retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature grecque de Alexis Pierron

 

 

Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875

 

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.

CHAPITRES I à IV       CHAPITRES V à XI   CHAPITRES XII à XVII

CHAPITRE XVIII.

ESCHYLE.

Vie d'Eschyle. - Tragédies d'Eschyle. - Drames satyriques d'Eschyle. - Génie lyrique et dramatique d'Eschyle. - Poésie d'Eschyle. 

Vie d'Eschyle.

Eschyle naquit en l'an 525 à Éleusis, ce dème ou bourg de l'Attique où Cérès avait le plus fameux de ses temples. Il était frère des deux héros Cynégire et Aminias, célèbres dans les récits des guerres Médiques. Il combattit lui-même, et en brave, à Marathon, à Salamine et à Platées. A Marathon, il fut blessé ; et, dans l'épitaphe qu'il fit pour son tombeau, il oublia le poète, et ne se souvint que du soldat : « Ce monument l’œuvre Eschyle fils d'Euphorion. Né Athénien, il mourut dans les plaines fécondes de Géla. La bois tant renommée de Marathon et le Mède à la longue chevelure diront s'il fut brave : ils l'ont bien vu ! »A l'époque où Eschyle combattait à Marathon, il avait trente-cinq ans, et il s'était déjà fait un nom au théâtre. Il avait lutté, six ans auparavant, contre Pratinas, et il n'avait pas eu le dessous. Cette première victoire fut suivie de douze autres victoires. Il n'y a donc pas à se lamenter, comme font quelques-uns, sur l'injustice des Athéniens envers leur grand poète. Cinquante-deux pièces d'Eschyle ont été couronnées. « Je consacre mes tragédies au temps ; » ce mot d'Eschyle n'est point une récrimination à propos de quelque échec non mérité peut-être, mais seulement l'expression du juste orgueil d'un homme qui avait conscience de son génie.
Eschyle, trois ans avant sa mort, c'est-à-dire vers l'an 460, quitta Athènes, et se retira en Sicile. L'enthousiasme des Siciliens pour la grande poésie explique suffisamment et le départ d’Eschyle, et son séjour prolongé dans un pays où il vivait comblé d'honneurs. Il est ridicule de dire, comme le font quelques-uns, qu'en 460 il s'en allait dépité de ce que Simonide, quinze ou vingt ans auparavant, avait emporté sur lui le prix de l'élégie. Il ne l'est guère moins d'attribuer le dépit du poète à l'échec qu'il avait subi, en 469, dans le concours des tragédies, quand le jeune Sophocle lui fut préféré. Élien et Suidas prétendent que l'exil du poète n'était pas volontaire. Le premier dit qu'Eschyle fut accusé d'impiété, ce qui n'est pas très vraisemblable ; le second dit qu'il avait fui d'Athènes parce que, dans la représentation d'une de ses pièces, les gradins de l'amphithéâtre s'étaient écroulés : ceci est beaucoup moins vraisemblable encore.
Eschyle continua, dans sa retraite, les travaux de toute sa vie. Il composa des tragédies nouvelles, qu'il faisait représenter à Syracuse, ou dans quelque autre ville, par des artistes siciliens. Le récit que Valère-Maxime fait de la mort d'Eschyle est connu de tout le monde, grâce aux vers de La Fontaine sur la destinée. Mais cet aigle qui enlève une tortue, qui prend une tête chauve pour un morceau de rocher, et qui laisse tomber dessus sa proie, toute cette historiette a bien l'air d'un de ces contes à dormir debout comme on en a tant fait sur la vie mal connue des anciens auteurs. Eschyle mourut à l'âge de soixante-neuf ans, en l'an 456 avant notre ère. Son tombeau était à Géla, et portait l'inscription que j'ai citée. Pendant longtemps ce tombeau fut, pour les poètes dramatiques, l'objet d'un culte religieux. Ils venaient, dit-on, le visiter avec toute sorte de respects. Mais il ne paraît point, hélas ! qu'on y respirât ce qui fait le génie, ni que tons ces visiteurs en aient jamais rien emporté, sinon peut-être des intentions magnifiques. A la mort d'Eschyle, Sophocle était déjà Sophocle; Euripide n'a jamais rien demandé, ce semble, à la mémoire d'un homme dont il méprisait les oeuvres; et la mollesse d'Agathon n'avait rien de commun avec l'énergique et enthousiaste poésie d'Eschyle.
Les Athéniens rendirent à Eschyle mort le plus grand hommage qu'on pût faire à un poète dramatique. Ils voulurent que ses tragédies reparussent dans ces concours où tant d'entre elles avaient triomphé ; et il arriva plus d'une fois qu'elles triomphèrent de nouveau. « Ma poésie n'est point morte avec moi, » s'écrie fièrement Eschyle dans les Grenouilles d'Aristophane. Nul autre poète, pas même Sophocle, pas même Euripide, n'obtint de vivre ainsi une seconde fois. Comme Euripide et Sophocle, Eschyle eut une statue de bronze dans Athènes ; et l'on voyait encore, au temps de Pausanias, dans le théâtre d'Athènes, le portrait d'Eschyle, peint à côté des portraits de ses deux émules. Eschyle eut même ses rhapsodes, à la façon d'Homère : ils chantaient, une branche de myrte à la main.

Tragédies d'Eschyle.

Le nombre des pièces d'Eschyle dont on connaît les titres est considérable, et monte à soixante-dix au moins, tragédies ou drames satyriques. Il nous reste sept tragédies seulement, et quelques lambeaux des autres pièces.

Prométhée enchaîné est le tableau du supplice infligé par Jupiter à celui des Titans qui avait eu pitié de la misère et de l'ignorance des hommes. Vulcain, assisté de la Puissance et de la Force, enchaîne Prométhée sur un rocher escarpé, au sommet d'une montagne entre l'Europe et l'Asie. La victime garde un profond silence, malgré l'affection que lui témoigne Vulcain. Prométhée attend, pour donner un libre cours à ses plaintes, le départ des bourreaux. Les nymphes Océanides accourent pour le consoler. L'Océan leur père vient comme elles, et essaye de faire fléchir devant Jupiter cette âme obstinée. Il part sans avoir rien obtenu. Io paraît à son tour, amenée par ses courses errantes jusqu'en ces climats lointains. Elle raconte ses malheurs, et le dieu captif lui prédit la fin de ses tristes aventures. Il laisse échapper des paroles qui éveillent l'attention de Jupiter. Mercure descend du ciel, pour forcer Prométhée à s'expliquer ; mais Prométhée demeure inébranlable à toutes les menaces. Mercure se retire; le tonnerre gronde, les vents sifflent, la mer se soulève, le rocher vole en éclats, brisé par la foudre; et Prométhée est abîmé sous les débris.
Eschyle avait composé d'autres pièces dont la légende de Prométhée avait fourni le sujet ; mais ces pièces ne sont pas de la même époque que le Prométhée enchaîné, n'ont pas été représentées le même jour, et n'avaient pas avec lui cette liaison intime qui eût fait de l'ensemble une véritable trilogie.

Les Perses, qui furent représentés le même jour que Phinée, Glaucus de Potnies et un drame satyrique intitulé Prométhée allumeur du feu, n'avaient rien de commun avec ces trois pièces. Toutes trois elles étaient tirées des légendes antiques, tandis que les Perses étaient un sujet tout contemporain. Il n'y avait pas sept ans que Xerxès avait échoué honteusement dans son entreprise contre l'indépendance de la Grèce, quand Eschyle le fit paraître sur la scène, et peignit son désespoir et celui des siens à la suite du grand désastre. La pompe du spectacle avait de quoi frapper vivement les yeux : des vieillards assemblés qui se consultent sur la conduite des affaires d'un vaste empire remise entre leurs mains ; une reine effrayée par un songe ; un roi évoqué du fond de son tombeau ; un autre roi, tout puissant naguère, et maintenant seul, abandonné de tous, sans flotte, sans armée, sans cortège, les vêtements en désordre, l'esprit troublé par la douleur. Ce n'est là pourtant que l'extérieur, le costume, si je puis dire, de la tragédie. Tout l'intérêt est vers les rives de cet Hellespont, traversé d'abord avec tant de pompe, et puis avec tant d'ignominie ; il est surtout vers les côtes de Salamine et les champs de Platées. C'est dans les magnifiques récits dont tremblent les Perses qu'est véritablement l'action, le drame, toute la tragédie.

Les Sept contre Thèbes sont le sujet tant de fois mis au théâtre sous des titres différents, et par Racine sous celui des Frères ennemis. Seulement, dans la tragédie d'Eschyle, le premier personnage, celui sur lequel porte l'intérêt, c'est la, ville de Thèbes. On ne voit Polynice que mort, et Étéocle ne songe pas un instant à lui-même : pilote assis au timon, comme il dit, il répond de la vie de tous ceux qui sont sur le navire. Aucun des sept chefs coalisés ne paraît, sinon dans les admirables récits que fait l'éclaireur au roi. Les préparatifs d'un combat, une lamentation funèbre sur deux frères qui se sont percés l'un l'autre, voilà tous les événements de la tragédie. Mais ce qui la remplit d'un bout à l'autre, c'est la terreur et la pitié, ainsi que parlaient les anciens critiques ; c'est le destin de cette ville que menacent l'incendie et le pillage ; c'est surtout la vie, le souffle belliqueux ; c'est l'esprit de Mars, suivant l'expression d'Aristophane.
Les Sept contre Thèbes faisaient partie d'une tétralogie ainsi composée : Laïus, Oedipe, les Sept, tragédies ; le Sphinx, drame satyrique. Eschyle avait été vainqueur; et ses deux rivaux étaient Aristias et Polyphradmon, inconnus aujourd'hui. Voilà ce que nous apprend une didascalie récemment découverte. Elle nous donne aussi la date de la représentation. C'était sous l'archontat des Théagénidès ; dans la 78e olympiade, c'est-à-dire en l'an 468 ayant notre ère. Les trois tragédies, comme on peut le voir, se suivaient l'une l'autre, et le drame satyrique, sans en être la conclusion, était du moins tiré de la même légende que tout le reste de la tétralogie.

L'Orestie, ou la trilogie formée d'Agamemnon, des Choéphores et des Euménides, est, avec l'Iliade et l'Odyssée, la plus grande oeuvre poétique que nous ait léguée l'antiquité. Il n'y a rien, ni dans le théâtre grec, ni dans aucun théâtre, qu'on puisse mettre en parallèle avec ce gigantesque drame, ni pour la grandeur de la conception, ni pour cette vigueur de ton qui s'allie sans effort avec la naïveté et la grâce. Sans doute, pris à part, considéré uniquement en soi-même, aucun des trois poèmes de la trilogie n'est un tout complet, et qui satisfasse véritablement l'esprit ; et rien n'est plus fondé peut-être que quelques-uns des reproches exprimés par la critique ignorante et à courte vue : l'exposition de l'Agamemnon est trop prolongée ; celle des Choéphores l'est trop peu, et elle manque de clarté ; et tout est motivé bien vaguement dans les Euménides. Mais les trois pièces ont entre elles un lien indissoluble. C'est de suite qu'il les faut lire, comme jadis elles étaient représentées : l'une amène l'autre, et la prépare, et l'explique; et l'exposition immense de l'Agamemnon n'a que l'étendue proportionnée à l'immensité de l'action triple et une qui se développe dans l'Orestie.
Une ligne de signaux par le feu, qu'Agamemnon a fait établir, doit annoncer à Argos la prise de Troie, le jour même où succombera la ville de Priam. Un homme veille sur le toit du palais des Atrides, épiant, dans l'obscurité de la nuit, la lueur de la bonne nouvelle. Il allait se désespérer, quand il voit briller le joyeux signal. Il descend éveiller la reine. Cependant le chœur paraît. Ce sont des vieillards, que les infirmités de l'âge ont empêchés de suivre Agamemnon. Ils chantent et l'origine de la lutte entre l'Europe et l'Asie, et les prophéties de Calchas, et le sacrifice d'Iphigénie à l'autel de Diane. Clytemnestre vient se réjouir avec eux de la nouvelle qui met fin à toutes les anxiétés. Puis le temps s'est écoulé ; et un héraut arrive, qui décrit le spectacle de la prise d'ilion. Bientôt Agamemnon entre lui-même sur la scène avec Cassandre sa captive. Clytemnestre fait à son époux un accueil empressé. Agamemnon entre dans le palais ; mais Cassandre reste muette et immobile, à tous les témoignages d'intérêt que lui prodigue la reine. Seule avec le chœur, elle est saisie tout à coup de l'esprit prophétique. Elle décrit tous les forfaits dont le palais a déjà été ensanglanté et tous ceux qui se préparent ; puis, entraînée par une force irrésistible, elle court se livrer au fer des bourreaux. On entend les cris d'Agamemnon qui expire, et le palais s'ouvre. Clytemnestre, debout à côté des deux victimes, se glorifie d'un meurtre qui n'est à ses yeux que la juste vengeance du meurtre d'Iphigénie. Égisthe, à son tour, vient s'applaudir de la part qu'il a prise par ses conseils à l'assassinat d'Agamemnon.
Il s'est écoulé plusieurs années ; la deuxième action commence. Oreste a grandi ; l'oracle lui a commandé de punir les meurtriers de son père. Il revient de son exil, accompagné de Pylade, et il s'arrête près du tombeau d'Agamemnon. Il invoque les mânes paternels, et annonce ses projets de vengeance. Cependant conduites par Électre, des captives troyennes viennent faire des libations (01). C'est Clytemnestre qui les envoie, afin de détourner de funestes présages. Le frère et la sœur, après s'être reconnus, méditent ensemble les moyens de se défaire de leurs communs ennemis. Oreste se donnera pour un étranger, pour un homme du pays où avait été élevé le fils d'Agamemnon. Lui-même il apportera la nouvelle de sa propre mort. On le recevra dans le palais, et les assassins périront à leur tour. Tout s'exécute en effet selon le plan convenu. Égisthe et Clytemnestre reçoivent le juste salaire de leur forfait. Oreste fait déployer devant le peuple d'Argos le voile où les meurtriers avaient enveloppé son père pour l'égorger sans qu'il pût se défendre. Mais tout à coup il sent que sa raison s'égare, et il annonce qu'il va se réfugier à Delphes; auprès du dieu qui a commandé le parricide.
Au début des Euménides, le poète nous transporte devant le temple de Delphes. La Pythie s'apprête à y entrer, pour se placer sur le trépied prophétique. Elle s'arrête sur le seuil du temple, saisie d'une horreur profonde. Elle a vu Oreste, les mains dégoûtantes de sang, et, autour de lui, les Furies qui dormaient accablées par la fatigue. Oreste sort, conduit par Apollon, et va chercher un nouvel asile, où les Furies puissent le laisser en repos. L'ombre de Clytemnestre paraît, et tire les Furies de leur sommeil. Rien ne saurait rendre ni le terrible réveil de ces êtres affreux, ni l'accent infernal de leurs chants. Apollon les chasse de son sanctuaire. Alors la scène change, et nous voyons le temple de Minerve et la colline de Mars. Nous sommes à Athènes. Oreste tient embrassée la statue de la déesse. Mais les Furies sont déjà là, et réclament leur proie. Pallas accourt, à la prière du suppliant ; elle se charge du rôle d'arbitre entre les deux parties. Elle s'entoure de juges équitables ; la cause est débattue, et le nombre des suffrages est égal des deux côtés. Pallas, qui n'a pas encore donné le sien, décide le procès en faveur d'Oreste. Les Furies ne contiennent pas leur colère ; mais elles se calment peu à peu, persuadées par l'éloquence de Pallas. Elles promettent de bénir le sol de l'Attique, où Pallas leur offre un sanctuaire. Elles se montrent dignes du nom nouveau qu'elles vont porter, les Euménides, c'est-à-dire les bienveillantes. Une troupe de vieillards, de femmes et d'enfants, vêtus d'habits de fête, les accompagnent en chantant jusqu'à la demeure qui leur est destinée.

Eschyle avait soixante-cinq ans, en 460, quand l'Orestie parut au théâtre avec un drame satyrique intitulé Protée, tiré probablement du chant de l'Odyssée où Homère a conté les aventures de Ménélas en Égypte, et qui tenait par conséquent à cette trilogie, comme le Sphinx tenait à celle dont faisaient partie les Sept contre Thèbes. Eschyle remporta le prix sur ses compétiteurs. C'est en l'année même où l'on faisait ainsi justice à son génie, ou du moins très peu de temps après, qu'il quitta l'Attique et se rendit en Sicile. Nouvelle preuve qu'il ne dut pas quitter sa patrie pour une misérable contrariété littéraire.
Le lexicographe Pollux nous a conservé un souvenir de la représentation de l'Orestie, ou du moins une de ces traditions qui, sous leur exagération manifeste, renferment d'assurés témoignages de l'impression profonde produite par certains faits sur l'imagination des peuples. Pollux conte donc qu'à l'instant où les Furies apparurent, avec leurs masques où la pâleur était peinte, avec leurs torches à la main et leurs serpents entrelacés sur la tête, tous les spectateurs furent saisis ; mais quand ces monstres, vêtus de noir, formèrent leurs danses infernales et poussèrent leurs cris sauvages après la fuite d'Oreste, l'effroi glaça toutes les âmes : des femmes avortèrent, des enfants expirèrent dans les convulsions.

Les Suppliantes sont la plus simple de toutes les tragédies d'Eschyle, et peut-être de toutes les pièces de théâtre connues. Il n'y faut voir qu'une sorte d'introduction à une action plus vive et plus dramatique, qu'avait dû fournir la légende des Danaïdes. Seule, comme nous la possédons, cette pièce est encore un merveilleux cantique en l'honneur de l'hospitalité.
Les cinquante filles de Dattes, pour ne pas épouser les fils d'Egyptus leur oncle, quittent l'Égypte avec leur père, et vont chercher un refuge en Argolide. Elles se font reconnaître au roi Pélasgus comme des rejetons de la race d'Io, et le peuple argien les prend sous sa protection. Les fils d'Égyptus envoient un héraut pour réclamer les fugitives. Pélasgus répond courageusement à toutes les menaces ; et Danaüs, avec ses filles, est honorablement reçu dans Argos.

Drames satyriques d'Eschyle.

Nous ne pouvons nous faire qu'une idée fort imparfaite de l'espèce de verve comique qu'un homme de la trempe d'Eschyle avait pu déployer dans les drames qui complétaient ses tétralogies. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Eschyle avait excellé dans ce genre, au témoignage des anciens, et que ses drames satyriques l'emportaient et sur ceux de Sophocle, et sur ceux d'Euripide même. Une chose dont nous pouvons juger encore aujourd'hui, c'est que sa muse ne croyait pas déroger en quittant le ton grave et l'accent passionné, pour rire un instant avec les satyres et égayer le bon Bacchus. Je n'en veux pour preuve que ce passage des Argiens, où l'on voit comme un avant-goût des grotesques inventions des Eupolis et des Aristophane : « C'est lui qui se servit contre moi d'une arme ridicule. Il me lance un fétide pot de nuit, et il m'atteint. Au choc, le pot se brise en éclats sur ma tête, exhalant une odeur qui n'était pas celle des vases à parfums. »

Génie lyrique et dramatique d'Eschyle.

