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Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
388 p.
C. Delagrave, 1871.
LIVRE CINQUIÈME
CHAPITRE PREMIER
État général des lettres depuis le principat d'Hadrien jusqu'à la fin de l'empire d'occident. - Les rhéteurs. - Fronton. - Aulu-Gelle. - Apulée.
§ I.
ÉTAT GÉNÉRAL DES LETTRES.
Avec le règne
d'Hadrien commence la profonde, l'incurable décadence : tout languit,
dépérit, disparaît à la fois, les idées, les sentiments, la langue. La
littérature devient un je ne sais quoi de factice et de puéril. Les écrivains
de la période précédente étaient encore des citoyens; la chose publique les
intéressait ; le mot de patrie avait pour eux un sens : ceux que nous allons
rencontrer sont des sujets dans le sens le plus plat du mot ; on écrit encore,
mais on ne pense plus. Pline, Tacite, Quintilien déploraient la décadence de
l'antique éducation nationale : on n'en trouve plus la moindre trace dans la
période actuelle. Ils conservaient encore quelques-uns de ces vieux préjugés
romains, qui après tout étaient une passion et une force : tout cela est mort
et n'a pas été remplacé. Rome est devenue la patrie du genre humain. Les
étrangers, les provinciaux y affluent et y tiennent le premier rôle. Trajan
est espagnol ; bientôt vont venir des empereurs africains, syriens, thraces.
Chaque peuple de l'immense empire sera représenté à son tour sur le trône du
monde. Des empereurs comme Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, sont des esprits
cultivés ; mais la faveur qu'ils accordent aux lettrés consomme la ruine de
toute indépendance personnelle. La littérature devient comme une fonction, en
tout cas, c'est un métier ; Hadrien réunit en une sorte d'académie les
rhéteurs et les philosophes ; il leur assigne pour théâtre de leurs exercices
l'Athenaeum, et leur fixe des salaires. Antonin et Marc-Aurèle feront comme
lui. C'est l'empereur qui donnera le ton à la littérature. Hadrien méprise
Cicéron, Salluste et Virgile : ce sont des auteurs trop modernes pour lui
plaire ; il ne veut entendre parler que du vieux Caton, d'Ennius, de Caelius, ce
qui ne l'empêche pas d'avoir le plus profond mépris pour Homère et Platon. Il
aime à railler les écrivains de son temps ; il les accable d'épigrammes
impertinentes (risit, contempsit, obtrivit), mais il les paye, et nul ne
réclame. Marc-Aurèle est plus doux, mais, dans cette âme honnête et faible,
la bienveillance est banale, le discernement presque nul. Tous ses maîtres, et
combien n'en eut-il pas ! sont pour lui des grands hommes. D'ailleurs toutes ses
prédilections sont pour l'idiome grec, et lui-même écrira en grec son beau
livre des Pensées.
Sous un tel régime il ne pouvait se produire d'oeuvres fortes et originales.
Aussi presque tous les monuments de la littérature sont des traités de
grammaire, de rhétorique ou de philosophie élémentaire. Les compilateurs
apparaissent : une des formes les plus accusées de l'impuissance se manifeste,
la recherche des archaïsmes. C'est la grande voie du succès alors. On ne songe
plus à imiter les moeurs antiques, ce qui serait ridicule, mais on aime à
enchâsser dans son style les tours, les figures les membres et les périodes
des anciens auteurs. Des grammairiens, passés maîtres dans ces pastiches
déplorables, sont chargés de l'éducation des princes, sont élevés au
consulat, obtiennent des statues : ils seront plus tard empereurs. De quelque
côté que l'on se tourne, on sent le vide et le néant. Le mouvement et la vie
passent chez les chrétiens, dont les éloquentes apologies commencent à
retentir dans ce silence de mort. On voudrait aller à eux, abandonner le vieux
cadavre romain, mais il faut réserver à ces précurseurs d'un monde nouveau
une place à part, et achever les funérailles de l'ancien monde.
Il serait cependant injuste de ne pas mentionner, ne fût-ce qu'en passant, les
remarquables développements que prit alors une science éminemment romaine, je
veux dire la jurisprudence. L'époque à laquelle nous sommes parvenus produisit
des hommes qui sont encore aujourd'hui considérés comme les fondateurs du
droit. Il y a peu de noms plus illustres que ceux des Ulpien, des Papinien, des
Paul et des Gaïus, celui-ci découvert et publié par Niebhuren 1816.
Malheureusement nous ne possédons que des fragments incomplets et probablement
défigurés de leurs ouvrages. La grande révision commandée par Justinien et
opérée par Tribonien donna une place considérable aux décisions des
jurisconsultes du troisième siècle, mais Tribonien falsifia plus d'une fois
leurs textes, peccadille pour un homme qui vendait la justice. Quoi qu'il en
soit, sous les règnes d'Hadrien et de ses successeurs, le droit fut
définitivement constitué sur une base philosophique. Au temps de Cicéron
lui-même, la jurisprudence n'était guère autre chose que la science des
décisions rendues par les préteurs ou les jurisconsultes ; la science du droit
proprement dite n'existait pas. L'étude de la philosophie, et surtout de la
philosophie stoïcienne, amena peu à peu les jurisconsultes à rechercher les
principes mêmes des lois. C'est sous Auguste que s'annonça cette révolution
importante. Elle eut pour promoteur Antistius Labéon, élève de Trébatius,
stoïcien. Elle eut pour adversaire Capito, courtisan et favori du prince. Les
ouvrages de Sénèque, les nobles exemples donnés par les stoïciens sous les
règnes de Néron et de ses successeurs, l'avènement à l'empire du stoïcien
Marc-Aurèle, firent enfin définitivement entrer dans le droit romain les
principes du droit naturel, c'est-à-dire, ceux de la raison et de l'équité.
Rien de plus remarquable que l'aspect offert alors par la société romaine. Le
despotisme dans la cité, l'anéantissement de toute vie politique, une grande
corruption dans les moeurs, voilà une de ses faces ; d'un autre côté,
l'humanité et la justice pénétrant dans les institutions et les lois ; le
droit paternel, si dur et si despotique, restreint ; la femme relevée de sa
déchéance ; l'esclave reconnu et proclamé un être moral. M. Laferrière,
dans un mémoire fort intéressant, a constaté la puissante et salutaire
influence exercée par la doctrine stoïcienne sur les jurisconsultes romains.
C'est à ceux que j'ai nommés qu'il emprunte presque toutes ses citations. Rien
de plus élevé, de plus noble, de plus nouveau que ces fières revendications
de l'équité naturelle. J'ajoute aussi que le langage de ces interprètes du
droit est d'une remarquable pureté : concision, propriété, énergie, c'est
une langue qu'on ne soupçonne pas, quand on lit Aulu-Gelle ou Apulée.
Il serait injuste de ne pas mentionner en passant le développement que prit
aussi dans cette période la grammaire. Il s'en faut bien que les Donat, les
Servius, les Macrobe, les Priscien et tant d'autres aient un style remarquable,
qu'ils se distinguent par l'élégance de la diction, que leur goût soit pur ;
il leur arrive même assez souvent de ne pas comprendre les beautés
littéraires des poètes qu'ils interprètent ; mais leurs commentaires, surtout
ceux de Donat et de Servius, renferment des renseignements archéologiques
précieux. On en peut dire autant de Macrobe, à qui nous devons la conservation
du Songe de Scipion, cet admirable couronnement du traité de la République de
Cicéron. On consulte encore avec fruit son autre ouvrage les Saturnales, qui
donne des détails intéressants sur les usages religieux des anciens
Romains.
CORNÉLIUS FRONTON.
La découverte
des fragments de Fronton faite, il y a une cinquantaine d'années par M. Angelo
Maï, nous permet de restituer à cette époque sa physionomie. Fronton,
originaire d'Afrique, et qui florissait dans la première moitié du second
siècle, était un rhéteur latin ; il fut chargé de l'éducation de
Marc-Aurèle et de Lucius Vérus. Il eut dans ses élèves des amis pleins de
déférence et de tendresse : élevé au consulat, honoré même du proconsulat,
estimé, choyé, il donna le ton à la littérature de son temps. Il avait
composé un ouvrage de grammaire sur les différences des termes (De
differentiis vocabularum) qui est perdu pour nous. Mais nous possédons,
grâce à la découverte de M. Mal, quelques fragments assez considérables de
Fronton, et surtout un grand nombre de lettres adressées par lui aux Antonins,
avec les réponses de ces princes. C'est de cette partie de son œuvre que je
m'occuperai particulièrement. Je dois cependant indiquer les titres et le
caractère de ses autres ouvrages. L'un, fort mutilé, est une espèce de
relation panégyrique de la guerre parthique. Il est probable que Fronton avait
été comme promu aux fonctions d'historiographe des princes. L'ouvrage avait
pour titre : Principes d'histoire. A la suite se trouvent deux
compositions d'une puérilité rare, un Éloge de la fumée et de la
poussière (Laudes fumi et pulveris), sorte de déclamation
paradoxale, et un Eloge de la négligence. Ajoutons-y encore, pour être
complet, une narration fabuleuse intitulée : Arion. Voilà le catalogue
des oeuvres de Fronton.
C'était un honnête homme, de mœurs douces ; cependant il ne pouvait
s'accommoder du caractère difficile, il est vrai, de son collègue Hérodes
Atticus, rhéteur grec. Le pauvre empereur avait fort à faire pour maintenir la
paix entre ses deux professeurs d'éloquence. Fronton vécut et mourut heureux ;
il fut pleuré par son élève, et les contemporains s'imaginèrent ou firent
semblant de croire que l'éloquence romaine avait perdu en lui son plus glorieux
représentant (decus romanae eloquentiae). C'est qu'en réalité, elle
avait cessé d'exister. Lisez tout ce qui reste de Fronton, vous ne découvrirez
pas une idée. Fronton n'en avait point, et était persuadé qu'il n'était pas
nécessaire d'en avoir. Il avait une passion sincère et profonde pour
l'éloquence, mais il ne lui arriva jamais de se demander quelles étaient les
sources de l'éloquence, quel en était le but, et si par hasard il n'était pas
utile de penser avant de parler. Sa correspondance contient à ce sujet les plus
curieuses révélations. Il s'aperçoit à un moment que son élève
Marc-Aurèle le néglige quelque peu, qu'il recherche les maîtres de
philosophie, qu'il travaille à son âme, et que même il consacre une partie de
ses nuits à ce salutaire labeur, Fronton s'alarme ; il tremble d'abord pour
cette chère santé, puis il se lamente à la pensée d'une infidélité faite
à l'éloquence en faveur de la philosophie. Platon, Chrysippe, Cléanthe,
voilà assurément de grands personnages, mais « apprendre les raisonnements
cératins, les sorites, les sophismes, mots cornus, instruments de torture, et
négliger la parure du discours, la gravité, la majesté, la grâce, l'éclat,
cela n'indique-t-il pas que tu aimes mieux parler que de t'énoncer, murmurer et
bredouiller plutôt que de faire entendre une voix d'homme ? » Et plus loin :
« Aujourd'hui, tu me parais, entraîné comme tu l'es par les habitudes du
siècle et le dégoût du travail, avoir déserté l'étude de l'éloquence et
tourné tes regards du côté de la philosophie, où il n'y a nul préambule à
décorer avec soin, nulle narration à disposer brièvement, nettement, avec
art, nulle question à diviser, nuls arguments à chercher, rien à accumuler...
» Les arguments de Fronton, on le voit, ne sont pas d'une bien haute portée.
