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Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
494 p.
C. Delagrave, 1871.
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE IV
L'histoire sous les empereurs. Velleius Paterculus, Valère Maxime. Quinte-Curce, Florus.
§ I.
L'HISTOIRE SOUS LES EMPEREURS.
Auguste
comprenait que la littérature est une force, qu'elle pouvait le servir ou lui
nuire : il en fit l'auxiliaire de son oeuvre. Par l'estime qu'il témoigna aux
écrivains, par les bienfaits qu'il leur prodigua, par cette noble familiarité
qu'il sut employer envers eux, par cet art qu'il eut de paraître leur
courtisan, et de les associer intimement au nouvel état de choses, il les
conquit sans leur faire jamais sentir leur dépendance. Ses successeurs n'eurent
ni cette intelligence ni ce respect de la dignité humaine. Ce ne furent ni le
génie ni l'originalité qui manquèrent à des écrivains comme Lucain et
Sénèque : ce fut un temps meilleur. Posséderions-nous Tacite, si Nerva et
Trajan étaient venus cinquante ans plus tard ?
Un des caractères les plus hideux du despotisme, c'est la haine et la peur de
tout ce qui est noble et grand, non seulement dans le présent, mais même dans
le passé. C'est bien de lui qu'on peut dire avec Tacite "omne decus
alienum in diminutionem sui accipiens". Dans de telles conditions
l'histoire est impossible : elle sera puérile ou servile. Nous apprenons de
Tacite que, sous Tibère, on ne pouvait parler de Brutus et de Cassius, sans
accoler à leurs noms les épithètes de brigands et de parricides (latrones
et paricidas quae nunc vocabula imponuntur). Sur l'ordre du prince, le
sénat décrète que les Annales de Cremutius Cordus, qui avait osé appeler
Cassius le dernier des Romains, seraient brûlées par les édiles (01).
L'historien fut forcé de se donner la mort. Ainsi avait déjà été traité
Labiénus. Domitien devait aller plus loin encore. Il fit périr Hermogène de
Tarse pour quelques allusions répandues dans ses histoires, et les libraires
furent mis en croix (02).
C'est sous Tibère que vécut et écrivit Caius, ou Marcus Velleius Paterculus.
Il était d'une famille campanienne. Il fut successivement tribun militaire en
Thrace et en Macédoine, préfet de la cavalerie, questeur sous Tibère et enfin
préteur. Juste Lipse suppose qu'il a été consul. L'an 783, la 17e année du
règne de Tibère, il publia son abrégé d'histoire en deux livres, dédié au
consul Vinicius. Comme il semble avoir été très attaché à Séjan, et que,
suivant Tacite et Dion Cassius, tous les amis de celui-ci furent enveloppés
dans sa disgrâce, il est probable que Velléius fut tué dans ce massacre. Du
reste aucun auteur ancien ne fait mention de cet historien. Priscien est le
premier qui cite son nom ; il l'appelle Marcus.
L'ouvrage de Velléius a pour titre : Historiae Romanae libri duo ad M.
Vinicium consulem. Le premier livre qui nous est parvenu, fort incomplet,
est consacré à une révision rapide des peuples antérieurs aux Romains ; le
second va de la fondation de Rome à la mort de Livie, mère de Tibère. - On a
aussi attribué à Velléius un livre intitulé de Bello in Suevos, mais
sans fondement. - Velléius nous apprend qu'il se proposait d’écrire une
histoire de Rome développée ; son ouvrage n'était donc à des yeux qu'une
sorte d'essai. Tel qu'il est, il ne manque pas d'intérêt. On y trouve des
détails précieux sur les personnages considérables du temps. L'auteur, qui
avait fait les guerres de Garante, a connu Haroboduus et Arminius dont il a
tracé d'assez nobles images. Si l'on en juge d'après les proportions et la
composition de cette histoire, Velléius Paterculus avait fait du règne de
Tibère le centre où tout devait aboutir. Il glisse fort rapidement surtout ce
qui précède l'établissement du principat, s'arrête avec complaisance sur
certaines particularités plus curieuses qu'utiles du règne d'Auguste, et
réserve une place considérable aux seize années du règne de son successeur.
Il qualifie lui-même son livre de artatum opus, n'a aucun souci de la
chronologie, et ne montre qu'une portée d'esprit médiocre. Il ne voit pas le
lien de dépendance qui unit le présent au passé. Ce qui le frappe, c'est ce
qu'il a sous les yeux, l'Empereur, Séjan, les grands personnages. Le prince est
centre de tout, et la mesure unique de la morale et de la politique. Ce n'est
plus un homme d'État, ni un érudit, ni un Romain enthousiaste qui écrit
l'histoire de sa patrie, c'est un courtisan, un homme d u monde, qui recueille
les personnalités intéressantes et les petits détails. De composition, il n'y
en a aucune : il suit librement l'ordre des temps, plus préoccupé des
personnes que des faits et de leur signification. Il ne tarit pas d'éloges pour
Séjan, cet homme laboris et fidei capacissimus, ce collaborateur
indispensable aux grandes choses que faisait Tibère, "magna negotia
magnis adjutoribus egent"(34). Politique, science du gouvernement, des
institutions, esprit philosophique, impartialité, il n'a aucune des qualités
fondamentales de l'historien. On l'a accusé de basse adulation, et il n'en est
pas exempt. Mais c'est le courtisan qui a fait le flatteur. En dehors du prince
et de ses créatures, rien ne lui semblait grand ou digne d'attention.
La diction de Velléius est pure et correcte ; son style, qui cherche à se
modeler sur Salluste (03), manque de naturel. Il
est souvent guindé et obscur. Un certain piquant dans le tour, de l'imprévu
dans l'expression, des sentences rapides, des exclamations emphatiques, des
contrastes heurtés, des antithèses forcées, tout ce qui peut étonner,
arrêter le lecteur, et lui donner une haute idée des mérites de l'écrivain :
nous retrouvons en Velléius les défauts de l'éducation des rhéteurs, que
l'âge suivant accusera davantage encore.
Valère Maxime
(Valerius Maximus) est aussi un contemporain et un adulateur de Tibère. De
sa vie on n e sait presque rien, si ce n'est qu'il servait en Asie sous Sextus
Pompée, qui fut consul l'année même où mourut Auguste, qu'il a loué Tibère
et insulté Séjan abattu.
Son ouvrage a pour titre : Factorum dictorumque memorabilium libri novem ad
Tiberium Caesarem Augustum. C'est un recueil d'anecdotes composé sans
jugement et sans goût. Piété, courage, constance, amitié, pudeur,
désintéressement, et leurs contraires, sous ces titres généraux, Valère
Maxime range de petites histoires divisées en deux classes ; les Romains, les
étrangers. Les curiosités de l'érudition lui fournissent aussi un certain
nombre de chapitres composés de la même manière. Il a lu les historiens grecs
et latins, et il en a extrait les particularités les plus frappantes. Un tel
recueil ne manque pas d'intérêt et d'utilité pour nous, mais il marque une
étrange stérilité chez l'auteur. Érasme a dit de lui "qu'il ressemblait
à Cicéron comme u n mulet ressemble à un homme" (tam similis est
Cicero ni quam mulus homini). "On ne croirait jamais, ajoute-t-il,
qu'il soit italien, ou qu'il ait vécu dans ce temps."Aussi plusieurs
critiques ont-ils pensé que cet ouvrage n'était qu'un abrégé de celui de
Valère Maxime, rédigé vers la fin d u troisième siècle par un certain
Julius Paris. C'est l'opinion de Vossius. Mais on a découvert depuis le
manuscrit de l'abrégé de Julius Paris : il faut donc laisser à Valère Maxime
la propriété de son oeuvere. Julius Paris est cependant considéré comme
l'auteur du traité de Nominibus, qui forme ordinairement l'appendice et
comme le 40e livre de Valère Maxime. Le moyen âge goûtait fort le recueil des
Dits et faits mémorables : il s'en fit de bonne heure des abrégés et des
florilèges. Les titres donnés aux chapitres, sinon aux livres, sont l'oeuvre
de grammairiens postérieurs. Aulu-Gelle cite Valère Maxime par livres et non
par titres (04).
C'est un écrivain qu'il est difficile de louer. Son style est emphatique, sa
brièveté hachée et obscure; affecté guindé, plein d'exclamations tragiques,
il a le premier introduit dans l'Histoire les invocations des poètes aux
empereurs. Il ose dire à Tibère : mea parvitas eo justius ad favorem tuum
decurrerit quo cetera divinitas opinione colligitur, mea praesenti fide paterno
avitoque sidere par videtur. Deos enim reliquos accepimus, Caesares dedimus.
Cela suffit pour juger le personnage et le style.
Quinte-Curce
(Quintus Curtius Rufus) est un problème. Quel est l'auteur de l'ouvrage
intitulé : De rebus gestis Alexandri Magni libri X ? Aucun écrivain de
l'antiquité ne fait mention de ce Curtius Rufus ni de son livre. C'est à la
fin d u douzième siècle qu'il est nommé pour la première fois. Lui-même,
dans un passage qui a fort exercé la sagacité des commentateurs, parle du
prince qui a fait rentrer les glaives dans le fourreau, qui est apparu comme un
nouvel astre, dont la postérité doit assurer le bonheur du monde. C'est le
langage ordinaire des écrivains courtisans. Ces traits peuvent s'appliquer à
la plupart des empereurs. Aussi a-t-on voulu voir dans Quinte-Curce un
contemporain d'Auguste, de Vespasien, de Trajan, d'Alexandre Sévère, de
Constantin, de Théodose : d'autres sont allés plus loin encore et ont supposé
qu'un habile latiniste de la renaissance avait placé, sous ce nom de Curtius
Rufus, un produit de sa plume : c'était l'opinion du maître de Gui Patin. Mais
que faire du témoignage de Jean de Salisbury qui, quatre cents ans auparavant,
citait cet ouvrage ? Et d'ailleurs le style de l'auteur porte l'empreinte d'une
bonne époque. Funck incline à croire que Quinte-Curce n'est autre que ce
Curtius Rufus dont parle Tacite, qui, fils d'un gladiateur, et rhéteur
distingué, s'était élevé par son mérite aux premières charges de l'État
sous Tibère et sous Claude. Cette hypothèse n'est pas plus invraisemblable que
les autres. Resterait à expliquer le silence des auteurs anciens sur un
personnage si considérable. La nullité presque absolue de l'ouvrage au point
de vue historique en est peut-être la véritable cause. On possédait alors
tous les historiens grecs d'Alexandre : qu'était-ce auprès de ces documents si
nombreux que le roman de Quinte-Curce ?
Il revient à la lumière vers le douzième siècle, et peut-être plus tôt.
Rien de plus naturel : c'est le moment où la légende d'Alexandre va devenir la
matière d'une foule d'épopées. L'histoire de Quinte-Curce semblait plus
propre que toute autre à servir de point de départ aux clercs qui singeaient
les trouvères épiques.
Cette histoire est en effet un véritable roman. Quinte-Cucrec a choisi dans les
auteurs grecs les fables et les puérilités dont ils se sont plu à environner
ce grand nom d'Alexandre. Il est d'une ignorance profonde en géographie,
jusqu'à confondre le Taurus et le Caucase. Ses récits de batailles et
d'opérations militaires sont impossibles. Mais, en revanche, il revêt des plus
éclatantes couleurs tout le côté légendaire de cette noble histoire.
