Meyer,
Maurice
Études sur le théâtre latin.
Paris : Dezobry : E. Magdeleine, 1847
III
LES FEMMES.
On
a dit que la tragédie apprend à fuir la vie et la comédie à l'arranger. Il y
a du vrai dans cette spirituelle définition. L'antique tragédie, qui n'a pour
éléments que des caractères d'exception et l'inévitable action de la
destinée, qui se noue par des malheurs et se dénoue par une catastrophe, la
tragédie fait détester la vie : elle en découvre les maux. La comédie qui
vit d'observation, qui cherche ses sujets dans la vie commune plutôt que dans
les situations extraordinaires, qui place le beau dans le vrai et non dans le
surhumain, qui enfin met tout à la merci de la finesse et se termine
d'ordinaire par le triomphe du plus habile, la comédie nous enseigne la
prudence dans la vie : elle en montre les détours, mais aussi l'issue facile.
C'est là ce qui la distingue de la tragédie et ce qui la fait plus
généralement goûter.
Savoir arranger sa vie ! n'est-ce pas là toute la vie? J'imagine que Plaute sut
mieux ordonner la sienne après avoir perdu sa fortune et tourné la meule chez
un maître, qu'il mit plus d'observation et de finesse dans les trois comédies
qu'il composa alors et dans les suivantes, et qu'il y donna de plus utiles
leçons de prudence. Il venait de retremper son talent à la meilleure école,
à celle où l'on apprend le mieux le secret de la vie et des hommes : il venait
de connaître le malheur après avoir goûté de la prospérité. La fortune qui
nous échoit à la suite d'une vie obscure nous cause une sorte d'enivrement et
nous fait le plus ordinairement illusion sur la réalité. On oublie ou on
ignore les maux de la vie sociale et l'on est disposé à excuser ceux que l'on
connaît. Ce qui corrige nos illusions, ce sont les revers après la fortune.
Aucun éblouissement ne trompe plus nos yeux; nous avons un intérêt pressant
d'étudier les caractères qui nous entourent, de pénétrer les causes du mal,
d'en éviter des atteintes nouvelles ; et pourvu que nous soyons d'une humeur
ferme et naturellement gaie, comme semble l'avoir été Plaute, nous jugeons,
non pas avec aigreur, mais avec justesse.
Je ne suis pas indifférent à cet épisode de la vie de .Plaute, qui nous le
montre aux gages d'un meunier après s'être enrichi au théâtre.
Quoiqu’il fût toujours rapproché du peuple par sa condition ou par ses
goûts, il y a cependant telle vérité d'observation des Captifs ou du Fanfaron
qui lui aurait échappé, je pense, s'il n'avait éprouvé personnellement, dans
l'obscurité d'un sort subalterne, combien l'esclavage s'ennoblit par la
fidélité, et combien l'orgueil se ridiculise par la jactance. Il y a de même
dans le Misanthrope plus d'un trait que Molière aurait négligé, si'
des chagrins d'intérieur n'étaient venus apporter un aliment de plus à son
génie et ajouter à la vérité du portrait.
Pour Térence, à part bien d'autres raisons qui viennent de son caractère, je
dois avoir moins de confiance en lui, après ce que je viens de dire. Térence,
si ses biographes ont dit vrai, eut à Rome la vie la plus douce et la plus
fortunée. Les revers avaient précédé. Ce rôle de commensal des grands, ces
applaudissements qu'il recherchait et donnait au milieu de leurs festins joyeux,
cette figure gracieuse dont Suétone nous parle, toutes ces délices d'enfant
gâté en échange desquelles il permettait à ses hôtes de retoucher ses
pièces, me semblent avoir dû laisser peu de place à la vérité et à
l'observation. On voit mieux d'en bas que d'en haut ; et, dans la vie
aristocratique il y a, avec les éblouissements qu'elle devait causer à
l'affranchi Térence, une élégance menteuse dont ses oeuvres se sont fardées
aux dépens du vrai. L'excès du bonheur a gâté ce talent un peu triste qui
avait déjà tant de dispositions à oublier le naturel. Quand il accouple deux
pièces de Ménandre pour en tirer une seule, quand il se traîne dans
l'ornière de l'imitation, non seulement des Grecs, mais des latins ses
contemporains, il faut lui savoir gré d'un peu de vraisemblance, à défaut de
vérité.
Je préfère donc Plaute pour sa verve libre souvent jusqu'à l'incorrection,
pour son bon sens rempli de bonne humeur, qui brave à tout instant la gêne et
le clair-obscur. Cet oubli de la mesure, qui est pour nous une des parties les
plus intéressantes de son talent, parce qu'elle nous révèle le fond
véritable de cette société trop discrète sur sa vie intérieure, ce mensonge
si transparent d'une étiquette grecque pour dissimuler, ou plutôt pour mieux
faire ressortir des caractères tout Romains, tout en lui m'attache et
m'instruit. Cette ville de Rome si remplie de turpitudes bourgeoises, ces
maisons de débauche plus animées, plus curieuses que le foyer domestique, mais
qui ne sauraient remplacer la famille qui, dans l'antiquité, n'était pas
mêlée à la société, ces valets insolents qui se vengent de la servitude par
l'effronterie, je les étudie à l'aise, je les vois sans fard dans le panorama
du grand comique. Plaute est pour moi le chroniqueur préféré de la
bourgeoisie Romaine. Seulement, il raconte et montre tout à la fois. Il est
plein de gaîté, mais il est sérieux au fond. Il a de l'esprit, souvent trop
d'esprit peut-être, mais son esprit ne sacrifie pas la vérité. Ce ne sont pas
les grandes scènes du Forum, ce n'est pas le spectacle du patriotisme Romain.
que je vais chercher là, ce sont les commérages et les vices de cette rue des
Toscans que Lucilius dénoncera aussi, c'est le ménage de la plèbe Romaine,
c'est comme les coulisses du forum dont je deviens le témoin. Il est pour la
bourgeoisie de Rome ce que sera Tallemant des Réaux pour les ruelles du 17e
siècle ; seulement c'est Tallemant moins la calomnie et avec un grain de
poésie de plus.
Cette poésie, mêlée d'alliage, a eu, je le sais, ses détracteurs. Horace en
fut. Mais je crois à peine nécessaire ici de défendre Plaute contre Horace.
Le gros sel de l'un ne devait guère complaire au goût raffiné de l'autre.
Horace est un critique nourri de l'art grec. En politique, il a gardé quelque
chose de la vieille indépendance Romaine ; en littérature, il a oublié sont
origine. Voyez plutôt ce Livius Andronicus qu'il étudiait dans son enfance à
l'école du sévère Orbilius, Atta, Pacuvius, Afranius et tant d'autres noms
consacrés par le temps et le génie, il s'étonne qu'on les admire, il cherche
à affaiblir leur gloire. Le vers saturnin, dont l'origine remonte aux premiers
essais de la littérature Romaine , à Naevius, par exemple, ce vers lui paraît
une chose horrible horridus ille numerus Saturnius. C'est là d'ailleurs
le défaut des siècles de perfection sociale. Lorsque les mœurs ont acquis
toute leur politesse, quand la langue a atteint son moment le plus parfait, il
semble que la prospérité littéraire présente fasse oublier les tâtonnements
naïfs; la veine originale du passé et que les jeunes poètes, les heureux du
jour doivent ridiculiser leurs aïeux. Sous Louis XIV je retrouve le même
dédain pour la vieille langue française. Chapelain, surpris par Ménage au
moment où il lisait le vieux roman de Lancelot, a bien de la peine à se
défendre d'avoir fait une lecture si peu goûtée alors (1).
Boileau qui a blâmé Lafontaine d'avoir employé dans sa fable du Bûcheron
une autre langue que celle de son siècle (2),
n'a-t-il pas dénié aussi à Molière le prix de son art parce que
l'incomparable comique a mêlé un peu d'alliage à ses meilleures comédies.
Et sans honte à Térence allié Tabarin,
comme si les oeuvres secondaires de Molière étaient sans prix; comme si le
rire poli avait seul le monopole du génie, à l'exclusion de la gaîté
bourgeoise ? Ce serait un curieux sujet d'étude de comparer les femmes de
Molière à celles de Plaute : d'un côté, la subordination, la retenue, dans
la famille antique ;d'autre part, l'émancipation, la coquetterie, dans le
gynécée moderne. Pour mieux juger de la femme telle que l'avaient faite le
monde et le théâtre romains, il ne serait pas inutile de la mettre quelquefois
en regard de celle que Molière nous a fait connaître. La lumière jaillit du
choc des contraires et l'on se prend à aimer mieux ce qu'on avait dédaigné
quand on le compare à ce qu'on aime encore, et réciproquement. Je sais que le
rôle, ou, si l'on veut, le règne de nos femmes n'a plus guère de rapport avec
la sujétion des femmes païennes et que le parallèle ne parait guère possible
entre deux sociétés si complètement différentes sur ce point. Mais je
n'essaierai les rapprochements que lorsqu'ils me paraîtront s'offrir
d'eux-mêmes; et l'étude que j'entreprends ne sera pas un parallèle prolongé.
Il y a dans Plaute des indications suffisantes pour suivre la femme depuis sa
sortie de la maison paternelle jusqu'à sa décrépitude, depuis ses cheveux
blonds jusqu'à ses cheveux blancs. Il est vrai que ce n'est ni là ni dans les
livres qu'on peut étudier dans tous ses détails la vie des filles des
conditions libres, telle que la règle Romaine l'avait façonnée. Le théâtre
était discret sur ce point : il nous en a donné de rares copies. La famille
était comme Auguste, qui n’aimait pas de voir prodiguer son nom dans les vers
des poètes, de peur de le démonétiser. Elle se défendait contre la
curiosité d'un public épris de scandales, par le prestige de sa vieille
austérité et, il faut bien le dire, par sa monotonie même. Quel attrait
pouvaient offrir aux foulons, aux petits marchands, aux mangeurs de pois
chiches, à toute la plèbe bruyante et inattentive de la cavea, ces mœurs
d'intérieur, étrangères aux affaires publiques, et ordinairement contraires
à ces menus désordres du dehors qui composent ou récréent la vie des peuples
sensuels? La mère vouée aux soins du ménage, la fille occupée à filer, à
aller aux écoles ; le fils livré, souvent par sa mère elle-même, à un
libertinage qui alors n'avait rien de répréhensible, voilà ce qu'était la
famille Romaine. La matrone et sa fille n'en pouvaient guère varier la froide
régularité. Le père et son fils l'auraient pu, s'ils n'avaient toujours vécu
au dehors, au milieu des affaires et des plaisirs, et si on ne les eût
rencontrés moins souvent chez eux qu'au Champ-de-Mars, par exemple, ou au
cirque, dans les temples ou dans les boutiques (3).Chez
les femmes de naissance libre, l'éducation avait un caractère moins grossier
que chez les hommes. À l'origine de Rome, au moment où la renommée prêtait
à Hermodore d'Éphèse la rédaction des Douze-Tables, lorsque les Romains
commençaient à goûter les institutions de la Grèce et à connaître les
inspirations de sa muse, les femmes vivaient tout à la fois sous l'empire de la
sévérité locale, et, sans doute, des traditions Helléniques.
Au temps d'Homère, les femmes ont je ne sais quelle majesté jusque dans les
moindres soins de leur ménage. Elles partagent le meilleur de l'autorité
conjugale. Elles ont l'ascendant de la beauté, et c'est là ce qui les
distingue de la femme chrétienne; elles sont aimées ou admirées pour leurs
vertus. Hélène, toute coupable qu'elle est, se fait pardonner les malheurs de
Troie à force de grâce : les vieillards d'Homère la trouvent si semblable aux
déesses qu'ils n'osent la blâmer. Pénélope est un modèle de résignation et
de constance conjugales. Lorsqu'elle fait cesser, par sa présence, les
désordres de ses prétendants et qu'elle change leur licence en respect, elle
est en face d'eux comme le symbole du bien en regard de l'immoralité. Son
prestige s'explique, mais il sera de courte durée. À cette époque encore, les
femmes assises près de leurs époux, prenaient part à tous les banquets. Elles
reposaient sur le même lit que les jeunes gens et les vieillards, que Nestor et
Phénix (4). Tout était pur alors : l'innocence
couvrait, justifiait tout. Ce sont des jeunes filles qui, par l'ordre de
Pénélope, baignent Ulysse à son retour dans Ithaque, et il est à peine
besoin de citer Iphigénie, Polyxène, Antigone, Alceste, Hécube pour rappeler
les vertus ou la beauté de la fille et de l'épouse grecques, que l'épopée et
la tradition avaient transmises à la tragédie. Mais le mal était, là comme
ailleurs, l'inévitable voisin du bien. La critique devait suivre l'apologie. À
côté d'Homère Hésiode médira des femmes; il se souviendra de Clytemneste
plutôt que d’Andromaque.
« Se fier aux femmes, s'écriera-t-il, c'est se fier à des fourbes (5)
»
et plus tard Euripide, le peintre d'Iphigénie, écrira Médée et se rendra
célèbre par la haine que ce sexe lui inspire.
La constitution républicaine qui succéda à la royauté changea complètement
leur sort. Ces occupations d'intérieur, qui primitivement n'étaient qu'une
partie de leurs attributions, devinrent la seule, après l'invasion Dorienne. La
femme grecque fut reléguée dans sa maison, sans relations avec le dehors et
réduite à subir les événements qu'elle aidait à préparer naguère. Cet
état d'infériorité, qui était dû en partie aux agitations politiques des
diverses républiques entre elles permettait aux époux de porter toute leur
attention aux luttes de l'Agora (6).