Laissons-le s'animer, et voyons comme il plaidera pro domo sua.« Quoi ! les
dieux immortels souffriraient que les comices, que les rostres, que la tribune,
jadis retentissante à la voix de Caton, de Gracchus et de Cicéron, devînt
silencieuse, et de préférence à notre âge ! L'univers, que tu as reçu sous
l'empire de la parole, deviendrait muet par ta volonté ! Qu'un homme arrache la
langue à un autre homme, il passera pour atroce ; arracher l'éloquence au
genre humain, regarderais-tu cela comme un médiocre attentat ? Ne
l'assimileras-tu pas à Téréus ou à Lycurgus ? Et ce Lycurgus enfin, quel
attentat si grave a-t-il commis que de couper des vignes ? C'eût été, certes,
un bienfait pour un grand nombre de peuples que la destruction de la vigne par
toute la terre, et cependant Lycurgus fut puni d'avoir coupé les vignes. A mon
sens, la destruction de l'éloquence appellerait la vengeance divine : car la
vigne n'est placée que sous la protection d'un seul dieu ; l'éloquence dans le
ciel est chère à bien des dieux. Minerve est la maîtresse de la parole ;
Mercure préside aux messages ; Apollon est l'auteur des chants agrestes,
Bacchus le fondateur des dithyrambes ; les Faunes sont les inspirateurs des
oracles ; Calliope est la maîtresse d'Homère, et Homère et le Sommeil sont
les maîtres d'Ennius,» etc., etc., etc. Voilà un spécimen du goût et de la
force d'invention qu'on admirait dans cet illustre rhéteur ; telle est l'idée
qu'il se fait de l'éloquence, quand il essaye de s'en faire une idée, ce qui
lui arrive rarement. Il ne s'imagine pas un seul instant qu'elle puisse être
autre chose qu'une parure : aussi déclare-t-il que le genre démonstratif est
le genre par excellence, le sommet de l'art où peu parviennent (in arduo
situm) : encore un renseignement assez curieux sur l'éloquence du temps,
qui ne pouvait plus guère consister qu'en discours d'apparat. Quels sont les
auteurs dont il recommande la lecture à son élève ? Cicéron
vraisemblablement. Il n'en est rien. Pourquoi ? Cicéron n'est-il pas le plus
grand des orateurs ? Idées, disposition des arguments, dialectique pressante et
nourrie, philosophie oratoire, mouvement, passion, il réunit toutes les
qualités. Fronton s'occupe bien de tout cela ! Cicéron ne saurait être un
modèle utile à étudier, « car il a apporté un soin peu scrupuleux dans la
recherche des mots. » Peut-être l'a-t-il fait par grandeur d'âme, ou pour
s'éviter un long travail ; mais enfin, dans tous ses discours, « on ne
rencontrera que très peu de ces mots inattendus, inopinés, qui ne se trouvent
qu'à l'aide de l'étude, du travail, des veilles et d'une mémoire meublée de
vers des anciens poètes. » Quels seront donc les modèles proposés à
l'admiration et à l'imitation du jeune prince ? Ce sera avant tout M. Porcius
Caton, puis Salluste son imitateur ; parmi les poètes, ce sera Plaute, surtout
Ennius, puis Naevius, Lucrèce, Accius, Cécilius et Labérius. Il faudra aussi
aller fouiller les vieilles Atellanes de Pomponius et de Novius, les contes de
Sisenna et les satires de Lucilius. Voilà les procédés littéraires de
Fronton mis à nu : c'est un amateur de vieux mots. Quant à penser, il ne s'en
soucie aucunement, et même il témoigne une aversion particulière pour les
auteurs atteints de cette infirmité. Sénèque en particulier est l'objet de
son profond mépris. Il va jusqu'à dire que « si l'on trouve quelquefois dans
ses livres des idées sérieuses, on trouve bien des paillettes d'argent dans
les cloaques, ce qui n'est pas une raison suffisante pour aller remuer les
cloaques. » Je n'insiste pas sur des théories littéraires de ce genre ; mais
qui n'admirerait la patience héroïque de ce grand esprit Marc-Aurèle,
traînant attaché à sa personne ce froid et pauvre rhéteur qui réclame
toujours pour son art toutes les préférences de l'empereur ? Les doléances
sont parfois comiques. « Où est cet heureux temps, s'écrie-t-il, où, ne
pouvant composer tout un discours, tu t'amusais du moins à recueillir des
synonymes, à rechercher des expressions remarquables, à tourner et à
retourner les membres de phrases des anciens, à communiquer de l'élégance aux
termes vulgaires, de la nouveauté aux mots corrompus, à ajuster une image,
jeter dans le moule une figure, la parer d'un vieux mot, lui donner avec le
pinceau une teinte légère d'antiquité ? »
Qu'on me permette d'ajouter à cette esquisse rapide d'un rhéteur célèbre le
trait suivant. Fronton veut s'excuser auprès de l'impératrice de ne lui avoir
pas encore écrit, mais il était occupé. Voici comment il se tire de son
épître (elle est en grec).
«Par faiblesse et par impuissance, je suis dans le même état que cet animal
appelé hyène par les Romains, et dont le col tendu en ligne droite ne peut,
dit-on, se tourner ni à droite ni à gauche. Moi aussi, lorsque je travaille
avec ardeur à une chose, je ne puis me tourner d'aucun côté ; je me sépare
de tout ce qui n'est pas elle, et j'y suis tout entier attaché. On dit aussi
que, semblables à l'hyène, les serpents à dard marchent en ligne droite, et
ne vont jamais autrement. Les javelots et les traits atteignent plus sûrement
le but lorsqu'ils sont lancés droit, sans être écartés par le vent ou
détournés par la main de Minerve ou d'Apollon, comme ceux de Teucer ou des
amants de Pénélope. De ces trois images sous lesquelles je viens de me
représenter, il en est deux qui ont quelque chose de farouche et de sauvage,
l'hyène et les serpents ; la troisième, celle des traits, a encore quelque
chose d'inhumain et de bien fait pour effrayer les Muses. Si je parlais du
souffle des vents qui pousse le vaisseau en droite ligne, et ne l'entraîne
point vers l'abîme, cette quatrième image offrirait encore quelque chose de
violent. Si, ajoutant encore une image tirée des lignes, je donnais la
préférence à la ligne droite, parce qu'elle est la plus noble, la plus
antique des lignes, j'aurais choisi là une image non seulement inanimée, comme
celle des javelots, mais qui serait même incorporelle. Quelle image pourrais-je
donc trouver qui fût vraisemblable, prise surtout de l'humanité, de la musique
mieux encore ? Elle serait pour moi la perfection, si on pouvait y mettre de
l'amitié et de l'amour. Orphée pleura, dit-on, pour s'être retourné en
arrière ; s'il eût regardé et marché droit devant lui, il n'aurait pas tant
pleuré. Mais c'est assez d'images ; car celle d'Orphée elle-même n'est point
vraisemblable, puisqu'elle sort des enfers, » etc., etc.
Auprès de ce galimatias, Balzac et Voiture sont des modèles de simplicité et
de naturel.
AULU-GELLE.
J'insisterai beaucoup moins, sur un autre personnage du même temps, Aulu-Gelle (Aulus Gellius, et quelquefois par corruption Agellius). Ce n'est pas qu'il semble inférieur en esprit à Fronton, mais sa personnalité nous échappe. Il n'a pas eu comme le premier l'honneur d'être le précepteur des princes, il n'a pas été élevé au consulat, il n'a pas obtenu de statues. Rien de brillant dans sa vie, rien de prétentieux dans son oeuvre. Il n'a pas été un de ces hommes qui exercent une influence quelconque sur leur temps. Né à Rome, élève de Fronton dans sa première jeunesse, il le quitta pour aller, suivant l'ancien usage, achever son éducation à Athènes ; puis il revint à Rome, où il remplit une fonction publique, probablement celle de centumvir ou juré dans les affaires civiles. Il était marié, il avait des enfants, et consacrait à l'étude et à leur éducation les loisirs que lui laissaient les tribunaux. De là, est sorti l'ouvrage intitulé les Nuits attiques (Noctium atticarum commentarium), en vingt livres, dont le huitième est perdu. Aulu-Gelle choisit ce titre de préférence à tous les titres ambitieux alors à la mode, parce qu'il lui rappelait les longues et douces soirées d'hiver passées dans son domaine de l'Attique à lire, à annoter, à extraire les anciens auteurs grecs ou romains. Les Nuits attiques ne sont pas autre chose en effet qu'une compilation. A mesure qu'Aulu-Gelle trouvait dans ses livres quelque particularité intéressante, i1 la recueillait ; et il ne suivit jamais d'autre ordre que celui de sa fantaisie de chaque jour. Ajoutons que tous les livres lui étaient bons, et qu'il enflait le sien de toutes les questions qui se présentaient. Poésie, éloquence, philosophie, droit, médecine, religion, grammaire, usages nationaux ou étrangers, anecdotes piquantes, souvenirs personnels ; tout est entassé confusément dans le recueil ; c'était, il le dit lui-même, comme un vaste cabinet à provisions. On le comprend, l'analyse d'un tel livre est impossible, on comprend aussitôt qu'il n'est pas dépourvu d'utilité pour nous. Bien des détails précieux nous ont été conservés par Aulu-Gelle seul, et il est juste de lui en savoir gré. Mais ce qu'il importe surtout de remarquer en lui, comme un des signes du goût du temps, c'est sa prédilection bien accusée pour les anciens auteurs. En cela il est de l'école de Fronton, c'est un archéologue. Grâce à celle manie de la mode du jour, nous trouvons dans Aulu-Gelle un nombre considérable de fragments qui remontent au sixième siècle de Rome. Il est un des plus ardents admirateurs de M. Porcius Caton, qu'il cite à chaque instant. Ennius, Naevius, Pacuvius sont ses poètes préférés : il les mentionne, les commente avec amour, non pour admirer la puissante venue de leurs vers sauvages, mais pour relever telle expression curieuse, tel tour, ou tel détail d'archéologie. - Lui-même dans ce commerce a contracté je ne sais quelle couleur archaïque, parure chère à son coeur assurément. C'est un homme qui vit dans la contemplation des vieilleries, qu'il adore comme vieilleries, ivre de joie quand il peut coudre à son vêtement moderne quelque lambeau de la toge antique de M. Porcius Caton !
APULÉE.
Apulée (L.
Appuleius) est un tout autre homme ; il ne faut pas le confondre avec ces
collectionneurs de bric-à brac : c'est un être vivant, passionné, étrange
souvent, mais ce n'est pas une vieille médaille usée.
Il est né à Madaura, sur cette terre brûlante d'Afrique, dans la patrie des
superstitions, des prodiges, des passions emportées. Sa naissance se place dans
les dernières années du règne d'Hadrien, et l'on ignore la date de sa mort.
