retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature romaine de Paul Albert

 

 

 Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
494 p.
C. Delagrave, 1871.

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE PREMIER

Ce qu'on appelle la décadence. - La famille des Sénèque. - Sénèque le Rhéteur. - Sénèque le Philosophe. -Le poète Lucain. - Perse. - Pétrone.

§ I.

On donne généralement le nom d'écrivains de la décadence à ceux qui vécurent après le règne d'Auguste. On établit, il est vrai, une certaine différence entre eux et ceux qui les suivirent. Les premiers ne sont que des demi-barbares, les autres ne méritent guère qu'on s'y arrête. Tous appartiennent à la décadence, c'est-à-dire à cette période fort étendue qui commence au règne de Tibère et finit à celui d'Augustule ; et la valeur de chacun d'eux est en raison directe de sa proximité ou de son éloignement de l'un des deux termes. Ce n'est pas là une critique sérieuse. Acceptons, je le veux bien, ce mot de décadence, mais essayons d'en bien déterminer le sens et la portée.
Il est incontestable que des écrivains comme Perse, Sénèque, Juvénal, Tacite, sont inférieurs à Horace, à Cicéron, à Tite-Live, sous le rapport de la composition et de la langue. Vous chercheriez en vain chez eux cette proportion exacte dans toutes les parties de l'oeuvre, cette unité, cette mesure, cette exquise propriété des termes d'où résulte la clarté lumineuse ; j'ajoute même qu'ils n'ont ni la simplicité ni la grâce de leurs devanciers. Mais quoi ? si ces qualités sont moindres chez eux, ils en possèdent d'autres, La première, celle qui les renferme toutes, c'est l'originalité.
En quoi consiste-t-elle ? Ils sont les hommes de leur temps. Époque misérable et désastreuse, je le veux bien, mais il n'en est pas des productions de l'esprit comme des fruits de la terre que la sécheresse ou les pluies détruisent dans leur germe : les âmes fortes réagissent contre les misères qui les entourent, souvent elles s'en inspirent ; elles en tracent des peintures ineffaçables, ou, d'un vol puissant s'élevant au-dessus des calamités et des turpitudes, se créent à elles-mêmes un asile sublime. Otez à Tacite et à Juvénal les Césars et leur tourbe, vous supprimez Tacite et Juvénal. Sans les règnes de Caligula, de Claude, de Néron, le stoïcisme romain, ce dernier rayon de la vertu antique, n'eût point existé tel que nous le connaissons Eh bien ! pour peindre une société dont rien dans le passé ne pouvait donner une idée, il fallait une éloquence et une poésie nouvelles. Les belles et sereines descriptions de Tite-Live, les harangues majestueuses écoutées avec recueillement, les narrations savamment conduites, le développement des faits accomplis pour la gloire de Rome, dans la pleine lumière de la liberté, sous les yeux de tous : tout cela est interdit à l'historien des Césars. D'autres couleurs, un autre style, une autre langue même, sont nécessaires. Tacite a créé l'instrument qu'il lui fallait. C'est un génie original. J'en dirai autant de Juvénal. Ne lui demandez pas la grâce, l'urbanité, la mesure d'Horace. Horace ne connaît ni Séjan, ni Messaline, ni Domitien : les saturnales des Césars veulent un autre style. Les écrivains qui l'ont trouvé, ce style, et qui l'ont marqué à jamais de leur forte empreinte, je ne puis voir en eux des hommes de décadence.
Il faut réserver cette désignation pour les auteurs fort nombreux alors qui furent des imitateurs. Ceux-là n'ont pas d'idées qui leur soient propres, ils n'ont pas de style ; ce sont des empreintes effacées. Les poètes s'essayent péniblement à refaire l'Énéide, ou les Bucoliques : ils copient les personnages de Virgile, les épisodes, les descriptions, et jusqu'aux épithètes. On sentait déjà dans le modèle le factice, la convention ; chez ses imitateurs, on ne sent plus que cela. Voilà la véritable décadence ; la décadence incurable ; car elle est avant tout stérilité. Gardons-nous donc de confondre dans une même catégorie des écrivains qui ont su rester originaux, et de froids plagiaires. Je ne fais qu'indiquer ici cette distinction que je crois capitale : les études qui suivront la rendront plus sensible.

§ II.

Sénèque (Lucius Annaeus Seneca) est né en Espagne, à Cordoue, colonie patricienne riche et florissante, l'an 3 de l'ère chrétienne. Il appartenait à. une famille équestre. Sa mère, Elbia ou Elvia, était d'origine espagnole, mais romaine par le coeur et l'énergie. Son père vint à Rome sous le principat d'Auguste, s'y fixa, y fut très considéré et acquit une assez grande fortune. Il était rhéteur. Avant Cicéron et du temps même de Cicéron, les jeunes Romains allaient chercher en Grèce les leçons d'un art indispensable pour quiconque se consacrait à la vie publique. Il y avait alors fort peu de rhéteurs latins, et leur enseignement palissait auprès de celui des héritiers d'Aristote, de Démétrius de Phalère et de tant de maîtres illustres. Quand Auguste eut pacifié l'éloquence, c'est-à-dire l'eut renfermée dans l'étroite enceinte du barreau, il n'y eut plus d'orateurs proprement dits, il y eut des plaideurs de causes (causidici). Sénèque le père fut un des professeurs les plus habiles d'un art qui mourait pour ainsi dire d'inanition. "Ce sont les grands sujets qui nourrissent l'éloquence," dit Tacite : or dans ce complet apaisement de la vie publique, l'art de bien dire dut se renfermer dans les limites des débats judiciaires. Cependant si l'on ne trouve dans l'histoire du temps aucun vestige sérieux de l'ancienne éloquence politique, il en subsistait encore comme une ombre dans les écoles des rhéteurs. Leur enseignement comprenait deux exercices bien distincts : les controverses, ou plaidoyers d'une cause fictive; imaginée le plus souvent pour mettre eu opposition deux textes de lois contradictoires. Deux élèves, deux avocats stagiaires, étaient mis aux prises, et se préparaient, en plaidant des causes impossibles, à n'apporter dans des causes réelles que paradoxes ou jeux d'esprit. Voilà ce qu'était devenu le genre judiciaire. Quant au genre délibératif, les jeunes gens s'y exerçaient au moyen des suasoriae. On appelait ainsi des discours, ou plutôt des consultations oratoires sur des sujets donnés par le maître. Quelques-uns de ces sujets étaient de pures fantaisies historiques, comme la délibération d'Alexandre pour savoir s'il s'embarquera sur l'Océan, s'il entrera dans Babylone. D'autres avaient un caractère moins vague et exigeaient autre chose que de l'esprit, par exemple, la délibération des Spartiates aux Thermopyles en présence de l'immense armée des Perses. D'autres enfin étaient empruntés à des événements récents encore, et qui pouvaient raviver ou entretenir bien des souvenirs et bien des haines : tel le discours .que se faisait à lui-même Cicéron pour s'encourager à braver Antoine en face plutôt que de s'humilier et de lui demander la vie. Il y a de belles phrases, éloquentes, généreuses dans les amplifications que Sénèque le père nous a conservées sur ce sujet. Mais on sent bien que c'est là un héroïsme de parade, j'allais dire de commande. L'imagination en fait presque tous les frais. La génération qui grandit sous Auguste sait bien qu'elle ne sera jamais mise en demeure de braver un triumvir, et de mourir pour la défense de la liberté et des lois. Où sont les orages du Forum, les Clodius, les Cicéron, les Antoine? Le prince a donné à la patrie des loisirs : rien ne semble changé dans la constitution de l'État; plus imposante même apparaît la majesté de ce grand corps. Il ne manque que le mouvement.
On donnait à ces exercices divers le nom de déclamations. Cicéron nous apprend qu'en Grèce et à Rome il déclamait des causes (causas declamitabam), mais c'était pour le grand orateur une préparation à l'éloquence active, aux luttes du Forum ou du Sénat. Sous les empereurs, la déclamation ne préparait guère qu'à la déclamation : elle avait été un moyen, elle devint un but. Bientôt ce fut comme le ton général de toute la littérature. Ce qui la distingue en effet, c'est une disproportion choquante entre le fond du sujet et le style : la déclamation n'est pas autre chose. On sort du réel et de la vérité pour se guinder au-dessus, et on tombe à côté ou au dessous. Quand la vie publique existait encore, l'expérience de chaque jour, les événements eux-mêmes avaient bientôt corrigé et redressé ce que ces exercices avaient de conventionnel et de faux; mais, ce salutaire enseignement venant à manquer, le vide et le factice subsistèrent seuls.
Telle fut la première école de Sénèque. Par là s'expliquent un grand nombre de ses défauts comme écrivain; je suis même convaincu que l'habitude de la déclamation n'a pas été sans influence sur la conduite de sa vie. Cette disproportion choquante entre ce que l'on a à dire et la manière dont on le dit, se traduit toujours quelque peu dans les actes. Quand on est si riche en belles paroles, on s'habitue plus aisément à une certaine pauvreté dans les actions, et l'esprit supplée trop souvent aux défaillances de la conscience.
Sénèque le père fut, le précepteur de ses fils, et tous trois se distinguèrent dans l'éloquence. L'aîné Annaeus Novatus, appelé plus tard Gallion, parce que l'adoption l'avait fait entrer dans une famille de ce nom, suivit la carrière des honneurs, et fut proconsul à Corinthe où il eut à juger saint Paul. Le dernier des frères de Sénèque fut Lucius Annaeus Mela, qui fut le père de Lucain, grande adjumentum claritudinis, dit Tacite. Seul des trois, il eut pour l'éloquence un culte désintéressé : il ne lui demanda ni les honneurs ni la réputation. Cette sage réserve lui valut la préférence de son père. "Tu avais, dit-il à son fils, l'esprit plus vaste que tes frères, et ouvert à tout ce qui est bien. Ce qui prouve son excellence, c'est que ses qualités ne l'ont point corrompu, et que tu n'as jamais eu la tentation d'en mal user. Tes frères, emportés par des pensées ambitieuses, se préparent au Forum et aux honneurs ; carrière où l'on doit redouter même ce que l'on espère. J'ai peut-être souhaité qu'ils y fissent leur chemin ; j'ai peut-être approuvé le choix d'une carrière dangereuse, pourvu toutefois qu'on s'y conduisît avec honnêteté ; mais aujourd'hui que tes deux frères sont lancés en pleine mer, souffre que je te retienne au port. "
Voilà le milieu dans lequel Sénèque fut élevé ; moeurs pures, vie studieuse et honnête, bons exemples et sages conseils. Il en subit longtemps la salutaire influence. Mais une imagination très vive, la soif du nouveau, de l'imprévu, le livrèrent bientôt à tous les hasards de la vie, sans qu'il fût suffisamment préparé par une forte gymnastique morale. A dix-sept ans, l'activité de son esprit le porte de tous les côtés à la fois. Disciple de son père dans l'école, bientôt avocat, déjà célèbre, brusquement il abandonne cette carrière, déserte les rhéteurs et passe aux philosophes. Il se passionne pour la mâle discipline de Sotion, d'Attale, de Démétrius ; le voilà qui renonce à tous les plaisirs, à tous les agréments de la vie. Son vêtement est pauvre, il couche sur la dure, il s'abstient de manger de la viande : c'est un ascète. Son corps naturellement chétif dépérit ; son père s'inquiète, lui montre Tibère qui surveille d'un oeil inquiet ces prédicateurs d'une morale nouvelle et qui va les chasser de Rome. Sénèque consent à modérer ses austérités, mais il lui en resta toujours quelque chose : "A partir de ce jour, dit-il, je renonçai pour toujours aux huîtres, aux champignons, aux parfums, je cessai de boire du vin." Cette première réforme, on le voit, laissa en lui des traces profondes. Il faut donc renoncer à faire de Sénèque un épicurien viveur, qui vante les charmes de la pauvreté au sein du luxe et de la mollesse. Je passe plus rapidement sur les autres événements de sa vie. Nous le voyons tour à tour avocat illustre, honoré de la questure, puis abandonnant la vie publique et suivant un de ses oncles en Égypte. Là, il se plonge dans les études archéologiques, il compose un ouvrage sur l'Inde, un autre sur les moeurs et la religion des Égyptiens, un troisième sur les tremblements de terre. Il mêle à ces travaux la distraction des vers ; il semble avoir oublié Rome, le barreau, les dignités publiques. Puis il retourne à tout cela ; il plaide de nouveau et devant Caligula, dont il excite la jalousie, et qui songe à le faire périr ; sa mauvaise mine le sauva. "Il va mourir de phtisie, dit une courtisane à l'empereur, à quoi bon le tuer ?" Claude succède à Caligula, et Sénèque est condamné à l'exil. Il est accusé de complicité dans les désordres de Julie, fille de Germanicus, et c'est Messaline qui l'accuse. Le crime et l'accusateur semblent bien singuliers ; et il m'est bien difficile d'y ajouter foi. Je hasarderai une conjecture. Ce fut la coutume des Césars, imités en cela par les sultans, d'éloigner ou de faire périr à leur avènement les parents ou les personnages illustres qui pouvaient être un danger. Tibère tue Agrippa Posthumus et trois sénateurs auxquels Auguste avait songé à laisser l'empire. Claude fait périr Vinicius, mari d'une fille de Germanicus, nom cher aux Romains. Caligula fait égorger son beau-père Silanus, puis le jeune Tibère. Néron fera mourir Britannicus, puis Rubellius Plautus, dernier descendant d'Auguste. Sénèque fut probablement enveloppé dans la disgrâce de Vinicius et de sa femme ; et l'on transforma en intrigue d'amour une intrigue politique qui n'existait peut-être pas. Ce qui donne à cette hypothèse quelque fondement, c'est le rappel immédiat de Sénèque, dès qu'Agrippine, autre fille de Germanicus, devient la femme de Claude. Il est certain d'ailleurs que cet exil ne nuisit en rien à la considération de Sénèque. Il osait dire à sa mère : "« On n'est pas malheureux dans un exil, où l'on est suivi de l'estime de tous les citoyens vertueux. » Joignons à son témoignage, celui de l'inflexible Tacite. « Cependant Agrippine, afin de ne pas se signaler uniquement par le mal, obtint pour Sénèque le rappel de l'exil et la dignité de préteur, persuadée que cet acte serait généralement applaudi, à cause de l'éclat de ses talents, et bien aise aussi que l'enfance de Domitius grandît sous un tel maître, dont les conseils pouvaient d'ailleurs leur être utiles à tous deux pour arriver à la domination. Car on croyait Sénèque dévoué à Àgrippine par le souvenir du bienfait, ennemi de Claude par le ressentiment de l'injure. »
Je ne suivrai pas Sénèque dans tous les détails de sa vie à la cour de Claude et de Néron. Qu'il ait été animé des meilleures intentions, qu'il ait conçu les plus belles espérances de son élève, on ne peut le contester. Mais les difficultés qu'il devait rencontrer étaient au-dessus de ses forces et de son énergie morale. Agrippine comptait trouver en Sénèque un instrument docile ; elle se trompa. Sénèque l'aida à préparer le règne de Néron ; mais il n'alla pas au delà. Il combattit même son influence, quand elle voulut en user pour se venger de tous ceux qui lui faisaient ombrage, et quand elle réclama impérieusement la première place dans le gouvernement. Il faut bien se rendre compte de la situation déplorable faite à Sénèque. Il voulait arracher Néron à la direction funeste de sa mère, et en faire un empereur accompli : mais il était l'obligé d'Agrippine, et comme tel condamné à certains ménagements. De là je ne sais quoi d'équivoque et de louche dans sa conduite. Pendant cinq années, il triompha d'Agrippine ; il triompha même du naturel féroce et lâche de son élève ; il fit de Néron le modèle des empereurs, un Auguste adolescent. Il composait pour lui et lui faisait débiter au Sénat des discours admirables, qui promettaient à Rome le retour de l'âge d'or ; il lui soufflait des mots heureux que l'on avait soin de faire courir (Je voudrais ne pas savoir écrire!) ; bref, il lui créait, pour ainsi dire, des antécédents de vertu, pensant par là enchaîner cette âme faible et violente. Mais de tous les côtés on ruinait son oeuvre : Agrippine détournait son fils de la philosophie : "Elle ne vaut rien pour un empereur," lui disait-elle ; elle lui voulait des vices afin de le tenir par là ; puis venait la tourbe des affranchis et des jeunes amis de César, qui ne pouvaient subsister si César restait honnête. Il échappa insensiblement à Sénèque. Celui-ci voulut ressaisir son influence, disputer à d'indignes concurrents l'âme du prince. De là des concessions toujours nouvelles, toujours impuissantes ; de là enfin une sorte de complicité dans les actes monstrueux du règne de Néron. Il est absolument étranger à l'empoisonnement de Britannicus; mais, le crime accompli, il devait se retirer, et ne plus rentrer chez César par la porte d'où sortait Locuste. Il ne s'est pas opposé au meurtre d'Agrippine, devenue son ennemie, d'Agrippine qui rêvait l'inceste, et dont il ne pouvait considérer la mort comme un malheur public ; mais on ne peut douter qu'il n'ait écrit lui-même la lettre justificative du meurtre que le prince adressa au Sénat. Il croyait sans doute que Néron, débarrassé enfin de cette funeste conseillère, reviendrait aux sentiments honnêtes. L'illusion fut de courte durée. « Il se précipita, dit Tacite, dans toutes les débauches, dès qu'il ne fut plus retenu par le respect quelconque qu'il gardait encore à sa mère. » Il passe de Poppée à Sporus, à Pythagoras ; il se donne en spectacle aux Romains, répudie et fait exécuter Octavie, incendie Rome, se débarrasse de Burrhus par le poison. Alors Sénèque , associé à l'ignoble Tigellinus, veut quitter la cour, rendre à César tous les biens qu'il en a reçus. Il était trop tard. Néron cherche à l'empoisonner d'abord, puis l'implique dans la conjuration de Pison et lui ordonne de mourir. On peut voir le récit de ses derniers instants dans Tacite (01). Deux traits à relever : Sénèque dit à ses amis : « Je « vous laisse ce que j'ai de plus beau, l'image de ma vie : conservez-en le souvenir, et vous emporterez la réputation d'hommes de bien et d'amis fidèles. » Et celuici : « Les conjurés avaient résolu, si leur entreprise réussissait, de se débarrasser de Pison, et de donner l'empire à Sénèque, comme à un homme sans reproche et que l'éclat de ses vertus appelait au premier rang. »
Tel fut l'homme. Il aimait la vertu, je dirai même qu'il avait pour elle une sorte de passion ; il en était "enivré" , comme Rousseau, mais cela ne suffit pas. L'enthousiasme est un état violent qui transporte l'âme à des hauteurs sublimes, où elle ne peut se maintenir : la pratique des devoirs de la vie réelle exige au contraire une succession d'efforts persévérants, et surtout le calme d'un esprit maître de lui-même. Chez Sénèque, l'énergie de la volonté ne fut pas en rapport avec la puissance de l'imagination. Il ne semble pas non plus avoir eu une notion très nette de la réalité : de là les illusions étranges qu'il conserva si longtemps et l'attitude compromettante qu'il se laissa imposer. Il a parfois l'air d'un complice ; il est plutôt dupe en attendant qu'il devienne victime. Cette indécision, ces aspirations généreuses suivies de chutes lourdes, cette élévation admirable dans la théorie, avec je ne sais quoi de vague et d'incertain sur tous les points fondamentaux, beaucoup d'esprit et peu de clairvoyance, tout cela nous le retrouverons dans ses écrits.