La comédie ne pouvait manquer de saisir et de ridiculiser ce besoin de leur
émancipation première qui devait dominer les femmes, à l'aspect de tant de
débats dont elles ne prenaient plus leur part. Thucydide a beau dire, pour les
ramener à leur infériorité, que le plus bel apanage des femmes est de se
cacher et de ne point faire parler d'elles ; Aristophane, au lieu d'une
sentence, essayera de le leur apprendre par des exemples. La Lysistrata et les
Harangueuses seront tout ensemble un tableau de mœurs et une leçon. Des femmes
qui conspirent pour la politique ou qui veulent inaugurer la communauté des
biens et l'égalité des deux sexes, sans y réussir, un poète populaire qui se
moque d'elles et leur fait avouer maintes fois combien elles sont peu aimées de
leurs maris ; tout cela parlait bien haut contre leur sexe. C'était un
avertissement ingénieux et efficace de rester désormais dans leurs maisons,
d'exercer une active surveillance sur les esclaves, de songer à la fabrication
de la toile et des vêtements, à la cuisson du pain, d'économiser avec soin le
superflu ; préceptes sages, que Xénophon, lui aussi, avait écrits pour elles,
et qu'elles trouvaient sans doute humiliants puisqu'elles s'y rangeaient si peu.
Le secret de leur déchéance se trouve ailleurs aussi. Le discours de
Démosthène contre Nééra est un tableau de mœurs bien plus instructif encore
que les leçons d'Aristophane et de Xénophon. La popularité croissante des
courtisanes, leur esprit, leurs relations avec les hommes les plus influents de
la république, leur commerce plus aimable et moins onéreux que celui-des
femmes mariées, leur séduisante dépravation poussée à ses dernières
limites, nuisaient de plus en plus à l'ascendant des épouses. Faut-il
s'étonner si celles-ci ne s'asseyaient plus à table, avec des étrangers, à
côté de leurs époux, comme aux temps homériques (7),
et si Ménandre et Philémon les ont tant décriées dans la plupart de leurs
pièces ? (8)
Au nombre des règles que Xénophon a prescrites à l'épouse dans ses Économiques,
se trouve celle de nourrir et d'élever ses enfants. Il n'y a pas de chapitre
spécial pour la jeune-fille. Aristophane, de même, dans la dispute du Juste et
de L'Injuste de ses Nuées, n'a parlé que, de l'éducation des hommes.
Les Grecs ne donnaient toute leur attention qu'à ceux-ci. Les Romains ont été
aussi discrets ou aussi négligents à cet égard. Nous avons à peine, je l'ai
déjà dit, quelques instructions sur la vie des jeunes filles libres de Rome.
Dans les honnêtes familles, elles avaient été élevées, dès le principe,
sous l'œil de leurs mères, suivant avec elles la direction paternelle, et
accoutumées à de sévères devoirs (9). À
l'origine de Rome, sous l'empire de la morale et de la règle, on choisissait
quelquefois une parente d'un âge mûr et de principes exemplaires pour lui
confier tous les rejetons d'une même famille. Devant elle, on n'eût rien osé
dire qui offensât la décence ou inquiétât la pudeur. Ce n'étaient pas
seulement les études et les travaux de l'enfance, mais ses délassements et ses
jeux qu'elle tempérait par je ne sais quelle sainte et modeste retenue (10).
Bien que Varron dise encore plus tard, dans ses Ménippées « la jeune
fille est exclue du banquet, parce que nos ancêtres n'ont pas voulu que les
oreilles de la vierge nubile fussent abreuvées du langage de Vénus, » cette
discipline s'était bien affaiblie déjà au VIe, siècle de Rome. L'invasion du
luxe et des mœurs de la Grèce et de l'Asie, le grand nombre des femmes
maîtresses de leurs dots et, par suite, plus libres dans le mariage, la
contagion du célibat et les ravages portés par les célibataires au sein de la
société, avaient ébranlé la vieille austérité.
Plaute, dans tout son théâtre, n'a osé montrer qu'une seule fille libre,
mettant toutes les autres dans la situation exceptionnelle d'enfants exposés
dès leur bas-âge, perdus pour leurs familles, laissés à la merci du vice,
des malheurs, de la misère, et n'ayant gardé quelquefois que la noblesse du cœur
au lieu de la dignité du rang, tant il craignait tout ensemble de n'être pas
vrai et de profaner cette mystérieuse discrétion où se réfugiaient l'orgueil
et la chasteté des femmes bien nées. La fille de Saturion du Persan
représente seule, dans ses comédies, la jeune Romaine de condition libre.
Mais, là encore, le grand comique a été habile et circonspect. C'est à un
des derniers degrés de la société libre qu'il l'a choisie et il s'est bien
gardé de la montrer amoureuse. Saturion, son père, est un parasite; et la
vertu, de la fille vient plutôt de sa condition propre que des exemples qu'on
lui donne. Est-ce a dire que cette droiture, mise en regard des fourberies de
Saturion, soit un charme ici? Plaute a mieux aimé la rendre austère
qu'attrayante; et il avait pour cela de bonnes raisons. Il fallait défendre
tout son théâtre, son époque; il fallait prouver que la vertu ne gagnait rien
à être tirée de son sanctuaire, car elle touchait au pédantisme, et par
conséquent à l'ennui. Il fallait faire ressortir, par le contraste, ces
portraits de femmes graveleux, mais piquants, que l'auteur avait si
complaisamment prodigués ailleurs et justifier, du même coup, les
préférences de son auditoire. Cette fille de Saturion, le dirai-je? n'est pas
sans ressemblance avec quelques femmes de la société moderne. Avec sa morale
sèche et trop expérimentée, avec son goût des sentences bien tournées elle
me rappelle l'Hôtel de Rambouillet. Je ne sais s'il faut accepter cette maison
fameuse comme le chef-lieu de la décence et de la pudeur au XVIIe siècle,
ainsi que le voulait M. Raederer; mais il est vrai de reconnaître que les
D'Angennes, que Madame de Sévigné tranchaient assez fortement, par leur vie,
avec le reste de ce monde où la galanterie courrait et fomentait des
désordres. Parmi les femmes célibataires et honnêtes, je ne sache pas de plus
digne représentant de ces Jansénistes de l'amour, comme les appelait Ninon que
la laide et sentimentale Scudéry, dont Boileau disait qu'elle avait encore plus
de probité et d'honneur que d'esprit (11). Il ne
faut pas trop s'en étonner. Le pédantisme, dans une âme bien douée, était
un préservatif alors. Le commerce des personnages et des faits illustres n'est
pas toujours stérile. Quand on parle de Brute et de Clélie, on tient a se
montrer comme eux meilleur que les autres, et les grands noms peuvent inspirer
les grandes choses. La fille de Saturion, dans le Persan, est un peu de
cette école-là ; Mademoiselle Scudéry, au milieu des vices du XVIIe siècle,
traite les sentiments avec ce ton prétentieux qu'elle devait à l'hôtel de
Rambouillet et à sa condition de vieille fille-auteur. À Rome, au sein des
débordements qui se montraient déjà, Plaute entreprend de mettre en scène
aussi- une personne spirituelle, sermonnant son père avec la science d'une
fille bien apprise et traitant ses propres devoirs en précieuse Romaine qui a
étudié sa loi des Douze Tables. Quand on lui demande ce qu'elle pense des
remparts qui défendent la place, elle répond : « Si les habitants sont
vertueux, je. la crois assez bien défendue: pourvu qu'on ait exilé la Mauvaise
Foi, le Péculat, l'Envie, etc. ». Mademoiselle de Scudéry n'eût pas mieux
dit. Seulement, au nombre des vertus elle eût ajouté la Bienséance et fait
couler le fleuve du Tendre autour des remparts.
Ce fleuve-là nous mène droit aux jeunes premières de Térence. Bien que
postérieures de vingt ans aux jeunes filles de Plaute, elles sont d'une
ingénuité et d'une grâce où l'imagination du peintre est pour quelque chose,
pour trop peut-être. Quelle discrète et aimable création, par exemple, que
l'Antiphile de l'Heautontimorumenos ! Le travail à l'aiguille, une
parure simple, point de bijoux, des cheveux flottants négligemment sur un cou
modeste : voilà Antiphile (12). La physionomie est
heureuse, et la touche de Térence se reconnaît à la délicatesse du trait. On
aimerait à croire que, ce devait être là, ou à peu près, la jeune Romaine
d'alors, élevée près de sa mère, dans la sévérité de la règle primitive.
Il y a je ne sais quel parfum pudique qui s'exhale de ces retraites dérobées
à l'agitation du dehors, où s'enfermaient les femmes grecques et romaines;
comme en un sanctuaire inaccessible à la passion; pareilles à ces femmes de
l'Orient moderne qui cachent leur beauté sous les bandeaux et le cachemire,
comme en une châsse sacrée, pour ne point exciter les regards profanes et pour
conserver la paix du cœur.
Il me semble que la jeune Virginie devait avoir vécu de cette vie austère et
pure lorsqu'elle commença à suivre les écoles publiques; et que le regard
audacieux de Clodius la rencontra dans tout l'éclat de cette beauté que donne
au visage d'une honnête femme le charme de la jeunesse augmenté de la pudeur
surprise :
Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.
L'offense alors venait du mépris qu'un patricien faisait d'une plébéienne
; l'orgueil du rang se confondait avec la chasteté du sexe dans ce sentiment
d'effroi pudique que Tite-Live prête à Virginie. La résistance était toute
la vertu alors. Plus tard, sous l'influence du Christianisme naissant, ce
sentiment mélangé de la femme dépouillera son orgueil pour s'élever plus
haut et s'ennoblir par la résignation. Sa force, au lieu d'être toute virile
et extérieure, deviendra plus sublime en se contenant. Puisée à des sources
moins terrestres, elle imposera l'admiration en faisant taire le désir, ou elle
subira les affronts sans trouble; et la souffrance, au lieu d'être l'épreuve
de la vertu, en sera comme la consécration et le baptême. Après la mort
volontaire viendra le martyre, après Virginie, Jeanne D'Arc.
Rien de pareil dans l'Antiphile de Térence: J'y reconnais, malgré moi,
je ne sais quelle ressemblance éloignée avec l'Agnès de l'école des
Femmes. Agnès, comme Antiphile; vit dans l'innocence et dans la pratique
des devoirs d'intérieur; elle ne néglige pas l'aiguille, cet instrument de la
vie honnête, de l'industrie et quelquefois aussi de la fourberie des femmes. Lorsque Arnolphe
lui demande : « Qu'avez-vous; fait encor, ces neuf ou dix jours-ci »
Agnés répond : « Six chemises, je pense, et six coiffes aussi. »
Est-ce une raison pour que la pupille. ne trompe pas son tuteur? Agnès ne le
croit pas, et joue Arnolphe au bénéfice du jeune Horace: La vertueuse
Antiphile n'a pas plus de scrupule; malgré la précaution prisé par Térence
de la cacher trop souvent au spectateur; Antiphile n'hésite pas à s'associer
à la ruse d'une courtisane pour épouser plus sûrement celui qu'elle aime.
Cette pureté relative, dont Térence aime à orner ses, héroïnes; cette
candeur, restée sans tache malgré l'absence de l'amant et le manque d'une
famille, en dépit des funestes conseils de la misère et de l'isolement ; cette
Virginie de second ordre, qui, cette fois, s'est fiancée toute seule à un
autre Icilius, me, semblent une sorte d'exception ici. Les temps et les mœurs
n'étaient plus les mêmes. La corruption, depuis Plaute, n'avait fait que
s'accroître ; et l'éducation, au moment où écrivait Térence, se gâtait par
le goût même des jeux usités au théâtre.. Térence a ici. un contradicteur
remarquable. Voici une réfutation que j'emprunte à un discours de ce même
Scipion Émilien, qui fut son ami. (c'est un récit curieux des mœurs d'alors :
« On, apprend, dit-il, aujourd'hui des arts déshonnêtes. On va avec des
hommes de mauvaises mœurs, se mêler aux jeux des histrions, au son de la
sambuque et du psaltérion. On apprend à chanter, ce que nos ancêtres mirent
au rang des choses indécentes pour les enfants de condition libre : les jeunes
gens et les jeunes filles de noble naissance vont, dis-je, dans les écoles de
danse, au milieu d'hommes de mauvaises mœurs. Quelqu'un m'ayant rapporté cela,
je ne pouvais me mettre dans l'esprit que les hommes nobles enseignassent de
pareilles choses à leurs enfants, mais ayant été conduit dans une de ces
écoles de danse, j'y ai vu en vérité plus de cinq cents jeunes gens ou jeunes
filles de condition libre. Parmi eux, j'ai vu, ce qui m'a vivement affligé pour
la république, un enfant âgé d'environ douze ans; portant encore la bulle,
fils d'un candidat, qui exécutait avec des crotales une danse qu'un jeune
esclave impudique ne pourrait honnêtement; exécuter (13).
Cette délicatesse que Térence donne ailleurs encore à ses jeunes premières
est donc un progrès qui va au-delà dès mœurs de son siècle. Ce n'est plus
l'instinct brutal et mobile que Plaute décrit avec une vérité si audacieuse,
ni cette sensibilité primitive de quelques-unes de ses héroïnes; ce n'est
plus la chair seule qui glorifie ses sensations sous le nom de sentiment. C'est
mieux déjà que l'amour d'Anacréon, de Properce et d'Horace, où le
dévouement n'avait rien à voir. Je sens battre dans ces cœurs trop policés,
non plus un sang impétueux et révolté, le sang de l'Italie païenne, mais j'y
touche à une fibre plus délicate et à je ne sais quelles tendres émotions
qui semblent de l'amour moderne. On raconte qu'un Scipion (il faut toujours
citer cette famille là quand on parle de Térence), après une de ses
conquêtes, trouvant parmi ses prisonniers une captive d'une beauté admirable,
se sentit la force de la respecter et la rendit aussi pure qu'il l'avait reçue
à un prince Celtibérien; son fiancé. Il y a quelque chose de ce respect
chevaleresque dans la plupart des amours de Térence. On dirait que par
l'élégance il a trouvé la politesse, et que sa réserve naturelle lui a fait
deviner la pudeur et la discrétion de l'amour.