On ne conteste guère aujourd'hui la valeur littéraire des poèmes d'Eschyle, et l'on s'accorde en général à reconnaître, dans l'auteur du Prométhée et de l'Orestie, un des plus puissants génies qu'il y ait jamais eu au monde. Mais quelques-uns borneraient volontiers sa gloire à l'enthousiasme lyrique, à la noblesse et à la pompe da style, à la grandeur des images, à l'originalité de la diction. Sans doute Eschyle est poète lyrique avant tout ; et l'on sent encore, à travers sa tragédie, le souffle de l'antique dithyrambe. Mais Eschyle n'est pas tout entier dans les chants qu'il prête à ses chœurs ; et ces chants eux-mêmes sont autre chose que de pures fantaisies poétiques. Les chœurs d'Eschyle font partie essentielle du drame : c'est à eux que s'applique à la lettre la définition d'Horace. Ils jouent réellement un rôle de personnage, et jamais ils ne disent rien qui n'ait trait au dessein de la pièce, et qui ne cadre exactement avec l'action. D'ailleurs, il y a dans ces chœurs, que l'ignorance seule a pu taxer d'obscurité impénétrable, d'autres mérites encore que ceux dont parlent la plupart des critiques. Eschyle est un penseur, non moins qu'un artiste en rythmes et en paroles. Ce n'est pas pour rien qu'il s'était fait initier aux mystères d'Éleusis, et que Cérès avait nourri son âme, comme il s'exprime lui-même dans les Grenouilles d'Aristophane ; ce n'est pas pour rien qu'il était compté au nombre des adeptes de la secte pythagoricienne. Il abonde en mots profonds; les grandes idées morales n'ont pas eu d'interprète plus convaincu ni plus digne. Ajoutez que le poète lyrique ne se tient pas toujours dans les régions sublimes, et que le chœur trace quelquefois des tableaux d'une fraîcheur et d'une naïveté exquises, et comparables aux plus charmantes productions d'Anacréon ou de Sappho. J'en appelle sur ce point à ceux qui ont lu les chants des Océanides et les consolations qu'elles adressent à Prométhée. Il n'est pas jusqu'à l'Agamemnon, où l'on ne trouve des merveilles de sentiment et de grâce. Ainsi le portrait d'Hélène à son entrée dans Ilion : « Âme sereine comme le calme des mers, beauté qui ornait la plus riche parure, doux yeux qui perçaient à l'égal d'un trait, fleur d'amour fatale au cœur (02) ; » ainsi encore la peinture de la douleur de Ménélas après la fuite de son épouse (03).
Mais le poète dramatique ne le cède ni en puissance ni en génie au poète lyrique. Seulement il ne faut pas chercher dans les tragédies d'Eschyle autre chose que ce qui s'y trouve, que ce qu'y a voulu mettre le poète. L'action, le drame, ce qui fait chez nous toute la tragédie, y est d'une parfaite simplicité. C'est une situation presque fixe, presque immobile. Chaque rôle n'est qu'un sentiment unique, qu'une idée, qu'une passion, celle que commande l'unique conjoncture.
C'est l'unité absolue, ou plutôt ce sont des lignes parallèles, selon l'expression de Népomucène Lemercier ; mais la grandeur de ces lignes et leur harmonie sévère sont d'un immense et saisissant effet. L'absence de mouvement dramatique et de péripéties n'ôte pas tant qu'on l'imagine à l'intérêt du spectacle et à l'émotion du spectateur. Les tragédies d'Eschyle en sont la preuve. Mais il faut dire que ces grands récits qu'Eschyle met dans la bouche des personnages ne sont guère moins propres à frapper les esprits que ne ferait la vue même des choses. C'est une hypotypose perpétuelle, pour parler comme les rhéteurs; c'est une vie si réelle et si puissante, qu'on a vu de ses yeux ce que l'esprit seul vient de concevoir, et qu'on oserait presque dire : J'étais là ! Oui, nous connaissons les sept chefs aussi bien que s'ils avaient paru en scène; oui, nous avons vu Clytemnestre frapper Agamemnon ; oui, nous étions avec le soldat-poète sur cette flotte qui sauva, à Salamine, la Grèce et peut-être le monde ! Les critiques anciens prétendent qu'Eschyle fut le premier qui introduisit sur la scène un deuxième interlocuteur ; c'est-à-dire qu'avant lui, tout se passait entre le chœur et un seul personnage, et qu'il n'y avait pas de dialogue de deux personnages entre eux. Qu'Eschyle soit ou non l'inventeur du véritable dialogue dramatique, peu nous importe ; mais il y a excellé avant Sophocle, et ses personnages se donnent la réplique avec une verve et un entrain qu'on a pu égaler peut-être, surpasser jamais. L'unique supériorité de Sophocle, c'est d'avoir fait un habile usage du troisième interlocuteur, qu'on voit à peine figurer dans Eschyle. Mais, pour le dialogue à deux, je ne crois pas qu'il existe rien de plus vif et de plus vraiment dramatique que maint passage d'Eschyle que je pourrais citer, entre autres celui où le poète met en scène Prométhée et Mercure, et dont je rappellerai quelques traits (04) : MERC. Voilà donc encore cette farouche obstination qui t'a déjà plongé dans l'infortune. - PROM. Contre ton vil ministère, jamais, crois-le bien, je ne voudrais échanger mon sort déplorable. J'aime mieux languir captif sur ce roc que d'avoir Jupiter pour père et d'être son docile messager. A ceux qui nous outragent répondons aussi par l'outrage. - MERC. Ton sort présent, je crois, fait ta joie ? - PROM. Ma joie ! oui ; puissé-je voir se réjouir ainsi mes ennemis, et tu en es, Mercure !... - MERC. Je le vois : ta raison se trouble, le délire est violent. - PROM. Qu'il dure donc, ce délire ! si c'en est un de haïr ses ennemis. - MERC. Heureux, tu serais insupportable ! - PROM. (Il pousse un cri de douleur.) Hélas ! - MERC. Voilà un mot que Jupiter ne connut jamais. - PROM. Le temps marche, et c'est un grand maître. - MERC. Ce maître pourtant ne t'a pas encore appris la sagesse. - PROM. En effet ; sans cela te parlerais-je, vil esclave ? - MERC. Ainsi tu ne veux donc rien dire de ce que mon père désire savoir? - PROM. Eh ! je lui dois tant ! il faut bien lui donner un témoignage de ma reconnaissance !...
Il y a une autre partie de la perfection dramatique, et la plus importante peut-être, qui n'a pas manqué davantage à Eschyle. Je veux parler de l'art d'exposer le sujet, et de préparer les spectateurs aux scènes qu'ils vont avoir sous les yeux. Eschyle délègue quelquefois ce soin au chœur lui-même, qui s'en acquitte à merveille ; mais il sait aussi mettre en action ses personnages dès le début, et entamer par le vif, avec un rare bonheur, toutes les émotions de notre âme. Sophocle lui-même n'a rien qu'on puisse comparer, pour la terreur et l'intérêt poignant, à l'exposition du Prométhée.

Poésie d'Eschyle.

Ne nous étonnons donc pas que les Athéniens aient toujours tenu Eschyle, dans leur estime, au premier rang des poètes dramatiques, et qu'Aristophane le préfère non seulement à Euripide, mais même à l'auteur d'Oedipe-Roi et d'Antigone. Les monuments de la muse d'Eschyle justifient les prédilections d'un peuple artiste et les éloges des anciens.
La poésie d'Eschyle ne ressemble pas toujours à ce que nous sommes habitués à admirer. Qu'importe ? Elle déborde de toutes parts, je le sais, hors des cadres étroits où les faiseurs de poétiques enserrent le génie. Mais elle n'est pas pour cela plus mauvaise ; et il ne tient qu'à nous de comprendre l'enthousiasme des Athéniens. Nous n'avons qu'à secouer un peu notre paresse, au lieu de nous en tenir aux opinions courantes. Lisons Eschyle, je dis le texte lui-même, et Eschyle sera bientôt vengé des ridicules sottises qu'ont écrites à son intention tant de gens qui n'avaient pas même essayé de déchiffrer le premier mot de son théâtre. Personne n'a mieux compris qu'Aristophane la grande âme d'Eschyle ; personne n'a mieux décrit ce caractère de beauté morale qui distingue entre toutes les oeuvres du vieux tragique. Eschyle avait refusé un jour de composer un nouveau péan, parce que l'hymne de Tynnichus avait, selon lui, une majesté simple et nue dont tout l'art du monde n'eût pas donné l'équivalent. C'est bien cet homme pour qui la poésie était une chose sainte et sacrée, et non pas un vain exercice de bel esprit, qui pouvait prononcer cette fière apologie : « Oui, ce sont là les sujets que doivent traiter les poètes. Vois en effet quels services ont rendus, dès l'origine, les poètes illustres. Orphée a enseigné les saints mystères et l'horreur du meurtre ; Musée, les remèdes des maladies et les oracles; Hésiode, l'agriculture, le temps des récoltes et des semailles. Et ce divin Homère, d'où lui est venu tant d'honneur et de gloire, si ce n'est d'avoir enseigné des choses utiles : l'art des batailles, la valeur militaire, le métier des armes ?.. C'est d'après Homère que j'ai représenté les exploits des Patrocle et des Teucer au cœur de lion, pour inspirer à chaque citoyen le désir de s'égaler à ces grands hommes, dès que retentira le son de la trompette. Mais, certes, je ne mettais en scène ni des Phèdres prostituées ni des Sthénobées ; et je ne sais si j'ai jamais représenté une femme amoureuse (05).

CHAPITRE XIX.

SOPHOCLE.

Comparaison de Sophocle et d'Eschyle. - Système dramatique de Sophocle. - Tragédies de Sophocle. - Vie de Sophocle.

Comparaison de Sophocle et d'Eschyle.

L'art d'Eschyle n'était pas un pur instinct : il y avait en cet homme extraordinaire autre chose que le dieu dont parle Platon, qui se sert à sa guise du génie des poètes inspirés. Je ne crois donc guère à ce mot qu'on prête à Sophocle : « Eschyle fait ce qui est bien, mais sans le savoir. » Si Sophocle tenait ce langage, il faut le taxer de prévention et d'injustice. Mais ce que Sophocle eût pu dire avec toute raison, c'est ce qu'un pareil mot donne à entendre ; car personne n'a jamais su, mieux que Sophocle, ce qu'il faisait : Sophocle est l'artiste par excellence, l'artiste habile entre tous à préparer l'effet qu'il veut produire, à disposer les moyens, en vue de la fin. Il n'est pas difficile de relever, dans Eschyle, des invraisemblances quelquefois choquantes, des comparaisons fausses, des images outrées, des expressions bizarres ; défauts bien plus rares pourtant qu'on ne le crie, et rachetés par combien de qualités ! Mais Sophocle échappe au blâme, et n'a pas même ces instants de sommeil qu'Horace pardonne à Homère. C'est la perfection, autant qu'il est donné de la réaliser; non pas une simple absence de défauts, qui est le pire de tous les défauts, mais un ensemble continu de beautés, et dans l'invention, et dans la coordination des parties, et dans la pensée, et dans la diction.
Sophocle n'a pas toute l'audace d'Eschyle ; et, s'il atteint quelquefois au sublime, pourtant le sublime n'est pas son élément ordinaire. «Il respecte tellement, dit l'abbé Barthélemy d'après les anciens, les limites de la véritable grandeur, que, dans la crainte de les franchir, il lui arrive quelquefois de n'en pas approcher. Au milieu d'une course rapide, au moment qu'il va tout embraser, on le voit soudain s'arrêter et s'éteindre. » Il ne faut pourtant pas prendre au pied de la lettre ces vives expressions. Sophocle a la modération dans la force : voilà à quoi il les faut réduire. Les héros qu'il peint n'ont plus rien de titanique ni de gigantesque ; mais ce sont toujours de vrais héros, Ils sont au-dessus de nous, mais non pas trop loin de nous; et rien de ce qui les concerne ne nous est étranger. C'est l'homme idéal, plus beau, plus noble que la réalité, mais qui s'en rapproche parce qu'il n'est exempt ni de faiblesses ni d'erreurs, et que l'infortune ne le trouve jamais complètement insensible à ses atteintes. Avec Sophocle, le ton de la tragédie est descendu à cette juste limite où la poésie conserve encore la grandeur et la dignité, et où déjà nous trouvons en elle ce que nous aurions pu penser et ce que nous aurions pu dire. La diction de Sophocle est loin de ressembler à celle des prosateurs, beaucoup moins loin toutefois que celle d'Eschyle. Ce ne sont plus les impétueux élans du dithyrambe, les tours extraordinaires, les mots volumineux ; mais Sophocle n'est guère moins difficile à lire qu'Eschyle même. Il emploie les termes de la langue dans le sens étymologique, bien plus que dans leur acception vulgaire ; et l'esprit est forcé à chercher au-dessous de la surface, pour trouver la pensée du poète. Sophocle n'a ni cette clarté ni cette fluidité dont le dotent certains critiques, si ce n'est dans quelques récits où il semble avoir voulu rivaliser, avec Euripide, de facilité et d'abondance oratoire. Ses chœurs sont d'un style non moins savant que toute cette ancienne poésie lyrique dont avait hérité la tragédie ; mais le pathétique y domine, et surtout une grâce et une douceur ineffables. Beaucoup de ses odes, même considérées en soi, et indépendamment de l'action où elles concourent, peuvent être comptées parmi les chefs-d'œuvre de la muse lyrique. Sophocle a mis dans le choix des mètres les plus propres à l'expression des sentiments affectueux un soin délicat dont notre ignorance même peut encore saisir les heureux effets. Les Athéniens donnaient à Sophocle le nom d'abeille attique ; et ce nom, qu'il méritait, nous pouvons nous-mêmes en apprécier la justesse et l'exquise convenance.

Système dramatique de Sophocle.

Sophocle n'a point fait de trilogies proprement dites. Du moins il ne paraît pas que, même au temps où l'on exigeait encore quatre pièces de chacun des concurrents dramatiques, Sophocle ait jamais tiré ses trois tragédies de la même légende, ni construit un ensemble dramatique dans le genre de l'Orestie. Que si trois des pièces qui nous restent de lui se font à peu près suite l'une à l'autre, Oedipe-Roi, Oedipe à Colone, Antigone, il n'y a rien là que de fortuit, car ces trois pièces n'ont pas été composées à la même époque, ni représentées le même jour. Mais les drames de Sophocle ont assez d'étendue pour suffire, chacun en particulier, au complet développement d'une action, et pour satisfaire à toutes les exigences de l'esprit du spectateur. Les personnages y sont plus nombreux que dans ceux d'Eschyle, mais non point assez pour diviser l'intérêt et nuire à l'unité d'impression. Tout ce que la fable comporte d'incidents et de péripéties s'y déroule successivement, mais sans confusion, sans encombre, sans aucune surcharge inutile. Le temps y est réglé d'une manière calme et ferme; rien ne s'y fait par sauts, rien n'y rappelle les brusques suppressions de la durée et de l'espace qu'Eschyle s'est permises dans l'Agamemnon et dans les Euménides. Sophocle ne se borne pas à un trait unique, dans le dessin des caractères : ses personnages se développent eux-mêmes avec l'action, et révèlent peu à peu leur âme. On ne les connaît tout entiers qu'au dénouement, et après qu'ils ont passé par les épreuves que leur fait subir le poète.
Sophocle réduit à un rôle moral ce chœur dont Eschyle faisait encore quelquefois le principal personnage de ses tragédies. Toutefois il ne le désintéresse nullement de l'action qui se passe sous ses yeux : le chœur y est personnage, mais conseillant, dissuadant, plutôt qu'agissant ; mais représentant, pour ainsi dire, la conscience publique, et répondant à ce qui se passe dans l'âme même des spectateurs. J'ai dit, en parlant d'Eschyle, que Sophocle faisait dans le dialogue un habile usage du troisième interlocuteur. C'est par le dialogue à trois qu'il aima à faire saillir les oppositions de caractères, et à mettre dans toute sa lumière la grandeur du principal personnage. Chrysothémis à côté d'Électre, Ismène à côté d'Antigone, ont une valeur poétique, dans l'économie de la fable, que le système dramatique d'Eschyle n'aurait pu leur donner. Quant au dialogue à deux, je ne saurais faire de Sophocle un plus bel éloge qu'en disant qu'il a dignement suivi les traditions d'Eschyle.

Tragédies de Sophocle.

Sophocle avait composé plus de cent pièces de théâtre. Il nous reste sept tragédies, qui sont toutes des ouvrages de son âge mûr ou de sa vieillesse, et dont la plupart ont été citées par les anciens au nombre de ses chefs-d'oeuvre. Dans l'ordre chronologique, ou de composition, ces tragédies se rangent comme il suit : Antigone, Électre, les Trachiniennes, Œdipe-Roi, Ajax, Philoctète, Œdipe à Colone. Les fragments des autres pièces, tragédies on drames satyriques, ne sont pas très considérables.
Quelle que soit la date à laquelle on fixe la naissance de Sophocle, il avait plus de cinquante ans à l'époque de la représentation de l'Antigone ; et cette pièce, selon un témoignage authentique, était déjà la trente-deuxième de celles qu'il avait fait représenter. Elle fut mise au théâtre vers les années 442 ou 440 avant notre ère. Tout nous prouve qu'elle eut un prodigieux succès.

Antigone se dévoue à la mort, pour rendre à son frère Polynice les honneurs de la sépulture. C'est la femme-héros ; mais, malgré la décision et l'austérité de son caractère, c'est la femme encore. Son âme est tout entière dans sa réponse à Créon, à propos du crime commis par Polynice contre Thèbes : « Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr (06). » Quand sa mort est décidée, elle pleure sa jeunesse, elle pleure les joies de la vie et les douceurs inconnues d'un hymen heureux. Elle est touchante, quoiqu'elle laisse à peine soupçonner son penchant secret pour le fils de Créon. Elle meurt ; mais ce sang précieux est payé par la ruine et la destruction de la famille entière du tyran. Tout est disposé, dans la tragédie, pour concentrer l'intérêt sur la grande figure d'Antigone : et le farouche caractère de Créon, devant lequel son dévouement pieux ne fléchit pas, et l'affection profonde d'Hémon, et la faiblesse craintive d'Ismène, et la lâcheté même des vieillards du chœur, qui obéissent sans résistance aux ordres de Créon, et qui ne savent que gémir sur les mal-heurs de ses victimes.

Électre est le même sujet qu'Eschyle avait traité dans les Choéphores ; mais ici ce n'est plus Oreste, c'est sa sœur qui joue le principal rôle. Oreste n'est guère que le bras qui exécute. La pensée de vengeance, la passion, l'impitoyable rigueur, sont dans l'âme d'Électre. Électre pousse jusqu'à l'excès sa juste haine pour la meurtrière d'Agamemnon. Elle n'est plus, elle ne veut plus être la fille d'une telle mère. Mais l'art du poète nous fait entrer peu à peu dans les ressentiments qui ulcèrent son cœur ; et les côtés mêmes par où elle tient à son sexe, surtout son affection pour son frère, sont ceux précisément dont Sophocle a profité, pour légitimer à nos yeux les résolutions plus que viriles où s'est fixée sa volonté, et pour préparer le parricide qui punira l'assassinat d'un époux par une épouse adultère. Il n'est guère douteux que le succès d'Antigone n'ait influé considérablement sur la manière dont Sophocle a traité ce dramatique sujet. La prédominance absolue, trop absolue peut-être, du caractère d'Électre, semble comme une exagération du système suivi dans Antigone. Chrysothémis joue un rôle qui rappelle de près celui d'Ismène. Créon se retrouve, mais bien effacé, dans Clytemnestre et dans Égisthe. Oreste est sans physionomie, et ne nous inspire pas même cet intérêt secondaire que mérite si bien la noble figure d'Hémon. Au reste, on ignore la date précise de la représentation d'Électre, et on ne sait pas davantage si cette oeuvre nouvelle tut reçue avec les mêmes applaudissements que celle qui en était, pour ainsi dire, le prototype.

Les Trachiniennes, ainsi nommées parce que le chœur est formé de jeunes filles de la ville de Trachine au pied du mont Oeta, sont le tableau de la jalousie de Déjanire et de la mort d'Hercule, empoisonné par la tunique du centaure Nessus. C'est un ouvrage inférieur aux autres tragédies de Sophocle, mais non pas, comme quelques-uns le disent, sans unité de plan, sans force dramatique, ni dénué de grandes qualités. Que si l'intérêt passe de Déjanire à Hercule, c'est par la progression naturelle des événements, et non pour aucun manquement du poète aux règles fondamentales de l'art. L'impression est une, en définitive ; et ce que le spectateur emporte de la tragédie, c'est un double exemple des effets désastreux de l'amour. D'ailleurs, le caractère de Déjanire et celui d'Hercule sont tracés de main de maître, sinon encadrés dans une action bien serrée et bien saisissante.

