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Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
494 p.
C. Delagrave, 1871.
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE II
Juvénal. - Martial. - Stace. - Silius Italicus. - Valerius Flaccus.
§ I.
Les règnes détestables de Claude et de Néron virent naître un certain
nombre d'écrivains doués de talents remarquables, mais sur qui pesèrent
cruellement les misères de cette triste époque. Juvénal, Martial, Stace,
Silius Italicus, Valerius Flaccus n'étaient pas des poètes méprisables, bien
qu'il faille mettre les deux premiers bien au-dessus des autres ; les deux
Pline, Quintilien viennent immédiatement après les plus grands ; quant à
Tacite, il faut lui faire une place à part. Il est en dehors et au-dessus de
ses contemporains ; peut-être même au-dessus de Salluste et de Tite-Live.
Étudions d'abord les poètes, et, parmi eux, ceux qui nous présenteront un
tableau fidèle de cette société romaine devenue la proie du principat et des
vices qu'il amenait à sa suite. A ce point de vue, Stace n'est pas dépourvu
d'intérêt, mais qu'il est pâle et insuffisant auprès de Juvénal et de
Martial !
Suivant une biographie fort courte et parfois obscure attribuée à Suétone,
Juvénal (Decimus Junius Juvenalis) est né l'an de Rome 793 (après J.-C. 42).
Dodwell reporta sa naissance à l'an 791. De sa famille on ne sait rien :
suivant Suétone son père ou celui qui l'éleva (incertum filius an alumnus)
était un riche affranchi. Il naquit à Aquinum , ville des Volsques. Il vécut
plus de quatre-vingts ans, et assista aux règnes de Caligula, Claude, Néron,
Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus, Domitien, Nerva, Trajan, et mourut
sous Adrien. Le pouvoir absolu donnait ses fruits ; et quelques princes
honnêtes intercalés parmi des monstres, faisaient mieux sentir encore la
dureté de ces temps, où tout dépendait du caprice d'un seul. Juvénal étudia
l'éloquence, mais par goût, et sans ambition ; il ne se destinait ni à
l'enseignement ni à la vie publique. (Animi magis causa quam quod scholae se
aut foro praepararet.) Jusqu'à l'âge de quarante ans, il se livra à la
déclamation. J'ai dit ce qu'il fallait entendre par là. De tels exercices
prolongés jusqu'à un âge si avancé indiquent une passion véritable : aussi
le poète porta-t-il dans ses vers les habitudes et la couleur oratoires.
Presque tous ses contemporains reçurent la même éducation et s'adonnèrent à
cette rhétorique vide et ampoulée, puis la portèrent dans des sujets où elle
était froide et déplacée : Juvénal (et c'est là une part de son génie)
écrivit des satires. La satire est le genre démonstratif en vers. De là,
l'étroite convenance du sujet et du style. Il ne cessa de déclamer que pour
commencer d'écrire, et, quand il écrivit, il déclama encore. Suivant toute
probabilité, c'est sous Domitien qu'il composa ses premières satires, mais il
se garda bien de les lire en publie. Elles ne parurent que sous Adrien. L'une
d'elles, la septième, renfermait un trait piquant à l'adresse d'un histrion,
le pantomime Pâris, une des victimes de Domitien : des courtisans charitables y
virent une allusion à un acteur chéri d'Adrien, et le prince envoya le poète
en Égypte à l'âge de quatre-vingts ans, avec le titre de préfet d'une
cohorte ; il y mourut bientôt. Que dire des commentateurs, qui ne virent là
qu'une aimable plaisanterie du prince ? Il est vrai qu'il eût pu le faire
périr à Rome même.
Tel est l'homme. Il s'est tenu en dehors des événements de son temps, non
par indifférence, mais par prudence, je dirais même par dégoût, et il a
été néanmoins victime d'une de ces cruelles fantaisies impériales auxquelles
son obscurité eût dû le soustraire. Quant au poète, il a été en effet,
comme le dit Boileau, "élevé dans les cris de l'école." A-t-il
poussé jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole ? Qu'on lise Tacite, Suétone,
Martial. Voyons l'oeuvre.
Les satires de Juvénal sont au nombre de seize (01), et les grammairiens
anciens les distribuaient en cinq livres, division abandonnée depuis. La
seizième sur les avantages de l'état militaire est d'une authenticité
douteuse : elle est cependant fort ancienne, car Servius et Priscien en citent
quelques expressions, et l'attribuent à Juvénal.
Je vais indiquer brièvement le sujet de chacune de ces satires.
Dans la première, qui est une véritable préface, Juvénal expose les
motifs qui le poussent à écrire des satires. Il ne peut contenir sa bile
devant les infamies qu'il a sous les yeux ; il faut qu'elle s'épanche. S'il n'a
pas de génie, l'indignation lui dictera des vers. « Non, dit-il, non, les
siècles à venir n'ajouteront rien à nos dépravations : en fait de passions
et de vices, je défie nos descendants de trouver du nouveau. Tout vice est à
son comble et ne peut que baisser (02). Allons, toutes voiles dehors,
lançons-nous ! »
La deuxième, défectueuse dans sa composition, est une peinture des
hypocrites "qui font les Curius et dont la vie est une éternelle
bacchanale."Le poète y ajoute un tableau des vices des grands, vices qui
s'étalaient au grand jour.
La troisième, représente au vif la Rome de Domitien, envahie par les
aventuriers grecs, n'offrant aucune sécurité à l'honnête homme pauvre.
La quatrième a pour titre le turbot. C'est le récit de la délibération
du Sénat sur la manière dont il fallait faire cuire un magnifique turbot
offert à Domitien.
La cinquième est consacrée aux parasites, vieille industrie qui se
modifiait suivant les moeurs du jour et la bassesse de ceux qui l'exerçaient.
La sixième, qui n'a pas moins de 661 vers, a pour sujet les femmes.
La septième énumère toutes les misères des gens de lettres.
La huitième a pour sujet la noblesse.
La neuvième est une peinture des débauches romaines.
La dixième est intitulée : les voeux des hommes. Le poète montre combien
ils sont insensés le plus souvent.
La onzième a pour sujet le luxe des festins.
La douzième pourrait avoir pour titre: «l'amitié désintéressée. » Le
poète célèbre le retour de son ami Catulus et offre aux dieux un sacrifice.
La treizième a pour sujet "le remord".
La quatorzième traite de l'exemple, de son importance dans l'éducation des
enfants.
La quinzième est une peinture des superstitions, surtout de celles de
l'Égypte.
Enfin, la seizième expose les avantages de l'état militaire. Elle est
incomplète, assez froide, et l'authenticité n'en est pas certaine.
Il serait intéressant de connaître la date de la composition de chacune de
ces satires; mais on est réduit sur ce sujet à des conjectures. Suivant toute
vraisemblance, c'est dans un âge avancé que le poète écrivit les quatre
dernières, peut-être même la huitième sur la noblesse. Il y a en effet moins
d'âpreté, une sorte de tristesse plus douce, qui convient mieux à un
vieillard. Les autres durent être composées sous Domitien ou peu de temps
après. Le ton en est plus amer, il y a plus d'emportement, la déclamation,
proprement dite, s'y fait plus sentir. Quoi qu'il en soit, l'histoire de la
société romaine sous les empereurs est là. Juvénal a compris et rendu son
siècle ; il l'a vu et jugé en homme vertueux, indigné, en bon citoyen. Son
témoignage est accablant pour ses contemporains. Encore une fois, je ne puis
accepter pour lui le reproche d'exagération : la forme seule est excessive
parfois chez lui ; mais Dion-Cassius et Suétone sont les garants de sa
véracité... On leur adresserait le même reproche, s'ils n'étaient plats.
Demandons-lui donc ce qu'il a vu ; nous examinerons ensuite comment il l'a vu ;
quelle est la matière de son livre ; quelle en est la forme ?
POINT DE VUE OU SE PLACE JUVÉNAL.
Ce qui constitue l'originalité du poète satirique, c'est le point de vue
auquel il se place pour railler et flétrir les vices qu'il a sous les yeux.
S'il vit dans le monde, s'il se pique d'être ce qu'on appelle un honnête
homme, de savoir vivre, de garder dans sa mise, son langage, ses moeurs, ce
décorum qui distingue les gens bien élevés, de fuir tout excès choquant,
sans s'interdire pourtant les voluptés permises, il sera, comme Horace, une
sorte de moraliste mondain, qui raille les infractions au code des bonnes
manières. Esprit, grâce, vivacité sans emportement : voilà le ton du poëte,
qui fuit les grands mots, semble converser avec son lecteur, lui fait doucement
son procès, se le fait à lui-même à l'occasion. Comme il ne sent point
Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,
il ne s'indigne jamais, n'éclate jamais. Tout autre est Juvénal. Il voit
les Romains de son temps comme les aurait pu voir un Curius, un Dentatus. Il les
juge et les flétrit au nom des lois antiques abolies depuis quatre cents ans.
Il prend volontiers le ton que J.-J. Rousseau prête à Fabricius dans sa
fameuse prosopopée. Les moeurs romaines, au temps de la première guère
punique, voilà son idéal. Par là ,il se rattache à Lucilius : celui-ci a
représenté les vices de la civilisation pénétrant à Rome, le vieil esprit
de la république s'armant contre eux, disputant vaillamment le terrain.
Juvénal les représente vainqueurs, triomphants, ayant libre carrière, ne
songeant même plus dans l'enivrement de la victoire au vieil ennemi qui a
succombé. Il réveille ce fantôme e des antiques vertus, et le dresse
menaçant devant la corruption régnante. Dans ces orgies grandioses où les
descendants des Scipions et des Métellus se plongeaient, les statues des
ancêtres sur leur piédestal de marbre contemplaient l'abaissement de leur
postérité. Juvénal prête sa voix à ces témoins muets de tant de
turpitudes. Ce n'est plus un contemporain qui parle, c'est un homme d'autrefois
qui ne peut supporter ce qu'il a sous les yeux. Quelle force le poète ne
trouve-t-il point dans un tel point de vue ! Mais quelle prise peut-il avoir sur
les âmes ? Est-il juste d'exiger des sujets de Domitien les vertus des
concitoyens de Camille ? Le moraliste ne tiendra-t-il aucun compte de toutes les
révolutions survenues ? La république romaine pouvait-elle s'immobiliser et
durer telle qu'elle était au temps de Caton le Censeur ? Les changements
introduits peu à peu n'étaient-ils pas nécessaires, fatals, et quelques-uns
d'entre eux ne sont-ils pas une amélioration ? Ne faut-il pas distinguer entre
un luxe modéré, utile, et les effroyables prodigalités de quelques fous ? Un
vêtement chaud, moelleux, élégant même, est-il le signe d'une réelle
dépravation ?... Toutes ces questions et bien d'autres, le philosophe,
l'historien les pèsent, les examinent avec soin, non le poète. Tel n'est point
son rôle, telle n'est pas sa vocation. Ce n'est pas un débat contradictoire
qu'il ouvre, c'est un réquisitoire qu'il prononce. Il est l'accusateur public.
Rien ne trouve grâce devant ses yeux ; il repoussera même les circonstances
atténuantes. Suivons-le dans son oeuvre.
LA FAMILLE. - LA FEMME.
Ce qu'était la famille romaine dans les premiers siècles de la république,
chacun le sait. Pureté, dignité, majesté : voilà son caractère. Que de
vertus exigées et obtenues sans peine de la matrone, assise à son foyer,
filant la laine et élevant pour la république l'enfant en qui elle voit déjà
un citoyen romain et qu'elle vénère dès le berceau ! Quelle gravité dans
l'union des deux époux ! Le mariage, indissoluble pendant près de cinq cents
ans malgré le droit au divorce, maintient les fortes et pures traditions,
recrute l'État d'hommes libres élevés uniquement pour l'État, et s'impose
comme une obligation sacrée à tout citoyen. La femme est dans là main du mari
; la loi ne lui confère aucun droit ; c'est une esclave ; mais de quelle
vénération elle est entourée ! Elle a sa part dans la majesté du peuple-roi
: elle est la divinité du foyer ; elle ne quitte l'austère maison que pour
accomplir les rites religieux auxquels est attaché le salut de l'empire. Rien
d'impur ne blesse ses regards, n'approche d'elle, ne sort d'elle.
Voyez ce qu'elle est devenue au temps où Juvénal écrit. Il ne recherchera
point comment la femme a été peu à peu émancipée par les lois, comment le
divorce s’est introduit dans les moeurs, comment le mariage n'est plus qu'un
contrat ou une fantaisie de quelques jours, comment le célibat est devenu à la
mode, comment les moeurs inouïes des hommes ont avili les femmes, non ; c'est
l'historien qui marquera les étapes de cette dépravation : Juvénal peindra ce
qu'il a sous les yeux. Ce n'est plus dans l'intérieur de la maison qu'il faut
chercher la Romaine : elle se promène sous les portiques, aux rendez-vous de la
galanterie ; elle est au théâtre, où elle s'éprend des mimes, des chanteurs,
des joueurs de lyre ; elle est au cirque, où elle applaudit le gladiateur ;
elle s'attache à lui, pour lui quitte mari, enfants, patrie, avec lui
s'embarque pour l'Égypte. D'autres se font gladiatrices : « les voilà qui se
frottent d'huile comme les athlètes. Qui ne les a vues tirer au mur, creuser le
but à coups d'épée, le heurter du bouclier, observer enfin toutes les règles
de l'escrime. » Heureux le mari, quand elle n'éprouve pas la fantaisie de se
donner elle-même en spectacle dans l'arène, casque en tête, épée au poing !
La suivrons-nous aux mystères de la bonne déesse ? Ces saintes cérémonies
sont devenues des orgies monstrueuses. Dans les temples, elle invoque les dieux,
elle offre des victimes, consulte les aruspices, pour savoir si la harpe de
Pollion remportera le prix aux jeux Capitolins. Chez elle, elle ne sait que
faire, défaire et refaire son visage, échafauder sa chevelure. Malheur à
l'esclave maladroite qui aura disposé irrégulièrement une boucle rebelle ! «
Parmi ces dames, il y en a qui ont des bourreaux à l'année: frappez !
dit-elle, et, pendant ce temps, elle se pommade le visage, elle écoute les
propos de ses amies, elle examine une étoffe richement brodée d'or. Frappez
encore ! Et elle parcourt un long journal. Frappez toujours ! Mais les bourreaux
n'en peuvent plus.- Sors ! crie-t-elle à la victime d'une voix tonnante.
Justice est faite. » Ajoutez à ces occupations les pratiques de dévotion, les
pèlerinages imposés par les prêtres de B ellone, les immersions dans le Tibre
glacé ; puis, les conférences avec les vieilles femmes de Judée, ou les
aruspices d'Arménie, ou les sorciers chaldéens, et les fabricants de poisons
expéditifs. Voilà la vie de la dame romaine, voilà d u moins ce qu'on en peut
dire à un lecteur français. Le reste, il ne le devinera point ; il faut le
lire dans Juvénal. Demandons-lui d'où vient cette prodigieuse dépravation. Il
répond ce qu'aurait répondu le vieux Caton : « Jadis la médiocrité des
fortunes maintenait la chasteté de nos Romaines. Le vice n'osait entrer dans
ces pauvres demeures ; ce qui l'en repoussait, c'était le travail, les longues
veilles ; c'étaient ces mains de femmes, mains laborieuses, durcies à filer
les laines d'Étrurie ; c'était Annibal aux portes de Rome, et les citoyens
debout sur la porte Colline. Nous souffrons aujourd'hui des maux d'une longue
paix ; plus terrible que les armes, le vice s'est abattu sur Rome et venge
l'univers vaincu. Toutes les horreurs, toutes les monstruosités de la débauche
nous sont devenues familières du jour où périt la pauvreté romaine. Ainsi
sur nos sept monts se sont installées Sybaris, Rhodes, Milet, et cette folle
Tarente, au front couronné de fleurs, aux lèvres humides de in. C'est
l'argent, l 'argent immonde, qui le premier importa chez nous les moeurs
étrangères ; c'est l'enivrante richesse, le luxe avec ses honteux raffinements
qui a brisé notre vieille énergie."
Sa pensée revient sans cesse à ces temps de l'heureuse simplicité, non
qu'il poursuive l'effet du contraste, mais parce que son esprit violent ne voit
et ne veut que les extrêmes (03).
LE ROMAIN.
Voyons maintenant le Romain. Ici, encore, il faudra singulièrement adoucir
les traits du tableau : il y a telle satire dont on ne peut même dire le titre.
- Ce qui maintenait les anciennes moeurs, c'était la vie publique. Le Romain
soldat, agriculteur, jurisconsulte, toujours aux armées ou dans les champs, au
forum, au sénat, aux tribunaux, était absorbé par ses devoirs de citoyen ; ce
que nous appelons aujourd'hui la vie privée était encore l'accomplissement
d'un devoir public. "Quel vide le jour où la chose de tous devint la chose
d'un seul, le jour où, le fouet à la main, César fit trotter devant lui le
docile troupeau des citoyens de Rome (04) !" L'oisiveté imposée à ces
hommes dont la vie était si pleine ! ils se jetèrent en désespérés dans
tous les vices. Juvénal a bien entrevu la cause réelle de la dégradation dont
il était témoin, mais il était défendu, même sous les bons empereurs, de
parler de la liberté. Il sait bien cependant qu'elle était la gardienne des
anciennes moeurs. «Depuis longtemps, depuis que nous n'avons plus de suffrages
à vendre, ce peuple ne s'inquiète plus de rien ; et lui qui jadis distribuait
les commandements militaires, les faisceaux, les légions, tout enfin,
maintenant il n'a plus de prétentions si hautes. Son ambition s'est réduite à
ces deux choses : du pain, des jeux au cirque. "C'est Juvénal qui a
trouvé la formule de l'Empire : Panem et circenses.
Tel est le peuple, ce qu'il appelle "la tourbe des enfants de
Rémus" (Turba Remi). Que sont devenues les hautes classes de la
société ? C'est sur elles que pèse plus lourdement le joug. C'est parmi les
héritiers des grands noms que César choisit ses victimes (05). Condamnés à
l'oisiveté, ne sachant s'ils ne seront point égorgés demain, les descendants
des nobles familles cherchent dans le tumulte d'une vie d'orgies à oublier ce
qu'ils ont perdu et ce qu'ils peuvent perdre à tout moment. Les uns se font les
courtisans de Domitien, et il les convoque pour délibérer sur le sort d'un
turbot. Ils font antichambre, tandis que le poisson est introduit. Enfin ils
entrent à leur tour : "sur leur face réside cette pâleur naturelle à
ceux que Domitien honore de sa redoutable amitié. Car, com ment s'y prendre
pour ne pas irriter un tyran ombrageux avec lequel on risquait sa tête à
parler du beau temps, de la pluie ou des brouillards du printemps. Celui-ci se
sent menacé : il se déshonore pour sauver sa vie ; il descend dans l'arène.
Mais le Néron chauve a déjà destiné sa tête au glaive. Cet autre échappera
: pour n'être point victime, il s'est fait bourreau, mais avec douceur. Il
devine les sentences de mort qui couvent dans l'âme du maître, et d'un mot
glissé à l'oreille, il fait couper la gorge aux gens.» Mais toutes ces
bassesses, toutes ces infâmes complaisances sont souvent perdues. Le maître
préfère à ces porteurs de grands noms les affranchis, les étrangers venus à
Rome pieds nus, qui ont exercé les plus vils métiers, et sont prêts à tout.
Il trouve en eux plus de docilité, moins de scrupules, plus d'empressement à
servir ses défiances et sa haine contre ces patriciens qui flattent la
créature de César et la méprisent.
Juvénal n'a peut-être pas compris ce penchant du despote à s'entourer de
vils ministres, qui reçoivent de lui tout leur éclat, à qui on peut tout
demander, et qui ne refuseront aucun office. Il s'indigne de voir ces basses
figures rangées autour de César ; il réclame cet honneur pour les vrais
Romains, les fils des Scipions et des Métellus ; il peint en termes énergiques
et désolés l'abaissement des grandes familles ; tel patricien réduit à se
faire entrepreneur de vidanges ; tel autre tenant un établissement de bain, un
Corvinus faisant paître les brebis d'autrui ! Il montre les nobles, "les
fils des Troyens" disputant au peuple en tunique, à la porte d'un insolent
parvenu, la sportule qui nourrira leur famille ; des préteurs, des tribuns,
voyant passer devant eux un misérable affranchi ; un vieux citoyen romain,
forcé de céder sa place au théâtre au fils d'un prostitueur né dans un
mauvais lieu. Tout cela le révolte, et avec raison, mais c'était la
conséquence naturelle de la révolution accomplie dans la vie politique des
Romains. Le poète s'indigne du pouvoir que donne l'argent ; il s'étonne qu'on
n'ait pas encore élevé de temple au dieu Écu ; il attribue à ce culte de la
richesse tous les vices qu'il a sous les yeux : c'est confondre l'effet avec la
cause. L'argent ne devient une puissance énorme que dans les sociétés où il
n'y a plus rien pour lui faire contre-poids. Donnez aux âmes une nourriture
plus noble et elles dédaigneront celle-là.
Quant aux occupations des Romains de ce temps, je n'en dirai que peu de
chose. La vie privée ne gagne point ceux qui ont perdu la vie politique. L a
famille, c'était l'État en petit ; plus d'État, plus de famille. Le mariage
ruiné par l'extrême facilité du divorce est une fantaisie ou une
spéculation. Les époux se livrent chacun de leur côté aux vices qu'ils
préfèrent. Liberté réciproque absolue, indifférence complète. Plus de
foyer domestique. Que devient l'enfant ? Qu'on lise dans Tacite (Dialogue des
orateurs, §§ 28 et 29) l'éloquent parallèle entre l'éducation d'autrefois
et celle de son temps. Je le résumerai en deux mots. Jadis on voyait dans
l'enfant un citoyen : on ne voit plus en lui qu'un embarras. C'est à Juvénal
qu'il faut demander ce que devient ce pauvre être abandonné par ses
protecteurs naturels au plus vil des esclaves de la maison. La Satire XIVe sur l
'Exemple, nous montre la dépravation transmise par les pères aux enfants.« Si
ce vieillard s'abandonne aux funestes entraînements du jeu, son fils qui porte
encore au cou la bulle d'or joue déjà comme lui : voilà sa petite main qui
s'arme aussi d'un cornet. Et cet autre jeune garçon, sa famille peut-elle
espérer de lui des sentiments plus élevés que ceux de son père, quand on le
voit déjà savant dans l'art de préparer les truffes et capable de faire nager
des champignons et des becfigues sur une sauce de sa façon ! Cette science lui
vient de son père, un vieux polisson, un goinfre à cheveux blancs. Le pauvre
enfant n'a que sept années, toutes ses dents ne sont pas encore repoussées;
mais quand tu l'entourerais des maîtres les plus graves et les plus barbus,
toujours il lui faudra une table somptueuse ; sa cuisine doit soutenir l'honneur
de sa maison.»
Et la jeune fille, que lui enseignera sa mère ? « Peux-tu espérer de la
fille de Larga qu'elle soit une honnête femme, elle qui, pour te nommer tous
les amants de sa mère, rien pourrait expédier la liste sans reprendre haleine
jusqu'à trente fois ? Vierge encore, elle était déjà la confidente de sa
mère, maintenant c'est sous sa dictée qu'elle écrit ses billets doux ; et
elle les fait porter à ses amants par les mêmes drôles dont s'est servie sa
mère.»
Voilà les exemples que l'enfant a sous les yeux, l'éducation qu'il reçoit
: ainsi le vice pénètre dans son âme appuyé d'une imposante autorité. Il
n'a qu'à ouvrir les yeux pour recueillir des leçons empoisonnées. Que si le
père de famille songe à lui inculquer quelques maximes, il ne lui recommandera
qu'une seule chose : gagne de l'argent. Que tous les moyens te soient bons pour
cela. « Aie toujours à la bouche cette pensée du poète, pensée vraiment
digne des Dieux et de Jupiter même : comment vous vous êtes enrichi, c'est ce
dont nul ne s'inquiète ; l'essentiel, c'est de s'enrichir. Voilà ce que nos
vieilles nourrices enseignent aux petits garçons, qui se traînent encore à
quatre pattes, voilà ce que « savent toutes les petites filles avant
d'apprendre leurs « lettres. » Quels fruits sortiront d'une telle éducation?