Quinte-Curce est certainement un rhéteur. La gloire du conquérant, ses
victoires, ses éclatantes qualités, sa mort prématurée, ont frappé son
imagination. Il a voulu reproduire, non la vérité, ce qui eût demandé de
longues recherches et beaucoup de savoir, mais les grands côtés de cette vie
merveilleuse. Il dit lui-même Equidem plura transcribo quam credo : nam nec
affirmare sustineo de quibus dubito, nec subducere, quae accepi, ce qui est
l'abdication de toute critique !. Le rhéteur se recensait encore plus sûrement
dans les discours invraisemblables, mais composés et écrits avec amour. C'est
la partie la plus remarquable de l'oeuvre. Quinte-Curce est un exemple assez
rare de ce que peut la perfection des procédés littéraires, unie à une
intelligence médiocre. Ce divorce entre le fond et la forme est une des marques
les plus certaines de la décadence. L'esprit vide d'idées se passionne pour
des chimères ou de petits artifices. La réalité échappe ; l'imagination
grossit les objets ; le style suit ; l'histoire devient alors une déclamation
ou un roman : celle de Quinte-Curce est l'une et l'autre.
Florus
ne nous est guère mieux connu que Quinte-Curce. On l'appelle tantôt
Julius,tantôt Lucius Annaeus. Les uns croient reconnaître en lui le J. Florus
Secundus, dont parlent Quintilien et Sénèque le rhéteur : un autre (Titze) le
déclare contemporain de Tite-Live, et voit en lui ce Julius Florus à qui
Horace a adressé deux Épîtres (1, 3 ; II, 2). Mais pour appuyer sa
conjecture, Titze a dû rejeter comme interpolée la fin de la préface de l’auteur
où il parle de Trajan. Enfin, c'est à Sénèque lui-même qu'on a attribué
l'abrégé de Florus. La fameuse division de l'histoire du peuple romain en
quatre âges appartenait, suivant Lactance, au philosophe. Mais il ne mérite
pas qu'on lui impute un tel ouvrage. Que Florus, soit un membre de la famille
Annaeus; qu'il soit comme celle-ci originaire d'Espagne, c'est ce qui semble de
beaucoup le plus vraisemblable. Florus a en effet une certaine affinité
littéraire avec Sénèque et Lucain ; de plus il manifeste une véritable
tendresse pour son pays natal (05).
Sous le titre de Epitome de gestis Romanorum (ou Rerum Romanarum libri IV), il a
composé une série de petits chapitres où il est question des hauts faits du
peuple romain. Il a voulu, dit-il lui-même, embrasser dans un petit tableau
toute la physionomie du peuple romain. D'autres font des cartes géographiques,
lui a eu l'idée de faire une carte historique. De chronologie, de géographie,
de science, pas le moindre souci. Le but de Florus c'est de dire en aussi peu de
mots que possible ce qu'il pourra imaginer de plus éloquent sur les exploits du
peuple romain. Il commence sa revue déclamatoire à la fondation de Rome et la
termine à l'année 725, où Auguste ferme le temple de Janus. C'est un hymne
perpétuel à la gloire de Rome, et dans le style que les rhéteurs avaient mis
à la mode. Je ne sais comment Juste Lipse a pu dire que Florus écrivait
composite, diserte, eleganter. Morhoff réduit cette éloquence à ses
vraies proportions : ventosa et panegyrica loquacitas. Des exclamations
puériles, un ton emphatique, les Dieux et la fortune mêlés à tout pour
créer un grandiose artificiel, des antithèses prodiguées à tort et à
travers, aucune critique. Tout ce qui peut frapper l'esprit est enregistré par
Florus. Il a des étonnements niais et ampoulés pour les moindres choses. Il
maudit Annibal avec une conscience qui ne fait pas honneur à son jugement. Il
fait éteindre l'incendie de Rome par le sang des Gaulois. César se rendant au
Sénat est une victime ornée de bandelettes pour le sacrifice. Il tombe, et
l'historien ne trouve, pour résumer cette vie extraordinaire, que ceci :
"Ainsi celui qui avait rempli du sang des citoyens tout l'univers, remplit
enfin de son propre sang le sénat !" Deux pages plus loin, il appelle
Brutus et Cassius des parricides ; et, à la fin du chapitre, il leur dresse des
statues : ce sont des hommes très sages. Si Sénèque et Lucain n'avaient eu
que des défauts et pas d'idées, ils eussent écrit à la façon de Florus.
Ainsi la stérilité d'esprit, la déplorable habitude de transporter partout le
ton. et les colifichets de l'École infligent à l'histoire une des plus tristes
transformations qu'elle ait subies : elle devient un prétexte à phrases.
Valère Maxime, Quinte-Curce et Florus, la pédanterie ampoulée, le romanesque
puéril, la déclamation sentencieuse, voilà ce qui succède à la noblesse de
Tite-Live.
On trouve ordinairement, à la suite de l'Épitome de Florus, un autre abrégé
qui porte le titre de Liber memorialis, et, pour nom d'auteur, celui de
Lucius Ampelias. L'auteur vivait probablement sous le règne de Théodose. Il a
réuni dans une série de petits chapitres les curiosités de toute nature,
compilation dépourvue d'intérêt.
TACITE ET SUÉTONE.
Parmi tous ces
écrivains, il faut faire une place à part à Tacite. Lui aussi il a subi
l'influence des temps misérables où il a vécu ; mais le ressort de son âme,
loin d'en être émoussé, s'est tendu plus énergiquement. La compression est
salutaire aux esprits puissants ; elle n'étouffe que les médiocres. Tacite
disait en parlant d'Agricola : "Il a montré que même sous de mauvais
princes il peut y avoir des grands hommes." Il en est lui-même la preuve.
On sait peu de chose de sa vie. Il s'appelait Caius Cornelius Tacitus et
appartenait à une famille de l'ordre équestre. Il naquit à Interamna vers 54
ap. J.-C. Comme presque tous ses contemporains, il étudia le droit et
l'éloquence : c'était encore le seul moyen d'acquérir de la réputation et
d'entrer dans la vie publique. Au barreau, sa parole se distinguait surtout par
la gravité, (semnÇw, dit Pline). Il obtint la
questure sous Vespasien, fut élevé au tribunal sous Titus et sous Domitien, il
reçut la préture en même temps qu'une place dans le collège des Quindecemviri
sacrorum. Ayant épousé la fille d'Agricola, il suivit probablement sort
beau-père en Bretagne et visita sans doute la Germanie. Nerva le fit consul en
remplacement de Virginius Rufus dont Tacite prononça l'éloge funèbre. Il vit
tout le règne de Trajan et peut-être les premières années de celui
d'Hadrien. A partir de l'année 97, sa vie nous échappe. L'homme public
disparaît de la scène, l'historien commence son oeuvre. Tacite en effet n'a
rien écrit sous Domitien. Peut-être avait-il publié quelques-uns de ses
discours ou plaidoyers; mais nous sommes réduits sur ce sujet à des
conjectures.
Son premier ouvrage parut sous Trajan (97) : "Nunc demum redit animus,"
dit-il au début de son livre : c'est la vie d e son beau-père, Julius Agricola
(Julii Agricolae vita),le chef-d'oeuvre de la biographie chez les
anciens. Tacite n'a plut écrit un panégyrique ou un éloge funèbre : il a
placé sous nos yeux le tableau sincère de la vie d'un homme de bien telle
qu'elle pouvait, telle qu'elle devait être sous des princes comme Domitien.
Agricola n'est ni un grand politique ni un grand guerrier. Il n'a pas assez de
génie pour inquiéter l'empereur ; il sert son pays sans bassesse envers le
prince, mais aussi sans affecter une indépendance abrupte qui l'eût perdu, et
n'eût profité à personne. A ces traits reconnaissez l'historien sincère,
impartial, et surtout intelligent. Il était si facile de transformer cette
biographie en pamphlet. A ce jugement droit et sûr l'auteur joint une
connaissance profonde de toutes les parties du sujet. La vie d'Agricola se passa
presque tout entière dans les camps, et particulièrement en Bretagne, province
de création récente. Tacite en a donné une description d'une exactitude et
d'un éclat remarquables : c'est le premier plan d'un grand tableau. Quand il
faut replacer Agricola parmi ses contemporains, montrer les écueils où la
vertu et la fortune du plus grand nombre se brisèrent, l'historien retrouve en
son âme profonde, qui pouvait bien se taire, mais non oublier, l'exacte
physionomie de ces temps malheureux ; il ne dissimule rien, mais se refuse la
banale consolation d'une déclamation sans noblesse et sans à-propos.
L'année suivante (98) il publia la Germanie (Germania, sive de situ, moribus
et populis Germanis), ouvrage d'une importance capitale pour l'histoire. Il
est divisé en trois parties : la première traite de la situation de la
Germanie, de la nature du sol, de l'origine des habitants ; la deuxième, de
leurs moeurs, de leurs lois, de leurs religions ; la troisième, la plus
intéressante au point de vue ethnographique, est une revue des différents
peuples de la Germanie. Nous croyons que Tacite a vu de ses propres yeux le pays
et ses habitants. Il ne s'est pas borné à en tracer une description exacte :
en étudiant la vie et les moeurs de ces tribus barbares, il avait les yeux sur
Rome. Il avait quitté une société où la corruption était la loi d u monde (corrumpere
et corrumpi saeculum vocatur).Il trouvait dans les forêts de la Germanie
des moeurs pures, le respect de la femme, une fierté indomptable. On a voulu
réduire ce remarquable ouvrage aux mesquines proportions d'une satire. Il a une
portée plus haute. L'historien, par une sorte de pressentiment qui n'est que
l'intuition du génie, comprend que de ce côté-là sont les vrais, les plus
redoutables ennemis de l'empire. Il raconte que soixante mille de ces barbares
se sont égorgés entre eux sous les yeux mêmes des Romains, et il ajoute :
"puissent, ah ! puissent les nations, à défaut d'amour pour nous,
persévérer dans celte haine d'elles-mêmes ! car au point où les destins ont
amené l'empire, ce que la fortune peut faire d e mieux pour nous, c'est de
maintenir la discorde entre nos ennemis (07)."
Le patriotisme dans Tacite éclaire l'esprit, et ne l'aveugle pas. Nous lui
pardonnerons aussi d'avoir reculé devant les noms barbares de plusieurs
divinités germaniques. Les choses de la religion avaient peu d'intérêt pour
lui. Comme César, il prétend retrouver les dieux romains dans les dieux de la
Germanie ; les Alci seront pour lui Castor et Pollux.
Ainsi dès ces deux premiers ouvrages, Tacite se fait une place à part parmi
ses contemporains. Historien, il reste sur le terrain solide de la réalité. Il
ne se propose pas d'être spirituel ou éloquent à propos des faits : il
recherche avant tout et veut rendre la vérité. Pour lui, esprit sérieux et
grave, l'histoire est une science d'abord ; pour les autres, elle n'était
qu'une dépendance de l'éloquence. N'oublions jamais ce point de vue. Trop de
critiques ne veulent voir dans Tacite qu'un écrivain de génie, un grand
peintre, comme on dit. Il l'est assurément, mais il ne l'eût pas été, s'il
n'avait étudié, et possédé à fond les faits qui sont la substance
première. C'est parce qu'il connaît bien et les personnages et les
événements qu'il donne à ses récits et à ses peintures cet intérêt
dramatique et ce relief puissant.
Les deux grandes compositions historiques de Tacite sont les Histoires et les
Annales (Historiarum libri, Annales) (08).
Il publia d'abord les Histoires, qui allaient de 69 à 97 (élévation de
Galba à l'empire, mort de Domitien). Il n'en reste que quatre livres et une
partie d u cinquième, comprenant le récit des événements de 69 à 71. Si
l'on en juge d'après les proportions de ce qui a survécu, c'était un ouvrage
d'une étendue considérable, et qui embrassait toute l'histoire intérieure et
extérieure de Rome, pendant trente années. Les Annales ont un caractère tout
différent. C'est plutôt un tableau rapide des événements les plus
importants, choisis et exposés il est vrai par un maître, mais sans un dessein
préconçu d'unité. Elles allaient de l'an 1 4 à l'an 69. Il e n reste les six
premiers livres, mais le cinquième est incomplet. Le septième, le huitième,
le neuvième et le dixième manquent ; nous possédons les six suivants de 11 à
16. Nous avons perdu le règne de Caligula, la première partie de celui de
Claude, la fin de celui de Néron. Tibère nous reste.