Oedipe-Roi, qui est postérieur d'une dizaine d'années à l'Antigone, n'eut que la seconde place au concours des tragédies. Philoclès, neveu d'Eschyle, remporta le prix. Cette fois l'arrêt des Athéniens, ou celui des cinq juges, fut dicté par la passion et par des préventions aveugles. Toutes les productions de Philoclès étaient la médiocrité même ; et l'Oedipe-Roi est la plus dramatique, je ne dis pas la plus belle, des tragédies de Sophocle. L'intérêt de curiosité y est ménagé avec un art extrême. Une première lueur jetée sur les sombres mystères où se trouve abîmé le roi de Thèbes amène des clartés de plus en plus manifestes, jusqu'au moment terrible où Œdipe s'écrie : « Hélas ! hélas ! hélas! tout est révélé maintenant. O lumière du jour, je te vois pour la dernière fois (07) ! »
La fierté un peu présomptueuse d'Oedipe, et la légèreté ou plutôt l'irréflexion de Jocaste, sont les moyens dont s'est servi le poète pour dérober presque complètement au spectateur le sentiment des invraisemblances dont est pleine la légende des forfaits d'Oedipe et de son expiation.

Ajax est une composition beaucoup plus simple, mais pleine aussi de passion et de vie. Les armes d'Achille ont été décernées à Ulysse. Ajax, irrité de cet affront, a juré de se venger des Grecs. Mais Minerve lui enlève sa raison : ce ne sont pas ses ennemis qu'il égorge, mais de vils animaux, que la déesse lui fait prendre pour des hommes. Revenu à lui-même, le héros se sent déshonoré : il se voit devenu la fable de l'armée s'il reste devant Troie, et la honte de son vieux père s'il retourne à Salamine. Il se condamne lui-même à la mort. Sa résolution prise une fois, rien au monde ne peut plus le dissuader. Tecmesse sa captive, les guerriers salaminiens ses compagnons, n'obtiennent autre chose qu'une apparence de résignation. Ajax, après avoir pourvu aux intérêts de tous ses proches, consomme le sacrifice, et se dépouille de la vie, mais non pas sans regret. Il dédaigne la pitié d'autrui, mais c'est pour cela même qu'il la soulève avec tant de force : dans ses dernières paroles, il y a une émotion profonde, un vif sentiment d'admiration pour la lumière du jour. Les scènes qui suivent la mort d'Ajax s'expliquent par l'importance qu'avaient aux yeux des Grecs les cérémonies funèbres, sans lesquelles les ombres des morts ne trouvaient pas le repos dans les régions infernales. Le désespoir de Teucer, frère d'Ajax, ses véhémentes invectives contre les ennemis du héros, et la noble générosité d'Ulysse, qui prend la défense du mort, relèvent ce qu'il y a d'un peu languissant dans une discussion à propos d'un cadavre.

Le Philoctète a été représenté en 410, quand Sophocle était plus qu'octogénaire, et peu de temps probablement après l'Ajax, car il y a, dans le Philoctète même, une évidente allusion à la scène de l'Ajax entre Teucer et Ménélas ; ce qui suppose que les spectateurs avaient encore cette scène présente à l'esprit. Le Philoctète remporta le prix des tragédies nouvelles. C'est la plus pathétique des pièces de Sophocle, malgré la simplicité de la fable, et quoique presque tout s'y passe entre trois personnages, Ulysse, Néoptolème et Philoctète. La lutte, dans l'âme de Philoctète, entre le désir de quitter une affreuse solitude, de recouvrer la santé et d'aider efficacement à une glorieuse entreprise, et cette haine qu'il a vouée à ceux qui l'ont abandonné jadis ; le tableau des souffrances physiques du héros, et celui de ses tortures morales, plus poignantes encore, quand il croit que Néoptolème l'a trompé, ne sont pas choses moins frappantes que ces coups de théâtre qu'on obtient en multipliant les incidents et les personnages. C'est un autre genre d'intérêt que celui de l'Oedipe-Roi, mais non moins vif, ni moins saisissant.

Oedipe à Colone, le dernier ouvrage de Sophocle, n'est pas un drame du même genre que ses autres tragédies. Il n'y a guère plus d'action que dans les Suppliantes ou dans le Prométhée. Mais nulle part Sophocle ne s'est élevé à une plus grande hauteur poétique. Sa pièce est un hymne magnifique en l'honneur d'Athènes, et où les plus pures idées morales sont exprimées dans un langage maintes fois sublime.
Oedipe a expié par de longs malheurs ses crimes involontaires. Les dieux lui ont rendu leur affection ; ils lui ont annoncé sa mort prochaine, et ils lui ont prédit que le peuple qui posséderait son tombeau serait assuré de la victoire sur tous les peuples ennemis. Arrivé à Colone, tout proche d'Athènes, Oedipe s'arrête dans le bois des Euménides, et il reconnaît que c'est là qu'il doit disparaître du monde. C'est là en effet qu'une voix divine le somme, du haut du ciel, de venir dans un meilleur séjour : « Oedipe ! Oedipe ! pourquoi tardons-nous à partir (08) ? » Mais, avant l'instant suprême, plus d'une scène se passe, où figurent des personnages intéressés à savoir si Oedipe restera dans l'Attique, ou s'il retournera dans la Béotie.

Vie de Sophocle.

Ce poème admirable était la dette que payait le génie de Sophocle non seulement à la grande ville dont il était citoyen, mais à l'humble bourgade qui avait été son berceau. C'est à Colone même, c'est dans ce village situé sur la rive gauche du Céphise, que Sophocle était né, dès 498 selon les uns, en 495 selon les autres. Sa famille, comme celle d'Eschyle, tenait dans l'Attique un rang distingué, s'il en faut croire certains témoignages ; mais quelques-uns rapportent, avec plus de vérité peut-être, que Sophile son père était forgeron. Eupatride ou fils d'artisan, peu nous importe. I1 reçut une éducation brillante, et il révéla de bonne heure ses heureuses dispositions naturelles. Après la bataille de Salamine, à l'âge de quinze ans, de dix-huit au plus, il fut choisi pour conduire le chœur des adolescents qui chantèrent l'hymne de victoire, et qui dansèrent autour des trophées formés des dépouilles de l'ennemi. Il n'était pas moins remarquable par sa beauté que par la précocité de ses talents. Il est probable que Sophocle s'exerça, dès sa tendre jeunesse, dans divers genres de poésie, surtout dans le genre lyrique, et que les péans et autres poèmes lyriques qu'on avait de lui étaient quelques-uns des essais par lesquels il avait préludé à de plus vastes compositions. C'est à l'âge de vingt-huit ans, entre les années 470 et 467, qu'il reçut pour la première fois un chœur de l'archonte éponyme. Il débuta par un coup de maître, car il l'emporta sur Eschyle même, non pas au jugement d'une populace légère ou de juges ignorants ou passionnés, mais d'après la sentence portée par des hommes qui ne pouvaient avoir à cœur que la vérité et la justice. Plutarque raconte, dans la Vie de Cimon, que les juges du concours n'avaient point été tirés au sort selon l'ancien usage. Cimon, qui venait de rapporter à Athènes les ossements de Thésée, ayant paru dans le théâtre avec les autres généraux, l'archonte Aphepsion les avait retenus, leur avait fait prêter le serment des juges, et c'était Cimon et ses collègues qui avaient préféré le jeune homme à son illustre compétiteur. On ignore jusqu'aux titres des pièces qui furent jouées ce jour-là. Sophocle, durant sa longue carrière dramatique, triompha vingt fois dans les concours. Quand il ne fut pas vainqueur, il eut toujours le second rang, jamais le troisième. Après la représentation de l'Antigone, l'estime dont il jouissait le fit choisir par ses concitoyens pour un des stratèges ou généraux qui commandèrent, avec Périclès, l'expédition contre Samos. Il ne paraît pas que Sophocle ait déployé, durant ce commandement, de grands talents militaires. Mais une armée qui avait Périclès à sa tête pouvait se consoler de ce que l'auteur d'Antigone n'était à la guerre, comme le prétend Ion de Chies, qu'un homme aimable et d'une conversation charmante. Et pourquoi d'ailleurs les Athéniens s'étaient-ils avisés de se figurer qu'un grand poète devait faire un bon général ; non pas seulement un bon soldat, comme avait été Eschyle, mais un homme capable de commander à des soldats ?
La vieillesse de Sophocle fut admirable de noblesse et de sérénité. Platon, qui l'avait vu sans doute chez son père, cite un mot de lui, au commencement de la République, qui prouve que Sophocle avait su vieillir : il se félicitait d'avoir secoué depuis longtemps le joug des passions sensuelles. Et cette sagesse ne dut pas être sans influence et sur sa longévité, et sur ce merveilleux phénomène d'un esprit qui a toujours été grandissant et n'a touché son apogée qu'à l'âge ordinaire de la décrépitude. C'est à quatre-vingts ans et plus que Sophocle composait le Philoctète et l'Oedipe à Colone. Il mourut en 406, à quatre-vingt-douze ans, ou tout au moins à quatre-vingt-neuf, dans toute la plénitude de ses facultés et de son génie.
On conte que, peu de temps avant sa mort, son fils Iophon chercha à le faire interdire, comme atteint d'imbécillité ou de folie. II paraît qu'Iophon était jaloux de l'affection extrême de Sophocle pour un de ses petits-fils, né d'Ariston et nommé Sophocle comme son aïeul, et qu'il craignait de perdre sa part de l'héritage paternel. La cause fut déférée au tribunal des phratores, espèce de justice municipale ; et les juges, après avoir entendu Sophocle, donnèrent tort à Iophon. On dit que Sophocle se borna, pour toute réponse aux imputations de son fils, à lire aux juges quelques passages de l'Oedipe à Colone, qu'il venait de composer, et entre autres le chœur où les vieillards de Colone énumèrent à Oedipe toutes les merveilles d'une contrée chérie des dieux. Peut-être toute cette histoire n'a-t-elle rien d'authentique ; peut-être Iophon est-il resté jusqu'à la fin un fils respectueux et dévoué. Mais, si le chant des vieillards de Colone n'a pas servi à l'apologie de Sophocle, on peut bien dire que nul plaidoyer n'eût été plus capable de mettre contre Iophon tous les juges du monde, à plus forte raison des hommes de cette terre d'Attique dont le poète chantait les vertus. Je ne saurais mieux finir qu'en citant cette page, écrite par une main nonagénaire :
« Étranger, te voici dans le plus délicieux séjour de cette contrée riche en coursiers ; c'est Colone aux blanches maisons. Là gémissent, dans de verdoyantes vallées, une foule de rossignols à la voix mélodieuse, cachés sous le sombre lierre, sous l'épaisse feuillée de mille arbres chargés de fruits divers, où ne pénètrent jamais les rayons du soleil, où ne soufflent jamais les vents glacés. Là se promène sans cesse le joyeux Bacchus, escorté des nymphes ses nourrices.
« Sans cesse la rosée du ciel fait fleurir de jour en jour et le narcisse au calice gracieux, antique couronne des deux grandes déesses (09), et le safran à la couleur dorée. Les sources du Céphise ne tarissent jamais, et fournissent des flots en abondance à la rivière qui serpente à travers la plaine. Sans cesse et chaque jour ses eaux limpides fécondent en passant le vaste sein de la terre. Ni les chœurs des Muses ne dédaignent cette contrée, ni Vénus aux rênes d'or.
« Il y a aussi un arbre tel qu'il n'en pousse, dit-on, ni dans la terre d'Asie, ni dans la grande île dorienne de Pélops (10) ; un arbre que n'a pas planté une main mortelle ; qui croît sans culture; devant lequel reculent les lances ennemies (11) ; qui nulle part ne verdoie plus vigoureux qu'en cette contrée ! c'est l'olivier au pâle feuillage, le nourricier de l'enfance (12). Jamais chef ennemi, ni jeune ni vieux (13), ne l'extirpera du sol avec sa main dévastatrice ; car toujours sont fixés sur lui les regards protecteurs de Jupiter Morius (14) et de Minerve aux yeux brillants.
« J'ai à dire encore un autre mérite de cette métropole, magnifique don d'un dieu puissant, et la plus noble gloire de notre pays ...c'est l'art de dompter les coursiers, et l'empire des mers. O fils de Saturne, roi Neptune ! c'est toi qui l'as élevé à ce haut point de gloire, en inventant le frein qui maîtrisa le premier, à travers nos rues, la fougue des coursiers. Par toi aussi le navire, que meuvent des mains armées de rames, s'élance avec une agilité merveilleuse sur les flots des mers, à la suite des innombrables Néréides (15). »

CHAPITRE XX.

EURIPIDE.

Vie d'Euripide. - Dates et sujets des tragédies d'Euripide. - Le Cyclope. - Génie dramatique d'Euripide. - Pathétique d'Euripide. - Style d'Euripide. - Enthousiasme des anciens pour Euripide.

Vie d'Euripide.

Le génie d'Euripide est tellement différent de celui de Sophocle, et la façon dont les deux poètes ont conçu l'idéal dramatique présente un si frappant contraste, qu'on serait tenté de croire qu'ils n'ont vécu ni dans le même temps, ni sous l'empire des mêmes institutions et des mêmes mœurs. Ils étaient pourtant contemporains. Euripide n'était que de quelques années plus jeune que son rival ; et Sophocle a survécu, peu de mois seulement il est vrai, à Euripide, qui est mort dans un grand âge.
Euripide était né à Salamine en l'an 486, ou, selon une tradition plus accréditée, en l'an 480 avant notre ère. Non seulement on place sa naissance en l'année à Salamine vit le désastre de Xerxès et le triomphe des Athéniens, mais on veut qu'il ait vu le jour pendant la bataille même. Il est permis d'avoir un doute, et de tenir cette date pour suspecte, puisqu'il n'y a pas accord entre les témoignages anciens. Il est possible qu'on ait rajeuni Euripide par amour du merveilleux, et afin de rattacher le souvenir du dernier grand tragique à cette journée fameuse où Eschyle avait combattu en héros, et qui avait fourni à Sophocle la première occasion de déployer ses talents.
Aristophane reproche trop souvent à Euripide l'humilité de son origine, pour que les biographes aient osé sérieusement transformer en eupatride le fils de la marchande de légumes, comme ils ont anobli peut-être le fils du forgeron de Colone. On éleva d'abord Euripide pour en faire un athlète, et il réussit dans les exercices du corps. Mais l'activité de son esprit ne tarda pas à l'entraîner vers de plus nobles études. Le mépris qu'il professa depuis pour les athlètes, la pire engeance du monde, selon lui, et le plus détestable des fléaux où la Grèce fût en proie, semble prouver qu'il ne conservait pas une bien vive reconnaissance des leçons de ses premiers maîtres. Il s'adonna à la peinture, puis à l'art oratoire, puis à la philosophie. Prodicus et Anaxagore eurent une influence décisive sur la tournure de ses idées, et furent pour beaucoup dans cette subtilité de sophiste et dans cette rhétorique un peu vide, qui déparent trop souvent ses oeuvres. Socrate, qui fut son ami, ne put guère le corriger de ses défauts poétiques ; peut-être même contribua-t-il pour sa part à les invétérer, en discutant avec lui d'épineux problèmes, et en lui dévoilant les secrets de l'argumentation ironique.
Euripide débuta dès l'an 452 dans la carrière ; mais ce n'est que dix ans plus tard qu'il remporta pour la première fois le prix des tragédies nouvelles. Il n'avait obtenu jusque-là que la seconde ou la troisième place. En général, il ne fut pas très heureux, en dépit de ses efforts, ou peut-être à cause de ses efforts mêmes : il n'eut que cinq fois l'honneur de vaincre ses compétiteurs, malgré le grand nombre de pièces qu'il avait présentées au concours, quatre-vingt-douze selon les uns, soixante-quinze selon d'autres. Il est vrai qu'en 452, et même quelques années plus tard, l'archonte éponyme exigeait encore la tétralogie. Par conséquent il faut compter à Euripide plus de cinq pièces couronnées. Disons aussi qu'il a pu obtenir fréquemment la seconde place, et que ce n'était pas toujours un échec d'être relégué à la troisième : des représentations subséquentes pouvaient donner gain de cause au poète contre l'arrêt des juges, au moins dans l'estime des auditeurs. Mais quelquefois il arrivait que le peuple rejetait par ses clameurs une pièce nouvelle avant d'en avoir vu la représentation entière ; et la pièce ainsi honnie ne pouvait reparaître sur la scène qu'après des corrections et des remaniements souvent considérables. Ce désagrément, que n'avaient éprouvé ni Eschyle ni Sophocle, on ne l'épargna point à Euripide : il fut forcé de refaire après coup plusieurs de ses tragédies. Sa réputation néanmoins alla tous les jours croissant ; et, quand il se retira, deux au trois ans avant sa mort, auprès d'Archélaüs roi de Macédoine,, les Athéniens le regrettèrent plus vivement peut-être que leurs pères n'avaient regretté Eschyle quittant Athènes pour Syracuse et Géla. d'Archélaüs, qui renouvelait les nobles traditions des Hiéron et des Arcésilas, attirait à sa cour les poètes, les artistes et les philosophes, et préludait par sa magnificence à la future grandeur de son peuple et de sa maison.
C'est en Macédoine qu'Euripide mourut, en 407 ou en 406, six mois environ avant que Sophocle mourût à Athènes. Quelques-uns content que les femmes macédoniennes, furieuses des outrages qu'Euripide, dans ses tragédies, avait vomis contre leur sexe, le déchirèrent de leurs mains, comme les bacchantes avaient jadis mis en pièces Orphée. Ce n'est là que l'exagération d'une triste réalité. Euripide, se promenant dans une campagne solitaire, fut déchiré non point par des femmes, mais par des chiens. Les femmes avaient sans doute assez peu de tendresse pour le poète qui les a traitées souvent en juge sévère, presque en ennemi ; mais, qu'elles lui aient fait subir le supplice dont l'avait menacé plaisamment Aristophane, surtout que cet événement se soit passé en Macédoine, et qu'un vieillard étranger ait misérablement péri, dans cette contrée alors demi-barbare, pour des peccadilles littéraires commises en Attique, c'est une histoire qui sent trop sa légende pour que nous ayons la moindre idée d'en soutenir l'authenticité.
La nouvelle de la mort d'Euripide causa dans Athènes une sensation inexprimable. Le vieux Sophocle, qui n'avait jamais eu aucune haine contre son rival, unit ses regrets à ceux des Athéniens. II se disposait, pour la dernière fois; à lutter au concours des tragédies nouvelles, et il faisait répéter l'Oedipe à Colone. Le jour de la représentation, il exigea que ses acteurs parussent sans couronnes sur la tête, en signe de deuil et pour faire hommage au grand poète qui n'était plus.

Dates et sujets des tragédies d'Euripide.

Le temps a beaucoup moins maltraité les oeuvres d'Euripide que celles de Sophocle et d'Eschyle. Il nous reste de lui dix-huit tragédies complètes, de nombreux et souvent considérables fragments de la plupart des autres, enfin un drame satyrique. Je ne puis donner ici qu'un catalogue raisonné des dix-huit tragédies d'après leur ordre chronologique, en indiquant la date précise ou approximative (16) de chaque pièce, le titre et la nature du sujet.

438. Alceste. Dévouement de la femme d'Admète, qui consent à mourir pour son époux et qu'Hercule ramène à la vie. Alceste est la plus touchante des tragédies antiques. Il y a des scènes de pathétique que Racine lui-même regardait comme incomparables.

431. Médée. Jalousie et désespoir de la femme de Jason, qui fait périr sa rivale et égorge ses propres enfants. Cette tragédie est un des chefs. d'œuvre d'Euripide.

428. Hippolyte porte-couronne. Pièce remaniée par Euripide. Elle se nommait d'abord Hippolyte voilé, et elle avait soulevé au théâtre des tempêtes que voulut conjurer l'auteur. Hippolyte résiste à rameur incestueux de Phèdre, et meurt victime des imprécations de son père. Hippolyte est le principal personnage de ta tragédie. C'est là ce qui fait la différence essentielle de l'Hippolyte d'Euripide et de la Phèdre de Racine. Chez le poète français, tout l'intérêt est concentré sur l'épouse de Thésée ; et il est même permis de trouver qu"Hippolyte, dans notre Phèdre, est devenu un peu plus pâle que de raison.