§ III.

Nous n'en possédons guère que la moitié. En voici la liste ; on verra que cet esprit curieux s'était porté dans toutes les directions.
Sur la colère
(De ira libri tres), ouvrage dédié à son frère Novatus, et écrit sous Caligula. Il est probablement incomplet, car Lactance en cite des définitions qui ne se trouvent pas dans le texte que nous possédons.
De consolatione ad Helviam matrem
. - Consolation à sa mère Helvia. Ouvrage composé pendant son exil en Corse. Juste Lipse y joint neuf épigrammes sur son exil.
Consolation à Polybe.
De consolatione ad Polybium. - Polybe était un affranchi de Claude qui avait perdu son frère. Sénèque exilé l'accable de flatteries misérables. Quelques critiques se refusent à admettre l'authenticité de cet ouvrage, et je me rangerais volontiers à leur avis.
Consolation à Marcia.
De consolatione ad Marciam. Marcia, fille de Crémutius Cordus, venait de perdre son fils.
Sur la Providence. De providentia. - Incomplet vers la fin.
Sur la paix de l'âme. De animi tranquillitate. Ouvrage dédié au préfet des gardes de Néron, Annaeus Serenus.
Sur la constance du sage. De constantia sapientis. Au même.
De la clémence. De clementia libri tres ad Neronem. - Des trois livres qui formaient cet ouvrage, il ne reste plus que le premier et une partie du second. Calvin écrivit un commentaire sur ce traité.
De la brièveté de la vie. De brevitate vitae. - Ouvrage dédié à Paulinus, et composé peu de temps après la mort de Caligula.
De la vie heureuse. De vita beata. Dédié à son frère Galliun. Saint Ambroise a traité le même sujet en chrétien, et Descartes en a écrit un commentaire.
Sur le loisir du sage. De otio sapientis. - Ce n'est guère qu'un fragment.
Sur les bienfaits. De beneficiis libri septem. - Ouvrage considérable, dédié à Ébutius Liberalis. Appartient à la dernière époque de la vie de Sénèque.
Lettres à Lucilius. Epistolae ad Lucilium. - Sont au nombre de cent vingt-quatre.
Questions naturelles. Naturalium quaestionum libri septem. - Ouvrage de physique et de morale à la fois.
L'apocoloquintose. ƒApokolokæntvsiw sive Ludus in Claudium. = Pamphlet bouffon où Sénèque raconte ce qui se passa dans l'Olympe après la mort de Claude, et la métamorphose de cet empereur en citrouille.
Les ouvrages perdus sont des vers et des poèmes, des harangues et des plaidoyers, des traités de morale sur différents sujets ; un livre sur la superstition, souvent mentionné par saint Augustin ; des exhortations ; des écrits sur l'Inde, l'Égypte, les tremblements de terre, la forme du monde. On lui en attribua dans la suite beaucoup d'autres encore, lorsque l'on s'avisa d'en vouloir faire un chrétien : telles sont les fameuses lettres à saint Paul dont nous parlerons plus loin. Quant aux poèmes, disons dès à présent que nous regardons Sénèque comme l'auteur des tragédies qui portent ce nom, sauf, bien entendu, celle d'Octavie.
Une analyse de chacun des ouvrages de Sénèque est impossible, ou demanderait des développements qui ne peuvent trouver place ici. Je me bornerai donc à exposer les idées qu'ils renferment, les problèmes dont il donne la solution, voilà pour le fond ; puis la composition et le style de ses écrits.

§ IV.

Sénèque est pour nous le représentant le plus complet de la grande doctrine stoïcienne, mais il n'en est pas le plus exact. Ce n'est pas un simple interprète. Sur plus d'un point il s'émancipe et substitue à l'autorité des maires de la Grèce sa propre réflexion. En cela il est bien un Romain, et c'est avec raison qu'il dit : «Je ne me suis fait l'esclave de personne, je ne porte le nom de personne. » (Non me cuiquam mancipavi, nullius nomen fero.) Mais s'il a conservé sa propre originalité, il n'a pu produire une oeuvre d'une assez forte unité pour qu'elle mérite le nom de système. J'indiquerai autant que possible les points sur lesquels il innove, et le caractère de ses innovations.

PHILOSOPHIE RELIGIEUSE.