On le devine sans peine. Il dépassera son maître, ce jeune écolier si bien
formé : on le verra, la main sur l'autel de Cérès, vendre de faux
témoignages. S'il épouse une femme riche, il l'étranglera pendant son sommeil
pour en hériter ; enfin il trouvera un jour qu'il est bien fâcheux d'attendre
l'héritage paternel, et il se débarrassera de son père trop obstiné à
vivre. Ah ! tu te récrieras en vain, en vain tu soutiendras que tu ne lui as
pas enseigné cette morale. Si, cette perversité lui vient de toi. Celui qui
par ses leçons met au coeur de son fils l'amour des grandes fortunes ; celui
dont les sinistres conseils ont fait d e lui un homme avide, en lui laissant
toute liberté de s'enrichir par la fraude, celui-là, en lui lâchant la bride,
l'a engagé dans la carrière : une fois lancé, tes cris ne l'arrêteront
point, il va, passe la borne, et ne t'écoute plus. Nul ne croit que ce soit
assez de s'en tenir aux fautes qu'on lui permet : on s'accorde toujours plus de
licence. Quand tu dis à ce jeune homme que donner à un ami est une sottise,
que c'en est une aussi de soulager la pauvreté d'un de ses proches, de le tirer
de la misère, du même coup tu lui apprends le vol, l'escroquerie ; tu lui
enseignes à acquérir au prix de tous les crimes ces richesses dont l'amour te
dévore (06).» Ah ! C'était un tout autre langage que tenaient à leurs
enfants ces héroïques vieillards qui, brisés par l'âge, après avoir
traversé les batailles des guerres puniques, ou bravé le farouche Pyrrhus et
l'épée de ses Molosses, recevaient de la république en récompense de tant de
blessures un ou deux arpents de terre ! Le poète se reporte toujours par la
pensée à cet âge d'héroïques vertus, si différent du siècle où il vit.
Il se plaît à les opposer l'un à l'autre : l'antithèse est terrible,
écrasante pour les contemporains. Il n'exige pas de ceux qui ne sont plus
citoyens, "qui ne sauraient tenir le langage d'une âme libre, et sacrifier
leur vie à la vérité" qu'ils soient semblables aux vieux Romains de la
république. Non : qu'ils aient leurs vices, qu'ils en soient la proie, mais
qu'ils respectent au moins celte chose sacrée, l'enfance. « On ne saurait trop
respecter l'enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à
l'innocence de ton fils, et qu'au moment de faillir, la vue de ton enfant vienne
te préserver. »
LA VILLE.
Voilà la famille romaine: c'était autrefois Rome tout entière, car
l'étranger n'y pénétrait point, si ce n'est comme esclave. Les temps sont
changés : la moitié de la population est étrangère. En vain quelques
empereurs ont essayé d'arrêter les flots de cette invasion ; l'impulsion
donnée par César se poursuit. Depuis longtemps les barrières vermoulues de la
cité jalouse sont tombées, et tous les vaincus, pêle-mêle se précipitent
dans son enceinte. Nous ne sommes pas loin du temps où l'édit de Caracalla
étendra à tous les peuples le titre de citoyen romain. Puis ce seront des
empereurs sortis de tout pays qui viendront prendre à Rome le diadème des
Césars; les uns venus du fond de la Germanie, les autres de l'Espagne, ceux-ci
apportant avec eux les moeurs de l'Orient, ce cortège de despotes asiatiques,
ces costumes étranges, ces pratiques et ces superstitions extraordinaires. Un
immense défilé de tous les peuples se prépare ; et tous se dirigent vers
Rome, que chacun d'eux occupera à son heure. En attendant, c'est le Grec qui
pullule dans la ville des Césars, non le Grec de l'Attique ou du Péloponnèse,
mais celui de la Syrie, de l'Égypte, des îles de l'Asie Mineure, le Grec
façonné depuis longtemps à la servitude, sans traditions nationales, sans
foyer, aventurier spirituel et hardi, qui vit des vices d'autrui et, comme le
vautour qui sent le cadavre, afflue aux lieux où fermente la corruption.
Juvénal les a vus à l'oeuvre, ces subtils agents de corruption, il a
compris leur rôle, et senti leur force, il en est effrayé. Il nous montre u n
de ses amis, Umbritius, vieux citoyen romain, qui émigre de Rome, laisse sa
patrie en proie à cette lie grecque, se reconnaît incapable de disputer la
place à ces parasites qui ont fait main basse sur tout. Le moyen qu'un rustique
enfant de Romulus le dispute à ces Grecs si fins, si vils, si souples ! Se
fera-t-il comme eux coureur de dîners ? Il n'a pas l'esprit assez vif, assez
amusant ; il ne sait pas comme eux flatter impudemment ; il lui reste un fonds
d'honnêteté et de pudeur qui le gêne, l'empêche de plaire et de réussir. «
Le Grec au contraire, le voilà au coeur des grandes maisons, bientôt il en
sera le maître. Esprit prompt, aplomb imperturbable, parole facile, plus rapide
que celle de l'orateur Isée, ils ont tout pour eux. En voici un : quelle
profession lui supposes-tu ? Toutes celles que tu peux désirer, c'est un homme
universel. Grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure,
saltimbanque, médecin, sorcier, un Grec, quand il a faim, sait tous les
métiers. Tu lui dirais : Monte au ciel, il y monterait (07). »
Avec de telles gens point de concurrence possible pour le Romain. En vain il
aura respiré dés son enfance l'air du mont Aventin, et se sera nourri des
fruits de la Sabine, le patron préfère aux clients indigènes, lourds et mal
appris, cet étranger aux aimables manières, au langage mielleux, qui offre ses
services pour tout faire, et qui sait flatter comme personne. Les voilà donc
reçus dans les riches maisons. Ils en chassent bientôt le vieux client, qui
était un ami des anciens jours. « Pour cela, il suffit de laisser tomber dans
l'oreille crédule du maître une goutte, une seule, du venin particulier à
leur nature, à leur pays : aussitôt il me fait déguerpir. » Le Grec reste
maître de la place, il corrompt la mère de famille, la fille jeune et chaste,
le jeune époux adolescent. Par là, il se rend maître des secrets de la maison
et se fait craindre. Belle et énergique peinture qui fait songer à Tartufe.
Voilà les successeurs des Romain, les nouveaux clients qui réduisent les
anciens à la misère, les forcent d'émigrer en province ou de soutenir sans
espoir une lutte inégale : ainsi doit disparaître peu à peu le vieil
élément romain. Quel métier faire, quand partout à l'entrée de toutes les
industries on rencontre le Grec ? Celui de parasite est hideux, dangereux même,
et ne rapporte plus rien ; celui de ministre des débauches des grands est plus
avantageux, mais il y a telles ignominies dont tout le monde n'est pas capable.
Il reste celui de poète, de rhéteur, de grammairien.
LES GENS DE LETTRES.
Les poètes, ils n'ont d'espoir que dans la munificence de César. Quel
César ? on ne sait, peut-être Adrien. Un grand nombre, et des plus en renom,
vont ouvrir des bains à Gabies, des boulangeries à Rome, ou se font crieurs
publics. Il y avait autrefois des Mécènes, et Martial semble croire que, s'il
y en avait encore, il naîtrait des Virgile.
Sint Mecenates, non deerunt, Flacce, Marones.
Mais c'est une race disparue. Les riches aujourd'hui font un autre usage de
leur argent. Ils prêteront au poète qui veut faire une lecture publique
quelque vieille salle délabrée, et même quelques affranchis pour applaudir,
mais c'est le lecteur qui devra faire les frais des banquettes, de l'estrade,
des fauteuils loués pour la circonstance. Quant au prétendu Mécène, sa
bourse, fermée au poète, s'ouvre pour la courtisane Quintilla ; ou bien il
fait l'emplette d'un lion apprivoisé qu'il faut gorger de viande. « Peut-être
après tout cette grosse bête est-elle moins dispendieuse à nourrir qu'un
poète : un poète, ça doit manger plus qu'un lion (08) »
Voyez Stace, le poète chéri, à la mode ; quelle joie dans la ville quand
il annonce une lecture de sa Thébaïde ! On le couvre d'applaudissements : «
Oui, mais il crève de faim, s'il ne réussit à vendre au comédien Paris son
Agavé encore vierge de toute publicité.»
Qu'on s'étonne après cela de la stérilité des muses latines ! Il faut
avoir bien dîné pour faire de beaux vers. Mais que tirer de son cerveau, quand
on a faim, quand on a froid, quand on se demande où dînerai-je ? où
pourrai-je me procurer une couverture ? - Et les avocats ? « Leur faconde ronge
comme un soufflet de forge, on voit le mensonge écumer sur leurs lèvres. Et
que leur en revient-il ? La fortune de cent avocats vaut juste celle du cocher
Lacerna de la faction rouge. » A quels misérables expédients ils ont recours
! Les chalands vont de préférence aux avocats de grande naissance qui ont des
statues d'aïeux dans leur atrium ou qui mènent grand train. Aussitôt de
pauvres diables, pour jeter de la poudre aux yeux et attirer la pratique,
étalent un luxe emprunté, louent des esclaves, des bijoux, de l'argenterie,
une robe de pourpre, et à la fin font banqueroute. C'est un préjugé tout
puissant. « On n'est guère éloquent avec un habit râpé. Est-ce qu'un pauvre
hère comme Basilus oserait se permettre de jeter aux genoux des juges une mère
éplorée ? Il plaiderait à ravir qu'on le trouverait insupportable. »
Plus misérable encore est le rhéteur qui forme les avocats. C'est peu
d'avoir à subir les éternels refrains de ses élèves, les vieilles
déclamations qu'ils chantent sur le même ton : on refuse de le payer. "Eh
! qu'ai-je appris? C'est cela ! on s'en prend au professeur ! Est-ce ma faute,
si cet âne n'a rien qui lui batte sous la mamelle gauche ? » - Ah ! l'on ne
marchande pas avec les musiciens ou les chanteurs, Chrysogonus et Pollion, ni
avec le maître d'hôtel qui dresse un festin, ni avec le cuisinier qui le
prépare. « Mais ce qui coûte le moins à un père, c'est l'éducation de son
fils. » Quel respect inspirent à leurs élèves des maîtres ainsi traités,
réduits à citer en justice, pour obtenir payement, les parents récalcitrants
? On en a vu que leurs écoliers battaient ! - « Dieu ! faites qu'aux ombres de
nos ancêtres la terre soit douce et légère ; que sur leurs urnes
s'épanouisse le safran parfumé : qu'elles se couronnent d'un éternel
printemps : car ils voulaient que pour l'enfant le maître qui l'instruit fût
aussi révéré qu'un père, »
LE STYLE.
Telle est la matière du livre. Encore une fois, il faut croire à la
véracité de Juvénal ; il n'a rien inventé. Il aurait pu dire comme
Labruyère : «Je rends à mon siècle ce qu'il m'a prêté. » Ce qui lui
appartient en propre et constitue son génie, c'est la forme qu'il a donnée à
son oeuvre. Presque tous les critiques la jugent excessive, et ne voient en ce
poète qu'un déclamateur. Il faudrait pourtant s'entendre sur ce mot, qui
n'avait pas autrefois le sens qu'il a aujourd'hui. Il n'y a pas un écrivain
romain qui ne se soit livré à l'exercice de la déclamation : Cicéron
déclama jusqu'à son dernier jour. Mais Cicéron était un orateur, et Juvénal
écrit en vers ? Eh quoi ! ignore-t-on les rapports étroits qu'il y a entre
l'éloquence et la poésie ? Qu'est-ce que les Philippiques de Cicéron, la
deuxième notamment, celle que préférait à tout Juvénal, sinon une
déclamation virulente contre Antoine ? Juvénal a fait en vers ce que Cicéron
avait fait en prose. Par là il a donné à la satire une nouvelle forme, la
forme oratoire, déclamatoire si l'on veut, les mots importent peu : ce qui
importe, c'est d'examiner si cette forme nouvelle, créée par lui, est en
rapport avec le sujet à traiter. Il est difficile de ne pas l'avouer.
En présence des monstruosités de ce temps, qui comprendrait une satire
légère, spirituelle, moqueuse ? le ridiculum d'Horace est charmant, mais il ne
serait pas de mise ici, il faut autre chose. Juvénal l'a compris, ou plutôt,
son propre tempérament lui a révélé la forme que réclamait l'oeuvre. C'est
un génie original, le premier des satiriques de tous les temps, de tous les
pays. Plus d'une fois on sent l'art et même l'artifice dans son style, mais le
ton général est si vrai, la couleur si exacte, que les affectations de détail
sont emportées dans le mouvement puissant qui pousse le style. Là, en effet,
est le secret de sa vraie force : sa diction n'a rien de maigre et de haché :
elle est large, abondante : il vogue à pleines voiles (totos pande sinus).
Ne demandez pas à des écrivains de cette trempe l'exquise mesure, la gradation
des nuances ; ces qualités sont incompatibles avec celles qu'ils possèdent. Le
souci des détails, la recherche du fini ralentiraient l'élan impétueux de la
verve. Il y a dans ce style des taches nombreuses, bien des scories mêlées à
l'or pur, mais il empoigne le lecteur, et le maîtrise. Parfois la pensée est
pauvre, vulgaire, la philosophie d u moraliste tourne au lieu commun (09), mais
l'expression reste forte ; les contrastes dramatiques, les antithèses
éloquentes relèvent l'idée et lui donnent un relief saisissant. Sa qualité
dominante, c'est le don de peindre. Il est vrai qu'aucun scrupule de pudeur ne
l'arrête : mais ce n'est pas à la crudité des termes, à la précision
impudente des détails qu'il doit sa force. Elle est dans la vigueur de la
composition, dans le souffle qui anime toutes les parties, et qui n'est autre
chose qu'une indignation généreuse. Je ne connais guère dans aucune langue de
tableau plus vigoureusement dessiné que celui de la chute de Séjan (Sat. X).
Quelle sobriété et quel éclat dans les vers consacrés à Messaline et à
Hippia (Sat. VI) ! Et que l'on ne croie pas que le poète ne saurait prendre un
autre ton que celui de l'invective. Voyez (Sat. XI) l'image des anciennes moeurs
romaines : quelle vérité, et quelle éloquence triste ! De telles peintures
reposent agréablement, et font estimer le poète. Rarement il moralise, mais
quand il le fait, c'est dans un style élevé, grave (10). Il n'emprunte à
aucune école sa philosophie ; on voit même qu'il a peu d'estime pour les
représentants du stoïcisme qu'il accuse d'hypocrisie : mais sa parole n'en a
que plus d'autorité. C'est le langage d'un honnête homme, convaincu, qui n'a
point de théorie à exposer.
MARTIAL.
n pourrait à
l'aide de Martial compléter la peinture des moeurs romaines esquissée dans ses
grands traits par Juvénal. Mais si on lit Martial, on est embarrassé pour en
parler. Qu'il se contente donc d'une petite place auprès de son illustre
contemporain et fort au-dessous.
Martial (M. Valerius Martialis) est né en Espagne, à Bilbilis, vers l'an 43
après Jésus-Christ, sous le règne de Claude, et il est mort en Espagne âgé
environ de soixante ans, sous le règne de Trajan. Il vint à Rome vers l'âge
de vingt ans, pour y faire son droit, comme nous dirions aujourd'hui ; mais la
jurisprudence n'était pas son fait, pas plus que l'éloquence : il se mit à
faire des vers, des petits vers, comme on disait au dix-huitième siècle. Il en
fit pendant trente-cinq ans, puis il retourna dans sa patrie où il en fit
encore, y épousa une femme d'une certaine fortune, mais s'y ennuya
profondément et y mourut peu de temps après. Pourquoi abandonna-t-il Rome,
âgé de cinquante-cinq ans, pour aller s'enterrer à Bilbilis ? Parce que
Domitien venait de périr, Domitien le protecteur, le héros, le dieu de
Martial, Domitien qui l'avait fait tribun, lui avait accordé le droit de trois
enfants (jus trium liberorum).Le poète s'était rabattu sur Nerva, puis
sur Trajan : pour toucher le coeur de ces princes, il avait insulté la mémoire
de son dieu Domitien ; mais ils avaient été sourds à ses éloges, ils avaient
méprisé ses palinodies injurieuses, et Martial, n'ayant plus ni pensions ni
gratifications, était allé mourir en Espagne. On le voit, c'est un assez
triste personnage. Il est difficile de comprendre comment l'auteur anonyme du
Martial de la collection Lemaire a pu trouver tout naturel le rôle d'un poète
adulateur de Domitien. Mais il n'a loué dans ce prince que ce qui était digne
d'éloges, les spectacles qu'il donna, les embellissements de Rome, les lois en
faveur des jeunes enfants que des infâmes mutilaient ou prostituaient ? Si
c'est là tout ce que Martial a vu de Domitien, il avait la vue courte :
Suétone a vu bien d'autres choses, et Juvénal en a rappelé quelques-unes.
Mais on ne peut pas même lui laisser cette misérable excuse. Qu'on lise
l'Épigramme 71 du livre IX, on verra que Martial est très heureux de vivre
sous un si bon prince : "aucune cruauté, aucune violence armée : on peut
jouir d'une paix et d'une joie assurées." Enfin l'avènement de Nerva et
de Trajan fut salué avec des cris de joie, des actions de grâces aux dieux par
tout ce qu'il y avait encore d'honnête à Rome ; tout le monde y gagna, Martial
seul y perdit. Il a bien d'autres traits dans sa vie qu'on pourrait relever, et
qui ne sont pas à son honneur : ce rapprochement suffit.
C'est un poète de cour, prêt à chanter ce que l'on voudra, et qui l'on
voudra. Il lui manque le sens moral ; il est tour à tour insolent et bas ; il
se croit des envieux, et s'enfle d'orgueil; tournez la page, il mendie une toge,
et s'aplatit. Il célèbre les vertus et les grâces de sa femme ; un peu plus
loin il écrit telle épigramme qui les déshonore tous deux. De l'esprit, une
certaine intelligence du faible des gens. Il tourne à Pline, dont il connaît
la vanité et l'austérité, un compliment fort habile, le comparant à la fois
à Cicéron et à Caton. Pline lui paye son voyage pour retourner en Espagne, et
lui rédige une petite oraison funèbre très convenable. Qui sait ? se dit-il,
les vers de Martial dureront peut-être, et me voilà immortel. En tous cas je
dois lui savoir gré de l'intention. Il écrit à presque tous les hommes
illustres de ce temps-là : il ose s'adresser à Juvénal ; il encense
Quintilien; il se pâme d'admiration devant le génie puissant du pauvre Silius
Italicus ; mais il n'ose aborder Tacite. En somme, un composé d'esprit et de
bassesse, d'arrogance et de platitude. Il a vécu à Rome pendant trente-cinq
ans dans la mauvaise société, moitié parasite, moitié frondeur, et de ce
qu'il a fait, vu et entendu, il a tiré quinze cents épigrammes. C'est
beaucoup.
L'épigramme était fort à la mode depuis Catulle, le créateur du genre. Ce
petit poème est plus ou moins à la portée de tout le monde : il n'exige
qu'une fort médiocre culture intellectuelle, et quelque peu de piquant dans
l'esprit. Les gens du monde tournaient des épigrammes plus ou moins malicieuses
qui couraient dans les salons sous le couvert de l'anonyme : on en gravait sur
les murs, on en répandait au théâtre contre l'empereur, parfois même on en
mettait jusque sur le socle de sa statue. Dans tous les temps les Romains ont eu
un goût particulier pour l'épigramme, et ils y réussissent assez bien. S'ils
n'ont pas la grâce des Grecs, ils l'emportent par le mordant. Martial est le
représentant le plus complet du genre.
Nous avons en tout de lui quinze livres d'épigrammes : le premier et les deux
derniers ont seuls un titre particulier. Sur les Speclacles, Cadeaux, Envois (de
Spectaculis, Xenia, Apophoreta). Le poète célèbre les moindres détails
des jeux donnés par l'empereur, sa magnificence, sa justice, sa bonté, et
toutes les vertus qu'il n'eut jamais. Il le loue d'avoir mis sur la scène une
représentation exacte de la fable de Pasiphaé (XV) et du supplice de
Lauréolus cloué sur une croix! Les deux livres Xénia et Apophorela sont des
devises à joindre à de petits cadeaux. L'auteur y fait preuve de connaissances
gastronomiques assez étendues. C'est une poésie dans le genre des petits vers
de Benserade ou autres faiseurs de devises pour les bonbons de la reine.
Laissons cela, et voyons le reste.
C'est une peinture de la société dans laquelle vivait Martial. Quelle
société ? Celle que vous retrouverez dans tous les temps, la société des
gens qui s'accommodent toujours du gouvernement, quel qu'il soit, de l'état
social, quel qu'il soit, et qui songent à passer la vie le plus agréablement
possible. L'attrait d u plaisir est le seul lien qui unisse entre eux les
membres de cette association ; on n'y est point exclusif, la haute noblesse y
coudoie la bourgeoisie, et celle-ci ne repousse point le peuple. Les uns
apportent leur argent, d'autres leur esprit, d'autres leur personne, dans le
sens le plus étendu da mot. Les gens de moeurs austères en sont seuls exclus ;
ou plutôt s'en excluent eux-mêmes. A Rome, cette association tacite de gens
qui se convenaient était fort étendue. Elle renfermait des sénateurs, des
chevaliers, des affranchis, des histrions, des musiciens, des matrones, des
courtisanes, des parasites. Il se formait bientôt une chronique scandaleuse ;
chaque jour fournissait son histoire dont le héros ou l'héroïne variait, mais
le fonds était presque toujours le même. Voilà le milieu dans lequel a vécu
Martial, voilà les originaux qu'il a eus sous les yeux. C'est là qu'il a
puisé la matière de son oeuvre. Les cancans obscènes y tiennent une grande
place : c'était la monnaie courante de la conversation. On a prétendu qu'il
avait peu réussi dans ce genre, et l'on a voulu lui en faire un titre
d'honneur, comme s'il était digne de plus nobles sujets ! Je croirais plutôt
que c'est la partie la mieux réussie de son livre, et j'en conclus que c'était
celle qui l'attirait le plus. Qu'un ami l'invite à laisser là ces bagatelles,
à tenter quelque grand ouvrage, il s'esquive, et répond par une demande
d'argent dissimulée sous une pasquinade. « Soyez pour moi un Mécène, et je
serai un Virgile (11). » C'est une pensée qui lui
est chère. Il s'imagine qu'il suffit de renter un écrivain pour qu'il ait du
génie. Tel qu'il est, il s'estime infiniment. On lit ses livres jusqu'à Vienne
; tout le monde s'en repaît, un vieillard, «jeune homme, enfant, jeune femme
chaste, sous l'oeil de son sévère mari (12)». Si
cela est vrai, quel jour sur les moeurs du temps ! Tel qu'il est, on conserve
encore un peu d'indulgence pour lui : il a écrit deux ou trois fort jolies
pièces sur la campagne ; il y a là un sentiment vrai, celui du citadin que le
bruit, la boue, la fumée, la cuisine et toutes les immondices de Rome, viennent
à écoeurer, et qui se représente les frais ombrages baignés d'air pur, les
bons paysans, les belles filles de la campagne honnêtes et douces, et la
basse-cour et la paix (13).
Il alla retrouver en Espagne ces biens trop méprisés, mais il était trop
tard, il ne pouvait plus vivre hors de Rome : les palais blasés, brûlés par
des mets épicés, des boisons de feu, ne peuvent supporter autre chose. Il ne
fit que languir, peu estimé de ses compatriotes, et mourut bientôt.