(?) 427. Ion. Créuse, fille d'Erechthée roi d'Athènes, a en un fils d'Apollon. L'enfant, exposé par elle, a été transporté à Delphes par Mercure. Xuthus épouse Créuse ; et, n'ayant pas d'enfants, il adopte Ion, le fils même de sa femme, qui a été élevé par la Pythie, et que ni lui ni Créuse ne connaissent. Créuse prend le jeune homme en haine, s'imaginant qu'il est le fruit des amours de son époux avec quelque rivale préférée. Elle veut l'empoisonner; mais elle découvre bientôt son propre fils dans le fils adoptif de Xuthus. Il y a quelque analogie entre la situation du fils de Créuse et celle du petit Joas. Mais on ne saurait faire aucune comparaison entre le drame imparfait d'Euripide et cette Athalie qui est, peu s'en faut, la perfection même.

(?) 424. Hécube. Immolation de Polyxène sur le tombeau d'Achille, et vengeance que tire Hécube de Polymestor, meurtrier de Polydore son fils. Le défaut capital de cette tragédie, c'est que l'action manque d'unité, ou, si l'on veut, que le poète n'a point serré suffisamment le lien qui en unit les deux parties. Mais le pathétique y abonde, et jamais Euripide n'a été plus éloquent.

(?) 421. Les Héraclides. Persécution des enfants d'Hercule par Eurysthée. Démophon, fils de Thésée, leur donne asile dans Athènes. Cette pièce offre un médiocre intérêt.

420. Andromaque. Hermione, pendant l'absence de Pyrrhus, veut faire périr Andromaque et son fils Molosse. Pélée, aïeul de Pyrrhus, les sauve des fureurs d'Hermione et de son père Ménélas. L'Andromaque de Racine doit beaucoup à Virgile, et diffère de celle d'Euripide bien plus encore que la Phèdre française ne diffère de l'Hippolyte porte-couronne.

418. Les Suppliantes. Thésée, touché par les supplications des mères de ces chefs argiens qui avaient péri sous les murs de Thèbes, réclame leurs corps, restés sans sépulture. Sur le refus des Thébains, il conquiert par la force des armes ces tristes dépouilles, qui reçoivent les honneurs accoutumés. Il n'y a donc de commun que le titre entre les Suppliantes d'Euripide et celles d'Eschyle.

 415. Les Troyennes. Partage des captives après la prise de Troie, et mort d'Astyanax fils d'Hector, précipité du haut des murs de la ville. C'est une oeuvre d'un ordre inférieur, malgré quelques parties remarquables, et quoique le plus pathétique des poètes n'y soit pas toujours indigne de lui-même.

412. Électre. Même sujet que les Choéphores d'Eschyle et l'Électre de Sophocle. Mais Euripide a bouleversé toute la terrible légende : il n'en a fait qu'une sorte de drame bourgeois, dont les personnages ne sont ni très intéressants ni même très naturels.

412. Hélène. Ménélas retrouve en Égypte son épouse, parfaitement chaste et fidèle. Ce n'était qu'une ombre d'elle-même, façonnée par Junon, et non point sa personne véritable, que Pâris avait séduite et emmenée à Troie. Cette pièce, toute de fantaisie, est une de celles qui justifient le reproche qu'on a souvent fait à Euripide, de se livrer trop volontiers au goût du romanesque.

(?) 410. Iphigénie en Tauride. Iphigénie, prêtresse de Diane, reconnaît Oreste et Pylade, qu'on lui amène pour les sacrifier à la déesse, et elle s'enfuit avec eux loin de la Tauride. Cette tragédie est bien supérieure à la précédente. On admire avec raison les scènes où le frère et la soeur, sans se connaître encore, s'entretiennent de ce qu'ils ont de plus cher au monde, et surtout la scène de la reconnaissance, une des plus belles de ce genre qu'il y ait au théâtre.

408. Oreste. Oreste et Électre, après le meurtre de leur mère, sont condamnés à mort par les citoyens d'Argos. Avec l’aide de Pylade, ils entreprennent de se venger de Ménélas et des siens ; mais l'intervention des dieux sauve toutes les vies menacées, et rétablit la paix dans la famille des Atrides et dans la ville d'Argos. Il n'y a pas beaucoup d'art dans la composition de cet ouvrage. Les caractères, comme dans Électre, manquent de noblesse et de dignité, et le pathétique y est trop gâté par la profusion de l'esprit et l'abus de la rhétorique.

(?) 408. Les Phéniciennes. Même sujet que les Sept contre  Thèbes d'Eschyle. Le nom de la pièce vient de ce que le choeur est composé de femmes phéniciennes, qui se sont arrêtées à Thèbes eu se rendant à Delphes pour y être consacrées au culte d'Apollon. Les caractères des deux frères sont heureusement tracés, et l'entrevue d'Etéocle et de Polynice est une scène très belle et du plus grand effet.

(?) 408. Hercule furieux. Hercule, à son retour des enfers, se défait de Lycus, qui s'était emparé de la royauté dans Thèbes. Junon frappe le héros de démence. Il tue sa femme et ses fils ; puis, revenu à lui-même, il veut quitter la vie. Thésée le console, et l'emmène à Athènes où il expiera ses crimes involontaires. Il y a dans cette pièce, comme dans Hécube, duplicité d'action ; mais ce défaut n'est pas toujours racheté par des qualités éminentes.

Après la mort d'Euripide, probablement en 406, on représenta trois tragédies que le poète avait composées ou achevées pendant son séjour en Macédoine. Une de ces tragédies, intitulée Alcméon, n'existe plus ; mais nous possédons les deux autres, qui sont les Bacchantes et Iphigénie à Aulis. Ces deux tragédies sont, avec Médée, ce qu'Euripide nous a laissé de plus parfait. Iphigénie à Aulis est de tout point un chef-d'œuvre, et je ne sais si Racine est parvenu à l'égaler en l'imitant ; je sais du moins qu'il y a telle scène de l'original que Racine n'a pas osé reproduire ; et tout ce que son génie a ajouté aux inventions d'Euripide est bien loin, selon moi, de compenser l'absence de ce petit Oreste qui implorait pitié pour sa sœur en tendant ses bras vers Agamemnon. Le sujet des Bacchantes est un de ceux que traitaient de préférence les premiers tragiques. C'est la mort terrible de Penthée, mis en pièces par les ménades, pour s'être opposé à l'établissement du culte de Bacchus en Grèce. Celui d'Iphigénie à Aulis n'a pas besoin d'être indiqué. Je remarquerai seulement que Diane enlève la victime, et qu'elle substitue une biche à la place de la fille d'Agamemnon.
Aucune des tragédies que je viens d'énumérer n'appartient aux débuts d'Euripide, puisqu'en 438 il y avait déjà quatorze ans qu'il présentait des pièces aux concours. Le Rhésus, dont il est impossible de fixer même approximativement la date, est selon toute vraisemblance, de l'époque où Euripide se cherchait encore et ne s'était point trouvé. Cette tragédie, est tellement inférieure à toutes les autres, que plusieurs critiques doutent de son authenticité. Ce n'est pas qu'elle n'offre aucune trace de talent ; mais on peut dire qu'il était difficile à un homme comme Euripide de tirer plus mal parti des aventures contées dans le dixième chant de l'Iliade, et de mieux défigurer les grands caractères tracés par Homère.

Le Cyclope.

Le Cyclope, dont on ignore également la date, mais qui vaut infiniment mieux dans son genre que le Rhésus dans le sien, mérite de nous arrêter un instant, puisqu'il est le seul de tous les drames satyriques qui nous ait été conservé.
C'est l'aventure d'Ulysse dans la caverne de Polyphème. Mais Euripide a égayé la légende fournie par le neuvième chant de l'Odyssée, en y introduisant l'élément indispensable à tout drame satyrique, à savoir les satyres. Les satyres, avec Silène leur père, sont tombés entre les mains de Polyphème, tandis qu'ils couraient sur les mers à la recherche de Bacchus, qu'avaient enlevé des pirates. Polyphème en a fait ses esclaves. Ils sont occupés à paître ses troupeaux, à bien tenir en ordre son habitation ; et l'on voit, au début de la pièce, le vieux Silène armé d'un râteau de fer, et s'apprêtant à nettoyer l'antre ou plutôt l'étable du cyclope. Ulysse, aidé de ses compagnons, les délivre de leur captivité, par les mêmes moyens dont il se sert dans l'Odyssée.
Polyphème est bien tel que l'a peint Homère ; mais à ses traits connus Euripide a ajouté une sorte de jovialité grossière, qui ne lui messied point. Avant même de s'être enivré, et avant d'avoir aperçu Ulysse, il ne dédaigne pas de plaisanter avec les satyres : « Mon dîner est-il prêt ? - Oui. Pourvu seulement que ton gosier le soit aussi. - Les cratères sont-ils pleins de lait ? - Oui ; en boire, si tu veux, tout un tonneau. - De lait de brebis ou de vache, ou de lait mélangé ? - A ton choix ; seulement ne m'avale pas moi-même. - Je n'ai garde ; vous me feriez périr, une fois dans mon ventre, par vos sauts et vos gambades (17). » Un peu plus tard, dans ses réponses au fils de Laërte, qui demande la vie pour lui et les siens, il expose avec une verve bouffonne les principes de sa philosophie d'anthropophage, et il va jusqu'à l'impiété et à l'ordure, quand il se compare à Jupiter et qu'il exprime à sa manière l'estime qu'il fait du bruit de la foudre. Mais, après qu'il a bu, il se déride tout à fait ; et le terrible personnage dépasse de beaucoup les bornes de cette plaisanterie décente que permettait, suivant Horace, la gaieté du drame satyrique.
Silène, voleur, ivrogne et menteur, au demeurant aimable compagnon, et qui se signale, pendant le festin du cyclope, par plus d'une espièglerie, n'est pas dessiné non plus conformément au type quelque peu sévère que préfère Horace, et qu'avaient sans doute réalisé Sophocle ou Eschyle.
Les satyres n'ont pas les défauts de leur père ; ils en ont un autre, qui n'est pas fort noble non plus, mais qui les rend plus divertissants encore que Silène : ils sont poltrons à merveille. Il faut les voir et les entendre au moment décisif, après qu'ils ont promis à Ulysse de le seconder dans son entreprise, quand le tison est prêt, et qu'Ulysse les appelle à l'œuvre : « ULYSSE. Silence, au nom des dieux, satyres ! Ne bougez ; fermez bien votre bouche. Je défends qu'on souffle, ou qu'on cligne de l'œil, ou qu'on crache : gardons d'éveiller le monstre, jusqu'à ce que le feu ait eu raison de l'œil du cyclope. LE CHOEUR. Nous faisons silence, et nous renfonçons notre haleine dans nos gosiers. ULYSSE. Allons, maintenant, entrez dans la caverne, et mettez la main au tison. Il est bien et dûment enflammé. LE CHOEUR. Est-ce que tu ne régleras pas quels sont ceux qui doivent saisir les premiers la poutre brûlante et crever l'œil du cyclope ? car nous voulons avoir part à l'aventure. 1er DEMI-CHŒUR. Quant à nous, la porte est trop loin pour que nous poussions d'ici le feu dans cet oeil. - 2e DEMI-CHŒUR. Et nous, nous voilà tout à l'instant devenus boiteux. - 1er DEMI-CHŒUR. C'est le même accident que j'éprouve aussi. Debout sur nos pieds, nos nerfs nous tiraillent je ne sais pourquoi. - 2e DEMI-CHŒUR. Vraiment ? - 1er DEMI-CHŒUR. Et nos yeux sont pleins de poussière ou de cendre, venue je ne sais d'où. »
Ulysse gourmande leur lâcheté : ils répondent en invoquant l'intérêt de leur peau ; ils disent connaître un chant d'Orphée, qui suffira d'ailleurs à l'affaire, et qui mettra seul le tison en branle. Ulysse les quitte, et court dans la caverne. Alors ils retrouvent toute la bravoure de leurs paroles, et ils encouragent, par de vives exhortations, ceux qui font pour eux la besogne. Ils s'amusent ensuite du cyclope aveuglé, et ils tirent bon parti de l'équivoque inventée par Ulysse. Le nom de Personne fournit une scène d'un comique fort gai, que complète le tableau des tâtonnements du cyclope et de ses fureurs impuissantes.
Je ne prétends pas mettre cette bluette dramatique au rang des chefs-d'œuvre. Mais la marche de la pièce est vive, les caractères nettement esquissés, la diction pleine d'entrain. C'est une lecture fort agréable, et qui n'exige aucun de ces efforts auxquels nous sommes réduits à nous condamner pour pénétrer le sens des vers d'Aristophane, trop souvent impénétrable à notre ignorance. Ce n'est pas tout à fait de la comédie ; c'est encore moins de la tragédie, malgré les noms des personnages : c'est un je ne sais quoi qui n'est ni sans mérite ni sans charme.
Revenons aux tragédies.

Génie dramatique d'Euripide.

Je ne partage aucune des préventions qui ont armé W. Schlegel contre Euripide, et dit d'autres critiques plus bienveillants n'ont pas su tout à fait se défendre. Je ne ferme cependant pas les yeux sur les grands et nombreux défauts que présentent la plupart de ses pièces, encore que ces défauts soient amplement compensés par des qualités admirables. Je conviens donc qu'Euripide a eu tort de sacrifier quelquefois l'unité d'action au désir d'entasser les incidents et les, catastrophes ; que la gradation des scènes n'est pas toujours fort sensée, et qu'il compte trop, pour exciter ou ranimer l'intérêt, sur les coups de théâtre et les péripéties imprévues. Je lui reprocherai aussi d'avoir beaucoup trop souvent éludé, et par des moyens vulgaires, les capitales difficultés de l'art. Il est par trop commode d'envoyer, au début d'une tragédie, quelque dieu ou quelque héros, qui nous dit son nom, qui nous compte pourquoi il est venu, et quel est le lieu où il nous apparaît, et ce qui s'y est déjà passé, et ce qui s'y passe maintenant, et même ce qui va s'y passer tout à l'heure; une manière de cicérone enfin, dont le discours officieux nous introduit dans l'action de la pièce et tient à peu près lieu d'exposition. Il n'est pas moins commode, quand on ne sait comment dénouer une action, ou quand on ne s'en veut pas donner la peine, d'appeler un dieu à son aide, et de le faire descendre de la machine, pour donner aux choses une tournure satisfaisante. Horace dit avec raison que la divinité ne doit intervenir dans la tragédie que si le nœud est vraiment digne d'être dénoué par un dieu. Le Philoctète de Sophocle était peut-être présent à l'esprit d'Horace, au moment où il rédigeait cette règle de bon sens. Hercule y apparaît parce qu'il y doit apparaître, et parce que nos vœux l'y appellent. Mais plusieurs des dieux d'Euripide ne viennent que parce que le poète a besoin d'eux. Je regrette aussi qu'Euripide semble s'être défié de son génie lyrique. Le chœur, dans ses tragédies, est réduit à des proportions trop exiguës : il figure, si j'ose dire, pour la forme; il n'est point véritablement personnage, et il n'a guère qu'un rapport indirect avec l'action.
Il faut donc bien convenir, avec Aristote, qu'Euripide n'est pas toujours heureux dans la conduite de ses pièces, et que Sophocle avait mieux entendu que lui l'art de combiner le drame avec les chants du chœur. Mais il m'est impossible de m'associer entièrement à d'autres reproches que certains modernes lui adressent. S'il était vrai qu'Euripide eût altéré à son gré la mythologie, serait-ce bien à nous qu'il conviendrait de lui en faire un crime ? mais je crois qu'il n'avait pas même besoin d'inventer, pour donner aux vieilles traditions le caractère qu'il désirait. Des milliers de poètes, avant lui, les avaient altérées, surchargées, maniées et remaniées dans tous les sens. Il y avait, sur chaque sujet, une foule de versions différentes. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, Stésichore avait essayé, bien avant Euripide, de prouver qu'Hélène n'avait jamais mis le pied dans Troie, et de réhabiliter sa vertu. Cela ne justifie pas Euripide d'avoir fait une assez mauvaise pièce ; mais on voit qu'il était permis d'oser beaucoup, même contre les traditions les mieux consacrées. Je crois bien que la mythologie n'était pour Euripide qu'une matière poétique, et qu'il en usait assez librement avec elle, surtout parce que les vieilles légendes n'avaient ni sa foi ni même son respect. Mais, si Euripide est coupable pour s'être fait une trop haute idée de la divinité, pour en avoir conçu l'unité, la spiritualité, l'ineffable toute puissance, nous devons applaudir au noble dévouement des citoyens qui ont accusé Socrate, et à l'admirable vertu des juges qui lui ont fait boire la ciguë ; nous devons nier tout progrès moral, et condamner tout ce qui nous a fait nous-mêmes ce que nous sommes.
Quant à l'idée du destin, qu'Euripide a trop affaiblie selon les mêmes critiques, je dirai d'abord que la fatalité, est loin d'être toute l'âme de la tragédie avant Euripide. Il y a quelque chose de bien plus humain qui se montre à côté d'elle, et qui sert à en corriger les effets. La fatalité fait le coupable involontaire; mais le coupable réagit à son tour, et même victorieusement, contre la fatalité. Oreste parricide, Oedipe parricide et incestueux, rentrent en grâce avec eux-mêmes, avec la divinité et avec les hommes, par l'expiation de la souffrance, par la prière et le repentir. Euripide ne peint pas des hommes précipités directement par les dieux dans d'inévitables infortunes ; il a, selon la judicieuse expression d'un critique, déplacé la fatalité, il ne l'a pas effacée. Chez lui, les dieux envoient aux mortels d'invincibles passions ; et ces passions sont la source des maux où s'abîment le bonheur et la vertu des mortels.
On dit qu'Euripide avait été marié deux fois, et que ces deux unions n'avaient pas été fort heureuses. De là, à en croire quelques-uns, la mauvaise opinion que le poète s'était faite de l'autre sexe, et qu'il a si souvent exprimée dans ses vers. On le caractérisait même par le surnom de misogyne, c'est-à-dire ennemi des femmes. Il est vrai qu'on trouve en plus d'un endroit de ses poèmes des mots que les femmes n'ont pas pu prendre pour des compliments ; mais il s'agit de savoir si les personnages qui les prononcent parlent selon leur caractère, ou si le poète perce à travers le masque de ses personnages. Il était bien difficile d'éviter de pareils traits dans des rôles que passionnent et bouleversent les désespoirs de l'amour. Eschyle lui-même, qui n'a jamais peint des héros amoureux, pourrait en fournir de semblables, et même de plus violents, particulièrement dans le rôle d'Étéocle des Sept contre Thèbes. D'ailleurs Euripide a donné, ce semble, un éclatant démenti à sa réputation, en créant ces pures et touchantes figures de jeunes filles qui se résignent à la mort, Iphigénie, Polyxène, Macarie ; d'épouses dévouées jusqu'au sacrifice de leur vie, Evadné et surtout Alceste ; en traçant enfin, dans Oreste, le tableau de la tendresse presque maternelle d'Électre pour son frère.
Quoique Euripide ait abusé trop souvent des apophtegmes et des sentences morales ; quoique ses héros aient l'air quelquefois de sortir, tout frais émoulus, des leçons d'Anaxagore ou des spirituelles causeries de Socrate, on peut dire, en général, que cette altération des caractères antiques était dans le droit d'Euripide, tout autant que celles dont ne s'étaient fait faute, dans l'intérêt de leurs compositions, aucuns de ses. devanciers, ni Sophocle, ni même Eschyle. Euripide n'est blâmable que pour les avoir rajeunis et civilisés à l'excès, non pas tous encore, mais un très grand nombre, à commencer par Hippolyte et Achille. Que si ses héros prononcent quelquefois des paroles malsonnantes, faut-il mettre sur son compte tout ce que leur fait débiter la passion ou la colère, et lui intenter un procès, comme ce contemporain qui le tra­duisit en justice parce qu'Hippolyte avait dit : « La langue a juré, mais l'âme n'a pas juré (18) » Eschyle et Sophocle, à ce compte, ne seraient guère moins répréhensibles. Les légèretés de Jocaste, par exemple, auraient dû faire taxer d'impiété le pieux auteur d'Oedipe-Roi et d'Oedipe à Colone. Euripide avait raison, quoi qu'en dise W. Schlegel, de soutenir que, pourvu qu'un personnage portât à la fin la peine de ses méfaits, le poète était en droit de le peindre même vicieux et scélérat, et de mettre dans sa bouche des discours blasphématoires. Mais je ne félicite que médiocrement Euripide d'avoir un peu trop mérité l'éloge que fait de lui Quintilien, qu'il est, de tous les tragiques, celui dont l'étude est le plus utile aux aspirants orateurs. Ses personnages discutent et avocassent quelquefois, et oublient, dans le plaisir d'étaler ? leur faconde, qu'ils sont là pour autre chose que pour unes escrime oratoire.