On sait ce qu'était devenue la religion ancienne ; longtemps avant Sénèque, la vie s'en était retirée. Il n'y avait pas à Rome un esprit éclairé qui acceptât les fables du polythéisme ou les pratiques de superstition empruntées aux cultes de l'Orient. Sénèque méprise profondément toutes ces puérilités. "Je ne suis pas assez sot, dit-il, pour croire à de telles fadaises." Il est fort regrettable que nous ayons perdu son ouvrage sur la superstition, dont Lactance et saint Augustin ont tiré tant d'arguments contre le polythéisme ; mais il suffit d'indiquer ce point en passant. La théologie des poètes lui paraît absurde et irrévérencieuse. Quant aux pratiques superstitieuses, il les condamne en deux mots : elles substituent à l'amour la crainte ; au lieu d'être un culte, elles sont un outrage. (Amandos timet, quos colit violat.) Mais la religion est une institution de l'État, institution nécessaire, et que maintenaient avec énergie des hommes comme Cicéron et Varron. Sénèque s'occupe peu du polythéisme officiel, et cela se conçoit : de son temps la religion comme tout le reste était dans la main d'un seul, et elle avait perdu beaucoup de son importance comme instrument politique. Cependant il approuve que le sage se soumette aux prescriptions de la cité, non qu'il les regarde comme agréables aux dieux, mais parce qu'elles sont ordonnées par la loi. "Quant à la tourbe des dieux qu'a accumulés une longue superstition, si nous les adorons, nous n'oublierons point qu'un tel culte n'a d'autre fondement que la coutume." Reste la théologie naturelle, c'est-à-dire la religion du philosophe : en quoi consiste-t-elle ? Sénèque emploie indifféremment, en parlant de la puissance divine, le singulier et le pluriel, Dieu et les dieux : c'est par un reste de respect pour la croyance populaire. Car pour lui, il n'y a qu'un seul Dieu. Mais ce Dieu se présente pour ainsi dire à l'esprit sous une foule d'aspects différents : de là les noms divers qu'il a reçus et celte espèce de fractionnement de la puissance divine en une foule d'êtres divers. "Tous les noms qui renferment une indication de sa puissance lui conviennent : autant il prodigue de bienfaits, autant d'appellations il peut recevoir." Ainsi se justifient ces noms de Jupiter, de Liber, d'Hercule, de Mercure, etc. Mais il ne s'arrête pas là, il consent encore à ce qu'on donne à Dieu des noms plus larges. « Voulez-vous l'appeler nature ? Vous ne vous tromperiez point ; car c'est de lui que tout est né, lui dont le souffle nous fait vivre. Voulez-vous l'appeler monde ? Vous en avez le droit. Car il est le grand tout que vous voyez ; il est tout entier dans ses parties, il se soutient par sa propre force. » On peut encore l'appeler destin. « Car le destin n'est pas autre chose que la série des causes qui s'enchaînent, et il est la première de toutes les causes, celle dont dépendent toutes les autres. » « Qu'est-ce que Dieu? dit-il ailleurs. L'âme de l'univers. Il échappe aux yeux, c'est la pensée seule qui peu l'atteindre. »
Toutes ces définitions sont plus ou moins empruntées au stoïcisme scientifique. Mais Sénèque, par une inconséquence qui n'est pas rare chez lui, va bien au delà. Ce dieu, destin, nature, monde, est pour ainsi dire séparé de l'univers ; il le domine, il le gouverne, il le conserve, il a souci de l'homme, parfois même de tel ou tel homme en particulier. (Interdum curiosi singulorum.) Il a prodigué au genre humain d'innombrables bienfaits, et l'ingratitude ne peut en borner le cours. Du reste Dieu est forcé par sa nature d'être bienfaisant : la bienfaisance est comme la condition de son être.
Quel culte réclament les dieux ? « Le premier culte à leur rendre, c'est de croire à leur existence, puis de reconnaître leur majesté, leur bonté, sans laquelle il n'y a pas de majesté, de savoir que ce sont eux qui président au monde, qui gouvernent l'univers par leur puissance, qui sont les protecteurs du genre humain. » « Ils ne peuvent ni faire ni recevoir une injustice. » Donc ne cherchez pas à vous les rendre favorables par des prières, de offrandes, des sacrifices. « Celui-là rend un culte à Dieu qui le connaît. » (Deum coluit qui novit.)
Il serait difficile de tirer de toutes ces définitions une théodicée logique. Sénèque ne l'a jamais essayé. Il a des aspirations très hautes, et comme le sentiment du divin en lui ; mais jamais sur ce point ses idées n'ont eu cette précision rigoureuse qu'exige la science. Je veux citer un des plus beaux passages que lui ait inspirés cette sorte d'enthousiasme religieux.
« En vain élèverez-vous les mains vers le ciel ; en vain obtiendrez-vous du gardien des autels qu'il vous approche de l'oreille du simulacre, pour être mieux entendu : ce Dieu que vous implorez est près de vous ; il est avec vous, il est en vous. Oui, Lucilius, un esprit saint réside dans nos âmes ; il observe nos vices, il surveille nos vertus, et il nous traite comme nous le traitons. Point d'homme de bien qui n'ait au dedans de lui un Dieu. Sans son assistance, quel mortel s'élèverait au-dessus de la fortune ? De lui nous viennent les résolutions grandes et fortes. Dans le sein de tout homme vertueux, j'ignore quel Dieu, mais il habite un Dieu. S'il s'offre à vos regards une forêt peuplée d'arbres antiques dont les cimes montent jusqu'aux nues, et dont les rameaux pressés vous cachent l'aspect du ciel ; cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces masses d'ombre qui de loin forment continuité, tant de signes ne vous annoncent-ils pas la présence d'un Dieu ? Sur un antre formé dans le roc, s'il s'élève une haute montagne, cette immense cavité, creusée par la nature, et non par la main des hommes, ne frappera-t-elle pas votre âme d'une terreur religieuse ? On vénère les sources des grandes rivières, l'éruption soudaine d'un fleuve souterrain fait dresser des autels ; les fontaines des eaux thermales ont un culte, et l'opacité, la profondeur de certains lacs les a rendus sacrés : et si vous rencontrez un homme intrépide dans le péril, inaccessible aux désirs, heureux dans l'adversité, tranquille au sein des orages, qui voit les autres hommes sous ses pieds, et les dieux sur sa ligne, votre âme ne serait-elle pas pénétrée de vénération ? Ne direz-vous pas qu'il se trouve en lui quelque chose de trop grand, de trop élevé, pour ressembler à ce corps chétif qui lui sert d'enveloppe ? Ici le souffle divin se manifeste. »
Si nous ajoutons à cette belle page quelques mots échappés au philosophe ici ou là, nous saurons quel est son Dieu. C'est l'homme, non l'homme vulgaire, mais celui qu'il appelle le sage. Celui-là en effet est non seulement placé sur la même ligne que les dieux, mais il leur est supérieur. En quoi? Le voici : « Le sage ne diffère de Dieu que par la durée. » (Bonus tempore tantum a Deo differt.) Mais, dira-t-on, Dieu est exempt de toute crainte. Le sage aussi, et il a cet avantage sur Dieu, que Dieu est affranchi de la crainte par le bienfait de sa nature, le sage, par lui-même. Que de fois il revient sur cette pensée : « Supportez courageusement ; c'est par là que vous surpassez Dieu. Dieu est placé hors de l'atteinte des maux, vous, au-dessus d'eux. » Je ne doute pas que ce ne soit là le point par lequel la philosophie religieuse de Sénèque se noue pour ainsi dire à sa philosophie morale. La métaphysique chez lui tient fort peu de place ; il raille ceux qui s'occupent de ces chimères. A-t-on le loisir de poursuivre la solution de ces questions oiseuses ? Les malheureux nous appellent (ad miseros advocalus es). C'est de l'homme qu'il faut s'occuper; c’est lui qu'il faut affermir, consoler, encourager. Que de misères pesaient alors sur lui ! que de dangers l'environnaient ! Il fallait tremper fortement les âmes, les armer contre toutes les terreurs ; et puisque les dieux semblaient morts ou indifférents aux choses humaines, puisqu'ils toléraient les épouvantables désordres qui s'étalaient alors, et que de ce côté l'innocence et la vertu ne pouvaient espérer un appui, il fallait élever l'homme lui-même à une telle hauteur, qu'il pût braver ou mépriser toutes les misères, tous les périls, tous les ennemis, tous les Césars, tous les bourreaux. Voilà l'âme du stoïcisme romain sous les empereurs. Les cieux sont vides, les dieux sont partis, ou ils sont favorables aux scélérats ; l'homme de coeur se fera Dieu. Il rêvera une vertu parfaite, une âme inaccessible à toute passion, sévère, grave, inébranlable. C'est l'idéal qui hante alors toutes les imaginations. Rappelez-vous le vers célèbre de Lucain :
Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni.
Que veut-il dire, sinon que Caton est supérieur aux dieux ? Conception démesurée, étrange, rêve d'un orgueil colossal ! Soit ; mais quelle force pour une âme noble, qui est soutenue par une telle vénération d'elle-même ! 

PHILOSOPHIE MORALE. - LES PASSIONS.