Il s'oublie quelquefois cependant et, quoiqu'il fasse, il est ramené
involontairement à la vérité Romaine, au culte de la beauté sans apprêts. Écoutons
Cheréa dans l'Eunuque. Ce qu'il exalte dans celle qu'il aime, c'est le naturel
du teint, la fermeté des chairs, la forte sève,
Color verus, corpus solidum et succi plenum.
Son cœur bat comme celui de Chérubin, et il ajoute (14)
: « Ce n'est pas une fille comme les nôtres, à qui a les mères abaissent les
épaules, serrent la poitrine pour leur faire fine taille. Quelqu'une a-t-elle
un peu d'embonpoint? la mère dit que c'est un athlète, et lui retranche la
nourriture. Malgré la bonté de son tempérament, on en fait un fuseau.»
En vérité, se mettre à jeun pour chasser l'embonpoint! voilà un raffinement
de coquetterie que l'industrie de nos femmes n'a pas surpassé. C'est pour nous
toute une révélation. Ainsi, ce besoin de plaire qui autrefois ne se séparait
pas de l'estime, s'en était détaché à ce moment. Le goût des grâces
extérieures avait envahi le gynécée, et la jeune fille subissait là aussi ,
non seulement l'exemple, mais la direction maternelle!
Du besoin de plaire à plaire il n'y a pas loin. Pourvu qu'on eût une dot,
fût-elle de dix talents (15), ou même de deux (16),
on trouvait un mari. Le désordre même à ce prix n'était plus un obstacle. «
Ne vois-tu pas, dit Saturion , quelles sont les mœurs d'aujourd'hui, avec
quelle réputation tant de filles trouvent ici à se marier? pourvu que la dot y
soit, le vice n'est plus vice » (17). La fortune
était donc devenue la seule condition nécessaire pour faire porter devant la
nouvelle mariée, comme dit Olympion (18), le
flambeau du mariage. Les Orphelines étaient plus heureuses ; elles recevaient
au lieu d'apporter, et n'avaient pas toujours à craindre de rester filles. Car,
j'imagine que la foi qui ordonnait à leurs plus proches parents de les
épouser, au dire de Géta dans le Phormion, était aussi une loi
Romaine. Il y avait quelques exceptions pourtant. On pouvait éviter le mariage
en leur donnant une dot de cinq mines, mais pour cela il fallait que l'orpheline
fût notoirement décriée (19).
Les flambeaux n'étaient pas seuls destinés aux honneurs de la noce : les
choeurs, les flûtes y figuraient aussi (20).
Quelquefois la joueuse de flûte se faisait attendre et retardait le moment
solennel (21). D'autres fois était la lenteur de
la jeune épouse qu'on accusait. « C'est la lenteur même, assurément, qui a
donné naissance aux femmes, s'écrie Pleuside, dans le Fanfaron, car, de
toutes les lenteurs imaginables, il n'y en a pas d'égale aux leurs. » Le mari
d'une coquette à sa toilette dirait-il autrement aujourd'hui? Le moyen, en
effet , d'être lestement préparée, quand on avait près de soi une mère
occupée à serrer la taille, et autour de soi des esclaves, vingt costumes,
vingt. coiffures de modes nouvelles à essayer, à endosser; « la tunique
transparente, par exemple, ou la tunique épaisse, le linon franges,
l'intérieure,. la chamarrée, la fleur de souci, la safranée, le par-dessus ou
bien le sens-dessus-dessous, le bandeau, la royale ou l'étrangère, la
vert-de-mer, la plumetée, la jaune-cire, la jaune miel, et mille autres
frivolités? » (22) Heureux encore l'époux
impatient s'il n'avait pas d’autre sujet de plainte, et, si, durant les
apprêts de la fête, il ne voyait point un chien noir étranger dans la maison,
ou un serpent tomber dans la cour, ou une poule chanter au plus beau moment :
présages funestes de l'infidélité et de l'autorité prochaines de la jeune
mariée. (23).
Il ne faut pas trop s'étonner que ce soit surtout à Térence que nous
empruntions les principales scènes de la vie des filles libres et de leur
mariage. C'est au mariage que Térence pousse avant tout ses personnages, mais
au mariage où l'affection soit subordonnée finalement à la convenance. Le
théâtre latin, en général, glorifie le mariage d'inclination (24).
Mais chez Térence, la sympathie, quand il y en a, s'augmente de la distinction.
Toutes ses jeunes premières se marient ou sont admises dans la famille, à
l'exception d'une seule qui est une courtisane éhontée, la Bacchis de l'Heautontimorumenos.
Quand il fait prédominer la force des sympathies, il va jusqu'à conclure des
mariages sans aucune dot, témoin celui de Callidie avec le fils de Demée dans
les Adelphes, malgré cette loi de l'opinion qui ne sanctionnait pas les
mariages non dotés (25). Térence a fait plus
encore pour la bienséance.
Sous le couvert des Grecs, il a imaginé de mettre au théâtre des femmes nées
libres, mais d'une liberté que la scène pouvait montrer sans inconvénient. (26)
Ce sont des étrangères ou des orphelines pauvres, comme Antiphile, vivant dans
l'obscurité, avec une mère, une amie ou une étrangère comme elles, de cette
vie équivoque qui n'est point le vice, puisqu'elles gardent une entière
fidélité à celui qu'elles aiment, et qui n'est pas la vertu, puisqu'elles ont
un amant et souvent un mari clandestin.
Je ne veux point examiner si ces créations mixtes ne devaient pas compromettre.
davantage cette sévérité du foyer domestique que Térence tenait à ménager.
Je constate seulement que, à défaut de Plaute, c'est là surtout qu'on devait
trouver quelques détails sur la fille libre de la Comédie latine.
Plaute me paraît avoir mieux servi la cause des honnêtes femmes en reléguant
indistinctement parmi les courtisanes ou les captives, ce qui est ordinairement
la même chose, toutes les âmes ingénues qui s'étaient laissé surprendre par
l’amour. Il n'y a pas de scènes plus piquantes, plus vives ou plus touchantes
que toutes celles qu'il a écrites sur cette partie trop importante du monde
romain. On pourrait ici faire des catégories sans fin et tracer l'histoire de
la courtisane esclave, de l'affranchie, de la cliente, de l'indigène, de
l'étrangère, etc. Il n'y a, à le bien prendre, que deux classes à noter. Ce
sont les courtisanes viles, et les courtisanes honnêtes. Les courtisanes viles
ont une poétique, j'aime mieux dire une règle de vie curieuse. Il n'est pas
besoin de reconnaître que l'intérêt en fait le fond Les vieilles, qui ont
gaspillé leurs jeunes années dans le désordre, n'ont plus que le souci de
l'argent et de la bonne chère. Rarement la coquetterie leur est restée. Je
doute qu'il y en eût beaucoup de semblables à ces Phrynés surannées dont se
moquait Scapha dans la Mostellaria « qui se parfument de toutes sortes
de parfums et qui tâchent de se remettre à neuf ; vieillottes édentées qui
dissimulent avec du fard les défauts de leur personne. Chez elles, quand la
sueur vient à se mêler avec les parfums, l'odeur qu'elles ont ressemble à ces
mélanges de plusieurs sauces que font quelquefois les cuisiniers (27).
» Elles aimaient mieux le fard joyeux qui vient d'un bon vin et se faisaient
gloire de mériter les noms de Multibiba et de Merobiba, comme
Tibère plus tard celui de Biberius Mero. Ce qu'elles n'épargnaient pas
à leurs jeunes écolières, ce sont les conseils sur l'art de tirer de l'argent
d'un cœur épris et sur les suites désastreuses d'un amour véritable, quand
celles-ci en étaient atteintes. Quant aux belles paroles des amants ruinés,
aux promesses séduisantes, c'étaient pour elles peines perdues. Elles
n'avaient foi qu'a ce qu'elles tenaient. « Nos mains ont des yeux, répondait
la vieille Cléerète à un amoureux appauvri, elles ne croient que ce qu'elles
voient. »
Elles étaient tantôt les maîtresses, tantôt les servantes de leurs jeunes
compagnes. A ce dernier titre, elles devaient faire patte de velours à tout
venant, sourire avec agrément et cacher le piège sous mille agaceries (28).
Maîtresses, elles n'avaient pas tant de ménagements à garder. Elles étalent
à tout moment et tout haut leurs ignobles doctrines. Ce ne sont que
comparaisons piquantes jetées sans honte au nez des amants. Tantôt l'amoureux
est un poisson qui n'est délicieux que quand il est frais, parce qu'alors on le
met à toutes sauces : une fois vieux et quand on en a tout tiré, il ne vaut
plus rien; ou c'est une brebis, qu'il faut envoyer paître une fois qu'elle est
tondue.
Tantôt c'est une ville ennemie où il ne faut laisser que les murs. Philosophie
destructive qui sème bien des ruines autour d'elle! Enfin ce sont elles qui
traitent aussi les grandes affaires et se font donner ces singuliers contrats,
signés et paraphés, par lesquels leurs pupilles, moyennant une somme ronde,
sont la propriété. mensuelle ou annuelle du plus offrant. Nous en avons un
complet avec toutes ses clauses dans l'Asinaire. (29 C'est un monument de
dépravation et de cupidité qui a son prix. J'ignore si les voluptueux de nos
jours s'abaissent à faire des contrats pareils. Mais, en tous cas, ils ne les
signent pas.
Les jeunes courtisanes, tombées entre les mains de ces mégères, ou de ces
trafiquants non moins rapaces dont le nom de prostitueurs est assez tristement
significatif, trouvaient autour d'elles, on le voit, tous les encouragements de
la débauche. Leur beauté, leur jeunesse étaient un appât de plus pour
prendre, comme elles disaient, ces poissons si bons à garder, qui tombaient
dans leurs rets. Cette beauté était pour elles d'un prix inestimable. Bacchis
l'explique fort bien à Antiphile dans l'Heautontimorumenos, et Scapha à
Philematie dans la Mostellaria. C'est la fragilité même de ce mérite,
fort lucratif pour elles, qui les forçait à se montrer cupides et
intéressées. Car, une fois la beauté partie, les amants partaient avec elle.
« Sur mon honneur, dit la Bacchis de Térence, je vous félicite, ma chère
Antiphile, et vous estime heureuse d'avoir su tenir une conduite qui répondît
à vôtre beauté; je ne suis plus étonnée, de par tous les dieux ! que chacun
vous recherche. J'ai pu juger de votre caractère par vos paroles. Quand je
songe à la vie que vous menez, vous et toutes les femmes qui comme vous
évitent le monde, je ne trouve pas étonnant que vous soyez si vertueuses,
tandis que nous le sommes si peu. Vous avez tout profit à vous bien conduire;
nos amants à nous ne nous le permettent pas; car ils ne s'éprennent de nous
que pour notre beauté. Que cette beauté passe, ils vont offrir leurs cœurs à
d'autres. Si nous ne nous sommes préalablement ménagé quelques ressources,
nous vivons alors dans l’abandon. Vous, au contraire, si vous avez une fois
consenti à unir votre destinée à celle d'un homme dont les goûts sont tout à fait
conformes aux vôtres, cet homme s'attache exclusivement à vous. Grâce à ce
lien, vous êtes comme enchaînés l'un à l'autre, et jamais aucun orage ne
peut troubler votre affection. (30) »
Le contraste entre la corruption et l'ingénuité est plus franc dans Plaute :
« SCAPHA. Grâce à ta jolie figure , tout ce que tu mets te va bien.
PHILEMATIE. Flatteuse, tais-toi.
SCAPHA : Ma foi , tu es bien sotte. Est-ce que tu écouterais plus volontiers
des mensonges malveillants que des vérités à ta louange ? Quant à moi, par
Pollux, j'aime beaucoup mieux m'entendre louer faussement que d'être justement
critiquée et de voir qu'on se moque de ma figure.
PHILÉMATIE. J'aime la vérité, je veux qu'on me la dise; le mensonge m'est
odieux.
SCAPHA. Par l'amitié que tu me portes, par l'amour que Philolachès a pour toi,
tu es charmante... Vraiment, par Pollux, je m'étonne qu'une fille si avisée,
si instruite, si bien apprise et qui n'est pas sotte, se conduise sottement.
PHILÉMATIE. Eh bien ! montre-moi, je te prie, en quoi j'ai tort.
SCAPHA. Oui, assurément, tu as tort de ne penser qu'à lui, de lui être si
dévouée, de n'en pas écouter d'autres. C'est bon pour une femme honnête et
non pour une courtisane, de se rendre esclave d'un seul amour.
PHILÉMATIE. Ne me donne pas de mauvais conseils, Scapha.
SCAPHA. On voit arriver plus souvent ce qu'on n'attendait pas que ce qu'on
attendait. Enfin, si mes paroles ne peuvent pas te persuader de cette vérité,
jugé de mes paroles par les faits : tu vois un exemple ; quelle je suis, quelle
je fus jadis. Je n'étais pas moins aimée que toi aujourd'hui : je me donnai
tout entière à un seul amant , et lui, par Pollux, dès qu'il vit la couleur
de mes cheveux altérée par l'âge, il me délaissa , il m'abandonna. Sois
sûre qu'un même sort t'attend. » (31)
Si encore elles avaient pu se faire un pécule dans leurs bonnes fortunes! Mais
« une courtisane est pareille à la mer : tout ce qu'un`lui donne, elle le
dévore sans qu'il y ait accroissement pour elle. Du moins la mer conserve : ce
qu'elle renferme subsiste toujours. Mais donnez tout ce que vous voudrez à une
courtisane, il n'en reste rien, ni pour celui qui donne, ni pour celle qui a
reçu (32). »
La coquetterie et la vanité, ita sunt gloriae meretricum ! Phronesie l'avoue,
les rendaient prodigues: Le libertinage et l'économie ne vont guères de pair,
et Plaute, dans le prologue du Trinumus, avait personnifié l'Indigence
comme fille de la Débauche. On citait les courtisanes qui avaient su s'enrichir
: c'était l'exception.