C'est à Carthage qu'il alla faire son éducation. Cette grande cité était
alors plus corrompue encore que Rome, si c'est possible, et plus éprise
assurément de beau langage. « Y a-t-il, dit Apulée, gloire plus haute et plus
sûre que de bien parler à Carthage ? La cité est un peuple d'érudits : c'est
là que les enfants s'imprègnent de toutes les connaissances, que les jeunes
gens en font parade, que les vieillards les communiquent. - Carthage, ô ma
vénérable maîtresse, Carthage, Muse céleste de l'Afrique, Carthage charme
harmonieux de tous ceux qui portent la toge ! » De Carthage il passe à
Athènes ; mais il n'y allait point chercher cette délicatesse et cette mesure
attiques qui ne convenaient point à sa nature. Il y étudia la philosophie,
puis se mit à courir le monde. Esprit curieux et qui se portait aux choses
surnaturelles d'un singulier élan, il profita de ses voyages pour se faire
initier à tous les mystères alors enseignés. Enfin il arriva à Rome, la
sentine du genre humain ; il s'y perfectionna dans la langue latine, et réussit
même à plaider avec succès. Mais toute son attention se porta bientôt sur
les mystères d'Osiris et de Sérapis auxquels il se fit initier; il obtint
même une des premières dignités dans le collège des prêtres. De là, il se
rend à Alexandrie, autre centre religieux et littéraire fort considérable,
puis nous le retrouvons dans la petite ville d'Oeea où s'accomplit un des
principaux événements de sa vie. Agé alors d'une trentaine d'années, beau,
bien fait, éloquent, spirituel, il inspire une passion très vive à une veuve
de quarante ans, fort riche, qui se décide à l'épouser. Mais les enfants et
les collatéraux de Pudentilla défèrent Apulée aux tribunaux comme coupable
d'avoir employé le secours de la magie pour se faire aimer et épouser. Il
échappe à ce danger, perd ou abandonne sa femme et retourne à Carthage. Son
éloquence y ravit tous les auditeurs, on lui dresse des statues. Que devient-il
ensuite ? On ne sait, mais on aime à croire qu'il n'est pas mort d'une mort
vulgaire.
Tel est le personnage. Comme on le voit, ce n'est ni un Romain ni un Grec, c'est
un mélange d'africain, de grec d'Orient, et de domicilié à Rome. Ces trois
caractères se retrouveront dans son oeuvre, non point fondus harmonieusement
comme il arrive aux grandes époques littéraires, mais juxtaposés : de là des
disparates étranges, monstrueuses parfois, mais non sans intérêt après tout.
Ce personnage encore une fois n'est pas le premier venu.
Son premier ouvrage a pour titre : Les Métamorphoses ou l'Ane d'or en
onze livres (Metamorphoseon libri XI). C'est un roman, le seul, on peut dire,
que nous ait transmis l'antiquité romaine, car le Satiricon de Pétrone n'a pas
tout à fait ce caractère. On ignore quelle est la source à laquelle a puisé
Apulée. Ce qu'il y a de certain, c'est que la fable du roman et les principales
particularités lui sont communes ainsi qu'à Lucien. Ou il a imité de très
près ce dernier, ou tous deux ont imité le même modèle. Celui-ci serait un
certain Lucius de Patras, personnage d'ailleurs absolument inconnu. Quoi qu'il
en soit, l'oeuvre d'Apulée est originale. Elle a des proportions, bien plus
vastes que l'Ane d'or de Lucien. Elle renferme un plus grand nombre
d'épisodes et particulièrement, celui des amours de Psyché qui forme deux
livres. Disons en deux mots le plan du roman. Un jeune homme de moeurs peu
régulières, et passionné pour la magie, a recours à un sortilège pour se
transformer en oiseau, mais il se trompe de fiole et le voilà changé en âne.
Il garde l'intelligence humaine, la mémoire, et racontera plus tard les
misères et les déboires de sa vie de bête. Enfin il réussit à manger des
roses, ce qui est un remède souverain en pareil cas, il redevient homme et se
fait initier aux mystères d'Osiris et de Sérapis. Apulée était fort jeune
quand il écrivit ce roman. Il n'avait pas encore habité Rome, et il porta dans
ses récits et son style un coloris d'une singulière chaleur et des élégances
africaines à faire frémir les puristes ; mais que d'esprit, que de verve ! Les
anecdotes de haut goût, les détails licencieux, et pis que cela même, sont
abordés franchement ; dans un genre détestable l'auteur du moins est original
; il sait peindre : il sait aussi raconter avec beaucoup de charme et de grâce
; et s'il n'évite point les polissonneries, on le voit pourtant comme toujours
porté vers des choses plus hautes. L'histoire de Psyché et de l'Amour que
notre La Fontaine, fin connaisseur, est allé chercher dans l'Ane d'or, est un
mythe d'une pureté ravissante. Agréable repos ménagé dans le récit un peu
monotone des épreuves d'un baudet, ce mythe, d'un symbolisme si transparent,
trahit une préoccupation réelle des destinées de l'âme, du problème de la
nature humaine, des expiations, des purifications qu'elle doit subir avant de
s'unir définitivement à celui qui est la véritable vie et le véritable
amour. Les critiques ont été fort durs envers Apulée, faute d'avoir essayé
de le comprendre. Y a-t-il dans toute la littérature latine un seul récit
symbolique de cette valeur ? Y en a-t-il même un seul ? Et qu'on ne parle pas
de magie et d'obscénité (c'est la définition qu'on impose à Apulée). Ici
rien de tel. L'épisode de Psyché a un caractère religieux et philosophique à
la fois. Je croirais volontiers qu'il naquit à l'ombre des sanctuaires et qu'il
fut imaginé pour peindre aux initiés dans une allégorie poétique la
nécessité des pratiques purificatrices sans les-quelles la béatitude céleste
est refusée aux hommes. Mais ce n'est pas ici le lieu de développer cette
hypothèse. Je ferai seulement remarquer que le onzième livre tout entier est
consacré aux choses religieuses, et qu'il respire une onction remarquable.
Après les Métamorphoses, l'ouvrage le plus intéressant d'Apulée est celui
qui porte indifféremment les titres d'Apologie ou sur la Magie.
Ce sont deux plaidoyers prononcés par Apulée devant les juges pour repousser
l'accusation de magie dirigée contre lui par le fils et les parents de sa
femme. Il y a dans ces deux discours des détails bien curieux sur les moeurs,
les habitudes, les préjugés et les superstitions d'une petite ville d'Afrique
au deuxième siècle de notre ère, mais je ne puis m'y arrêter. Apulée gagna
sa cause, et il était difficile qu'il en fût autrement. Il plaida avec
beaucoup d'esprit et quelque peu de fatuité. « Vous prétendez que j'ai eu
recours à des sortilèges pour me faire épouser de Pudentilla : mais, pauvres
gens, que voyez-vous donc de si extraordinaire dans l'amour qu'un jeune homme
beau, bien fait, spirituel, éloquent, inspire à une veuve sur le retour ? Ma
bonne mine et mon esprit, voilà ma magie et mes charmes. » Vous ne trouverez
plus, dans aucun orateur quel qu'il soit, ce ton simple et naturel, ce goût des
arguments vrais. Quant au fond du débat, je renvoie les curieux soit à
Apulée, soit à Bayle, qui dans son Dictionnaire critique s'est livré
avec amour à l'examen du point en question : c'est un chef-d'oeuvre d'analyse
pénétrante, je dirais presque sensuelle. Le style des Métamorphoses est
singulièrement chargé de néologismes et d'archaïsmes ; c'est du punique
déguisé en latin ; mais l'auteur est parvenu à l'âge de trente ans, il a
passé à Rome de laborieuses années, il plaide sa propre cause : son style est
épuré, sa diction élégante sans trop d'affectation : il ne lui manque que la
mesure. C'est la qualité impossible a acquérir dans les époques de
décadence. Je ne dirai que quelques mots des autres ouvrages d'Apulée. Ils
n'ont rien de cette originalité qui recommande les Métamorphoses, et
l'Apologie; je les appellerais volontiers des résidus de lectures. Les Florides
sont des extraits de morceaux oratoires destinés à produire de l'effet ; on
les enchâssait dans une plaidoirie, comme on pouvait ; c'était un lambeau de
pourpre pour éblouir. Les traités philosophiques sur les Dogmes de Platon,
(De dogmate Platonis libri tres), sur le Monde (De mundo), sur Hermès
Trismégiste (De natura Deorum Dialogus), ne sont que des traductions ou des
amplifications de textes grecs. Parmi ces fragments on trouve des vers, des
discours, des ébauches de compositions historiques. Cet esprit curieux,
fouilleur, s'était tourné de tous les côtés. Combien il diffère par là de
ses contemporains qui vivent plongés et abêtis dans l'étude des vieilles
formes du langage, incapables de penser et croyant écrire !
Les Panégyriques et les Historiens.
§ I.
LES PANÉGYRIQUES.
L'éloquence,
bien que toujours enseignée et étudiée dans toutes les parties de l'empire,
mais particulièrement dans les Gaules et dans l'Italie du nord, ne produisit
dans les trois derniers siècles de l'empire d'Occident que des rhéteurs et des
harangues officielles. Le nombre en fut probablement considérable, car les
empereurs se succédaient, se renversaient avec une grande rapidité : c'est à
peine si les orateurs avaient, le temps de célébrer le vainqueur et d'insulter
le vaincu qu'ils avaient célébré la veille. Mais de bonne heure les amateurs
de ces sortes de monuments firent un choix : aussi ne possédons-nous que douze
panégyriques. C'est assez pour apprécier en connaissance de cause cette
branche de la littérature impériale.
Les anciens panégyriques (panegyrici veteres) célèbrent les vertus de
Dioclétien et de Maximien, de Constance et de Constantin, de Julien, de Gratien
et de Théodose. Quant aux auteurs, la plupart d'entre eux sont restés
parfaitement inconnus. Le nom d'Ausone seul a survécu, parce que Ausone a fait
autre chose : quant aux deux Mamertins, à Eumenius, à Nazarius, à Drépanius,
ils n'ont laissé dans l'histoire et dans la littérature d'autre trace de leur
passage que ces harangues mêmes. Je serai fort bref à ce sujet.
Si l'on envisage ces panégyriques au point de vue historique, on ne peut les
considérer comme une source bien abondante ni bien sûre. Ils ne sont pas
cependant sans importance. On sait combien l'histoire du quatrième siècle est
obscure, à la fois par le manque de documents et par le caractère même des
documents souvent contradictoires : la translation de la capitale à
Constantinople, la lutte de plus en plus vive entre le christianisme et le
paganisme, entre le christianisme et l'arianisme, les pérégrinations
incessantes des empereurs et les sanglantes révolutions qui étaient comme la
loi de ce temps misérable, en un mot une anarchie universelle qui dura plus de
cent ans : voilà le tableau que présente ce siècle si tourmenté et si
fécond cependant. On essayerait en vain d'en reconstituer la physionomie à
l'aide des panégyriques. C'est à peine si çà et là on peut recueillir un
trait significatif, un détail intéressant dans le fade écoule-ment
d'adulations banales. Ce qui m'a le plus frappé au milieu de cette stérilité
de mort, c'est le silence absolu de chacun des orateurs sur le christianisme.
Ainsi l'un de ces panégyristes (l'auteur de la huitième harangue, il n'est pas
nommé) raconte dans les plus grands détails la fameuse victoire remportée par
Constantin sur Maxence, et il ne fait pas la moindre allusion au fameux labarum
qui parut dans les airs avec l'inscription : Hoc signo vinces. - Nazarius, autre
panégyriste, passe aussi sous silence ce merveilleux incident ; et ce qui rend
plus étrange cette omission, c'est la relation d'un autre miracle qui assura
aussi la victoire à Constantin : des escadrons célestes vinrent se joindre à
ses troupes. L'orateur rapproche cette intervention surprenante de l'apparition
de Castor et de Pollux, qui combattirent pour les Romains à la bataille du lac
Régille, et il ajoute : le miracle fait en faveur de Constantin nous oblige à
croire celui de l'apparition de Castor et de Pollux. Puissamment raisonné !