Cet être parfait n'existe pas, il est vrai. " C'est un phénix qui ne naît que tous les cinq cents ans." Mais le but que tout homme doit se proposer, c'est de s'approcher de plus en plus de cet idéal. Si l'on ne peut être le sage arrivé à la perfection (perfectus), on peut être le sage en marche pour y arriver (proficiens). Bien des obstacles sur la route. Au premier rang Sénèque, fidèle à la doctrine stoïcienne, place les passions. Les péripatéticiens se bornaient à les régler, les stoïciens les supprimaient. (Nostri expellunt, Peripatetici temperant.) L'âme jouissait alors de cet heureux état qu'ils appelaient insensibilité, sérénité, Žp‹yeia, ŽtarajÛa. Les passions sont donc un mal ? Oui, car la vertu aussi bien que la raison (choses identiques pour les stoïciens), c'est la ligne droite ; les passions au contraire sont l'écart ; la joie et la douleur élèvent ou abaissent l'âme à l'excès, la font sortir de cette tension (tñnow) qui est l'invariable état de la raison. Le sage ne doit donc ressentir ni la joie, ni le désir, ni la crainte. Il remplace ces mouvements excessifs, désordonnés, par la sérénité (pax alta et ex alto veniens), la volonté, la circonspection (boælhsiw, eél‹beia). Cependant, comment bannir entièrement ces mouvements involontaires qui surprennent l'âme? Sénèque ne nie point ces impressions fatales : comment se défendre d'un mouvement d'effroi, si l'on est transporté au sommet d'une tour et suspendu au-dessus d'un abîme ? Comment empêcher les larmes de couler quand la mort ravit à nos côtés un être cher? "Dans ces assauts subits, la partie raisonnable de nous-mêmes ressentira un léger mouvement. Elle éprouvera comme une ombre, un soupçon de passions ; mais elle en restera exempte." En vain les péripatéticiens prétendent que les passions ont leur raison d'être, qu'elles sont naturelles et doivent aider à la vertu. (A natura ad virtutem datas.) Sénèque ne veut point de ces dangereux auxiliaires ; c'est déjà bien assez qu'elles troublent parfois la raison d'un choc imprévu. Mais, lui dit-on, ces mouvements (õrmaÛ) nous déterminent souvent au bien. Ainsi la colère peut produire la valeur, la crainte peut former la prudence, etc. ; il suffit de contenir et de diriger l'impulsion première. Une âme sans passions, dit Diderot, est un roi sans sujets. Sénèque les repousse comme des maladies : une fois admises, elles envahiraient tout l'être ; leur élan est celui d'un cheval emporté, d'un corps entraîné sur une pente rapide : dès lors plus de repos pour le sage. Il bannit même la pitié. C'est un sentiment douloureux qui trouble l'âme. Mais, lui dit-on, ce sentiment nous pousse à soulager le malheureux. Le sage n'a pas besoin d'y être poussé par une impression pénible : il sait ce qu'il doit à ses semblables; il viendra à leur aide, mais il n'éprouvera point la pitié. (Succurret, non miserebitur.)
Ainsi armé, le sage descend dans l'arène. Il ne s'attache à aucun des prétendus biens où les hommes font consister leur félicité, il ne redoute aucun des maux qui les effrayent. Il n'y a d'autre bien et d'autre mal que le bien moral et le mal moral. Nul ne peut nuire à celui qui ne se nuit pas à lui-même. On redoute l'exil, la pauvreté, la mort : il faut prouver à ces poltrons que ces objets de leur épouvante ne sont que de vains fantômes. Qu'importe le lieu assigné pour demeure à l'homme de bien ? Ne peut-il partout être vertueux ? La paix de son âme dépend-elle du climat ? Qu'est-ce que la pauvreté ? le manque de choses superflues, absolument inutiles ; il faut si peu de chose pour vivre. Qu'est-ce enfin que la mort ? une nécessité de la nature. Qu'importe l'heure à laquelle il faudra payer la dette ? Quoi ! une femme qui accouche, un gladiateur dans l'arène, braveront la mort, et le sage s'en effrayerait ! Je n'insiste pas sur les arguments répétés à satiété par Sénèque et qui ne lui appartiennent pas en propre. Mais il est un point sur lequel il importe de fixer l'attention. Pourquoi Sénèque ne cesse-t-il de présenter à nos yeux ce triple épouvantail, l'exil, la pauvreté, la mort ? Pourquoi ce luxe de démonstrations éloquentes, passionnées, fiévreuses souvent ? Montaigne en a été frappé et le lui a reproché. "A voir les efforts que Sénèque se donne pour se préparer contre la mort, à le voir suer d'ahan pour se roidir et pour s'assurer et se débattre si longtemps en cette perche, j'eusse ébranlé sa réputation, s'il ne l'eût en mourant très vaillamment maintenue. " Rappelons-nous le temps où écrit Sénèque. Nul n'était sûr du lendemain : le caprice de César, la haine d'un affranchi, la rancune d'une femme pouvaient être chaque jour un arrêt d'exil, de confiscation, de mort. Un danger incessant menaçait tout homme qui était, avait été ou pouvait être quelque chose. Il fallait donc s'attendre à tout, se préparer à tout. On voyait des riches qui s'exerçaient de temps en temps à vivre misérablement ; ils quittaient leurs palais, allaient s'installer dans des galetas, couchaient sur un grabat, se nourrissaient des plus vils aliments, se préparaient enfin à ne plus posséder cette opulence qui pouvait chaque jour leur être ravie. Quelle éloquence dans ces mots de Sénèque ! « Ah ! que ne peuvent-ils consulter les riches, ceux qui désirent la richesse ?" N'avait-il pas essayé lui-même de se dépouiller de ces biens que lui avait imposés Néron, sentant bien qu'ils seraient plus tard une des causes de sa perte ? Quant à la mort, il suffit de rappeler les continuelles et sommaires exécutions qui se faisaient chaque jour. Il fallait donc être toujours prêt, se fortifier, s'encourager les uns les autres. On rappelait les beaux exemples de courage, les trépas héroïques ; et ce n'était point pour exercer son esprit, comme dit Sénèque, Non in hoc exempla nunc congero ut ingenium exerceam, mais pour fortifier l'âme. Quand on avait peu à peu accoutumé sa pensée à cet objet, on éprouvait un véritable mépris pour les tyrans et les bourreaux et les instruments de torture. Sénèque se plaît à les braver, il les met au défi de rien imaginer qui puisse déconcerter son coeur. Derrière tout cela, représentez-vous toujours Néron délibérant avec Tigellinus ou Locuste sur le sort des premiers citoyens de Rome, le centurion à la porte, attendant la sentence, et le Romain chez lui écrivant son testament.
Il fallait s'aguerrir contre ce péril toujours suspendu. Mais les stoïciens de ce temps avaient en mains la délivrance : ils étaient tous décidés à ne pas attendre l'ordre de mourir. Le suicide, voilà leur dernière arme et la plus sûre de toutes. On est effrayé de la facilité avec laquelle les meilleurs et les plus purs s'empressaient de quitter la vie. Sénèque combat parfois, mais faiblement ce qu'il appelle "la fantaisie de mourir" (libido moriendi). "Le sage, dit-il, ne doit point fuir de la vie, mais en sortir." Soit, mais dans quelles circonstances ? On se donnait souvent la mort pour échapper aux ennuis et aux incommodités de la vieillesse. Il faut les supporter, dit Sénèque, tant que l'âme n'en sera point diminuée ou l'intelligence menacée. Mais si les supplices, si l'ignominie nous menacent, nous redevenons libres d'y échapper par la mort, car nous avons le droit de nous soustraire à tout ce qui trouble notre repos. Il va même jusqu'à accorder ce droit le jour « où la fortune commencera à être suspecte. » C'est qu'en effet là réside pour lui la véritable liberté. « Méditer la mort, c'est méditer la liberté ; celui qui sait mourir, ne sait plus être esclave. » Et ailleurs, « le sage vit autant qu'il le doit, non autant qu'il le peut. » (Sapiens vivit quantum debet, non quantum potest.) Et enfin : « Ce que la vie a de meilleur, c'est qu'elle ne force personne à la subir. » Doctrine désolée, qui revient à chaque page, comme un pressentiment ! Ne condamnons pas trop rigoureusement ceux qui l'embrassaient avec cette ardeur sombre : c'était le seul refuge que leur eût laissé la misère des temps. Dans cette universelle dégradation de tout et de tous, cette certitude d'échapper à l'infamie , au supplice, gardait les âmes de toute souillure. Quand on est toujours prêt à quitter la vie, on ne fait aucune bassesse pour la conserver.
Ce serait donc une erreur et une injustice que de traiter de déclamations vaines les incessantes exhortations de Sénèque. C'était la question à l'ordre du jour. La théorie pure tient peu de place dans Sénèque. C'est un moraliste pratique. Les Lettres à Lucilius ont au plus haut point ce caractère. Il serait peut-être excessif de taire de lui un directeur de conscience. Le suicide tient trop de place dans son code de morale ; il est toujours prêt à recourir à cette extrémité, il enseigne plutôt le mépris que l'usage de la vie. Dans une de ses premières lettres à Lucilius, il le presse de renoncer aux dignités, aux emplois, à toutes les préoccupations étrangères à la sagesse, ou tout simplement de renoncer à la vie elle-même. " Censeo aut ex vita ista exeundum, aut e vita exeundum."

MORALE SOCIALE.

Sa morale a un caractère plus élevé, quand il envisage l'homme non plus isolé, mais dans ses rapports avec les autres hommes.
C'est un des principaux titres de gloire du stoïcisme que d'avoir établi les grands principes sur lesquels repose encore de nos jours l'édifice des institutions sociales. La plupart des jurisconsultes illustres appartiennent à la secte de Zénon ; et sous les plus détestables empereurs le noble travail de l'introduction du droit naturel dans la législation s'est poursuivi et n'a jamais été interrompu. Je ne puis que renvoyer sur cette question aux nombreuses histoires du droit romain qui ont été écrites soit en Allemagne, soit en France, et aux monographies qui jettent encore plus de lumière sur ce point. Sénèque, en sa qualité de stoïcien, et grâce à l'élévation naturelle de son âme, a été un des plus éloquents propagateurs de ces belles idées. Bien avant que ces vérités eussent reçu la sanction de la loi, il en avait été l'apôtre convaincu, l'interprète passionné. Je ne puis ici, à mon grand regret, marquer d'une ligne sûre la limite qui le sépare de l'âge qui précède et de celui qui suit, seule manière de bien apprécier l'importance de ses opinions personnelles.
On sait que la division était comme la loi du monde antique. Des barrières infranchissables séparaient les peuples : étranger ou ennemi, même chose, même nom. Dans la cité même, division en familles, et enfin division en hommes libres et en esclaves. Le principe de tout droit est la force. C'est sur la force que repose le droit de conquête, de spoliation, d'asservissement ; c'est sur la force que repose la domination que l'homme comme époux et comme père s'attribue sur la femme et sur l'entant ; c'est sur la force que repose la possession de l'homme par l'homme.
Le stoïcisme ébranla la base même des institutions politiques et sociales. Il conçut et proclama l'unité du genre humain, fondée sur l'égalité de nature. L'ensemble des êtres créés lui apparut sous la forme d'une cité universelle, dans laquelle étaient compris tous les êtres doués de raison. Partout où éclatait cet attribut supérieur, commun à l'homme et à Dieu, les stoïciens reconnaissaient un membre de leur république, quelles que fussent son origine et sa condition. Le beau vers de Térence, traduit probablement de Ménandre :
Homo sum, humani nihil a me alienum puto,
est comme la formule anticipée de la doctrine des stoïciens romains.
Les conséquences pratiques de cette doctrine étaient la ruine de la cité étroite, conquérante, jalouse ; l'admission de tous aux mêmes droits, aux mêmes avantages ; la suppression de tous les privilèges, nés de la force ou de l'orgueil ; et enfin la suppression de l'esclavage : c'était une révolution radicale. On sait combien il fallut de temps et d'épreuves à l'humanité pour qu'elle fût accomplie. Voyons quelle est sur ces divers points du problème la solution ou plutôt l'opinion de Sénèque. La cité romaine était entamée : l'étranger y affluait et y obtenait les droits réservés jadis au seul Romain de naissance (02). Cependant les empereurs, le sénat et un certain nombre d'esprits remarquables, comme Tacite, Pline et bien d'autres, s'indignaient encore de cette espèce d'avilissement de la majesté romaine, et souhaitaient le maintien de l'ancienne constitution étroite et jalouse.
On ne trouvera pas trace dans Sénèque du vieux patriotisme romain. Tacite se réjouit de voir deux peuples ennemis se déchirer et s'écrie : "Ah ! puisse durer chez les peuples étrangers, sinon l'amour de Rome, au moins la haine d'eux-mêmes !" Sénèque ne connaît pas de tels sentiments. Pour lui Rome n'a pas d'ennemis : elle peut être appelée la patrie de tous, "quae velut patria communia dici potest" . Or, si l'étranger, celui qu'on appelait jadis l'ennemi, n'est pas exclu de la cité, que deviennent dans la cité elle-même les exclusions injurieuses déguisées sous la division en castes ? "Qu'est-ce qu'un chevalier romain ? un affranchi ? un esclave ? Ce ne sont que des noms, des inventions de l'orgueil ou de l'injustice." Il faut apprécier chaque homme non d'après son habit ou sa condition, mais d'après son âme. Et de même qu'ils sont tous unis par l'attribut commun de la raison, ainsi ils sont nés pour l'association, c'est-à-dire pour être utiles les uns aux autres. Homo sociale animal in commune genitus. Il y a même entre eux une étroite solidarité, sans laquelle ils ne pourraient subsister. (voir De benef., IV, 18.) Enfin c'est l'amour, la charité si l'on veut, qui est la loi même de leur nature. Il faut citer ce beau passage.
« Est-ce assez de s'abstenir de verser le sang humain ? Le grand effort de vertu de ne point nuire à des êtres auxquels nous sommes obligés d'être utiles ! La belle gloire pour un homme de n'être point féroce envers un homme ! Recommandons-leur donc de tendre la main à celui qui fait naufrage, de montrer la route à celui qui s'est égaré, de partager son pain avec celui qui a faim. Mais à quoi bon entrer dans le détail de ce qu'il faut faire ou éviter, quand je puis rédiger en deux mots la formule des devoirs de l'homme ? Cet univers que vous voyez, qui comprend le ciel et la terre, n'est qu'un tout, un vaste corps dont nous sommes les membres. La nature, en nous formant des mêmes principes et pour la même fin, nous a rendus frères ; c'est elle qui nous a inspiré une bienveillance mutuelle, et qui nous a rendus sociables. C'est elle qui a établi la justice et l'équité ; c'est en vertu de ses lois qu'il est plus malheureux de faire du mal que d'en recevoir. C'est elle qui nous a donné deux bras pour aider nos semblables. Ayons toujours dans le coeur et dans la bouche ce vers de Térence : Je suis homme, et rien de ce qui touche l'homme ne m'est indifférent. Nous avons une naissance commune, notre société ressemble aux pierres des voûtes dont l'obstacle mutuel fait le support (03). »
Voilà la grande cité, la cité universelle, éternelle, qui renferme à la fois les dieux et les hommes, qui n'est pas bornée par telle ou telle limite. - Il y en a une autre cependant, celle où nous naissons. Quels devoirs impose-t-elle à ses enfants ? En d'autres termes, quelle est la morale politique de Sénèque ? - Ici nous nous retrouvons en face de la triste réalité. Les stoïciens disaient : "Le sage s'occupera des affaires publiques, à moins d'en être empêché." C'est un des côtés par lesquels cette virile doctrine avait plu aux Romains de la république. Les épicuriens disaient au contraire : le sage ne s'occupera point des affaires publiques, à moins d'y être forcé. Maxime lâche et basse que Cicéron flétrit à tout instant. Sénèque démontre que les deux doctrines, grâce à la restriction qui les accompagne, conduisent au même terme. Lequel ? La retraite, l'éloignement, le loisir, ce que l'on appelait otium, c'est-à-dire le contraire de l'action. Il énumère avec complaisance tous les empêchements qui doivent retenir le sage dans la solitude : la corruption des hommes, les caprices de la multitude, le triomphe assuré des méchants et bien d'autres encore. Cependant il sent bien qu'il y a là un devoir à remplir, et que les obstacles ne peuvent que le rendre plus impérieux pour un grand coeur. Que le sage essaye donc de servir l'État ; qu'il se heurte à toutes les difficultés avant de renoncer à cette tâche ingrate. « Il n'est plus permis de servir dans les armées ? - Eh bien ! qu'il se tourne vers les emplois publics. -Il est forcé de rester simple particulier ? - Qu'il soit orateur. - On lui impose silence ? - Qu'il soit l'avocat muet de ses concitoyens. - L'entrée du Forum est un péril ? - Eh bien, que chez lui, au spectacle, dans les festins il se montre concitoyen dévoué, ami fidèle, convive tempérant. S'il ne peut plus remplir les devoirs du citoyen, qu'il remplisse ceux de l'homme. » (Officia si civis amiserit, hominis exerceat.) Belle parole, mais qu'elle est triste ! C'est sans doute vers la fin de sa vie que Sénèque prêchait à ses amis l'éloignement de la vie politique : il savait mieux que tout autre les amertumes et les périls qu'elle offrait alors. Il essayait de trouver enfin cet otium que lui refusait impitoyablement Néron ; et sa position à la cour ne lui permettait pas de tenir au sénat, aux tribunaux ou dans les camps la fière attitude des Crémutius Cordus, des Barea Soranus, des Rubellius, des Thraseas, des Corbulon. Il n'avait pas en lui l'énergie de l'homme politique attaché invinciblement à son opinion, aimant et voulant servir la patrie, ne rougissant point d'avouer qu'il a de l'ambition, c'est-à-dire, qu'il désire participer activement à la haute direction des affaires de son pays, et enfin passionné pour la liberté.
Pour Sénèque, la patrie, c'est le monde entier ; l'exil, le plus cruel des supplices pour un vrai Romain, ce n'est qu'un vain mot ; les honneurs et les dignités, des pièges ; la liberté, chose indifférente. Quel que soit le gouvernement, on peut être libre, se faire libre soi-même : c'est là un bien inestimable. En résumé, il vaut mieux traiter ses propres infirmités que celles des autres. (Satius est sua mala quam aliena tractare.) Caton fut un insensé de se jeter au milieu des tempêtes de la chose publique. Voilà un de ces mots qui éclairent toute une époque. Quel chemin parcouru depuis moins d'un siècle ! Rome, cette vieille terre du patriotisme, de l'action, du dévouement, Sénèque en veut faire la patrie du genre humain, et il convie à la retraite, à l'indifférence, à l'abstention les descendants de ces grands citoyens qui avaient donné les derniers combats de la liberté ! On ne le voit que trop : il n'a pas l'âme républicaine. C'est lui qui le premier a rédigé, dans son traité de la Clémence, le programme du despotisme modéré. Il montre à Néron qu'il peut tout, que la vie et les biens de ses sujets lui appartiennent, et il lui conseille de les épargner, non parce que ce serait violer en eux le droit, mais parce que ce sera pratiquer cette belle vertu royale, la clémence. Plus tard, il laisse là Néron qui ne l'écoute plus, et, se tournant vers ses amis, il leur dit : Rentrez dans l'intérieur de vos maisons, ne songez plus aux affaires publiques. La grande affaire, c'est de se tenir prêt à quitter cette vie, de n'avoir pas d'attaches trop puissantes, de n'aimer point ce qui passe, de ne point redouter les maux qui peuvent chaque jour fondre sur nous. Vertu lâche et monacale ! s'écrie avec indignation Diderot. - Soit ; mais elle était encore une force ; elle préservait de toute souillure ceux qui l'embrassaient ; et, puisqu'il ne pouvait plus y avoir de citoyens, il était bon qu'il y eût encore des hommes.