Ennius nous a laissé de la courtisane et de sa mobilité perfide un charmant
croquis dont le théâtre de Plaute est le meilleur commentaire (33).
Cette coquette qu'il compare à :
une balle inconstante
Qui circule et voltige et trompe notre attente,
sera plus sévèrement traitée par Lucilius :
« Plus méchante mille fois, dit-il, que ce lion dont nous parlions tout à l'heure,
plus elle est caressante et plus l'enragée vous mord (34).
»
Peut-être veut-il signaler ici plutôt une de ces Laïs à deux oboles,
parfumées de lavande, cagneuses (35) dont les
courtisanes elles-mêmes faisaient litière. Car là aussi se glissait la
vanité des rangs, et Molière n'eût pas manqué de se demander, en les
entendant, où la dignité allait se nicher.
« Je rentre, dit l'une d'elles, car une courtisane, qui se tient toute seule
dans la rue, a bien l'air d'une prostituée (36).
» La modeste Adelphasie du Carthaginois ne veut pas se rencontrer à l'autel
avec « ces bonnes amies des gardes-moulins, restes de galants enfarinés (37).
» A coup sûr, la Lesbie de Catulle ou cette Flora, qui institua le peuple
Romain son héritier, n'avaient rien à démêler avec cette méchante engeance,
bien qu'elles fussent comprises pour la plupart, les unes et les autres, parmi
les femmes du second ordre, in classe secundo, comme l'a dit Horace (38).
Les poursuites amoureuses dont les courtisanes étaient l'objet ne se cachaient
pas dans l'ombre comme pour les filles de condition libre. On n'avait aucun
scrupule de leur faire des signes en les rencontrant, de les appeler tout haut
en pleine rue. On ne s'en tenait pas là : tantôt leurs portes étaient
assiégées par vingt carillons ou charbonnées d'inscriptions galantes avec le
bout de cette même torche qui, la nuit, servait à éclairer les soupirants;
tantôt c'étaient leurs fenêtres qui retentissaient sous les doigts de ces
amis impatients (39 ). La Tarentilla de Nævius, la
coquette d'Ennius, les courtisanes de l'Asinaire et de la Mostellaria,
nous ont appris comment toutes ces avances étaient accueillies. Nous savons
même, par un passage du Fanfaron, qu'il ne fallait pas toujours prendre
au sérieux les appels que les courtisanes faisaient à leur tour en pleine voie
publique (40).
Une fois trouvé et accepté, l'amant quittait rarement celle qu'il avait
choisie : il la suivait même aux écoles, comme Phedria, par exemple, aimait à
le faire pour Pamphile du Phormion, la conduisant et la reconduisant sans
cesse. On y allait, entre autres, apprendre à jouer de la lyre. (41)
Mais quand la moisson ne donnait pas et que les galants manquaient, elles
faisaient courir au port, attendre les vaisseaux étrangers, s'informer du
maître et de son nom et saisir les dupes au débarquement (42).
Ces femmes, si hardies à la chasse des amoureux sont pour la plupart molles et
hautaines, sans force pour le travail. Cette industrie infâme a les mêmes
caractères sous toutes les latitudes. « Je ne suis pas accoutumée à porter
des fardeaux, à mener paître les troupeaux, comme une paysanne » s'écrie la
belle Pasicompsa du Mercator. Ces mains, qu'elles passaient des heures à
laver, ce teint entretenu par l'oisiveté, cette peau qu'elles polissaient et
repolissaient des journées entières (43),
auraient pu se gâter sans doute à ce métier. Leur coquetterie ne
s'accommodait guère que du repos (44).
Elles avaient d'ordinaire pour les aider dans les soins de leur toilette deux
servantes, et souvent deux hommes pour leur apporter de l'eau (45)
; sans compter toute cette suite d'esclaves et d'affranchis que quelques-unes
traînaient après elles, portant les bijoux et tous les oripeaux de leurs
maîtresses. Il y a sur ce point un endroit curieux dans l'Heautontimorumenos.
C'est lorsque Bacchis est près de venir au second acte. Le nombre d'esclaves et
d'objets dont elle se fait suivre est si embarrassant, qu'elle ne paraît
qu'après une fort longue scène, quoiqu'on l'ait entrevue au début. Elles se
rendaient souvent dans les temples pour assister aux fêtes. Avant d'approcher
des autels, elles se purifiaient par des ablutions, comme ces deux jeunes sœurs
du Carthaginois, au jour où l'on célébrait la fête ,de Vénus, la solennité
des Aphrodises (46). Cette valetaille, dont elles
faisaient volontiers étalage, s'augmentait encore des esclaves étrangers que
leur donnaient plus particulièrement les soldats fanfarons au retour de leurs
campagnes. C'est ainsi, entre autres, que Phronesie du Truculentus
reçoit de son militaire le don de deux esclaves Syriennes, princesses dont il
a, dit-il, changé le pays en désert. Phedria, dans l'Eunuque, est plus
généreux encore. Il accorde un eunuque à sa Thaïs, qui l'a demandé parce
que les grandes daines seules en ont un à leur service, et une de ces
négresses d'Éthiopie, déjà fort recherchées au temps de Ménandre.
En échange de tant de faveurs, elles se montraient aimables et caressantes.
Elles donnaient à ceux de leurs amants qui étaient forcés de voyager des
cachets dont elles avaient un double, portant un portrait, un signe convenu (47)
; c'était comme une lettre de créance sur leur tendresse. Elles leur
écrivaient de ces aimables missives d'amour sur la cire de deux tablettes
nouées d'un fil, où les mots les plus gracieux ne leur coûtaient pas à dire;
espèces de circulaires dont le style faisait partie de leur trompeuse
industrie, et dont nous trouvons un modèle très finement tourné dans le Pseudolus.
Plaute a mis là, sous le poinçon de Phénicie, ses plus jolis néologismes,
ses minauderies les plus coquettes (48). Il ne faut
pas s'étonner de tous ces manèges qui égalent toutes les ruses, toutes les
perfidies que nous connaissons déjà. Comment résister à ce goût de la
fraude qui était comme la condition propre de leur existence? Comment
l'oiseleur n'eût-il pas mis en jeu son appeau et ses miroirs, quand l'oiseau
courait de lui-même à la glu et s'offrait si facilement au lacet? Au fond
pourtant, on ne sait qui il faut plaindre le plus, de ces femmes obligées à
tous les mensonges pour captiver toujours, ou de ces dupes qui, dans leur
aveuglement, consentaient à partager leur possession avec d'autres plutôt que
de la laisser échapper.
Plaute, du milieu de tant de désordres instructifs pour nous, avait su tirer
des leçons plus instructives encore. Du plus profond de ces âmes corrompues et
perdues pour ce monde sortaient quelquefois des accents touchants et vrais, de
vagues aspirations, on le dirait, vers un monde meilleur. La constance,
l'attachement, le dégoût du libertinage étaient souvent la suite inattendue
d'une dégradation involontaire. Nous voulons parler des courtisanes honnêtes.
La liste, on le prévoit, n'en saurait être longue.
Parmi ces femmes sans nom, sans origine, qui faisaient leur patrie du lieu où
elles étaient le plus à l'aise, ubi bene, ibi patria, comme elles
disaient, il s'en trouvait que le hasard ou, le malheur avait éloignées de
leur famille, victimes de la cupidité d'un trafiquant, abandonnées dès leur
bas âge ou forcées de transiger avec la misère. Quelques-unes, comme Gymnasie
dans la Cistellaria, froidement débauchées, avares sans égoïsme,
dépravées seulement par l'habitude, se montraient obligeantes et
respectueuses. Leur naïveté dans la turpitude les rendait excusables. D'autres
avaient un instinct singulier du bien et arrivaient à la dignité par la
reconnaissance. Telle est Philématie dans la Mostellaria. La blancheur
de son teint, sa beauté semblent refléter son âme.
« Selon la réputation qu'on a, dit-elle, l'argent vient en conséquence. Que
j'aie bonne renommée, je serai assez riche. En, vain on met grand soin à se
parer, si l'on se conduit mal. La mauvaise conduite est pire que la fange pour
gâter l'éclat des parures. » Elle n'aime que Philolachès, elle ne vivra que
pour lui seul. Ne l'a-t-il pas d'ailleurs affranchie. Quand la vieille Scapha
lui reproche son oubli des autres amants, elle répond :
« Ils m'estimeront davantage en voyant que je suis reconnaissante. »
Voyez la pure physionomie de Silénie dans la Cistellaria, de Philénie
dans l'Asinaire :
SILÉNIE. Le cœur me fait mal.
GYMNASIE. Tu m'étonnes. Comment le cœur peut-il te faire mal? explique-le-moi,
je te prie; les hommes prétendent que les femmes n'en ont pas.
SILÉNIE. Si j'en ai un, c'est lui qui souffre ; s'il n'existe pas, ma
souffrance est là toujours.
GYMNASIE. Elle aime, la pauvre enfant !
SILÉNIE. Quoi ! l'amour est-il si amer, lorsqu'il entre dans l'âme?
GYMNASIE. Sans doute, par Castor ! dans l'amour le miel et le fiel abondent à
la fois. Il fait goûter bien des douceurs, mais il est prodigue aussi
d'amertume ; il en abreuve.
SILÉNIE. Je reconnais à ces traits le Mal qui me tourmente.
GYMNASIE. Du courage! ton mal s'apaisera.
SILÉNIE. Je l'espérerais si je voyais venir le médecin qui seul peut me
traiter. Il viendra! que ce mot est lent quand on aime ! pourquoi pas, il vient?
Folle que j'étais ! c'est ma faute si ré prouve des peines si cuisantes.
Fallait-il m'attacher à lui seul pour lui consacrer toute ma vie ?
GYMNASIE. Quelle idée avais-tu, ma chère Silénie? Bon pour une matrone de
n'aimer qu'un seul homme et de passer ses, jours avec lui, une fois qu'elle est
mariée. Mais une courtisane, c'est tout comme une ville florissante ; elle ne
prospère qu'autant que beaucoup d'hommes la fréquentent.
SILÉNIE. Prêtez-moi attention, s'il vous plaît, je vous expliquerai pourquoi
je vous ai priée de venir me voir. Ma mère, voyant ma répugnance pour la
profession de courtisane, et voulant récompenser par sa complaisance mon
empressement à lui. plaire en tout, me permit, si je venais à concevoir une
passion, de vivre avec celui que j'aimerais.
LA MÈRE. Par Castor ! quelle sottise ! Mais as-tu formé une liaison?
SILÉNIE. Avec Alcésimarque, avec lui seul. Aucun autre homme n'a porté
atteinte à ma pudeur: »
C'est ici un dégoût insurmontable du vice que le dénouement justifiera en
rendant à sa famille libre cette fille touchante dont les moindres paroles
annonçaient un sang généreux ; là, c'est la tendresse désintéressée, une
instinctive sympathie pour un seul; c'est aussi l'ennui de cette vie de
subordination et d'efforts, qui ne permettait guère de suivre ses meilleures
inclinations. Vivre avec l'être préféré, lui rendre en dévouement ce
qu'elles ont reçu en libéralités, ou mourir s'il meurt, voilà la passion
dernière de ces créatures à part. Plaute, en les représentant, a voulu
respecter toutes les classes sans en intervertir l'ordre ; il a, je l'ai dit,
mis la noblesse dans le cœur et non dans le rang, se réservant, à la fin, de
justifier l'un par l'autre. - Mais c'est ici, ce devait être l'exception.
Térence en a fait à peu près la règle de son théâtre. Ses courtisanes sont
honnêtes, elles ont réfléchi sur elles-mêmes, ce qui est assez rare, dit-on
; elles se sont trouvées trop libres, ce qui marque une grande sagesse, et
elles ont changé de vie, ce qui est une invraisemblance et un anachronisme.
Je choisis, pour exemple, la courtisane Bacchis de l'Hecyre. Il faut
ramener la paix dans un jeune ménage dont l'époux a aimé Bacchis. C'est elle
qui s'en chargera, bien qu'elle n'ait qu'à se louer de son amant.
L'invraisemblance commence déjà. Mais Térence tient surtout à faire mieux
que les autres : c'est là l'écueil. Quand Bacchis est invitée à se rendre
dans la famille du jeune époux, elle dit :
« Toute autre de mon état n'en ferait, ma foi, rien. Elle n'irait pas se
montrer à une jeune épouse... Mais je ne veux pas que les parents de Pamphile,
qui doivent l'estimer, le jugent sans raison plus léger qu'il n'est. »
Après, ce trait de dévouement, les parents enchantés lui offrent leur
amitié. Mais voici le secret de toute cette conduite, ou plutôt de tout le
théâtre de Térence, car il semble que ce soit lui qui se révèle ici par la
bouche de Bacchis :
« Je ne serai pas fâchée qu'on dise que je suis la seule qui ait fait ce que
mes pareilles évitent avec grand soin. »
... Quod si perficio non poenitet me famae
Solam fecisse id quod aliae omnes facere fugitant.
Je me borne là. Nous n'assistons plus aux tendres épanchements d'une âme
aimante, ce n'est plus ici le cri du devoir désintéressé. C'est une femme
d'expérience qui calcule ses démarches, quoiqu'elles soient honnêtes, qui
fait le bien précisément parce que ses pareilles ne le font pas. Elle tient
avant tout à faire parler d'elle par quelque chose d'extraordinaire. Cette
conduite, loin de me complaire, m'étonne : je vois une courtisane devenue la
providence d'un jeune couple et je ne me laisse guère séduire à cette vertu
impossible. Quand on parcourt tout le théâtre de Térence, il est facile de
reconnaître tout d'abord qu'il veut moraliser la scène et que, par suite, il
est l'ennemi des courtisanes, telles qu'on les voyait à Rome, telles que les
avaient représentées ses prédécesseurs. Sa pudeur s'effraye de voir réunies
sous le même toit une fille de joie et une maîtresse de maison; une mère de
famille. Dans les Adelphes, Démée s'écrie :
Proh divum fidem !