Il a dit lui-même de ses épigrammes : « Il y en a de bonnes, il y en a de
médiocres, les mauvaises sont en plus grand nombre. » On ne petit que
souscrire à ce jugement. En général ce qui lui manque, c'est la grâce. Les
épigrammes satiriques, surtout celles qu'on ne peut citer, ont un relief
remarquable ; les autres, plus innocentes, manquent de naïveté. On sent le
travail, l'effort pénible pour trouver le trait de la fin ; parfois il est
longuement préparé, amené, et arrive enfin tout froid ; on l'avait deviné
dès le premier vers. En général, la facilité n'est pas la qualité dominante
du poète : peut-être était-il heureusement doué dans sa jeunesse, mais quel
talent résisterait à un pareil exercice continué sans interruption pendant
quarante années ? Cette recherche incessante de l'effet tue toute imagination,
toute verve : le procédé remplace l'inspiration. Je reconnais cependant
volontiers que la langue, bien que tourmentée, reste pure ; la diction est
laborieuse, mais généralement correcte. Les tours sont vifs, variés,
l'expression assez nette.
STACE.
Stace (P.Papinius
Statius) fut contemporain de Martial, et c'est peut-être le seul personnage
important dont celui-ci ne parle pas. On a supposé avec quelque raison que
Martial en était jaloux : tous deux en effet étaient courtisans ; tous deux
aspiraient à l'honneur d'être des poètes officiels, tous deux y réussirent
en partie. Martial fut nommé par Domitien tribun, il obtint le Jus trium
liberorum et une maison de campagne. Stace de son côté fut plusieurs fois
vainqueur dans les concours de poésie établis par Domitien, reçut de lui un
domaine, et de plus eut l'honneur d'être invité à la table du prince avec des
sénateurs et des chevaliers romains ; enfin il possédait au plus haut degré
le don de l'improvisation, et l'empereur lui commanda plus d'une fois de petites
pièces de circonstance : il n'est pas téméraire de supposer que Martial en
ressentit quelque dépit. Nous voilà bien loin d'Horace et de Virgile. Les
moeurs de cour règnent ; ce n'est plus l'émulation qui stimule les poètes,
ils se font concurrence.
Le père de Stace qui fut, dit-on, le précepteur de Domitien, reçut du prince
de grandes marques d'honneur, et donna à son fils l'éducation la plus propre
à en faire un poète de cour. Stace parcourut cette carrière avec succès;
mais il rêva en même temps une gloire plus haute, celle de l'épopée.
C'était une âme douce, affectueuse, un esprit studieux, un travailleur
infatigable. Marié fort jeune et par amour à la veuve d'un musicien, il ne se
consola point de n'avoir pas d'enfants, en adopta un et le perdit presque
aussitôt. D'une santé délicate, que l'application continuelle ruina de bonne
heure, il quitta Rome à l'âge de trente-six ans pour retourner à Naples,
respirer l'air natal : il était trop tard, il y mourut peu de temps après son
arrivée.
Si l'on en croit le témoignage de Juvénal (Sat. VII), Stace était pauvre. On
courait en foule aux lectures qu'il faisait de sa Thébaïde ; mais on ne vit
pas d'applaudissements, et le poète était réduit à vendre à l'histrion
Pâris sa tragédie d'Agavé encore inédite. De ces traits réunisse dégage
une figure assez intéressante: cette mort prématurée qui suit de si près un
voyage au pays natal, cette sensibilité un peu maladive, la sympathie très
vive qu'il inspira à Dante, tout cela fait naître dans l'esprit l'idée d'un
rapprochement avec Virgile, Virgile qu'il appelait un dieu, dont il baisait
humblement la trace... Mais ce n'est là qu'une illusion de l'imagination.
Nous possédons de Stace trois ouvrages : 1° un recueil de pièces détachées,
presque toutes en vers hexamètres, et intitulées Silves (Sylvarum libri
quinque) ; 2°la Thébaïde (Thebais),poème épique en douze livres
; 3°l'Achilléide (Achilleis), autre poème épique incomplet (nous n'en
avons que deux livres).
Les Silves sont le meilleur ouvrage de Stace. Il n'est pas difficile d'en
trouver la raison. C'étaient de petits cadres, qu'il était capable de remplir
: de telles pièces n'exigeaient guère que des détails ingénieux, de rapides
peintures ; son génie pouvait aller jusque-là ; la conception puissante d'une
oeuvre de longue haleine lui était interdite. Enfin la nécessité de produire
vite ces petits poèmes commandés servait heureusement l'auteur. Quand il avait
le temps de chercher, il cherchait trop, trouvait rarement bien, s'épuisait et
usait son oeuvre en la limant. Est-ce un aveu que cet hémistiche où il
caractérise sa Thébaïde : Et longa cruciata lima ? Les Silves le
forçaient à urne simplicité relative. Il s'excuse de s'être adonné à de
telles bagatelles: Virgile a fait le Moucheron, Homère la Batrachomyomachie.
D'ailleurs aucun de ces poèmes ne lui a coûté plus de deux jours de travai l;
plusieurs ont été faits en un seul jour ; un d'eux a été improvisé pendant
le souper. Il y a faits les lettres qui servent de préface à chaque livre des
Silves un mélange de modestie et de fatuité qui fait sourire.
Stace ne s'est pas demandé une seule fois s'il était digne d'un vrai poète de
subir des commandes avec la date de la livraison. Et quelles commandes ! Des
vers sur la statue équestre de Domitien, sur un mariage, sur une maison de
campagne, sur une salle de bains, sur un Ganymède, sur un perroquet, sur un
lion apprivoisé qui appartenait à l'empereur, sur une coupe de cheveux d'un
affranchi, etc. Les détails gracieux ne font pas défaut dans ces petites
compositions; mais la plupart sont manquées : le poète s'est guindé trop haut
; la simplicité, le naturel lui manquent absolument. Il prodigue les images
grandioses, épiques : on voit qu'il rumine toujours sa Thébaïde. Il a la
mémoire farcie de personnages, d'événements, de peintures démesurées, et il
en intercale dans ces petits tableaux de genre. Je retrouve la note vraie,
l'accent ému dans les pièces où il a bien voulu se laisser aller quelque peu
à sa sensibilité. La Consolation à Flavius Ursus, les Larmes de Claudius
Etruscus (14) sont des morceaux réussis. Il y a
une épître à sa femme Claudia, pour la décider à le suivre en Campanie, à
quitter Rome où elle se plaisait, qui est heureusement tournée. Ce n'est pas
que les rapprochements mythologiques n'y tiennent encore trop de place ; mais le
sentiment est vrai, touchant (15). J'en dirai
autant des vers dans lesquels il déplore la mort de son père et celle de
l'enfant qu'il avait adopté (16).
La plus curieuse de toutes ces pièces est le remerciement adressé à
l'empereur Auguste Germanicus Domitien, qui avait invité le poète à dîner (17).
Il cherche dans ses auteurs les descriptions de festins célèbres, pour les
immoler au banquet impérial, le festin de Didon dans l'Énéide, celui-des
Phéaciens dans l'Odyssée. Mais que ces images sont faibles ! « Il faut parler
dignement : eh bien ! j'étais dans les astres en compagnie de Jupiter. Ah !
jusqu'ici stérile était ma vie ! c'est de ce jour que commence mon existence
!» - Il y a soixante-sept vers sur ce ton-là.
C'est sur sa Thébaïde que Stace fondait l'espoir de sa renommée. Il y
travailla pendant douze ans, avec cette obstination consciencieuse qui voudrait
être du génie. Il en lisait en public des passages qu'on admirait beaucoup,
trop même, car il semble que le poète n'ait guère songé qu'à coudre s'il se
pouvait, des épisodes plus ou moins éclatants de couleur. Puis, rentré chez
lui, il retravaillait avec sa femme (détail touchant) et, probablement sur les
indications du public, l'oeuvre si longtemps préparée, couvée, polie avec
tendresse. Enfin elle est terminée ; le poète lui dit adieu, et lui recommande
de ne chercher point à lutter avec la divine Énéide : " Suis-la, mais de
loin, et baise humblement ses traces." Bien des critiques out été moins
modestes pour Stace que Stace lui-même. Scaliger déclare, avec cette
impertinence qui le caractérise, que Stace doit être placé avant Homère, et
ne le cède qu'au seul Virgile. Turnèbe. Casaubon, Juste Lipse l'appellent
excellent poète, le dernier n'admet pas qu'un puisse lui reprocher de
l'enflure. ("Papinius sublinis et celsus poeta,non hercle tumidus.")
D'autres plus mesurés se bornent à le saluer de l'épithète de doctus,
doctissimus, poète docte, poète érudit, en quoi ils ont raison.
Ce n'est pas en effet par l'originalité que brille la Thébaïde. Stace a
emprunté le sujet, et sans doute la composition générale, au poète grec
Antimaque de Colophon, que Quintilien juge avec une certaine sévérité. Nous
savons de plus qu'il existait chez les Grecs un nombre considérable de poèmes
sur les deux sièges de Thèbes. Stace avait donc à sa disposition des
matériaux poétiques abondants et variés, ce qui, loin d'être un avantage,
est un embarras. Il en a tiré une oeuvre pénible, fausse de ton et de couleur,
à la fois érudite et déclamatoire. Le sujet avait un grave inconvénient, non
comme le prétend La Harpe, que deux scélérats maudits par leur père ne
puissent inspirer aucun intérêt ; mais il se rattachait à ces antiques
légendes de la Grèce héroïque que les Grecs eux-mêmes ne comprenaient plus,
et que les Romains n'avaient jamais comprises. La fatalité qui pesait sur les
Labdacides, les crimes qui en furent la conséquence, et qui se succédèrent de
génération en génération jusqu'à l'extinction complète de la race,
Eschyle, s'il ne les a pas racontés, les a sentis : il a éprouvé cette
mystérieuse horreur qui se dégage d'un tel sujet, et il en a pénétré cette
admirable et puissante tragédie qu'on appelle les Sept devant Thèbes. L'Oedipe
roi et l'Oedipe à Colone de Sophocle n'ont pas, il s'en faut bien, ce
caractère de sombre grandeur et d'effroi religieux. Stace ne doit rien aux deux
tragiques grecs ; il a sans doute pris ailleurs ses modèles, et sur des
épopées artificielles composé laborieusement une épopée plus artificielle
encore. Ce qui manque en effet par-dessus tout dans ce poème, c'est
l'inspiration. L'inspiration crée la composition de l'oeuvre, sans effort pour
ainsi dire et naturellement. Quand l'esprit s'est fortement pénétré du sujet,
l'a conçu d'une façon toute personnelle, et comme créé, les diverses parties
s'ordonnent, un souffle puissant les anime et les relie les unes aux autres;
elles sont comme la conséquence naturelle de l'idée première qui s'épanche
et rayonne. Telle est l'oeuvre d'Eschyle, telle ne pouvait être celle de Stace.
Dans ces douze livres il n'y a pas une idée, il n'y a que des détails. Tout ce
que sait le poète, il l'enchâsse dans son oeuvre. Chacun des héros du siège
de Thèbes paraît à son tour, accomplit des exploits prodigieux et meurt.
Enfin à l'avant-dernier livre, il met aux prises les deux frères. De
dénouement il n'y en a pas, car on ne peut regarder l'arrivée de Thésée à
Thèbes comme la conclusion de cette sanglante histoire ; c'est un épisode
cousu à tous ceux qui constituent le poème, et auquel à la rigueur on
pourrait en coudre d'autres. Voilà le défaut capital de la Thébaïde, celui
qui la relègue parmi ces oeuvres languissantes, froides, factices ; il n'y a
pas de conception forte, il n'y a pas d'unité, j'ajouterai même il n'y a pas
d'action.
Restent les détails. Stace n'a rien innové dans cette partie de l'épopée
qu'on est convenu d'appeler le merveilleux. Ses dieux sont taillés sur le
modèle de ceux de Virgile : il y a des séances dans l'Olympe, ou plutôt dans
les cieux, Jupiter préside, Junon essaye un peu d'opposition en faveur de ses
chers Argiens, comme dans Virgile ; Mercure est là pour accomplir les ordres du
roi des dieux ; il y a des furies pour enflammer le coeur des deux frères,
commne dans l'Énéide ; il y a un Tartare et tout l'attirail de la vieille
mythologie catachthonienne. D'invention personnelle ont en chercherait
vainement. La plus bizarre imitation que se soit permise le poète est, sans
contredit, celle du XXIe livre de l'Iliade, où Homère représente Achille
allant chercher jusque dans les flots du Scamandre les Troyens qu'il veut
égorger à Patrocle ; le fleuve irrité, se soulevant, pressant de ses ondes
furieuses le flanc et les épaules du héros, scène merveilleuse, d'une
grandeur incomparable, qui reproduit la double conception des divinités
antiques, comme éléments et comme personnes. Stace a transporté dans son
poème (livre IXe) cet épisode splendide. Mais quelle pauvreté dans cette
copie ! Cette stérilité d'invention, ce besoin d'imiter sans cesse réduit le
poète à l'impuissance quand il s'agit de peindre des caractères. Quelle
variété et quel éclat, quelle vérité dans l'Iliade ! Ces figures de héros
sont devenues des types ; chacun d'eux revit dans les Tragiques, dans Pindare,
tel que l'a représenté Homère ; il a en lui la vie. Rien de tel chez Stace.
Tous sont jetés dans le même moule ; tous accomplissent à peu près les
mêmes prouesses, tiennent le même langage, sont animés des mêmes sentiments.
Seul, peut-être, Amphiaraus le devin, se détache de ce groupe uniforme, mais
le mérite en est plutôt à la légende qu'au poète. Quant aux événements
qui remplissent le poème, aucun d’eux n'est déterminé par le caractère
connu des personnages. L'Iliade tout entière naît du caractère d'Achille; la
Thébaïde sort du caprice de Jupiter : il veut frapper les Thébains et les
Argiens ; en conséquence une Furie pousse Étéocle à refuser le trône à
soir frère ; Polynice se retire à Argos, y épouse la fille du roi, et engage
dans sa querelle les chefs qui avec lui vont assiéger Thèbes. Une fois le
poème ainsi lancé, nous avons des combats, des jeux funèbres, un livre
épisodique, racontant l'histoire d'Hipsipyle et des Lemniennes, bref, tous les
incidents connus d'une épopée d'imitation. Quant au style, je ne puis admettre
avec Casaubon qu'il soit sans emphase ; il me semble plutôt que c'est là sa
couleur dominante. Je ne connais pas un seul passage qui offre cette
simplicité, ce naturel dans les pensées et dans l'expression, qui sont le
secret des grands poètes. L'auteur se travaille visiblement pour frapper
l'esprit du lecteur ; il croit lui présenter de grandes images, de nobles
pensées, mais si l'on écarte la pompe du langage, le fonds apparaît pauvre et
nu. Le poète ne dit pas : "Je chante une guerre fratricide", mais :
"la flamme des Muses tombée sur mon âme me pousse à dérouler la guerre
fratricide, un trône qui devait être occupé à tour de rôle, disputé avec
une haine impie, et les crimes de Thèbes." Ce défaut qui est capital est
le signe de la déclamation ; il n'y a jamais de proportion exacte entre la
forme elle fond ; au contraire, plus celui-ci est chétif, plus celle-là
cherche à éblouir. Rien de plus pompeux que le discours adressé par Jupiter
aux dieux réunis pour l'entendre (18). Secouez
toutes ces magnificences, vous serez étonné de la nullité qu'elles essayent
de dissimuler. Jupiter est las d'employer la foudre. « Les Cyclopes sont
fatigués de la forger ; c'est pour cela qu'il avait autorisé Phaéton à
brûler les humains coupables. Il veut punir en personne. » Le discours de
Pluton, lorsque la terre s'ouvre pour donner passage à Amphiaraüs, n'est pas
moins étrange (19). L'épisode de l'enfant
Archémore tué par un serpent est d'une diction plus sobre et ne manque pas
d'une certaine grâce. On l'a déjà remarqué, si Stace eût mieux compris son
génie, c'est dans des sujets simples, familiers, touchants qu'il se fût
exercé. Sa vie si pure, son coeur si affectueux et si sensible, tout semblait
l'y porter ; mais c'est là une des misères de ces époques de décadence : on
veut du pompeux, de l'extraordinaire à quelque prix que ce soit. La réalité,
la vérité, la nature semblent choses basses, étrangères à l'art. Celui-ci
est placé sur des sommets éclatants, vers lesquels se dirigent, haletants et
poussifs, des poètes qui s'équipent pour l'ascension ; le divorce entre l'art
et la nature devient de plus en plus profond ; et, par une conséquence bien
légitime, les oeuvres deviennent de plus en plus fausses. Voilà la tyrannie
qu'exercent des époques comme celle que nous étudions, tyrannie que ne peuvent
secouer des esprits souvent très heureusement doués, mais que le goût du
jour, l'éducation littéraire, le désir de plaire aux contemporains
précipitent dans l'ornière commune, souvent loin de leur véritable voie.
Le dernier ouvrage de Stace fut l'Achilléide. Si l'on en juge d'après le
contenu des deux premiers livres, l'Achilléide eût été un poème de longue
haleine : le poète n'avait pas encore amené son héros à Troie. Il y a en
général plus de simplicité dans le style ; la lecture en est plus facile et
plus intéressante. Je l'ai déjà dit, Stace eût mieux réussi dans la
peinture des scènes de la vie intérieure : les deux premiers livres de
l'Achilléide ne sont pas autre chose.
Si l'on en croit Stace, ces deux poèmes n'étaient qu'un essai de ses forces.
Il rêvait une épopée plus haute, toute nationale ; mais il voulait s'y
préparer en traitant de moindres sujets. Cette épopée, c'étaient les
exploits incomparables de Domitien. Qui osera regretter que la mort n'ait pas
perchis au poète d'exécuter ce noble projet ?
SILIUS ITALICUS.
Stace n'était
pas le seul qui rêvât de s'asseoir sur le Parnasse au-dessous de Virgile ;
plusieurs de ses contemporains ambitionnaient la même gloire, et prirent à peu
près le même chemin pour y parvenir. Je tâcherai, en parlant de Silius
Italicus et de Valerius Flaccus, d'éviter les redites : il suffit d'avoir
montré à propos de la Thébaïde les procédés de cette triste école.
C. Silius Italicus a une physionomie toute particulière. S'il est mauvais
poèe, il ne peut en accuser la pauvreté, cette cruelle ennemie du génie, qui
a étouffé dans leur germe tant d'oeuvres sublimes. Il est riche, fort riche ;
il possède de nombreuses maisons de campagne, en Campanie, près de Naples ;
c'est un personnage considérable et considéré, qui a été honoré trois fois
du consulat, qui a vu un de ses fils obtenir la même dignité, qui a gouverné
en qualité de proconsul cette belle province de l'Asie, si convoitée par les
magistrats sortant de charge. Il a traversé les règnes de Néron qui le nomma
consul l'année même de sa mort, de Galba, d'Othon, de Vitellius, de Vespasien,
de Titus, de Domitien, sous qui il obtint son troisième consulat, et il est
mort sous Trajan. Sa mort fut volontaire : malade d'un abcès jugé incurable,
il refusa toute nourriture, et quitta volontairement la vie à l’âge de
soixante-quinze ans.
Par quels moyens réussit-il à se faire accepter de tous les empereurs ? Ce fut
un habile politique ; il poussa même un peu loin cette habileté sous Néron,
en se faisant délateur, ce qui nuisit quelque peu à sa réputation. Mais il
effaça la honte de ce premier métier par une honorable retraite ; c'est Pline,
son aîné, qui parle ainsi (20). Il aimait les
belles-lettres, particulièrement l'éloquence et la poésie. Il avait un
véritable culte pour Cicéron et pour Virgile, pour Virgile surtout ; il
faisait une collection des bustes de ce grand poète, achetait le lieu où
s'élevait son tombeau, et célébrait le jour de sa naissance avec plus de
pompe que le sien propre. Cette passion lui inspira l'idée d'écrire un poème
épique : il se mit à l'oeu vre étant déjà vieux, et lut plusieurs fois en
public des fragments de son travail. Les applaudissements ne lui manquèrent pas
: il était riche et personnage consulaire. Ses confrères en poésie
chantèrent ses louanges. Martial le met tout simplement sur la même ligne que
Virgile. Mais brusquement tout ce bruit s'éteint ; le silence et l'oubli se
font autour de ce nom, l'oeuvre elle-même disparaît. Ce n'est qu'au quinzième
siècle qu'elle est exhumée de la poussière d'une bibliothèque par un de ces
hardis promoteurs de la Renaissance, le Pogge ; et aujourd'hui même les
critiques les plus bienveillants (21) ont de la
peine à se réjouir convenablement de cette trouvaille. C'est qu'en effet
l'oeuvre est médiocre. Pline, qui a l'esprit fort délicat, dit de Silius : «
il faisait des vers avec plus d'application que de génie. » (Carmina
scribebat majore cura quam ingenio.)
Le poème de Silius Italicus a pour titre Punica, et il se compose de
dix-sept livres. Le poète s'est arrêté quand la matière lui a manqué :
c'est elle qui le menait et non lui qui la traitait à sa guise. Le sujet est le
récit en vers de la seconde guerre punique, qui commence, comme on sait, à la
prise de Sagonte par Annibal, et finit à la bataille de Zama. On ne comprend
pas pourquoi le poète n'a pas raconté la troisième guerre punique : cela lui
aurait permis d'aller jusqu'à vingt-quatre livres, comme Homère, et la prise
de Carthage avait de quoi tenter un peintre de génie. Mais bornons-nous à
examiner non ce qu'il aurait pu faire, mais ce qu'il a fait.
A quel genre rattacher ce poème ? Les érudits ont été fort embarrassés.
Est-ce une épopée ? On pourrait le croire, car le merveilleux y tient une
certaine place. Est-ce une composition historique versifiée ? Cette opinion est
assez vraisemblable, car les événements, les personnages, la description des
lieux, tout est réel. On considère même Silius Italicus comme une autorité,
et son témoignage sert à contrôler ou à compléter celui des historiens. Il
faut bien le reconnaître, les Puniques n'appartiennent à aucun genre connu
jusqu'alors excepté pourtant au genre ennuyeux. On a allégué, pour défendre
Silius Italicus,l'exemple de Naevius, et d'Ennius, qui célébrèrent en vers
ces mêmes guerres puniques ; mais il nous est impossible de juger la
composition de leur oeuvre, qui a péri presque en entier, et il est hors de
doute que le merveilleux n'y tenait pas la place qu'il occupe dans Silius. Rien
de plus étrange que ce récit historique, exact, scrupuleux, minutieux même,
brusquement interrompu par l'intervention bizarre d'une divinité. Nous suivons
sur la carte cette admirable campagne d'Annibal, parti d'Afrique, débarqué en
Espagne, traversant le midi de la Gaule, franchissant les Alpes, battant l'une
après l'autre quatre armées romaines, puis forcé de s'arracher à cette
Italie devenue sa proie pour courir à la défense de Carthage, vaincu enfin
dans un dernier combat, et fuyant pour aller dans le reste du monde susciter des
ennemis à Rome. Grande et noble histoire, dramatique surtout, si cette figure
imposante d'Annibal domine tous les événements, s'il nous apparaît tirant de
son propre génie toutes ses ressources, créant une armée, une discipline, une
tactique, accomplissant enfin ce serment prononcé sur les autels dès l'âge de
neuf ans d'être jusqu'à sa mort l'implacable ennemi de Rome. Placez derrière
un tel homme des Dieux qui le poussent, le retiennent, lui donnent la victoire,
la lui enlèvent, et Annibal disparaît pour ne laisser au premier plan que des
machines poétiques usées que le bon sens repousse, qui glacent l'imagination.