§ V.

LES TRAGÉDIES DE SÉNÈQUE.

Je ne dirai qu'un mot des tragédies de Sénèque. On ne peut douter en effet qu'il n'en soit l'auteur ; Sénèque le Tragique et Sénèque le Philosophe ne sont évidemment qu'un seul et même personnage. Quel serait en effet cet autre Sénèque ? Et comment expliquer l'étrange ressemblance du style entre le poète et le prosateur, si ce sont deux auteurs différents ? Ces tragédies sont au nombre de dix, voici leurs titres : Médée, Hippolyte, Oedipe, les Troyennes, Agamemnon, Hercule furieux, Thyeste, la Thébaïde, Hercule sur le mont Oeta, Octavie. Toutes sauf la dernière, sont empruntées aux légendes dramatiques de la Grèce. Octavie ; sorte de déclamation sur la mort déplorable de cette jeune femme, épouse de Néron, n'est pas l'oeuvre de Sénèque, et il est difficile de déterminer le nom de l'auteur et l'époque où elle fut écrite.
A quel moment de la vie de Sénèque faut-il rapporter la composition de ses tragédies ? Il dit lui-même à sa mère Helvia que, pour adoucir l'ennui de son exil en Corse, il se livrait au charme d'études plus légères (levioribus studiis me oblecto) ; de plus il fut accusé dans les dernières années de sa vie de composer plus souvent des vers depuis que Néron s'était engoué de poésie, comme s'il eût songé à éclipser le génie de son royal élève. Je croirais donc volontiers que Sénèque a fait des tragédies et pendant son exil et peu de temps avant sa mort. Mais qu'est-ce que ces tragédies ?
J'ai déjà indiqué la profonde décadence dans laquelle était tombé le théâtre même sous le principat d'Auguste : il semble, d'après Horace lui-même, que le peuple ne peut plus supporter la représentation d'une tragédie ; les spectacles qu'il réclame doivent charmer ses yeux :
Migravit ab aure voluptas
Omnis ad incertos oculos et gaudia vana.

Or le théâtre ne peut subsister longtemps quand il n'y a plus de public. Il est fort probable qu'à partir des règnes de Claude et de ses successeurs les représentations de tragédies furent excessivement rares, peut-être même cessèrent tout à fait. Cependant les poètes ne laissèrent pas d'en composer, on ne peut en douter ; les titres de quelques-unes nous ont été conservés, et le Dialogue des orateurs indique clairement que cet art ne cessa pas d'être cultivé. Seulement, au lieu d'être représentées, ces tragédies étaient lues ; et le public se composait des amis ou des connaissances de l'auteur réunis par lui dans une salle louée pour la circonstance. Les tragédies de Sénèque furent écrites pour un auditoire de ce genre. Il ne faut donc pas leur demander cette qualité fondamentale du poème dramatique, l'action, puisqu'elles sont faites pour la lecture et non pour la représentation. Le dialogue y est presque nul ; le dialogue est l'action elle-même. L'oeuvre tout entière se compose d'un fort petit nombre de scènes. Elle n'a ni gradation, ni intérêt, ni péripéties. Le héros expose ses ressentiments ou ses misères, puis son dessein. Le choeur développe en vers lyriques un lieu commun de philosophie morale qui se rattache plus ou moins heureusement à la situation. Un second personnage exhorte ou dissuade le premier, puis vient le dénouement qui se passe souvent sur la scène, si horrible qu'il soit, mais que l'on supporte aisément, quand on ne le voit pas. Les qualités que recherchaient les lecteurs de tragédies étaient l'éclat du style et la vigueur des pensées : de longues tirades, qui étaient de véritables déclamations, des fragments d'épopées tenant lieu de récits, des morceaux lyriques, hors de toute proportion avec l'ensemble ; aucun souci de la vraisemblance: voilà les caractères généraux de ces oeuvres étranges. Quant aux sujets choisis par Sénèque, les titres seuls indiquent un goût prononcé pour les choses horribles. Mais l'horreur n'est que dans les mots; tout le monde reste froid et indifférent. L'auteur joue avec ces épouvantables légendes ; elles lui sont une occasion de montrer son esprit. De plus, les malheureux qu'il met en scène sont tous profondément pénétrés de la maxime stoïcienne que "nul ne peut nuire à celui qui ne se nuit pas à lui-même." Ils restent donc parfaitement calmes et indifférents à toutes les tortures qu'on leur inflige. Comme le sage de Sénèque, ils sont exempts de passions. Les bourreaux font rage, crient, menacent, frappent ; les victimes sourient. Elles ont une intrépidité d'âme et une hauteur de dédain qui ne se démentent pas un seul instant. Sénèque seul pouvait présenter sous cet aspect les persécuteurs et les persécutés. Ses tragédies sont encore une prédication ; le mépris de la mort et de ceux qui l'infligent en est l'âme. Aussi quelle triomphante ironie dans les réponses de ceux que le bourreau croit effrayer par l'appareil des supplices ! Que d'insolence pour ces rois tyrans ! et que l'on voit bien Claude et Néron derrière Atrée ou Thyeste !
Voilà cependant le modèle sur lequel se forma la tragédie moderne. Les hommes de la Renaissance furent ravis de la lecture de Sénèque : il leur sembla le premier des poètes dramatiques, et pendant longtemps on mit toute sa gloire à l'imiter. La méprise était étrange, mais on la comprend quand on se rappelle l'espèce de culte que l'on vouait alors à l'antiquité retrouvée. Et d'ailleurs, ces tragédies de salon renferment de très grandes beautés de détail. Si la peinture des caractères est défectueuse, souvent toute une situation est résumée dans un de ces mots profonds, si fréquents chez Sénèque. On se rappelle, dans Corneille, la belle réponse de Médée :
Contre tant d'ennemis que vous reste-t-il ?
Moi.

Elle est traduite de Sénèque. Le mot de Thyeste à Atrée : "Je reconnais mon frère," est aussi de Sénèque.

§ VI.

LETTRES DE SÉNÈQUE ET DE SAINT PAUL.

Je ne dirai qu'un mot des lettres de Sénèque à saint Paul et de saint Paul à Sénèque. Au nombre de quatorze, elles sont un spécimen assez curieux des plates fraudes pieuses auxquelles les chrétiens du troisième et du quatrième siècle ont eu trop souvent recours. Tertullien avait dit de Sénèque, saepe noster, c'est-à-dire se rencontrant souvent avec les chrétiens : c'est peut-être sur ce maigre fondement que s'établit la correspondance supposée entre l'apôtre et le philosophe. Comme ils étaient morts tous deux à Rome à deux années de distance ; comme, de plus, Gallion, frère de Sénèque, avait été juge de saint Paul à Corinthe, lorsque celui-ci fut déféré à son tribunal par les Juifs, il n'en fallut pas davantage pour imaginer le christianisme de Sénèque. Saint Jérôme, dans son catalogue des saints, saint Augustin, dans sa lettre 9 53e, nous montrent que cette bizarre opinion avait déjà cours de leur temps, et que les lettres supposées étaient acceptées comme authentiques ; mais ils ne semblent pas partager la croyance populaire, bien qu'ils la laissent debout. Pendant tout le moyen âge, Sénèque fut considéré comme un des Pères de l'Église. A la Renaissance, des critiques et des érudits, comme Vivès, Juste Lipse, Érasme, Baronius, Tillemont, firent justice de cette grossière supercherie. Au commencement de ce siècle, M. de Maistre, le plus faux et le plus insolent des esprits violents, voulut ressusciter la vieille légende ; mais on sait assez le succès des théories de M. de Maistre. Depuis on s'est borné à soutenir que, si les fameuses lettres sont apocryphes, il y a néanmoins dans Sénèque une foule d'idées, de sentiments, d'expressions où l'on doit reconnaître l'influence du christianisme. C'est la thèse soutenue par M. de Champagny et surtout par M. Fleury, qui a écrit deux volumes sur la matière. Même dans ces limites, la thèse est inadmissible. J'ai esquissé les dogmes principaux de la philosophie de Sénèque ; j'ai montré combien elle se préoccupait d'armer l'homme pour la lutte, d'aviver en lui le sentiment de l'orgueil, de le rendre invulnérable ou de le pousser libre dans la mort volontaire; rien de plus opposé à la morale chrétienne qui prêche l'humilité. Même désaccord sur un autre point essentiel, la vertu. "Non est res beneficaria," dit Sénèque, c'est-à-dire, ce n'est pas une grâce d'en haut qui nous la donnera, mais bien l'effort de notre propre volonté. Quant aux préceptes de charité, de douceur, répandus dans les oeuvres de Sénèque, il serait fort étrange de vouloir en dépouiller la philosophie antique qui depuis Socrate avait fait ses preuves sur ce point. J'ajoute même que saint Paul se résigne plus aisément à l'esclavage que Sénèque : celui-ci proclame l'égalité de tous les hommes et invite les maîtres à la douceur. L'Apôtre recommande l'obéissance aux maîtres selon la chair, et accepte le fait de l'inégalité. Mais c'est trop insister sur une question que n'ont pu obscurcir la passion et la mauvaise foi.