Autre détail non moins curieux : Ausone, qui était peut-être chrétien, loue
la piété de son élève Gratien, qui avait décerné les honneurs divins à
Valentinien, son père (divinis honoribus consecratus). - On sait du
reste que Gratien, bien que chrétien, prenait encore le titre de Pontifex
maximus, l'administration des choses de la religion était toujours une fonction
de l'empereur. L'auteur du panégyrique de Julien, un des deux Mamertinus,
écrivain qui n'est pas sans mérite, ne dit pas un mot de ce que nous
appellerions aujourd'hui la question religieuse. Il semble appartenir lui-même
à cette élite de la société païenne de ce temps, qui ne voulait point
paraître acheter la faveur du prince au prix d'une conversion sans sincérité.
Elle restait donc attachée, au moins de nom, à la vieille religion nationale ;
mais elle avait cessé depuis longtemps d'y croire. La religion pour elle était
une forme populaire et inférieure de la philosophie. Je trouve dans Mamertinus
cette phrase bien remarquable : « J'atteste Dieu immortel, et ce qui me tient
lieu de la divinité, ma sainte conscience. » (Testor immortalem deum, et,
ad vicem numinis, sanctam conscientiam meam.) Enfin, dans le dernier de ces
panégyriques, celui de Théodose par Drépanius, l'orateur, après avoir
chanté la défaite de Maxime, s'indigne de la bassesse, de la cruauté, de la
cupidité de ces évêques qui faisaient leur cour à l'usurpateur, et
l'aidaient de leurs anathèmes contre les Priscillianistes, dans ses extorsions
et ses exécutions. Il les représente de ces mêmes mains qui avaient manié
les instruments de torture, touchant les objets sacrés. Ici l'orateur se
rencontre avec Sulpice Sévère, qui a raconté deux fois ce lugubre épisode.
Tous ces renseignements ne jettent pas un grand jour sur cette époque. Il faut
y joindre les détails qu'on rencontre ça et là sur les misères et les
dangers incessants qui menaçaient l'empire. Les orateurs dont nous parlons
félicitent parfois les princes de leur humanité envers leurs peuples. Les
remises d'impôts étaient la forme la plus agréable sous laquelle elle pût
s'exercer. Ausone raconte avec plus d'esprit que de sérieux une scène bien
curieuse dont Gratien est le héros. Ce prince exempta des arrérages à payer
toutes les provinces de son empire ; et, se liant peu à la générosité de ses
successeurs, il voulut les mettre dans l'impossibilité de révoquer ce qu'il
faisait : il ordonna en conséquence que tous les registres d'impôts fussent
brûlés sur les places publiques. C'était une des plaies de l'empire ; les
invasions des barbares, la révolte des Bagaudes en Gaule, en furent d'autres ;
on en trouve de vifs souvenirs retracés par quelques-uns de ces panégyristes,
sous de fausses couleurs, il est vrai ; mais leurs aveux, si adoucis qu'ils
soient, jettent de la lumière sur les ténèbres de ces temps malheureux.
Quant au mérite littéraire de ces compositions, il est à peu près nul. J'ai
signalé dans l'examen du panégyrique de Trajan par Pline, les inconvénients
inévitables du genre. Cependant Pline parle en homme convaincu ; c'est un bon
citoyen qui célèbre les vertus réelles du prince, une félicité relative
dont l'empire lui est redevable. Rarement les panégyristes eurent cette bonne
fortune. Les empereurs qu'ils louent ne sont pas des Trajans ; souvent la
matière est fort ingrate : de là, la nécessité de suppléer à la pauvreté
du sujet par les ornements du langage. L'antithèse et l'hyperbole sont les
grandes ressources de ces orateurs officiels. Ils opposent les crimes ou les
vices du prédécesseur aux vertus et aux belles actions du prince régnant, et
ils exagèrent dans les deux sens ; souvent même ils évoquent les souvenirs de
la Rome républicaine pour en faire litière à leur maître. Cette profanation
est, à vrai dire, ce qu'il y a de plus triste ; car, pour le reste, tout est si
vide, si plat et si prétentieux à la fuis, que l'on n'a pas le courage de s'en
indigner.
LES HISTORIENS DE L'HISTOIRE AUGUSTE.
Nous possédons,
sous le litre d'écrivains de l'histoire Auguste (scriptores historiae
Augaustae), un recueil de biographies d'empereurs, d'Hadrien à Carus et à
ses fils (117-285). L'auteur de ce recueil est inconnu, il semble avoir voulu,
en réunissant ces vies des Césars, donner une suite à Suétone ; mais les
biographies de Nerva et de Trajan manquent au commencement, et, dans le milieu
de l'ouvrage, celles des Philippes et des Décius, et une partie de celle de
Valérien. Telle qu'elle nous est parvenue, cette compilation, presque nulle
sous le rapport littéraire, est d'une certaine importance au point de vue
historique. Cette longue et confuse période pleine de guerres, d'anarchie, de
désordres de tout genre, ne nous est guère connue que par l'histoire Auguste.
L'auteur a fait parmi les nombreuses biographies des empereurs un choix
quelconque, et les a rangées dans l'ordre qu'il lui a plu. Quant aux
biographies elles-mêmes, elles n'ont pas été écrites par des témoins
oculaires ou contemporains, si l'on en excepte Vopiscus. Tous ces historiens,
personnages obscurs pour la plupart, sont de plats et inintelligents imitateurs
de Suétone. Aucune considération élevée, aucun sens politique, rien de
général ni de romain ; le monde entier est pour eux renfermé dans
l'intérieur du palais impérial. Ce qu'ils nous apprennent, ce sont de petits
détails, des particularités de la vie intérieure ; ils ne se doutent même
pas que la véritable histoire du monde romain à cette époque se passe non
dans les appartements de ces Césars renversés l'un sur l'autre, mais dans les
provinces qui les élèvent, sur les frontières que les barbares vont envahir,
ou au sein de celte société chrétienne que la persécution rend chaque jour
plus puissante. Heyne a dit d'eux : « Les écrivains de l'histoire Auguste sont
indignes du nom d'historiens : ce sont des abréviateurs et des compilateurs
d'écrivains qui eux-mêmes ne doivent pas être salués du nom d'historiens ;
ils n'ont en effet farci leurs ouvrages que de vains bruits populaires. »
Ainsi, d'une part, l'inintelligence du temps, de l'autre, un manque absolu de
critique et d'exactitude, des erreurs grossières, des répétitions parfois
contradictoires, quand ils empruntent à deux auteurs différents le récit d'un
même événement, sans se donner la peine de choisir l'une des deux versions :
voilà pour nous à peu près la seule source historique pour une période de
près de 160 ans. Quant à leur style, il est souvent incorrect et
inintelligible, toujours fort médiocre. Ils ne s'en soucient point d'ailleurs.
L'un d'eux, Trébius ou Trébellius Pollio, dit : «id quod ad eloquentiam
pertinet non curo. » On ne le voit que trop.
Voici l'ordre dans lequel ils sont rangés.
Elius Spartianus. Il vivait sous Dioclétien, à qui son livre est adressé. Il
s'est proposé d'écrire l'histoire, d'abord pour satisfaire à sa conscience
(meae satisfaciens conscientiae), ensuite pour soumettre à la connaissance de
la divinité du prince les empereurs (cognitioni tui numinis sternere
principes). Il avait, à ce qu'il paraît, l'intention d'écrire l'histoire de
tous les empereurs ; on ne sait s'il a donné suite à ce projet. On a de lui
les vies d'Hadrien, d'Aelius Vérus, de Didius Julianus, de Sévère, de
Pescennius Niger, d'Antonin Caracalla, de Géta, cette dernière dédiée à
Constantin.
Vulcatius Gallicanus vivait aussi sous Dioclétien. Il avait comme Spartianus
conçu un plan plus vaste d'historiographie, qui ne fut pas mis à exécution :
« Proposui omnes qui imperatorum nomen sive juste, sive injuste, habuerunt, in
litteras mittere, ut omnes purpuratos Augustos cognosceres. » Il ne reste de
lui que la vie d'Avidius Cassius, que Fabricius lui a même enlevée pour
l'attribuer à Spartianus. Vulcatius est incorrect et sans ordre.
Trébius ou Trébellius Pollio, contemporain de Dioclétien et de Constantin,
est quelque peu supérieur aux deux précédents. Il reste de lui les vies de
Valérien père et fils, des deux Galliens, les Trente Tyrans et Divus Claudius.
Flavius Vopiscus, de Syracuse, vivait sous Constantin ; son père et son
grand-père étaient amis de Dioclétien. Ils furent témoins de l'entrevue du
futur empereur avec la druidesse qui prédit le meurtre d'Aper. Il a écrit les
vies d'Aurélien, de Tacite, de Florianus, de Probus, de Firmus, de Saturninus,
de Proculus, de Bonasus, de Carrus, de Numerianus et de Carin. Il s'était
proposé en outre de raconter la vie d'Apollonius de Tyane dont il disait : «
quid illo viro sanctius, venerabilius, diviniusque inter hommes fuit ? »
Vopiscus est d'un degré supérieur aux autres biographes. Plus voisin des
événements et dans une position qui lui permettait de les mieux apprécier, il
mérite plus de crédit qu'aucun d'eux.
Aelius Lampridius a écrit les vies de Commode, de Diaduménus, d'Héliogabal,
d'Alexandre Sévère.
Julius Capitolinus est auteur des biographies d'Antoninus Pius, de Marc-Aurèle,
de L. Vérus, de Pertinax, d'Albinus, de Macrin, des deux Maximins, des
Gordiens, de Maxime et de Balbinus.
Les derniers historiens de la fin du quatrième siècle sont Sextus Aurélius
Victor, Eutrope, Sextus Rufus, et enfin Ammien Marcellin. Le dernier seul
mérite d'être consulté. Sextus Aurélius Victor, Africain d'origine et d'une
naissance obscure, fut élevé par Julien aux plus hautes dignités de l'empire,
et nommé par Théodose préfet de Rome. C'était un païen fort honnête homme.
Ammien Marcellin en fait le plus grand éloge. De ses ouvrages qui embrassaient
toute l'histoire romaine jus-qu'à son temps, nous ne possédons plus que de
véritables abrégés dont il a fourni les matériaux, mais dont il n'est
peut-être pas l'auteur. Tel est le livre intitulé Origo gentis Romanae,
qui est probablement l'oeuvre d'un grammairien, qui a imaginé cette espèce
d'introduction à l'histoire de Rome. L'ouvrage, qui porte le titre : De
viris illustribus urbis Romae, a été attribué à Cornélius Népos, à
Suétone, à Pline le jeune. Une histoire abrégée des Césars (de
Caesaribus historiae abbreviatae pars altera) semble composée d'après des
sources assez pures. Et enfin, l'ouvrage intitulé : De vita et moribus
imperatorum romanorum epitome ex libris Aurelii Victoris a Caesare Augusto ad
excessum Theodosii imperatoris, est un extrait d'Aurélius Victor, dont
l'auteur est inconnu. Une certaine indépendance s'y fait remarquer, et le style
de ces divers ouvrages est en général assez pur.