Là, est l'incurable faiblesse de l'oeuvre. Le fabuleux et le réel ne s'y
fondent point loin de là, ils se gênent et s'excluent. Le merveilleux de
l'Énéide nous semble parfois quelque peu factice ; ici c'est bien autre chose
! Qu'on en juge par quelques-unes des inventions de Silius en ce genre, je dis
inventions ; le vrai mot serait imitations, car Silius n'inventait rien. C'est
Junon, l'éternelle ennemie des Troyens, et par conséquent de Rome, qui suscite
Annibal ; Vénus, de son côté, supplie Jupiter de défendre les descendants
d'Énée. Le dieu y consent et il prédit les destinées glorieuses de l'empire
romain qui aura le bonheur d'être gouverné un jour par Domitien. Cette
prédiction semble insuffisante au poète, et il introduit Protée, qui la
reprend et la développe tout au long, en pillant sans pudeur le sixième livre
de l'Énéide et le quatrième des Géorgiques. Ce sujet exerçant un charme
particulier sur l'imagination du poète, il met en scène la Sybille de Cumes,
qui refait d'après Virgile la peinture des enfers. Voilà quelques-uns des
lambeaux de pourpre que Silius coud à ses narrations historiques, quand il lui
prend fantaisie de donner plus d'éclat à son oeuvre. L'Énéide tout entière
se retrouve là en lambeaux informes. La soeur de Didon, Anna, s'y rencontre
avec le prétendant malheureux Iarbas. Des jeux funèbres sont célébrés sur
le modèle du cinquième livre de l'Énéide. Le malheureux Annibal est
condamné par le poète à poursuivre pendant la bataille de Zama un faux
Scipion, ou plutôt un fantôme fait à l'image du Romain par Junon. C'est un
songe qui l'empêche d'aller assiéger Rome après la bataille de Cannes. Silius
a même osé voler à Virgile la plus forte conception épique de l'Énéide.
Énée s'obstine à défendre Troie déjà envahie par les Grecs ; tout à coup
Vénus lui apparaît, et, lui arrachant le bandeau qui couvre sa faible vue de
mortel, lui montre les divinités ennemies de Troie qui accomplissent l'oeuvre
de vengeance et de destruction. Junon dessille aussi les yeux d'Annibal et lui
découvre sur chaque colline de Rome les dieux prêts à la défendre. On
pourrait multiplier ces rapprochements, mais à quoi bon ? Silius pille de
préférence à tout autre son cher Virgile ; ce qui ne l'empêche pas
d'emprunter à Homère l'idée d'un festin, où un aède, Teuthras, charme les
oreilles d'Annibal, en lui racontant les exploits des anciens héros. Il va
même jusqu'à prendre dans Prodicus ou dans Xénophon la vieille allégorie
d'Hercule placé entre le vice et la vertu ; seulement son Hercule à lui
s'appelle Scipion. On pourrait être tenté de croire que là s'arrêtent ses
déprédations, il n'en est rien. Sa victime de prédilection, c'est Tite-Live.
On connaît cette admirable partie de l'oeuvre de l’éloquent historien, le
début solennel qui l'annonce, l'ampleur et la majesté du récit si habilement
coupé par ces portraits, véritables chefs-d'oeuvre, ces discours qui sont le
vivant commentaire des faits, et ces épisodes dramatiques qui donnent à la
couleur générale je ne sais quoi de plus éclatant. Vous retrouverez tout cela
dans Silius Italicus; il suit pas à pas l'historien en Afrique d'abord, puis en
Espagne, en Gaule, en Italie, il se conforme à l'ordre suivi par son modèle,
choisit pour les raconter les mêmes épisodes. De hardis commentateurs,
frappés de cette servile déférence, ont recherché sous les vers de Silius la
prose de Tite-Live dans les épisodes qui ne nous ont pas été conservés
(première guerre punique, Régulus), et ils ont cru en découvrir des
fragments, comme d'autres ont cru retrouver parfois dans Tite-Live des tronçons
des Grandes Annales. C'est qu'en effet Silius ne se borne pas à emprunter à
l'historien la matière et la composition, il essaye de lui prendre son style !
chose incroyable, vraie cependant. Qu'on lise et que l'on compare par exemple
dans les deux auteurs l'épisode célèbre de Pacuvius et Pérolla : on sera
confondu de ce procédé d'imitation qui consiste à enchaîner dans les
entraves du rythme la libre et puissante prose de Tite-Live. Tels sont les
procédés de Silius Italicus. Un de ses éditeurs, Ruperti, après avoir
longuement essayé de le faire valoir, a très ingénieusement avoué que la
lecture de ce poète pouvait être très utile aux jeunes gens : en quoi? En
leur montrant, au moyen des rapprochements sans nombre qu'elle amène, que
Silius n'avait pas d'invention, qu'il empruntait tout à autrui, et que son
style est bien intérieur à celui de Virgile et de Tite-Live. C'est le réduire
à n'être qu'un repoussoir. Peut-être en effet n'est-il pas autre chose.
Deux choses cependant plaident en faveur de Silius Italicus : le choix d'un
sujet national et la pureté de la diction. S'il n'a pu concevoir le plan d'une
épopée, en disposer toutes les parties d'après une idée générale,
conserver la variété sans sacrifier l'unité, du moins il n'est pas allé
demander aux légendes fabuleuses de la Grèce une matière usée. Enfin,
lecteur et admirateur passionné de Cicéron et de Virgile, il a puisé dans le
commerce de ces grands écrivains des qualités qui devenaient de plus en plus
rares, le respect de la langue, la propriété des termes et une simplicité
relative. Ce n'eût pas été lui faire pleine justice que de garder le silence
à ce sujet.
VALÉRIUS FLACCUS.
On ne sait trop
quel personnage était C. Valérius Flaccus Balbus Setinus, auteur d'un poème
épique incomplet, intitulé Argonautica. Quelle était sa famille ? où
est-il né ? Les érudits sont réduits sur tous ces points à des conjectures
plus ou moins ingénieuses. On trouve dans Martial un certain nombre
d'épigrammes fort élogieuses adressées à un Flaccus ; mais ce Flaccus était
riche, il avait une belle maison de campagne à Baïes, des objets d'art, de
beaux esclaves ; c'était un homme qu'il pouvait être utile de flatter, tandis
que notre poète semble n'avoir rien possédé de tout cela. Martial n'eût pas
manqué de vanter l'excellence d'un poète opulent, comme il se fût
certainement abstenu de louer un poète pauvre. Une ligne de Quintilien, voilà,
à vrai dire, le seul témoignage que l'antiquité nous ait laissé sur
Valérius Flaccus : "Nous venons de faire une grande perte dans ta personne
de Valérius Flaccus."(Multum in Valerio Flacco nuper amisimus.) On
peut en conclure que le poète était fort jeune encore quand il mourut, et que
sa perte excita les regrets des connaisseurs. Quant aux critiques du seizième
siècle, ils lui ont été généralement très favorables, sauf Scaliger qui,
dans l'Hypercritique, traite le pauvre Valérius avec une extrême sévérité,
le trouvant surtout dur et sans grâce. Presque tous les autres érudits le
placent immédiatement après Virgile, et lui immolent parmi ses prédécesseurs
et ses contemporains celui qu'ils honorent d'une particulière aversion, surtout
Lucain et Stace.
L'expédition des Argonautes à la recherche de la Toison d'or est un des sujets
les plus chers aux poètes de l'antiquité grecque et latine, j'entends aux
poètes de seconde main. Que d'épisodes brillants à raconter, quelle variété
! C'était l'Iliade et l'Odyssée réunies dans le même sujet : des combats,
des voyages, des légendes de toute nature, des prodiges extraordinaires.
D'abord le récit de la disparition d'Hylas, qui était, aux temps de Juvénal,
devenu un intolérable lieu commun (cui non dictas Hylas puer?); puis le
fameux combat du ceste dans le pays des Bébryces; l'histoire des femmes de
Lemnos, meurtrières de leurs époux, et qui accueillent si bien les Argonautes
; l'amour de Médée pour Jason, les charmes, les philtres, les sortilèges de
tous genres qui assurent au héros la victoire, et enfin le retour en Grèce
avec Médée. Ajoutez à cela la description des lieux où abordent les
navigateurs, les légendes qui leur attribuent la fondation de plusieurs
colonies, et enfin le nombre considérable des héros qui étaient montés sur
le navire Argo, et qui devaient plus tard s'illustrer par tant d'exploits. Peu
de matière plus riche que celle-là, mais en même temps je ne sais quoi de
vague; un élément nouveau introduit dans la légende, la magie ; ce personnage
étrange de Médée, qui importe en Grèce les charmes, les philtres, tout
l'attirail d'une science nouvelle : tout cela marquait d'une empreinte
relativement moderne l'histoire de l'expédition. L'Iliade n'en fait aucune
mention : c'est plus tard que naît cette légende imaginée évidemment pour
expliquer sous la forme anthropomorphique l'introduction en Grèce de certaines
pratiques de la religion plus sombre de la Thrace. Valérius Flaccus n'a point
essayé de décomposer les éléments de la légende ; il l'a reproduite
fidèlement dans toutes ses parties. Il avait soudes yeux un modèle grec, qu'il
a suivi le plus souvent avec la plus scrupuleuse exactitude, Apollonius de
Rhodes, poète alexandrin, auteur d'un poème en quatre livres sur le même
sujet. Seulement il avait conçu son ouvrage sur de plus vastes proportions, car
il devait contenir au moins dix livres, si ce n'est douze. Il s'arrête après
le huitième. Quel est le caractère de l'oeuvre ? C'est une imitation
originale. Valérius appartient à cette classe d'écrivains consciencieux, non
sans talent, qui n'ont pas l'imagination créatrice, n'inventent rien, mais, sur
un sujet déjà traité, trouvent de fort heureuses variations. Ce qui le
distingue profondément du modèle grec, c'est la gravité. Apollonius en est
complètement dépourvu : il est spirituel, ingénieux, gracieux. Il se
complaît dans les petits détails où il excelle ; jamais une image forte, une
conception élevée. Cet amour si tragique de Médée pour Jason, amour né dans
le crime, qui vit par le crime et que dénouera un dernier crime, le plus
affreux de tous, le meurtre des enfants par leur mère, ne lui inspire que des
peintures jolies, fades, analogues à ce que nous lisons dans Dorat ou Bernis.
Valerius Flaccus a senti le côté dramatique de cette passion. Il a conservé
les vieilles machines de Vénus et Junon s'unissant pour troubler l'âme de
Médée ; mais la passion qui naît dans ce coeur indomptable, il en a du
premier coup senti et rendu le caractère. C'est « un amour mêlé de haines »
(permixtumque odiis inspirat amorem), amour que le remords empoisonne
dès sa naissance, et qui ressemble à ces terribles maladies de l'âme qui
enlèvent la liberté sans ôter la raison, qui précipitent dans l'abîme, mais
après en avoir fait mesurer toute la profondeur. Là est l'originalité de
Valérius Flaccus, et voilà ce qui justifie les regrets de Quintilien. Il suit
son modèle grec, mais où l'autre s'attarde à cueillir des fleurs, il glisse ;
où l'autre passe rapidement, il s'arrête et donne aux personnages et aux faits
un relief plus énergique. Les commentateurs ont blâmé les vers qui suivent et
que pour moi je trouve d'une grande beauté, et qui appartiennent en propre au
poète. Il s'agit de Médée, qui ressent les premières atteintes de sa fatale
passion. "Elle se penche, elle regarde par la porte ouverte si son père
devenu plus doux ne rappelle point les Argonautes, elle cherche encore le visage
de l'étranger. Tantôt languissante, désolée, elle s'enferme seule dans sa
chambre, ou bien se précipite dans le sein de sa soeur chérie, comme dans un
asile, essaye de parler et se tait... Souvent elle s'attache plus caressante à
ses parents, elle couvre de baisers les mains de son père. Ainsi une chienne
qui vit dans la chambre, que l'on caresse à la table d u maître, dès qu'elle
se sent atteinte d'un mal inconnu, de la rage qui couve en elle, malade, se met
à parcourir en gémissant avant de prendre la fuite, toutes les parties de la
maison."
EXTRAITS DE JUVÉNAL.
I
Le turbot.
Calliope,
mets-toi là et causons. Je ne te dirai point : « Chantons, muse » c'est de
l'histoire. Contez-nous cela, vierges du mont Piérius. Vierges ! Sachez-moi
gré de ce mot-là !
Au temps où le dernier des Flaviens déchirait le monde expirant, où Rome
avait pour maître le Néron chauve (22), dans les
parages de la mer Adriatique voisins des temples de Vénus qui domine Ancône,
la ville dorienne, un turbot monstrueux vint se prendre dans le filet d'un
pêcheur et le remplit tout entier. On eût dit un de ces turbots géants,
qu'enferme sous ses glaces le Palus-Méotide, qu'aux premières chaleurs, la
débâcle charrie tout alourdis et engraissés par l'inaction d'un long hiver,
et qu'elle va livrer aux eaux dormantes du Pont-Euxin. Aussitôt le
propriétaire de la barque et du filet prend son parti. Une si belle pièce ! ce
sera pour le souverain pontife (23). Où serait
l'homme assez hardi pour vendre ou pour acheter un poisson pareil, quand,
jusqu'aux rivages mêmes, tout regorge d'espions ? Les inspecteurs de la marine
ne manqueraient pas de saisir le pêcheur tout nu et son turbot, et d'affirmer
sans la moindre hésitation que c'est un poisson échappé des viviers
impériaux, longtemps nourri aux frais de l'empereur, un poisson réfractaire,
qui s'est évadé de chez son maître et qui doit lui être restitué. Consultez
les jurisconsultes Palfurius et Armillatus ; ils vous diront que tout ce qu'il y
a de beau, de rare dans la mer, n'importe dans quel parage, tout cela appartient
au domaine impérial. Ce poisson donc, on l'offrira à l'empereur, pour qu'il ne
soit pas perdu. Déjà l'automne aux mortelles influences faisait place à
l'hiver, déjà les malades espéraient voir leur fièvre tierce se changer en
fièvre quarte, déjà sifflait la bise hideuse, et le froid eût permis de
garder ce poisson, tout frais péché, mais le pêcheur se hâte, comme si le
vent d'été lui commandait de se presser.
Il a déjà dépassé les lacs placés au bas de le montagne, où, dans un
temple de Vesta plus modeste que celui de Rome, Albe, toute détruite qu'elle
est, conserve le feu venu de Troie. Un moment la foule émerveillée arrête le
pécheur à l'entrée du palais. Enfin on s'écarte, les portes s'ouvrent sans
difficulté devant le poisson ; les sénateurs attendent : ce qui se mange doit
passer avant eux ! Le pécheur s'avance devant le Roi des rois : "Daigne
agréer, dit-il, une offrande qui n'est point faite pour la cuisine d'un sujet.
Fête aujourd'hui ton génie ; prépare ton estomac à savourer cette chair
succulente. Réservé au siècle qui t'a vu naître, ce turbot devait être
mangé par toi, il s'est fait prendre tout exprès." Trouvez-moi une
flagornerie plus grossière ! Et pourtant la crête en dressait d'orgueil à
Domitien. Non il n'est louange si plate qu'on ne puisse faire accepter à ces
puissances, que nous avons élevées au niveau de la divinité !
Mais, où trouver un plat assez large ? ceci mérite une délibération ; on
appelle au conseil ces sénateurs qu'il déteste, sur la face desquels réside
cette pâleur naturelle à ceux que Domitien honore de sa redoutable intimité.
Au cri de l'huissier Liburnien : "Accourez, il est assis," le premier
sénateur qui se hâte en ajustant son costume, c'est Pégasus, nommé
récemment fermier de Rome stupéfaite (car, qu'était-ce que Rome alors? une
propriété avec un préfet pour fermier). Or de tous les préfets le plus
intègre, le plus scrupuleux à observer la loi, ce fut certainement ce
Pégasus, bien qu'il crût qu'en ces temps maudits la justice devait se
désarmer de son inflexible sévérité. Puis vient Crispus, un aimable
vieillard ; moeurs, caractère, éloquence, tout avait chez lui même douceur.
Nul n'aurait été un conseiller plus utile au maître des nations, au
dominateur de la terre et des mers, si sous un tel monstre, fléau du monde, il
eût été permis de blâmer la cruauté et de donner un avis honnête ! Mais
comment s'y prendre pour ne pas irriter une tyran ombrageux, avec lequel on
risquait sa tête à parler du beau temps, de la pluie, ou des brouillards du
printemps ? Aussi jamais Crispus n'essaya-t-il de se roidir contre le torrent.
Hélas ! ce n'était pas un citoyen, un de ces hommes qui osent dire librement
ce que leur dicte leur conscience et risquer leur vie pour la vérité. Aussi
Crispus a-t-il réussi à vivre quatre-vingts hivers, quatre-vingts étés.
Près de lui accourait un sénateur du même âge, et que la même prudence fit
vivre tranquille aussi dans cette cour, c'était Acilius, qu'accompagnait un
jeune homme, victime innocente, réservée à un sort cruel et déjà marquée
pour la mort dans la pensée du maître. Mais il y a longtemps qu'à Rome, c'est
un phénomène de vieillir, quand on porte un grand nom. Aussi aimerais-je
mieux, pour ma part, être le dernier des enfants de la terre. L'infortuné ! ce
fut en vain qu'il s'abaissa à descendre dans l'arène d'Albe, et là, tout nu,
en chasseur, vint y percer de près des ours de Numidie. Qui serait aujourd'hui
la dupe de ces finesses de nos patriciens ? Qui s'aviserait d'admirer ta
dissimulation, ô vieux Brutus ? C'était chose facile que de tromper nos rois
barbus.
Voici Rubrius : malgré son obscure naissance, il n'a pas la mine plus
rassurée. On lui en voulait pour une vieille offense de celles dont on ne se
plaint pas. C'était pourtant un coquin aussi effronté qu'un infâme écrivant
des satires morales.
Ce ventre qui vient, c'est Montanus : son abdomen l'a mis en retard ; Crispinus
le suit, tout suant, et, dès le matin, plus farci de parfums qu'il n'en faut
pour embaumer deux morts ; après lui, un scélérat, plus complet encore,
Pompéius qui, d'un mot glissé dans l'oreille du maître, a fait couper la
gorge à tant de gens ; puis, Fuscus, dont les vautours de Dacie devaient un
jour dévorer les entrailles. C'était dans sa villa de marbre que ce général
avait fait ses études militaires. Enfin, avec le cauteleux Veienton s'avance
Catullus,le délateur aux meurtrières paroles ; aveugle, il brûle d'amour pour
une jeune fille qu'il n'a jamais vue. Catullus ! c'est la bassesse à l'état de
prodige, même pour notre temps ; un être fait pour s'installer sur le pont, et
pour y mendier en lançant des baisers aux voitures qui descendent la côte
d'Aricie. Personne ne s'extasia davantage devant le turbot. Il ne tarissait pas
d'éloges, tout en tournant ses yeux éteints vers la gauche (le poisson était
à sa droite). C'est avec la même sûreté de coup d'oeil qu'au cirque il
vantait la bravoure, les coups du gladiateur Cilicien, et les machines d'où
l'on enlevait des enfants à la hauteur du vélarium. Veienton restera-t-il en
arrière ? Non ; comme un prêtre de Bellone, que la déesse a frappé de son
dard et qui prophétise :
"César, dit-il, quel présage ! tu peux compter sur un grand, un éclatant
triomphe. Tu vas faire prisonnier quelque roi, peut-être Arviragus va-t-il
tomber du char royal des Bretons. La bête vient de loin ; vois-tu ces pointes
qui se dressent sur son dos ?" Un peu plus, Veienton eût déterminé
l'âge du turbot et son lieu de naissance.
Eh bien, qu'opinez-vous? Faut-il le couper en morceaux ? « Oh ! ce serait le
déshonorer, dit Montanus. Qu'on fasse un plat assez profond et assez large pour
le recevoir tout entier entre ses minces parois : c'est une oeuvre qui demande
une main habile et prompte, un second Prométhée ! Allons ! de l'argile,
préparez la roue. Mais, à partir de ce jour, César, crée dans ta garde une
compagnie de potiers."
L'avis était digne de son auteur : il prévalut. C'est que Montanus connaissait
à fond les traditions de la débauche impériale ; il savait les nuits de
Néron, et comment on y renouvelait son appétit, à l'heure avancée où le
falerne brûlait le poumon des convives. Ça été de mon temps, l'homme le plus
fort dans l'art de manger. Ces huîtres viennent-elles du promontoire de Circé,
des rochers du lac Lucrin, ou des parages de Rutupia ? Voilà ce qu'il eût
distingué au premier coup de dent. En regardant un oursin de mer, il vous
disait à première vue sur quelle côte on l'avait pris.
La séance est levée. On congédie tous ces graves personnages, que le chef de
l'État avait convoqués sur les hauteurs d'Albe, et qui étaient accourus tout
ahuris, comme si l'empereur avait une communication à leur faire au sujet des
Celtes et des farouches Sicambres, comme si quelque dépêche effarée était
arrivée à tire-d'aile des extrémités du monde. Et plût au ciel qu'il eût
perdu à des niaiseries pareilles ces heures sanglantes pendant lesquelles il
ravit à Rome tant de nobles et glorieuses
existences sans qu'un citoyen se levât pour le punir et les venger. Il tomba
pourtant. Un jour il en vint à inquiéter la canaille de Rome : ce fut là ce
qui le perdit, lui dont les mains fumaient encore du sang des Lamia! (Sat. IV.)
II
Noblesse.
Qu'importent les
titres ? A quoi te sert, ô Ponticus, de vanter l'antiquité de ta race,
d'étaler en peinture le visage de tes aïeux, les Émilius debout sur leur char
triomphal, les statues mutilées des Curius, un Corvinus qui a perdu ses bras,
un Galba auquel manquent le nez et les oreilles ? Pourquoi sur la liste si
longue de tes ancêtres signaler avec orgueil le nom enfumé d'un dictateur et
de plusieurs maîtres de la cavalerie, si tu vis mal à la face des Lépidus ? A
quoi bon ces portraits de tant d'hommes de guerre, si devant ces vainqueurs de
Numance la nuit chez toi se passe à jouer, si tu vas te coucher au lever du
jour, à l'heure où ces capitaines mettaient en mouvement leurs enseignes et
leurs soldats ? De quel droit Fabius ose-t-il rappeler les Allobroges vaincus,
l'autel glorieux de sa famille, et citer Hercule comme l'auteur de sa race, si
son coeur, avide et vain, a moins de vigueur qu'une brebis d'Euganée, si ses
vieux ancêtres le voient se faire épiler à la pierre-ponce les parties les
plus secrètes de son corps ; si lui enfin, l'acheteur de poison, il installe,
au milieu de ses ancêtres, qu'il faut plaindre, sa sinistre image qu'il faudra
briser ? Vainement ces vieilles figures de cire encombrent son atrium ; la
vraie, l'unique noblesse, c'est la vertu.
Sois par tes moeurs un Paul-Émile, un Cossus, un Drusus. Crois-moi, cela vaut
mieux que des portraits d'ancêtres; fusses-tu consul, cela passe avant les
faisceaux. La noblesse du coeur, voilà avant tout ce que j'ai le droit d'exiger
de toi. Par tes actes, par tes paroles, as-tu mérité la renommée d'un homme
intègre, invinciblement attaché à ce qui est juste ? Alors tu es noble, je te
reconnais. Salut, vainqueur des Gétules ! Salut, Silanus ! Quel que soit le
sang qui coule dans tes veines, la patrie triomphante se glorifie d'avoir en toi
un rare et excellent citoyen. Oui, c'est un plaisir alors de te saluer des cris
que pousse le peuple d'Égypte, quand il a retrouvé son Osiris. Mais, comment
appeler noble le citoyen dégénéré, qui, pour toute gloire, n'a que celle de
son nom ? Voici un nain qui s'appelle Atlas, un nègre, qu'on a nommé le Cygne,
une petite fille contrefaite, qu'on appelle Europe, de vieux chiens infirmes,
galeux, pelés, qui ne savent plus que lécher la gueule d'une lampe vide, et
qui gardent leur nom de Léopard, de Tigre, de Lion, ou de tout autre animal
terrible et capable de faire trembler les gens. Prends garde de n'avoir point
plus de droit à porter le nom de Créticus ou de Camérinus.