Tacite est isolé parmi ses contemporains, et l'on ne peut le rattacher
directement à aucun de ses devanciers. Il est supérieur aux uns et aux autres
par la profond intelligence du sujet. Il a compris son temps, et il en a
souffert. Tite-Live avait sous les yeux le spectacle de la majesté de l'empire
se reposant de ses longues agitations dans la gloire. Il a déroulé aux yeux de
ses contemporains les phases successives de l'élaboration de ce grand ouvrage ;
il a l'enthousiasme et la foi. Tacite a vu ce qu'il y avait de plus extrême
dans la servitude, et il n'a jamais espéré un gouvernement meilleur que le
principat. La fortune pourra envoyer aux Romains un Domitien ou un Trajan, peu
importe; ils auront toujours un maître. La victoire d'Actium a créé la
monarchie : ce serait une étrange illusion que de croire au retour possible de
la liberté. Les Romains se sont donnés à Auguste ;ce sont eux qui, par
fatigue, dégoût, lâcheté de coeur et corruption, ont établi sur une base
inébranlable le pouvoir d'un seul. Celui-ci est de sa nature corrompu et
corrupteur. Tout s'enchaîne et se fortifie dans cette transformation d'une
société épuisée : la bassesse du peuple encourage les folies et les
cruautés de l'empereur ; le hasard des événements ne changera rien à l'âme
du temps. Tel est le point de vue philosophique de Tacite. On a voulu faire de
lui un républicain ; c'est à tort. En théorie, il préférerait un
gouvernement à la fois monarchique, démocratique et aristocratique ; mais,
ajoute-t-il, "cela est plus facile à louer qu'à établir." Le seul
gouvernement possible de son temps, il est convaincu que c'est le principat. -
Seulement il ne put s'en consoler. De là, cette mélancolie souvent amère.
Pour lui, l'avenir est vide, fermé à tout espoir. - Il sait bien qu'il ne doit
pas écrire l'histoire à la façon des auteurs républicains ; que l'horizon
est singulièrement rétréci, que la chose publique est devenue la chose d'un
seul, que la destinée des peuples et des individus ne se décide plus au Forum
ou au Sénat, mais dans le palais de César, parmi les affranchis, les
courtisanes, les intrigues de cour ; mais il sait aussi qu'il est resté dans
cette société corrompue des hommes de bien ; que la patience servile (patientia
servilis) des uns a fait briller d'un plus pur éclat la noble intrépidité
des autres ; que, si la liberté est proscrite, elle a conservé des serviteurs
fidèles jusqu'à la mort. Il blâmera l'imprudence de ces victimes volontaires
du despotisme : « Thraséas, dit-il, sortit du sénat, et attira ainsi le
danger sur sa tête, sans donner aux autres le signal de la liberté. » Mais
son coeur est avec eux. Ces nobles témérités lui arrachent des regrets et de
l'admiration.
Tel est l'esprit général de l'oeuvre. Cette vue juste et désolée de son
temps explique sa tendance au fatalisme. Il n'appartient à aucune école
philosophique. Ses sympathies sont pour le stoïcisme qui a produit et soutenu
les seuls grands hommes qu'ait vus l'empire, et qui commande le suicide pour
éviter l'opprobre. "Helvidius Priscus, dit-il, embrassa la doctrine
philosophique qui appelle uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est
honteux, et qui ne compte la puissance, la noblesse et tout ce qui est hors de
l'âme, au nombre ni des biens ni des maux." Quant à l'espérance
fortifiante d'une autre vie destinée à réparer les iniquités de celle-ci,
Tacite ne la connut point.« Certains sages, dit-il, ont pensé que les âmes ne
s'éteignent pas avec le corps ;» mais a-t-il embrassé cette opinion
consolante ? rien ne l'indique. Son oeuvre aurait un tout autre caractère, s'il
eût vécu dans l'attente d'une réparation divine : il eût saisi d'une
étreinte moins puissante la réalité passagère.
C'est là son génie. Il voit tout, pénètre tout, montre tout. Rien ne lui
échappe.. Tite-Live nous a donné le chef-d'oeuvre de la narration oratoire,
Tacite crée la narration psychologique. Il recueille les faits, les groupe par
masses choisies, enchaîne les rapports, si bien que le personnage apparaît en
pleine lumière, non pas lui seulement, mais tout ce qui l'entoure, tout ce qui
a contribué à faire de lui ce qu'il est. Qui comprendrait Néron et Claude
sans Agrippine, Messaline, Poppée et les affranchis ? Mais c'est peu de réunir
et de grouper les personnages ; ils ne deviendront vivants que s'ils se meuvent
sous nos yeux, conformément à leur caractère, et suivant l'impulsion donnée
une fois à leurs passions. C'est ici que l'analyse psychologique devient une
véritable intuition. Il décompose les âmes ; découvre et montre en elles le
premier principe du mal, le désir coupable qui vient de naître, qui se
développe, qui ne peut plus se contenir et veut saisir son objet : ce sera pour
Néron le meurtre de Britannicus ou celui d'Agrippine ; pour Poppée, la
répudiation et la mort d'Octavie ; pour Tibère, l'extension effrayante et
fatale de la loi de lèse-majesté. Les hypocrisies du crime sont dévoilées ;
les arrière-pensées, les sophismes sont devinés et étalés : les
encouragements venus du dehors, suggestions empoisonnées des affranchis,
complicité du Sénat, indifférence du peuple, tout cela fortifie et arme
d'audace ces grands scélérats que le pouvoir absolu a perdus. Ajoutez, pour
compléter cette dramatique peinture de l'empire, les protestations ou le
silence désapprobateur de quelques hommes de bien, isolés et sans influence ;
la terreur devenue un lien ; des conjurés sans énergie qui parlent de liberté
et ne songent à tuer Néron que pour ne pas être tués par lui ; les juges
condamnant leurs propres complices ; les conspirateurs se dénonçant les uns
les autres ; des centurions égorgeant ceux avec lesquels ils devaient frapper
le tyran ; les épargnés célébrant par des actions de grâces le démence du
prince : par tout la lâcheté, la peur, l'abjection ; César seul osant tout,
parce qu'il peut tout.
On l'a accusé de partialité ; Tertullien a osé l'appeler ille mendaciorum
loquacissimus. Rien de moins juste. La bonne foi de Tacite est manifeste. Il
a contrôlé avec soin tous les témoignages, il a sous les yeux les actes
officiels. Mais il est pessimiste, et il semble éprouver une sorte de volupté
amère dans la peinture de tant d'horreurs. Le Sénat célèbre le supplice da
la pure et innocente Octavie par des offrandes publiques aux dieux. Tacite
signale ce fait, « afin, dit-il, que ceux qui connaîtront, par mes récits ou
par d'autres, l'histoire de ces temps déplorables, sachent d'avance que, autant
le prince ordonna d'exils ou d'assassinats, autant de fois on rendit grâces aux
dieux, et que ce qui annonçait a jadis nos succès, signalait alors les
malheurs publics. Je ne tairai pas cependant les senatus-consultes que
distinguerait quelque adulation neuve, ou une servilité poussée au dernier
terme. » Que ce soit là soit défaut, si l'on veut ; mais il faut reconnaître
qu'il était réellement comme il le dit, sine ira et studio, quorum causas
procul habeo. Absorbé par la contemplation de la Rome des Césars, il s'est
peu soucié de ce qui sortait de son cadre ; de là son indifférence et son
ignorance relativement aux chrétiens, qu'il confond avec les juifs, et qu'il
déclare, sur la foi du préjugé populaire, dignes des derniers supplices.
Cette concentration en soi-même, cette profondeur d'observation et ces
raffinements d'analyse, ont créé un style nouveau, d'une hardiesse et d'un
relief incomparables. Sa diction n'a rien de périodique ; elle est dépourvue
de rythme ; il semble poursuivre une brièveté idéale. Il est plein
d'ellipses, de propositions absolues, qui commandent ou expliquent toute une
phrase : tel mot jeté en passant par la pensée, et fait descendre à des
profondeurs inattendues. Des tours insolites, des antithèses saisissantes, des
réticences dramatiques ; et, par suite, de l'obscurité, une tension souvent
pénible, mais rien de puéril ou de misérable. C'est un style tourmenté, qui
semble craindre de ne pouvoir jamais rendre toute la pensée et toute la
passion. De là, des raffinements parfois excessifs, une couleur poétique, car
la pose ne saurait reproduire toutes les nuances de l'idée et les orages du
sentiment. Ces imperfections sont comme fatales. Le style de Cicéron est clair,
limpide, abondant : tout est alors en pleine lumière à Rome. Tacite rencontre
à chaque pas la fausseté, l'hypocrisie, la peur, les bassesses tramées dans
l'ombre, un monde mystérieux et terrible. Il faut reproduire tout cela. La
langue qui a suffi à Cicéron doit être remaniée, aiguisée, parfois même
violentée. A ce prix seulement, elle sera en harmonie avec le sujet.
Par ses qualités et ses défauts Tacite n'exerça aucune influence sur la
littérature de son temps. Ses écrits peu lus furent rarement reproduits.
L'empereur Tacite voulut en assurer la conservation déjà incertaine en
ordonnant d'en multiplier les copies ; mais il mourut avant d'avoir vu exécuter
ses ordre. Le pape Léon X fît chercher avec le plus grand soin les manuscrits
du grand historien ; c'est à son intelligente initiative que nous devons les
cinq premiers livres des Annales découverts en Westphalie en 1515.
On trouve dans presque toutes les éditions de Tacite à la suite de ses oeuvres
le fameux Dialogue Sur les causes de la corruption de l'éloquence (Dialogus
de oratoribus, sive de causis corruptae eloquentiae). Ce dialogue est-il de
Tacite ? C'est un point sur lequel les avis sont fort partagés. Cependant la
majorité s'est prononcée pour l'affirmative. Quintilien déclare, il est vrai,
qu'il a composé un ouvrage sur ce sujet, mais Quintilien était-il capable
d'écrire un tel livre? - On a voulu l'attribuer à Pline le jeune ; mais l'âge
de celui-ci s'y oppose. L'auteur déclare qu'il était fort jeune (juvenis
admodum) quand il assista à la discussion dont il a reproduit les
arguments. Tacite pouvait alors avoir environ vingt-deux ans, mais l'ouvrage fut
écrit plus tard vers 97. De plus, Pline, dans une de ses lettres adressée à
Tacite, fait allusion à un passage fort remarquable d u dialogue, sur le
silence des bois sacrés et des forêts où va rêver le poète. La plus
sérieuse objection soulevée est celle du style. On ne peut méconnaître en
effet qu'il ne ressemble guère à celui des Annales. Mais Tacite traitait une
question de critique littéraire : les sentences, la brièveté, l'énergie
concentrée n'étaient pas encore le caractère de son style, et le sujet ne
comportait pas ce genre d'écrire. Cependant on y découvre déjà les idées et
le point de vue général qui domineront dans les compositions historiques de
son âge mûr. Après une comparaison vive, élégante, ingénieuse entre la
poésie et l'éloquence, Tacite aborde par l'arrivée d'un troisième
interlocuteur, Messala, la vraie question, c'est-à-dire le parallèle entre les
orateurs de son temps et ceux de la république. Là est l'originalité et la
force de l'ouvrage. Les causes de la décadence de l'éloquence sont
énumérées et classées avec une exactitude et une verve singulières. Elles
se réduisent à une seule, la différence des temps. Il naît aujourd'hui
d'aussi heureux génies qu'autrefois ; mais il n'y a plus de liberté, plus de
vie publique, plus de grands intérêts en jeu. De là, l'abaissement des
caractères, de là, la décadence des études. A quoi bon tant apprendre ou
tant travailler pour plaider quelques misérables causes d'intérêt privé ?