Eutrope fut un personnage considérable sous les règnes de Constantin, de
Julien et de Valens. Il fut consul, secrétaire des empereurs, suivit Julien
dans son expédition contre les Parthes. Mais ce n'est pas un personnage
politique. Il est appelé Sophiste, par les autres historiens. On sait qu'à
cette époque, en Orient comme en Occident, les rhéteurs et les sophistes
jouissaient d'une haute considération. On a cru qu'il était chrétien ; le
contraire est à peu près certain. Comme beaucoup de bons esprits de ce temps,
il était détaché du paganisme sans avoir embrassé le christianisme. Il dit
de Julien : « religionis christiana insectator, perinde tamen ut cruore
abstineret. » C'est le jugement d'un esprit sensé et impartial. Eutrope a
écrit un abrégé de l'histoire romaine (Breviarium historiae romanae)
en dix livres, qui vont de la fondation de Rome à Valens. Il paraît que cet
empereur fort ignorant lui avait commandé cet ouvrage pour sa propre
instruction ; c'est une sorte de manuel. Eutrope se promettait d'écrire pour la
postérité une histoire considérable de Rome, stylo majore ; on ne sait
s'il a exécuté son dessein. L'abrégé d'Eutrope fut accueilli avec la plus
grande faveur ; il s'en fit plusieurs traductions grecques ; les auteurs
ecclésiastiques, Jérôme, Prosper d'Aquitaine, Orose, et les faiseurs de
chroniques des premiers siècle du moyen âge le copièrent et l'étudièrent
comme source unique. Le style d'Eutrope est généralement pur et simple, rare
mérite dans ce temps-là.
AMMIEN MARCELLIN.
Avec Ammien
Marcellin, nous sortons des puérilités de la biographie anecdotique, et nous
rentrons dans le domaine de l'histoire. Nous ne savons rien de précis sur ce
personnage. Il est né probablement à Antioche ; il appartient à une bonne
famille ; il passa la plus grande partie de sa vie dans les camps, et mourut
vraisemblablement à Rome, où il s'était retiré en quittant le service
militaire. Il eût pu écrire des mémoires, car il fut témoin oculaire des
principaux événements qu'il rapporte ; mais il ne se met jamais en scène ; il
ne lui arrive jamais rien d'extraordinaire, il est vainqueur ou vaincu comme le
dernier de ses compagnons d'armes ; il n'accuse jamais les chefs de ne pas
savoir distinguer le mérite ; il ne se vante jamais d'avoir donné au général
un conseil qui eût sauvé l'armée. En un mot, l'histoire d'Ammien Marcellin se
présente à nous avec tous les caractères de la plus franche impartialité ;
de plus l'auteur ne parle que d'événements dont il a été le témoin, ou
qu'il connaît d'après les documents les plus authentiques.
Ammien Marcellin avait écrit l'histoire de Rome, depuis la mort de Nerva
jusqu'à celle de Valens (96-378). Mais les treize premiers livres, qui allaient
de Trajan à Constance, ont péri. Nous ne possédons que les dernières années
du règne de Constance, ceux de Julien, de Jovien, de Valentinien Ier et de
Valens, en tout une période d'environ vingt ans, racontée en dix-sept livres,
donc avec beaucoup de détails, ce qui nous autorise à penser que la partie
perdue ne devait guère être qu'une sorte de résumé.
L'ouvrage d'Ammien Marcellin est la source la plus précieuse que nous ayons
pour étudier une des époques les plus intéressantes de l'histoire du monde. A
vrai dire, il est le seul écrivain de ce temps dont le témoignage ait une
sérieuse autorité. Il n'est pas difficile d'en donner la raison. Les
historiens qu'on appelle ecclésiastiques, Eusèbe, Socrate, Sozomène,
Théodoret, et les autres, sont des chrétiens plus ou moins intelligents (ils
le sont tort peu en général), et qui ne s'intéressent qu'aux événements qui
touchent directement au christianisme ; à les lire, on croirait que les
empereurs n'ont absolument agi, parlé, pensé, commandé , que pour servir ou
combattre la religion chrétienne. Ils sont doux et partiaux pour les
orthodoxes, sottement calomniateurs envers les hérétiques et les païens. Ils
traitent Julien d'une façon qui serait odieuse, si elle n'était ridicule :
mais aujourd'hui encore il y a des gens qui croient, ou font semblant de croire
à l'honnêteté et à l'intelligence de ces chétifs auteurs, et se dispensent
d'être équitables parce que les contemporains ne l'ont pas été. Quant à
Zosime, le seul auteur païen de cette même période, il est suspect de
partialité contre les chrétiens, mais c'est un autre esprit que ceux dont j'ai
parlé. Reste donc notre Ammien Marcellin, écrivain d'une intelligence
suffisante, et d'une impartialité manifeste. C'est bien lui qui eût pu dire :
« Sine odio et ira, quorum causas procul a me habeo. » En effet, il
n'est ni chrétien ni païen ; c'est, comme on disait au siècle dernier, un
philosophe.
Ceux qui ont songé à en faire un chrétien, ne l'ont pas lu sérieusement.
Jamais un chrétien ne se fût exprimé de la sorte sur l'empereur Julien. A
vrai dire, c'est le héros d'Ammien ; il l'admire, il l'aime ; c'est avec un
véritable désespoir qu'il est forcé de lui trouver quelques défauts, mais la
vérité avant tout. Il blâmera donc dans l'empereur ce fameux décret qui
interdisait l'enseignement aux chrétiens ; il blâmera ces sacrifices
incessants, ces pratiques de dévotion puérile, en un mot tout ce qui jette une
ombre fâcheuse sur cette noble figure du jeune stoïcien ; il aime à le
comparer à Marc-Aurèle, sur lequel évidemment Julien voulut se régler. Il le
représente faisant tous ses efforts pour imposer aux chrétiens la tolérance
envers leurs dissidents, c'est-à-dire l'anarchie dans l'Église, adroite
politique qu'ils ne lui ont pas pardonnée. Un chrétien eût parlé tout au
long de la fameuse question de l'Arianisme qui remplit ce siècle ; Ammien ne
s'en occupe pas. Enfin un chrétien ne nous eût pas montré Damase et Ursin se
disputant l'évêché de Rome à main armée, remplissant les rues de cadavres,
et surtout n'eût pas ajouté que la chose était toute simple, car l'évêque
de Rome recevait beaucoup de cadeaux des matrones et vivait fort opulemment. Il
est inutile de pousser plus loin cette démonstration, le fait est trop
évident.
Ce n'est pas un païen non plus, ai-je dit. Les croyances religieuses d'Ammien
Marcellin sont assez difficiles à déterminer. Il ne croit plus aux dieux du
vulgaire, ni au Tartare, ni à toutes les vieilleries du culte national ; il
s'en faut cependant que ce soit un esprit libre de préjugés. Il ne dit plus a
les dieux ni Jupiter, Mars, Junon ; il dit tantôt la divinité (superum
numen), tantôt la justice, tantôt la fortune (Fortuna, fatum.) Il
croit à l'action du destin, ce qui ne l'empêche pas d'admettre l'action de la
Justice souveraine. Mais ce qui domine en lui, c'est sa croyance à la
divination : c'est la grande maladie morale du quatrième siècle. Dans la ruine
des croyances nationales, cela seul subsista, et avec une énergie que rien ne
put abattre. Tous, grands et petits, sages et vulgaire, empereur et sujets,
étaient tendus vers l'avenir, et voulaient lui arracher ses secrets. Tout homme
qui consultait les devins était suspect au prince ; il leur demandait s'il ne
serait pas bientôt empereur. De tous côtés, en effet, s'éveillaient des
ambitions, des convoitises, des hallucinations impériales. Aussitôt des
perquisitions étaient faites ; on découvrait, ici, un manteau de pourpre, là,
des brodequins, un diadème ; les exécutions commençaient ; elles
remplissaient les villes de sang. L'empereur voulait tuer celui qui rêvait sa
succession. La prétendue conspiration de Théodoros inonda l'Orient de carnage.
Ammien croit que la puissance supérieure, éternelle et par conséquent
connaissant l'avenir, peut communiquer à un mortel une partie de sa
connaissance. Je cite le texte, pour donner une idée de la confusion des idées
et du style. « Elementorum omnium spiritus utpote perennium corporum
praesentiendi motu semper et ubique vigens, ex his quae per disciplinas varias
affectamus, participat nobiscnm munera divinandi ; et substantiales potestates
ritu diverso placatae, velut ex perpetuis fontium venis vaticina mortalitati
suppeditant verba ; quibus numen praeesse dicitur Themidis, quam ex eo quod fixa
fatali lege decreta praescire facit in posterum, quae
SYMMAQUE.
Symmaque
est le dernier orateur qu'ait produit la société antique. On voudrait qu'en
disparaissant, le génie romain se recueillît et jetât par un dernier effort
quelque oeuvre puissante ; il n'en est rien. Après avoir longtemps langui, il
s'éteint comme un feu sans aliments. Quelle inspiration possible pour un peuple
qui n'a plus ni vie politique ni vie religieuse ?
Ce qui a sauvé le nom de Symmaque de l'oubli où sont tombés tous ses
contemporains, ce ne sont pas les nombreuses harangues qu'il faisait admirer aux
sénateurs ; ce n'est pas même le recueil de ses lettres divisées en dix
livres et publiées avec un soin pieux par son fils : c'est une requête
adressée à Théodose, et qui fut presque aussitôt vivement réfutée par
l'évêque de Milan, saint Ambroise, et par le poète chrétien Aurélius
Prudentius Clemens. Cette requête peut être considérée comme la suprême et
impuissante protestation de la Rome païenne contre le christianisme.
Ce n'est pas un médiocre honneur pour Symmaque d'avoir pris la défense du
culte et des institutions nationales dans un moment où il y avait plus de
péril que de profit à le faire. Mais Symmaque n'était pas une âme vulgaire,
et, de plus, il avait été comme préparé et désigné pour cette tâche par
l'éducation qu'il avait reçue et la position qu'il occupait. J'ai montré avec
quelle ardeur, parfois puérile, Pline le Jeune refaisait dans son imagination
la vie publique qui n'était déjà plus qu'une ombre ; quelle importance il
attachait à ces séances du Sénat qui étaient une vaine parade ; quel
sérieux il apportait dans l'accomplissement de ses fonctions exercées sous la
surveillance d'un empereur ; avec quelle naïveté il établissait des
rapprochements impossibles entre son temps et celui de Cicéron : c'est que, si
tout avait changé, l'éducation d'alors préparait toujours le jeune Romain à
la vie publique d'autrefois. Il s'en faut bien que Symmaque ait toutes les
illusions de Pline, son époque ne le permettait pas ; mais, lui aussi, il est
comme dominé parles traditions antiques ; et, malgré les cruels démentis des
faits, il se rejette sans cesse vers ce qui a été, et ne peut s'empêcher d'en
souhaiter, d'en espérer même le retour. Cicéron était le modèle et l'idéal
de Pline ; Pline est le modèle et l'idéal de Symmaque : tous deux se
repaissent d'illusions.
Symmaque a rempli les charges les plus considérables de la république (on
parlait encore ainsi) sous les règnes de Gratien, de Valérien, de Valentinien
et de Théodose ; il a été préfet de Rome en 384, consul et grand pontife en
391. Suivant Cassiodore, il aurait composé un panégyrique en l'honneur de
Maxime, l'usurpateur, et l'aurait prononcé en plein Sénat, ce qui l'exposa à
une accusation de lèse-majesté, à laquelle il n'échappa que par la clémence
de Théodose. Le fait n'est pas impossible, surtout si on se rappelle que Maxime
se présentait comme le restaurateur de la vieille religion nationale. Quoi
qu'il en soit, Symmaque survécut à Théodose et ne mourut probablement que
dans les premières années du Ve siècle.
