d'être régi
par sa loi était accordé; ce n'était pas à tous les hommes, de
quelque pays qu'ils fussent, qui se rencontraient sur le territoire.
Aussi tous les recueils de lois dont les manuscrits nous sont
parvenus, qu'on peut appeler libri legales, ne
contiennent-ils que les lois Salique, Ripuaire, des Alemans, des
Bavarois, la Lex romana. Je crois que si les hommes d'une
autre origine étaient venus résider sur le territoire des Francs, la
force des choses attribuait un empire territorial à la loi Salique,
comme loi de la tribu dominante et maîtresse du pays; mais pour les
ranger parmi les hommes de condition inférieure dont je parlerai
dans le chapitre second de la quatrième dissertation (04)
Les savants ont discuté une question assez importante qu'il ne me
paraît pas possible de passer sous silence. Elle consiste à savoir
si un homme qui appartenait à une tribu de l'empire autre que celle
des Francs, et notamment un Romain, aurait pu déclarer qu'il
renonçait à sa loi d'origine pour être dorénavant régi par la loi
Salique, afin d'en revendiquer les avantages. L'affirmative a été
soutenue par Daniel, Histoire de France, t. 1er, pag. 14 ;
puis reproduite par Montesquieu, Esprit des Lois, liv.
XXVIII, chap. IV; par Mably, Observations sur l'Histoire de
France, liv. Ier, chap. II, note 7; par l'abbé de Gourcy, De
l'état des personnes, etc. et par Bernardi, Essai sur les
révolutions du Droit français, publié en 1781, page 37. Ces
auteurs se fondent sur le texte du § 1er du titre XLIII, d'après
l'édition d'Herold, ainsi conçu: Si quis ingenuus franco
(francum) aut barbarum, aut hominem qui lege Salico vivit,
occiderint, etc. lls en concluent que la loi a prévu le meurtre
de trois sortes de personnes es : 1° des Francs; 2° des autres
barbares; 3° de tout homme d'une autre origine, et surtout des
Romains qui avaient abandonné leur loi pour vivre sous l'empire de
la loi Salique, et qu'en conséquence tout homme avait droit, à son
gré, de vivre sous une loi qui n'était pas sa loi d'origine.
L'opinion qu'on avait alors que le texte publié par Herold était la
plus ancienne rédaction de la loi Salique servit à établir ce
système : on chercha en outre à l'expliquer par des autorités.
Mais, sous le premier rapport, le préalable aurait du être de
vérifier si réellement la loi Salique autorisait la triple
distinction. Le texte imprimé par du Tillet, avant Herold, et depuis
par F. Pithou, Lindenbrog. Bignon. Baluze, ne contenait point la
leçon dont on argumentait: c'était, au moins, une raison de douter :
elle aurait dû frapper d'autant mieux Montesquieu, que Baluze, ayant
rédigé son texte d'après onze manuscrits, n'en indiquait aucun qui
contint la leçon d'Herold; que, d'un autre côté, Eccard, dans son
commentaire, avait soupçonné et signalé la nécessité d'une
correction dans le texte d'Herold.
C'était, ce me semble, le cas pour Montesquieu et Mably, qui citent
assez souvent ce commentaire, de recourir aux manuscrits de la
Bibliothèque royale, très nombreux de leur temps. J'ai vérifié tous
ces manuscrit, et je peux affirmer qu'aucun ne contient la leçon
d'Herold. J'en ai fait vérifier trente dont l'existence en pays
étranger m'était connue : cette leçon n'existe dans aucun. Tous
portent : Si quis Francum, aut barbarum hominem qui lege Salica
vivit.
La conséquence qu'on doit en tirer est donc qu'il existe une faute
d'impression dans l'édition d'Herold, faute qui consiste en ce qu'on
a placé un aut inutile entre barbarum et hominem.
J'avoue avec Mably qu'on ne doit se décider qu'avec une grande
réserve à corriger un ancien texte; mais d'abord, cela est permis
quand l'unanimité de autres porte à en corriger un seul. En second
lieu, aucun manuscrit connu ne représente l'édition d'Herold. J'ai
démontré, pages 222 et suivantes, que cette édition était
arbitraire, et surtout que le texte qui la constitue n'avait point
le caractère d'ancienneté qu'une sorte de routine lui attribue
depuis longtemps.