Que l'on rapproche de cette idée l'esprit qui inspire les Annales et la Vie
d'Agricola, on reconnaîtra que Tacite n'a fait qu'appliquer à l'histoire la
critique et la règle qu'il avait déjà appliquées à une question
littéraire. Les chapitres qui renferment le parallèle entre l'éducation
d'autrefois et celle d e son temps sont admirables.
Suétone
complète Tacite. Celui-ci pourrait paraître invraisemblable, si sa bonne foi
n'était attestée par le premier.
C. Suetonius Tranquillus naquit sous Domitien vers l'an 70. Son père, tribun de
la treizième légion, combattit sous Othon à Bébriac. Le fils fut l'ami de
Pline qui le recommanda à Trajan. C'était un érudit très honnête homme (probissimus
honestissimus, eruditissimus vir et aussi scholasticus homo) (09).
Quoique sans enfants, il obtint du prince le jus trium liberorum, et plus
tard le tribunat militaire. Sous Hadrien, il fut secrétaire d e l'empereur (magister
epistolarum), mais il fut disgracié pour avoir manqué de respect à
l'impératrice Sabina. On ne sait quand il mourut.
Suétone était un archéologue. Il avait composé sur les antiquités grecques
et romaines un grand nombre de traités dont Suidas nous a conservé les titres
: De graecorum ludis - De Romanorum spectaculis - De siqnis quae reperiuntur
in libris - De ominosis verbis - De Roma ejusque institutis et moribus - Stemma
seriesque illustritrium Romanorum, etc. Il s'était aussi occupé de
grammaire et d'histoire littéraire. - Nous possédons sous le titre : De
illustribus grammaticis, un fragment important d'un ouvrage considérable
sur les hommes illustres, dont le catalogue de saint Jérôme est probablement
un abrégé. - Le livre : De claris rhetoribus est incomplet, mais
précieux. - Enfin d'un autre ouvrage sur les poètes, De poetis,
incompletaussi, nous avons les biographies de Térence, d'Horace, de Perse, de
Lucain, de Juvénal, de Pline l'Ancien, mais les critiques ne sont pas d'accord
sur l'authenticité de ces biographies, dont quelques-unes sont attribuées à
Probus. Le plus important ouvrage de Suétone, ce sont les vies des XII Césars
(Vitae duodecim imperatorum), de Jules César à Domitien. L'histoire
prend une forme nouvelle, celle de la biographie. Suétone n'a aucune
élévation dans l'esprit, pas le moindre sens politique ; de plus il est
indifférent. Mais c'est un érudit patient, obstiné, à qui rien n'échappe.
Il a raconté la vie des Césars avec autant de calme et de bonne foi que celle
des rhéteurs et des poètes illustres. Cet archéologue, qui recueille et
étale sans ordre et sans passion tous les éléments matériels pour ainsi dire
de cette dramatique histoire, ébranle sans s'en douter l'imagination aussi
fortement qu'un Tacite. La naissance, l'éducation, l'extérieur, les habitudes
intimes des empereurs, tout ce qui explique et fait comprendre les actes
monstrueux et qui sembleraient impossibles, est là rassemblé, exposé
froidement, et frappe d'autant plus. Suétone n'a qu'un souci, c'est la vérité
scrupuleuse. Aucune composition, aucune gradation, rien qui ressemble à un
panégyrique ou à un pamphlet, aucune intention morale, l'exactitude la plus
libre : pari libertate scripsit qua vixerunt, dit avec raison saint
Jérôme. Ouvrage précieux entre tous pour la postérité. Tacite a montré
l'âme de la société impériale ; on est tenté de l'accuser d'exagération et
de pessimisme ; Suétone fournit les preuves à l'appui.
C'est un bon écrivain, correct, d'une concision un peu forcée, mais qui ne
manque pas de nerf. Juste Lipse et Ange Politien l'estimaient singulièrement.
Les contemporains et l'âge suivant en firent le plus grand cas. Il est devenu
le modèle sur lequel se sont réglés les écrivains de l'histoire d'Auguste.
Après avoir été politique, oratoire et philosophique, l'histoire allait
devenir anecdotique. A mesure que pouvoir d'un seul devenait plus exclusif,
l'horizon se bornait d'autant plus ; la vie publique n'existe plus ; c'est dans
les recoins du palais des empereurs que ces chétifs écrivains croiront trouver
toute l'histoire.
EXTRAITS DE TACITE
1
Avènement d'Auguste au principat.
Lorsque, après
la défaite de Brutus et de Cassius, la cause publique fut désarmée, que
Pompée eut succombé en Sicile, que l'abaissement de Lépide et la mort
violente d'Antoine n'eurent laissé au parti même de César d'autre chef
qu'Auguste, celui-ci abdiqua le nom de triumvir, s'annonçant comme simple
consul, et content, disait-il, pour protéger le peuple de la puissance
tribunitienne.
Quand il eut gagné les soldats par ses largesses, la multitude par l'abondance
des vivres, tous par la douceur du repos, on le vit s'élever insensiblement et
attirer à lui l'autorité du sénat, des magistrats, des lois. Nul ne lui
résistait : les plus fiers républicains avaient péri par la guerre ou la
proscription : ce qui restait de nobles trouvaient dans leur empressement à
servir honneur et opulence, et, comme ils avaient gagné au changement des
affaires, ils aimaient mieux le présent et sa sécurité que le passé avec ses
périls. Le nouvel ordre de choses ne déplaisait pas non plus aux provinces qui
avaient en défiance le gouvernement du sénat et du peuple à cause des
querelles des grands et de l'avarice des magistrats et qui attendaient peu de
secours des lois, impuissantes contre la force, la brigue et l'argent.
Au dedans tout était calme ; rien de changé dans le nom des magistratures ;
tout ce qu'il y avait de jeune était né depuis la bataille d'Actium ; la
plupart des vieillards au milieu des guerres civiles : combien restait-il de
Romains qui eussent vu la République ?
La révolution était donc achevée ; un nouvel esprit avait partout remplacé
l'ancien ; et chacun, renonçant à l'égalité, les yeux fixés sur le prince,
attendait ses ordres. - Le présent n'inspira pas de craintes tant que la force
de l'âge permit à Auguste de maintenir son autorité, sa maison, et la paix.
Quand sa vieillesse, outre le poids des ans, fut encore affaissée par les
maladies, et que sa fin prochaine éveilla de nouvelles espérances,
quelques-uns formèrent pour la liberté des voeux impuissants ; beaucoup
redoutaient la guerre, d'autres la désiraient, le plus grand nombre
épuisaient, sur les maîtres dont Rome était menacée, tous les traits de la
censure : «Agrippa, d'une humeur farouche, irrité par l'ignominie, n'était ni
d'un âge ni d'une expérience à porter le fardeau de l'empire. Tibère, mûri
parles années, habile capitaine, avait en revanche puisé dans le sang des
Clodius, l'orgueil héréditaire de cette famille impérieuse, et quoi qu'il
fît pour cacher sa cruauté, plus d'un indice la trahissait. Élevé, dès le
berceau, parmi les maîtres du monde, chargé tout jeune encore de triomphes et
de consulats, les années même de sa retraite ou plutôt de son exil à Rhodes
n'avaient été qu'un perpétuel exercice de vengeance, de dissimulation, de
débauches secrètes. Ajoutez sa mère, et tous les caprices d'un sexe
dominateur. Il faudra donc ramper sous une femme et sous deux enfants, qui
pèseront sur la république, en attendant qu'ils la déchirent." (Annal,
I.)
II
Mort de Tibère.
Déjà le corps,
déjà les forces défaillaient chez Tibère, mais non la dissimulation.
C'était la même inflexibilité d'âme, la même attention sur ses paroles et
ses regards avec un mélange étudié de manières gracieuses, vains
déguisements d'une vaine décadence. Après avoir plusieurs fois changé de
séjour, il s'arrêta enfin auprès du promontoire de Misène, dans une maison
qui avait eu jadis Lucullus pour maître. C'est là qu'on sut qu'il approchait
de ses derniers instants, et voici de quelle manière. Auprès de lui était un
habile médecin nommé Chariclès, qui sans gouverner habituellement la santé
du prince, lui donnait cependant ses conseils. Chariclès, quittant l'empereur
sous prétexte d'affaires particulières, et lui prenant la main pour la baiser
en signe de respect, lui toucha légèrement le pouls. Il fut deviné ; car
Tibère, offensé peut-être, et n'en cachant que mieux sa colère, fit
recommencer le repas d'où l'on sortait, et le prolongea plus que de coutume,
comme pour honorer le départ d'un ami. Le médecin assura toutefois à Macron
que la vie s'éteignait, et que Tibère ne passerait pas deux jours. Aussitôt
tout est en mouvement, des conférences se tiennent à la cour, on dépêche des
courriers aux armées et aux généraux.
Le 17 avant les calendes d'avril, Tibère eut une faiblesse, et l'on crut qu'il
avait terminé ses destins. Déjà Caius sortait, au milieu des félicitations,
pour prendre possession de l'empire, lorsque tout à coup on annonce que la vue
et la parole sont revenues au prince et qu'il demande de la nourriture pour
réparer son épuisement. Ce fut une consternation générale : on se disperse
à la hâte ; chacun prend l'air de la tristesse ou de l'ignorance. Caïus
était muet et interdit, comme tombé d'une si haute espérance, à l'attente
des dernières rigueurs. Macron, seul intrépide, fait étouffer le vieillard
sous un amas de couvertures, et ordonne qu'on s'éloigne. Ainsi finit Tibère
dans la soixante-dix-huitième année de son âge. (Annal., VI.)
III.
Mort de Messaline.
Dégoûtée de
l'adultère, dont la facilité émoussait le plaisir, déjà Messaline courait
à des voluptés inconnues, lorsque de son côté Silius, poussé par un délire
fatal, ou cherchant dans le péril même un remède contre le péril, la pressa
de renoncer à la dissimulation. "Ils n'en étaient pas venus à ce point,
lui disait-il, pour attendre que le prince mourût de vieillesse : l'innocence
pouvait se passer de complots ; mais le crime, et le crime public, n'avait de
ressource que dans l'audace." Les craintes communes leur assuraient des
complices ; lui-même sans femme, sans enfant, offrait d'adopter Britannicus en
épousant Messaline ; elle ne perdrait rien de son pouvoir, et elle gagnerait de
la sécurité, s'ils prévenaient Claude, aussi prompt à s'irriter que facile
à surprendre. Elle reçut froidement celle proposition, non par attachement à
son mari, mais dans la crainte que Silius, parvenu au rang suprême, ne
méprisât une femme adultère, et, après avoir approuvé le forfait au temps
du danger, ne le payât bientôt du prix qu'il méritait. Toutefois le nom
d'épouse irrita ses désirs, à cause de la grandeur du scandale, dernier
plaisir pour ceux qui ont abusé de tous les autres. Elle n'attendit que le
départ de Claude, qui allait à Ostie pour un sacrifice, et elle célébra son
mariage avec toutes les solennités ordinaires.
Sans doute il paraîtra fabuleux que, dans une ville qui sait tout et ne tait
rien, l'insouciance du péril ait pu aller à ce point chez aucun mortel, et, à
plus forte raison, qu'un consul désigné ait contracté avec la femme du prince
à un jour marqué, devant les témoins appelés pour sceller un tel acte,
l'union destinée à perpétuer les familles ; que cette femme ait entendu les
paroles des auspices, reçu le voile nuptial, sacrifié aux Dieux, pris place à
une table entourée de convives ; qu'ensuite soient venus les baisers, les
embrassements, la nuit enfin, passée entre eux dans toutes les libertés de
l'hymen. Cependant je ne donne rien à l'amour du merveilleux : les faits que je
raconte, je les ai entendus de la bouche de nos vieillards ou lus dans les
écrits du temps.