Le recueil de ses lettres offre bien peu d'intérêt. On ne s'explique guère
une si absolue indigence d'idées et de sentiments. Il est probable que son
fils, qui s'en fit l'éditeur, retrancha toutes celles où ce païen obstiné
exprimait son opinion sur les hommes et les choses de son temps. La matière
était riche ; chaque jour amenait des conversions au christianisme, et l'on ne
sait que trop ce que valaient souvent ces conversions ; Symmaque était bien
placé pour en apprécier la sincérité : « s'éloigner des autels, dit-il
quelque part, c'est une manière de s'avancer. » On regrette de ne pas trouver
plus d'indications de ce genre dans la correspondance qui nous est parvenue, et
qui doit avoir été modifiée. Ces détails, qui eussent été si
intéressants, sont remplacés par des pauvretés : tel livre tout entier ne
renferme que des lettres de recommandation, des billets plus ou moins bien
tournés ; ailleurs, ce sont les menus événements de sa vie privée, à Rome,
en Campanie, dans quelqu'une de ses nombreuses villas. Les moins vides de ces
lettres sont celles où il se montre préoccupé de ses fonctions de consul ou
de préfet ; la tâche était souvent bien pénible : il fallait nourrir et
amuser le peuple romain. Aussi l'annone d'une part, de l'autre, les jeux
publics, tenaient sans cesse en éveil les malheureux magistrats.
La requête adressée aux empereurs (Relatio ad Valentinianum, Theodosium,
Arcadium imperatores) fut justement inspirée par une circonstance de ce
genre. L'an 384, il y eut une famine. Symmaque, alors préfet, et chargé de
l'approvisionnement de la ville, ne put faire venir de l'Afrique qu'une
quantité fort insuffisante de blé ; il fallut attendre quelque temps
l'arrivage d'une flotte apportant les blés de la Macédoine. Or, l'année
précédente, l'empereur Gratien avait fait enlever du Sénat l'autel de la
Victoire, ce symbole visible de la gloire de Rome dominatrice du monde.
Aussitôt et la multitude et un grand nombre de sénateurs s'écrièrent que les
malheurs de l'empire, les disettes, les invasions des barbares étaient un
châtiment envoyé par les dieux dont on avait abandonné le culte. Rien de plus
conforme aux idées romaines : on peut voir dans Tite-Live le discours si
curieux de Camille après la prise de Véies, discours où il explique les
succès et les revers de Rome par la scrupuleuse observance ou par l'omission
des rites consacrés. Symmaque se fit à plusieurs reprises, sous Gratien
d'abord, puis sous Valentinien, l'interprète de la croyance populaire : il
demanda le rétablissement de l'autel de la Victoire d'abord, puis la reprise de
toutes les cérémonies du culte national que les princes chrétiens n'osaient
pas encore proscrire, mais qu'ils laissaient tomber en désuétude.
Le sujet était beau, favorable à l'éloquence. Qu'était-ce en effet que le
christianisme d'alors, religion qui n'avait rien de national, qui ne se
rattachait par aucun lien à l'histoire de la patrie, auprès de l'antique culte
institué par Romulus, par Numa, et qui remontait même jus-qu'aux dieux par
Énée, le fondateur de la cité ? Ce culte, on en retrouvait la trace vivante
dans tous les souvenirs héroïques de Rome ; le premier empereur, politique,
avisé, en avait multiplié les cérémonies et accru la splendeur, tandis que
ses poètes les Horace, les Virgile, les Ovide en célébraient l'incomparable
majesté. Tant que le peuple romain était resté fidèle aux prescriptions de
la religion antique, il avait exercé sur les nations soumises une domination
paisible. Les premiers revers essuyés dataient justement de l'expansion du
christianisme. Voilà ce que devaient se dire les païens convaincus, voilà ce
que pensait certainement Symmaque ; mais il n'osa pas exprimer toute sa pensée.
La meilleure, la seule efficace manière de plaider pour le culte ancien,
c'était, en le glorifiant, d'attaquer ouvertement et sans scrupule le
christianisme. Encore une fois la religion nouvelle n'avait pas de racines dans
la cité ; au fond, la cité lui était indifférente. Le temps était proche
où saint Augustin opposerait à la vieille Rome prise par Alaric, la ville
céleste, véritable et seule patrie du chrétien. Il fallait avoir le courage
de condamner hautement le christianisme dans ses dogmes, dans sa constitution et
surtout dans son esprit ; de prouver qu'il faisait des saints et non des
citoyens; que la patrie n'avait rien à attendre de lui dans les périls qui la
menaçaient ; que les vainqueurs, quels qu'ils fussent, seraient toujours bien
accueillis des chrétiens. En plaidant ainsi la cause du culte national,
Symmaque eût échoué, cela est certain : mais il échoua en la plaidant en
avocat honteux, incertain, qui se tient sur la défensive au lieu de pousser
vivement son adversaire. Il ne sut pas, il n'osa pas affronter un débat
solennel, faire un dernier et éclatant appel au gouvernement d'une part, mais
surtout au Sénat et au peuple romain. Quand on parle au nom de onze siècles de
gloire, quand on est convaincu que toute cette gloire doit remonter à la
religion comme à son principe naturel, il ne faut pas être humble et supplier,
il faut parler haut et ferme, livrer le dernier combat et mourir. Symmaque
était incapable de cet héroïsme : c'était un fonctionnaire. Il voulait bien
adresser une requête aux empereurs, évoquer les glorieux souvenirs de Rome
républicaine, les Gaulois, Annibal, que l'ombre du Capitole mettait en fuite ;
mais la conclusion naturelle, impérieuse, il n'osait la lancer à la face de
ses maîtres. Il se bornait donc, après avoir prouvé l'excellence du culte
antique, à réclamer, quoi ? la tolérance. C'était une abdication. Et que
l'on remarque qu'il avait pour lui non seulement les traditions nationales,
autorité imposante, mais la légalité même. C'était en effet au mépris des
lois qu'on affectait à d'autres usages les fonds destinés au culte ; qu'on
interdisait aux vestales de recueillir des héritages. D'où vient cette
faiblesse de l'orateur ? Il était peut-être convaincu de la bonté de sa
cause, mais il avait peur de se compromettre. Les chrétiens étaient les plus
forts ; les empereurs eux-mêmes devaient compter avec eux, Nous sommes à la
veille de la pénitence publique infligée à Théodose par saint Ambroise ; et
bientôt l'archevêque de Constantinople, saint Jean Chrysostome tiendra en
échec l'empereur Arcadius dans sa propre capitale. Voilà pourquoi le
polythéisme romain fut si faiblement défendu.
La réfutation de saint Ambroise a un tout autre ton ; elle est triomphante et
méprisante. Il n'accorde rien à Symmaque, ni dans le présent ni dans le
passé. Que parle-t-on des dieux protecteurs des Camille et des Scipions, des
dieux qui chassèrent les Gaulois et Annibal ? C'est le courage des Romains qui
a tout fait, les dieux n'ont jamais existé. L'orateur chrétien n'examine pas
si les anciens Romains croyaient à l'existence de ces dieux, si la foi profonde
qui les animait ne les a pas conduits cent fois à la victoire. Il condamne, il
anathématise, il annonce le Dieu des chrétiens, le seul vrai Dieu. Comme jadis
Scipion arrachait le peuple aux gradins du tribunal pour le mener au Capitole
rendre grâces aux dieux de la république, ainsi saint Ambroise repoussait les
vaines doléances de Symmaque, en montrant d'un geste dominateur le
christianisme triomphant.
Les derniers poètes.
§ I.
LES PETITS POETES.
Nous avons
montré dans la période précédente ce qu'était devenue la poésie sous les
derniers Césars de la famille d'Auguste. A partir du règne d'Hadrien, elle
n'est plus qu'un misérable jeu d'esprit ou un moyen plus raffiné d'adulation.
La plupart des écrivains de cette période sont inconnus ; les érudits
s'épuisent en recherches pour déterminer la naissance, la patrie, la position
sociale et souvent même le nom de ces poètes. Les curieux trouveront dans
Wernsdorff (Poetae latini minores) reproduit par Lemaire, les oeuvres de
ce temps, et les détails biographiques obscurs ou peu satisfaisants, réunis et
peu digérés par cet estimable savant.
Le caractère général des poésies conservées est la stérilité d'invention
; une des formes sous lesquelles elle le traduit de préférence, c'est le genre
didactique ou descriptif. C'est ainsi qu'à la fin du dix-huitième siècle, et
sous l'Empire sembla près d'expirer la poésie française, lorsque d'un brusque
élan elle se replongea aux sources vives. Dans les trois premiers siècles de
l'ère chrétienne, il se produisit un certain nombre de manuels en vers sur la
chasse, la pêche, sur les phénomènes célestes, sur la géographie. Nous
possédons le poème de Némésianus (qui pourrait bien s'appeler plutôt
Olympius), intitulé : Cynegeticon ; il est fort inférieur à celui de Gratius
Faliscus sur le même sujet. L'astronomie, qui était déjà fort à la mode
deux cents ans auparavant, inspire à un certain Rufus Festus Avienus,
personnage consulaire à ce que l'on croit, deux poèmes imités ou plutôt
traduits du grec, les Phénomènes et les Pronostics d'Aratus
(Phenomena, pronostica Aratea). Ce savant personnage ne s'en tint pas là ; il
emprunta encore à des originaux grecs la matière de deux poèmes
géographiques, intitulés : Description de l'Univers (Descriptio orbis
terrae), et Régions maritimes (Orae maritimae), absolument dépourvus
d'intérêt, soit au point de vue scientifique, soit au point de vue poétique.
Un autre poète du troisième siècle, Caius Julius Calpurnius Siculus, se livra
à la composition de Bucoliques. Depuis Virgile nul ne s'était essayé
dans ce genre ; il y occupe donc la seconde place, mais à une distance
considérable du maître qu'il imite, disons mieux, qu'il copie souvent sans
pudeur. C'est le même cadre, les mêmes sujets, les mêmes détails ; toujours
des combats de chant entre deux bergers, ou des plaintes adressées à une
infidèle. La seul innovation que se permette l'auteur, c'est d'appliquer au
règne fortuné de Carus et de ses fils les descriptions de l'âge d'or qu'il
emprunte à Virgile. J'y trouve cependant quelques détails dont celui-ci ne se
fût pas avisé. Il n'aurait pas osé dire, par exemple : « Le Sénat
enchaîné, marchant au supplice dans un appareil funèbre, ne lassera plus les
bras des bourreaux, et, pendant que les prisons regorgent, la curie infortunée
ne comptera plus le petit nombre de ses membres. » Mais les souhaits du poète,
ses supplications à l'empereur pour qu'il veuille bien ne pas devenir dieu trop
tôt, c'est la menue monnaie des poètes et des orateurs de cour. Combien les
Césars auraient accédé avec empressement à leurs désirs, s'ils l'avaient pu
! Une de ces églogues se distingue des autres par le sujet : c'est une
description des spectacles de Rome par le berger Corydon. Cette vision splendide
l'a ébloui ; combien les champs et les bois lui paraissent froids et mornes
désormais ! Vous retrouvez ici l'auteur qui chante la campagne, enfermé dans
son galetas. Combien l'autre thèse eût été plus poétique et plus
intéressante !
Après ce triste disciple de Virgile, disons un mot d'un disciple de Phèdre,
Flavius Avianus, personnage inconnu, qui composa et dédia à un certain
Théodose également inconnu un recueil de quarante-deux fables. Le but
d'Avianus, c'est d'offrir à son protecteur un ouvrage « propre à charmer son
esprit, à exercer e son imagination, à calmer ses soucis, à le diriger dans
la conduite de la vie. » Il est douteux que ce but ambitieux ait été atteint.