Pathétique d'Euripide.

Quintilien corrige, il est vrai, ce que son éloge pourrait avoir de fâcheux pour Euripide, en indiquant les grandes et magnifiques qualités par lesquelles le poète s'est placé à côté et non pas au-dessous de Sophocle et d'Eschyle : « Il est admirable dans l'expression de toutes les affections de l'âme, de celles particulièrement que fait naître la pitié ; là, il est sans rival. » Oui, quand même Euripide aurait plus de défauts encore que la loupe des critiques n'en a découvert et que leur imagination n'en a inventé, Euripide n'en resterait pas moins au rang que lui a assigné l'admiration des siècles. C'est le peintre des passions humaines ; c'est l'homme qui a pénétré le plus avant dans les abîmes de notre être. Ce n'est pas le héraut de la vertu, et il a songé à émouvoir et à dominer les âmes, bien plus peut-être qu'à les purifier et à les instruire. Nul n'a produit sur la scène avec des traits plus vifs et plus poignants les séductions du désir, le trouble des sens, l'anéantissement de la volonté, les ivresses de bonheur suivies du repentir et du désespoir, et, comme dit Longin, l'effrayante image de la raison abattue et détruite par le malheur. Ne le comparons point à Sophocle, encore moins à Eschyle ; ne l'estimons qu'en lui-même. Eschyle ni Sophocle n'ont jamais retracé les douloureuses dévastations du cœur, qui sont le thème le plus ordinaire des compositions d'Euripide. Confessons qu'Euripide n'a ni l'enthousiasme profond d'Eschyle, ni la sereine majesté de Sophocle, et qu'il leur est inférieur à tous deux par les plus nobles côtés de l'art ; mais revendiquons pour lui l'honneur d'avoir montré l'homme à lui-même, et d'avoir excellé à peindre des tableaux merveilleux de vérité et de pathétique, dans une manière que personne avant lui n'avait soupçonnée, dont nul après lui, chez les anciens, n'a retrouvé le secret. Aristote, qui lui adresse tant de reproches plus ou moins fondés, n'a pourtant pas essayé de nier la puissance de son génie. Il n'hésite pas à proclamer Euripide le plus tragique des poètes. C'est là le jugement le plus exact et le plus sensé qu'on ait jamais porté sur Euripide ; c'est celui auquel je me tiens, et dont je voudrais réussir à mettre les éléments en lumière.
Peu nous importe que le grand poète, se défiant trop de la puissance des paroles, ait recouru de temps en temps au costumier du théâtre de Bacchus, pour faire entrer par les yeux la pitié dans les âmes. Ces rois qu'il faisait paraître en haillons, et qui tendaient la main comme des mendiants n'étaient nullement des gueux sans vergogne, quoi qu'en aient dit les comiques, et ils s'exprimaient dans un langage décent et digne. C'est à une pièce d'Euripide, aujourd'hui perdue, que songeait Horace, et à quelques-uns de ces rôles tant honnis par Aristophane, quand il écrivait; « Télèphe et Pélée, tous deux pauvres et exilés, rejettent bien loin les phrases ampoulées et les mots longs d'une aune, s'ils veulent toucher par leurs plaintes (19). » Je conçois que des héros travestis de la sorte aient scandalisé les vieux Athéniens, les restes héroïques des combats de Marathon et de Salamine; mais nous, qui avons vu et toléré sur la scène toutes les laideurs physiques et toutes les horreurs morales, serons-nous plus sévères, pour un poète mort depuis vingt-deux siècles, que ne l'ont été, en définitive, ses délicats et difficiles contemporains ? Car les Athéniens ont fini par lui pardonner ces images. Ils s'y sont parfaitement accoutumés ; et ils n'ont pas cru qu'il valût la peine, pour si peu, de dévouer Euripide aux dieux infernaux, ou de lui faire avaler la ciguë.
Dans tout ce qui précède, je n'ai guère fait que résumer les caractères généraux des tragédies d'Euripide. Je me hâte d'ajouter que plusieurs sont de vrais chefs-d'œuvre, presque complètement exempts des défauts habituels du poète, et où brillent dans tout leur éclat les vertus qui lui sont propres, Ainsi Médée, ainsi surtout les Bacchantes et Iphigénie à Aulis. Ces belles compositions n'ont pas beaucoup à envier, et pour la conception de l'ensemble, et peur l'ordonnance des parties, et pour la tenue des principaux personnages, et pour l'unité et la force de l'impression, aux plus rares merveilles du théâtre antique. Seulement le souffle lyrique ne les embrase pas, et la vie héroïque y a pris quelque chose des teintes de la vie commune. A elles encore s'appliqua le mot qu'on prête à Sophocle : « Euripide a peint les hommes tels qu'ils sont. »

Style d'Euripide.

Le style d'Euripide dans le dialogue ne diffère proprement de la prose que par le choix exquis et la position des mots, et par leurs combinaisons métriques. On dit cependant que c'est avec une extrême difficulté qu'il faisait ces vers qui nous paraissent si faciles, Lui-même affirmait une fois que trois de ses vers lui avaient coûté trois jours de travail. Peu nous importe d'ailleurs : le temps ne fait rien à la chose. Ce qui est certain, c'est que le style d'Euripide se recommande à notre admiration par quelques-unes des plus rares qualités qu'on puisse désirer chez un écrivain. Élégant, clair, harmonieux, toujours coulant et flexible, ce style se prête à tous les besoins de la pensée ; il en saisit et en illumine, pour ainsi dire, les plus fugitives nuances : « Euripide, dit l'abbé Barthélemy, d'après les anciens, ne retint presque aucune des expressions spécialement consacrées à la poésie ; mais il sut tellement choisir et employer celles du langage ordinaire, que, sous leur heureuse combinaison, la faiblesse de la pensée semble disparaître et le mot le plus commun s'ennoblir. » Voilà pourquoi la lecture des tragédies d'Euripide n'offre aucune de ces difficultés qu'on rencontre à chaque pas à travers la diction de Sophocle et surtout d'Eschyle. Je ne regrette pas qu'Eschyle et Sophocle soient ce qu'ils sont ; mais je regrette bien moins encore qu'Euripide soit Euripide, et qu'il n'ait pas tenté, contre nature, d'écrire à la façon de Sophocle ou d'Eschyle. Les chants de ses chœurs sont dans le dialecte de la grande poésie lyrique ; mais Euripide s'y retrouve encore : si l'inspiration est plus élevée, si le ton est plus poétique, si la phrase prend un tour plus ample et plus majestueux, la pensée se révèle, au travers des mots, presque aussi claire et aussi aisée à comprendre que dans le dialogue. Les poètes de la nouvelle Comédie ne s'acharnèrent point, comme ceux de l'ancienne, sur les vices réels ou supposés du style d'Euripide. Ménandre, par exemple, professait pour le poète une admiration sans bornes : « C'est lui qu'il prit pour modèle, dit Quintilien, malgré la différence des genres. C'est le style d'Euripide, ce sont ses formes poétiques, c'est sa diction même, qui se montrent en effet dans tout ce qui nous reste des œuvres de Ménandre et de ses émules. »

Enthousiasme des anciens pour Euripide.

Je finirai ce chapitre par quelques anecdotes qui donneront une idée de la réputation extraordinaire dont jouit Euripide et pendant sa vie et après sa mort, et des merveilleux effets que produisaient ses poésies, non seulement sur les âmes des Athéniens, mais sur celles de tous les peuples grecs et même des barbares grécisés.
Les soldats de l'armée de Nicias qui avaient été faits prisonniers par les Siciliens furent enfermés dans les Carrières, ou vendus comme esclaves. Mais beaucoup d'entre eux durent aux vers d'Euripide leur vie et leur liberté : « Il paraît, dit Plutarque dans la Vie de Nicias, qu'entre tous les Grecs du dehors, il n'en était pas qui eussent pour les poésies d'Euripide autant de passion que ceux de Sicile. Chaque fois que les voyageurs leur en apportaient des fragments et leur en faisaient goûter quelques essais, ils les apprenaient par cœur et se les transmettaient avec amour les uns aux autres. Aussi dit-on qu'alors beaucoup de ceux qui revinrent sains et saufs allèrent, en rentrant dans leur patrie, saluer Euripide avec reconnaissance, et lui raconter les uns qu'ils avaient été affranchis pour avoir appris à leurs maîtres ce qu'ils se rappelaient de ses poèmes, les autres qu'en errant après le combat ils avaient reçu à manger et à boire pour avoir chanté ses vers. » A ce propos, Plutarque raconte encore qu'un vaisseau de Caunus en Carie, poursuivi par des corsaires, et à qui on avait d'abord refusé l'entrée d'un port de la Sicile, y fut admis après qu'on eut demandé à ceux qui le montaient s'ils savaient quelque chant d'Euripide, et qu'ils eurent répondu à la satisfaction des Siciliens.
L'Électre
n'est pas, à beaucoup près, la meilleure des pièces d'Euripide. La fable est romanesque et invraisemblable, les caractères manquent de dignité, et le dialogue tourne quelquefois presque au comique et à la parodie. Ainsi la façon plus ou moins heureuse dont Eschyle, dans les Choéphores, avait ménagé la reconnaissance d'Oreste et de sa sœur, est indirectement l'objet, dans l'Électre d'Euripide, d'une critique vive et spirituelle, mais un peu outrée, et qui n'est guère à sa place. Cette médiocre tragédie est encore une tragédie d'Euripide : il y a du mouvement, de l'intérêt, du pathétique ; les Athéniens n'ont pas été si durs pour elle que la plupart des critiques modernes, et ils ont tout pardonné à ce qui leur faisait verser des larmes. Après la prise d'Athènes par Lysandre, il fut question parmi les vainqueurs de détruire la ville, et de réduire tous les citoyens en esclavage : « L'assemblée, dit Plutarque dans la Vie de Lysandre, fut suivie d'un festin où se trouvèrent tous les généraux, et pendant lequel un Phocéen chanta ces vers du premier chœur de l'Électre d'Euripide : « O fille d'Agamemnon, je suis venue vers ta demeure rustique.... A ce moment, tous les convives se trouvèrent attendris ; et ils virent tout ce qu'il y aurait d'horrible à détruire une ville si célèbre et qui avait produit de si grands hommes. »
Les Arsacides, tout Parthes qu'ils étaient, mettaient leur vanité à suivre les exemples des rois descendus des successeurs d'Alexandre. Ils avaient des acteurs grecs à leur cour, et ils faisaient leurs délices des tragédies d'Euripide. Le jour où l'on apporta à Hyrodès la tête de Crassus, on jouait devant lui les Bacchantes. L'acteur Jason de Tralles saisit cette hideuse dépouille; et, comme la bacchante qui porte la tête de Penthée, il chanta avec un enthousiasme frénétique « Nous apportons des montagnes ce cerf qui vient d'être tué ; nous allons au palais ; applaudissez à notre chasse (20) ! »
Lucien, dans plus d'un passage, se moque de ce qu'il nomme l'euripidomanie. Il en accuse et le philosophe Ménippe, et Jupiter le maître des dieux, et lui-même Lucien, tout le premier. Il conte même assez sérieusement une fort plaisante histoire, arrivée selon lui du temps de Lysimachus (21) . Un artiste de talent avait joué à Abdère l'Andromède d'Euripide, tragédie qui n'existe plus. Depuis lors et pendant plusieurs mois, jusqu'au retour de l'hiver, on vit les Abdéritains se promener par la ville, gesticulant comme l'artiste dont l'enthousiasme avait fasciné leur imagination, et déclamant à l'envi : « O amour, tyran des hommes et des dieux ! »
W. Sehlegel, qui a épuisé peu s'en faut contre Euripide tous les traits d'une critique aussi savante que rude et passionnée, est bien forcé de convenir lui-même que nul poète n'a été doué d'un esprit plus fécond en ressources, ni plus merveilleusement adroit dans tous les exercices intellectuels, ni plus distingué par une foule de qualités aimables et brillantes. Il rend justice à cette heureuse facilité et à ce charme séduisant qui n'abandonnent jamais Euripide, même dans ses plus Condamnables écarts.

CHAPITRE XXI.

DÉCADENCE DE LA TRAGÉDIE.

Poètes tragiques du Cinquième siècle dont les œuvres sont perdues. - Poètes tragiques du quatrième siècle.

Poètes tragiques du cinquième siècle dont les oeuvres sont perdues.

Un siècle entier sépare les débuts dramatiques d'Eschyle des représentations de l'Oedipe à Colone, de l'Iphigénie à Aulis et des Bacchantes. Combien de poètes, durant ces cent années, ont triomphé dans le concours des tragédies nouvelles ! combien plus encore ont dû tenter la fortune littéraire sans jamais emporter la couronne, sans même parvenir à recevoir un chœur de l'archonte éponyme ! Mais c'est à peine si les noms de quelques-uns ont surnagé ; et de tant d' œuvres considérables il ne reste plus que des débris informes. Deux poètes pourtant avaient mérité de figurer, après Eschyle, Sophocle et Euripide, dans le canon alexandrin, comme l’on nomme la liste des auteurs classiques dressée par Aristarque et Aristophane de Byzance. Ces deux poètes tragiques, aujourd'hui inconnus, Ion et Achéus, avaient disputé maintes fois le prix de la tragédie et à Sophocle, et à Euripide, et à d'autres contemporains.

Ion était de Chios, mais il passa presque toute sa vie à Athènes. Il eut d'assez grands succès an théâtre, et il fut l'ami de Sophocle en même temps que son rival quelquefois heureux. Il prenait dans les épopées d'Homère presque tous les sujets de ses compositions dramatiques. C'était agir en bon et digne compatriote envers l'homme que les habitants de Chios revendiquaient de tout temps pour leur concitoyen. Les pièces d'Ion manquaient, à ce qu'il semble, de chaleur et de vie. C'étaient des poèmes dont le mérite principal consistait dans une sage ordonnance, et, comme nous pouvons encore en juger, dans un style modérément orné et qui n'était ni sans élégance ni sans grâce. Ion n'était pas seulement un poète dramatique. Il avait écrit aussi des élégies, des chants lyriques, et même un ouvrage historique en prose ionienne, où il avait rassemblé de curieux détails sur les aventures et la vie publique et privée de plusieurs personnages du temps et de Sophocle lui-même.

Achéus était d'Érétrie. Il ne remporta qu'une fois le prix ; mais il passe pour avoir excellé dans le drame satyrique, sinon tout à fait dans la tragédie. On le regardait, après Eschyle, comme le plus parfait auteur en ce genre. Le style d'Achéus était parfois, dans ses tragédies, un peu obscur et forcé ; et ses combinaisons de fables mythologiques, à n'en juger que d'après les fragments mêmes de ses pièces, étaient bien autrement étranges encore, relativement à nos idées habituelles, que ces inventions tant reprochées à Euripide.

Agathon d'Athènes, que les Alexandrins n'ont point porté sur leur liste, semble avoir été pourtant un poète dramatique d'une réelle valeur, et supérieur peut-être aux deux hommes que je viens de nommer. Il est probable que l'afféterie de son style lui aura nui dans l'esprit de ces critiques, bien plus préoccupés de l'expression de la pensée que de la force inventrice qui sait créer des oeuvres nouvelles. Agathon débuta jeune au théâtre, en l'an 416 ; et il mourut environ l'an 400, dans la force de l'âge, en Macédoine. Il avait passé à la cour du roi Archélaüs d'assez longues années, car il s'y était trouvé en même temps qu'Euripide. Le dialogue de Platon intitulé le Banquet n'est autre chose qu'une conversation qui s'était tenue, selon le philosophe, dans un souper donné par Agathon à ses amis, le lendemain da jour où Agathon avait sacrifié aux dieux pour leur rendre grâces de sa première victoire dramatique, qui était aussi l'honneur décerné à sa première tragédie. Platon fait parfaitement connaître et l'élégance efféminée des mœurs d'Agathon, et la nature sophistique et raffinée de son esprit. Il lui prête un discours fort spirituel, mais plein d'ornements recherchés et d'antithèses. Agathon semble pourtant n'avoir pas manqué, malgré ses défauts, d'habileté à combiner des éléments dramatiques, et à exciter l'intérêt par la nouveauté des tableaux et par le mouvement de la scène, sinon par la vérité et la profondeur des sentiments et par la puissance d'un grand talent poétique. Il se fiait tellement aux ressources de son imagination, qu'il entreprit de se passer complètement, au moins une fois, de toute base historique ou mythologique, et de composer une tragédie où tout était d'invention, événements et caractères. W. Schlegel conjecture que cette pièce, intitulée la Fleur, n'était ni touchante ni terrible, et qu'elle offrait des tableaux agréables dans le genre de l'idylle. Rien n'empêche en effet de voir, dans l'essai d'Agathon, la création d'une sorte de drame, héroïque seulement à demi, et, comme dit Schlegel, une transition préparatoire à la Comédie nouvelle.
Le plus long des morceaux qui nous restent des tragédies d'Agathon n'a que six vers ; mais ces six vers suffisent pour nous faire connaître à quels jeux d'esprit s'abaissait quelque-fois ce poète. Un berger, qui ne sait pas lire, décrit lettre par lettre le nom de Thésée (YHSEUS), en rapportant ce qu'il vient d'apercevoir : « Parmi ces caractères, on voyait d'abord un rond avec un point au milieu, puis deux lignes debout, jointes ensemble par une autre ; la troisième figure ressemblait à un arc de Scythie ; puis venait un trident couché, puis deux lignes faisant un angle au sommet d'une ligne debout ; puis la troisième figure de nouveau, et c'était la fin.» Ce qui est encore plus étrange que la chose même, c'est qu'Euripide avait fourni à Agathon le modèle de cette scène bizarre. Il va sans dire que les successeurs d'Agathon ne manquèrent pas d'imiter ces beaux exemples, et d'enchérir sur leurs devanciers.

Je dois mentionner pour mémoire Néophron de Sicyone, qu'Euripide avait, dit-on, imité de fort près dans sa Médée, ou qui, suivant d'autres, s'était approprié la Médée d'Euripide en la remaniant et en la remplissant de ses interpolations. Ce Néophron avait pourtant composé cent vingt pièces. Je n'ai rien de particulier à noter sur ce Carcinus dont Aristophane s'est tant moqué, ni sur les fils de Carcinus, ni sur Critias, qui fut un des trente tyrans, sinon qu'ils avaient fait des tragédies. Denys l'Ancien, qui se piquait, ainsi qu'on sait, de poésie, obtint une fois le prix dans les concours dramatiques d'Athènes. Le sujet de la tragédie couronnée était emprunté à Homère. C'était le rachat du cadavre d'Hector, tableau plus d'une fois mis sur la scène par les vieux maîtres. C'est pour avoir dit la vérité sur les pièces de Denys, que le railleur Philoxène avait été conduit aux Carrières. Elles ne valaient rien ; et pourtant Denys avait acheté les tablettes d'Eschyle à grand prix, et c'est sur les tablettes d'Eschyle qu'il déposait chaque jour les produits de sa muse. Soyez donc tyran ; et même bel esprit, et même un peu poète ! Je dois énumérer aussi les nombreux tragiques fournis par les familles d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, savoir : Euphorion et Bion fils d'Eschyle, qui remportèrent plusieurs fois le prix ; Philoclès son neveu, qui évinça du premier rang un des chefs-d'œuvre de Sophocle ; Morsimus fils du précédent, poète détestable ; Astydamas fils de Morsimus, poète d'une fécondité prodigieuse, et qui remporta quinze victoires dramatiques ; un autre Philoclès et un autre Astydamas, tous deux fils de celui que je viens de nommer ; Iophon et Ariston, fils de Sophocle ; Sophocle le jeune, fils d'Ariston ; Euripide le jeune, fils ou neveu d'Euripide. Les contemporains semblent avoir fait quelque estime de la plupart de ces poètes ; mais les siècles suivants ont laissé périr leurs ouvrages, et tomber leur renommée dans un profond et éternel oubli.