A cette scène, la maison du prince avait frémi d'horreur. On entendait surtout
ceux qui, possédant le pouvoir, avaient le plus à craindre d'une révolution,
exhaler leur colère, non plus en murmures secrets, mais hautement et à
découvert. "Au moins, disaient-ils, quand un histrion (10)
foulait insolemment la couche impériale, s'il outrageait le prince, il ne le
détrônait pas. Mais un jeune patricien, distingué par la noblesse de ses
traits, la force de son esprit, et qui bientôt sera consul, nourrit assurément
de plus hautes espérances. Eh ! qui ne voit trop quel pas reste à faire après
un tel mariage ?"
Toutefois ils sentaient quelques alarmes en songeant à la stupidité de Claude,
esclave de sa femme, et aux meurtres sans nombre commandés par Messaline. D'un
autre côté la faiblesse même du prince les rassurait : s'ils la subjuguaient
une fois par le récit d'un crime si énorme, il était possible que Messaline
fût condamnée et punie avant d'être jugée. Le point important était que sa
défense ne fût point entendue, et que les oreilles de Claude fussent fermées
même à ses aveux.
D'abord Calliste, dont j'ai parlé à l'occasion du meurtre de Caïus, Narcisse,
instrument de celui d'Appius, et Pallas qui était alors au plus haut période
de sa faveur, délibérèrent si, par de secrètes menaces, ils n'arracheraient
pas Messaline à son amour pour Silius, en taisant d'ailleurs tout le reste.
Ensuite, dans la crainte de se perdre eux-mêmes, Pallas et Calliste
abandonnèrent l'entreprise, Pallas par lâcheté, Calliste par prudence : il
avait appris à l'ancienne cour que l'adresse réussit mieux que la vigueur, à
qui veut maintenir son crédit. Narcisse persista. Seulement il eut la
précaution de ne pas dire un mot qui fit pressentir à Messaline l'accusation
ni l'accusateur, et il épia les occasions. Comme le prince tardait à revenir
d'Ostie, il s'assure de deux courtisanes qui servaient habituellement à ses
plaisirs ; et, joignant aux largesses et aux promesses l'espérance d'un plus
grand pouvoir quand il n'y aurait plus d'épouse, il les détermine à se
charger de la délation.
Calpurnie (c'était le nom d'une de ces femmes), admise à l'audience secrète
du prince, tombe à ses genoux, et s'écrie que Messaline est mariée à Silius.
Puis elle s'adresse à Cléopâtre qui, debout près de là, n'attendait que
cette question, et lui demande si elle en était instruite. Sur sa réponse
qu'elle le sait, Calpurnie conjure l'Empereur d'appeler Narcisse. Celui-ci,
implorant l'oubli du passé et le pardon du silence qu'il garde sur les Titius,
les Vectius, les Plautius, déclare "qu'il ne vient pas même en ce moment
dénoncer des adultères, ni engager le prince à redemander sa maison, ses
esclaves, tous les ornements de sa grandeur ; ah ! plutôt, que le ravisseur
jouit des biens, mais qu'il rendît l'épouse, et qu'il déchirât l'acte de son
mariage. Sais-tu, César, que tu es répudié ? Le peuple, le sénat, l'armée,
ont vu les noces de Silius, et, si tu ne te hâtes, le mari de Messaline est
maître de Rome."
Alors Claude appelle les principaux de ses amis; et d'abord il interroge le
préfet des vivres, Turranius, ensuite Lucius Géta, commandant du prétoire.
Enhardis par leur déposition, tous ceux qui environnaient le prince lui crient
à l'envi qu'il faut aller au camp, s'assurer des cohortes prétoriennes,
pourvoir à sa sûreté avant de songer à la vengeance. C'est un fait assez
constant, que Claude, dans la frayeur dont son âme était bouleversée, demanda
plusieurs fois lequel de lui ou de Silius était empereur ou simple particulier.
On était alors au milieu de l'automne : Messaline, plus dissolue et plus
abandonnée que jamais, donnait dans sa maison un simulacre de vendanges. On
eût vu serrer les pressoirs, les cuves se remplir ; des femmes vêtues de peaux
bondir comme les bacchantes dans leurs sacrifices, ou dans les transports de
leur délire ; Messaline échevelée, secouant un thyrse, et près d'elle Silius
couronné de lierre, tous deux chaussés du cothurne, agitant la tête au bruit
d'un choeur lascif et tumultueux.
On dit que, par une saillie de débauche, Vectius Valens étant monté sur un
arbre très haut, quelqu'un lui demanda ce qu'il voyait, et qu'il répondit :
"Un orage furieux du côté d'Ostie ! ", soit qu'un orage s'élevât
en effet, ou qu’une parole jetée au hasard soit devenue le présage de
l'événement.
Cependant ce n'est plus un bruit vague, mais des courriers arrivant de divers
côtés, qui annoncent que Claude instruit de tout, accourt pour se venger.
Messaline se retira aussitôt dans les jardins de Lucullus ; Silius, pour
déguiser ses craintes, alla vaquer aux affaires du Forum. Comme les autres se
dispersaient à la hâte, des centurions surviennent et les chargent de chaînes
à mesure qu'ils les trouvent dans les rues ou les découvrent dans leurs
retraites. Messaline, malgré le trouble où la jette ce revers de fortune,
prend la résolution hardie, et qui l'avait sauvée plus d'une fois, d'aller
au-devant de son époux et de s'en faire voir.
Elle ordonne à Britannicus et à Octavie de courir dans les bras de leur père,
et elle prie Vibidia, la plus ancienne des Vestales, de faire entendre sa voix
au souverain pontife et d'implorer sa clémence. Elle-même, accompagnée en
tout de trois personnes (telle est la solitude qu'un instant avait faite),
traverse à pied toute la ville, et, montant sur un de ces chars grossiers dans
lesquels on emporte les immondices des jardins, elle prend la route d'Ostie :
spectacle qu'on vit sans la plaindre, tant l'horreur de ses crimes étouffait la
pitié.
L'alarme n'était pas moindre du côté de César: il se fiait peu au préfet
Géta, esprit léger aussi capable de mal que de bien. Narcisse, d'accord avec
ceux qui partageaient ses craintes, déclare que l'unique salut de l'empereur
est de remettre, pour ce jour-là seul, le commandement des soldats à l'un de
ses affranchis, et il offre de s'en charger; puis, craignant que sur la route
les dispositions de Claude ne soient changées par Vitellius et Largos Cécina,
il demande et prend une place dans la voiture qui les portait tous trois.
On a souvent raconté depuis qu'au milieu des exclamations contradictoires du
prince, qui tantôt accusait les dérèglements de sa femme, tantôt
s'attendrissait au souvenir de leur union et du bas âge de leurs enfants,
Vitellius ne dit jamais que ces deux mots : "O crime ! O forfait !" En
vain Narcisse le pressa d'expliquer cette énigme et d'énoncer franchement sa
pensée, il n'en put arracher que des réponses ambiguës et susceptibles de se
prêter au sens qu'on y voudrait donner. L'exemple de Vitellius fut suivi par
Cécina. Déjà cependant Messaline paraissait de loin, conjurant le prince à
cris redoublés d'entendre la mère d'Octavie et de Britannicus ; mais
l'accusateur couvrait sa voix en rappelant Silius et son mariage. En même
temps, pour distraire les yeux de Claude, il lui remit un mémoire où étaient
retracées les débauches de sa femme. Quelques moments après, comme le prince
entrait dans la ville, on voulut présenter à sa vue leurs communs enfants ;
mais Narcisse ordonna qu'on les fit retirer.
Il ne réussit pas à écarter Vibidia, qui demandait, avec une amère énergie,
qu'une épouse ne fût pas livrée à la mort sans avoir pu se défendre.
Narcisse répondit que le prince l'entendrait, et qu'il lui serait permis de se
justifier ; qu'en attendant la Vestale pouvait retourner à ses pieuses
fonctions.
Claude gardait un silence étrange en de pareils moments. Vitellius semblait ne
rien savoir. Tout obéissait à l'affranchi. Narcisse fit ouvrir la maison du
coupable et y mène l'empereur.
Dès le vestibule, il lui montre l'image de Silius le père, conservée au
mépris d'un sénatus-consulte ; puis toutes les richesses des Nérons et des
Drusus, devenues le prix de l'adultère. Enfin, voyant que sa colère allumée
éclatait en menaces, il le transporte au camp, où l'on tenait déjà les
soldats assemblés. Claude, inspiré par Narcisse, les harangue en peu de mots ;
car son indignation, quoique juste, était houleuse de se produire. Un cri de
fureur part aussitôt des cohortes : elles demandent le nom des coupables et
leur position.
Amené devant le tribunal, Silius, sans chercher à se défendre ou à gagner du
temps, pria qu'on hâtât sa mort. La même fermeté fit désirer un prompt
trépas à plusieurs chevaliers romains d'un rang illustre. Titius Proculus,
auquel Silius avait confié à la garde de Messaline, Vectius Valens, qui
avouait tout et offrait des révélations, deux complices, Pompéius Urbicus et
Sauffeius Trogus, furent traînés au supplice par l'ordre de Claude. Décius
Calpurnianus, préfet des gardes nocturnes, Sulpicius Rufus, intendant des jeux,
et le sénateur Junius Virgilianus subirent la même peine.
Le seul Mnester donna lieu à quelque hésitation. Il criait au prince en
déchirant ses vêlements "de regarder sur son corps les traces des verges
; de se souvenir du commandement exprès par lequel lui-même l'avait soumis aux
volontés de Messaline ; que ce n'était point, comme d'autres, l'intérêt ou
l'ambition, mais la nécessité, qui l'avait fait coupable ; qu'il eût péri le
premier, si l'empire fût tombé aux mains de Silius." Emu par ces paroles,
Claude penchait vers la pitié. Ses affranchis lui persuadèrent qu'après avoir
immolé de si grandes victimes, on ne devait pas épargner un histrion ; que,
volontaire ou forcé, l'attentat n'en était pus moins énorme. - On n'admit pas
même la justification du chevalier romain Traulus Montanus. C'était un jeune
homme de moeurs honnêtes, mais d'une beauté remarquable que Messaline avait
appelé chez elle et chassé dès la première nuit, aussi capricieuse dans ses
dégoûts que dans ses fantaisies. On fit grâce de la vie à Suilius Césoninus
et à Ptautius Latéranus. Ce dernier dut son salut aux services signalés de
son oncle. Césoninus fut protégé par ses vices.
Cependant Messaline, retirée dans les jardins de Lucullus, cherchait à
prolonger sa vie et dressait une requête suppliante, non sans un reste
d'espérance et avec des retours de colère ; tant elle avait conservé
d'orgueil en cet extrême danger. Si Narcisse n'eût hâté sa mort, le coup
retombait sur l'accusateur. Claude, rentré dans son palais, et charmé par les
délices d'un repas dont on avança l'heure, n'eut pas plutôt les sens
échauffés par le vin, qu'il ordonna qu'on allât dire à la malheureuse
Messaline (c'est, dit-on, le terme qu'il employa) de venir le lendemain pour se
justifier. Ces paroles firent comprendre que la colère refroidie faisait place
à l'amour, et, en différant, on redoutait la nuit et le souvenir du lit
conjugal. Narcisse sort brusquement, et signifie aux centurions et au tribun de
garde d'aller tuer Messaline ; que tel est l'ordre de l'empereur. L'affranchi
Evodus fut chargé de les surveiller et de presser l'exécution. Evodus court
aux jardins, et, arrivé le premier, il trouve Messaline étendue par terre, et
Lépida, sa mère, assise auprès d'elle. Le coeur de Lépida, fermé à sa
fille tant que celle-ci fut heureuse, avait été vaincu par la pitié en ces
moments suprêmes. Elle lui conseillait de ne pas attendre le fer du meurtrier,
ajoutant que la vie avait passé pour elle, et qu'il ne lui restait plus qu'à
honorer sa mort. Mais cette âme, corrompue par la débauche, était incapable
d'un effort généreux. Elle s'abandonnait aux larmes et à des plaintes
inutiles, quand les satellites forcèrent tout à coup la porte. Le tribun se
présente en silence ; l'affranchi avec toute la bassesse d'un esclave se
répand en injures.