Ces apologues sont froids et secs. La forme élégiaque adoptée par Avianus est
peu propre aux récits. Cette chute monotone des vers, cette suspension forcée
du sens, souvent même de la phrase, condamne le poète à je ne sais quoi de
heurté et d'écourté. Ces défauts déjà sensibles dans Phèdre, qui lui
aussi voulait enseigner au moyen de l'apologue ésopique, sont insupportables
dans Avianus. Mais peut-être notre La Fontaine, si varié, si vif, si
éclatant, si pittoresque, nous rend-il injuste pour ces fabulistes.
Il y eut aussi dans le troisième et dans le quatrième siècle un certain
nombre de compositions en vers sur le jardinage. On se rappelle que Virgile
avait laissé de côté ce sujet, faute d'espace (spatiis exclusus iniquis),
mais il avait eu l'imprudence d'ajouter : « je le laisse à traiter à d'autres
» (aliis post commemoranda relinquo). Plus d'un effort fut tenté pour
combler cette lacune. Un certain Palladius écrivit un traité en vers sur la
greffe des arbres (de insitionibus arborum) ; il y eut une foule de
petits poèmes sur les Roses, entre autres une élégie assez gracieuse qu'on
attribue à Ausone. L'auteur qui annonça formellement l'intention d'être le
continuateur de Virgile, est Columelle (L. Janius Moderatus Columella). Il
appartient à l'époque précédente ; il était contemporain de Sénèque; et
s'il n'est pas un grand poète, sa diction du moins est assez pure. Il a
composé un grand ouvrage en prose, sans aucune originalité sur les travaux de
la campagne (de re rustica). Un de ses amis, un certain Silvinus,
l'invita à écrire en vers le dixième livre consacré au jardinage. Columelle
ne se fit pas prier et se mit résolument à l'oeuvre.
Il est difficile de partager l'admiration du docte Barthius pour ce travail
consciencieux, qu'il qualifie de naturali venustate elegans,, ni pour le
poète, qu'il déclare égal aux plus illustre, poetarum primoribus
accensendum. Columelle, comme tous les imitateurs, met à nu les vices
inhérents au poème didactique, la sécheresse et la monotonie. Virgile avait
échappé à ce grave inconvénient à force de génie, et surtout parce qu'il
avait le vif et profond sentiment des choses de la nature; Columelle tombe dans
le catalogue. Son jardin est un fouillis de plantes et d'arbres inextricable ;
il énumère, énumère impitoyablement ; seulement il ajoute des épithètes
aux substantifs, ce qui crée à ses yeux le style poétique. Les épisodes sont
sans relief, les digressions, visiblement imitées, n'ont aucune grâce. Il aime
les détails crus, immondes ; il enregistre les vieilles recettes malpropres de
la superstition antique (v. 85, 105-360). C'est un compilateur et un
archéologue. On se rappelle les admirables descriptions de Lucrèce et de
Virgile sur le réveil de la fécondité au printemps ; Columelle a essayé de
refaire ce tableau. Il faut le lire pour se rendre bien compte de la différence
essentielle qu'il y a entre un sec imitateur et des génies originaux (v. 196 et
59).
CLAUDIEN.
Claudien
(Claudius Claudianus) termine cette longue et froide série des poètes de la
décadence. Avant lui presque rien, après lui, plus rien ; nous tombons dans la
pieuse et dure barbarie du moyen âge. Dans ses vers la Muse latine jette un
dernier éclat ; on pourrait croire à une renaissance prochaine, c'est un adieu
éternel.
Claudien n'est ni un Romain, ni même un Italien, c'est un Alexandrin ; mais son
père était sans doute Romain d'origine, un de ces fonctionnaires qui
accompagnaient les empereurs dans leurs fréquentes tournées. Il écrivit
d'abord en grec, et ne composa ses poèmes en langue latine que lorsqu'il se fut
fixé soit à Rome, soit à Milan, où résidaient souvent les empereurs
d'Occident. Stilichon, le tuteur d'Honorius, fut son protecteur, et il s'éleva
aux premières dignités de l'empire. Arcadius et Honorius lui accordèrent une
distinction plus flatteuse encore ; ils lui firent ériger une statue dans le
forum de Trajan, avec une inscription fort élogieuse : « Rien que ses vers
suffisent à sa gloire immortelle, cependant les très heureux et très doctes
empereurs, voulant honorer son dévouement, ont, sur la demande du Sénat, fait
élever sa statue dans le forum de Trajan. » Un distique grec ajoutait que
Claudien réunissait en lui l'esprit de Virgile et la muse d'Homère. Voilà des
princes qui payaient bien les éloges reçus.
La faveur dont jouissait Claudien dura autant que celle de son protecteur. Quand
Stilichon fut renversé du pouvoir par une de ces révolutions de palais, si
communes alors, Claudien fut sans doute enveloppé dans sa disgrâce. C'était
en 408, il devait alors avoir environ quarante ans ; fut-il tué ? fut-il exilé
? on ne sait, mais, à partir de ce moment, il disparaît pour nous.
C'est un poète de cour. Tous ses poèmes, sauf deux essais très pâles
d'épopée, sont des poèmes de circonstance. Il glorifie ses maîtres et ses
protecteurs, célèbre leurs triomphes et leurs mariages, insulte à leurs
ennemis abattus. Pour lui, le monde est renfermé dans l'enceinte du palais. Il
chante Théodose le père des deux empereurs Arcadius et Honorius, il chante
Stilichon le tuteur d'Honorius, il chante la femme de Stilichon et sa fille qui
doit épouser Honorius. Quant à Arcadius qui règne à Constantinople, il le
célèbre d'abord quand il vit en bonne harmonie avec son frère ; mais, du jour
où le faible empereur tombe sous l'autorité de Rufin et d'Eutrope, Claudien,
qui approuve Honorius de se laisser gouverner par Stilichon, ne peut pardonner
à Arcadius d'en faire autant. Mais c'est trop insister sur ce point ; et il
serait injuste d'exiger d'un courtisan qui fait des vers pour ses maîtres, de
l'élévation dans les idées et de l'indépendance dans les sentiments. Il
serait plus injuste encore de ne pas reconnaître les qualités remarquables qui
brillent dans ces vers de commande, et assurent à Claudien une place
distinguée parmi les poètes de second ordre.
Il y a peu de variété dans l'oeuvre poétique de Claudien, et je ne crois pas
utile de donner les titres des pièces qui forment son recueil. Essayons plutôt
d'en bien déterminer le caractère.
J'ai eu occasion de montrer, en parlant des derniers monuments de l'éloquence
latine, comment des trois genres reconnus, le genre démonstratif était à peu
près le seul qui eût survécu. La poésie subit aussi plus ou moins cette
nécessité des temps. Claudien est le représentant accompli du genre
démonstratif en vers. Il ne sait que louer ou invectiver, louer le maître et
ses favoris, invectiver ses ennemis. Mais, dans ce cercle si étroit, il a
déployé des mérites fort remarquables, et je ne crois pas qu'aucun poète de
cour puisse lui être comparé.
Je prends un exemple dans les deux genres. Claudien veut chanter le 3e et le 4e
consulats d'Honorius Augustus. Le sujet était difficile, car Honorius avait
alors dix ans et onze mois ; mais son père vivait encore, Théodose le Grand ;
c'est lui qui sera l'âme du poème. L'enfant royal, tout brillant des
espérances qui reposent sur lui, illustre déjà par son père, promet au monde
un grand empereur. La pourpre lui sied, il est revêtu d'une majesté précoce ;
sur son visage éclate une fierté guerrière qui rappelle les exploits sans
nombre de Théodose. Il est né pour ainsi dire, il a grandi dans les camps : «
A peine u les peuples barbares ont-ils appris qu'un enfant était né au héros,
sur les rives du Rhin, voici que les Germains commencent à trembler ; le
Caucase effrayé agite la cime de ses forêts, l'Égypte s'incline, et dépose
ses flèches. Quant à l'enfant, il se traîne parmi les boucliers ; ses
hochets, ce sont les dépouilles toutes fraîches des rois ; c'est lui qui le
premier embrasse son père, quand, tout farouche, il revient des combats. A
peine a-t-il atteint sa dixième année, il demande des armes. Tel un lion
qu'abritait l'antre de sa mère au poil fauve, et qui tétait sa mamelle, dès
qu'il a senti croître les griffes à ses pattes, la crinière à son cou, les
dents à sa gueule, il repousse cette molle nourriture, et quitte l'abri du
rocher, il brûle d'accompagner son père errant aux déserts de Gétulie ; il
menace déjà les étables, déjà il se couvre du sang d'un taureau superbe. »
C'est là la partie la plus originale des poèmes laudatifs de Claudien. Cette
association de la gloire du père et des belles espérances que donne le fils,
plaît à l'imagination. Le poète sort du lieu commun, et il rencontre de
belles images pour peindre ce qu'il y a de plus charmant ici-bas, les premiers
rayons d'une destinée illustre. Les faits n'ont pas encore démenti ces belles
promesses ; cet enfant qui grandit sera peut-être un second Théodose.
Il convient aussi de louer les longues mais nobles recommandations du père à
son fils. Cette espèce de testament politique est animé d'un souffle
généreux. Le début ne manque pas d'une sorte de gravité antique. « Si la
fortune t'avait assis sur le trône des Parthes, cher enfant, si, descendant des
Arsacides, tu étalais aux yeux l'éclat barbare de la tiare orientale, la
noblesse de ta race pourrait suffire ; tu pourrais, satisfait de la gloire de
ton nom, consumer dans le luxe et la mollesse une vie inutile. Mais d'autres
lois sont imposées à ceux qui dirigent les destinées de Rome ; c'est sur leur
vertu et non sur leur nom qu'ils doivent s'appuyer. »
Il y a même dans ce poète courtisan un ressouvenir éloquent de la Rome
républicaine.
« N'oublie pas que tu commandes aux Romains, qui pendant longtemps ont
commandé au monde entier : c'est un peuple qui n'a pu tolérer l'insolence de
Tarquin, ni l'autorité usurpée de César. L'histoire te racontera les crimes
d'autrefois. Tu verras que la honte ne meurt point. Qui ne flétrit et ne
flétrira à jamais les monstruosités de la maison des Césars ? Qui pourrait
ignorer les meurtres de Néron, et les rochers de Caprée où s'alla cacher
l'ignoble vieillard ? »
Il serait facile de détacher de ces poèmes plus d'un passage digne d'être
admiré. Claudien, en effet, a de l'imagination, de l'éclat et une certaine
élévation dans les sentiments. Si les princes qu'il loue ne méritent pas tous
les éloges qu'il leur décerne, il sait du moins ce que c'est qu'un grand
prince, ce que c'est que la gloire, la vertu, le désintéressement, la
clémence ; il n'adore point, il n'encense point les viles passions des princes,
il ne célèbre point leurs vices ; il veut voir en eux les vertus dont il a
l'esprit possédé. Au fond, est-il plus excessif dans ses louanges que Virgile
et Horace ? Je ne le crois pas. Après tout, Stilichon comme homme de guerre
valait bien Auguste ; chanter, dans Honorius enfant, les espérances qu'il donne
au monde, il n'y a là rien de trop exorbitant pour l'époque. Ce qui est
insupportable, ce sont les épithalames, l'éloge de Sérena, celui de Mallius
Théodorus, d'Olybrius, de Probinus. Sur ce point, j'abandonne Claudien.