Meretrix et mater familias una in domo !
et la Bacchis de l'Hecyre ne manque pas de reconnaître en entrant chez
Philumène que la présence d'une courtisane est un épouvantail pour une jeune
épouse. Ces sentiments si choisis, cette décence inattendue au théâtre, je
les retrouve encore un plus haut degré dans une scène de réprimandes, où
l'irascible Chremès tonne contre son fils. Ce mari si peu respectueux pour sa
Sostrate, sa mater familias, et qui lui disait tout à l'heure, entre autres
injures, « parlez, parlez, je n'en ferai pas moins ce que je veux » , ce
moraliste si oublieux, dès qu'il veut gourmander son fils, s'écrie :
« Vous ne cherchez pas ce qui vous manque, le moyen de plaire, à votre père
et de conserver ce qu'il a gagné à la sueur de son front. Amener devant mes
yeux par toutes sortes de subterfuges une... j'aurais honte de prononcer le mot
en présence de votre mère ! (49) »
Cette pudeur excessive, quelqu'invraisemblable qu'elle soit, porterait son
excuse avec elle si Térence l'avait gardée dans tout son répertoire. Mais
n'est-elle pas un contre-sens, quand je vois ailleurs, dans l'Eunuque,
par exemple, la courtisane Thaïs, celle qui se partage définitivement et sans
rougir entre deux amants qu'elle aime inégalement, entrer dans une famille
libre et se faire admettre dans la clientèle et sous la protection du père de
son Phedria (50)? Et ce dégoût du vice n'est-il
pas un dégoût de convention qui ne saurait me convertir au bien, quand je vois
la courtisane de l'Hecyre devenue, comme je l'ai dit, l'amie d'une
honnête maison ?
Balzac disait avec raison que les plus libres courtisanes des comédies de
Térence sont souvent plus modestes que les plus honnêtes matrones des
comédies de Plaute; et je ne m'étonne pas que ce soit celui-là qu'ait choisi
pour modèle, au 10e siècle, la nonne Hrotswitha, quand elle voulut mettre en
scène la courtisane corrigée. Seulement, avec les embellissements du comique
latin, Hrotswitha avait un correctif de plus. Le Christianisme était venu. En
ramenant, par le mépris, ces femmes de plaisir au sentiment de leur turpitude,
en montrant le ciel et le pardon à leur repentir, il devait, leur inculquer la
vraie dignité. Elles se purifiaient par les pleurs et par la prière, deux
choses que le paganisme n'a pas connues. Madeleine n'avait-elle pas baisé en
pleurant les pieds du Christ et ressaisi, par le remords, l'estime d'elle-même
? La courtisane sainte Afre n'avait-elle pas, au 4e siècle, reçu chez elle un
pieux évêque et ne s'était-elle pas convertie à la vertu par la seule
séduction, par l'action bienfaisante de sa présence? Souvent même la mort
était choisie comme la seule expiation légitime. Dans sa comédie de Paphnuce,
Hrotswitha nous montre la fille de joie Thaïs ramenée au bien par un homme de
Dieu. Son corps, cette enveloppe souillée, se dissout et meurt. Son âme, libre
et plus forte, s'envole aux cieux pour y recouvrer toute sa candeur native.
C'était là l'unique moyen de traduire la courtisane à la barre d'un couvent.
Mais Térence avait-il besoin de devancer ainsi son temps en fardant le
personnage? L'antiquité toute entière n'a-t-elle pas été aux pieds des
courtisanes? Qui a reçu plus de fêtes, plus d'encens que ces Aspasie, ces
Néera, que cette Précia, maîtresse de Lucullus, si vantée par Plutarque? Où
brillaient l'esprit, la fortune, les fils et avec eux, il faut bien le redire,
les pères des grandes familles de Rome et d'Athènes? n'était-ce pas chez
elles sans cesse et pour elles ? On allait là, comme on allait, au XVIIe
siècle, chez Ninon, dans sa maison du Marais, faire montre de bel esprit et de
galanterie, parler des choses de la ville et rencontrer les hommes du bel-air.
Pour beaucoup d'entre elles, malgré leur avidité, la vie n'avait qu'un jour,
qu'un moment, le moment présent; elles vivaient de frivolités et
d'insouciance, laissant à leurs mères le soin trop lourd de tout prévoir;
elles aimaient à oublier, ou plutôt elles ignoraient ces préoccupations du
lendemain qui ailleurs assombrissent déjà la veille, et elles changeaient
d'amants, pour perpétuer leurs plaisirs. Mais elles n'allaient pas, même dans
leur honnêteté, pourvoir, comme Bacchis, au bonheur de ceux qu'elles
quittaient. C'eût été trop de prévoyance et de désintéressement pour
elles.
Dans un temps où la loi Oppia venait d'être abrogée, après vingt ans de
règne, non pas autant par l'éloquence de deux tribuns où par cette bonne
fortune du hasard qui gagne souvent les plus mauvaises causes, que par
l'ascendant des mœurs régnantes qui sont, après tout, la plus forte loi ;
lorsque les mystères des Bacchanales portaient un tel ravage au sein des mœurs
publiques, que le Sénat était obligé d'en arrêter les débordements; sous
l'empire des chars, des litières, du luxe dés festins et des toilettes, que
les lois Scatinia, par exemple, et Orchia purent à peine maîtriser un moment;
n'y avait-il pas pour ces femmes trop populaires, partout, dans l'air vicieux
qu'elles respiraient dans la mode qu'elles suivaient et imposaient, dans cette
atmosphère brûlante de toutes les ardeurs, où elles vivaient, n'y avait-il
pas les éléments d'un bonheur tout Épicurien? Pour quelques-unes que l'ennui
ou la honte venait atteindre au milieu de ce sensualisme triomphant, combien
d'autres qui ne connaissaient rien au delà, et qui couraient avec ivresse sur
l'abîme en croyant fouler des fleurs!
Il est temps de revenir à la morale et de laisser l'histoire des passions pour
celle de la raison. J'arrive au mariage proprement dit, sans intervention de
courtisane.
Une fois mariée, la jeune fille libre, la jeune première changeait de
condition. Elle passait sous le toit conjugal à deux titres différents. Elle
se mettait sous la tutelle de son mari, lui abandonnait ses revenus, et alors
elle devenait mater familias ; ou gardait sa fortune, ses biens et prenait le
nom d'uxor (51). Alcmène de l'Amphitryon
semble être le type le plus choisi de la mater familias. Je sais que cette
tragi-comédie, toute exceptionnelle dans le répertoire de Plaute, a sans doute
une origine plus particulièrement Grecque. Le Tarentin Rhinthon, qui a donné
son nom à cette sorte de drames satyriques que les Grecs appelèrent Hilarotragédies
et les Romains fables Rhynthoniennes, avait écrit un Amphitryon (52)
qui a pu être le modèle de Plaute. Avant cela même, le comique Archippus
d'Athènes avait donné une pièce du même nom ; (53)
et l'on pourrait retrouver un Amphitryon jusque dans le bagage de, Sophocle
(54). Mais l'érudition n'a que faire ici, et Plaute, malgré son savoir, eût
été fort surpris sans doute d'apprendre le nombre des aïeux de sa fable. Il
ne tient pas trop longtemps ses auditeurs hors de Rome ; car à peine Sosie
a-t-il ouvert la pièce qu'aussitôt l'auditoire se reconnaît et se retrouve.
« Que deviendrais-je, s'écrie-t-il dès le début, si les triumvirs me
mettaient en prison! » L'illusion n'est plus permise : Alcmène est bien
Romaine.
Il me semble la voir revêtue du costume des honnêtes femmes décrit par
Palestrion dans le Fanfaron, la robe traînante, la longue chevelure, les
bandelettes. N'est-ce pas Cornélie, la mère des Gracques, que j'entends dire
à Sempronius, son mari :« Il est une dot que je me flatte d'avoir apportée,
non pas celle qu'on entend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la
modestie, la sage tempérance, la crainte des Dieux, l'amour de mes parents, une
humeur conciliante à l'égard de ma famille, la soumission à mon époux, une
âme généreuse et bienveillante, selon les mérites de chacun. »
Non, c'est Alcmène qui parle (55). Cette
déclaration corrige tout ce que pourrait avoir de compromettant pour elle cet
adultère innocent, le seul que Plaute ait osé montrer; de même que le
déguisement de Jupiter autorise la bouffonnerie sans danger pour la morale de
la famille. Le roi des Dieux ressemble si parfaitement à Amphitryon qu'Alcmène
est entièrement justifiée. La tragédie et la comédie, dont nous avons tracé
le programme au commencement, se mêlent ici dans une mesure appréciable.
Jupiter et son fils sont des personnages de tragédie; ils sont hors des
proportions humaines, et leurs actions sont comme eux. Alcmène et Sosie sont
des personnages de comédie; ils vivent de la vie générale; leurs caractères
et leurs actions suivent la règle commune. Plaute, en associant dans une
intrigue comique ces deux sortes d'acteurs si différents d'abord, a fait une
tragi-comédie; il n'a qu'effleuré le tragique sans vouloir le toucher
franchement.
Serait-ce qu'il pensait, comme Figaro, que de toutes les choses sérieuses le
mariage est la plus bouffonne, ou voulait-il avertir, en riant, les bienheureux
époux que la foi conjugale, comme tout le reste, est soumise à une volonté
supérieure, et que là comme ailleurs, ils ne pourraient échapper à leur
destinée? Assurément, à part l'influence du modèle grec, il semble qu'il y
ait eu de tout cela dans la détermination du comique latin. Ridiculiser et
avertir tout à la fois les maris sans entacher la vertu, proverbiale encore, de
leurs femmes; c'était là une veine nouvelle pour la comédie. Lucrèce, cette
tragédie de l'histoire, si populaire à Rome, qu'était-ce autre chose
qu'Alcmène ? L'une et l'autre, esclaves volontaires du devoir, honorent leur
foyer domestique par l'ascendant modeste de ces vertus patriarcales qui, à Rome
surtout, étaient la seule force de ce sexe subalterne. Elles aiment leurs maris
comme leur chasteté, mais ce qu'elles aiment aussi dans cette autre moitié
d'elles-mêmes qui les domine et leur impose, ce qu'elles encouragent, ce
qu'elles exaltent en eux, c'est le devoir, c'est plus que le devoir, c'est la
gloire, c'est le renom qui vient du courage: « Ah! qu'il s'éloigne de moi,
pourvu qu'il rentre avec honneur dans ses foyers. Je ne me plaindrai pas, si
l'on proclame mon époux vainqueur de l'ennemi. La valeur est un don céleste.
Liberté, puissance, richesse, existence, famille, patrie, parents, tout est
défendu par la valeur! La valeur renferme en elle tout ce qu'on estime; c'est
avoir tous les biens qu'avoir la valeur! ». Ces maximes, ce compliment flatteur
adressé en passant à la bravoure des spectateurs Romains, on dirait qu'ils
sont de Lucrèce, louant l'intrépidité de son époux occupé au siège
d'Ardée. C'est Alcmène qui parle, au moment où son faux mari la quitte pour
aller battre les Téléboëns.
L'analogie ne se borne pas là. L'une et l'autre ont admis un étranger dans
l'asile inviolable où elles se renferment. Mais Lucrèce seule en a reçu le
plus sanglant outrage, et l'on sait quelle catastrophe instructive a suivi et
quelle révolution. Plus tard, Attius écrira une tragédie nationale pour
consacrer la délivrance de Rome après le suicide de Lucrèce. Mais je doute
que dans son Brutus il célèbre autre alose que la liberté publique,
malgré un vers qui semble appartenir au récit de l'attentat commis sur la
femme de Collatin (56). Faire reposer l'intérêt
de sa pièce sur le crime de Sextus, montrer un patricien coupable, c'est été
trop s'exposer dans un pays où Naevius avait si chèrement expié quelques
allusions contre l'aristocratie. contemporaine. La censure était terrible alors
; elle avait des chaînes pour les récalcitrants ; au lieu d'éloigner la
pièce seule des honneurs du pulpitum, c'était l'auteur qu'on exilait loin de
la métropoles. La censure de nos jours, fille de la censure Romaine, vaut
déjà mieux que sa mère.
Plaute, qui avait poussé la circonspection jusqu'à se moquer, dans deux vers
que je blâme, du châtiment de Nævius, avait sous les yeux des célibataires
entêtés, audacieux, une jeunesse passionnée et des gynécées peut-être
troublés. Sa maligne sagacité, malgré l'apparente sérénité du dehors,
entrevoyait sans doute plus d'un Sextus dans l'aristocratie qui l'entourait, et
plus d'un divorce dans l'avenir de ces ménages bourgeois qui venaient
l'écouter. J'imagine qu'il ne pouvait rappeler l'épisode ou le souvenir de
Lucrèce qu'en le déguisant. Au lieu d'un fils de roi, c'est un dieu qui
méditera l'attentat ; au lieu d'une péripétie sanglante qui pouvait tourner
contre l'auditoire ou contre l'auteur, il inventera un dénouement honnêtement
railleur qui ne compromettra que les Dieux, et enfin à la place d'un adultère
volontaire qui pouvait offenser le vérité et les femmes, ce sera une fraude
instructive qui ne fera réfléchir que les maris. La leçon, comme toutes les
leçons de théâtre, ne corrigea sans doute personne; mais elle eut ce que
Plaute poursuivait surtout, le succès.
Dirai-je toutes les beautés de sentiment que, dans cette comédie, Plaute a
données à la matrone ?
Lorsque Jupiter quitte Alcmène, en lui demandant si elle n'a plus rien à
désirer, elle ajoute avec ce ton ferme qui vient d'une fidélité sans tache,
avec ce charme de tendresse où le devoir et l'amour s'exaltent et se rehaussent
l'un par l'autre :
« Qu'absent tu aimes toujours celle qui est toute à toi, quoique absent.