§ VII.

STYLE DE SÉNÈQUE.

Quintilien a consacré à Sénèque une grande page assez diffuse, où les réticences abondent, où la sévérité semble mal à son aise. Il paraît en effet que Quintilien passait pour un détracteur de Sénèque : de là, un certain embarras pour le juger magistralement. Cependant la part de l'éloge est bien maigre auprès de celle qui est faite au blâme. En résumé, Sénèque doit se résigner à ne plaire qu'aux jeunes gens ; les esprits sérieux et cultivés ne peuvent lui accorder leur approbation. Quintilien essaye de restaurer les traditions littéraires classiques de la fin de la république, c'est un cicéronien passionné, Sénèque devait lui déplaire. Avec Sénèque, en effet, se manifeste un esprit nouveau, qui crée une forme nouvelle. Jusqu'alors tous les écrivains romains avaient scrupuleusement observé la division des genres, les lois qui régissent chaque genre : ils avaient été orateurs, rhéteurs, historiens, philosophes, et s'étaient renfermés exactement dans le sujet choisi par eux; de plus, ils s'étaient appliqués à donner à leurs écrits le style propre au genre qu'ils traitaient ; ils s'étaient astreints aux lois d'une composition savante et méthodique. Ils développaient lentement, à loisir, leurs idées, sans impatience, et sans s'écarter un seul instant du but proposé. Rien de tel chez Sénèque. Quelque sujet qu'il traite, il est à la fois philosophe, orateur, homme du monde. De là, la faiblesse de composition qu'on remarque dans la plupart de ses ouvrages. La forme didactique, l'appareil scientifique, il n'en veut pas, il n'en peut pas supporter la rigueur monotone. Peu de définitions, et souvent peu exactes, peu d'ordre ; de subites digressions sous forme oratoire, c'est l'avocat qui prend la place du philosophe ; des anecdotes finement racontées, c'est l'homme du monde qui intervient ; des analyses extrêmement délicates et subtiles au lieu d'une étude plus large et plus générale; une incroyable profusion d'idées nouvelles, piquantes, ingénieuses, qui charment, éblouissent, mais fatiguent l'esprit sans l'attacher solidement : telle est en général sa composition. Quant au style, c'est assurément un des plus brillants qui existent en aucune langue. Il est injuste de dire avec Quintilien : "qu'il abonde en vices agréables." Ce serait ériger la platitude en génie. Nul auteur n'a eu plus d'idées, et ne leur a donné une forme plus vive. A chaque pages à chaque phrase, se détache quelqu'une de ces expressions créées, qui jaillissent spontanément d'un sentiment profond, d'une idée vraie : il a des alliances de mots d'un bonheur merveilleux, et des antithèses d'une énergie et d'un éclat qui dépassent tout. Il tourne et retourne son idée, lui cherchant le vêtement le meilleur et le plus beau. Là est l'écueil de son style : il ne choisit pas toujours entre les diverses formes qui se présentent ; il les jette l'une après l'autre dans le tissu de l'oeuvre. De là, un certain embarras : la phrase a l'allure vive, rapide ; on craint de ne pouvoir suivre cette pensée qui vole si légère , mais elle revient deux fois, trois fois, plus souvent encore, toujours la même sous un autre costume. Il y a illusion ; on sent la stérilité où l'on croyait trouver l'abondance, plusieurs vêtements, un seul corps. Il y a tel paragraphe de Sénèque qui paraît à première lecture rapide et piquant ; il tiendrait en deux lignes, si l'on supprimait le superflu. Mais que d'idées profondes ! quelles fouilles poursuivies dans les moindres replis de l'âme ! Quelle élévation ! Avec un penchant réel à la déclamation, il n'y a rien en lui de vulgaire ; les longues périodes sonores et vides, si faciles à arrondir, il les répudie avec dégoût. On sent l'homme du monde qui ne pérore jamais, mais ouvre à peine la bouche, et lance un trait rapide, spirituel. Quoi qu'en dise Quintilien, on ne voit pas qu'il ait fait école : c'est qu'il n'est pas facile d'imiter tant de qualités d'un ordre supérieur. L'éloquence cicéronienne qui s'étale avec complaisance, sûre d'elle-même, sans être gênée par aucune entrave, elle n'était plus possible : les improvisations rapides, la forme antithétique qui donne plus de relief à la pensée, l'éclat de l'expression, l'originalité du tour, voilà ce que Sénèque introduit dans la langue. Nous avons vu que bien des idées nouvelles lui doivent naissance : c'est un des plus grands noms de la littérature romaine. Je ne sais même s'il y eut jamais un esprit plus ouvert et plus richement doué.

Je ne sais si j'ai réussi à mettre en lumière dans Sénèque l'homme et l'écrivain, ce mélange continuel d'élévation et de défaillance, de pensées sublimes et d'actions médiocres, cette aspiration incessante vers des régions plus pures, et cette rechute dans les misères de la cour impériale, je ne sais quoi de nouveau, de plus profond dans les sentiments et dans le style, avec une certaine indécision, comme si les forces ne répondaient pas à l'effort. La situation équivoque et trop prolongée de Sénèque, à la cour de Néron, explique ces inégalités dans sa vie et dans ses écrits. J'en dirai autant à propos de son jeune parent, le poète Lucain.

EXTRAITS DE SÉNÈQUE.

1

De l'inutilité des voyages.

Votre long voyage, la vue de tant de lieux divers, n'a pu dissiper la tristesse, ni ranimer la langueur de votre âme, et vous en êtes surpris comme d'une chose étrange, comme d'un de ces malheurs qui n'arrivent qu'à vous. Ce n'est pas de climat, c'est d'âme qu'il faut changer. En vain auriez-vous traversé la vaste mer, en vain les villes et les rivages comme dit Virgile, auraient fui loin de vos yeux. Partout où vous aborderiez, vos vices vous suivraient. Un homme faisait les mêmes plaintes que vous. Socrate lui dit : Est-il surprenant que les voyages ne vous guérissent pas ? c'est toujours vous que vous transportez. La même cause qui vous a mis en route, s'attache à tous vos pas. Qu'importe la nouveauté des objets, le spectacle des villes et des campagnes ? Tous ces voyages se réduisent à de vains déplacements : pourquoi la fuite ne vous guérit-elle pas ? c'est que vous fuyez avec vous. Délivrez votre âme de son fardeau, ou jamais aucun pays n'aura pour vous de charmes. Votre situation est celle que décrit Virgile, quand la prêtresse inspirée, hors d'elle-même, se débat et s'efforce de chasser de son coeur le Dieu puissant qui l'obsède; vous courez çà et là pour rejeter le poids qui vous gêne; mais l'agitation même le rend plus incommode. Ainsi, dans un navire les fardeaux immobiles sont moins pesants; ballottés inégalement, ils submergent plus vite la partie du vaisseau qui les supporte. Tous vos efforts se tournent contre vous-même : le mouvement est nuisible à votre état; ce sont des secousses données à un malade. Mais, après la guérison, tout changement de lieu deviendra pour vous agréable. Les extrémités du globe, les contrées les plus sauvages vous offriront l'asile de l'hospitalité. Le bonheur ne tient pas au lieu, mais à la personne : voilà pourquoi je condamne tout attachement exclusif à un endroit particulier. Il faut penser et dire : Je ne suis pas né pour tel coin de la terre; ma patrie, c'est le monde entier. N'en doutez pas, et vous ne serez plus surpris de l'inutilité de vos voyages. C'est l'ennui qui vous promène sans cesse de régions en régions : regardez-les toutes comme votre patrie, tout endroit saura vous plaire. Mon ami, vous ne voyagez pas, vous errez, vous êtes emporté d'un lieu dans un autre. Et pourquoi ? le bonheur que vous cherchez se trouve partout. Quoi de plus orageux que la place publique ? Cependant, s'il le faut, on y peut vivre en paix ; mais s'il dépend de moi, s'en fuirai la vue même et le voisinage. Il y a des lieux malsains pour les corps même les plus robustes et des professions nuisibles aux âmes honnêtes, mais encore chancelantes. Aussi n 'approuvé-je pas ces philosophes qui, passionnés pour une vie tumultueuse, passent leur jour à lutter contre les obstacles. Le sage endure les traverses, mais ne va pas les chercher ; il aime mieux vivre dans un état de paix que de guerre : et que lui servirait d'être débarrassé de ses vices, s'il a ceux des autres à combattre ? Trente tyrans, dites-vous, ont environné Socrate, et n'ont pu vaincre sa grande âme. Qu'importe le nombre des maîtres ! il n'y a pas pour cela plus d'une servitude : et quand on la brave, quelle que soit la foule des tyrans, on est libre.

II

Des craintes de l'avenir et de la mort.