A qui en ai-je à ce moment ? A toi Rubellius Blandus. Ta race remonte aux
Drusus, et tu t'en glorifies. Mais qu'as-tu donc fait toi-même, pour être
noble, pour être né d'une femme issue du sang d'Iule, au lieu d'avoir pour
mère la pauvre ouvrière qui fait de la toile au pied du rempart exposé à
tous les vents? « Vous autres, dis-tu, vous êtes de pauvres hères, des gueux,
la basse classe. Nul de vous ne saurait dire de quel pays sort son père ; moi,
je descends de Cécrops ! Grand bien te fasse Puisses-tu longtemps savourer la
joie d'être descendu de si haut ! Pourtant, c'est dans cette basse classe que
tu trouveras d'ordinaire le Romain dont la parole protège devant la justice le
noble ignorant ; c'est de cette canaille que sort le jurisconsulte, qui sait
résoudre les énigmes de la loi, en démêler les difficultés ; c'est de là
que partent nos jeunes et vaillants soldats, pour aller sur l'Euphrate et chez
les Bataves rejoindre les aigles qui veillent sur les nations domptées. Toi, tu
es le descendant de Cécrops, voilà tout. Tu me fais l'effet d'un Hermès dans
sa gaine. Ton seul avantage, c'est qu'un Hermès est de marbre, toi, tu es une
statue qui vit.
Dis-moi, fils des Troyens: parmi les animaux muets, quels sont ceux dont on
vante la noblesse ? Ceux qui sont braves. Nous apprécions le cheval rapide, qui
souvent dans la lice a sans efforts passé tous ses rivaux, celui dont la
victoire a ébranlé le cirque du fracas des acclamations. Voilà une noble
bête ; peu importe le pâturage d'où il vient, si sa fuite agile a devancé
les autres chars et soulevé la première la poussière de l'arène. Mais le
fils de la jument Corytha et de l'étalon Hirpinus n'est qu'une rosse qu'on va
vendre au marché, si la victoire rarement s'est assise sur son timon ; sans
tenir compte de ses aïeux, sans respect pour ces illustres ombres, on le vend
à vil prix ; il change de maître, on ne le juge plus bon qu'à aller
lourdement, le cou pelé, traîner le tombereau, ou tourner la meule de Népos
le meunier. Donc, si tu prétends qu'on t'admire pour ce qui vient de toi, non
des autres, commence par nous fournir quelque titre à ajouter aux titres
accordés jadis et maintenus à ces ancêtres, à qui tu dois tout. (Sat. VIII.)
III
Rome.
Tout affligé que
je peux être du départ de mon vieil ami Umbritius, j'approuve sa résolution.
Il va s'installer dans la ville solitaire de Cumes et donner dans sa personne un
citoyen de plus à la Sibylle. Cumes est comme la porte de Baia : la côte y est
charmante, c'est une délicieuse retraite. Pour moi, au quartier de Suburre, je
préférerais le rocher de Procida. Est-il, en effet, désert hideux, dont le
séjour ne soit préférable à celui de Rome, à l'ennui de craindre
perpétuellement les incendies, les éboulements des maisons, les mille dangers
de cette cruelle ville, et lés lectures des poètes au mois d'août ?
Umbritius entasse tout son ménage sur une seule charrette. Il part et nous nous
arrêtons aux vieilles arcades humides de la porte Capène, à l'endroit où
Numa avait de nuit avec la nymphe Égérie ses graves entretiens. Maintenant le
bois qui entoure la fontaine sacrée, et la chapelle même, sont loués à des
mendiants juifs, dont tout le mobilier consiste dans un panier et un peu de
foin. Chaque arbre est taxé ; c'est une place qui paye une redevance au peuple
romain. On a chassé les Muses, et la forêt mendie ! Nous descendons dans le
vallon d'Égérie, où l'on a construit des grottes qui ne ressemblent guère
aux grottes naturelles. Oh ! combien près de l'étang sacré la divinité
ferait mieux sentir sa présence, si le simple gazon enfermait encore les eaux
de sa verte bordure, et si, violant la nature, le marbre n'en avait fait un
bassin !
C'est alors qu'Umbritius me dit : Puisqu'à Rome il n'y a point place pour un
métier honnête, que le travail n'y trouve point son salaire, et que mon pauvre
avoir, moindre aujourd'hui que hier, demain aura encore diminué ; j'ai pris le
parti de me retirer à Cumes, et, comme Dédale, d'y reposer mes ailes
fatiguées, tandis que l'âge n'a pas encore plié ma taille et commence à
peine à blanchir mes cheveux, qu'il reste à Lachésis des jours à me filer,
et que je suis ferme sur mes jambes, sans qu'aucun bâton vienne se placer sous
ma main.
Adieu, ma patrie !... qu'Arturius et que Catulus vivent à Rome ; qu'ils y
vivent, les intrigants qui savent changer les choses du blanc au noir ; pour eux
tout est facile : soumissionner des constructions, prendre l'entreprise des
cours d'eau, des ports, des boues de Rome, des pompes funèbres, ou bien se
faire maquignons d'hommes et les vendre à la criée. Jadis, on les a vus jouer
du cor, dans les arènes de nos petites villes, et souffler dans leurs cuivres ;
partout c'étaient des visages de connaissance. Maintenant, les voilà devenus
des personnages ; ils donnent au peuple des fêtes, et quand la foule a
renversé le pouce, pour plaire su public ils disposent de la vie d'un homme !
Sortis de là, ils vont affermer les vidanges. Et pourquoi pas ? Ne sont-ils pas
de ces gens que la fortune s'amuse à tirer de la boue pour les mettre au
pinacle, quand elle se sent en humeur de rire ?
Moi, que faire à Rome ?je ne sais pas mentir ? Paraît-il un mauvais livre ? je
n'ai pas le courage de le vanter ni d'en demander un exemplaire. Je n'entends
rien à l'astrologie : comment faire espérer à un fils la mort prochaine de
son père ? non, c'est plus fort que moi, je ne le peux point. Jamais je n'ai
inspecté le ventre d'une grenouille. Quant à porter à une femme mariée les
billets ou les cadeaux de son amant, que d'autres s'en chargent ; jamais je
n'aiderai personne à voler la femme d'autrui ! Aussi n'ai-je point de patron
qui m'admette dans son cortège : je ne suis pour eux qu'un manchot, un être
sans bras, un propre à rien ! Pour amis maintenant, on n'a que des complices :
le seul moyen de se faire bien venir de nos grands, c'est de charger sa
conscience de quelque secret redoutable et qui exige une discrétion absolue.
Quand on t'a fait une confidence qui n'a rien de déshonorant, on ne croit rien
te devoir, on ne songera jamais à t'obliger. Pour être le bien-aimé de
Verrès, il faut être toujours en mesure d'accuser Verrès. Mais, quand on
t'offrirait tout l'or que les sables du Tage roulent dans la mer, oh !repousse
des présents qu'il faudrait abandonner un jour, repousse un fatal secret qui
t'ôterait le sommeil et ferait de toi un objet de terreur pour ton puissant
ami.
Quels sont aujourd'hui les gens les plus choyés de nos richards, et ceux que je
fuis, moi, avec un soin particulier ? Je vais vous le dire ! arrière le respect
humain ! Romains, une chose me révolte : c'est que Rome soit devenue ville
grecque. Encore, quel est le contingent de la Grèce dans cette boue de Rome ?
Ce n'est pas d'hier que l'Oronte, le fleuve syrien, se dégorge dans le Tibre,
et qu'il nous apporte la langue, les moeurs de ce pays, ses joueurs de flûte,
ses lyres aux cordes obliques, ses tambours, ses courtisanes qui stationnent
près du Cirque. Courez après elles, vous qui trouvez des charmes à ces filles
orientales aux mitres bariolées ! Ton paysan romain, ô Romulus, a pris le
manteau court des coureurs de dîners. A son cou, huilé, comme celui des
athlètes, il suspend des colliers, prix de ses victoires ! Ces Grecs, les
voilà qui partent de tous les points de 1a Grèce, de la haute Sicyone,
d'Amydone, d'Andros, de Samos, de Tralle, d'Alabande, et tous marchent droit aux
Esquilies, et vers le mont des Osiers (24). Les
voilà au coeur des grandes maisons, bientôt ils en seront les maîtres. Esprit
prompt, aplomb imperturbable, parole facile, plus rapide que celle de l'orateur
Isée, ils ont tout pour eux. En voici un, quelle profession lui supposes-tu ?
Toutes celles que tu peux désirer ; c'est un homme universel, grammairien,
rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure, saltimbanque, médecin,
sorcier, - un Grec, quand il a faim, sait tous les métiers. Tu lui dirais,
monte au ciel ! Il y monterait. Au fait, est-ce qu'il sortait du pays des
Maures, des Sarmates, ou des Thraces, ce Dédale qui se posa des ailes ? Non, il
était né au beau milieu d'Athènes. Et je ne fuirais pas la pourpre de ces
gens-là ? Il mettrait aux actes son cachet avant moi, il aurait à table la
place d'honneur, ce drôle jeté ici par le vent qui nous apporte les figues et
les pruneaux ? Ce n'est donc plus rien que d'avoir dans son enfance respiré
l'air du mont Aventin, de s'être nourri des fruits de la Sabine ? (Sat. III.)
IV
Les voeux des hommes.
Il est des hommes
qu'une puissance trop enviée plonge au fond de l'abîme. Ce qui les empêche de
surnager, c'est cet amas même de titres et d'honneurs qui les surchargent.
Leurs statues arrachées du piédestal suivent la corde qui les entraîne. Puis
la cognée brise les roues du char qui portait leurs images, elle casse les
jambes des chevaux de bronze, fort innocents de leur grandeur. Déjà les
soufflets haletants ont fait siffler le feu dans la fournaise ; déjà dans
l'âtre fond cette tête devant laquelle se prosternait le peuple romain, déjà
l'on entend craquer la statue qui fut le grand Séjan ; et, de cette face, la
seconde de l'univers entier, on fait des pots, des chaudrons, des poêles, des
plats. Allons, des lauriers partout ! Cours immoler au Capitole un boeuf
magnifique, un boeuf blanchi à la craie : voilà Séjan qui passe, son cadavre
est traîné au croc ; on peut le voir : la joie est universelle.
« Quelle bouche ! quelle tête il avait ! Jamais non, tu peux m'en croire, je
n'ai pu souffrir cet homme. - Mais de quoi l'accusait-on ? Qui l'a dénoncé ?
par quelles preuves, par quels témoins a-t-on démontré son crime ? - Oh ! il
n'en a pas fallu tant : une dépêche, une longue et interminable lettre est
arrivée de Caprée (25). - C'est bien, c'est bien
: assez ! - Et que fait-elle cette tourbe des enfants de Rémus ? - Comme
toujours, elle salue le succès et déteste les proscrits. Oh ! si Nursia (26),
la déesse de Toscane, avait favorisé son nourrisson, si Séjan avait réussi
à surprendre le vieil empereur, ce même peuple, à cette heure même,
proclamerait Séjan et le nommerait Auguste. Depuis longtemps, - c'est depuis
que nous n'avons plus de suffrages à vendre, - ce peuple ne s'inquiète plus de
rien, et lui qui, jadis, distribuait les commandements militaires, les
faisceaux, les légions, tout enfin, maintenant il n'a plus de prétentions si
hautes, son ambition s'est réduite à ces deux choses : du pain, des jeux au
cirque ! - On dit qu'il y aura bien des exécutions. - n'en doute pas : dans la
fournaise il y a de la place : je viens de rencontrer mon ami Brutidius, près
de l'autel de Mars : il était un peu pâle... Mais si Ajax (27),
vaincu allait se fâcher et trouver que nous ne l'avons pas assez vengé ! Vite,
hâtons-nous ! Aux Gémonies ! le cadavre doit y être encore ; c'était
l'ennemi de l'empereur ;courons lui donner notre coup de pied ! Mais surtout que
nos esclaves nous voient faire et puissent témoigner en faveur de leurs
maîtres : on n'aurait qu'à dire que ce n'est pas vrai, et à nous tramer en
justice la corde, au cou !"
Voilà ce qui se dit, ce qui se chuchote dans la foule au sujet de Séjan.
Eh bien ! veux-tu encore, comme Séjan, avoir du monde à ton lever, posséder
des trésors immenses, distribuer à tes créatures les magistratures curules,
les commandements militaires, te donner l'air de protéger le prince, qui vit
perché sur ton rocher étroit de Caprée, avec sa bande de sorciers chaldéens
? Tu voudrais au moins, comme lui, avoir autour de toi des cohortes, la lance au
poing, des cavaliers, tout un camp dans ta demeure, Pourquoi pas ? On ne veut
tuer personne, soit, mais on veut pouvoir le faire. Pourtant est-il grandeur,
est-il prospérité qui vaille tous les maux qu'elle trame à sa suite ? Plutôt
que de porter les insignes de cet homme dont tu vois passer le cadavre,
n'aimerais-tu pas mieux être un simple édile, à Fidène, à Gabie, dans la
pauvre et solitaire Ulubres, et, couvert d'une tunique rapiécée, y régler les
poids et mesures, faire briser les vases qui n'ont pas la capacité voulue ?
Donc, tu dois le confesser, Séjan s'est trompé sur le but que devaient se
proposer ses désirs : car, en aspirant à cet excès d'honneur, en demandant
une trop haute fortune, il n'a fait qu'élever les divers étages d'une tour
gigantesque, afin que de ce faîte, l'effrayant l’abîme s'ouvrit plus profond
devant lui, et qu'il y pût tomber de plus haut. (Sat. X.)
V
La conscience.
Un Spartiate vint
u n jour au temple d'Apollon pour savoir s'il pouvait s'approprier un dépôt et
couvrir ce vol d'un faux serment ; il voulait connaître la pensée du Dieu, et
ce qu'Apollon lui conseillerait. La prêtresse lui répondit qu'il serait puni
rien que pour avoir hésité. L'homme rendit le dépôt, mais par peur, non par
conscience. Son châtiment vint justifier l'oracle et en attester le caractère
sacré : le malheureux périt avec tous ses enfants, avec sa famille, et ses
parents les plus éloignés.
Ainsi les Dieux punissent la seule intention de mal faire. Car l'homme qui, dans
le silence de son âme, médite un crime, est déjà criminel. Mais quand il l'a
consommé, oh ! c'est alors qu'une éternelle inquiétude l'agite, le poursuit,
même à l'heure des festins : sa gorge, sèche comme dans la fièvre, laisse
s'accumuler dans sa bouche les aliments qu'il n'avale qu'avec peine. Le vin lui
répugne, il le rejette, même celui d'Albe, dont la vieillesse a tant de prix.
Offre-lui un vin plus exquis encore, son front se ride de dégoût, comme s'il
buvait du Falerne ayant gardé son âpreté. La nuit, si ses angoisses lui
laissent enfin un moment de sommeil, si, après s'être longtemps retourné dans
son lit, il finit par se reposer, aussitôt dans ses rêves lui apparaissent le
temple, l'autel du Dieu qu'a profané son parjure. Mais une chose surtout vient
répandre dans tout son être comme une sueur glaciale : armée d'une sorte
d'épouvante religieuse, et sous des proportions surhumaines, ton image le
poursuit et lui arrache l'aveu de son crime. Voilà les gens qu'on voit toujours
trembler et pâlir au moindre éclair, anéantis de terreur au bruit du
tonnerre, au premier grondement du ciel. Pour eux, ce n'est pas le hasard qui
dirige la foudre, elle n'est pas un effet de la fureur des vents ; quand elle
tombe sur la terre, c'est qu'elle en veut au crime ; la foudre est un juge qui
vient punir. Cet orage les a-t-il épargnés, ils n'en craignent pas moins la
prochaine tempête. Le ciel a beau s'éclaircir ; pour leur terreur, ce n'est
qu'un sursis. Qu'un point de côté, que la fièvre les livre à l'insomnie ;
celle maladie leur vient d'en haut, c'est une divinité implacable qui les
frappe : ils se figurent que les Dieux les visent et les lapident du haut du
ciel. Que faire alors ? Promettre d'immoler u n agneau bêlant à la chapelle
voisine, d'offrir à ses Dieux lares une crête de coq ? Ils ne l'osent même
pas: quelle espérance est permise au scélérat malade ? Quelle victime offrir
? Toutes méritent plus que lui de vivre.
Presque toujours l'âme des méchants est flottante et incertaine. A l'instant
du crime, leur coeur est ferme encore ; le crime une fois commis, c'est alors
qu'ils commencent à sentir ce qui est bien, ce qui est mal. Pourtant ils ont
beau condamner le mal, ils y retombent : leur nature s'y fixe et ne peut plus
changer. Qui s'est jamais de soi-même arrêté dans ce fatal chemin ? Une fois
chassée du front de l'homme, la pudeur n'y revient plus. Où est celui qui s'en
est tenu à sa première infamie ? Va, le misérable qui t'a trompé tombera
tôt ou tard dans les filets de la justice ; tôt ou tard, tu le sauras
enchaîné dans l'ombre d'un cachot, ou déporté sur quelque rocher de la mer
Égée, dans une de ces îles où l'on relégua jadis tant d'illustres exilés.
Le châtiment frappera ce nom que tu détestes, et te donnera la joie amère de
la vengeance. Satisfait enfin, tu conviendras qu'aucun des Dieux n'est sourd et
ne ressemble à l'aveugle Tirésias. (Sat. XIII.)
VI
L'exemple.
Abstiens-toi de
toute action coupable : pour t'en préserver, un motif doit suffire à ton
coeur, c'est la crainte de voir tes enfants imiter tes fautes. Le vice, la
dépravation trouve toujours de trop dociles imitateurs : chez toute nation, en
tout climat, les Catilinas pullulent ; ce qui ne se voit nulle part, ce sont les
Brutus et les Catons. Donc, éloigne du seuil où ton enfant s'élève tout ce
qui peut blesser son oreille ou ses yeux. Loin d'ici les femmes galantes ! loin
d'ici les chansons nocturnes des parasites ! On ne saurait trop respecter
l'enfance. Prêt à commettre quelque honteuse action, songe à l'innocence de
ton fils, et qu'au moment de faillir la vue de ton enfant vienne te préserver ;
car s'il mérite un jour la colère du censeur, si, te ressemblant déjà de
taille et de visage, il se montre encore ton fils par ses moeurs ; s'il
s'abandonne sur les traces à des égarements plus graves que les tiens, tu
t'indigneras contre lui sans doute, tu lui prodigueras d'amers reproches, tu
songeras à le déshériter. Comment oseras-tu prendre avec lui le front irrité
d'un père et le droit de le blâmer, quand à ton âge tu fais pis que lui, toi
dont le cerveau malade réclame depuis longtemps une application de ventouses,
vieux fou que tu es ?
Quand tu dois recevoir quelque visite, chez toi tout est en l'air :
"Allons, balayez ces dalles, frottez ces colonnes, faites-les reluire ;
décrochez-moi cette araignée desséchée avec sa toile ; toi, lave
l'argenterie, toi, récure les coupes ciselées." Tel est le tapage dont tu
fais retentir ta demeure, furieux et la verge à la main. Tu frémis à l'idée
qu'un chien n'ait laissé dans ton atrium quelque ordure, dont les yeux de ton
hôte pourraient s'offenser, ou que ton portique ne soit crotté ; et pourtant
avec un demi-boisseau de sciure de bois un petit esclave va te nettoyer tout
cela. Mais ce qui t'inquiète beaucoup moins, c'est qu'aux yeux de ton fils,
nulle tache, nul vice ne vienne souiller la pureté du foyer domestique. Tu as
donné un citoyen à la patrie, au peuple, c'est bien, si tu le rends capable de
servir la patrie, s'il sait être utile aux autres ou dans les champs, ou à la
guerre, ou dans les arts de la paix. Quelles moeurs, quelles habitudes lui as-tu
enseignées ? La chose est importante : la cigogne, en apportant à ses petits
la couleuvre ou le lézard qu'elle a trouvé dans les solitudes, leur apprend à
chercher à leur tour la même proie, quand les ailes leur seront venues. Le
vautour, revolant vers sa couvée, lui rapporte des lambeaux arrachés aux
cadavres des chevaux, des chiens, ou des criminels suspendus au gibet ; telle
aussi sera la pâture du jeune vautour, lorsqu'il arrivera à se nourrir
lui-même et qu'il aura son arbre et son nid. Mais pour le noble oiseau qui
obéit à Jupiter, c'est le lièvre ou le chamois qu'il poursuit dans les gorges
des montagnes et qu'il revient déposer dans son aire ses aiglons, plus tard,
quand ils pourront étendre leur aile, sauront, pour assouvir leur faim,
poursuivre la même proie ; au sortir de leur neuf, c'est la première qu'ils
ont goûtée. (Sat. XIV.)
VII
Les anciennes moeurs et les moeurs nouvelles.
Sans doute, et
pour n'avoir à craindre ni les maladies, ni les infirmités, ni la mort des
tiens, ni les soucis, pour vivre heureux et longtemps, il ne te faut qu'une
étendue de champs égale à celle que labourait jadis le peuple de Rome ;
c'était du temps du roi Tatius. Un peu plus tard, quand nos soldats, brisés
par l'âge, avaient traversé les batailles des guerres puniques ou bravé le
farouche Pyrrhus et l'épée de ses Molosses, la république récompensait tant
de blessures en leur donnant au plus deux arpents de terre. Ce loyer de leur
sang et de leurs peines ne leur sembla jamais au-dessous de leurs services : nul
n'accusait la patrie d'être ingrate et de manquer à ses engagements. Ce petit
champ nourrissait le père, la famille nombreuse qui s'entassait dans la cabane
; sous ce toit où reposait la femme près d'accoucher, jouaient quatre enfants,
dont trois étaient ses fils, l'autre, l'enfant de la servante ; puis, quand le
soir, leurs aînés revenaient de la vigne ou du champ, on servait alors le
grand repas du jour, c'était la soupe qui fumait dans de vastes chaudrons.
Aujourd'hui ce champ serait trop peu pour un jardin. De là viennent presque
tous les crimes ; parmi les vices de l'âme humaine, le vice empoisonneur, le
vice assassin, c'est avant tout cette rage féroce de s'enrichir. Qui veut être
riche, veut l'être tôt : quel respect des lois, quelle pudeur peut arrêter la
passion de l'or qui court à son but ?
« O mes enfants, contentez vous de ces cabanes et de ces collines, disaient
autrefois à leurs fils, les vieillards, chez les Marses, les Herniques et les
Vestins. Demandez à votre charrue le pain qui suffit à nos tables. Voilà la
vie qui plaît aux Dieux des champs ; leur bonté, en nous faisant présent du
blé, apprit à l'homme à dédaigner le gland, son ancienne nourriture. On
n'est point tenté de faire le mal, quand on croit pouvoir sons honte se
contenter en hiver de grosses guêtres et d'habits de peaux, avec la laine en
dedans, pour se garantir de la bise. Ce qui conduit au crime avec toutes ses
horreurs, c'est la pourpre, une espèce d'étoffe qu'on va chercher bien loin,
et que, nous autres, nous ne connaissons pas. »
Telles étaient les leçons que les anciens adressaient à leurs enfants.
Maintenant, dès l'entrée de l'hiver, au milieu de la nuit, un père à grands
cris fait lever son fils paisiblement endormi. "Allons, prends les
registres ; écris, mon garçon, réveille-toi ; prépare des plaidoyers,
étudie notre vieille législation ; ou bien rédige un placet pour obtenir le
bâton de centurion. Mais pour te recommander à ton général Lélius, aie soin
de lui faire remarquer que ta chevelure ignore l'usage du peigne et qu'une barbe
épaisse couvre tes lèvres ; un poil touffu, tes aisselles. Puis va renverser
les tentes des Maures, les châteaux des Brigantes, afin que la soixantième
année te fasse porte-aigle avec de bons appointements. Mais si, au contraire,
tu as peu de goût pour les fatigues prolongées des camps, si le son des
clairons et des trompettes effraye tes oreilles et te donne la colique, eh bien
! achète des marchandises pour les revendre moitié plus cher, transporte au
delà du Tibre toutes les denrées possibles, sans te rebuter de leur odeur.
Mets-toi bien dans l'esprit qu'il ne faut faire aucune différence entre les
cuirs et les parfums: qu'importe la marchandise ? l'argent qu'on en tire sent
toujours bon. Aie toujours à la bouche cette pensée du poète, pensée
vraiment digne des Dieux et de Jupiter même :
« Comment vous vous êtes enrichi, c'est ce dont nul ne s'inquiète,
l'essentiel, s'est de s'enrichir (28). » Voilà ce
que nos vieilles nourrices enseignent aux petits garçons, qui se traînent
encore à quatre pattes ; voilà ce que savent toutes les petites filles, avant
d'apprendre leurs lettres.