Je reconnais cependant qu'il y aurait quelque probabilité en faveur
de l'exactitude du texte d'Herold, s'il était bien vrai, ainsi que
l'assure Montesquieu, liv. XXXI, chap. VIII, que le titre VII de la
loi des Ripuaires contint une disposition semblable.
Mais l'assertion de Montesquieu, qui malheureusement ne vérifiait
pas avec assez de soin les textes qu'il citait, est inexacte; on ne
trouve pas dans la loi des Ripuaires un seul mot qui ressemble au
texte d'Herold, sur lequel Montesquieu se fonde pour établir son
opinion du droit de choix. Non seulement on n'en trouve point, mais
il n'est pas possible que cette loi prête le moindre fondement à
l'opinion sur le droit de choix, puisqu'elle détermine
particulièrement dans le titre XXXVI quelle sera la composition pour
le meurtre des non Ripuaires, selon la nation à laquelle ils
appartiennent.
Les savants que le texte d'Herold, unique et sans authenticité comme
je l'ai prouvé, a entraînés dans le système de la liberté du choix,
ont essayé de prouver son exercice en invoquant quelques chartes et
quelques formules lombardes appelées professiones, où un
homme annonçait qu'il vivait sous telle loi. Muratori, qui a
disserté avec beaucoup de science et d'étude sur cette matière des
professiones (05), s'est, selon
moi, mépris dans l'explication d'un usage qui, d'ailleurs, pratiqué
seulement en Italie après l'époque où les conquêtes de Charlemagne y
eurent opéré un grand mélange de populations d'origine diverse,
serait sans rapports avec la loi Salique sous la première race.
Les actes auxquels on donne le nom de professiones étaient
des déclarations faites par les parties, de leur nationalité, de
leur origine, et par conséquent de la loi à laquelle elles étaient
soumises : c'était l'énonciation d'un fait qui ne pouvait
véritablement être mieux exprimée que par le mot profiteri;
ce n'était pas un moyen d'acquérir et de se procurer un droit. Qui
ne voit en effet combien peu le système de Montesquieu, de Mably, et
de Muratori qui, néanmoins, paraît être resté dans le doute, aurait
pu, surtout en l'appliquant aux Romains, se concilier avec l'orgueil
des Francs et le mépris qu'ils affectaient pour les vaincus? Comment
concevoir que cette tribu, dont les règles sur les compositions dues
pour les délits plaçaient les vaincus dans une infériorité marquée,
eût laissé à la seule volonté de ces derniers, je dirais presque à
leur caprice, la faculté d'effacer cette différence? J'en donnerai
de nouvelles preuves dans mes dissertations sur l'état des personnes
et les compositions (06).
Je ne crois pas qu'on ait été plus heureux lorsqu'on a invoqué, en
faveur de la liberté du choix d'une législation, la constitution de
Lothaire, de l'année 824. L'époque de cette constitution célèbre, le
pays pour lequel Lothaire la publia, les circonstances qui y
donnèrent lieu, suffisent pour démontrer qu'il n'y a aucun argument
à en tirer lorsqu'il s'agit d'interpréter les plus anciennes
rédactions de la loi Salique, et même d'en corriger le texte, pour
donner la préférence à un imprimé qu'aucun manuscrit ne justifie,
sur l'unanimité de plus de soixante manuscrits.
Cette seule réflexion me paraît si décisive, que je ne crois pas
devoir discuter la constitution de 824. M. de Savigny a écrit à ce
sujet dans l'ouvrage déjà cité, §§ 45 et suivants, plusieurs pages
marquées au coin de la plus saine critique : je me contente d'y
renvoyer.
Mais en réduisant la personnalité des lois aux limites que je viens
d'indiquer, il y a encore lieu de résoudre d'autres questions qui ne
sont pas sans intérêt.
Ce droit des hommes sujets des rois francs, d'invoquer chacun sa loi
d'origine, s'étendait-il à l'état politique, et à ce qui intéressait
l'ordre public, la répression des crimes?
Essayons d'abord de résoudre ces questions en ce qui concerne les
Romains, qui certainement étaient les plus nombreux sujets des rois
francs.
Les institutions romaines admettaient une distinction des hommes en
nobles et plébéiens; et je pense, ainsi que je me propose de
l'établir dans les dissertations quatrième et cinquième, qu'il n'en
était point ainsi chez les Francs.