Poètes tragiques au quatrième siècle.

Aristote cite comme un auteur digne d'être lu Chérémon, qui florissait au commencement du quatrième siècle, et qui avait innové à sa façon dans la poésie dramatique. Chérémon avait mêlé tous les mètres dans une de ses pièces, intitulée le Centaure ; étrange amalgame, et qu'il n'a pu se faire pardonner qu'à force de talent. Au reste, Chérémon était à peine un poète dramatique. L'action de ses tragédies était nulle ; les personnages n'y paraissaient que pour fournir à Chérémon l'occasion de parler lui-même sous leur masque. Ce n'était pas comme dans Eschyle, où les récits et les descriptions appartiennent réellement aux personnages, et suppléent à ce qui manque à l'action. Chérémon aimait surtout à peindre des objets capables de faire une agréable impression sur les sens. Il excellait dans les portraits de la beauté féminine ; et ce thème inépuisable, il y puisait sans cesse et sans fin, à la grande satisfaction de ses auditeurs.
On peut bien dire qu'à partir de ce temps il n'y a plus de tragédie. Les concours subsistent encore, et chaque année on couronne plusieurs fois des auteurs tragiques, ou prétendus tels, au théâtre de Bacchus ; mais les oeuvres de ces poètes n'ont plus rien de commun avec l'art d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. Chérémon avait remplacé le dialogue et l'intérêt dramatique par des récitations de tirades : en voici un, bientôt après, qui supprime, dans la tragédie, et les caractères, et les sentiments, et la poésie même, et qui transforme la tragédie en un plaidoyer. Ses personnages sont des avocats qui soutiennent des thèses les uns contre les autres, et avec toute la science, avec toutes les subtilités des plus consommés sophistes ; et ce poète remporte le prix au théâtre ! Il se nommait Théodecte ; il était né à Phasélis, et il florissait vers le milieu du quatrième siècle. La scène d'une de ces pièces, intitulée Lyncée, était au tribunal d'Argos. Danaüs et Égyptus étaient les deux parties adverses ; et le premier finissait par être condamné à mort, grâce au talent déployé par Lyncée dans la défense de son père.
La tragédie était donc morte, et elle ne devait pas revivre. Les pastiches tragiques des lettrés alexandrins ou des écrivains des bas siècles n'étaient pas faits pour en ressusciter même l'ombre. Mais le génie dramatique ne s'était pas éteint avec elle : il s'appliquait à d'autres sujets, et il créait la grande comédie.

CHAPITRE XXII.

ANCIENNE COMÉDIE.

Origines de la comédie. - Susarion. - Comédie dorienne. - Caractère politique de la comédie athénienne. - Vie d'Aristophane. - Caractère d'Aristophane. - Style d'Aristophane. - Intérêt historique des comédies d'Aristophane. - Comédies d'Aristophane. - Un côté peu connu de la poésie d'Aristophane. - Poètes contemporains d'Aristophane.

Origines de la comédie.

« On connaît, dit Aristote au chapitre cinquième de la Poétique, les transformations de la tragédie et leurs auteurs ; il n'en est pas de même de la comédie, parce que, dans le principe, elle attira peu l'attention. Ce ne fut qu'assez tard que l'archonte donna un chœur aux poètes comiques ; et les auteurs ne dépendirent d'abord que d'eux-mêmes. Mais, une fois que la comédie a pris certaines formes, on commence à citer les noms des poètes comiques. Ainsi on ignore qui introduisit les masques et le prologue, et qui augmenta le nombre des acteurs, et tous les détails de ce genre. Mais on sait qu'Épicharme et Phormis inventèrent la fable comique. Cette partie est donc d'origine sicilienne. A Athènes, Cratès fut le premier qui renonça à la satire personnelle, pour traiter des fables et des sujets généraux. »
Il y avait en Attique, dès le temps de Solon et de Thespis, quelque chose qui se nommait déjà comédie, mais qui n'était pas plus la comédie que la tragédie-dithyrambe ne ressemblait aux drames de Sophocle et d'Euripide. C'était un chant de buveurs, le chant du comos, selon la plus vraisemblable étymologie. Toutes les fêtes se terminaient par un comos ou banquet ; mais ce mot désignait plus particulièrement le banquet des fêtes de Bacchus. Le dithyrambe était la partie grave et sérieuse de la solennité ; mais la joie éclatait bien vite après que le poète s'était tu et que la ronde avait cessé. Une procession plus animée que recueillie promenait le phallus, emblème de la génération ; et les phallophores chantaient, comme on peut croire, des hymnes qui différaient quelque peu du récit des aventures héroïques de Bacchus. Les chants phalliques accompagnaient des danses désordonnées, et qui ne ressemblaient guère non plus à la ronde dithyrambique. Quand l'ivresse physique venait se mêler à cette ivresse de l'imagination et des sens ; quand les banqueteurs, tout pleins de leur dieu, tout hors d'eux-mêmes et saisis d'un frénétique délire, gambadant, gesticulant, trébuchant, se mettaient à chanter à tue-tête, s'injuriaient à qui mieux mieux, se poussaient, se battaient ; quand on les voyait se barbouiller de lie, se grimer, se déguiser en bêtes ; quand ce tohu-bohu, cette espèce de carnaval, ce comos enfin, dansait et chantait à sa manière, on disait : « Voilà la comédie ! » Le mot comédie ne signifie en effet autre chose que chant du banquet : kvmÄdÛa, de kÇmow, banquet, et de Ðd®, chant. Les campagnes avaient, comme les carrefours d'Athènes, des comédies de ce genre. Celle de la saison d'automne se nommait, comme de raison, trygédie, c'est-à-dire chant des vendanges (22) ; mais le mot comédie était le nom générique, et il finit par prévaloir sur tous les autres.

Susarion.

Ce fut un homme de génie, celui qui le premier essaya de ramener à des règles tous ces éléments confus, et de faire passer le chœur comique sous le joug de la Muse. Les Athéniens en attribuaient la gloire à un poète né à Mégare, mais qui avait vécu en Attique, Susarion, contemporain de Thespis. Il est même probable que c'est lui qui fit monter ses choreutes sur le tombereau attribué à Thespis, et qui promena par les bourgs, comme dit Boileau, cette heureuse folie. La comédie devint, entre ses mains, une satire dialoguée et chantée, avec accompagnement de danses appropriées au sujet. Cette satire n'était ni moins licencieuse dans les paroles, ni plus réservée dans les gestes, que ne l'avait été la primitive comédie. Mais le coryphée et sa troupe chantaient ou parlaient en vers, tantôt récités par cœur, tantôt improvisés. Le chœur comique se perfectionna peu à peu, insensiblement, par l'œuvre de poètes dont nous ne connaissons pas plus qu'Aristote la date et les noms. Mais la grande invention, le perfectionnement par excellence, ce fut l'introduction de la fable, de l'épisode comme on disait, de l'élément dramatique enfin, dans la comédie. Que ce soit la Sicile ou l'Attique qui ait vu la première s'opérer cette révolution littéraire, assurément peu nous importe : il nous suffit que c'est au temps où florissait Eschyle, c'est-à-dire dans le premier tiers environ du cinquième siècle, qu'on joua les premiers drames intitulés comédies. Nul doute que cet art nouveau ne soit né, à Athènes ou ailleurs, des succès fortunés du spectacle tragique, suivant l'expression de Boileau : il est même assez étrange qu'on ait attendu si tard avant d'appliquer au chœur comique le procédé qui avait si merveilleusement réussi sur le dithyrambe, et qui en avait fait sortir, grâce à Thespis, à Phrynichus, à Pratinas, la tragédie et le drame satyrique.

Comédie dorienne.

Épicharme était un Dorien de Cos, mais il avait été transporté à Syracuse dès son bas âge. Il vécut en Sicile à la cour de ces souverains dont j'ai si souvent parlé, qui attiraient auprès d'eux, de toutes les parties de la Grèce, les poètes, les musiciens, les artistes. Il était célèbre surtout comme philosophe. Voici l'inscription que les Syracusains avaient fait graver sur sa statue : « Autant le grand soleil l'emporte par son éclat sur les autres astres et autant la mer a une puissance supérieure à celle des fleuves, autant l'emporte par sa sagesse Épicharme, à qui Syracuse a décerné des couronnes. »
Il avait écrit un grand nombre d'ouvrages très sérieux, et il passait pour le plus illustre représentant de l'école pythagoricienne. Il fut pourtant poète, et poète de génie. C'est grâce à lui que la comédie prit rang parmi les oeuvres littéraires. Ses comédies, ou plutôt ses satires dramatiques, semblent avoir été surtout des parodies antireligieuses. Les sujets en étaient pris dans la mythologie, et les dieux y jouaient des rôles plus ou moins bouffons et ridicules, C'est là qu'on voyait, par exemple, Jupiter transformé en gourmand obèse, Minerve en musicienne de carrefour, Castor et Pollux en danseurs obscènes, Hercule en brute vorace et insatiable. On admet généralement que l'original de l'Amphitryon de Plaute, et par conséquent de celui de Molière, était l'œuvre d'Épicharme. Ce qu'on ne saurait du moins contester, c'est que Plaute prenait souvent Épicharme pour modèle. Horace le dit en propres termes ; il dit aussi que les admirateurs de Plaute mettent le poète latin sur la même ligne que le poète sicilien. Cette seule remarque est de nature à nous faire vivement regretter la perte des comédies d'Épicharme ; mais ce qui rend les regrets plus vifs encore, c'est qu'Horace donne clairement à entendre que Plaute, dans ses imitations de la comédie dorienne, était resté bien au-dessous de son modèle. Nous n'avons pas même de quoi, dans les tristes reliques du génie d'Épicharme, contrôler sur aucun point ou l'opinion des admirateurs de Plaute ou l'opinion sous-entendue d'Horace.
Épicharme fonda en Sicile une sorte d'école poétique. Le plus célèbre des comiques siciliens après Épicharme, c'est Phormis. Nous le connaissons moins encore que son maître, On conjecture seulement que Phormis n'avait pas quitté les voies ouvertes par Épipharme, et que ses comédies, comme celles d'Épicharme, étaient avant tout des satires mythologiques, des parodies antireligieuses.

Caractère politique de la comédie athénienne.

La comédie athénienne, dans une démocratie ombrageuse et passionnée, devait être et fut avant tout une satire politique. Ce n'est pas qu'elle épargnât toujours les dieux, et qu'elle ne fît son profit de mainte scandaleuse légende peur égayer las auditeurs. Mais l'intérêt prédominant sinon unique de ses tableaux, c'était la critique des actes, des opinions, de toutes les fautes, de toutes les folies ; une critique acerbe, mordante, impitoyable, qui n'épargnait ni grand, ni petit, ni le talent, ni le génie, ni la vertu même.
J'ignore, comme tout le monde, ce qu'étaient les pièces de ce Cratès mentionné par Aristote ; mais je n'hésite pas à affirmer que Cratès fut essentiellement un poète politique. Il en est de même de Cratinus et d'Eupolis, qui sont rangés, dans le canon alexandrin, parmi les classiques de l'ancienne Comédie, et qui précédèrent, mais d'assez peu, Aristophane. C'étaient, comme Aristophane, des moralistes à leur manière, et qui s'imaginaient aussi rendre de grands services à la chose publique et travailler dans l'intérêt du juste et de l'honnête : « Eupolis, Cratinus et Aristophane, dit Horace, et tous les autres poètes de l'ancienne Comédie, rencontraient-ils quelque caractère digne d'être dessiné, un méchant, un voleur, un impudique, un coupe-jarret, ou tout autre vaurien, ils ne se gênaient pas pour le signaler à tous (23). »
Ce n'est pas seulement par la nature des sujets ou par le choix des personnages, que les poètes se donnaient toute licence satirique. Il y avait, dans le chœur, des passages où les acteurs n'étaient plus des acteurs, et où le coryphée parlait pour le compte de l'auteur même. C'est ce qu'on nommait parabase, c'est-à-dire passage en rang, à raison du mouvement que faisait le chœur pour se mettre en face du public, avant de lui chanter ou de lui débiter ce qui s'adressait directement à lui : « La parabase, dit Otfried Müller, formait une marche de chœur au milieu de la comédie. Elle est évidemment sortie de ces cortèges phalliques qui avaient été l'origine de tout le drame. Elle est l'élément primitif de la comédie, depuis développée et devenue une oeuvre d'art. Le chœur qui, jusqu'au moment de la parabase, a eu sa position entre la scène et la thymèle le visage tourné vers la scène, fait un mouvement, et passe en rangs le long du théâtre, dans le sens le plus étroit du mot, c'est-à-dire devant les bancs des spectateurs. Telle est proprement la parabase. Le chœur l'accompagne l'un chant qui consiste d'ordinaire en tétramètres anapestiques ou autres vers longs. Puis vient l'adresse directe au peuple. Le poète parle de ses affaires personnelles, du but qu'il se propose dans ses ouvrages, des services qu'il a rendus à l'État, de ses rapports avec ses rivaux. Il dit ses griefs contre la cité, lance des boutades par-ci par-là à sa fantaisie. C'est ainsi que s'était transformée la licence de l'ancien chœur ambulant : Il était naturel, remarque à ce propos Otfried Müller, dès que la parabase devint comme le centre de la comédie, qu'on mît, à la place des brocards contre les individus, quelque pensée importante, une pensée d'intérêt général, tandis que les plaisanteries à l'intention de tel ou tel spectateur pouvaient toujours, conformément aux traditions comiques, être placées dans la bouche du chœur, à n'importe quel endroit de la pièce, et sans aucun égard ni au sujet ni à la vraisemblance. » On trouve en effet, dans plusieurs pièces d'Aristophane, des sorties de ce genre ; et c'est bien en vain que certains commentateurs ont cherché à les expliquer autrement que par les caprices du poète. La moindre réminiscence passagère suffit, comme dit très bien l'illustre critique, pour déterminer de pareilles sorties.
Quoi qu'il en soit, c'est au talent poétique de Cratinus et d'Eupolis que la comédie dut son installation au théâtre de Bacchus sur le pied d'égalité avec la tragédie et le drame satyrique. L'archonte éponyme accorda enfin le chœur aux poètes comiques, et il y eut, pour la comédie aussi, des concours, des prix solennellement décernés. On dit que Périclès obtint momentanément la suppression des représentations comiques, dont la licence choquait son goût délicat, et qui nuisaient, par la rude franchise des attaques, à ses desseins ambitieux. Mais le peuple ne put se passer longtemps des plaisirs accoutumés. La comédie rentra, au bout de trois ans, dans tous ses privilèges. Il paraît seulement qu'on imagina de refuser le chœur à tout poète qui n'était pas âgé de quarante ans au moins selon les uns, de trente selon les autres. On ne voulait pas laisser cette arme terrible de la censure politique et morale à des mains inexpérimentées. Mais cette limite d'âge s'éludait sans trop de peine, à l'aide de prête-noms, ou, grâce à des magistrats complaisants. Au reste, quand Aristophane débuta dans la carrière, vers le commencement de la guerre du Péloponnèse, nul ne contestait plus aux poètes comiques le droit de traduire sur la scène tous les personnages vivants, avec le masque et le costume qui les rendaient à l'instant reconnaissables ; le droit de les peindre et même de les défigurer ; le droit de médire de tout et de tous ; que dis-je ? le droit de calomnier, d'outrager, d'imputer aux plus honnêtes gens ou des actions ou des pensées honteuses : « L'usage des masques, dit Otfried Müller, et d'un costume varié et très apparent, était commun à la comédie et à la tragédie ; mais rien ne se ressemblait moins que ce qu'on voyait sur les deux scènes. D'après les allusions d'Aristophane, car nous n'avons point de renseignements précis, les acteurs de l'ancienne Comédie différaient beaucoup des acteurs mêmes de la Comédie nouvelle, de la comédie de Plaute et de Térence. Ceux-ci nous sont connus par de curieuses miniatures des vieux manuscrits. Ils portaient à peu près le costume de la vie ordinaire, la tunique, le pallium des personnages représentés. Le costume des acteurs d'Aristophane se rapprochait de celui des bouffons de tréteaux peints sur certains vases de la Grande-Grèce : veste et pantalons collants, rayés de diverses couleurs et rappelant ceux de l'arlequin moderne ; de grosses panses et autres enlaidissements et accessoires d'une indécence et d'une insolence intentionnelles ; toute la figure grotesque voilée par un petit mantelet tout au plus ; des masques enfin à traits marqués, exagérés jusqu'à la caricature, quoiqu'il fut facile d'y reconnaître le personnage réel, au cas où il y en avait quelqu'un dans la pièce. On sait qu'Aristophane obtint à très grand'peine des faiseurs de masques qu'ils lui fissent, pour la représentation des Chevaliers, le visage reconnaissable du redouté démagogue Cléon. Mais c'est surtout le costume du choeur qui avait un caractère fantastique et bizarre. »
La comédie était donc, sous une forme fantastique, l'image ou, si l'on veut, la caricature de la vie publique des Athéniens; une répétition des scènes de la rue et de l'agora ; quelque chose enfin de vif, de violent, de populacier; un composé d'ordures, d'obscénités, de mensonges, de folies, de bon sens, de vérités, de peintures souvent pleines de charme, de fraîcheur et de grâce ; un monstre sans doute, mais un monstre athénien, c'est-à-dire la beauté encore, quoique souillée et flétrie par d'impurs éléments. Aussi les hommes seuls assistaient-ils à ces représentations, où se remuaient tous les intérêts, toutes les passions, toutes les idées, et où les femmes et les enfants n'auraient trouvé que des leçons de cynisme et d'immoralité. Aristophane fut le maître du genre; et, comme il est le seul poète comique de l'antiquité grecque dont nous ayons autre chose que des débris, nous devons nous arrêter quelque temps sur ce nom fameux.

Vie d'Aristophane.

On ne sait ni en quelle année Aristophane naquit, ni en quelle année il mourut. On croit seulement qu'en 427, quand il fit représenter sa première comédie, il n'avait pas encore l'âge légal pour être apte à obtenir un chœur, c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, qu'il n'avait pas encore trente ans. Aussi fit-il recevoir sa pièce sous un nom d'emprunt ; et il usa plusieurs fois, avec les archontes, du même subterfuge. Les Nuées, jouées en 424, sont, comme il le dit lui-même dans la parabase, c'est-à-dire dans l'endroit de la pièce où il parle directement par la bouche du chœur, la première comédie qu'il ait donnée sous son nom. Le Plutus, son dernier ouvrage, ou du moins le remaniement du Plutus et sa remise au théâtre, est de l'an 390. A partir de ce temps, ou Aristophane est mort, ou il a cessé tout commerce avec la scène.
On croit que la famille du poète était originaire de l'île de Rhodes ; et il est possible que lui-même il ne fût pas né en Attique. Le démagogue Cléon, qu'il avait attaqué dans sa première comédie, intitulée les Babyloniens, que nous n'avons plus, chercha à se venger de ses sarcasmes et l'accusa de n'être pas citoyen d'Athènes. Mais Aristophane échappa heureusement aux poursuites de son ennemi, et se vengea à son tour, en traduisant Cléon, de sa personne sur le théâtre, et en l'y flagellant sans pitié. C'est Aristophane lui-même qui joua le rôle de Cléon, aucun acteur n'ayant eu le courage de s'exposer aux ressentiments de cet homme vindicatif et presque tout puissant.

Caractère d'Aristophane.