Mais il excelle clans l'invective. Ses deux poèmes contre Rufin et Eutrope sont
des oeuvres éloquentes et d'un singulier éclat. Je sais tout ce qu'il y a
d'excessif, de faux et même de peu généreux dans les outrages amers, lancés
à des vaincus, à des morts ; mais c'est le style du sujet et le ton de
l'époque. Ce qui n'appartient qu'à Claudien, c'est la vigueur du pinceau et la
chaleur du langage. Un historien, un philosophe aurait recherché et expliqué
les causes de l'élévation de Rufin et d'Eutrope ; comment ces personnages de
vile extraction, dont le dernier n'était pas même un homme, sont-ils devenus
les véritables maîtres d'un grand empire ? Il serait absurde de dire qu'ils
n'ont dû leur haute fortune qu'à leurs vices : s'ils avaient peu de vertus,
ils avaient assurément du mérite : un eunuque, vendu sur la place publique, ne
devient pas consul et premier ministre s'il ne possède des qualités réelles :
l'empereur préférerait après tout pour favori quelque descendant d'une noble
famille : s'il accepte le joug d'un eunuque, c'est que celui-ci a su l'imposer.
De tout cela le poète ne tient nul compte ; il ne voit que la bassesse du
personnage ; il se complaît dans les peintures les plus violentes de son
abjection première ; il en fait comme le rebut de la nature entière, un être
qu'on ne peut nommer ; puis il le montre revêtu de la pourpre et de la trabée,
précédé des licteurs portant les faisceaux, donnant son nom à l'année ; il
évoque le souvenir des consuls de la vieille Rome, il les convie à la
contemplation de cette infamie. C'est une joie pour lui que d'énumérer toutes
les turpitudes de cette vie étrange, de fouiller dans les replis de cette âme
souillée, et d'opposer sans cesse l'abjection de l'origine et celle de l'âme
aux splendeurs dont l'eunuque a été revêtu. Ajoutez à cela une sorte de
satisfaction, quand il nous rappelle que c'est à la cour d'Arcadius, en Orient,
que de telles hontes s'étalent. Ce n'est pas à Rome ou à Milan qu'un Rufin ou
un Eutrope pourraient se faire jour jusqu'aux premiers honneurs de l'État. La
vieille majesté romaine vit encore à la cour d'Honorius ; et c'est lui ou
Stilichon qui purgera l'empire d'Orient de ces deux monstres qui le
déshonorent. - Voilà les procédés de l'invective dans Claudien. Malgré la
diffusion et les déclamations trop ordinaires en pareil sujet, on ne lit pas
sans plaisir ces virulentes satires. Le sentiment est sincère, honnête ; il y
a dans ce poète de cour une indignation réelle. Les souvenirs de l'ancienne
Rome le soutiennent et l'inspirent ; si ce n'est pas un citoyen qui parle, c'est
du moins un admirateur des temps où il y avait des citoyens.
Claudien a de l'imagination ; il fait un emploi assez heureux de la religion et
des machines poétiques, surtout quand il s'indigne ; il a du coloris et de
l'énergie. Il est dépourvu de mesure. Les sujets de ses chants étaient
maigres ; il leur donne un embonpoint factice au moyen de développements et de
répétitions souvent fastidieuses. Ce qu'il y a de plus remarquable en lui,
c'est la versification ; souple, variée, harmonieuse surtout, elle est une
imitation savante de Virgile et de Lucain.
RUTILIUS NUMATIANUS.
Ce n'est pas un
Romain, ni même un Italien qui ferme la série des poètes de cette dernière
période, c'est un gaulois, Rutilius Numatianus.
On ne sait s'il est né à Toulouse ou à Poitiers, mais il n'y a pas de doute
sur sa nationalité ; lui-même nous apprend qu'il a quitté l'Italie et s'est
rendu en Gaule où l'appelaient les malheurs de sa patrie :
Indigenamque suum gallica rura vocant.
Illa quidem longis nimium deformia bellis ;
Sed, quam grata minus, tam miseranda magis.
C'est là un sentiment généreux. La Gaule tout entière était alors en proie
à la dévastation ; les barbares la ravageaient périodiquement, et l'Italie,
envahie à plusieurs reprises, conquise par Alaric, ne pouvait porter secours
aux provinces. Les catastrophes se succédaient ; le vieil empire tombait en
ruines, et sur ses débris commençaient déjà à apparaître les États
nouveaux d'où sortiront les sociétés modernes.
Il y avait là une riche matière pour un poète. Quelle révolution dans le
monde que la chute de Rome ! Quelles perspectives offertes à l'imagination dans
cette longue agonie de l'empire ! Quels seront les successeurs des maîtres du
monde? Que de peuples barbares se sont déjà précipités sur les provinces
ouvertes, ont accumulé les ruines et ont disparu ! La ville éternelle
survivra-t-elle à ce débordement des nations ? Les anciens oracles seront-ils
confondus ? Apparaîtra-t-il un sauveur ? Et quand même le poète ne
chercherait point à pénétrer les voiles sombres de l'avenir, ne suffirait-il
pas d'égaler les lamentations aux calamités présentes ?
Mais Rutilius Numatianus a l'imagination légère et agréable plutôt que
forte. C'est bien un Gaulois, un Gaulois romanisé ; mais la solide gravité
romaine n'a pu transformer la nature primitive. C'est de plus un fonctionnaire.
Son père, Lachanius, avait été proconsul en Toscane, et les habitants du
pays, satisfaits de son administration, lui avaient élevé une statue.
Rutilius, lui aussi, était entré dans les charges publiques. En 417, il était
préfet de Rome, dignité considérable jadis. C'est en 419 ou 420, pendant ou
peu après le voyage qu'il fit en Gaule, qu'il publia le poème qui a sauvé son
nom de l'oubli. Ce poème a pour titre : Itinerarium. Il ne nous en reste
que le premier livre et une soixantaine de vers du second. Nous ne possédons
point la partie de l'ouvrage où l'auteur décrivait l'état de la Gaule, sa
patrie, et les sensations qu'il dut éprouver à la vue de cette désolation.
Le poème est écrit en vers élégiaques, d'un tour assez facile et non sans
élégance, un peu durs cependant. Le choix de ce mètre indique la portée de
l'oeuvre. Elle ne renfermera pas de grands tableaux ; elle n'aura point un
mouvement ample et grave : ce seront de petits détails juxtaposés, une série
de silhouettes agréablement jetées sur un fond sombre.
Rutilius dépeint les lieux qu'il a non pas traversés, mais vus dans son
voyage, et qu'il a vus à une certaine distance. En effet, ce haut
fonctionnaire, ce préfet de la ville, n'ose voyager par terre : les Goths sont
partout, et ces barbares seraient capables de ne pas s'incliner devant la
majesté d'un magistrat romain. Aussi Rutilius voyage par mer ; il rase les
côtes, et, de loin, il distingue les contours des régions dont il n'ose
approcher. Quels rapprochements s'offrent à l'esprit ! Un préfet de Rome
forcé de se cacher, et cela aux portes mêmes de Rome ! Cette dure nécessité
n'imposait-elle pas pour ainsi dire le ton et la couleur du poème ? Il fallait
un Jérémie pour peindre de tels désastres ; Rutilius n'est qu'un diminutif
d'Ovide. Comme lui, il colle ses baisers aux portes qu'il doit abandonner,
Crebra relinquendis infigimus oscula portis;
il pleure, les sanglots étouffent sa voix ; il supplie Rome de lui pardonner
cet abandon. Que pense-t-il de Rome ? C'est la reine superbe du monde qui lui
appartient :
Regina tui pulcherrima mundi;
c'est la mère des hommes et des dieux :
Genitrix hominum, genitrixque deorum ;
et il énumère les exploits de la cité victorieuse, et cela après qu'elle est
tombée aux mains d'Alaric ! Dans cette invocation fastueuse et vide, deux vers
se détachent : le poète a entrevu un des côtés sérieux de la grandeur de
Rome, l'unité des peuples accomplie par elle. Il y avait là matière à de
belles et fécondes idées, à de nobles peintures ; mais il tombe aussitôt
dans le vide de la mythologie ou dans les souvenirs héroïques, si cruellement
déplacés :
Fecisti patriam diversis gentibus unam.
Urbem fecisti quod prius orbis erat.
Voilà le patriotisme de Rutilius : il est sincère, ruais qu'il est borné et
puéril ! Comment peut-il croire que Rome va reprendre d'une main ferme la
domination du monde, quand tout lui échappe à la fois, quand lui-même, il
n'ose toucher le sol de l'Italie ? Le dernier souvenir, la dernière impression
qu'il emporte de Rome, c'est le bruit des applaudissements qui retentissent au
cirque. Est-ce sur les gladiateurs qu'il comptait pour chasser les barbares ?
Rutilius, si plein d'illusions sur l'avenir de Rome, n'a que le plus profond
mépris pour le christianisme. Cela devait être : pouvait-il comprendre la
révolution religieuse qui s'accomplissait, lui qui se refusait à voir la
révolution politique accomplie ? Mais il n'ose guère épancher sa haine et son
dédain. Heureusement il lui tombe un juif sous la main. Juif, chrétien, pour
lui c'est tout un ; il en est resté à l'opinion de Tacite sur ce point. A ce
juif, il adresse les injures «dues à cette race dégoûtante»
Reddimus obscenae convicia debita genti.
Cette race, c'est la souche de la folie, radix stultitiae ; elle a le
coeur froid, comme le froid sabbat qu'elle célèbre; elle condamne le septième
jour à un honteux repos, symbole de la fatigue de son dieu :
Septima quaeque dies turpi damnata veterno
Tanquam lassati mollis imago Dei.
Il regrette enfin que Titus ait soumis la Judée. Puissamment imaginé !Après
les juifs, les moines ont leur tour. En longeant l'île de Capraria, il a
entrevu des êtres sales qui fuient la lumière. « Ils s'appellent moines,
dit-il, d'un mot grec, parce qu'ils veulent vivre seuls et sans témoins. Ils
fuient les faveurs de la fortune, parce qu'ils en craignent les revers. Ce sont
de vils esclaves ; un fiel noir gonfle leurs coeurs. » Que d'ignorances et de
préjugés sots dans ces quelques vers ! Quelle légèreté surtout ! Bientôt,
en effet, la barque de Rutilius glisse le long des rivages de Pise et de Cyrnos,
et le poète envoie à un de ses amis, qui a fui le monde pour se faire moine,
un adieu mélancolique d'un tout autre ton.
« Je me détourne avec douleur de ces rochers qui me rappellent une douceur
récente : c'est là que s'est enseveli vivant un concitoyen égaré. Hier, il
était des nôtres ; jeune, d'illustre naissance, sa fortune était brillante,
il était marié à une femme digne de lui: le délire le saisit, il abandonne
les dieux et les hommes ; sottement crédule, il va s'exiler, se cacher dans une
vile retraite. Malheureux ! il croit que les misères et la saleté sont chères
aux cieux ; il se torture lui-même, cent fois plus cruel que les dieux
outragés. Cette secte, je le demande, n'est-elle pas plus funeste que les
poisons de Circé ? Autrefois, c'étaient les corps qu'on changeait,
aujourd'hui, ce sont les âmes.
Tunc mutabantur corpora, nunc animi.
Beau vers, et qui lui échappe sans qu'il en comprenne toute la portée. Ainsi
Rutilius Numatianus assista à la plus grande, à la plus complète révolution
qui se soit accomplie dans le monde, la chute de l'empire romain et
l'établissement du christianisme, sans se douter du spectacle imposant qu'il
avait sous les yeux.
FIN DU TOME SECOND.