Alors, pour la première fois, Messaline comprit sa destinée. Elle accepte un
poignard, et, pendant que sa main tremblante l'approchait vainement de sa gorge
et de son sein, le tribun la perça d'un coup d'épée. Sa mère obtint que son
corps lui fût remis. Claude était encore à table quand on lui annonça que
Messaline était morte, sans dire si c'était de sa main ou de celle d'un autre.
Le prince, au lieu de s'en informer, demande à boire et achève tranquillement
son repas. Même insensibilité les jours qui suivirent : il vit sans donner un
signe de haine ni de satisfaction, de colère ni de tristesse, et la joie des
accusateurs, et les larmes de ses enfants. Le Sénat contribua encore à effacer
Messaline de sa mémoire en ordonnant que son nom et ses images fussent ôtés
de tous les lieux publics et particuliers. Narcisse reçut les ornements de la
questure, faible accessoire d'une fortune qui surpassait celle de Calliste et de
Pallas. Ainsi fut consommée une vengeance juste sans doute, mais qui eut des
suites affreuses, et ne fit que changer la scène de douleur qui affligeait
l'empire. (Annal., liv. IX.)
IV
Empoisonnement de Britannicus.
Cependant
Agrippine, forcenée de colère, semait autour d'elle l'épouvante et la menace
; et, sans épargner même les oreilles du prince elle s'écriait "que
Britannicus n'était plus un enfant, que c'était le véritable fils de Claude,
le digne héritier de ce trône, qu'un intrus et un adopté n'occupait que pour
outrager sa mère. Il ne tiendrait pas à elle que tous les malheurs d'une
maison infortunée ne fussent mis su grand jour, à commencer par l'inceste et
le poison. - Grâce aux Dieux et à sa prévoyance son beau-fils au moins vivait
encore ; elle irait avec lui dans le camp ; on entendrait d'un côté la fille
de Germanicus et de l'autre l'estropié Burrus et l'exilé Sénèque, venant,
l'un avec son bras mutilé, l'autre avec sa voix de rhéteur, solliciter
l'empire de l'univers ;" elle accompagne ces discours de gestes violents,
accumule les invectives, en appelle à la divinité de Claude, aux mânes de
Silanus, à tant de forfaits inutilement commis.
Néron, alarmé de ces fureurs, et voyant Britannicus près d'achever sa
quatorzième année, rappelait tour à tour à son esprit et les emportements de
sa mère, et le caractère du jeune homme, que venait de révéler un indice
léger, sans doute, mais qui avait vivement intéressé en sa faveur. Pendant
les fêtes de Saturne, les deux frères jouaient avec des jeunes gens de leur
âge, et, dans un de ces jeux, on tirait an sort la royauté; elle échut à
Néron .Celui-ci, après avoir fait aux autres des commandements dont ils
pouvaient s'acquitter sans rougir, ordonne à Britannicus de se lever, de
s'avancer et de chanter quelque chose. Il comptait faire rire aux dépens d'un
enfant étranger aux réunions les plus sobres, et plus encore aux orgies de
l'ivresse. Britannicus sans se déconcerter, chante des vers, dont le sens
rappelait qu'il avait été précipité du rang suprême et du trône paternel.
On s'attendrit, et l'émotion fut d'autant plus visible que la nuit et la
licence avaient banni la feinte. Néron comprit cette censure, et sa haine
redoubla. Agrippine par ses menaces en hâta les effets. Nul crime dont on pût
accuser Britannicus, et Néron n'osait publiquement commander le meurtre d'un
frère : il résolut de frapper en secret et fit préparer d u poison. L'agent
qu'il choisit fut Julius Pollio, tribun d'une cohorte prétorienne, qui avait
sous sa garde Locusta, condamnée pour empoisonnement et fameuse par beaucoup de
forfaits. Dès longtemps on avait eu soin de ne placer auprès de Britannicus
que des hommes pour qui rien ne fût sacré ; un premier breuvage lui fut donné
par ses gouverneurs mêmes, et ses entrailles s'en délivrèrent, soit que le
poison fût trop faible, soit qu'on l'eût mitigé, pour qu'il ne tuât pas sur
le champ. Néron, qui ne pouvait souffrir cette lenteur dans le crime, menace le
tribun, ordonne le supplice de l'empoisonneuse, se plaignant que, pour prévenir
de vaines rumeurs et se ménager une apologie, ils retardaient sa sécurité.
Ils lui promirent alors un venin qui. tuerait aussi vite que le fer : il fut
distillé auprès de la chambre du prince, et composé de poisons d'une violence
éprouvée.
C'était l'usage que les fils des princes mangeassent assis avec les autres
nobles de leur âge, sous les yeux de leurs parents, à une table séparée et
plus frugale. Britannicus était à l'une de ces tables. Comme il ne mangeait ou
ne buvait rien qui n'eût été goûté par un esclave de confiance, et qu'on ne
voulait ni manquer à cette coutume, ni déceler le crime par deux morts à la
fois, voici la ruse qu'on imagina. Un breuvage encore innocent, et goûté par
l'esclave, fut servi à Britannicus ; mais la liqueur était trop chaude, et il
ne put le boire. Avec l'eau dont on la rafraîchit, on y versa le poison, qui
circula si rapidement dans ses veines qu'il lui ravit en même temps la parole
et la vie. Tout se trouble autour de lui : les moins prudents s'enfuient ; ceux
dont la vue pénètre plus avant demeurent immobiles les yeux attachés sur
Néron. Le prince, toujours penché sur son lit, et feignant de ne rien savoir,
dit que c'était un événement ordinaire, causé par l'épilepsie dont
Britannicus était attaque depuis l'enfance, que peu à peu la vue et le
sentiment lui reviendraient. Pour Agrippine, elle composait inutilement son
visage : la frayeur et le trouble de son âme éclatèrent si visiblement qu'on
la jugeait aussi étrangère à ce crime que l'était Octavie, soeur de
Britannicus: et, en effet, elle voyait dans cette mort la chute de son dernier
appui et l'exemple d u parricide. Octavie aussi, dans un âge si jeune, avait
appris à cacher sa douleur ; sa tendresse, tous les mouvements de son âme.
Ainsi, après un montent de silence, la gaieté du festin recommença.
(Annal., liv. XIII.)
V.
Meurtre d'Agrippine.
Sous le consulat
de C. Vipstanus et de Fontéius, Néron ne différa plus le crime qu'il
méditait depuis longtemps. Une longue possession de l'empire avait affermi son
audace, et sa passion pour Poppée devenait chaque jour plus ardente. Cette
femme, qui voyait dans la vie d'Agrippine un obstacle à son mariage et au
divorce d'Octavie, accusait le prince et le raillait tour à tour, l'appelant un
pupille, un esclave des volontés d'autrui, qui se croyait empereur et n'était
pas même libre. "Car pourquoi différer leur union ? Sa figure déplaît
apparemment, ou les triomphes de ses aïeux, ou sa fécondité et son amour
sincère ? Et l'on craint qu'une épouse, du moins, ne révèle les plaintes du
sénat offensé et la colère du peuple, soulevé contre l'orgueil et l'avarice
d'une mère. Si Agrippine ne peut souffrir pour bru qu'une ennemie de son fils,
que l'on rende Poppée à celui dont elle est la femme : elle ira, s'il le faut,
aux extrémités d u monde ; et, si la renommée lui apprend qu'on outrage
l'empereur, elle ne verra pas sa honte, elle ne sera pas mêlée à ses
périls." Ces traits, que les pleurs, et l'art d'une amante rendaient plus
pénétrants, on n'y opposait rien ; tous désiraient l'abaissement d'Agrippine,
et personne ne croyait que la haine d'un fils dût aller jamais jusqu'à tuer sa
mère.
Mais elle finit par lui peser tellement qu'il résolut sa mort. Il n'hésitait
plus que sur les moyens, le poison, le fer ou tout autre. Le poison lui plut
d'abord ; mais si on le donnait à la table du prince, une fin trop semblable à
celle de Britannicus ne pourrait être rejetée sur le hasard ; tenter la foi
des serviteurs d'Agrippine paraissait difficile, parce que l'habitude du crime
lui avait appris à se défier des traîtres ; enfin, par l'usage des antidotes,
elle avait assuré sa vie contre l'empoisonnement. Le fer avait d'autres dangers
; une mort sanglante ne pouvait être secrète et Néron craignait que
l'exécuteur choisi pour ce grand forfait ne méconnût ses ordres. Anicet
offrit son industrie : cet affranchi, qui commandait la flotte de Misène, avait
élevé l'enfance de Néron, et haïssait Agrippine autant qu'il en était haï.
Il montre que l'on peut disposer un vaisseau de telle manière qu'une partie
détachée artificiellement en pleine mer la submerge à l'improviste.
"Rien de plus fertile en hasards que la mer : quand Agrippine aura péri
dans un naufrage, quel homme assez injuste imputera au crime le tort des vents
et des flots ? Le prince donnera d'ailleurs à sa mémoire un temple, des
autels, tous les honneurs où peut éclater la tendresse d'un fils."
Cette invention fut goûtée, et les circonstances la favorisaient. L'empereur
célébrait à Baies les fêtes de Minerve ; il y attire sa mère, à force de
répéter qu'il faut souffrir l'humeur de ses parent, et apaiser les
ressentiments de son coeur, discours calculés pour autoriser des bruits de
réconciliation, qui seraient reçus d'Agrippine avec cette crédulité de la
joie, si naturelle aux femmes. Agrippine venait d'Antium, il alla au-devant
d'elle le long du rivage, lui donna la main, l'embrassa et la conduisit à
Baules, c'est le nom d'une maison de plaisance située sur une pointe et
baignée par la mer, entre le promontoire de Miséne et le lac de Baiës. Un
vaisseau plus orné que les autres attendait la mère du prince, comme si son
fils eût voulu lui offrir encore cette distinction, car elle montait
ordinairement une trirème et se servait des rameurs de la flotte ; enfin un
repas où on l'avait invitée donnait le moyen d'envelopper le crime dans les
ombres de la nuit. C'est une opinion assez accréditée que le secret fut trahi,
et qu'Agrippine, avertie du complot et ne sachant si elle y devait croire, se
rendit en litière à Baies. Là, les caresses de son fils dissipèrent ses
craintes ; il la combla de prévenances, la fit placer à table au-dessus de
lui. Des entretiens variés, où Néron affecta tour à tour la familiarité du
jeune âge et toute la gravité d'une confidence auguste, prolongèrent le
festin. Il la reconduisit à son départ, couvrant de baisers ses yeux et son
sein ; soit qu'il voulût mettre le comble à sa dissimulation, soit que la vue
d'une mère qui allait périr attendrit en ce dernier instant cette âme
dénaturée.
Une nuit brillante d'étoiles, et dont la paix s'unissait au calme de la mer,
semblait préparée par les dieux pour mettre le crime dans toute son évidence.
Le navire n'avait pas encore fait beaucoup de chemin. Avec Agrippine étaient
deux personnes de sa cour, Créperéius Gallus et Acerronie. Le premier se
tenait debout près du gouvernail ; Acerronie, appuyée sur le pied du lit où
reposait sa maîtresse, exaltait, avec l'effusion de la joie, le repentir du
fils, et le crédit recouvré par la mère. Tout à coup, à un signal donné,
le plafond de la chambre s'écroule sous une charge énorme de plomb.