Aristophane est un adversaire de toute nouveauté bonne ou mauvaise, en politique, en morale, en littérature. Tel il s'est montré dès son début, en gourmandant le peuple et en frondant ses favoris ; tel il est resté durant toute sa carrière. C'est le plus aristocrate des poètes, malgré ses semblants de respects pour la multitude ; et le peuple est un des personnages dont il a le plus souvent et le plus heureusement persiflé les vices et les travers. Aristophane lui adresse à chaque instant les plus sévères leçons ; et ce mentor étrange prodigue tant de sel et tant d'esprit, qu'on l'écoute et qu'on lui pardonne. Il se fait applaudir par ceux-là mêmes sur lesquels il frappe à coups redoublés : « Jamais aucun souverain, dit W. Schlegel, et le peuple d'Athènes en était un dans ce temps-là, ne s'est laissé dire d'aussi bonne grâce des vérités aussi fortes, et n'a mieux entendu la plaisanterie. » Mais je doute fort que ce souverain ait fait grand profit, pour s'amender, de ces réprimandes si vertement et si joyeusement administrées. Il est allé se corrompant de jour en jour davantage ; et la comédie, en assaisonnant de poisons et d'ordures le bon sens et la vérité, n'a travaillé, en définitive, qu'à l'avilissement des mœurs, à la destruction des idées saintes, à l'abaissement des caractères. Je condamne donc, et en soi et dans leurs résultats pratiques, les moyens employés par Aristophane pour se faire accueillir de ses contemporains. Je n'examine pas même s'il lui était loisible d'en employer d'autres, et d'épurer la comédie.
Aristophane n'est certes point le plus grand des comiques. Mais nul satirique ne l'a jamais égalé, ni dans l'antiquité ni dans les temps modernes ; nul homme n'a jamais été doué d'une imagination plus puissante et plus féconde ; nul poète n'a jamais réuni en sa personne plus de qualités opposées, la verve sarcastique et la rêverie, le calcul de la raison et les élans lyriques, la fougue indomptable de la pensée et l'exquise perfection de la forme ; nul poète enfin n'a jamais été plus complètement poète qu'Aristophane. Et l'on ne peut pas même dire qu'il ait traîné la Muse dans la fange : c'est la fange, que son esprit a pétrie, façonnée, dorée, animée du souffle de la vie, et qu'il a rendue digne, s'il est permis de profaner ce mot, des regards et des embrassements de la Muse. La Bruyère disait du livre de Rabelais, que c'était le charme de la canaille, et que ce pouvait être aussi le mets des plus délicats. Mais il n'y a que la canaille athénienne, c'est-à-dire le plus fin, le plus spirituel, le plus dédaigneux, le plus lettré dès peuples du monde, qui fût en état de dignement goûter Aristophane. Les plus délicats ont été de tout temps les plus décidés admirateurs du génie de ce grand poète, à commencer par Platon, à finir par l'auteur du Télémaque. Platon, qui avait fait figurer Aristophane au banquet d'Agathon, et qui lui avait prêté un discours digne tout à la fois de son esprit et de son cynisme, écrivit, après sa mort, cette épigramme, qui n'a rien de trop exagéré : « Les Grâces, cherchant un sanctuaire indestructible, trouvèrent l'âme d'Aristophane. »
Il est vrai que Platon n'a pas connu les poètes de la Comédie nouvelle. Peut-être eût-il moins admiré l'atticisme d'Aristophane, s'il avait eu pour point de comparaison l'atticisme de Ménandre. Ce qui reste de l'ouvrage de Plutarque sur les deux grands comiques de la Grèce nous montre que Ménandre avait fait tort à Aristophane, et que la comédie de mœurs, c'est-à-dire la vraie comédie, avait rendu les esprits plus délicats, plus sévères par conséquent dans l'appréciation des mérites de la comédie-satire : « Le style d'Aristophane, dit Plutarque, est un mélange de tragique et de comique, de sublime et de bas, d'enflure et d'obscurité, de sérieux et de badin, qui va jusqu'à la satiété. C'est, en un mot, une inégalité continuelle. Il ne donne pas à ses personnages le ton qui convient à leurs caractères. Chez lui, un prince parle sans dignité, un orateur sans noblesse ; une femme n'y a pas la simplicité de son sexe ; un bourgeois et un paysan, le langage commun et grossier de leur état. Il les fait tous parler au hasard, et il leur met à la bouche les premières expressions qui se présentent ; en sorte qu'on ne peut distinguer si c'est un fils ou un père qui parle, un homme rustique, un dieu, une femmelette on un héros. » Il est probable que Ménandre observait mieux qu'Aristophane la vérité des caractères, et que ses personnages avaient plus de tenue, une harmonie de sentiments plus parfaite, et qu'ils parlaient toujours le langage même de la nature. Voilà ce qui a fait porter à Plutarque ce jugement plus que rigoureux, sur un poète qui n'eut jamais d'autre but que de soulever le rire, et qui traçait non point des portraits vivants, mais des charges de la réalité. Il y a donc bien des réserves à faire sur cette impitoyable condamnation. Le style d'Aristophane ne doit point être confronté avec un idéal comique qu'Aristophane n'a pu deviner. C'est en lui-même qu'il le faut sentir ; c'est aux effets produits qu'il le faut mesurer, c'est-à-dire à la force des coups satiriques, à la verve du sarcasme, au succès du fou rire. Même encore aujourd'hui, il ne tient qu'à nous de nous convaincre qu'Aristophane fut bien le favori des Grâces, et que Platon n'a point à rougir de son épigramme.

Style d'Aristophane.

Un pareil éloge n'eût pas été au-dessous de ce que méritait Sophocle lui-même. C'est qu'en effet ces deux hommes si dissemblables en tout le reste, Sophocle et Aristophane, furent deux écrivains de même famille, et doués de plusieurs talents parfaitement comparables. Oubliez un instant l'absolu contraste des sujets traités par les deux poètes ; ne faites attention qu'à l'expression de la pensée, au tour de la phrase, aux choix des termes, à leur position, à la physionomie du style, à l'harmonie intérieure de cette poésie et à son harmonie musicale : c'est la même vigueur et la même souplesse, le même tact infaillible, la même plénitude de sens ; ce sont les mêmes grâces et le même charme ; c'est la perfection de l'art consommé. Le seul défaut du style d'Aristophane, et ce défaut n'en est un que pour nous, c'est d'être chargé d'allusions, que saisissait à l'instant la malice des contemporains, et où nous ne distinguons trop souvent que d'indéchiffrables énigmes. J'ajoute encore que, de tous les mérites que prisaient les Athéniens dans cette diction à la fois savante et naïve, qui fut le secret d'Aristophane, les plus grossiers seulement nous sont perceptibles. Mais, en dépit de tant de siècles écoulés, et malgré l'imperfection de nos connaissances, nous y savourons quelque chose encore de ce parfum pénétrant et léger, qui était comme la naturelle émanation du sol de l'Attique, et dont est imprégnée toute la poésie d'Aristophane. C'est là, ou nulle part, qu'il peut nous être donné de comprendre ce qu'était l'atticisme tant célébré par les critiques anciens.

Intérêt historique des comédies d'Aristophane.

On exagère assez volontiers l'importance des comédies d'Aristophane, considérées comme des monuments de l'histoire d'Athènes. Oui sans doute, sous ces fictions plaisantes, sous ces masques grotesques, sous ce monde fantastique né du cerveau d'un homme, il y a dés réalités, il y a quelque chose de ce qui se remuait et vivait, au cinquième siècle avant notre ère, dans la société athénienne. Les comédies d'Aristophane sont la gazette, si j'ose ainsi parler, de la cité de Périclès, durant sa période la plus turbulente, la plus remplie d'événements, la plus féconde en péripéties. Mais cette gazette a été écrite par un homme de parti. C'est assez dire qu'Aristophane est loin de toujours mériter créance, et que ses assertions ont généralement besoin d'être soumises à un contrôle sévère. Cicéron a eu raison de le remarquer : la partialité des poètes de la Comédie ancienne avait quelque chose de révoltant. Médire des Cléon ou des Hyperbolus, passe encore ; mais calomnier un héros comme Lamachus, un sage comme Socrate, un homme d'État comme Périclès ! Il est évident que, si nous n'avions qu'Aristophane pour nous renseigner sur ceux-là mêmes qui furent l'honneur et la gloire du peuple athénien, nous courrions risque de tomber dans d'étranges bévues. On conte pourtant que, Denys le Jeune voulant connaître le gouvernement d'Athènes, Platon lui envoya les comédies d'Aristophane. Mais Platon lui-même n'était pas exempt de préjugés politiques. Comme Aristophane, il détestait la démocratie : il n'est donc pas très surprenant que la caricature ait eu à ses yeux les traits d'un tableau véritable, et qu'il l'ait donnée pour telle au tyran. Quant à nous, que rien n'aveugle plus sur les mérites ou les défauts des personnages joués par Aristophane, et qui n'aspirons point à réformer les mœurs et les institutions des Athéniens, nous ne devons accepter les renseignements fournis par le poète satirique, que sous bénéfice d'inventaire. Même avec ces réserves, il reste beaucoup à puiser dans ses œuvres, et l'histoire peut se féliciter, elle aussi, de l'heureux hasard qui en a préservé une portion si considérable. Le temps a traité Aristophane avec autant de faveur, peu s'en faut, qu'Euripide même. De cinquante-quatre comédies, ou, selon d'autres, de quarante-quatre seulement, il nous en reste onze, et qui se sont conservées jusqu'à nous dans un parfait état d'intégrité. Ces onze comédies, ou, si l'on veut, ces onze satires, se peuvent partager en groupes, à peu près comme il suit : satires politiques, les Acharniens, les Chevaliers, la Paix, Lysistrate; satires philosophiques, les Nuées, les Guêpes, l'Assemblée des Femmes, Plutus ; satires littéraires; les Fêtes de Cérès, les Grenouilles. Une seule pièce, les Oiseaux, ne rentre dans aucun de ces trois groupes. C'est une sorte de revue critique où tout est mêlé, politique, philosophie, littérature, mille choses encore, et dont le but n'est pas très nettement indiqué. C'est de la fantaisie, bien plus que de la polémique ; c'est de la poésie qui ne vise guère qu'à être de la poésie et à charmer l'imagination des hommes.

Comédies d'Aristophane.

Aristophane est un partisan de la paix, et même de la paix à tout prix. La guerre suscitée, selon lui, par Périclès, et que la mort de Périclès n'avait point suspendue, ne pouvait aller à ses goûts. Il essaya, en 426, de ramener ses concitoyens à des sentiments plus calmes, et de leur démontrer qu'un bon accommodement avec les ennemis était préférable à cent victoires désastreuses. La rude population du dème d'Acharne, composée presque tout entière de bûcherons et de charbonniers, était la plus animée contre les Lacédémoniens, la plus infatuée de passions belliqueuses. On voit pourquoi Aristophane a mis en scène des hommes d'Acharne, et pourquoi la pièce porte ce titre, les Acharniens. Donc, l'Acharnien Dicéopolis, c'est-à-dire, comme l'indique son nom, le bon citoyen, l'homme de bien qui connaît les droits et les devoirs de la justice, est un ami de la paix comme Aristophane. Voyant qu'il ne peut faire partager ses idées à personne, il imagine de conclure un traité avec les Lacédémoniens, pour lui seul et sa famille. Pendant que tout le reste de l'Attique souffre mille maux. Sa maison devient un séjour de plaisir et de bombances. Tous les habitants des contrées voisines de l'Attique apportent en foule leurs denrées au marché ouvert par Dicéopolis. Une irruption soudaine des ennemis appelle les Athéniens aux combats : Dicéopolis, qui a fait sa paix, ne s'occupe que d'un pique-nique où il doit ce jour-là prendre part. D'un côté du théâtre, le général Lamachus prépare son harnais de guerre et tout l'attirail de la tuerie ; de l'autre, Dicéopolis fait plumer la grive et apporter le pot au vin. On part des deux côtés, mais pour revenir bientôt : Lamachus, la tête fêlée, le pied brisé, geignant et se lamentant, soutenu par deux de ses soldats ; Dicéopolis, conduit par deux jeunes filles complaisantes, riant, chantant, se gaudissant, ivre déjà et buvant encore.
En 425, Aristophane donna les Chevaliers, pièce ainsi nommée à cause des personnages qui formaient le chœur, et qui étaient d'une classe de citoyens particulièrement odieuse à Cléon : c'étaient les chevaliers qui lui avaient fait rendre ses comptes, et dégorger cinq talents qu'il avait pris indûment pour lui. Voici en quelques mots l'esquisse de la comédie. Le vieux bonhomme Peuple a deux esclaves fidèles et dévoués, Démosthène et Nicias ; mais Cléon, un de leurs camarades, un Paphlagonien, un corroyeur, un vil scélérat, s'est emparé de d'esprit du vieillard, et le gouverne à son gré. Pour combattre l'influence du corroyeur, les deux esclaves fidèles se servent d'un charcutier, plus fripon, plus outrageux, plus impudent encore que Cléon, et que les oracles destinent au gouvernement de la république. Le charcutier, aidé du chœur, triomphe de son rival. Cléon est chassé comme indigne, et dépouillé de tous ses honneurs. Peuple, miraculeusement rajeuni, ne veut plus entendre parler de charlatans et de démagogues. Le charcutier lui-même quitte désormais son caractère d'ignoble coquin, et sert consciencieusement son maître.
La Paix
est de l'an 420. Il y avait onze ans que durait la guerre. On avait ri des Acharniens, mais on avait continué à se battre. La mort de Cléon, qui s'était bravement fait tuer à Amphipolis, était une occasion favorable pour reprendre le thème pacifique au théâtre ; et Aristophane ne manqua pas d'en profiter. Vigneron, le principal personnage de la comédie, monte au ciel sur un escarbot. Il n'y trouve que Mercure pour lui rendre raison des maux dont la Grèce est affligée. Mercure révèle à Vigneron que la Paix est prisonnière au fond d'une caverne, dont l'ouverture est obstruée par des monceaux de pierre. Vigneron, aidé de citoyens de tous les pays, délivre la déesse. La joie et les fêtes renaissent de toutes parts. Les armuriers seuls sont désespérés. Vigneron épouse l'Abondance, compagne de la Paix.
Lysistrate
est un nouveau plaidoyer en faveur de la paix, et de huit ans environ postérieur à la comédie précédente. Voici la fable imaginée cette fois par le poète. Lysistrate, on comme qui dirait Pacifique, femme d'un des principaux citoyens d'Athènes, veut forcer les Athéniens et les Lacédémoniens à s'entendre. Elle réunit les femmes de l'Attique et des principales villes grecques, et elle leur fait jurer de s'interdire toute accointance avec leurs maris, jusqu'à la conclusion de la paix. Cette armée nouvelle s'empare de la citadelle d'Athènes. Les hommes se trouvent bientôt dans une situation fort embarrassante. Lysistrate, de son côté, ne maintient pas sans peine la discipline parmi les femmes. On entre en pourparlers ; on conclut un accommodement. Sparte et Athènes négocient leur traité ; les portes de la citadelle s'ouvrent ; chaque mari retrouve sa femme, et tous les peuples grecs oublient, dans les festins et dans les danses, leurs longues et implacables inimitiés.
Si l'on pouvait retrancher des Nuées le nom de Socrate, et substituer è ce nom révéré celui de quelqu'un des sophistes qui pullulaient en ce siècle, il faudrait applaudir d'un bout à l'autre à cette comédie si vive et si originale. Mais c'est bien Socrate qu'Aristophane a voulu peindre si ridicule et si odieux ; ce sont bien les idées de Socrate qu'il a voulu personnifier dans ces nuées qui dansent et chantent en chœur ; et c'est à l'école de Socrate, et non point à celles des sophistes, qu'il envoie Strepsiade et son fils, pour y apprendre à prouver que le jour est la nuit et la nuit le jour, surtout pour se rendre experts dans l'art de ne pas payer leurs dettes. Aussi ne regrette-t-on pas qu'Aristophane ait reçu des Athéniens une leçon un peu sévère, puisque ce chef-d'œuvre de verve comique, de haute éloquence et de poésie inspirée n'eut point de succès au théâtre, et ne fut point admis à y reparaître après correction et remaniement. Socrate se reconnut si peu à ce portrait d'un instituteur athée et immoral, qu'il n'eut contre Aristophane ni colère ni rancune. Les Nuées sont de l'an 424 : or, Platon nous représente Aristophane et Socrate conversant, au banquet d'Agathon en 416, comme deux bons camarades dont rien n'a jamais troublé l'amitié. Mais il faut bien le dire, la comédie dut avoir une fatale influence sur le sort du philosophe. Elle fit naître et elle nourrit, durant de longues années, des préventions contre lui. C'est là qu'Anytus et Mélitus puisèrent le texte de leurs accusations, et les juges probablement les motifs de la sentence. Les vingt-cinq ans écoulés entre l'apparition des Nuées et la mort de Socrate ont fait germer et mûrir les semences jetées dans le peuple par Aristophane ; et l'échec théâtral fut malheureusement trop compensé par le succès littéraire.
Les Guêpes
, si connues par la charmante imitation qu'en a faite Racine dans les Plaideurs, sont une leçon adressée au peuple athénien, et non pas seulement, comme la pièce française, le portrait d'un juge maniaque. En 425, quand Aristophane écrivit sa comédie, tout citoyen âgé de trente ans pouvait être élu membre des tribunaux, qu'on renouvelait tous les ans; et tous les Athéniens avaient la passion de gagner les trois oboles que Périclès avait fait autrefois décréter pour le salaire de la journée des juges. Or, Aime-Cléon, c'est-à-dire le peuple, est devenu presque fou à force de juger. Hait-Cléon, son fils, le fait enfermer et garder à vue par deux esclaves. Le vieillard cherche à s'évader, et appelle à son secours les juges ses amis, qui sont déguisés en guêpes et armés de l'aiguillon, comme insectes toujours prêts à piquer. Bataille entre les gardiens d'Aime-Cléon et les guêpes. Hait-Cléon intervient, et persuade à son père de rester à la maison, où il jugera tous les délits domestiques. Jugement du chien Labès, qui a volé dans la cuisine un fromage de Sicile. Par méprise, Aime-Cléon absout le coupable, et s'en désespère ; mais son fils le console, et le vieillard finit même par se transformer en un bon vivant, joyeux et égrillard.
L'Assemblée des Femmes
est la critique des utopies de quelques philosophes qui avaient rêvé, avant Platon, une république idéale. C'est une satire toute morale, malgré l'immoralité de plusieurs scènes ; je veux dire que le poète n'y fait nulle part de la politique militante. La date de l'ouvrage en explique la raison. Après la prise d'Athènes par Lysandre et l'établissement de la tyrannie des Trente, un décret interdit aux poètes comiques de désigner par son nom aucun personnage vivant, et de faire usage de la parabase, c'est-à-dire de parler directement aux spectateurs par la bouche du coryphée. L'Assemblée des Femmes est de l'an 393, suivant une conjecture parfaitement probable. La loi des Trente n'était pas rapportée ; et on ne la rapporta point, on l'aggrava au contraire de jour en jour.
Les femmes d'Athènes, conduites par Praxagora, se déguisent en hommes, et s'introduisent dans l'assemblée du peuple. Fortes de leur nombre, elles font passer un décret qui dépouille les hommes du gouvernement, et établissent une constitution nouvelle, fondée sur la communauté absolue, et sur la suprématie du sexe féminin. De là une suite de scènes fort gaies, où le poète dépeint la confusion produite par le mélange des biens, par la promiscuité des femmes, par l'égalité de droit en amour, concédée aux vieilles comme aux jeunes, aux laides comme aux jolies. La conclusion, qu'il ne tire pas, saute d'elle-même aux yeux, toute étincelante à la fois de poésie et de raison.
Le Plutus
se sent, bien plus encore que l'Assemblée des Femmes, des effets de la loi portée par les Trente. On l'avait représenté en 409, plusieurs années avant la loi ; mais, pour le remettre au théâtre en 390, Aristophane supprima la parabase et les chœurs même. Sans doute il effaça aussi plus d'un trait licencieux ; car, dans la pièce telle que nous la possédons, quelques mots malsonnants rappellent seuls les gravelures des autres comédies. Il est à croire qu'on avait dès lors étendu au chœur tout entier la proscription dont la parabase seule était primitivement frappée, et que déjà le chœur se taisait honteusement, comme dit Horace, dépouillé qu'il était du droit de nuire. Au reste, le Plutus est bien fait pour donner gain de cause à ceux qui blâment dans Aristophane la personnalité des injures, l'indécence des tableaux et l'obscénité du langage. Cette comédie, pour être moins libre, n'en est ni moins piquante, tant s'en faut, ni moins animée ; et c'est peut-être la mieux conduite, la mieux composée, la plus dramatique des pièces d'Aristophane.
Plutus, c'est-à-dire Richesse (ce mot en grec est du masculin), est aveugle. Un homme pauvre, nommé Chrémyle, est allé demander à l'oracle d'Apollon comment il devait s'y prendre pour s'enrichir. Le dieu lui dit d'emmener avec lui la première personne qu'il rencontrera hors du temple. Chrémyle rencontre Plutus, et l'emmène. Mais Plutus n'y voit pas ; et ce n'est point le compte de l'honnête Chrémyle, que tant d'intrigants et de coquins profitent des largesses du dieu. Il entreprend donc de rendre la vue à Plutus ; et, pour cela, il le conduit au temple d'Esculape. Le miracle s'opère : les gens de bien seuls vont voir désormais la richesse. Les métamorphoses ne se font pas attendre. Aristophane en fait passer successivement plusieurs sous nos yeux, des plus comiques et des plus divertissantes.
Aristophane détestait Euripide. Il voyait en lui, autant pour le moins qu'en Socrate, un sophiste dangereux, un novateur, le corrupteur du bon goût et de la morale antique. Déjà, dans les Acharniens, il s'était spirituellement moqué des gueux tragiques, en envoyant Dicéopolis chez Euripide, emprunter les haillons de Télèphe, pour émouvoir à l'aide de cette défroque le peuple athénien, qu'il voulait haranguer.
C'est la misogynie d'Euripide, et en général la morale relâchée de ses héros et de ses héroïnes, qu'Aristophane tourne en ridicule dans les Fêtes de Cérès. Les femmes sont réunies dans le sanctuaire de la déesse, dont l'entrée, à certains jours solennels, était interdite aux hommes. Elles méditent de se venger d'Euripide leur ennemi. Euripide, pour conjurer l'orage, prie le poète Agathon de se déguiser en femme, costume sons lequel il ne courra pas risque d'être reconnu, vu son extérieur et ses manières efféminées, et d'aller au temple prendre sa défense. Sur le refus d'Agathon, Euripide y dépêche Mnésilochus, son propre beau-père. Mnésilochus est bientôt reconnu, et on lui fait un mauvais parti. Euripide essaye de le délivrer. Après divers stratagèmes inutiles, le misogyne conclut avec les femmes un traité de paix. Il s'engage à ne plus médire d'elles, et il obtient la liberté de Mnésilochus.
Cette pièce est pleine de parodies d'une foule de passages d'Euripide. Ces parodies, dont le sel n'a plus pour nous beaucoup de saveur, semblent n'avoir été que médiocrement du goût des Athéniens. Quoique le poète eût tout mis en oeuvre pour leur plaire, et quoique nulle de ses pièces n'ait plus de vivacité et d'entrain ; enfin malgré des priapées qui ne sont ni moins audacieuses ni répandues avec moins de profusion que dans Lysistrate, les Fêtes de Cérès n'eurent pas plus de succès, en 412, que les Nuées en 424. Aristophane les remania aussi. Nous ne savons pas même s'il parvint à les faire reparaître au théâtre ; mais nous savons que notre texte est la première version de la comédie.
Les Grenouilles
, nouvel assaut livré à la gloire d'Euripide en 406 ou au plus tard en 405, trouvèrent plus de faveur, malgré l'engouement des Athéniens pour les oeuvres du poète mort naguère en Macédoine. Il faut dire qu'Aristophane s'y est maintenu à peu près dans les bornes permises ; que sa critique, pour être vive, n'est pas toujours injuste ; que le ton de la pièce est décent, et que l'admiration du poète pour Eschyle et Sophocle y tempère l'odieux de son acharnement contre Euripide.
Eschyle, Euripide et Sophocle sont morts, Agathon a quitté Athènes. Bacchus, dégoûté des tragédies qu'on joue dans ses fêtes, va aux enfers chercher un tragique digne de lui. Il part, travesti en Hercule, mais non pas armé du courage que suppose un tel nom. Son esclave Xanthias, monté sur un âne, n'est ni moins poltron ni moins amusant. Après avoir traversé le Styx au milieu des grenouilles coassantes, Bacchus arrive aux enfers. Il y trouve tout en émoi. Euripide y disputait le trône de la tragédie, occupé depuis longtemps par Eschyle. Eschyle défendait avec une vigueur invincible sa domination menacée. Bacchus assiste en juge à ce grand débat. Il fait exposer aux deux parties tous leurs arguments ; puis, sur l'invitation de Pluton, il prononce la sentence. C'est à Eschyle que Bacchus décerne l'empire ; c'est lui qu'il emmène sur la terre. Euripide n'a pas même la satisfaction de remplir aux enfers l'interrègne. Pendant l'absence d'Eschyle, le sceptre tragique restera aux mains de Sophocle.
La dernière pièce dont il nous resté à parler, les Oiseaux, est de l'an 415. Deux Athéniens, Pisthétère et Evelpide, quittent l'espèce humaine, pour aller vivre parmi les oiseaux. Ceux-ci veulent se venger sur les deux arrivants des injures que leur ont faites les hommes. Les deux Athéniens se tirent d'affaire, en démontrant à la gent emplumée sa supériorité sur tous les êtres vivants. Ils persuadent aux oiseaux de bâtir une grande ville dans les airs ; et bientôt accourent dans le nouvel État toutes sortes d'hôtes non conviés, prêtres, devins, poètes, législateurs, etc. On les renvoie chacun chez eux. On crée des dieux à l'image des oiseaux, et on bloque l'ancien Olympe, afin que l'odeur des offrandes n'y parvienne plus. Les anciens dieux, réduits à l'extrémité, sont forcés d'en passer par les conditions qu'on leur pose, et l'empire du monde reste aux oiseaux.
Cette espèce de féerie, où le poète transforme tout et dispose à son gré de l'univers ; cette satire universelle, qui a tant de buts qu'elle n'en a pas ; cette merveille fantastique, où la raison trouve sans cesse à applaudir, est la plus charmante composition d'Aristophane : « C'est, dit W. Schiegel, une poésie aérienne, ailée, bigarrée, comme les êtres qu'elle dépeint. C'est le jeu innocent, dit encore le même critique, d'une imagination pétulante et badine, qui touche légèrement à tout, et qui se joue de la race des dieux comme de celle des hommes, mais sans se diriger vers aucun but particulier. »