Mais, quand on croirait le contraire; quand on partagerait l'opinion
des savants qui ont dit que, dès le temps où les Francs habitaient
la Germanie, et sous les premiers rois de la race mérovingienne, il
existait un ordre de noblesse, je ne saurais me persuader que, de
plein droit, et en vertu de la faculté concédée aux Romains de vivre
d'après leurs lois, la noblesse romaine fût devenue immédiatement
partie intégrante de la noblesse franque. Je crois qu'il me sera
facile de prouver, dans la sixième dissertation, que la loi Salique
a adopté pour le classement des Romains, relativement aux
compositions, des bases qui repoussent toute pensée d'une
distinction légale fondée sur l'existence d'une classe de nobles et
d'une classe de plébéiens (07).
La loi des Francs me paraît donc être la seule qui, sous les
rapports politiques, ait régi tous les habitants de leur empire,
sans distinction.
Quant à la répression des crimes, il peut se présenter des
difficultés que je ne me dissimule pas.
Point de doute que si un Romain commettait un crime envers un
barbare, la loi Salique était seule consultée, quelle que fût la
peine, même plus grave, qu'aurait prononcée la loi romaine. C'est ce
qu'on lit expressément dans les titres XV et XLIII et certainement
les crimes prévus par ces titres n'étaient point des cas
particuliers sur lesquels la loi romaine gardât le silence; ce
n'étaient pas des crimes contre lesquels cette loi prononçât des
peines trop faibles : ce sont des actes de violences contre les
personnes, des meurtre accompagnés même de circonstances
aggravantes. La loi romaine les punissait par des supplices; la loi
Salique se contente de prononcer des compositions pécuniaires. Les
mêmes titres nous apprennent encore qu'on se conformait à la loi
Salique relativement aux crimes des Francs à l'égard des Romains.
Nous n'avons pas, il est vrai, des preuves aussi explicites pour les
cas où l'intérêt des barbares était hors de question, par exemple,
lorsqu'un crime était commis par un Romain envers un autre Romain.
On peut donc demander si, dans cette circonstance, le coupable ne
devait pas être puni d'après la loi romaine, c'est-à-dire de mort ou
de toute autre peine afflictive, encore bien que le même crime ou le
même délit commis par un Romain à l'égard d'un Franc n'eût donné
lieu qu'à une composition pécuniaire, suivant la loi Salique?
Il y a cependant une considération assez importante à faire valoir.
Les Francs, dont le système pénal, au moins tel que l'avait
constitué la loi Salique, était très avare de peines afflictives,
tandis que le droit romain en était prodigue, ont pu, et
certainement ils en avaient incontestablement le droit, substituer à
ces peines les compositions pécuniaires, même pour des crimes commis
par un Romain contre un autre Romain. On peut invoquer, en faveur de
cette opinion, le § 3 du titre XVI de la loi Salique, d'après le
manuscrit de Wolfenbüttel, relatif au crime d'incendie. Il prévoit
que ce crime a été commis par un Romain au préjudice d'un Romain; il
soumet l'accusé à l'obligation de se justifier par conjurateurs ou
par l'épreuve de l'eau bouillante, et, s'il est reconnu coupable, il
prononce la composition de XXV sous. On pourrait encore invoquer § 2
du titre LXVI de la loi des Ripuaires qui énonce le même principe.
Telle n'était point la législation romaine; et, comme ces
dispositions ne sont certainement pas des exceptions au droit
commun, motivées sur le caractère particulier des crimes prévus par
ces textes, il semble naturel d'en induire que le système des
compositions avait été substitué à la législation romaine, même pour
les crimes des Romains contre d'autres Romains.
Je crois donc que la concession faite à ces derniers de conserver
leur législation concernait uniquement le droit civil et le chapitre
IV de la constitution de Clothaire 1er, de 560, me paraît, en
l'interprétant sainement, appuyer cette opinion : inter Romanos
negocia causarum Romanis Iegibus praecipimus terminari.