(Sat. XIV, trad. Eugène Despois.)
Quintilien. - Pline l'Ancien. - Pline le Jeune.
§ 1. QUINTILIEN
On ne sait rien
de bien précis sur la vie de Quintilien. Suivant l'opinion la plus
généralement accréditée, Marcus Fabius Quintilianus est d'origine espagnole
; il est né à Calagurris (Calahorra) vers l'an de Rome 796 (42 après J.-C.),
et il mourut fort âgé sous le règne d'Hadrien. Il fut amené à Rome par
Galba, lorsque celui-ci se décida enfin à accepter l'empire. A Rome, il occupa
une place brillante au barreau, ce que semble attester le vers de Martial.
"Gloria Romanae, Quintiliane, togae." Mais il se distingua
surtout comme rhéteur, ce qu'indique cet autre vers de Martial. "Quintiliane,
vagae moderator summe juventae." Juvénal ne voit guère en lui autre
chose. Son enseignement eut le plus grand succès ; l'empereur Domitien lui
assigna sur le fisc un traitement de cent mille sesterces, et de plus le choisit
pour précepteur des deux fils de sa nièce. Quelques écrivains prétendent
même qu'il fut élevé au consulat, mais le vers de Juvénal sur lequel ils se
fondent peut signifier simplement qu'on lui accorda les ornements consulaires ;
c'était une distinction purement honorifique, de vanité pour ainsi dire, comme
savent en imaginer les princes qui veulent varier et économiser leurs faveurs.
Si l'on s'en rapporte à ce même passage de Juvénal, Quintilien était riche ;
mais, d'un autre côté, ce fut Pline qui dota sa fille. Peut-être la mort de D
omitien supprima-t-elle le traitement de Quintilien ; peut-être n'était-il
riche que relativement aux autres rhéteurs que Juvénal nous représente comme
mourant de faim. Quoi qu'il en soit, Quintilien, après avoir enseigné
l'éloquence pendant vingt années, prit sa retraite. Il était à peine âgé
de quarante-six ans. Il aurait pu consacrer les loisirs de son âge mûr à
composer un ouvrage parfait de tout point ; mais il nous apprend qu'il ne donna
que deux ans à son livre de l'Institution Oratoire, le seul de ses
écrits qui nous soit parvenu. Sa vie, comme on voit, nous apprend peu de chose
sur son caractère ; son livre est aussi fort sobre de renseignements. Il perdit
presque coup sur coup une femme et deux enfants ; mais il puisa des consolations
dans le travail. C'est lui qui nous l'apprend. Il nous apprend aussi que
Domitien avait toute son affection et toute son admiration. Ce prince était aux
yeux de Quintilien un grand capitaine, un administrateur de génie et surtout un
excellent poète. Seulement la direction des affaires du monde lui laissa trop
peu de loisir pour cultiver les Muses. Il est utile de rappeler toujours ces
basses adulations ; elles sont un signe du temps, et elles font connaître un
homme. Ajoutons encore que, dans sa préface, Quintilien traite avec le plus
grand mépris les philosophes, ces hommes sombres et tristes, qui affectaient
l'austérité sans doute pour faire de l'opposition à César. Or César venait
de les bannir ; rien donc de plus opportun et de plus courageux que ces
invectives du rhéteur salarié. Bien que Quintilien eût été honoré des
ornements consulaires, il ne fut pas un homme public ; il n'exerça aucune
fonction, ne servit point dans les armées ; ce fut un rhéteur, rien qu'un
rhéteur. Son livre est le résumé complet de sa vie, de ses idées ; tout cela
est absorbé dans l'étude de la rhétorique. Ce point est important à
signaler. Jusqu'ici pas de citoyen romain qui se soit enfermé dans un horizon
aussi borné. Voyons quel est le caractère de l'Institution oratoire.
J'ai eu plus d'une fois l'occasion d e montrer quelle était l'importance, je
dirai même la nécessité de l'éloquence à Rome. Il était absolument
impossible d'exercer une influence quelconque sur la direction des affaires
publiques, si l'on n e possédait l'art de la parole. On ressemblait à un homme
sans armes jeté au milieu d'hommes armés. Mais sous les empereurs il n'en fut
plus ainsi. Plus d'émeutes au forum, plus de grands procès, plus de
délibérations imposantes au sénat, plus d'élections libres. Cependant
l'éloquence demeura le premier des arts pour les Romains, qui méprisaient à
peu près tous les autres comme puérils ou serviles. Quintilien est le maître
qui convient à ce temps misérable ; son enseignement est parfaitement
proportionné aux besoins de ses contemporains. Il enseigne un art qui meurt
d'inanition pour ainsi dire, et il partage toutes les illusions de ceux à qui
il l'enseigne. Vous chercheriez en vain dans Quintilien un souvenir, un regret
de la liberté perdue, de l'immense carrière ouverte autrefois à l'éloquence
; de tout cela il n'a aucun souci. Il est de son temps, un des heureux de son
temps, et c'est pour les hommes mêmes de son temps qu'il écrit. Ce n'est donc
pas un orateur qu'il veut former, bien qu'il semble en avoir la prétention,
c'est un avocat, c'est un plaideur de causes (causidicus). Il a beau
vouloir s'en défendre, il faut lui infliger son véritable caractère. Il est
bon même d'ajouter que les seules causes possibles alors sont des procès
civils, ce qui réduit encore l'importance de l'avocat ; car, sous la
république, il y avait peu de causes civiles ; toutes étaient plus ou moins
des causes publiques. Il y eut cependant quelques procès dignes de ce nom sous
les empereurs, ceux de Thraséas, d'Helvidius Priscus, d'Arulénus Rusticus, de
Sénecion : ces grands citoyens furent déférés à César par des délateurs
d'une éloquence incontestable ; Tacite nous a conservé leurs noms. Quintilien
put assister à la plupart de ces procès ; il put constater lui-même l'abus
déplorable que les accusateurs faisaient des plus beaux dons de la nature et de
l'art. Mais il s'est tu sur les crimes de lèse-majesté, sur les victimes et
sur les bourreaux. Tacite et Pline ont parlé. Il restait en eux une âme de
citoyen, Quintilien est un rhéteur.
Il l'est avec passion. Il ne fit rien autre chose toute sa vie que parler et
enseigner à parler. A-t-il eu une idée bien nette de l'éloquence et de sa
dignité ? On va en juger. Il examine ce que c'est que la rhétorique. Il voit
en elle un art, le premier de tous, il y voit même une vertu. Il immole tous
les autres arts à celui-là ; et il va jusqu'à prétendre que l'orateur est
orné de toutes les qualités du coeur et de l'esprit. En conséquence, il a le
plus profond mépris pour la philosophie, et il reproche amèrement à Cicéron,
son idole cependant, l'importance qu'il accorde à la philosophie dans la
formation de l'orateur. Il ne veut pas admettre que ce soient des sages qui
aient été les premiers législateurs des peuples. Selon lui ce sont des hommes
habiles dans l'art de la parole ; comme s'il ne fallait pas avoir des idées
avant de les exprimer ! Bref, à ses yeux la rhétorique se suffit à
elle-même. Quand on sait parler, on n'a pas besoin de penser ; ou si l'on aime
mieux, par cela seul qu'on sait parler, on a tout le reste par surcroît.
Cicéron disait : « Si je suis orateur, je le dois moins aux officines des
rhéteurs qu'aux enseignements des philosophes; » Aristote appliquait à
l'étude de la rhétorique cette puissante raison qui, partant de principes
généraux, aboutit par une déduction invincible aux applications pratiques :
tout autre est le point de vue auquel se place Quintilien. Tout ce qui est
général lui échappe ; il ne sait ce que c'est qu'un principe ; jamais il ne
remonte aux éléments des choses.
Quel est donc le véritable caractère de son ouvrage ? C'est un recueil de
recettes propres à former un homme qui saura bien parler, je ne dis pas bien
penser : Quintilien laisse de côté ce détail.
Une rapide analyse de l'ouvrage fera mieux comprendre le but qu'il se propose et
des moyens qu'il emploie.
Il veut former l'orateur complet, sinon parfait. Il le prend au berceau, il lui
donne une nourrice de moeurs honnêtes, et surtout parlant purement ; il exige
les mêmes qualités du pédagogue qui succède à la nourrice, puis du
grammairien qui succède au pédagogue. La tâche du grammairien est plus
étendue. il enseignera l'orthographe, les premiers éléments des sciences, y
compris la philosophie et l'astrologie (astronomie) à douze ans, puis il
exercera son élève à traiter de petits sujets, soit des fables d'Ésope, soit
ce qu'on appelle des chries. Enfin l'enfant est confié au rhéteur. Celui-ci
sera aussi de moeurs pures, il se fera aimer, il imposera le respect.
L'enseignement sera d'abord comme divisé : il exercera les enfants sur chacune
des parties de l'oraison, narration, proposition, réfutation, etc, il les
habituera à soutenir des thèses ; par exemple, ils referont le plaidoyer de
Cicéron en faveur de la science militaire opposée à la science du
jurisconsulte ; ils étudieront dans les orateurs et les historiens des modèles
qu'ils devront ensuite analyser et commenter. Puis on leur donnera des matières
de déclamations, en ayant soin de les choisir vraisemblables, voisines de la
réalité ; seulement on leur permettra un certain luxe d'ornements. Voilà
l'enseignement préliminaire, pour ainsi dire. Le rhéteur pénètre ensuite
dans le détail de la rhétorique proprement dite. Ici je ne le suivrai pas. Les
livres qui traitent du genre démonstratif, délibératif, judiciaire, de
l'invention, de la disposition, de l'élocution et même de l'action, n'offrent
rien d'original. Ces préceptes étaient connus depuis longtemps, Quintilien ne
fait pas difficulté de l'avouer ; mais ils n'avaient pas encore été exposés
avec des développements aussi complets. Le dixième et le douzième livre sont
plus originaux. Dans le premier, Quintilien passe en revue la plupart des
écrivains grecs et latins dont il recommande la lecture à son orateur. Il juge
chacun d'eux brièvement, sèchement, sauf Sénèque, qu'il a dans une aversion
particulière. La plupart de ses jugements sont d'un esprit médiocre et sans
portée. C'est toujours au point de vue de la rhétorique qu'il faut lire : tous
les grands génies d'autrefois semblent n'avoir existé que pour grossir les
provisions de l'avocat ; la forme seule en eux attire l'attention de Quintilien.
Le douzième livre est relatif aux moeurs de l'orateur. Il doit être, comme
l'exigeait Caton, « un homme de bien qui sait parler. » Est-ce à dire qu'un
scélérat éloquent ne mérite pas le nom d'orateur ? Quintilien est de cet
avis, et il se trompe. La définition de Caton n'est pas une définition
scientifique ; ce n'est pour ainsi dire qu'une opinion : il lui semble que ce
nom d'orateur est si beau, si glorieux, qu'on ne doit pas l'attribuer à des
gens sans conscience, fussent-ils doués de génie. Mais Quintilien va plus loin
: il nie qu'on puisse être orateur et malhonnête homme. Que pensait-il donc
d'Eschine, de Démade, d'Éprius Marcellus et de Régulus ses contemporains ?
C'est toujours la même faiblesse de conception, l'impossibilité de s'élever
à une idée générale. Ici, du moins, la restriction emporte avec elle son
excuse ; elle part d'un certain amour de la vertu. Les chapitres qui traitent
des causes qu'on doit accepter ou refuser, sont aussi inspirés par de très
honnêtes sentiments. Le dernier est consacré à la retraite que doit prendre
l'orateur afin de ne pas se survivre à lui-même, et des occupations de son
loisir.
Tel est dans ses caractères généraux cet ouvrage qui fut comme le testament
de l'éloquence romaine. Il ravit les contemporains, et fut salué avec
enthousiasme par les hommes de la Renaissance, lorsque le Pogge mit au jour le
manuscrit retrouvé au monastère de Saint-Gall. Il jouit encore de nos jours
d'une grande autorité : le dix-huitième siècle, si irrévérencieux envers
l'antiquité, a traité Quintilien avec une indulgence et un respect peu
communs. Son livre en effet abonde en préceptes excellents : l'auteur a du
goût, de la mesure, et l'on sent qu'il aime passionnément l'art qu'il
enseigne. Il y a encore un autre côté par où il se recommande à l'estime. Il
fut le ferme adversaire des vices à la mode, et il essaya de remonter jusqu'aux
anciens modèles de l'âge classique. De là, sa passion pour Cicéron que l'on
affectait de mépriser sur la foi de Sénèque. En une foule de passages, il
signale avec vivacité les déplorables enseignements que reçoivent les jeunes
gens des déclamateurs en renom ; il fait une guerre opiniâtre à ces
affectations de langage qui énervaient, corrompaient le vieil idiome : il
réclame en faveur du naturel et de la simplicité, bien qu'il avoue que de son
temps Cicéron paraîtrait trop peu fleuri. Il conseille donc aux jeunes gens de
lire et d'étudier les anciens. « C'est à eux, dit-il, qu'il faut demander la
pureté, l'élévation, et pour ainsi dire la virilité. » Aveu bien
remarquable. Comment n'a-t-il pas vu que ce qui faisait des hommes autrefois,
c'était la liberté ? Il y avait un beau livre à écrire sur ce sujet.
Quintilien l'a peul-être écrit. Un du ses ouvrages perdus avait pour titre :
Des causes de la corruption de l'éloquence. Mais si ce point de vue l'avait
frappé, l'Institution oratoire aurait un tout autre caractère. Comment ne pas
le regretter, quand on trouve dans ce livre des pensées comme celle-ci ?
"Si les anciens nous ont surpassés, ce n'est pas tant parle génie que par
le but." Quintilien, comme Tacite et tant d'autres, avait-il renoncé à ce
but que se proposaient les anciens, c'est-à-dire la liberté, la vie publique,
et pensait-il que ses contemporains ne méritaient pas d'autre enseignement que
celui d'une rhétorique froide, vide, sans portée ? Protester contre les
raffinements du mauvais goût, de la déclamation, rappeler l'antique tradition,
les purs modèles de langage sain et viril, c'est encore une belle tâche ; mais
quelle oeuvre inutile, quand on ne peut combattre ni même signaler les causes
de cette incurable décadence ?
PLINE L'ANCIEN.
Pline l'Ancien
(C. Plinius Secund us) est né à Novocomum ou à Vérone, car il appelle
compatriote Catulle qui est né dans cette dernière ville, la neuvième année
du règne de Tibère (année 776, 22 après Jésus-Christ), et, il est mort à
cinquante-six ans (832, 79 après Jésus-Christ). Il périt dans la fameuse
éruption du Vésuve, qui ensevelit les villes d'Herculanum, de Pompeï et de
Stabies. Il se dirigea vers le Vésuve pour explorer de plus près le
phénomène dont il était témoin, et sa curiosité scientifique lui coûta la
vie. C'était un honnête homme que les règnes affreux de Claude et de Néron
remplirent d'une profonde tristesse. Elle ne le quitta plus, même lorsque son
ami Vespasien parvint à l'Empire, et apporta quelque soulagement aux misères
qui avaient si longtemps pesé sur Rome. Il remplit exactement tous ses devoirs
de citoyen, fit d'abord la guerre en Germanie où il fut préfet d'une aile ;
puis de retour à Rome, il se livra à l'étude de la jurisprudence et plaida.
Néron, vers la fin de son règne, le nomma son procurateur en Espagne, et Pline
garda ces fonctions, dont on n'a pas encore bien défini le caractère, jusqu'au
règne de Vespasien. Quelle position occupa-t-il sous ce prince, dont il était
l'ami, on ne sait. Il était, quand il mourut, préfet de la flotte réunie au
promontoire de Misène.
C'était u n travailleur infatigable. Il faut lire dans les lettres de Pline,
son neveu (lib. III, 5), l'emploi qu'il faisait de son temps. Le sommeil le
surprenait sur ses livres : à table, au bain, partout, il lisait, ou se faisait
lire, et toutes ses lectures, il les résumait dans des analyses minutieuses.
Ces extraits montaient vers le milieu de sa vie à plus de cent soixante
volumes, et il écrivait au verso de ses pages, en caractères très fins. Un de
ses amis, Licinius, lui offrit jusqu'à quatre cent mille sesterces de cette
bibliothèque. Si Pline avait eu d e l'imagination, des idées personnelles,
s'il eût trouvé en son propre esprit des ressources suffisantes, il n'eût
point consumé sa vie dans cet éternel travail de compilateur. Mais ce n'est
qu'un compilateur. Il aborda une foule d e sujets, et ne semble avoir eu de
préférence pour aucun. Soldat en Germanie, il compose un traité sur l'Emploi
du javelot dans la cavalerie (de iaculatione equestri). De retour à
Rome, il perd Pomponius Secundus, son chef, et il écrit aussitôt une
biographie de ce personnage. Dans les premières années du règne de Néron, il
consacre ses loisirs à rédiger trois livres sur la profession d'avocat (studiosorum
libri tres). Puis, revenant aux souvenirs de sa vie militaire, il raconte en
vingt livres l'histoire des guerres de Germanie (germanica bella). Puis
son activité se tourne d'un autre côté, et il écrit huit livres sur des
questions de grammaire (dubii sermonis libri octo). Enfin, après la mort
de Néron, il songea à donner une suite à l'histoire d'Aufidius Bassus, et il
raconta en trente et un livres les événements qui s'étaient accomplis depuis
le règne de Néron jusqu'à celui de Vespasien.
Aucun de ces ouvrages ne vous est parvenu, et nous ne pouvons juger Pline que
d'après son grand travail qui parut un an avant sa mort, et qui a pour titre
Histoire naturelle en trente sept livres Historiae naturalis libri XXXVII).
Dans le premier livre, qui est à la fois une dédicace à Titus et une table
des matières, il marque le but qu'il s'est proposé : il veut présenter non un
simple tableau des connaissances humaines, mais une véritable Encyclopédie. Il
a peu de sciences en effet qui n'apportent leur contingent à cette volumineuse
compilation. La physique, la botanique, la zoologie, l'astronomie, la médecine,
l'agriculture, la minéralogie y sont traitées fort longuement. Il y est
question aussi de la peinture et de la statuaire. La philosophie n'y est point
représentée. On n'attend pas de moi que j'examine successivement chacune des
parties de ce vaste ouvrage. Tous les critiques sont unanimes pour en
reconnaître l'extrême importance. Ce n'est pas en effet des théories
personnelles que Pline expose sur telle ou telle science : il nous fait
connaître tout ce qui avait été écrit avant lui sur chacune d'elles. Il
remplace pour nous une quantité considérable de documents perdus ; et, si
défectueux sur bien des points que soit son livre, il est resté et restera
toujours le point de départ de toute investigation sérieuse sur l'antiquité.
C'est à peu près tout ce qu'on peut dire à son éloge. Les savants qui ont
étudié Pline sont sortis de cette étude avec peu de considération pour
l'auteur. Les hommes spéciaux ont trouvé en lui tant d'erreurs et si peu de
critique, des ignorances si étranges, et une déférence si malheureuse pour
des écrivains sans autorité, qu'ils n'ont pas eu de peine à montrer la
faiblesse de cette érudition trop universelle pour ne pas être superficielle.
C'est à peu près l'opinion de Cuvier, qui s'exprime ainsi : "Pline n'a
point été u n observateur tel qu'Aristote, encore moins un homme de génie,
capable, comme ce grand philosophe, de saisir les lois et les rapports d'après
lesquels la nature a coordonné ses productions. Il n'est en général qu'un
compilateur, et même le plus souvent un compilateur, qui n'ayant point par
lui-même d'idée des choses sur lesquelles il rassemble les témoignages des
autres, n'a pu apprécier la vérité de ces témoignages, ni même toujours
comprendre ce qu'ils avaient voulu dire. C'est en un mot un auteur sans
critique, qui, après avoir passé beaucoup de temps à faire des extraits, les
a rangés sous certains chapitres, en y joignant des réflexions qui ne se
rapportent point à la science proprement dite."
Ce jugement nous dispense d'insister sur ce point ; j'ajoute cependant que Pline
souvent aime mieux se tromper en suivant des autorités suspectes, que de
décrire tout simplement ce qu'il a vu de ses propres yeux. Ainsi il donne de
l'hippopotame la description la plus fausse, puisqu'il va jusqu'à parler de la
crinière de l'animal, mais il l'emprunte à Hérodote et à Aristote. Si,
laissant de côté cette partie si importante de l'oeuvre de Pline, on examine
en lui non le savant, mais le citoyen et l'homme, on est frappé de l'amertume
dont est empreint son ouvrage.
Le règne de Néron semble avoir produit sur cet honnête homme une impression
ineffaçable. C'est à partir de ce moment qu'il s'est jeté dans ce travail
absorbant et misérable de la compilation, comme s'il voulait s'abstraire du
spectacle des choses humaines. Esprit faible et sans portée philosophique, mais
d'une rare énergie, il a imputé aux dieux qui ne les empêchaient point les
horreurs dont il a été le témoin. « Quand Néron régnait, dit-il, puisqu'il
a plu aux dieux que Néron régnât.» « on croit que les dieux s'occupent des
choses humaines, dit-il ailleurs, et qu'ils punissent les crimes ; cette
croyance peut être utile » (ex usu vita est). Mais elle lui semble sans
fondement sérieux. Car après tout la puissance des dieux est lien bornée :
ils ne peuvent ni rendre la vie, ni assurer l'éternité d'un homme, ni faire
que ce qui a été n'ait pas été, ni empêcher que feux fois dix ne soient
vingt ; d'où il suit que ce que nous appelons dieu n'est pas autre chose que la
nature (livre II, ch. 5). Voilà une véritable profession d e foi d'athéisme.
Demandons à Pline ce qu'il pense de l'homme. Il a fait de ce roi de la
création une peinture d'une rare énergie et d'une amertume poignante. Il le
compare aux autres animaux envers qui la nature a été si bonne mère, et il se
plaît à énumérer toutes les misères qui l'accablent depuis le jour où il a
été jeté nu sur la terre nue, inaugurant la vie par des larmes, jusqu'à ce
qu'il devienne la proie des passions et des calamités dont il est lui-même
l'auteur. Nul homme n'est heureux ; celui-là seul a été traité par la
fortune en enfant gâté, dont on peut dire qu'il n'est point malheureux. Il n'a
à vrai dire ici-bas qu'un bien, un seul, mais par là il est supérieur aux
dieux, et ce bien c'est la mort. Voilà le grand, l'inappréciable bienfait dont
l'homme est redevable à la nature. Il meurt, et il peut mourir quand il veut.
Quant à ce qu'on appelle une autre vie, c'est une chimère ; l'âme n'est pas
autre chose que le souffle vital : après la mort le corps et l'âme n'ont pas
plus de sentiment qu'ils n'en avaient avant la naissance.»
Telle est la philosophie de Pline, c'est celle du désespoir. Ce regard désolé
qu'il porte sur la destinée de l'homme, ce dégoût profond de la vie, cette
soif du néant, voilà un singulier jour projeté sur ce temps misérable. Nous
retrouverons cette sombre philosophie du découragement dans Tacite ; elle est
un des fruits naturels du siècle. Il faut y joindre les vertueuses indignations
d'un honnête homme que les incroyables raffinements du luxe et de la débauche
révoltent, et qui en a tracé des peintures d'une énergie remarquable. Chez
lui, l'expression est rarement mesurée, elle part comme un trait et dépasse le
but ; mais elle a un singulier relief. La diction est heurtée, sans harmonie,
tranchante ; une foule d'ellipses l'embarrassent ; rarement elle se déroule
avec calme et régularité. On sent l'effort souvent pénible, l'affectation,
l'âpreté, défauts qui sont plus sensibles à un époque où la langue
assouplie était un instrument facile à manier ; mais il y a telles idées
étranges, amères, violentes, qui commandent pour ainsi dire un style comme
celui-là.