Le vers latin est bien plus expressif :
Ut, quum absim, me ames me tuam absentem tamen ! (57)
La Didon de Virgile eût-elle parlé un langage plus tendre, et la Bérénice de
Racine, lorsqu'elle dit à Titus :
Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment,
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,
Moi, qui mourrais le jour qu'on voudrait m'interdire
De vous...
a-t-elle trouvé un accent d'amour aussi abandonné et aussi contenu tout
ensemble ? Ici Alcmène leur est supérieure parce qu'elle est tout à la fois
amante et épouse, et parce que sa passion n'a rien que de noble dans son
expansion. Ce qui fait que la passion émeut et entraîne, c'est lorsqu'elle
vient d'une âme vivement éprise et se trahit par des mouvements naturels et
grands. Mais qu'est-ce que l'émotion sans l'estime, et que faut-il préférer
de. l'impression produite par un fougueux désordre des sens et du cœur ou du
ravissement causé par l'équilibre inattendu de la passion avec le devoir? Le
pathétique que la saine droiture peut désavouer et dont il faut cacher la
source parce qu'elle est impure, n'a ni la force ni l'effet de l'émotion plus
haute qui naît du spectacle d'une ardente vertu. J'aime la passion qui peut
éclater devant tous, qui peut avouer son origine, j'aime Alcmène répondant,
aux injures de son époux :
« La honte que tu me reproches est indigne de ma race. Moi infidèle ! on peut
me calomnier, on ne peut me convaincre. J'en atteste le pouvoir suprême de
Jupiter et la chaste Junon, que je révère autant que je le dois, le corps
d'aucun mortel, excepté toi, n'a touché le mien et ma pudeur n'a souffert
aucune atteinte! - La hardiesse sied bien à qui n'a point failli. »
Cette fierté passionnée me touche plus que le délire de Phèdre. Il me semble
que la laideur morale n'est qu'un élément imparfait du beau dans les arts, et
ne doit jamais produire cet entraînement salutaire qui vient de l'accord habile
de la vertu et de l'amour. Ces sentiments qui appartiennent à la tragédie,
Plaute a dû les traiter accessoirement et en affaiblir l'effet par le gai
contraste du faux mari qui rit tout bas de la tendresse d'Alcmène. Il savait
bien que Rome avait encore des Alcmènes sans doute, mais il n'oubliait pas que
leur vertu avait perdu sa grâce à force de s'imposer et de se faire valoir, et
que rien. ne plaît moins à des oreilles blasées que l'éternel panégyrique
de la morale. Il fallait l'intervention d'un dieu, le récit piquant d'une
surprise galante et d'un amour en belle humeur pour rendre aimables, aux
spectateurs de la Cavea, ces détails sur la chasteté de l'épouse devenus
monotones pour le plus grand nombre des maris. C'est le contraste qui sauve la
donnée. Au sein de la corruption environnante, la pureté eût trop risqué à
être montrée toute seule à des Romains. Plaute a voulu et su être amusant
sans cesser d'être vrai.
Quand il essaie de quitter le merveilleux et le tragi-comique pour nous
découvrir un coin analogue de la vie bourgeoise et contemporaine, il échappe
encore à la monotonie par le même secret. Panégyris et Pinacie, par exemple,
dans le Stichus, sont deux épouses différemment édifiées sur les
devoirs du mariage. L'une et l'autre sont loin de leurs maris, qui les ont
quittées pour aller réparer, en pays étrangers, les brèches survenues à
leur fortune. Panégyris, l'aînée, prête une oreille fort complaisante aux
propositions d'un nouveau mariage apportées par son père lui-même. Elle
pousse beaucoup plus loin le respect filial ou plutôt l'oubli du mari, que
Pinacie, sa sœur cadette. Celle-ci résiste avec un courage tout romain. Elle
s'enferme dans son devoir comme dans une forteresse où il faut bravement
succomber plutôt que d'en sortir. Héroïsme touchant et qui, sous la plume de
Térence, eût prêté certainement à toute une élégie sur la foi conjugale,
à d'élégantes sentences sur la tendresse.
C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant toujours,
voilà ses yeux, sa bouche et déjà son audace !
C'est lui-même, c'est toi, cher, époux, que j'embrasse.
Plaute aime trop la popularité, il sait trop ses Romains pour tomber dans un
tel écart ; il risquerait de voir, son public partir dès les premières
scènes, comme il fit plus tard à la représentation de l'Hecyre de
Térence, pour aller admirer un acrobate ou un ours.
Aussi, que de précautions pour se faire pardonner cette exquise création de
Pinacie! Que d'enveloppes chatoyantes et multipliées autour de cette lueur
sereine et un peu austère, pour ne pas blesser les yeux grossiers de la
populace ! Auprès de Pinacie, on médit des femmes, du mariage; les farces d'un
parasite et les orgies d'un esclave se donnent libre carrière pour faire
accepter, pour sauver cette charmante, leçon de dignité conjugale, et la
morale, à peine esquissée, passe à la faveur de la plus licencieuse gaîté.
N'est-ce pas à peu près ainsi que Shakespeare faisait contraster les grossiers
dialogues des domestiques de Capulet, ou les concetti de Mercutio avec les
adorables entretiens de Roméo et de Juliette pour se faire mieux écouter de
tous et ne pas encourir les sifflets de John-Bull.
Il serait intéressant de remarquer combien ces figures presque poétiques ont
changé dans Molière et d'étudier ce qu'y est devenue cette morale du mariage.
La théorie du devoir, si bien exprimée par Pinacie, se retrouve là désormais
bien moins dans la pratique que dans les reproches des maris. Chrysale résume
assez bien, je crois, l'opinion de Molière sur les devoirs des femmes mariées.
Ce n'est pas que toutes les épouses, dans Molière, se montrent frivoles et se
piquent d'infidélité. Martine, la femme de Sganarelle, veut être battue par
son mari, et Elmire cache bien le sien sous la table pour le faire assister aux
séductions de Tartufe. Mais ce sont des vertus d'intérieur où l'expérience
du vice a trop de part; j'y reconnais l'alliage d'un société blasée. Elmire
ne dirait pas :
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles,
si elle ne savait d'avancé combien les époux ont de raisons pour douter des
protestations d'innocence de leurs femmes. Martine, qui se laisse étriller
humblement devant les gens par le sien, a-t-elle sur ses devoirs des principes
bien édifiants? Il est permis d'en douter quand on l'entend dire que c'est trop
peu de tromper Sganarelle et qu'il lui faut un châtiment moins doux. « Je sais
bien qu'une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d'un mari; mais
c'est une punition trop délicate pour mon pendard. Je veux une vengeance qui se
fasse un peu mieux sentir. » Nous voilà bien loin des maximes de Plaute. C'est
de la petite vertu à la place de la grande. Les temps étaient bien changés!
Le Christianisme avait depuis longtemps relevé la femme de sa condition
subalterne; il l'avait instituée l'égale de son mari pour commander ;à côté
de lui au sein de la famille, pour briller auprès de lui, plus que lui, au sein
de la société renouvelée. C'est pour la femme qu'avait été créée la
politesse que Rome ne connaissait pas; c'est pour elle que, depuis la
chevalerie, cette politesse s'était convertie en galanterie. Ce partage à deux
du même sceptre, cette égalité à l'intérieur et au dehors, ces privilèges
égaux quoique divers, en donnant à l'épouse des droits analogues, lui
fournissaient nécessairement l'occasion des mêmes torts. Cette différence des
deux sociétés, je ne la trouve nulle part mieux caractérisée que dans cette
sortie de Madame Georges Dandin :
« Pour moi, dit Angélique, je vous déclare que mon dessein n'est pas de
renoncer au monde et de m'enterrer toute vive dans un mari, Comment ! parce
qu'un homme s'avise de nous épouser, il faut d'abord que toutes choses soient
finies pour nous et que nous rompions tout commerce avec les vivants. C'est une
chose merveilleuse que cette tyrannie de messieurs les maris et je les trouve
bons de vouloir qu'on soit morte à tous les divertissements et qu'on ne vive
que pour eux ! Je me moque de cela, et ne veux pas mourir si jeune ! »
Qu'on ne s'y trompe pas , cette déclaration des droits de la femme a ses
précédents jusque dans Rome. Angélique n'est point autre chose que l'épouse
dotée des Romains; Ici nous sommes en face de l'uxor. C'est celle-là que la
comédie latine persécute sans cesse, c'est, avec elle, l'esclave qui fait
partie de sa dot que Plaute se plaît à bafouer au profit du mariage
d'inclination. (58 ) Malheureusement, ces hardies
attaques contre l'émancipation de la femme libre, cette guerre du théâtre que
Caton continuait de son côté à la tribune, ne purent rien contre la puissance
du fait. Plaute dit dans le Rudens : « J'ai vu souvent débiter au
théâtre de belles maximes, et le public applaudissait les leçons qu'on lui
donnait. Mais ensuite, quand on s'en retournait chacun chez soi, personne ne
s'était approprié les vertus que les acteurs avaient enseignées. »
Cette vérité, outre qu'elle est la plus naturelle justification de tout le
répertoire de Plaute, expliquait en même temps l'inutilité de ses efforts
contre les déportements de l'uxor. Cette autorité despotique du chef de la
famille qui disposait si facilement de la vie de ses enfants (59),
qui ne laissait à la femme qu'une servitude libre, selon le mot expressif de
Servius (60), et s'étendait sur la tête de ses
filles jusqu'au-delà de leur mariage (61), avait
trouvé enfin son contrepoids dans les exigences de la femme dotée. La
permission laissée par la loi à la femme de s'unir sans aliéner ses biens fut
le plus rude coup porté à l'omnipotence d'un seul. La brèche qui suivit
s'agrandit chaque jour; le théâtre et les livres ne se font pas faute de la
signaler depuis Noevius jusqu'à Martial ; l'émancipation de la femme finira
par y passer tout entière.
Le discours et l'échec de Caton au sujet de la loi d'Oppius suffiraient, au
besoin, pour nous donner la mesure de l'altération des mœurs de la matrone
d'alors. Des femmes qui allaient sans honte assiéger les portes du sénat,
prier chacun des sénateurs d'intercéder pour elles ! cela ne s'était jamais
vu avant le 6e siècle de Rome, et je ne suis pas fâché de la leçon (si
toutefois l'histoire est vraie), que le- jeune Papirius donna un jour à cette
gent loquace, impertinente et curieuse, en racontant à sa mère que les
délibérations du sénat avaient eu pour objet de savoir s'il valait mieux,
pour la chose publique, donner deux femmes à chaque mari, ou deux maris à
chaque femme (62). On se figure l'émoi qui suivit.
La nouvelle qui circule accroît le trouble et la frayeur. Toutes les rues qui
avoisinent la voie sacrée sont encombrées le lendemain de matrones, de dames
illustres en pleurs. Les sénateurs qui arrivent au temple pour délibérer ont
un siège à soutenir contre les supplications qui leur pleuvent de toutes
parts. « Plutôt deux maris pour une femme que deux femmes pour un mari ! »
Voilà la clameur générale. Les sénateurs restent stupéfaits; ils
s'interrogent, ils remontent à la cause de tout ce bruit. Papirius avait tout
fait. Pour faire cesser les instances de sa mère, qui voulait obstinément
savoir de quoi il s'était agi au sénat, il avait inventé ce conte plutôt que
de révéler l'objet véritable de la séance.
Aulu-Gelle nous a encore laissé un chapitre curieux, où, préoccupé d'un
parallèle littéraire entre la comédie latine et la comédie grecque, il
oublie la peinture de mœurs qui s'y montre, parce que de son temps cette
peinture n'avait plus de prix. Elle en a pour nous. C'est la comparaison du
Plocium de Cecilius avec celui de Ménandre. Voici les scènes du comique latin
:Un vieillard se plaint de sa femme fort laide, mais très riche, qui vient de
le contraindre à vendre une esclave jeune et jolie, habile au service; qu'elle
soupçonnait d'être la maîtresse de son mari.
UN VIEILLARD. On est malheureux quand on ne peut cacher son chagrin.
LE MARI. Comment le pourrais-je avec une femme de ce caractère et de cette
tournure? Quand je me tairais, mon malheur en serait-il moins évident? Hormis
la dot, elle a tout ce qu'un mari ne souhaite nullement. Puissé-je au moins
servir de leçon au sage! Je suis esclave; quoique libre, je suis prisonnier
sans qu'on ait pris la ville. Cette femme m'enlève tout ce qui me plaît.
Direz-vous que c'est pour mon bonheur! tandis que je soupire après sa mort, je
suis moi-même un mort au milieu des vivants. Elle prétend que j'entretiens un
commerce secret avec mon esclave, que je la trahis : aussi, plaintes, prières,
instances, menaces, elle a tout employé pour me forcer à la vendre. Je
parierais que maintenant elle va dire à ses amies et à ses parentes: « qui de
vous dans sa jeunesse a obtenu de son mari ce que moi, vieille femme, je viens
d'obtenir du mien? Je l'ai contraint à chasser sa maîtresse. » Là-dessus,
les langues ne manqueront pas de s'exercer. Malheureux ! que de propos vont
courir sur moi!
LE VIEILLARD. Dites-moi, je vous prie , votre femme vous ferait-elle enrager
?
LE MARI. Eh ! pouvez-vous me le demander?
LE VIEILLARD. Mais encore ?
LE MARI. Ne m'en parlez pas, cela me fait mal; aussitôt que je rentre chez moi,
à peine suis-je assis qu'elle vient m'embrasser et m'infecter de son haleine
fétide.