On peut encore tirer argument de la comparaison du § 2 du titre VII
et du § 9 du titre XI des Capita extravagantia. Dans ce
dernier § relatif à un attentat aux personnes, la loi, fidèle à son
système écrit dans le § 4 du titre XLIV et dans plusieurs
paragraphes de la Recapitulatio, nomme les Romains avec les
lites, parce qu'en effet un Romain de première classe n'obtenait
qu'une composition égale à celle du Franc debilior, du
litus. Mais dans le § 2 du titre VII des Capita extravagantia,
il est question d'une matière de pur droit civil, le second mariage
d'une veuve. On y fait une différence entre les litas et les
ingenuas francas; mais au mot litas on n'ajoute pas
Romanas, parce que, pour celles-ci, il y avait un droit civil
spécial, le droit romain.
Toutefois la matière ainsi restreinte est encore assez étendue pour
présenter plus d'une difficulté.
Au moment où un procès était porté au mallum, on devait
préalablement constater par quelle loi il devait être jugé, pour
désigner des rachimbourgs instruits dans cette loi; et rien n'était
embarrassant lorsque le demandeur et le défendeur étaient hommes de
la même loi.
La difficulté commence lorsque la loi de l'un n'était pas celle de
l'autre.
Je crois que, dans toute affaire que nous appellerions personnelle,
telle que demande en payement d'une somme, on suivait la loi du
défendeur, ce qui me parait résulter du titre XLIX de la loi
Salique.
Probablement on suivait des règles analogues à celles qui nous
régissent, lorsqu'il s'agissait de successions. C'était par la loi
d'origine du défunt que la succession était réglée.
Dans certains ras compliqués où des parties d'origine différente
étaient réciproquement demanderesses et défenderesses, on devait
éprouver plus de difficulté. S'il s'agissait d'une convention
contractée par des personnes d'origine différente, les formes
qu'elles avaient employées servaient peut-être à déterminer par
quelle loi elles avaient entendu qu'elle fût régie. Dans le doute,
on suivait peut-être les usages des lieux où siégeait le tribunal,
usages qui, malgré la personnalité des lois, et à cause de leur
insuffisance, étaient la seule règle possible. Peut-être même le
tribunal était-il mixte, et les décisions sur cette question
préalable, ainsi que sur la formation du tribunal, durent appartenir
au comte, d'autant plus désintéressé qu'il ne participait point à la
délibération du jugement.
J'aurai occasion de revenir sur ce point de procédure judiciaire
dans la dissertation dixième.
Il peut élever encore quelques questions secondaires.
Lorsqu'un esclave était affranchi, par quel droit était-il régi?
Nous ne trouvons point de solution pour cette question dans la loi
Salique, ni dans les formules ou les documents qui s'y rattachent.
Je ne doute point que les coutumes des Ripuaires, constatées par les
titres LVII, LVIII et LXI de leur loi, ne fussent suivies chez les
Francs saliques. Si l'affranchissement était fait devant l'église et
l'affranchi placé sous le mundeburde ecclésiastique, la loi de cet
homme était celle de l'église, le droit romain. Si le barbare qui
affranchissait l'esclave se réservait le mundeburde, l'affranchi
suivait la loi de son patron; si, en l'absence de cette réserve ou
dans le cas des affranchissements ante regem, le mundeburde
appartenait au roi, la loi de cet homme était la loi Salique.
Les enfants naturels peuvent aussi donner lieu à une question. Si
nous supposons qu'ils étaient reconnus par leur père, ils suivaient
la loi de celui-ci; ce point ne me paraît pas contestable. Mais le
plus souvent le père n'était pas connu. Si la mère l'était, il est à
croire que l'enfant suivait la loi de cette femme.
Il pouvait arriver que le père et la mère fussent inconnus. M. de
Savigny, t. 1er, § 39, croit que cet homme était libre de choisir la
loi qu'il voulait; il invoque un texte de la loi des Lombards:
homo in adulterio natus vivat qualem legem voluerit; texte dans
lequel il pense avec raison que adulteriam signifie une
liaison irrégulière, le simple concubinage. Mais il est douteux
qu'il en fût ainsi chez les Francs. Je crois que dans leurs usages
celui qui avait élevé un enfant délaissé était maître de le
considérer, soit comme esclave, soit comme libre (08):
dans ce dernier cas, une sorte d'adoption plaçait l'enfant sous la
loi de l'adoptant.