PLINE LE JEUNE.
Pline (C. Plinius
Cecilius Secundus) est une des figures les plus intéressantes de cette
période. Né sous le règne de Néron (62 après J. C.), il mourut dans les
dernières années de celui de Trajan, vers l'an (112 après J. C.) : il vit
donc dans sa jeunesse le principat de Domitien, et jouit du bonheur accordé à
l'empire par Nerva et Trajan. Contemporain de Tacite, il put dire comme lui :
"Si nos ancêtres connurent quelquefois l'extrême liberté, nous avons,
nous, connu l'extrême servitude." Il assista au retour de ce qu'il croyait
être la liberté ; mais, comme il le dit lui- même, elle surprit tout le monde
à l'improviste, on n'y était pas préparé (reducta libertas rudes nos et
imperitos deprehendit). J'examinerai successivement en lui la vie privée,
la vie publique, la vie littéraire, et je le ferai à l'aide des deux seuls
ouvrages qu'il ait laissés, ses lettres qui se composent de dix livres, et son
Panégyrique de Trajan.
Sa vie privée est d'une remarquable pureté. Élevé par son oncle, Pline
l'Ancien, qui l'adopta et lui donna son nom, il consacra à l'étude, aux
devoirs de la vie de famille, à de nobles amitiés les belles qualités de
l'esprit et du coeur dont il était doué. C'est une âme douce sensible,
naturellement vertueuse. Marié fort jeune, il a pour sa femme Calpurnia une
tendresse délicate et profonde. Il l'associe à tous ses travaux ; elle assiste
à ses plaidoiries, se réjouit d e ses succès ; Pline témoigne à l'aïeul de
Calpurnia les sentiments de la plus filiale déférence. Il porte dans le
commerce ordinaire de la vie les mêmes besoins de bienveillance et de
dévouement. Il imagine les subterfuges les plus ingénieux pour obliger ses
amis, pour leur faire accepter un bienfait. Il dote la fille de son maître
Quintilien, et s'en excuse avec une grâce charmante. Envers ses esclaves et ses
affranchis, c'est un maître bon et généreux : il met en pratique le précepte
de l'égalité, tant célébré par les philosophes d'alors, mais qui semble
être resté pour la plupart purement théorique. Sa bonté n'a cependant rien
de banal ; il sait haïr et même, poursuivre ouvertement les scélérats, si
puissants, si dangereux qu'ils soient. Ami du jeune Helvidius, plein de
vénération pour sa veuve Fannia, digne descendante d'Arria, il demande en
plein sénat le châtiment de son accusateur Certus, qui venait d'être nommé
consul désigné. Il a retracé en termes énergiques l'histoire de Régulus le
délateur et le captateur de. testaments.
La vie politique de Pline est réglée sur le modèle des hommes de l'ancienne
république. Rien de plus curieux et souvent de plus triste que les illusions
rétrospectives de cet honnête homme. Il veut à toute force s'imaginer qu'il
est le contemporain, parfois même l'émule de Cicéron. Il plaide sa première
cause à dix neuf ans ; puis va faire une campagne en Syrie, revient à Rome,
où il débute dans la vie publique par la charge de questeur, questeur de
l'empereur, il est vrai, mais il n'y en avait plus d'autres. Puis il est élu
tribun du peuple, et enfin à f âge de trente et un ans, il parvient à la
préture. C'était sous le règne de Domitien. Pline déjà célèbre, et par
conséquent suspect, ami d'Helvidius, d'Arulenus Rusticus, de Sénecion, du
philosophe Arlémidore, tous gens de bien qui furent les dernières victimes de
Domitien, ne peut dissimuler sa pitié pour ces nobles exilés, son mépris pour
les délateurs qui les ont livrés à César. Heureusement Domitien est
assassiné, et l'on trouve dans ses cassettes une accusation contre Pline. Ici
commence l'épanouissement de cette aimable nature. Incapable des passions
violentes, Pline n'eût jamais dit comme son ami Corellius : "Savez-vous
pourquoi je me suis obstiné à vivre si longtemps, malgré des maux
insupportables ? C'est pour survivre au moins un jour à ce brigand ?" Il
n'aurait jamais écrit non plus l'admirable préface de la vie d'Agricola, où
se détend l'âme comprimée de Tacite ; mais il salua des jours meilleurs avec
une joie réelle, et se poussa au grand jour, puisque Nerva et Trajan faisaient
appel aux honnêtes gens. Il prit au sérieux ce retour prétendu aux
institutions de la Rome républicaine : "Il est vrai, dit-il, que tout
l'empire se conduit à présent par la volonté d'un seul homme, qui prend sur
lui tous les soins, tous les travaux dont il soulage les autres ; cependant par
une combinaison heureuse, de cette source toute puissante il découle jusqu'à
nous quelques ruisseaux, où nous pouvons puiser nous-mêmes." Orateur en
renom, honnête homme, il se plaît à jouer le rôle de Cicéron écrasant
Verrès ; il fait condamner trois concussionnaires. Il est vrai que c'est
l'empereur qui rend la sentence ou la mitige ; mais la justice a reçu une
satisfaction quelconque, et Pline a rempli un devoir, et il a reçu de tous des
compliments pour sa fermeté et son éloquence. Il est ravi de joie quand un
décret inaugure le scrutin secret dans les élections ; il va jusqu'à
s'imaginer que pour cela elles sont libres. Il a des indignations
rétrospectives qui font sourire. Il rend compte du fameux décret du sénat qui
glorifie la vertu, le talent, le dévouement, le désintéressement de
l'affranchi Pallas. Rentré dans la carrière des honneurs, consul, puis
propréteur en Bithynie et dans le Pont, il s'acquitte de ses fonctions avec une
modération et une activité au-dessus de tout éloge. Il est le bienfaiteur de
ces riches contrées qui avaient tant souffert sous les règnes précédents.
Pline consulte l'empereur sur les moindres affaires : la Bithynie est devenue
pour lui le centre du monde. Trajan répond à toutes les questions délicates
que lui pose son propréteur ; rien de plus curieux que ce commerce épistolaire
de deux honnêtes gens qui veulent le bien, le cherchent et le font ensemble.
C'est en Bithynie que Pline fut chargé de faire une enquête sur les
chrétiens, qu'une persécution menaçait. Son rapport à ce sujet est le
premier monument historique que nous possédions (29),
c'est de plus l'acte d'un honnête homme, d'un homme éclairé, équitable,
modéré. C'est sur ce fondement que les fabricants de légendes édifiantes ont
fait de lui un chrétien, qui sous le nom de Secundus aurait peu de temps après
subite martyre.
On peut considérer le Panégyrique de Trajan comme une sorte de testament
politique de Pline. Je vais donc indiquer le caractère de ce singulier ouvrage,
qui devint bientôt le modèle de toutes ces compositions inspirées par
l'adulation et la platitude d'âme et de style. Pline ayant été nommé consul,
adressa à l'empereur un remerciement qui fut trouvé fort éloquent et fort
ingénieux. Encouragé parle succès, il revit son travail, le développa, en
fit un ouvrage considérable, si l'on songe au sujet. Il le lut pendant trois
années de suite en public et aussi dans de petites réunions où l'on se
disputait l'honneur d'être admis. Lisez le procès-verbal d'une de ces séances
: "Désirant lire cet ouvrage à mes amis, je ne les invitai point par les
billets d'usage, je leur fis seulement dire de venir si cela ne les gênait en
rien, s'ils avaient quelque loisir, et vous savez qu'à Rome on n'a jamais ou
presque jamais le loisir ou la fantaisie d'assister à une lecture. Cependant
ils sont venus deux jours de suite et par le temps le plus affreux, et quand par
discrétion je voulus borner là ma lecture, ils exigèrent de moi que je
donnasse une troisième séance. Est-ce à moi, est-ce aux lettres qu'ils ont
rendu ces honneurs ? J'aime mieux croire que c'est aux lettres, dont l'amour
presque éteint se rallume aujourd'hui (30)."
Plus loin, cherchant d'autres causes à cet empressement, il dit: « Ce n'est
point que l'orateur soit plus éloquent, mais son discours a été écrit avec
plus de liberté et par conséquent avec plus de plaisir. » Il faut lire toute
cette lettre pour avoir une idée des illusions où se complaisait la naïveté
de cet orateur officiel si vertueux et si vain.
Quant au Panégyrique en lui-même, c'est une oeuvre de bonne foi. Pline parle
en homme convaincu : il admire, il aime Trajan, il est heureux d'être
l'interprète de la reconnaissance publique. Son coeur s'épanche en
remerciements sincères. Il est dans l'enivrement d'un homme qui, après avoir
échappé à une horrible tempête, toucherait enfin le rivage de la patrie. Les
misères passées, il les rappelle pour jouir pleinement de la félicité qui a
suivi. Une âme plus sérieuse ne se fût pas laissé ainsi ravir à une
satisfaction sans mélange : elle eût compris que le règne d'un Trajan
n'était qu'un accident, que, lui mort, un Domitien pouvait ramener les temps
affreux qui finissaient à peine. Tacite l'a eue cette sombre perspective de
l'avenir. Lui aussi a rendu grâces à Nerva et à Trajan, mais quelle tristesse
dans sa joie ! "Les remèdes, dit-il, agissent plus lentement que les maux
; il est plus facile d'écraser les caractères que de les relever."- Et de
plus combien sont morts, que la cruauté du tyran a fait périr ! Et parmi ceux
qui survivent, que de vieillards usés par une longue attente, et ce silence
forcé qui semblait être le sommeil de la conscience humaine ! Pline n'a pas de
ces regards mélancoliques jetés sur l'avenir. Son Panégyrique n'est guère
qu'une longue antithèse : il rappelle les malheurs et les crimes du passé,
pour les opposer aux vertus et aux félicités de l'état présent ; de
l'avenir, rien. Esprit léger et sans portée, qui s'absorbe dans une félicité
sans fondement, et ne se dit même pas que ce qui a été peut être encore !
L'énumération des bienfaits de Trajan envers le monde tient la plus grande
place dans le Panégyrique. Que n'at-il pas fait ? Il a bien voulu se laisser
adopter par Nerva, qui probablement était déjà dieu, quand il exécuta ce
beau dessein (dubitatur an jam Deus fecisset), décerna l'apothéose à
son père, non à la façon des Tibère, des Vespasien, mais appuyé sur le
suffrage unanime de l'empire. Empereur, il relève la discipline militaire et se
couvre de gloire dans une foule d'expéditions. Son administration intérieure
n'est pas moins remarquable. Il rétablit l'ordre dans les finances et rend
compte de ses dépenses personnelles. Il comble le peuple de ses libéralités,
non à la façon d'un Néron et d'un Domitien, pour détourner l'attention
publique des désordres de sa vie, mais par amour de ses sujets. Il donne aux
Romains des jeux splendides, non de viles représentations de pantomimes, mais
des combats d e gladiateurs, des combats de bêtes, c'est-à-dire ce qu'il y a
de plus propre à exciter le courage guerrier. (In servorum noxiorumque
corporibus amor laudis.) Mais quel plus beau spectacle que celui de l'exil
des délateurs ? Ces misérables sont entassés sur des vaisseaux et livrés aux
hasards de la mer furieuse. Les gens de bien se réjouissent de leur supplice et
remercient l'empereur. Lui, de son côté, se dépouille volontairement de
l'infâme secours que la loi de lèse-majesté fournissait aux tyrans, loi
monstrueuse "qui créait des crimes à ceux qui n'en avaient pas." -
Il renonce aussi à ces successions que les condamnés léguaient à leurs
bourreaux pour les attendrir en faveur de leurs enfants. Aussi, grâce à lui,
la vertu, la sécurité renaissent. Les gens de bien osent se montrer au grand
jour; la probité n'est plus un crime, l'indépendance est honorée par César.
Autrefois, au contraire, les princes aimaient mieux les vices que les vertus des
citoyens (vitiis potius civium quam virtutibus laetabantur). Aussi
cherchait-on pour leur plaire la réputation d'homme sans foi, sans honneur,
sans scrupule. C'est qu'en effet (aveu bien remarquable) l'habitude d'une longue
soumission nous a amenés à nous conformer tous aux moeurs d'un seul (eoque
obsequii continuatione pervenimus ut prope omnes unius moribus vivamus).
Sous un prince comme Trajan, la vertu est pour ainsi dire à l'ordre du jour;
c'est le meilleur moyen de faire sa cour à César. Aussi tout refleurit : la
famille se reconstitue ; on ne craint plus d'avoir des enfants : ils grandiront
sous la direction de maîtres éprouvés. Trajan n'a-t-il pas rappelé de l'exil
les philosophes et les rhéteurs que Domitien avait bannis ?
Mais il n'est pas utile de pousser plus loin cette analyse : l'esprit de
l'oeuvre est suffisamment indiqué. A quoi bon rappeler les incroyables
illusions de Pline qui félicite l'empereur d'avoir refusé le consulat et le
supplie de vouloir bien l'accepter ? Il ne peut contenir son admiration quand il
voit l'empereur se rendre aux comices, comme un candidat ordinaire, prêter
serment, et attendre le dépouillement du scrutin. Ces innocentes comédies du
maître qui veut paraître l'égal des autres citoyens, il les célèbre avec
ravissement, et les prend au sérieux. Les mots de liberté, d'égalité
reviennent sans cesse sous sa plume. De son héros il admire tout, sa justice,
sa douceur, son affabilité, son goût pour la chasse. Il n'oublie pas non plus
l'impératrice, digne compagne de ce grand homme, ni la soeur de César, ni les
amis de César. Mais il le félicite surtout de n'abandonner point à des
affranchis la direction des affaires : "Car tu sais bien, dit« il, que
rien ne montre mieux la petitesse du prince que la grandeur des
affranchis." (Scis praecipuum esse indicium non magni principis magnos
libertos.) Aussi César faisant tout par lui-même crée des loisirs à Dieu
qui n'a plus à s'occuper que du ciel (31 )!
Tel est le citoyen. Voyons le littérateur.
Son activité intellectuelle se porta d e tous les côtés à la fois. Comme Cicéron qui fut son modèle, il fit des vers, écrivit des plaidoyers, songea à composer une histoire. A quatorze ans il écrivit une tragédie grecque. Mais il ne semble pas avoir eu un goût bien prononcé pour la philosophie. Son esprit essentiellement littéraire et oratoire ne le portait point aux spéculations élevées et profondes. De tous ses maîtres celui qu'il eut en plus grande estime, c'est Quintilien, un rhéteur. D'une bienveillance un peu large, il accorde des éloges à tous ceux qui s'exercent dans un genre quelconque. Il aime les lettres avec passion et tous ceux qui s'y adonnent sont bien vus de lui. On pourrait avec sa correspondance tracer un tableau complet de ces fameuses lectures publiques si fort à la mode alors. Pline est le plus fidèle et le plus attentif des auditeurs ; il n'a jamais manqué une séance littéraire. il a des indignations dont il rit presque lui-même contre ces négligents ou ces superbes qui craignent d'assister à une lecture trop longue, qui se font renseigner sur ce qu'il resta de pages à lire à l'orateur, et ne se décident à paraître que vers la péroraison. Il aime passionnément la gloire et voudrait que son nom ne périt pas. Encore un trait qui lui est commun avec Cicéron. Il voit bien que a décadence est venue, il en comprend même les causes : " Les anciens, dit-il, ne passaient point leur temps à cueillir des fleurettes ; le tissu de leur style est viril." Et ailleurs : "Les misères qui ont pesé sur nous ont amoindri et comme écrasé pour l'avenir notre génie," Mais qu'importe ? il veut vivre dans la mémoire des hommes. Il est à l'affût de tout ce qui se publie ou se prépare; un compliment de Martial le ravit. Si les vers de Martial échappent à l'oubli, le nom de Pline ne mourra pas. Il compte beaucoup sur Tacite qui compose ses Annales et ses Histoires. Bref, il a toutes les inquiétudes d'une petite vanité naïve qui fait sourire sans offusquer. - Son style a une grâce réelle, du moins dans ses Lettres. Il n'y faut chercher ni l'abandon de Cicéron, ni le nerf de l'expression fraîche et forte. Écrites et limées en vue de la publication, elles sont un exercice purement littéraire. L'esprit n'y manque pas, ni les détails piquants, ni les expressions heureuses ; le naturel en est trop souvent absent. Elles donnent du personnage une bonne idée ; on y sent l'âme d'un honnête homme à qui il n'a manqué que d'avoir un horizon plus vaste, un esprit moins préoccupé de ses petits intérêts de vanité.
EXTRAITS DE PLINE.
I
Pline. - Emploi de sa journée.
Vous demandez
comment je règle ma journée en été dans ma terre de Toscane ? Je m'éveille
quand je puis, ordinairement vers la première heure, quelquefois avant,
rarement plus tard. Je tiens mes fenêtres fermées ; car le silence et les
ténèbres laissent à l'esprit toute sa force : n'étant pas distrait par les
objets extérieurs, il demeure libre et maître de lui-même. Je neveux pas
assujettir mon esprit à mes yeux ; j'assujettis mes yeux à mon esprit ; car
ils ne voient que ce qu'il voit, tant qu'ils n e sont pas distraits par autre
chose.
Si j'ai quelque ouvrage commencé, je m'en occupe ; je dispose jusqu'aux
paroles, comme si j'écrivais et corrigeais. Je travaille tantôt plus, tantôt
moins, selon que je me trouve plus ou moins de facilité à composer et à
retenir. J'appelle un secrétaire, je fais ouvrir les fenêtres, et je dicte ce
que j'ai composé. Il me quitte ; je le rappelle encore une fois, et je le
renvoie. A la quatrième ou cinquième heure (car mes moments ne sont pas si
régulièrement distribués) selon le temps qu'il fait, je vais me promener ou
dans une allée ou dans une galerie. Je continue de composer et de dicter.
Ensuite je monte en voiture ; et là, mon attention étant ranimée par le
changement, je reprends l'ouvrage entrepris pendant que j'étais couché ou que
je me promenais. Ensuite je dors un peu, puis je me promène : après, je lis à
haute voix quelque harangue grecque ou latine non pas tant pour me fortifier la
voix que la poitrine ; mais la voix elle-même e n profite. Je me promène
encore une fois ; on me frotte d'huile ; je fais quelque exercice, je me baigne.
Pendant le repas, si je mange avec ma femme, ou avec un petit nombre d'amis, on
fait une lecture. Au sortir de table, vient quelque comédien, ou quelque joueur
de lyre. Après quoi, je me promène avec les hommes employés dans ma maison,
parmi lesquels il y en a de fort instruits. La soirée se prolonge ainsi par une
conversation variée, et le jour quoique fort long s'est assez rapidement
écoulé.
Quelquefois je dérange un peu cet ordre. Car si je suis resté au lit, ou si je
me suis promené longtemps après mon sommeil et ma lecture, je ne monte pas en
voiture, mais à cheval ; je vais plus vite et reviens plus tôt. Mes amis me
viennent voir des villas voisines, et m'occupent une partie de la journée : ils
me délassent quelquefois par une utile diversion. Je chasse de temps à autre,
mais jamais sans mes tablettes, afin que si je ne prends rien, je n'en rapporte
pas moins quelque chose. Je donne aussi quelques heures à mes fermiers, trop
peu à leurs avis ; mais leurs plaintes rustiques ne servent qu'à me donner
plus de goût pour les lettres et pour les occupations de la ville. Adieu.
II
Les lectures publiques.
Il faut
absolument que j'épanche dans votre coeur la petite indignation qui vient de me
saisir chez un de mes amis : que je vous l'écrive au moins, puisque je ne puis
vous conter l'affaire de vive voix. On lisait un ouvrage excellent. Deux ou
trois auditeurs, hommes de talent, si l'on s'en rapporte à eux et à
quelques-uns de leurs amis, écoutaient froidement : on les eût dit sourds et
muets. Pas un mouvement de lèvres, pas un geste ; ils ne se levèrent pas même
une fois, au moins par fatigue d'être assis. Est-ce gravité ? est-ce
sévérité de goût ? ou n'est-ce point plutôt paresse et orgueil ? Quel
travers ! et pour dire encore mieux, quelle folie d'employer une journée tout
entière à offenser un homme, à s'en faire un ennemi, lorsqu'on n'est venu
chez lui qu'on témoignage d'intime amitié !
Êtes-vous plus habile que lui, raison de plus pour n'être pas jaloux ; on
n'est jaloux que du talent qui nous efface. Que vous ayez plus de mérite, que
vous en ayez moins, que vous en ayez autant, louez-en lui votre inférieur, ou
votre maître, ou votre égal : votre maître, parce que s'il ne mérite point
d'éloges vous n'en sauriez mériter vous-même; votre inférieur ou votre
égal, parce que votre gloire est intéressée à élever celui qui marche
au-dessus ou à côté de vous. Quant à moi, j'ai toujours du respect et de
l'admiration pour ceux qui tentent de se distinguer dans les lettres. C'est une
carrière qui offre tant de difficultés, de peines, de dégoûts, et le succès
semble y dédaigner celui qui le dédaigne. Peut-être ne serez-vous pas de mon
sentiment ; et cependant personne plus que vous n'est ami de la littérature,
personne ne rend plus de justice aux ouvrages d'autrui. C'est pour cela que je
vous ai fait la confidence de ma colère, certain qu'aucun autre ne pourrait
mieux la partager. Adieu.
III
Mort de Pline l'Ancien. - Pline à Tacite.
Vous me demandez
des détails sur la mort de mon oncle, afin d'en transmettre plus fidèlement le
récit à la postérité : je vous en remercie, car je ne doute pas qu'une
gloire impérissable ne s'attache à ses derniers moments, si vous en retracez
l'histoire. Quoiqu'il ait péri dans un désastre qui a ravagé la plus heureuse
contrée de l'univers ; quoiqu'il soit tombé avec des peuples et des villes
entières, victime d'une catastrophe mémorable, qui doit éterniser sa mémoire
; quoiqu'il ait élevé lui-même tant de monuments durables de son génie,
l'immortalité de vos ouvrages ajoutera beaucoup à celle de son nom. Heureux
les hommes auxquels il a été donné de faire des choses dignes d'être
écrites, ou d'en écrire qui soient dignes d'être lues ! Plus heureux encore
ceux à qui les dieux ont départi ce double avantage ! Mon oncle tiendra son
rang entre les derniers, et par vos écrits et par les siens. J'entreprendrai
donc volontiers la tâche que vous m'imposez, ou, pour mieux dire, je la
réclame.
Il était à Misène, où il commandait la flotte. L e neuvième jour avant les
calendes de septembre, vers la septième heure, ma mère l'avertit qu'il
paraissait un nuage d'une grandeur et d'une forme extraordinaire. Après sa
station au soleil et son bain d'eau froide, il s'était jeté sur un lit, où il
avait pris son repas ordinaire, et il se livrait à l'étude. Aussitôt il se
lève, et monte en un lieu d'où il pouvait aisément observer ce prodige. La
nuée s'élançait dans l'air, sans qu'on pût distinguer à une si grande
distance de quelle montagne elle était sortie ; l'événement fit connaître
ensuite que c'était du mont Vésuve. Sa forme approchait de celle d'un arbre,
et particulièrement d'un pin ; car s'élevant vers le ciel comme sur un tronc
immense, sa tête s'étendait en rameaux. J'imagine qu'un vent souterrain
poussait d'abord cette vapeur avec impétuosité, mais que l'action du vent ne
se faisant plus sentir à une certaine hauteur, ou le nuage s'affaissant sous
son propre poids, il se répandait en surface. Il paraissait tantôt blanc,
tantôt noirâtre, et tantôt de diverses couleurs, selon qu'il était plus
chargé de cendre ou de terre.
Ce prodige surprit mon oncle, et, dans son zèle pour la science il voulut
l'examiner de plus près. Il fait appareiller un bâtiment léger, et me laisse
la liberté de le suivre. Je lui répondis que j'aimais mieux étudier ; il
m'avait, par hasard, donné lui-même quelque chose à écrire. Il sortait de
chez lui, lorsqu'il reçoit un billet de Rectine, femme de Cesius Bassius.