Créperéius écrasé reste sans vie. Agrippine et Acerronie sont défendues par
les côtés du lit qui s'élevaient au-dessus d'elles, et qui se trouvaient
assez forts pour résister au poids. Cependant le vaisseau tardait à s'ouvrir
parce que, dans le désordre général, ceux qui n'étaient pas du complot
embarrassaient les autres. Il vint à l'esprit des rameurs de peser tous du
même côté, et de submerger ainsi le navire. Mais, dans ce dessein formé
subitement, le concert ne fut point assez prompt, et une partie, en faisant
contre-poids, ménagea aux naufragés une chute plus douce. Acerronie eut
l'imprudence de s'écrier "qu'elle était Agrippine, qu'on sauvât la mère
du prince;" et elle fut tuée à coups de crocs, de rames et des autres
instruments qui tombaient sous la main. Agrippine, qui gardait le silence, fut
moins remarquée et reçut cependant une blessure à l'épaule. Après avoir
nagé quelque temps, elle rencontra des barques qui la conduisirent dans le lac
Lucrin, d'où elle se fit porter à sa maison de campagne.
Là, rapprochant toutes les circonstances et la lettre perfide, et tant
d'honneurs prodigués pour une telle fin, et ce naufrage près du port, ce
vaisseau, qui, sans être battu parles vents, ni poussé contre un écueil,
s'était rompu par le haut comme un édifice qui s'écroule ; songeant en même
temps au meurtre d'Acerronie, et jetant les yeux sur sa propre blessure, elle
comprit que le seul moyen d'échapper aux embûches était de ne pas les
deviner. Elle envoya l'affranchi Agérinus annoncer à son fils "que la
bonté des dieux et la fortune de l'empereur l'avaient sauvée d'un grand
péril, qu'elle le priait, tout effrayé qu'il pouvait être du danger de sa
mère, de différer sa visite ; qu'elle avait en ce moment besoin de
repos." Cependant avec une sécurité affectée, elle fait panser sa
blessure et prend soin de son corps. Elle ordonne qu'on recherche le testament
d'Acerronie, et qu'on mette le scellé sur ses biens : en cela seulement elle ne
dissimulait pas.
Néron attendait qu'on lui apprit le succès du complot ; lorsqu'il reçut la
nouvelle qu'Agrippine s'était sauvée avec une légère blessure, et n'avait
couru que ce qu'il fallait de dangers pour ne pouvoir en méconnaître l'auteur
; éperdu, hors de lui-même, il croit déjà la voir accourir avide de
vengeance. "Elle allait armer ses esclaves, soulever les soldats, ou bien
se jeter dans les bras du Sénat et du peuple et leur dénoncer son naufrage, sa
blessure, le meurtre de ses amis : quel appui resterait-il au prince, si Burrus
et Sénèque ne se prononçaient ?" Il les avait mandés dès le premier
moment : on ignore si auparavant ils étaient instruits. Tous deux gardèrent un
long silence, pour ne pas faire des remontrances vaines ; ou peut-être
croyaient-ils les choses arrivées à cette extrémité que, si l'on ne
prévenait Agrippine, Néron était perdu. Enfin Sénèque, pour seule
initiative, regarda Burrus et lui demanda s'il fallait ordonner le meurtre aux
gens de guerre. Burrus répondit "que les prétoriens, attachés à toute
la maison des Césars et pleins d u souvenir de Germanicus, n'oseraient armer
leurs bras contre sa fille. Qu'Anicet achevât ce qu'il avait promis."
Celui-ci se charge avec empressement de consommer le crime. A l'instant Néron
s'écrie "que c'est en ce jour qu'il reçoit l'empire, et qu'il tient de
son affranchi ce magnifique présent. Qu'Anicet parte au plus vite, et emmène
avec lui des hommes dévoués."De son côté, apprenant que l'envoyé d’grippine,
Agérinus, demandait audience, il prépare aussitôt une scène accusatrice.
Pendant qu'Agérinus expose son message, il jette une épée entre les jambes de
cet homme ; ensuite il le fait garrotter comme un assassin pris en flagrant
délit, afin de pouvoir feindre que sa mère avait attenté aux jours du prince,
et que, honteuse de voir son crime découvert, elle s'en était punie par la
mort.
Cependant au premier bruit du danger d'Agrippine, que l'on attribuait au hasard,
chacun se précipite vers le rivage. Ceux ci montent sur les digues ; ceux-là
se jettent dans des barques ; d'autres s'avancent dans la mer, aussi loin qu'ils
peuvent; quelques-uns tendent les mains. Toute la côte retentit de plaintes, de
voeux, d u bruit confus de mille questions diverses, de mille réponses
incertaines. Une foule immense était accourue avec des flambeaux : enfin l'on
sut Agrippine vivante, et déjà on se disposait à la féliciter, quand la vue
d'une troupe armée et menaçante dispersa ce concours. Anicet investit la
maison, brise la porte, saisit les esclaves qu'il rencontre, et parvient à
l'entrée de l'appartement. Il y trouva peu de monde ; presque tous, à son
approche, avaient fui épouvantés. Dans la chambre il n'y avait qu'une faible
lumière, une seule esclave, et Agrippine de plus en plus inquiète de ne voir
venir personne de chez son fils, pas même Agérinus. La face des lieux
subitement changée, cette solitude, ce tumulte soudain, tout lui présage le
dernier des malheurs. Comme la suivante elle-même s'éloignait : « Et loi
aussi, tu m'abandonnes»,lui dit-elle : puis elle se retourne et voit Anicet,
accompagné du triérarque Herculéus et d'Oloarite, centurion de la flotte.
Elle lui dit « que, s'il était envoyé pour la visiter, il pouvait annoncer
qu'elle était remise ; que, s'il venait pour un crime, elle en croyait son fils
innocent, que le prince n'avait point commandé un parricide. » Les assassins
environnent son lit, et le triérarque lui décharge le premier un coup de
bâton sur la tête. Le centurion tirait son glaive pour lui donner la mort,
"frappe ici " s'écria-t-elle en lui montrant son ventre, et elle
expira percée de plusieurs coups.
Voilà les faits sur lesquels on s'accorde. Néron contempla-t-il le corps
inanimé de sa mère, et loua-t-il sa beauté ? Les uns l'affirment, les autres
le nient. Elle fut brûlée la nuit même, sur un lit de table, sans la moindre
pompe; et tant que Néron fut maître de l'empire, aucun tertre, aucune enceinte
ne protégea sa cendre. Depuis, des serviteurs fidèles lui élevèrent un petit
tombeau sur le chemin de Misène, près de cette maison du dictateur César,
qui, située à l'endroit le plus haut de la côte, domine au loin tout le
golfe. Quand le bûcher fut allumé, un de ses affranchis, nommé Mnester, se
perça d'un poignard, soit par attachement à sa maîtresse, soit par crainte
des bourreaux. Telle fut la fin d'Agrippine, fin dont bien des années
auparavant elle avait cru et méprisé l'annonce. Un jour qu'elle consultait sur
les destins de Néron, les astrologues lui répondirent qu'il régnerait et
qu'il tuerait sa mère : « Qu'il me tue, dit-elle, pourvu qu'il règne.»
C'est quand Néron eut consommé le crime qu'il en comprit la grandeur. Il passa
le reste de la nuit dans un affreux délire tantôt morne et silencieux, tantôt
se relevant avec effroi, il attendait le retour de la lumière comme son dernier
moment. L'adulation des centurions et des tribuns, par le conseil de Burrus,
apporte le premier soulagement à son désespoir. Ils lui prenaient la main, le
félicitaient d'avoir échappé au plus imprévu des dangers, aux complots d'une
mère. Bientôt ses amis courent aux temples des dieux, et, l'exemple une fois
donné, les villes de Campanie témoignent leur allégresse par des sacrifices
et des députations. Néron, par une dissimulation contraire, affectait la
douleur ; il semblait haïr des jours conservés à ce prix, et pleurer sur la
mort de sa mère. Mais les lieux ne changent pas d'aspect comme l'homme de
visage, et cette mer, ces rivages, toujours présents, importunaient ses
regards. L'on crut même alors que le son d'une trompette avait retenti sur les
coteaux voisins, et des gémissements, dit-on, furent entendus au tombeau
d'Agrippine. Néron prit le parti de se retirer à Naples, et écrivit une
lettre au Sénat. (Annal., liv. XIV.)
VII
Meurtre d'Octavie.
Néron n'eut pu
plutôt reçu le décret du Sénat, que, voyant tous ses crimes érigés en
vertus, il chassa Octavie sous prétexte de stérilité ; ensuite il s'unit à
Poppée. Cette femme, longtemps sa concubine, et toute puissante sur l'esprit
d'un amant devenu son époux, suborne un des gens d'Octavie afin qu'il l'accuse
d'aimer un esclave : on choisit, pour en faire le coupable, un joueur de flûte,
natif d'Alexandrie, nommé Lucérus. Les femmes d'Octavie furent mises à la
question, et quelques-unes vaincues parles tourments avancèrent un fait qui
n'était pas : mais la plupart soutinrent constamment l'innocence de leur
maîtresse. Une d'elles, pressée par Tigellin, lui répondit qu'il n'y avait
rien sur le corps d'Octavie qui ne fût plus chaste que sa bouche. Octavie est
éloignée cependant, comme par un simple divorce, et reçoit, don sinistre, la
maison de Burrus et les terres de Plautus. Bientôt elle est reléguée en
Campanie, où des soldats furent chargés de sa garde. De là beaucoup de
murmures; et parmi le peuple, dont la politique est moins fine, et l'humble
fortune sujette à moins de périls, ces murmures n'étaient pas secrets. Néron
s'en émut ; et, par crainte bien plus que par repentir, il rappelle son épouse
Octavie.
Alors, ivre de joie, la multitude monte au Capitole et adore enfin la justice
des dieux ; elle renverse les statues de Poppée ; elle porte sur ses épaules
les images d'Octavie, les couvre de fleurs, les place dans le Forum et dans les
temples. Elle célèbre même les louanges du prince et demande qu'il s'offre
aux hommages publics. Déjà elle remplissait jusqu'au palais de son affluence
et de ses clameurs, lorsque des pelotons de soldats sortent avec des fouets, ou
la pointe du fer en avant, et la chassent en désordre. On rétablit ce que la
sédition avait déplacé, et les honneurs de Poppée sont remis dans tout leur
éclat. Cette femme dont la haine, toujours acharnée, était encore aigrie par
la peur de voir ou la violence d u peuple éclater plus terrible, ou Néron
céder au voeu populaire, change de sentiments, se jette à ses genoux, et s
écrie "qu'elle n'en est plus à défendre son hymen, qui pourtant lui est
plus cher que la vie ; mais que sa vie même est menacée parles clients et les
esclaves d'Octavie, dont la troupe séditieuse, usurpant le nom du peuple, a
osé en pleine paix ce qui se ferait à peine dans la guerre ; que c'est contre
le prince qu'on a pris les armes ; qu'un chef seul a manqué, et que, la
révolution commencée, ce chef se trouvera bientôt : qu'elle quitte seulement
la Campanie et vienne droit à Rome, celle qui, absente, excite à son gré les
soulèvements ! Mais Poppée elle-même, quel est donc son crime ? qui a-t-elle
offensé ? Est-ce parce qu'elle donnait aux Césars des héritiers de leur sang,
que le peuple romain veut voir plutôt les rejetons d'un musicien d'Égypte
assis sur le trône impérial ? Ah ! que le prince, si la raison d'État le
commande, appelle de gré plutôt que de force une dominatrice, ou qu'il assure
son repos par une juste vengeance ! Des remèdes doux ont calmé les premiers
mouvements ; mais, si les factieux désespèrent qu'Octavie soit la femme de
Néron, ils sauront bien lui donner un époux."