LE VIEILLARD. Elle sait bien ce qu'elle fait. Elle veut vous obliger à rendre
tout le vin que vous avez bu hors de chez vous,
Ut devomas volt quod foris potaveras. (63)
Après cela, doit-on s'étonner si les femmes les plus sévères de Plaute
médisent de leur sexe, si celles de Térence sont obligées de faire des
réserves pour expliquer leur propre mérite ? Le censeur Métellus n'avait-il
pas dit, à peu près comme Euripide : « Romains, si nous pouvions nous
conserver sans épouses, nous nous passerions de cet ennui. Mais puisque la
nature a voulu qu'il soit également impossible d'être heureux avec les femmes
et d'exister sans elles, il faut sacrifier le bonheur de notre vie à la
conservation de l'État (64). » Voilà la guerre
franchement déclarée. C'est dans un autre intérêt, l'intérêt de la patrie,
qu'on supporte ce sexe importun, ces matrones dont la plupart abritaient, comme
dit Horace, leur arrogance derrière des gardes, une litière, des coiffeurs,
des monceaux de parures, et qui s'entouraient même de femmes parasites. (65)
Nous pouvons nous expliquer désormais comment, sur le moindre prétexte, on
répudiait ces femmes si péniblement tolérées. Qu'on était loin déjà de
l'innocence de ce Ruga, qui avait quitté la sienne parce qu'elle était
stérile ! Il fallut bien moins plus tard pour provoquer un divorce. Sortir sans
voile (66), aller au théâtre sans permission (67),
c'était pour bien des femmes une cause de séparation. A Rome, la défiance
contre les matrones était si grande, ou, si l'on veut, les lois de la pudeur si
sévères, qu'elles ne pouvaient quitter le logis sans être accompagnées. Se
montrer seules, c'était pour elles encourir l'infamie. Noevius avait déjà dit
(68):
Desubito famam tollunt si quam solam videre in via.
Les embrassements mêmes des époux étaient perfides. Pline dit qu'on voulait
savoir par là si elles ne sentaient pas le vin (69).
Aussi que de bons tours on cherchait à jouer à ces maîtres exigeants !
Myrrhine, dans la Casina, a beau dire : « Une honnête. femme ne doit
point avoir de pécule que de l'aveu de son mari. Quand une femme a du bien
acquis de son chef, il lui est venu par des larcins ou par des galanteries. »
Les opprimées se donnaient néanmoins le plaisir des représailles, comme ces
femmes de l'Astraba, qui s'entendaient pour faire payer à leurs maris
les vivres plus cher qu'au marché (70). Le temps
n'est pas loin où les épouses prendront elles-mêmes l'initiative du divorce
et quitteront les premières la place sans même donner de motif (71).
J'entends d'ici Dorippe, la matrone du Mercator, la femme qui a apporté
une dot ; quelles doléances elle se permet quand elle voit une autre femme chez
son époux Lysimaque! Écoutez les reproches d'Artémone, la femme du vieux
Déménéte de l'Asinaire, qui court sur les brisées de son fils et se
laisse surprendre par sa digne moitié en conversation délicate avec une
courtisane. C'est toujours une épouse richement dotée qui se plaint ; et il
est curieux d'étudier les scènes où elle se donne carrière. Ce n'est plus un
ton humble et embarrassé; sa voix est forte et menaçante ; elle fait plier
sous elle, comme un roseau, ce barbon émancipé, tout à l'heure si superbe ;
« Debout, amoureux à la maison ! voyez ce coucou à tête grise; que sa femme
est obligée de tirer d'un tel repaire! »
C'est qu'elle se sent forte de son devoir devant son Déménéte, tout humilié
de sa faute. Sans aucun doute, Artémone, épouse d'un sénateur, est une de
celles qui ont demandé plus d'une fois en cachette à leur fils de quelle loi
on s'était occupé au Sénat, ce qu'on disait de nouveau au forum, chez le
barbier du coin, au Vélabre ou dans la rue Toscane. Je soupçonne même que
cette scène, cette leçon faite à son Déménéte n'est pas la première.
Est-ce à dire que sa tendresse conjugale en sera moins vive ou moins importune
? Ces libertés prises au-dehors me semblent, au contraire, devoir river mieux
la chaîne, et réchauffer le cœur de la matrone. C'est une tempête qui attise
le feu au lieu de l'éteindre.
Le temps approche où Varron, témoin de toutes ces bourrasques, s'écriera en
définitive (72) « défaut d'épouse doit être corrigé ou supporté. Qui
corrige sa femme l'améliore, qui la supporte s'améliore lui-même. » C'est la
pensée de Socrate sous les foudres de sa femme Xantippe. Mais alors ce genre de
résignation qu'il propose était d'une pratique facile pour les époux. Ils
avaient, pour se consoler, une Aspasie ou une Laïs. L'intimité des courtisanes
fameuses était une sorte de mode, et non un scandale. A Rome, tout au plus si
cela jetait quelquefois un peu de trouble au sein des ménages. Déménéte est
de la même école ou peu s'en faut. L'aimable Philénie le distrait des orages
ou de la monotonie du mariage. Mais il craint sa chaste moitié tout en la
bravant. C'est là ce qui le rend surtout comique. On dirait Chrysale parlant de
Philaminte :
Elle me fait trembler dès qu'elle prend son ton;
Je ne sais ou me mettre et c'est un vrai dragon.
Et cependant avec toute sa diablerie
Il faut que je l'appelle et mon cœur et ma mie.
Je remarque néanmoins une disparité entre les deux théâtres. Déménéte,
aussitôt qu'il a entendu gronder la voix de sa femme, s'écrie : Je suis mort!
et, comme tous les barbons dé Plaute, il tremble pour sa peau, et se fait aussi
humble qu'il peut. Les maris coupables de Molière ne s'effraient pas pour si
peu ; ils le prennent de plus haut. Madame Jourdain, qui est la copie
d'Artemone, lorsqu'elle vient, elle aussi, troubler la fête et gâter les joies
du festin, ne rencontre pas un mari aussi souple, et la lutte s'engage d'égal
à égal avec une bien autre vivacité que dans le cornique latin.
« Impertinente, lui riposte M. Jourdain, vous faites bien d'éviter ma colère
! »
et l'on sait aussi de quel bois Sganarelle frottait les oreilles de sa chère
Martine, pour toute réponse à ses légitimes reproches. On ne saurait trop le
répéter, la vertu n'était plus invariablement du côté de la femme. Avec des
droits égaux, livrée nécessairement aux mêmes écarts, l'épouse perdait le
privilège de sa supériorité en pareil cas. Son inégalité, qui autrefois
faisait sa force, n'était plus qu'une fiction. Les femmes de Molière couraient
aux mêmes plaisirs que leurs dignes maîtres; elles payaient une infidélité
par une autre ; et le goût des représailles les dominait si fort, j'imagine,
que leur vengeance précédait bien souvent l'outrage (73).
La filiation de madame Jourdain pourrait, au besoin, se reconnaître facilement.
Elle a dû s'appeler Agnès ou Isabelle avant son mariage; sa révolte dans
l'âge mûr me fait supposer qu'elle a dû être bien humble dans sa jeunesse.
Cette émancipation des deux sexes avait encore un autre caractère, à cette
époque, qui mérite d'être noté. Le théâtre latin pourrait, tout bien
considéré, passer pour plus moral que le nôtre, quand on en étudie de près
les passions et les désordres. Voyez ces jeunes Romains au bel-air et aux
grandes équipées, voyez leurs vieux pères tout rajeunis par l'amour, à
quelles portes vont-ils frapper? A celles des courtisanes et des esclaves.
Térence nous montre bien des relations entre le fils de famille et la fille de
condition libre, mais leurs sentiments sont estimables et purs. Le mariage les
doit couronner; la débauche n'a rien à y voir. Hors de là, le désordre avait
ses limites : jamais il n'allait publiquement troubler la foi conjugale, par
l'adultère, ou le cœur d'une fille notoirement libre, par le libertinage. Chez
les Romains de la république, sur le théâtre, le respect de la naissance et
du rang était plus fort que toutes les passions. Dans nos sociétés modernes,
rien de pareil : le gynécée n'est plus à l'abri de l'invasion des infidèles;
le mal a grandi et le vice s'est raffiné. La morale de Molière, sur ce point,
n'est plus celle de Plaute. Celui-ci laissait à peine soupçonner ce que
l'autre a dépeint. L'un se serait bien gardé d'étaler sur la scène, si ce
n'est sous le couvert d'une allégorie parfaitement inoffensive, ces licences
graves dont l'autre a fait le ressort principal de son théâtre.
Il est à peine besoin de mentionner à part les matrones et les jeunes femmes
de Térence. Nous savons son procédé. Ses épouses sont exactement aussi
douces que ses jeunes filles sont des modèles de pureté. On se croirait en
plein règne d'Évandre et de Numa Pompilius, mais de Numa arrangé par M.de
Florian. C'est l'Arcadie transportée dans l’atrium; c'est l'histoire de la
bourgeoisie Romaine, mise en idylles. Philuméne, par exemple dans l'Hecyre,
est d'une pudeur qui me persuaderait difficilement. Pourquoi se marier, quand on
a tant de remords d'une faute involontairement commise avant le mariage? ou
pourquoi fuir le toit conjugal, quand on, a eu, malgré sa faute, le courage de
tromper un mari? C'est me gâter le caractère de la fille de naissance libre.
C'est me la faire tout à la fois trop timide et trop hardie, trop touchante et
trop perverse. C'est toujours un peu Virginie avant le mariage, et Agnès le
jour des noces.
L'auteur craint si fort de compromettre ce caractère double, cette délicatesse
imaginaire de ses femmes en général, qu'il les laisse la plupart dans la
coulisse pour ne point se commettre avec elles à l'éclat du grand jour. Voyez
ses belles-mères, ses matrones, ses Sostrate! Le procédé ne change guères.
L'uniformité n'effraie pas Térence:
« Je t'en prie, dit Sostraste à son mari dans l'Heautontimorumenos, ne
va pas croire que j'aie rien osé faire contre tes ordres. - Si j'ai commis une
faute, mon Chremès, c'est par ignorance. » Soumission exemplaire qui va même
au-delà de celle d'Alcmène! C'est à peine si, dans les dernières scènes de
son Phormion, il a pu toucher le côté acariâtre du caractère de la
matrone. Nausistrate n'ose qu'en tremblant, et presque à l'insu de son mari, se
plaindre de lui. C'est encore une ébauche timide du vrai modèle. On croirait
entendre Térence lui-même nous confiant à demi-voix à l'oreille, avec force
réticences, quelque grosse indiscrétion contre les dames romaines. Le
caractère du conteur se trahit dans les demi-mots de la confidence.
Ainsi les matrones de la scène latine sont accommodantes, comme chez Térence ,
ou acariâtres, comme dans Plaute. Elles ne vont jamais au-delà de l'ennui. Au
dehors , le maître, même humilié, c'est toujours le mari; la vie civile n'en
connaît pas d'autre. Au dedans, il est quelquefois traité d'égal; il cède
souvent, jamais il n'est complètement subalterne. Au dix-septième siècle,
tout cela a changé: l'indépendance des femmes n'a fait que grandir; elle
étend ses ravages autour d'elles. Molière n'avait montré qu'un coin de la
vérité; la comédie de la société est plus piquante encore que celle de la
scène et le théâtre vaut mieux que le monde. Voici, à ce sujet, un curieux
témoignage de Labruyère :
« Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu'il n'en
est fait, dans le monde, aucune mention. Vit-il encore? ne vit-il plus? On en
doute. Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple d'un silence timide et
d'une parfaite sou mission. Il ne lui est dû ni douaire ni convention. Mais à
cela près, et qu'il n'accouche pas, il est la femme et elle le mari. Ils
passent les mois entiers dans une même maison, sans le moindre danger de se
rencontrer; il est vrai seulement qu'ils sont voisins. Monsieur paie le
rôtisseur et le cuisinier, et c'est toujours chez Madame qu'on soupe. Il n'ont
souvent rien de commun, pas même le nom. Ils vivent à la romaine ou à la
grecque. Chacun a le sien, et ce n'est qu'avec le temps et après qu'on est
initié au jargon d'une ville qu'on sait enfin que M. B... est publiquement,
depuis vingt ans, le mari de madame L... (74). »
Nous voilà bien loin de la société romaine. Nous entrons à pleines voiles
dans celle du 18e siècle et nous pouvons déjà entrevoir la femme libre du
nôtre.
(1) Mémoires
de Sallengre. Continuat. par le P. Desmolets, t. VI, 2. part.
(2) Voir Mémoires
sur la vie de Jean Racine, par Louis Racine. Edit. Aimé Martin. Paris,
Lefevr., 1835. 1ere part., p. 87. - D'Alembert croit cette assertion fausse.
(3) Voir Amphitr. 855. - Cf. Catull., LV.
- Ovid., Ars Am., III, 289.
(4) Voir Athénée; édit. Tauchnitz, I, cap. 46;
par,. 45;
(5) Hésiode, les Oeuvres et les Jours,
édit. Tauchn., vers. 346.
(6) Voir. Stobée, serm., passim et, dans
Wolf, Muller. grec. fragm. Goetting. 1739. les lettres, 150, 151, 152, sur
l'harmonie et la sagesse des femmes, par les Pythagoriciennes, Périctione et
Phintys.
(7) Voici dans la préface de Cornel. Nepos, De
vita excellent. imper. un curieux passage qui marque la différence entre la
Romaine de son temps et la femme grecque : « Avons-nous honte de conduire nos
femmes dans les repas auxquels nous assistons? Nos mères de famille ne
tiennent-elles pas les premiers rangs chez elles et dans le monde? Il n'en est
pas de même en Grèce. La femme n'est admise qu'à la table de ses proches,
elle ne séjourne qu'au fond de sa maison, appelé gynécée ; personne n'y
pénètre que ses plus proches parents. » Cf. Fragment. Menandri, édit. Didot,
fragm., 2, ƒIereÝa
.
(8)
Voir Ménandre, fragm., I. Adelphes.- 6. Pêcheurs. - 2. Cousins,
-p. 32. Fragm. du Mysogyn.- p. 40 de la Tonsa, - p. 41. du Collier
et passim... - Philémon. édit. Didot, p. 124, Fragm., XLIV, et p. 128, Fragm.,
70, 77, 78, 85, 103, 105, 106.
(9) Tit.
Liv., dit au sujet de Virginie, III. 44: Perinde uxor instituta fuerat,
liberique instituebantur.
(10) Dialog.
de Causis corruptae Éloquent. C. 28.