Le mariage apportait naturellement une modification aux principes
généraux développés dans cette dissertation. La femme mariée, quelle
que fût son origine, devenait sujette de la loi de son mari. Nous ne
trouvons pas de documents de la première race qui justifient cette
opinion; mais on voit dans des chartes passées en Italie, à l'époque
où la loi Salique y formait un des droits personnels, des femmes
déclarer que, par leur naissance, elles appartenaient à telle loi:
elles ajoutent ensuite, nunc pro ipso viro videor videre lege
Salica.
Je crois que cette sujétion à la loi du mari avait lieu de plein
droit par l'effet du mariage : les documents cités me paraissent
constater un fait, vivere videor, on sait que videor,
videtur sont employés dans tous les documents pour exprimer
ce qui est présentement.
Je crois aussi qu'elle opérait son effet, non seulement lorsqu'il en
résultait une amélioration d'état, par exemple, lorsqu'une Romaine
épousait un Franc, mais aussi lorsqu'une femme de la tribu des
Francs épousait un Roman; c'est ainsi que dans les pays dont les
institutions admettent un ordre de noblesse privilégiée, la
roturière qui épouse un noble jouit de la condition de son mari, et
la femme noble qui épouse un roturier perd les avantages de la
noblesse.
M. de Savigny. § 40, ajoute que la femme devenue veuve pouvait
revenir à sa loi d'origine; je doute que cela eût lieu chez les
Francs, dont la loi (tit. XLVI) décidait, ainsi qu'on le verra dans
la dissertation treizième, que la veuve restait sous le mundium
de la famille de son mari tant qu'elle ne se remariait pas.
Je termine en faisant observer que les établissements
ecclésiastiques et tous les membres du clergé, quelle qu'eût été
leur loi d'origine, étaient régis par le droit romain. Cc principe,
expressément écrit dans le § 1 du titre LVIII de la loi des
Ripuaires, n'est l'objet d'aucune controverse. On peut consulter
Baluze, Capitulaires. t. II col. 995; du Cange, voc. Lex Romana,
et M. de Savigny, paragraphes cités plus haut.
(01)
Ammian Marcell. lib. XVII, cap. VIII; Zozim. lib. III, chap. VI;
Claudian. De laudibus Stilichonis, lib. I, vers 220.
(02) Capitulare anni 793, Cap. IV;
Capitulare Pippini, anni 793, cap. XXXVII ; Capitulare VI, anni 803,
cap. II; Capit. I anni 819, cap. IV et IX.
(03) Florus, Epitome rerum
Romanorum, lib. IV, cap. XII.
(04) Le titre XXXV de la loi des
Ripuaires, rédigée très certainement après la loi Salique, avait
prévu le cas des crimes commis envers des hommes non Ripuaires.
(05) Antiquit. italicae medii aevi, t.
IIn col. 251.
(06) On trouvera de plus amples
développements dans le chapitre III, § 33 et suiv. de l'Histoire du
droit romain au moyen âge, par M. de Savigny; dans le compte que
j'ai rendu de cette histoire, dans le Journal des Savants de 1840,
pages 47et suiv. et dans un mémoire que j'ai lu à l'Académie des
inscriptions, le 29 mars 1829, Mémoires, t. X. p. 666 et
suiv. Mon opinion a été adoptée par Aug. Thierry, Récits des
temps mérovingiens, 2e édit, t. 1er. p. 113.
(07) On doit, ce me semble, appliquer
la même solution aux tribus barbares qui, ne s'étant point fondues
dans la la tribu salique, et n'étant point, pour employer les mots
de la loi, lege Salica viventes, avaient leur code propre. Un
antrustion du duc des Alamans ou des Bavarois n'était pas, de plein
doit, investi des privilèges qu'on verra dans la dissertation
cinquième, avoir été attribués aux antrusions du roi des Francs.
(08) Telle était, du reste, la
disposition des constitutions de Constantin et d'Honorius, dans le
Code théodosien, lib V, tit. VII et VIII. Justinien déclara plus
tard, par une constitution de 529 (Cod. lib. VIII, tit. III, cont.
3), que ces enfants seraient toujours réputés libres, ce qui peur
servir à expliquer la loi des Lombards, citée par M. de Savigny.
Voir, pour ce qui concerne les Bourguignons, un édit de Sigismond
que j'ai publié dans le Journal des Savants de 1839, pages 385 et
suivantes, et la dissertation qui l'accompagne.
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