Je ne veux pas vous renvoyer à l'histoire, ni recueillir dans les temps passés la foule de ceux qui ont méprisé la mort. Jetez les yeux sur notre siècle même, ce siècle dont la langueur et la mollesse excitent nos plaintes : tous les rangs, toutes les fortunes, tous les âges vous offriront des hommes qui, par une mort volontaire, ont tranché la trame de leurs maux. Croyez-moi, Lucilius, la mort, bien loin d'être tant à craindre, procure le plus grand des bienfaits. Que les menaces d'un ennemi ne troublent donc pas votre sécurité. Votre conscience doit vous rassurer ; mais comme les jugements sont déterminés quelquefois par des considérations étrangères, en espérant un arrêt équitable, préparez-vous aux plus grandes injustices. N'oubliez pas surtout d'ôter aux choses leur appareil, de les voir comme elles sont ; et vous trouverez qu'elles n'ont de terrible que la crainte qui les précède. Nous sommes de grands enfants, presque en tout semblables aux petits ; ils ont peur de leurs parents, de leurs connaissances, de leurs camarades, lorsqu'ils les voient masqués. Sachons ôter le masque aux choses comme aux personnes, contemplons-les sous leurs traits naturels.
Pourquoi me montrer ces glaives, ces feux, cette troupe de bourreaux qui frémissent autour de toi ? écarte ce cortège dont tu t'environnes pour effrayer les faibles ! tu n'es que la mort : ma servante, mon esclave te bravaient il y a quelques jours. Que veulent dire ces fouets, ces chevalets étalés avec tant d'appareil, cette foule d'instruments pour disséquer chaque fibre, chaque partie du corps humain ? Laisse là ces vains épouvantails. Fais taire les gémissements, les cris, les accents plaintifs qu'arrache la torture, ce n'est que la douleur; et j'ai vu les goutteux la mépriser, le libertin épuisé la soutenir malgré sa mollesse, de jeunes femmes lui résister dans l'enfantement. Si je puis la supporter, elle n'est rien, sinon, elle dure peu.
Méditez ces maximes : vous les avez souvent entendues, et souvent répétées : mais écoutiez-vous, parliez-vous de bonne foi ? C'est aux effets à le prouver. Rien de plus honteux que le reproche qu'on nous rait d'adopter le langage et non les moeurs de la philosophie. Mais vous, Lucilius, apprenez-vous d'aujourd'hui que vous êtes menacé de la mort, de l'exil, de la douleur ? C'est pour cela que vous êtes né. Tout ce qui peut arriver, croyez qu'il arrivera. Ces principes sont les vôtres, je le sais : et pourtant je vous avertis de ne pas abandonner votre âme aux inquiétudes, elles en émousseraient la vigueur ; elles lui ôteraient le ressort nécessaire pour se relever. Oubliez votre cause pour celle du genre humain. Dites : nous avons un corps fragile et mortel ; pour lui la violence et l'injustice ne sont pas les seules causes des souffrances ; pour lui les voluptés mêmes se changent en douleurs; la bonne chère est suivie d'indigestions ; l'ivresse, de la torpeur et du tremblement des nerfs ; la débauche, de douleurs aiguës dans les jambes, dans les bras, dans les jointures. Je deviendrai pauvre ? Eh bien, je ressemblerai au plus grand nombre. On m'exilera ? Je me croirai né au lieu de mon exil. On m'enchaînera ? A votre avis, suis-je donc libre à présent ? La nature ne m'a-t-elle pas courbé sous le joug de ce corps pesant ? Je mourrai ? c'est-à-dire je cesserai d'être sujet aux maladies, sujet aux emprisonnements, sujet à la mort. Je ne suis pas assez simple pour vous étourdir de cet éternel refrain d'Épicure, que la crainte des enfers est une crainte chimérique ; qu'il n'y a point d'Ixion qui tourne sur sa roue, point de Sisyphe, dont les bras poussent un rocher énorme, point d'entrailles capables d'être chaque jour et rongées et reproduites.
Quel enfant a peur aujourd'hui de Cerbère, du séjour ténébreux et de ces larves, assemblage bizarre d'ossements décharnés ? Le trépas anéantit l'âme ou la délivre : si elle abandonne le corps, nous sommes quittes d'un fardeau, et rendus à la meilleure partie de nous-mêmes : si elle est anéantie, c'en est fait, les biens et les maux n'existent plus pour nous. Permettez-moi de citer ici un de vos vers, en vous rappelant que, de votre aveu même, il peut vous être appliqué comme à d'autres. Quelle honte de parler, à plus forte raison, d'écrire autrement qu'on ne pense ! Vous développiez cette maxime si vraie, quel'homme ne tombe pas tout à coup dans la mort, mais qu'il s'avance sur elle pas à pas. Chaque jour, disiez-vous, nous mourons ; chaque jour nous enlève une partie de notre vie, et notre croissance même n'est qu'un décroissement de la vie. D'abord on perd l'enfance, puis l'adolescence, ensuite la jeunesse. Tout le temps écoulé jusqu'à ce jour est perdu pour nous : le jour présent même, nous le partageons avec la mort. Ce n'est pas l'écoulement de la dernière goutte, mais des précédentes, qui vide une clepsydre : ainsi le jour où l'on cesse de vivre ne fait pas la mort, mais la consomme ; on arrivera au terme, mais on était en route déjà depuis longtemps. Après ces détails, écrits de votre style ordinaire toujours grand et sublime, mais encore plus exalté quand il peint des idées vraies, vous ajoutiez : "Il y a donc plus d'une mort, celle qui nous enlève n'est que la dernière."
Lisez vos écrits plutôt que ma lettre : apprenez d'eux que cette mort si redoutée est la dernière et non pas la seule. (Épit. 24.)

III

Sur les craintes de la mort.

Vous vous rappelez, sans doute, les transports de votre joie, quand on vous dépouilla de la toge prétexte, quand, revêtu de l'habit viril, vous fûtes conduit en pompe à la place publique. Que sera-ce donc, lorsqu'enfin délivré des vices de la jeunesse, vous serez inscrit par la philosophie au rang des hommes ? Nous ne sommes plus jeunes, mais nos âmes le sont ; et, pour comble de malheur, avec l'air imposant du vieil âge, nous avons les travers de la jeunesse, nous avons même les petitesses de l'enfance : la jeunesse a des craintes frivoles, l'enfance des craintes chimériques, et nous avons toutes les deux.
Encore quelques pas, et vous comprendrez qu'il y a des objets d'autant moins terribles, qu'ils inspirent plus de terreur. Un mal n'est pas grand, quand il est le dernier des maux. La mort s'avance : elle serait à craindre, si elle allait se fixer à vos côtés ; mais il faut, ou qu'elle ne vienne pas jusqu'à vous, ou qu'elle passe outre. Il est difficile, dites-vous, d'amener l'âme jusqu'au mépris de la mort. Eh ! ne voyez-vous pas quels sujets futiles la font tous les jours mépriser ? C'est un amant qui se pend à la porte de sa maîtresse ; un esclave qui se précipite du haut d'un toit, pour n'être plus l'objet de l'emportement de son maître ; un fugitif qui se perce le sein, de peur d'être ramené dans les fers. Doutez-vous que le courage puisse opérer ce qu'a fait l'excès de la crainte ?
Plus de sécurité dans la vie quand on pense trop à la prolonger; quand on met au rang des biens un grand nombre de consulats. Pour vous résoudre à mourir de bon gré, représentez-vous cette foule de malheureux qui s'attachent à la vie, et qui la tiennent, pour ainsi dire, embrassée, comme on s'accroche dans un naufrage aux racines et aux rochers ; flottants entre la crainte de la mort et les tourments de la vie, ils ne veulent pas vivre, et ne savent pas mourir. Rendez-vous donc la vie agréable, en cessant de vous en inquiéter. La possession ne peut plaire, si l'on n'est résigné à la perte : et la perte la moins terrible est celle qui ne peut être suivie de regrets.
Animez donc, endurcissez votre courage contre des coups dont les grands de la terre ne sont pas exempts : un enfant et un eunuque disposent de la vie de Pompée ; le Parthe, insolent et cruel, de celle de Crassus, Caïus César livre la tête de Lépidus au glaive du tribun Décimus ; la sienne tombe sous le fer de Chéréa. La fortune a beau élever un homme, elle lui laisse toujours à craindre autant de maux qu'elle le met à portée d'en faire. Défiez-vous du calme. Un instant voit bouleverser la mer : un jour voit échouer les barques dans la même plage où on les voyait se jouer.
Songez qu'un voleur, qu'un ennemi, peut trancher vos jours : et, sans parler des hommes puissants, il n'y a pas jusqu'au moindre esclave qui n'ait sur vous droit de vie et de mort : oui, Lucilius, quiconque méprise sa vie est maître de la vôtre. Repassez dans votre mémoire les exemples des malheureux égorgés dans leurs maisons à force ouverte ou par surprise ; et vous verrez autant de victimes immolées à la colère des esclaves qu'à celle des rois. Que vous importe donc la puissance de notre ennemi ? Le pouvoir qui le rend si redoutable, il n'y a personne qui ne l'ait : mais, si vous tombez entre les mains des ennemis, le vainqueur vous fera conduire où ? vous y allez déjà. Pourquoi vous être abusé si longtemps, pourquoi ne voir que d'aujourd'hui le glaive suspendu sur votre tête ? Je le répète, vous allez à la mort ; et vous y allez du jour même de votre naissance. Telles sont à peu prés les idées dont il faut se nourrir, pour atteindre paisiblement cette dernière heure dont la crainte empoisonne toutes les autres. (Epît. 4.)

IV

De la véritable Amitié.

Je sens, Lucilius, que je me réforme, ou plutôt que je me transforme ; non que j'ose me flatter de n'avoir plus de changements à faire : combien il me reste encore à redresser, à détruire, à élever ! Du moins c'est une marque d'amendement de reconnaître en soi des défauts. Que de malades on félicite de sentir leur mal ! Je voudrais partager avec vous le bonheur de ce changement subit : j'en aurais plus de confiance en l'amitié qui nous unit ; cette amitié véritable que l'espérance, ni la crainte, ni l'intérêt ne peuvent déraciner ; cette amitié avec laquelle on meurt, et pour laquelle on consent à mourir. Combien d'hommes ont manqué d'amitié plutôt que d'amis ! Mais quand deux coeurs sont entraînés à s'unir par l'amour du bien, l'amitié ne saura leur manquer et pourquoi ? C'est qu'ils savent qu'entre eux tout est commun, à commencer par l'adversité.
Vous ne pouvez concevoir combien chaque jour ajoute à mes progrès. Envoyez moi donc, dites-vous, le remède qui vous a si bien réussi.
Mon ami, je brûle de le verser tout entier dans votre âme je n'aime à apprendre que pour enseigner, et la plus belle découverte cesserait de me plaire, si elle n'était que pour moi. Non, je ne voudrais pas de la sagesse même, à condition de la tenir enfermée en moi-même. La possession n'est agréable qu'autant qu'on la partage. Je vous enverrai donc les livres mêmes ; et, pour vous éviter l'embarras des recherches, quelques indications vous conduiront tout d'un coup aux passages que j'approuve et que j'admire : mais les conversations, le commerce de votre ami, vous en apprendront plus que les livres. Transportez-vous sur le lieu même de l'action, Vous le savez, on s'en rapporte plus aux yeux qu'aux oreilles ; la roue des préceptes est plus longue, celle des exemples est plus courte et plus sûre. Cléanthe n'eût pas imité si parfaitement Zénon, s'il n'eût fait que l'entendre. Il fut témoin de ses actions, il pénétra dans sa retraite, il compara la conduite du maître avec la doctrine. Platon, Aristote et cette foule de sages qui devaient suivre tant de routes diverses, profitèrent plus des moeurs que des discours de Socrate. Les vertus de Métrodore, d'Hermachus, de Polienus, furent moins dues à l'école d'Épicure qu'à son commerce familier. Mais ce n'est pas seulement pour vos progrès, mais pour mon intérêt, que je vous presse de venir : nous serons utiles l'un à l'autre. (Epît. 6.)

V

Qu'il faut s'éloigner de la foule.

Vous me demandez ce que vous devez le plus éviter. Le monde. Vous ne pouvez encore vous y exposer ; moi, du moins, j'avoue ma faiblesse, je n'en rapporte jamais les moeurs que j'y ai portées. J'avais établi un ordre, il est changé ; chassé un vice, il est de retour. Il y a des convalescents tellement affaiblis par le mal, qu'ils ne peuvent prendre l'air sans accident. Nous sommes de même, nous, dont les âmes se remettent à peine d'une longue maladie.
Le grand nombre est nuisible à notre état : sans le savoir, on en rapporte le goût, l'empreinte, le vernis de quelques vices ; et plus la foule est nombreuse, plus le péril est grand.
Mais rien de si préjudiciable aux bonnes moeurs que les fréquentations des spectacles. Alors le vice, à l'aide du plaisir, se glisse plus aisément. Me comprenez vous bien ? Croyez-vous que je n'en revienne que plus avare, plus ambitieux, plus débauché ? Mon ami, je me trouve plus inhumain, pour avoir été parmi les hommes. Le hasard m'a conduit au spectacle de midi : je m'attendais à des jeux, à des plaisanteries, à des amusements capables de délasser de la vue du sang humain. Tout le contraire. Les combats précédents étaient humain auprès de ceux-là : les jeux ne sont que bagatelles, on veut l'homicide pur. Plus d'armes défensives, nulle partie du corps à l'abri du danger, nuls coups portés à faux. Aussi préfère-t-on ce spectacle aux combats ordinaires ou de faveur. Quel plaisir en effet ! Point de casque, point de bouclier. A quoi bon ces armures, cet art de l'escrime ? A rien, que à retarder la mort. Le matin, les hommes sont exposés aux lions et aux ours ; à midi, aux spectateurs. Ils viennent de terrasser un monstre, ils vont l'être par un homme ; vainqueurs dans un combat, ils vont périr dans un autre : le sort de tous les combattants est la mort ; l'instrument est le fer et le feu. Voilà comment on remplit les intermèdes de l'arène. Un homme a-t-il volé ? qu'on le pende. A-t-il tué son semblable ? qu'on le tue. Mais toi, malheureux spectateur, qu'as-tu fait pour subir un tel spectacle ? «Tue, brûle, frappe, pourquoi fondre si lâchement sur le fer ? Pourquoi tuer avec tant de circonspection ? Pourquoi mourir de si mauvaise grâce ? » On les pousse au combat à coups de fouet : on les fait courir le sein nu au-devant des blessures. Le spectacle est fini ? dans l'intervalle on égorge des hommes, pour ne pas rester oisif. Peuple féroce, ne sais-tu pas que les mauvais exemples retombent sur celui qui les donne ? Rends grâces aux dieux : tu enseignes la cruauté à un prince qui ne peut heureusement l'apprendre. (Epît. 7.)