(11) Voir
son dialogue des Héros de Roman. Préface, ann. 1710.
(12) Terent. Heautont 285. - Térence a une
prédilection et un art tout particulier pour cette sorte de personnage. Voir Phormio,
103.
(13) Macrob., Saturnr., II, 10..
(14) Eunuch., 313-318. - Dans les Adelphes,
102. Micion s'écrie : « Ce n'est pas un si grand crime à un jeune homme,
croyez-le bien, que d'avoir des maîtresses, de boire, d'enfoncer des portes.
Non est flagitium, mihi crede, adolescentulum
Scortari, neque potare, non est ; neque fores
Effringere......
Térence est bien Romain à cet endroit-là !
(15) Andr., 952.
(16) Heauton., 835.
(17) Plaut., Persa., v. 382.
(18) Plaute., Casin., v. 30. Voir la note de
M. Naudet.
(19) Phormio, 290, et 409.
(20) Adelph., 910. - Catulle, LXI, v. 21
sqq. est bien plus explicite. Les vers fescennins, les noix répandues partout,
ne manquaient pas. - Cf. Virgil., Eclog., VIII, 30.
(21) Ter., Adelph. loc. cit.
(22) Plaut., Epidiq., v. 211 sqq.- Comparer,
avec ce passage un curieux morceau où il est parlé des cornes, hennins, et
autres atours. que les femmes portaient sous Charles VI. Paradin, Annal. de
Bourgogne, liv. III. ann. 1428.- Cf: d'Argentré, liv. X. C. 38.- Voir. dans
Vertot Mem. acad. Inscrip., t. VI, p. 736, une curieuse description de.
la coiffure appelée fontanges; il termine ainsi :«Pourra-t-on croire qu'il
fallait pour ainsi dire un serrurier pour coiffer les dames du 17e siècle? »
Cf. Poenul., v. 224. Térence, Heautont. v. 244. dit des femmes,
à leur toilette :
Dum moliuntur, dum comuntur, annus est.
(23) Terent., Phormio, act. 4, sc. 5.,
Voir la note de Lemonnier.
(24) Voir, à ce sujet, un judicieux article
de M. Saint-Marc. Girardin, Journal des Débats, 24 septembre 1844.
(25) Plaute contient un passage remarquable à
ce sujet. Dans le Trinum., v. 645 sqq. Lesbonicus dit à Lysitèle qui
lui offre d'épouser sa sœur sans dot, « J'aime mieux être pauvre et n'être
pas déshonoré ; qu'on ne dise pas, à ma honte, qu'en te la donnant sans dot,
j'ai fait de ma propre soeur ta concubine et non ta femme. » Plus tard le
juriscons. Paul, L, 2, de Jur, dot., prouvera que cet usage est devenu
une loi. Il dira : Reipublicae interest mulieres dotes saluas habere propter
quas nubere possint.
(26) Térence,
Heautont. 226, dit d'Antiphile :
Bene ac pudice eductam, ignaram artis meretricae;
et de Phanie dans le Phormion , 640 :
Perliberalis visa est. ..
(27) Plaut., Mostel.,
v. 273 sqq.
(28) Plaut.,
Trucul., 197 - 217.
(29) Asinar. 750. - Cf. Terent. Andr.
79, et Ovid. Remed. Amor, 657-70.
(30) Térent. Heautont. 381 sqq.
(31) Plaut.
Mostell. 174 sqq.
(32)
Plaut. Trinum, 531 sqq.
(33) Voir
Bothe. Poet. scenic. latin. Fragm., in-8°. Lips 1834, p. 75. Scaliger
attribue ces jolis vers à Noevius :
....Quasi in choro pila
Ludens datatim dat se et communem facit;
Alium tenet, alii nutat, alibi manus
Est occupata, alii... perpellit pedem;
Alii dat annulum spectandum, a labris
Alium invocat, cum alio cantat; attamen
Aliis dat digito litteras.
- Lucien, Toxaris. 13. dit de la coquette Cariclée :
« Tantôt il arrivait des lettres d'amour, tantôt des couronnes dé fleurs à
demi-fanées, des pommes mordues, et d'autres charmes employés par les
coquettes pour attirer les jeunes-gens dans leurs filets et enflammmer peu à
peu leurs coeurs. » Cf. Aristénéte ƒEpistolaÜ
¤rvtikaÛ, 3e lettre. - Horace. sat.
I. 10. dit que Fundanius excellait à décrire les vices des courtisanes. -
Cf. id., Epist. I, 17. 54 sqq.
(34) Lucil.
fragm. Corpet. XXX. 12.
(35) Plaut., Astraba,
vel Clitellaria, fragm., 12.
(36) Ibid, fragm., 19.
(37) Plaut., Poenul.,
v. 261 sqq.- Il faut sans doute ranger aussi dans cette classe cette Crétéa
citée par Lucilius (Varron Ling. lat., VI, 69), qui était venue
d'elle-même trouver un ami : Cum ad se cubitum venerit sponte suapte. - Cf.
Juvenal, Sat. VI. Cette satire est l'historique le plus complet de toutes
ces turpitudes.
(38) Sat.
1. 2. 48 :
Tutior at quanto merx est in classe secunda,
Libertinarum dico, etc., etc.
(39) Plaut., Mercat.,
v. 402 sqq. Cf. Aristoph. …Axarn..
144. - Propert. I. 16. - Horat. od., I, 25.- III, 10.
(40) Miles
glor. 69 et 93.
(41) Térenc. Phorm.
86. - Plaute. Rudens. prol., 42.
(42) Plaut., Menechm.,
v. 252.
(43) Plaut. Paenul
v.217. Serait-ce pour cela aussi qu'on les appelait peaux, comme dit Varron de
Ling. Lat., VII, 84 : In Atellanis licet animadvertere rusticos dicere se
adduxisse pro scorto pelliculum? - Cf. Festus, voc. scortum.
(44) Dans l'Astraba
ou Clitellaria, 14, c'est une courtisane sans doute qui répond à sa
mère qui gourmande sa paresse
« Par Pollux, ma mère, je suis plus habituée à me coucher qu'a courir; je
suis paresseuse. »
Pol, ad cubituram, mater, mage sum exercita
Quam ad cursuram; sum tardiuscula.
(45) Plaut., Poenul.
loc. cit.
(46)
Plaut., Pœnul,. v. 254 et v. 346.
- Cf., Asinar., v. 785 et note de M. Naudet. - Macrob., Saturn,
III, 1.
(47) Plaut., Pseud.,
v. 53. - Cf. Bacch., 228. - Sur ce mot de symbolum, cachet, il y a
tout un chapitre à faire. Dans les relations commerciales, on s'en servait
beaucoup. Pour les relations d'amour, on pourrait trouver des analogues au
moyen-âge et plus tard. C'était, après tout, un gage de confiance; mais en
amour, c'était un peu comme le billet de La Chatre. - Dans l'Eunuq.,
539, Antiphon invite à dîner au Pirée. Les convives donnent des gages : dati
annuli :
Heri aliquot adolescentuli coiimus in Piræo
In hunc diem ut de symbolis essemus.
Ici le mot a une toute autre acception.
(48) Plaut. Pseudol., v. 40 sqq. - Cf.
Alciphron, édit. Wagner. Leips.1798, ¤pistolaÜ
¤tairikaÛ, passim, et surtout la
correspondance de Glycère avec Ménandre, tom. I. p. 297
(49) Heautont.
1041 sqq. On le voit ici : le latin dans les mots, comme dans les choses, ne
bravait pas toujours l'honnêteté. - Pour les passages précédents, voir Adelph.
750 et Hecyr. 789.
(50) Cherea
dit, Eunuch. 1036 :
Tum autem Phedriae:
Meo fratri gaudeo esse amorem omnem in tranquillo : una'st domus;
Thaïs patri se commendavit : in clientelam et fidem
Nobis dedit se.
Lachés dit à Bacchis dans l'Hecyre, 763:
Nunc cum ego te esse præter nostram opinionem comperi
Fac eadem ut sis porro : nostra utere amicitia, ut voles;
Aliter si facias... sed reprimam me, ne aegre quidquam ex me audias.
Ce dernier vers est d'une politesse toute moderne. - Cf. Ciceron Philipp.
II, 41: Ingenui pueri cum meritoriis, scorta inter matres familias versabantur.
- Chez Plaute les courtisanes n'avaient pas besoin d'être douées de ces
qualités de bon ton, de ces mérites de la bonne société pour être les
clientes des maisons libres. Cet usage remontait bien haut. Voir Cistell.
25 sqq.- Miles Gloriosus 787 - Tite-Liv. XXXIX. 9 au sujet d'Hispala
Fecenia.
(51) Cicer.
Topic. C. 3 : Genus enim est uxor : ejus duae formae, una matrum
familias, earum quae in manum convenerunt; altera earum quae tantummodo uxores
habentur. - Cf. Aul. Gel., XVIII, 6.
(52) Steph., Byzan., voc. t‹raw.
- Eustath. ad Dionys. Perieg., 376.
(53) Schol.
OEdip. Colon, v. 383. - Hesych., v Žmfit¡rmvw
et Žtraum‹tiston.
(54) Meinek., Quaest.
scen., II, p. 47.
(55) Plaut.,
Amphit., v. 685 sqq.
(56) Nocte
intempesta nostram devenit domum.
Varro de Ling., lat. Spengel, VII, 94.
(57) Cette
répétition de absim et absentem rappelle ce vers de la Didon, Aen.
IV. 83 :
... Illum absens absentem auditque videtque.
(58) Voir Asinaire, 70 sqq. au mot dotalem
servum. Cf. Aul.-Gell. XVII. 6, sur le mot receptitia. - La comédie
latine est remplie de plaintes et de railleries contre la femme dotée et contre
la femme en général. Voir Trinumus. 41. - Curculio 599. - Casine
91. - Epidique 166 :
« Une riche dot est un précieux don. - Oui, si elle venait sans charge de
mariage. »
Aululaire, 121 :
« Je n'aime pas vos femmes de haut parage, avec leurs dots magnifiques, et leur
orgueil et leurs criailleries, et leurs airs hautains et leurs chars d'ivoire,
et leurs robes de pourpre. C'est une ruine, un esclavage pour le mari. »
Miles Glor., 489 et 495. - Id. 680: Térence même, Adelph.
113, a dit: « Ce qu'on regarde comme un grand bonheur, je ne me suis jamais
marié. » Turpilius, (voir Nonius, v. Senium) :« Quia enim mihi odio ac
senio nuptiae. » - Cf. Horac. Od. III. 18. - Mart. Epig. VIII.
12.
(59) Voir ce que dit Chremès à sa femme, Heauton.,
635. - Cf. Lex XII Tabl.
(60) Servius ad Eneid., IV, 103 Coemptione
facta, mulier in potestatem viri cedit atque ita sustinet conditionem liberae
servitutis. - Cf. Laboulaye, Recherches. sur la condition des femmes , depuis
les Romains jusqu'à nos jours, in-8°. Paris, 1843, p. 31, et un mémoire
de M. Giraud, sur la loi Voconia. Mém. Acad. Scienc. Moral et Polit.
(Savants Étrangers). Tom. I. ;Tite-Liv. XXXIV. 2 : « Majores nostri. . .
foeminas voluerunt in manu esse parentum, fratrum, virorum. » Caïus, Comment.
I. § 144, va plus loin : « Veteres enim voluerunt faeminas, etiam si perfectae
aetatis sint, propter animi levitatem, in tutela esse. »
(61) Plaut., Stich..
v. 129 sqq.- Cf. Ennius (Auctor ad Herenn.), II, 24.
(62) Aul.
Gell., I, 23. - Cf. Leclerc, Revue française, liv., 15 août 1837, et
des Journaux chez les Romains, p. 209, - Cf, Macrob., Saturn., I, 6.
(63) Aul.-Gell. II. 23. Collect. latine-française.
Panckoucke, p. 169. Une allusion à cette dernière pensée se retrouve dans la
bouche du célibataire des Adelphes de Térence, 32 : « Une femme, pour peu que
vous tardiez, s'imagine que vous êtes à boire, à courtiser, à courir les
plaisirs, que tout le bon temps est pour vous, tandis qu'elle a toute la peine.
»
(64) Aul. Gell., I, 6. - Cf. Epidic, v. 166.
(65)
Horat. Sat. I. 2. 98. - Dans Amphitryon, 370, Jupiter se hâte de
retourner au camp, « de peur, dit-il, qu'on me reproche d'avoir préféré ma
femme au bien public. »
(66) Valer.
Max., VI. 3, 40. - Cf. Stichus, v. 112.
(67) Val. Max., ibid, 12. - Cf. Mercat.,
v. 795.
(68) Nævius, Danaé,
édit. Klussmann, p. 97. - Nonius voc. desubito et fama. Cf.
Ulpien, Dig. de injuriis, I, §,2 : fit (injuria ) ad dignitatem cum
comes matronæ abducitur.
(69) Hist. nat., XIV. - Cf. Plaut., Mostell.,
v. 280. - Nous avons vu plus haut, dans le Plocium de Cécilius, que les
femmes dotées en faisaient autant à leurs maris.
(70) Plaut., fragm., Astraba, 7.
(71) Cicer., Epist. ad div., VIII, 7 : Paulo
Valerii soror Triarii, divortium sine causa, quo die vir e provincia venturus
erat, fecit. - Cf., id., pro Cluent.. C. 5. - Martial, Epig., VI,
7.
(72) Aul.. Gell., I, 17.
(73) Les
femmes osent moins dans Aristophane. Lui aussi, il a dépeint les femmes
grecques avec des goûts d'émancipation qui vont même jusqu'à la politique.
Mais quelle différence quand elles sont vis-à-vis de leurs maris ! Elles ont
un air contrit et humble, et les craignent tout autrement que dans Plaute,
Térence et Molière, Voir les Harangueuses, édit. Brunck., 1815, tom.
II, 479 sqq.
(74)
Labruyère : Des Femmes.