Ce langage artificieux, et calculé pour produire la terreur et la colère,
effraya tout à la fois et enflamma le prince. Mais un esclave était mal choisi
pour asseoir les soupçons, et d'ailleurs l'interrogatoire des femmes les avait
détruits. On résolut donc de chercher l'aveu d'un homme auquel on pût
attribuer aussi le projet d'un changement dans l'État. On trouva propre à ce
dessein celui par qui Néron avait tué sa mère, Anicet, qui commandait, comme
je l'ai dit, la flotte de Misène. Peu de faveur, puis beaucoup de haine, avait
suivi son crime ; c'est le sort de qui prête son bras aux forfaits d'autrui :
sa vue est un muet reproche. Néron fait venir Anicet et lui rappelle son
premier service, "lui seul avait sauvé la vie du prince des complots de sa
mère ; le moment était venu de mériter une reconnaissance non moins grande,
en le délivrant d'une épouse ennemie. Ni sa main ni son épée n'avaient rien
à faire, qu'il s'avouât seulement l'amant d'Octavie." Il lui promet des
récompenses, secrètes d'abord, mais abondantes, des retraites délicieuses,
ou, s'il nie, la mort. Cet homme pervers par nature, et à qui ses premiers
crimes rendaient les autres faciles, ment au delà de ce qu'on exigeait, et se
reconnaît coupable devant plusieurs favoris, dont le prince avait formé une
sorte de conseil. Relégué en Sardaigne, il y soutint, sans éprouver
l'indigence, un exil que termina sa mort.
Cependant Néron annonce par un édit, que, dans l'espoir de s'assurer de la
flotte, Octavie en a séduit le commandant ; et sans penser à la stérilité
dont il l'accusait naguère, il ajoute que, honteuse de ses désordres, elle en
a fait périr le fruit dans son sein. Il a, dit-il, acquis la preuve de ses
crimes ; et il confine Octavie dans l'île de Pandataria. Jamais exilée ne tira
plus de larmes des yeux témoins de son infortune. Quelques-uns se rappelaient
encore Agrippine, bannie par Tibère ; la mémoire plus récente de Julie,
chassée par Claude, remplissait toutes les âmes. Toutefois l'une et l'autre
avaient atteint la force de l'âge ; elles avaient vu quelques beaux jours, et
le souvenir d'un passé plus heureux adoucissait les rigueurs de leur fortune
présente. Mais Octavie, le jour de ses noces fut pour elle un jour funèbre :
elle entrait dans une maison où elle ne devait trouver que sujets de deuil, un
père, puis un frère, empoisonnés coup sur coup, une esclave plus puissante
que sa maîtresse, Poppée ne remplaçant une épouse que pour la perdre, enfin
une accusation plus affreuse que le trépas.
Ainsi une faible femme, dans la vingtième année de son âge, entourée de
centurions et de soldats, et déjà retranchée de la vie par le pressentiment
de ses maux, ne se reposait pourtant pas encore dans la paix delà mort.
Quelques jours s'écoulèrent et elle reçut l'ordre de mourir. En vain elle
s'écrie qu'elle n'est plus qu'une veuve, que la soeur du prince, en vain elle
atteste les Germanicus, leurs communs aïeux et jusqu'au nom d'Agrippine, du
vivant de laquelle, épouse malheureuse, elle avait du moins échappé au
trépas : on la lie étroitement, et on lui ouvre les veines des bras et des
jambes. Comme le sang, glacé par la frayeur, coulait trop lentement, on la mit
dans un bain très-chaud dont la vapeur l'étouffa ; et par une cruauté plus
atroce encore, sa tête ayant été coupée et apportée à Rome, Poppée en
soutint la vue. Des offrandes pour les temples furent décrétées à cette
occasion ; et je le remarque, afin que ceux qui connaîtrons, par mes récits ou
par d'autres, l'histoire de ces temps déplorables, sachent d'avance que, autant
le prince ordonna d'exils ou d'assassinats, autant de fois on rendit grâces aux
dieux, et que ce qui annonçait jadis nos succès signalait alors les malheurs
publics. Je ne tairai pas cependant les senatus-consultes que distinguerait
quelque adulation neuve, ou une servilité poussée au dernier terme. (Annal.,
liv. XIV.)
VII
Les causes de la décadence de l'éloquence.
Qui ne sait en
effet que l'éloquence, comme les autres arts, est déchue de son ancienne
gloire, non par la disette des talents, mais par la nonchalance de la jeunesse,
la négligence des pères, l'incapacité des maîtres, l'oubli des moeurs
antiques, tous maux qui, nés dans Rome, répandus bientôt en Italie,
commencent enfin à gagner les provinces? Quoique vous connaissiez mieux ce qui
se passe plus près de nous, je parlerai de Rome et des vices particuliers et
domestiques, qui assaillent notre berceau et s'accumulent à mesure que nos
années s'accroissent ; mais auparavant je dirai brièvement quelle était en
matière d'éducation, la discipline et la sévérité de nos ancêtres. Et
d'abord, le fils né d'un chaste hymen n'était point élevé dans le servile
réduit d'une nourrice achetée, mais entre les bras et dans le sein d'une
mère, dont toute la gloire était de se dévouer à la garde de sa maison et au
soin de ses enfants. On choisissait en outre une parente d'un âge mûr et de
moeurs exemplaires, aux vertus de laquelle étaient confiés tous les rejetons
d'une même famille, et devant qui l'on n'eût osé rien dire qui blessât la
décence, ni rien faire dont l'honneur pût rougir. Et ce n'était pas seulement
les études et les travaux de l'enfance, mais ses délassements et ses jeux,
qu'elle tempérait par je ne sais quelle sainte et modeste retenue. Ainsi
Cornélie, mère des Gracques, ainsi Aurélie mère de César, ainsi Atia mère
d'Auguste, présidèrent, nous dit-on, à l'éducation de leurs enfants dont
elles firent de grands hommes. Par l'effet de cette austère et sage discipline,
ces âmes pures et innocentes, dont rien n'avait encore faussé la droiture
primitive, saisissaient avidement toutes les belles connaissances, et, vers
quelque science qu'elles se tournassent ensuite, guerre, jurisprudence, art de
la parole, elles s'y livraient sans partage et la dévoraient tout entière.
Aujourd'hui le nouveau-né est remis aux nains d'une misérable esclave grecque,
à laquelle on adjoint un ou deux de ses compagnons de servitude, les plus vils
d'ordinaire, et les plus incapables d'aucun emploi sérieux. Leurs contes et
leurs préjugés sont les premiers enseignements que reçoivent des âmes neuves
et ouvertes à toutes les impressions. Nul dans la maison ne prend garde à ce
qu'il dit ni à ce qu'il fait en présence du jeune maître. Faut-il s'en
étonner ? Les parents même n'accoutument les enfants ni à la sagesse ni à la
modestie, mais à une dissipation, à une licence, qui engendrent bientôt
l'effronterie et le mépris de soi-même et des autres. Mais Rome a des vices
propres et particuliers, qui saisissent en quelque sorte, dès le sein maternel,
l'enfant à peine conçu : je veux dire l'enthousiasme pour les histrions, le
goût effréné des gladiateurs et des chevaux. Quelle place une âme obsédée,
envahie par ces viles passions, a-t-elle encore pour les arts honnêtes ?
Combien trouvez-vous de jeunes gens qui à la maison parlent d'autres choses ?
et quelles autres conversations frappent nos oreilles, si nous entrons dans une
école ? Les maîtres mêmes n'ont pas avec leur auditeurs de plus ordinaire
entretien. Car ce n'est point une discipline sévère ni un talent éprouvé, ce
sont les manèges de l'intrigue et les séductions de la flatterie qui peuplent
leurs auditoires. Je passe sur les premiers éléments de l'instruction, qui
sont eux-mêmes beaucoup trop négligés ; ou ne s'occupe point assez de lire
les auteurs, ni d'étudier l'antiquité, ni de faire connaissance avec les
choses, les hommes ou les temps. On se hâte de courir à ceux qu'on appelle
rhéteurs, dont la profession fut introduite à Rome, à quelle époque et avec
combien peu de succès auprès de nos ancêtres, je le dirai tout à l'heure.
VIII
Préface de la vie d'Agricola.
Transmettre à la
postérité les actions et les moeurs des hommes illustres est un usage ancien
que notre siècle même, tout insouciant qu'il est des vertus contemporaines,
n'a pas négligé, lorsqu’un mérite éclatant a su vaincre et surmonter un
vice commun aux grandes et aux petites cités, l'ignorance du bien et l'envie.
Mais comme autrefois on avait une pente naturelle aux belles actions, et qu'une
plus libre carrière leur était ouverte, on voyait aussi le génie en consacrer
la mémoire par des éloges indépendants et désintéressés, dont il trouvait
le prix dans le seul plaisir de bien faire. Même plusieurs grands hommes, avec
la franchise d'un mérite qui se connaît et sans craindre le reproche de
vanité, ont écrit leur propre vie. Rutilius et Scaurus l'ont fait, et n'ont
été ni blâmés, ni soupçonnés de mensonge : tant il est vrai que les vertus
ne sont jamais si bien appréciées que dans les siècles où elles naissent le
plus facilement. Et moi, pour écrire aujourd'hui la vie d'un homme qui n'est
plus, j'ai besoin d'une indulgence que certes je ne demanderais pas si je
n'avais à parcourir des temps si cruels et si ennemis de toute vertu.
Nous lisons que Rusticus Arulénus et Herennius Sénécio payèrent de leurs
têtes les louanges qu'ils avaient données, l'un à Pétus Thraséas, l'autre
à Helvidius Priscus. Et ce fut peu de sévir contre les auteurs ; on n'épargna
pas même leurs ouvrages ; et la main des triumvirs brûla, sur la place des
Comices, dans le Forum, les monuments de ces beaux génies. Sans doute la
tyrannie croyait que ces flammes étoufferaient tout ensemble et la voix du
peuple romain, et la liberté du sénat, et la conscience du genre humain.
Déjà elle avait banni les maîtres de la sagesse, et chassé en exil tous les
nobles talents, afin que rien d'honnête ne s'offrit plus à ses regards. Certes
nous avons donné un grand exemple de patience ; et si nos ancêtres connurent
quelquefois l'extrême liberté, nous avons, nous, connu l'extrême servitude,
alors que les plus simples entretiens nous étaient interdits par un odieux
espionnage. Nous aurions perdu la mémoire même avec la parole, s'il nous
était aussi possible d'oublier que de nous taire.
A peine commençons-nous à renaître, et quoique, dès l'aurore de cet heureux
siècle, Nerva César ait uni deux choses jadis incompatibles, le pouvoir
suprême et la liberté ; quoique Nerva Trajan rende chaque jour l'autorité
plus douce, et que la sécurité publique ne repose plus seulement sur une
espérance et un voeu, mais qu'au voeu même se joigne la ferme confiance qu'il
ne sera pas vain ; cependant, par la faiblesse de notre nature, les remèdes
agissent moins vite que les maux, et, comme les corps sont lents à croître et
prompts à se détruire, de même il est plus facile d'étouffer les talents et
l'émulation que de les ranimer. On trouve dans l'inaction même certaines
délices, et l'oisiveté, odieuse d'abord, finit par avoir des charmes. Que
sera-ce si, durant quinze années, période si considérable de la vie humaine,
une foule de citoyens ont péri par les accidents de la fortune, et les plus
courageux par la cruauté du prince ? Nous sommes peu qui survivions, non
seulement aux autres, mais, on peut le dire, à nous-mêmes, en retranchant du
milieu de notre vie ces longues années pendant lesquelles nous sommes parvenus
en silence, les jeunes gens à la vieillesse, les vieillards presque au terme
où l'existence finit. Toutefois, bien que d'une voix dénuée d'art et
d'expérience, je ne craindrai pas d'entreprendre des récits où seront
consignés le souvenir de la servitude passée et le témoignage du bonheur
présent. En attendant, ce livre, consacré à la mémoire d'Agricola mon
beau-père, trouvera dans le sentiment qui l’a dicté ou sa recommandation ou
son excuse.
(01) Tacit. Annal., IV, 34.