Un côté peu connu de la poésie d'Aristophane.

Je ne saurais quitter Aristophane sans citer un morceau pour le moins à l'appui de quelques-unes de mes assertions ; et, comme on ne conteste guère au poète d'avoir excellé dans le dialogue, ou même dans la narration comique, je choisirai de préférence quelque chose de quasi sérieux, une sorte d'idylle demi-lyrique où l'on respire les plus fraîches senteurs de la campagne. C'est un délicieux tableau des douceurs de cette paix tant souhaitée d'Aristophane, et qui fut si lente à venir : « Il n'est rien de plus agréable, quand les semailles sont faites, que de voir Jupiter verser la pluie, et de se dire entre voisins : Dis-moi, que faisons-nous à cette heure, cher Comarchide ? Mon avis est de boire, tandis que le dieu fait si bien nos affaires. Allons, femme, fais griller trois chénices de fèves ; mêles-y du froment ; va chercher des figues. Que la Syrienne rappelle Manès des champs ; car il n'y a pas moyen d'ébourgeonner la vigne aujourd'hui ni de briser les mottes, vu que la terre est toute trempée. - Et qu'on apporte de chez moi la grive et les deux pinsons. Il doit y avoir aussi du petit lait et quatre morceaux de lièvre, à moins que le chat n'en ait volé quelqu'un hier au soir ; car j 'ai entendu à la maison je ne sais quel bruit, quel remue-ménage. Enfant, apportes-en trois pour nous, et donnes-en un à mon père. Demande à Eschinade des branches de myrte, de celles qui ont des fruits ; et, par la même occasion, car c'est sur le chemin, qu'on appelle Charinade, afin qu'il boive avec nous, tandis que le dieu nous rend si bien service et féconde nos labours. - Quand la cigale chante son doux refrain, j'aime à visiter mes vignes de Lemnos, pour savoir si elles commencent à mûrir, car c'est un plant hâtif. J'aime à voir se gonfler la jeune figue ; et, quand elle est mûre, je la mange et la savoure, et m'écrie : Jours de bonheur (24). »
C'est bien là un de ces îlots de pure et gracieuse poésie, qu'on voit sortir, comme dit le spirituel critique Émile Deschanel, du milieu d'un fleuve d'imagination burlesque, amphigourique et ordurière.

Poètes comiques contemporains d'Aristophane.

Aristophane, durant sa carrière dramatique, rencontra de nombreux rivaux, sans compter les deux poètes qui avaient débuté avant lui, Cratinus et Eupolis. Les critiques anciens ne parlent pas avec beaucoup d'éloges de Phrynichus le comique, de Magnès, d'Hermippus, d'Amipsias, de plusieurs autres poètes aussi peu connus aujourd'hui, qui l'emportèrent plus d'une fois, dans le concours des comédies, sur Cratinus, sur Eupolis; sur Aristophane lui-même. Les Alexandrins n'ont admis dans leur liste, après le nom d'Aristophane, que ceux de Phérécrate et de Platon le comique. Mais on peut dire que Platon et Phérécrate ne sont pas moins inconnus que ceux dont je parlais tout à l'heure. L'ancienne Comédie, aux yeux des Grecs mêmes, se personnifiait tout entière dans trois hommes, Eupolis, Cratinus et Aristophane. Eupolis est représenté comme un poète agréable et ingénieux, bien plus que comme un satirique véhément et redoutable. Il excellait dans l'allusion, dans la critique indirecte ; il n'avait pas besoin de la parabase pour faire entendre aux Athéniens tout ce qu'il voulait qu'on entendît, et pour adresser aux spectateurs de bonnes et piquantes leçons. Il paraît que ses attaques, pour être plus détournées et moins outrageuses, ne plaisaient guère plus, à ceux qui en étaient l'objet, que les sarcasmes et les invectives d'Aristophane. On conte en effet qu'Alcibiade fit noyer Eupolis, pour se venger d'avoir été livré par lui aux risées populaires. Cratinus manquait, dit-on, de grâce et de bonne humeur, et il ne savait ni combiner harmonieusement le plan de ses pièces, ni les conduire et les développer avec art. Il se distinguait surtout par son âpreté satirique, et par l'à-propos de ses saillies. Voici toutefois un passage qui prouve que Cratinus n'était pas toujours injuste, et qu'il s'entendait aussi à louer les hommes de bien : « Et moi je me flattais, moi Métrobius le greffier, que cet homme divin et le plus hospitalier du monde, le premier des Grecs en toutes vertus, Cimon enfin, me ferait passer heureusement ma vieillesse dans une douce abondance à ses côtés, jusqu'à la fin de mes jours. Mais Cimon m'a laissé ; il est parti avant moi. »
Aristophane, qui n'était pas seulement un homme de talent, mais un homme de génie ; qui réunissait en lui tontes les qualités et de Cratinus et d'Eupolis, la verve mordante et la passion de l'un, la gaieté, la finesse, la grâce et l'art plus savant de l'autre, et qui avait au souverain degré l'enthousiasme lyrique et la perfection du style, se plaça, dès son début, non pas à côté mais au-dessus d'eux, dans l'estime des contemporains ; et les siècles suivants n'ont fait que ratifier ses droits à cette espèce de royauté sur tous les poètes de l'ancienne Comédie.

CHAPITRE XXIII.

AUTRES POÈTES DU SIÈCLE DE PÉRICLÈS.

Panyiasis. - Choerilus de Samos. - Antimachus. - Critias. - Les véritables élégiaques du cinquième siècle.

Panyasis.

L'éclat extraordinaire de la poésie dramatique, durant le grand siècle de Périclès, ne doit pas nous empêcher d'apercevoir çà et là, à travers cette époque, les figures de quelques hommes qui avaient continué de marcher dans les voies de l'antique poésie, et qui ne furent pas toujours indignes des vieux maîtres.
Panyasis, cet oncle d'Hérodote dont j'ai déjà cité le nom, était l'auteur d'une épopée sur Hercule. L'Héracléide de Panyasis l'emportait, au jugement des Grecs, sur tous les autres poèmes dont la vie et les travaux du héros thébain avaient fourni le sujet. Panyasis était compté parmi les classiques. On estimait, dans son oeuvre, la sagesse de l'ordonnance et l'intérêt des narrations ; et le style, qui laissait à désirer pour l'élévation et la force, se recommandait par l'élégance et la grâce.

Choerilius de Samos

Choerilus de Samos, différent du poète tragique de ce nom, s'essaya dans l'épopée historique, mais avec un médiocre succès. II avait pris pour sujet la seconde guerre Médique. Je doute que cet ouvrage, qui dut venir quelque temps après les Perses d'Eschyle, ait fait autre chose que d'augmenter l'admiration dés Grecs pour l'épopée dramatique du soldat de Marathon et de Salamine. Horace dit que Choerilus avait du bon, mais assez peu ; et rien ne prouve qu'Horace ait porté sur son poème un jugement trop sévère.

Antimachus.

Antimachus, né à Claros en Ionie, mais qu'on nomme Antimachus de Colophon à cause de la ville où il faisait son séjour, était un autre homme que Choerilus. On le mettait, parmi les poètes épiques, au premier rang après Homère. Il était à peu près contemporain d'Hérodote. Son poème était une Thébaïde. Quintilien, écho des critiques d'Alexandrie, caractérise comme il suit cet ouvrage : « Il faut louer, chez Antimachus, la force, la gravité, un style qui n'a jamais rien de vulgaire. Mais, quoique les grammairiens, d'un consentement presque unanime, lui décernent la seconde place dans l'épopée, je dois dire qu'il manque de pathétique, d'agrément, d'ordre, d'art enfin, et qu'il montre manifestement combien c'est chose différente d'être tout proche d'un autre ou d'être un degré au-dessous. »
Antimachus avait aussi composé un poème élégiaque intitulé Lydé, dont on ignore le sujet, et qui offrait probablement des qualités et des défauts analogues à ceux de son épopée. J'ajoute en passant qu'Antimachus avait travaillé à une nouvelle recension du texte d'Homère.

Critias.

Critias, qui fut un des trente tyrans d'Athènes, ne manquait pas d'un certain talent poétique. Les fragments qui restent de ses élégies, notamment celui où il fait l'éloge de la vertu des Spartiates, ne sont pas sans mérite ; mais c'est de la poésie un peu sèche, encore que les expressions soient quelquefois hardies et figurées. Les élégies de Critias semblent n'avoir été, pour la plupart, que des satires politiques. C'était du moins une satire, cette élégie où il disait à Alcibiade : « Le décret qui t'a ramené, c'est moi qui l'ai proposé dans l'assemblée ; c'est à moi que tu dois ton retour. Le sceau de ma langue est imprimé sur ces événements. »

Les véritables élégiaques du cinquième siècle.

Mais les véritables élégiaques du cinquième siècle, ce sont les trois grands poètes tragiques. Nous ne savons pas jusqu'à quel point l'élégie d'Eschyle sur les morts de Marathon était au-dessous du génie de l'auteur des Perses. La victoire remportée par Simonide ne prouve pas que ce fût un chant sans valeur. Eschyle a excellé dans l'épigramme, qui n'était que l'élégie même, réduite à de plus étroites proportions. J'ai déjà cité son inscription funéraire; en voici une autre, en l'honneur des Grecs morts aux Thermopyles, qui prouve qu'Eschyle pouvait rivaliser, dans le mètre de Tyrtée, avec les poètes les mieux inspirés : « Eux aussi, ces valeureux guerriers, ils ont péri sous les coups de la sombre Parque, en combattant pour leur patrie aux riches troupeaux. Mais, tout morts qu'ils sont, elle est vivante la gloire de ceux dont jadis les robustes corps ont été ensevelis dans la terre de l'Ossa. »
Il n'est pas besoin, je crois, de démontrer que Sophocle n'avait qu'à vouloir, pour être le premier des élégiaques, et que les élégies qu'il avait composées devaient être des chefs-d'œuvre. Quant à Euripide, nous sommes à même de juger de ce qu'il savait faire en ce genre. Car c'est une élégie, je dis un chant en vers élégiaques, qu'il a mise dans la bouche de la veuve d'Hector, suppliante au pied des autels : « Ce n'était pas une épouse, mais une furie, que Pâris conduisit dans la haute Ilion, cette Hélène qui vint partager sa couche. A cause d'elle, ô Troie! le rapide Mars de la Grèce, avec ses mille vaisseaux, t'a prise et t'a détruite par la lance et par le feu. A cause d'elle, infortunée j'ai perdu Hector mon époux, que le fils de Thétis, la déesse des mers, traîna autour des murailles, attaché à son char ! Et moi, de la couche nuptiale on m'a traînée au rivage de la mer, la tête chargée du joug de la servitude. Bien des larmes ont coulé le long de mes joues, quand j'ai laissé dans la poussière et ma ville, et ma couche nuptiale, et mon époux. Ah ! infortunée, fallait-il que je visse encore le jour, pour être l'esclave d'Hermione ? Victime de sa cruauté, j'entoure de mes mains suppliantes la statue de la déesse, et je me fonds de douleur, comme la source qui dégoutte du rocher (25). » Nous voilà à pleines voiles dans le pathétique, dans la vraie poésie, et bien loin de Critias et de ses rancunes rétrospectives.
Il y eut aussi, depuis la mort de Simonide et de Pindare, des poètes qui prenaient le nom de lyriques ; mais nul d'entre eux n'est arrivé même à la notoriété de Choerilus ou de Critias. La poésie lyrique avait passé tout entière, avec armes et bagages, si je l'ose dire ainsi, dans le camp dramatique, dans la tragédie, dans le drame satyrique, dans la comédie même.

 

 

(01)    De là le titre de la pièce. Le mot choéphores signifie les porteuses de libations.
(02)   Agamemnon, vers 740 et suivants.
(03)   Ibid., vers 410 et suivants.
(04)   Prométhée, vers 964 et suivants.
(05)   Aristophane, Grenouilles, vers 1057 et suivants.
(06)   Antigone, Vers 523
(07)   Oedipe-Roi, vers 1181, 1182.
(08)   Oedipe à Colone, vers 1627, 1628.
(09)  Cérès et Proserpine.
(10)  Le Péloponnèse.
(11)   Les Lacédémoniens, pendant la guerre de Péloponnèse, n'avaient pas osé détruire en Attique les oliviers sacrés.
(12)   Dans les exercices du gymnase, les enfants se frottaient d'huile.
(13)   Allusion à Xerxès, qui était jeune, et à Archidamus, qui était vieux.
(14)    C'est le nom qu'on donnait à Jupiter protecteur des oliviers sacrés.
(15)   Oedipe à Colone, vers 668 et suivants.
(16)   Le signe (?) indique une simple probabilité,
(17)   Euripide, le Cyclope, vers 214 et suivants.
(18)   Euripide, Hippolyte, vers 612.
(19)   Art poétique, vers 96 et suivants.
(20)   Bacchantes, vers 1168. Mais le texte de Plutarque, dans la vie de Crassus, diffère légèrement de celui des éditions d'Euripide.
(21)   Au début du traité de la Manière d'écrire l'Histoire.
(22)   De
trægh, vendange, et de Ðd®, chant.
(23)   Horace, Satires, livre I, satire IV, vers 1 et suivants
(24)  La Paix, vers 1144 et suivants.
(25)  Euripide, Andromaque, vers 103 et suivants.