Effrayée de l'imminence du péril (car sa maison était située au pied du
Vésuve et elle ne pouvait s'échapper que par la mer); elle le priait de lui
porter secours. Alors il change de but, et poursuit par dévouement ce qu'il
n'avait d'abord entrepris que par dessein de s'instruire. Il fait préparer des
quadrirèmes, et il monte lui-même pour aller secourir Rectine et beaucoup
d'autres personnes qui avaient fixé leur habitation dans ce site attrayant. Il
se dirige à la hâte vers des lieux d'où tout le monde s'enfuit ; il va droit
au danger, l'esprit tellement libre de crainte, qu'il dictait la description des
divers accidents et des scènes changeantes que le prodige offrait à ses yeux.
Déjà sur ses vaisseaux volait une cendre plus épaisse et plus chaude, à
mesure qu'ils approchaient ; déjà tombaient autour d'eux des pierres
calcinées et des cailloux tout noirs, tout brûlés, tout brisés par la
violence du feu. La mer abaissée tout à coup n'avait plus de profondeur, et le
rivage était inaccessible par l'amas de pierres qui le couvraient. Mon oncle
fut un moment incertain s'il retournerait. Mais il dit bientôt à son pilote
qui l'engageait à revenir : "La fortune favorise le courage ; menez-nous
chez Pomponianus." Pomponianus était à Stabies, de l'autre côté d'un
petit golfe, formé par la courbure insensible du rivage. Là, à la vue du
péril qui était encore éloigné mais qui s'approchait incessamment,
Pomponianus avait fait porter tous ses meubles sur des vaisseaux, et
n'attendait, pour s'éloigner, qu'un vent moins contraire. Mon oncle, favorisé
par ce même vent, aborde chez lui, l'embrasse, calme son agitation, le rassure,
l'encourage, et, pour dissiper par sa sécurité la crainte de son ami, il se
fait porter au bain. Après le bain, il se met à table, et mange avec gaieté,
ou, ce qui ne suppose pas moins de force d'âme, avec toutes les apparences de
la gaieté.
Cependant on voyait luire, de plusieurs endroits du mont Vésuve, de larges
flammes et un vaste embrasement, dont les ténèbres augmentaient l'éclat. Pour
rassurer ceux qui l'accompagnaient, mon oncle leur disait que c'étaient des
maisons de campagne abandonnées au feu par les paysans effrayés. Ensuite, il
se coucha, et dormit réellement d'un profond sommeil, car on entendait de la
porte le bruit de sa respiration, que la grosseur de son corps rendait forte et
retentissante. Cependant la cour par où l'on entrait dans son appartement
commençait à se remplir de cendres et de pierres, et pour peu qu'il y fût
resté plus longtemps, il ne lui eût plus été possible de sortir. On
l'éveille, il sort, et va rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient
veillé. Ils tiennent conseil et délibèrent s'ils se renfermeront dans la
maison, ou s'ils erreront dans la campagne ; car les maisons étaient tellement
ébranlées par les violents tremblements de terre qui se succédaient qu'elles
semblaient arrachées de leurs fondements, poussées tour à tour dans tous les
sens, puis ramenées à leur place. D'un autre côté, on avait à craindre hors
de la ville, la chute des pierres, quoiqu'elles fussent légères et
desséchées parle feu. De ces périls, on choisit le dernier. Dans l'esprit de
mon oncle, la raison la plus forte prévalut sur la plus faible; dans l'esprit
de ceux qui l'entouraient, une crainte l'emporta sur une autre. Ils attachent
donc des oreillers autour de leur tête : c'était une sorte de rempart contre
les pierres qui tombaient. Le jour recommençait d'ailleurs ; mais autour d'eux
régnait toujours la plus sombre et la plus épaisse des nuits; éclairée
cependant par l'embrasement et des feux de toute espèce. On voulut s'approcher
du rivage, pour examiner si la mer permettait quelque tentative : mais on la
trouva toujours orageuse et contraire. Là, mon oncle se coucha sur un drap
étendu, demanda de l'eau froide, et en but deux fois. Bientôt des flammes et
une odeur de soufre qui en annonçait l'approche, mirent tout le monde en fuite,
et forcèrent mon oncle à se lever. Il se leva, appuyé sur deux jeunes
esclaves, et au même instant il tombe mort. J'imagine que cette épaisse fumée
arrêta sa respiration et le suffoqua : il avait naturellement la poitrine
faible, étroite, et souvent haletante. Lorsque la lumière reparut (trois jours
après le dernier qui avait lui pour mon oncle), on retrouva son corps entier,
sans blessure ; rien n'était changé dans l'état de son vêtement, et son
attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort.
Pendant ce temps, ma mère et moi nous étions à Misène ..... Mais cela
n'intéresse plus l'histoire, et vous n'avez voulu savoir que ce qui concerne la
mort de mon oncle. Je finis donc et je n'ajoute qu'un mot ; c'est que je ne vous
ai rien dit, ou que je n'aie vu, ou que je n'aie appris dans ces moments où la
vérité des événements n'a pu encore être altérée. C'est à vous de
choisir ce que vous jugerez le plus important. Il est bien différent d'écrire
une lettre ou une histoire, d'écrire pour un ami, ou pour la postérité.
Adieu.
IV
Pline à Maxime. - Devoirs d'un gouverneur de province.
L'amitié que je
vous ai vouée m'oblige, non pas à vous instruire, car vous n'avez pas besoin
de maître, mais à vous avertir de ne pas oublier ce que vous savez déjà, de
le pratiquer ou même de travailler à le savoir encore mieux. Songez que l'on
vous envoie dans l'Achaïe, c'est-à-dire dans la véritable, dans la pure
Grèce, où, selon l'opinion commune, la politesse, les lettres, l'agriculture
même, ont pris naissance : songez que vous allez gouverner des cités libres,
c'est-à-dire des hommes vraiment dignes du nom d'hommes, des hommes libres par
excellence, dont les vertus, les actions, les alliances, les traités, la
religion ont eu pour principal objet la conservation du plus beau droit que nous
tenions de la nature. Respectez les dieux, leurs fondateurs et les noms mêmes
de ces dieux ; respectez l'ancienne gloire de cette nation, et cette vieillesse
des villes, aussi sacrée que celle des hommes est vénérable ; rendez honneur
à leur antiquité, à leurs exploits fameux, à leurs fables même.
N'entreprenez rien sur la dignité, sur la liberté, ni même sur la vanité de
personne. Rappelez-vous toujours que nous avons puisé nos lois chez ce peuple ;
qu'il ne nous les a pas imposées en vainqueur, mais qu'il les a cédées à nos
prières. C'est à Athènes que vous allez entrer ; c'est à Lacédémone que
vous devez commander. Il y aurait de l'inhumanité, de la cruauté, de la
barbarie à leur ôter l'ombre et le nom de liberté qui leur restent.
Voyez comment en usent les médecins relativement à leur art. Il n'y a pas de
différence entre l'homme libre et l'esclave ; cependant ils traitent l'un plus
doucement et plus humainement que l'autre. Souvenez-vous de ce que fut autrefois
chaque ville, mais non pour mépriser ce qu'elle est aujourd'hui.
Soyez sans fierté, sans orgueil, et ne redoutez pas le mépris. Peut-on
mépriser celui qui est revêtu de toute l'autorité, de toute la puissance,
s'il ne montre une âme sordide et basse, et s'il ne se méprise pas le premier
? Un magistrat éprouve mal son pouvoir en insultant aux autres. La terreur est
un moyen peu sûr pour s'attirer la vénération, et l'on obtient ce qu'on veut
beaucoup plus aisément par amour que par crainte. Car, pour peu que vous vous
éloigniez, la crainte s'éloigne avec vous, mais l'amour reste ; et comme la
première se change en haine, le second se tourne en respect. Vous devez donc
sans cesse rappeler dans votre esprit le titre de votre charge ; car je ne puis
trop le répéter : pesez ce que c'est que de gouverner des cités libres. -
Qu'y a-t-il qui exige plus d'humanité que le gouvernement ? Qu'y a-t-il de plus
précieux que la liberté ? Quelle honte serait-ce d'ailleurs de substituer le
désordre à la règle, la servitude à la liberté !
Ajoutez que vous avez à vous mesurer avec vous-même. Vous avez à soutenir
cette haute réputation que vous vous êtes acquise dans la charge de trésorier
de Bithynie, l'estime et le choix du prince, l'honneur que vous ont fait les
charges de tribun, de préteur, et, enfin, le poids de ce gouvernement même,
qui est la récompense de tant de travaux. Qu'on ne puisse donc pas dire que
vous avez été plus humain, plus intègre et plus habile dans une province
éloignée qu'aux portes de Rome, parmi des peuples esclaves, que parmi des
hommes libres, désigné par le sort, que choisi par nos concitoyens, inconnu et
sans expérience, qu'éprouvé et honoré. D'ailleurs, n'oubliez pas ce que
souvent vous avez lu, ce que vous avez souvent entendu dire, qu'il est plus
honteux de perdre l'approbation acquise, que de n'en pas acquérir.
Je vous supplie de prendre tout ceci pour ce que je vous l'ai donné d'abord :
ce ne sont pas des leçons, mais des conseils. Quoiqu'après tout, quand ce
seraient des leçons, je ne craindrais pas qu'on me reprochât d'avoir porté
l'amitié à l'excès. Car on ne doit pas appréhender qu'il y ait de l'excès
dans ce qui doit être si grand. - Adieu.
V
Les lectures publiques.
L'année a été
fertile en poètes : le mois d'avril n'a presque pas e u de jour où il n e se
soit fait quelque lecture. J'aime à voir que l'on cultive les lettres, et
qu'elles excitent cette noble émulation, malgré le peu d'empressement de nos
Romains, à venir entendre les productions nouvelles. La plupart, assis dans les
places publiques, perdent à dire des bagatelles le temps qu'ils devraient
consacrer à écouter : ils envoient demander de temps en temps si le lecteur
est entré, si sa préface est expédiée, s'il est bien avancé dans sa
lecture. Alors vous les voyez venir lentement, et comme à regret. Encore
n'attendent-ils pas la fin pour s'en aller : l'un se dérobe adroitement ;
l'autre, moins honteux, sort sans façon et la tête levée. Il en était bien
autrement du temps de nos pères ! On raconte qu'un jour l'empereur Claude, se
promenant dans son palais, entendit un grand bruit. Il en demanda la cause : on
lui dit que Nonianus lisait publiquement un de ses ouvrages. Ce prince quitta
tout, et par sa présence vint surprendre agréablement l'assemblée.
Aujourd'hui, l'homme le moins occupé, bien averti, prié, supplié, dédaigne
de venir ; ou, s'il vient, ce n'est que pour se plaindre qu'il a perdu un jour,
justement parce qu'il ne l'a pas perdu. Je vous l'avoue cette nonchalance et ce
dédain de la part des auditeurs, rehaussent beaucoup dans mon idée le courage
des écrivains qu'ils ne dégoûtent pas de l'étude.
Pour moi, j'ai assisté à presque toutes les lectures ; et, à dire vrai, la
plupart des auteurs étaient mes amis, car il n'y a peut-être pas un ami des
lettres qui ne soit aussi le mien. Voilà ce qui m'a retenu ici plus longtemps
que je ne voulais. Enfin, je suis libre, je puis revoir ma retraite et y
composer quelques ouvrages, que je me garderai bien de lire en public : ceux
dont j'ai écouté les lectures croiraient que je leur ai, non pas donné, mais
seulement prêté mon attention. Car, dans ces sortes de services, comme dans
tous les autres, le mérite cesse, dès qu'on en demande le prix. - Adieu.
VI
Sur Silius Italicus.
Le bruit vient de
se répandre ici que Silius Italicus a fini ses jours, par une abstinence
volontaire, dans sa terre près de Naples. La cause de sa mort est sa mauvaise
santé : un abcès incurable, qui lui était survenu, l'a dégoûté de la vie,
et l'a fait courir à la mort avec une constance inébranlable.
Jamais la moindre disgrâce ne troubla son bonheur, si ce n'est peut-être la
perte de son second fils ; mais l’aîné, qui était aussi le meilleur des
deux, il l'a laissé consulaire et jouissant de la plus honorable
considération. Sa réputation avait reçu quelque atteinte du temps de Néron.
Il fut soupçonné de s'être rendu volontairement délateur ; mais il avait
usé sagement et en honnête homme de la faveur de Vitellius. Il acquit beaucoup
de gloire dans le gouvernement d'Asie et, par une honorable retraite, il avait
effacé la tache de ses premières intrigues : il a su tenir son rang parmi les
premiers citoyens de Rome, sans chercher la puissance et sans exciter l'envie.
On le visitait, on lui rendait des hommages : quoiqu'il gardât souvent le lit,
toujours entouré d'une cour qu'il ne devait pas à sa fortune, il passait les
jours dans de savantes conversations. Quand il ne composait pas (et il composait
avec plus d'art que de génie), il lisait quelquefois ses vers, pour sonder le
goût du public. Enfin, il prit conseil de sa vieillesse, et quitta Rome pour se
retirer dans la Campanie, d'où rien n'a pu l'arracher depuis, pas même
l'avènement du nouveau prince. Cette liberté fait honneur à l'empereur sous
lequel on a pu se la permettre, et à celui qui l'a osé prendre.
Il avait pour les objets d'art remarquables un goût particulier, qu'il poussait
même jusqu'à la manie. Il achetait en un même pays plusieurs maisons ; et la
passion qu'il prenait pour la dernière le dégoûtait des autres. Il se
plaisait à rassembler dans chacune grand nombre de livres, de statues, de
bustes, qu'il ne se contentait pas d'aimer, mais qu'il honorait d'un culte
religieux, le buste de Virgile surtout. Il célébrait la naissance de ce poète
avec plus de solennité que la sienne propre, principalement à Naples, où il
ne visitait son tombeau qu'avec le même respect qu'il se fût approché d'un
temple. Il a vécu dans cette tranquillité soixante et quinze ans, avec un
corps délicat, plutôt qu'infirme. Comme il fut le dernier consul créé par
Néron, il mourut aussi le dernier de tous ceux que ce prince avait honorés de
cette dignité. Il est encore remarquable, que lui, qui se trouvait consul,
quand Néron fut tué, ait survécu à tous les autres qui avaient été
élevés au consulat par cet empereur.
Je ne puis me rappeler tout cela sans être frappé de la misère humaine : car
que peut-on imaginer de si court et de si borné, qui ne le soit moins que la
vie même la plus longue ? Ne vous semble-t-il pas qu'il n'y a qu'un jour que
Néron régnait ? Cependant, de tous ceux qui ont exercé le consulat sous lui,
il n'en reste pas un seul. Mais pourquoi s'en étonner ? Lucius Pison, le père
de celui que Valérius Festus assassina si cruellement en Afrique, nous a
souvent répété qu'il ne voyait plus aucun de ceux dont il avait pris l'avis
dans le sénat, étant consul. Les jours comptés à cette multitude infinie
d'hommes, répandue sur la terre, sont en si petit nombre, que je n'excuse pas
seulement, mais que je loue même ces larmes d'un prince fameux : vous savez
qu'après avoir attentivement regardé la prodigieuse armée qu'il commandait,
Xerxès ne put s'empêcher de pleurer sur le sort de tant de milliers d'hommes
qui devaient si tôt finir. Combien cette idée n'est-elle pas puissante pour
nous engager à faire un bon usage de ce peu de moments qui nous échappent si
vite ! Si nous ne pouvons les employer à des actions d'éclat que la fortune ne
laisse pas toujours à notre portée, donnons-les au moins entièrement à
l'étude. S'il n'est pas en notre pouvoir de vivre longtemps, laissons au moins
des ouvrages qui ne permettent pas d'oublier jamais que nous avons vécu. Je
sais bien que vous n'avez pas besoin d'être excité : mon amitié pourtant
m'avertit de vous animer dans votre course, comme vous m'animez vous-même dans
la mienne. La noble ardeur que celle de deux amis qui, par de mutuelles
exhortations, allument de plus en plus en eux l'amour de l'immortalité ! Adieu.
VII
L'avocat Régulus.
Que me
donnerez-vous, si je vous conte une histoire qui vaut son pesant d'or ? Je vous
en dirai même plus d'une ; car la dernière me rappelle les précédentes : et
qu'importe par laquelle je commencerai? Véronie, veuve de Pison (celui qui fut
adopté de Galba), était à l'extrémité. Régulus la vint voir. Quelle
impudence, d'abord à un homme qui avait toujours été l'ennemi déclaré du
mari, et qui était en horreur à la femme ! Passe encore pour la visite : mais
il ose s'asseoir tout près de son lit, lui demande le jour, l'heure de sa
naissance. Elle lui dit l'un et l'autre. Aussitôt il compose son visage, et,
l'oeil fixe, remuant les lèvres, il compte sur ses doigts, sans rien compter ;
tout cela, pour tenir en suspens l'esprit de la pauvre malade. "Vous êtes,
dit-il, dans votre année climatérique, mais vous guérirez, Pour plus grande
certitude, je vais consulter un sacrificateur dont je n'ai pas encore trouvé la
science en défaut."
Il part, il fait un sacrifice, revient, jure que les entrailles des victimes
sont d'accord avec le témoignage des astres. Cette femme crédule, comme on
l'est d'ordinaire dans le péril, fait un codicille, et assure un legs à
Régulus. Peu après le mal redouble, et, dans les derniers soupirs, elle
s'écrie : Le scélérat, le perfide, qui enchérit même sur le parjure !
Il avait, en effet, affirmé son imposture par les jours de son fils. Ce crime
est familier à Régulus. Il expose sans scrupule à la colère des dieux, qu'il
trompe tous les jours, la tête de son malheureux fils, et le donne pour garant
de tant de faux serments.
Velléius Blésus, ce riche consulaire, voulait, pendant sa dernière maladie,
changer quelque chose à son testament. Régulus, qui se promettait quelque
avantage de ce changement, parce qu'il avait su, depuis quelque temps,
s'insinuer dans l'esprit du malade, s'adresse aux médecins, les prie, les
conjure de prolonger à quelque prix que ce soit la vie de son ami. Le testament
est à peine scellé que Régulus change de personnage et de ton. Eh, combien de
temps voulez-vous encore tourmenter un malheureux ? Pourquoi envier une douce
mort à qui vous ne pouvez conserver la vie ? Blésus meurt; et, comme s'il eût
tout entendu, il ne laisse rien à Régulus.
C'est bien assez de deux contes : m'en demandez-vous un troisième selon le
précepte de l'école ? il est tout prêt.
Aurélie, femme d'un rare mérite, allait sceller son testament : elle se pare
de ses plus riches habits. Régulus, invité à la cérémonie, arrive ; et
aussitôt, sans autre détour : Je vous prie, dit-il, de me léguer ces
vêtements. Aurélie de croire qu'il plaisante; lui de la presser fort
sérieusement; enfin, il fait si bien, qu'il la contraint d'ouvrir son
testament, et de lui faire un legs des robes qu'elle portait. Il ne se contenta
pas de la voir écrire, il voulut encore lire ce qu'elle avait écrit. Il est
vrai qu'Aurélie n'est pas morte ; mais ce n'est pas la faute de Régulus : il
avait lui, compté qu'elle n'échapperait pas. Un homme de ce caractère ne
laisse pas de recueillir des successions et de recevoir des legs comme s'il le
méritait. Cela doit-il surprendre, dans une ville où le crime et l'impudence
sont en possession de disputer, ou même de ravir leurs récompenses à
l'honneur et à la vertu ? Voyez Régulus : il était pauvre et misérable ; il
est devenu si riche, à force de lâchetés et de crimes, qu'il m'a dit : Je
sacrifiais un jour aux dieux, pour savoir si je parviendrais jamais à jouir de
soixante millions de sesterces ; de doubles entrailles trouvées dans la victime
m'en promirent cent vingt millions. - Il les aura, n'en doutez point, s'il
continue à dicter ainsi des testaments, de toutes les manières de commettre un
faux, la plus odieuse à mon avis. Adieu.
VIII
Rapport de Pline sur les Chrétiens.
Je me suis fait un devoir, seigneur, de vous consulter sur tous mes doutes ; et qui peut mieux que vous me guider dans mes incertitudes ou éclairer mon ignorance ? Je n'ai jamais assisté aux informations contre les chrétiens ; aussi j'ignore à quoi et selon quelle mesure s'applique ou la peine ou l'information. Je n'ai pas su décider s'il faut tenir compte de l'âge, ou confondre dans le même châtiment l'enfant et l'homme fait ; s'il faut pardonner au repentir, ou si celui qui a été une fois chrétien ne doit pas trouver de sauvegarde à cesser de l'être ; si c'est le nom seul, fût-il pur de crime, ou les crimes attachés au nom, que l'on punit. Voici toutefois la règle que j'ai suivie, à l'égard de ceux que l'on a déférés à mon tribunal comme chrétiens. Je leur ai demandé s'ils étaient chrétiens. Ceux qui l'ont avoué, je leur ai fait la même demande une seconde et une troisième fois, et les ai menacés du supplice. Quand ils ont persisté, je les y ai envoyés ; car, de quelque nature que fût l'aveu qu'ils faisaient, j'ai pensé qu'on devait punir au moins leur opiniâtreté et leur inflexible obstination. J'en ai réservé d'autres, entêtés de la même folie, pour les envoyer à Rome ; car ils ont citoyens romains. Bientôt après, les accusations se multipliant, selon l'usage, par l'attention qu'on leur donnait, le délit se présenta sous un plus grand nombre de formes. On publia un écrit sans nom d'auteur, ou l'on dénonçait nombre de personnes qui nient être où avoir été attachées au christianisme. Elles ont, en ma présence, et dans les termes que je leur prescrivais, invoqué les dieux, et offert de l'encens et du vin à votre image, que j'avais fait apporter exprès avec les statues de nos divinités ; elles ont même prononcé des imprécations contre le Christ ; c'est à quoi, dit-on, l'on ne peut jamais forcer ceux qui sont véritablement chrétiens. J'ai donc cru qu'il les fallait absoudre. D'autres, déférés par un dénonciateur, ont d'abord reconnu qu'ils étaient chrétiens, et se sont rétractés aussitôt ; déclarant que véritablement ils l'avaient été, mais qu'ils ont cessé de l'être, les uns depuis plus de trois ans, les autres depuis un plus grand nombre d'années, quelques-uns depuis plus de vingt ans. Tous ont adoré votre image et les statues des dieux. Tous ont chargé le Christ de malédictions. Au reste, ils assuraient que leur faute ou leur erreur n'avait jamais consisté qu'en ceci : ils s'assemblaient, à jour marqué, avant le lever du soleil ; ils chantaient tour à tour des vers à la louange du Christ, comme d'un dieu ; ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de mal, de brigandage, d'adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt : après cela ils avaient coutume de se séparer ; ils se rassemblaient de nouveau pour manger des mets communs et innocents. Depuis mon édit, ajoutaient-ils, par lequel, suivant vos ordres, j'avais défendu les associations, ils avaient renoncé à toutes ces pratiques. J'ai jugé nécessaire, pour découvrir la vérité, de soumettre à la torture deux femmes esclaves qu'on disait initiées à leur culte : mais je n'ai rien trouvé qu'une superstition ridicule et excessive. J'ai donc suspendu l'information pour recourir à vos lumières : l'affaire m'a paru digne de réflexion, surtout par le nombre des personnes que menace le même danger. Une multitude de gens de tout âge, de tout ordre, de tout sexe sont et seront chaque jour impliqués dans cette accusation. Ce mal contagieux n'a pas seulement infecté les villes ; il a gagné les villages et les campagnes. Je crois pourtant que l'on y peut remédier, et qu'il peut être arrêté ; ce qu'il y a de certain, c'est que les temples, qui étaient presque déserts, sont fréquentés ; et que les sacrifices, longtemps négligés, recommencent. On vend partout des victimes, qui trouvaient auparavant peu d'acheteurs. De là on peut juger combien de gens peuvent être ramenés de leur égarement, sil'on fait grâce au repentir.
(Trad. de Sacy, coll. Panckoucke.)
(01) Otto Ribheck sur des preuves insuffisantes n'en admet que dix d'authentiques.