VI

Sur les avantages de la vieillesse. - De la mort. Du suicide.

Je ne puis faire un pas sans trouver des preuves de ma vieillesse. J'étais à ma campagne, je me plaignais des frais qu'elle me coûte en réparation. Mon fermier me répondit que ce n'était pas faute de soins ; qu'il faisait l'impossible, mais que l'édifice était vieux. Il s'est élevé entre mes mains : que sera-ce de moi, si des pierres de mon âge sont déjà usées ? Piqué au vif, je saisis la première occasion de querelles. Voilà des platanes bien mal tenus ! point de feuilles ! Pourquoi ces branches noueuses et tortues ? ces troncs ridés et difformes ? en coûterait-il beaucoup de les déchausser, de les arroser ? Mon homme jure qu'il ne néglige rien ; qu'il ne prend point de repos : mais que les arbres ne sont plus jeunes. Entre nous, c'est moi qui les ai plantés, moi qui ai vu leur premier feuillage. Je me tourne vers la porte : quel est donc ce vieillard qu'on a posté ici, et qu'on ne tardera pas d'y exposer ? Où a-ton trouvé ce squelette ? Le beau plaisir de m'apporter ici les morts du voisinage. Les morts, Monsieur ! me répondit-on : vous ne reconnaissez pas votre Félicion, à qui vous donniez tant de petits jouets, le fils de votre fermier Philositus, votre favori ? En vérité, il perd l'esprit ! Le pauvre enfant ! mon favori ! après tout il n'y a rien d'impossible ; car les dents lui tombent. J'ai cette obligation à ma campagne, partout elle m'a retracé ma vieillesse. Eh bien ! chérissons la vieillesse ; jetons- nous dans ses bras : elle a des douceurs pour qui sait en user. Les fruits sont plus recherchés, quand ils se passent : et l'enfance plus belle quand elle se termine : les buveurs trouvent plus de charmes aux derniers coups de vin, à ceux qui les achèvent, qui consomment leur ivresse : ce que le plaisir a de plus piquant, il le garde pour la fin. Oui, la vieillesse a des charmes, lorsqu'elle ne va pas jusqu'à la caducité. Je crois même qu'au bord de la tombe, il y a des plaisirs à goûter ou du moins (ce qui tient lieu de plaisir), on n'en a plus besoin. Quel bonheur d'avoir lassé les passions, de les voir au loin derrière soi ! Mais la mort est devant les yeux. - Et n'est-elle pas faite pour la jeunesse, comme pour la vieillesse ? La mort suit-elle, comme les censeurs, l’ordre des âges ? Ajoutez qu'on n'est jamais assez vieux pour n'avoir pas droit de se promettre un jour : or un jour, c'est un degré de la vie. (Epît. 12.)

VII

Un suicide stoïcien.

Tullius Marcellinus, que vous avez très bien connu, et qui eut une jeunesse tranquille et une vieillesse prématurée, se sentant attaqué d'une maladie qui, sans être incurable, menaçait d'être longue, incommode, assujettissante, a mis sa mort en délibération. Il a assemblé un grand nombre de ses amis. Les uns, par timidité, lui conseillaient ce qu'ils se seraient conseillé eux-mêmes ; les autres, par flatterie, soutenaient le parti qu'ils soupçonnaient lui devoir être le plus agréable. Notre ami le stoïcien, homme d'un mérite rare, ou plutôt pour le louer comme il mérite, héros intrépide et magnanime, l'exhorta, selon moi, de la façon la plus convenable. - « Mon cher Marcellinus, lui dit-il, ne vous tourmentez point comme si vous délibériez d'une affaire bien importante. Ce n'est pas une chose si essentielle que de vivre. Tous vos esclaves vivent, ainsi que tous les animaux. Mais le point vraiment important, c'est de mourir avec honneur, avec prudence, avec courage. Songez combien il y a de temps que vous faites les mêmes choses. Boire, manger, s'amuser : voilà la cercle qu'on parcourt tous les jours. Ce n'est pas seulement la prudence, le courage et le malheur qui doivent décider à mourir, le dégoût seul peut faire prendre ce parti." - Marcellinus n'avait pas besoin, d'être conseillé, mais secondé. Ses esclaves refusaient de lui obéir. Notre stoïcien commença par les guérir de leurs craintes, en leur faisant comprendre qu'ils seraient bien plus exposés, s'il demeurait incertain que la mort de leur maître eût été volontaire ; il ajouta qu'il était d'aussi mauvais exemple d'empêcher leur maître de se tuer que de l'assassiner eux-mêmes. Ensuite il conseilla, à Marcellinus de n'être point inhumain à leur égard ; il lui dit que, de même qu'à la fin d'un repas, on partage les restes aux esclaves qui ont servi à table, il devait aussi, en terminant sa carrière, faire quelques présents à ceux qui l'avaient servi pendant tout le temps qu'il avait vécu.
Marcellinus était facile et généreux dans le temps même que c'était à ses dépens, il distribua donc quelques sommes modiques à ses esclaves en larmes, qu'il prit la peine de consoler. Il n'eut point recours au fer, il ne répandit point de sang. Il passa trois jours sans manger et fit apporter dans sa chambre à coucher une espèce de tente sous laquelle on plaça une cuve, où il resta longtemps couché ; l'eau chaude qu'on y versait continuellement lui causa insensiblement une faiblesse, accompagnée, à ce qu'il disait, d'une espèce de volupté, que procure communément une douce défaillance, et qui n'est pas inconnue de ceux auxquels il arrive quelquefois de perdre connaissance.
Aussi sa mort n'a rien eu de pénible ni de fâcheux. Quoiqu'il se soit tué lui-même, il est mort de la manière la plus douce; il s'est pour ainsi dire furtivement esquivé de la vie. (Epît. 77.)

§ VIII.

LUCAIN.

M. Annaeus Lucanus, fils d'Annaeus Méla, le seul des fils de Sénèque le Rhéteur, qui se tint en dehors de la vie publique et ne songea qu'à faire fortune, naquit en Espagne, à Corduba, l'an 792 de Rome (139 ap. J.-C.). Bien qu'il fût élevé à Rome dès la plus tendre enfance, il y eut toujours en lui ce fonds de jactance et d'exubérance sonore propre aux gens de son pays. Ces défauts originels, qui sont aussi bien du coeur que de l'esprit, auraient pu disparaître ou s'atténuer, si le jeune homme eût rencontré un milieu sobre et sévère, s'il n'eût eu sous les yeux que des exemples droits et purs. Mais il fut pour ainsi dire élevé avec Néron, qui n'avait que deux ans de plus que lui ; il vécut à la cour, choyé, caressé, gâté dès son enfance par l'adulation qui, du futur César, rejaillissait jusque sur le compagnon de ses études. Il eut, outre son oncle Sénèque, les mêmes maîtres que tous les jeunes gens distingués d'alors, le sot et vantard grammairien Réminius Palémon, Virginius Flavus, l'éloquent et honnête rhéteur, et enfin l'austère Cornutus. Que de contrastes, que d'influences contraires dans cette éducation ! Lucain à la fois l'ami de Néron et de Perse, le disciple de Sénèque et de Cornutus ! Ce n'est pas tout, lui qui voyait les moeurs de la cour impériale, Agrippine, Pallas, Acté, toutes les turpitudes déclarées ou se cachant à peine, il était admis dans la pure et chaste société des Thraséas, des Musonius Rufus, des Helvidius Priscus ; il assistait à ces entretiens nobles, à ces retours mélancoliques vers les beaux temps de Rome libre ; puis, l'âme échauffée par de grands souvenirs et de généreuses leçons, il retournait respirer l'atmosphère empoisonnée de la cour. A peine âgé de dix-huit ans, le voilà qui écrit des tragédies, des fragments d'épopée, des cantica pour les pantomimes ; ce qui ne l'empêche pas de plaider en latin et en grec avec le plus grand succès. Favori de César, dont il célèbre les vertus dans un concours poétique, à peine a-t-il déposé la prétexte qu'il est nommé questeur du prince, puis augure. Il semble appelé aux plus brillantes destinées, lorsqu'un caprice de Néron renverse l'édifice de cette fortune. Néron, jaloux des succès littéraires de Lucain, quitte la salle où le poète lit ses vers, et fait manquer le succès. Lucain, blessé dans son amour-propre, ose disputer le prix de poésie à l'empereur ; des juges osent se prononcer en sa faveur. Néron lui interdit la scène et les tribunaux, et le condamne à l'obscurité. On sait le reste, Lucain, exaspéré, se répandit en invectives et en insultes grossières contre César ; puis il entra dans la conspiration de Pison. Il s'y comporta avec une jactance et une témérité sans égales, ne cessant de déclamer contre les tyrans et de glorifier le tyrannicide, jusqu'au jour où, la conspiration étant découverte, il tomba aux pieds de Néron, s'abaissa aux plus viles prières, et, pour obtenir la vie sauve, alla jusqu'à dénoncer sa propre mère, espérant toucher par là un prince parricide. Il n'obtint rien que le choix du genre de mort, et il mourut en déclamant ses propres vers. Il n'avait que vingt-six ans.
Tel est le personnage. Voyons l'oeuvre. Elle est inachevée. Le dixième livre, qui est le dernier, est incomplet ; et il est bien difficile de suppléer ce qui manque. Jusqu'où Lucain avait-il poussé le récit des événements qui font le sujet de son poème, on ne sait ; et à vrai dire, c'est là le principal défaut de l'oeuvre. Elle manque d'unité : le but ne se dessine point dès les premiers vers. Mais je reviendrai sur ce point.
Je voudrais laisser de côté toutes les critiques purement littéraires qui ont été faites de la Pharsale : c'est d'un intérêt bien médiocre pour nous que d'examiner jusqu'à quel point cet ouvrage est conforme aux lois de l'épopée, si c'est une épopée, s'il est permis de choisir un sujet purement historique, de supprimer le merveilleux, etc, etc. Voyons, non ce que Lucain eût dû faire pour se conformer aux règles de la poétique, mais ce qu'il a voulu faire.
Il s'est proposé d'écrire en vers le récit des événements qui donnèrent à César la première place dans Rome : son poème a pour titre la Pharsale, mais il embrasse l'histoire de tous les faits importants qui précédèrent et suivirent cette bataille mémorable. Après avoir présenté les deux adversaires, il montre César franchissant le Rubicon et donnant le premier le signal de la guerre civile. Dans le tumulte qui suit cette première violation des lois, Brutus et Caton restent seuls inébranlables, et se rangent sans hésiter du côté des lois. La guerre éclate ; le poète en suit les diverses péripéties en Italie, à Brindes, à Dyrrachium, à Marseille, en Espagne, en Afrique, et enfin en Épire, où se livre le combat suprême. Pompée vaincu va demander un asile au roi d'Égypte qui l'égorge lâchement. César arrive à Alexandrie : une révolte éclate contre lui Ici s'arrête le poème. Ainsi que je le disais, on ne voit point où l'auteur se fût arrêté : il semblait que la mort de Pompée fût la fin naturelle de l'ouvrage. Mais peut-être Lucain l'aurait-il mené jusqu'à la mort de Caton à Utique, c'est-à-dire jusqu'à la défaite du parti républicain.
Cette sèche et incomplète analyse suffit cependant à indiquer le caractère général de la Pharsale. Quoi qu'on en ait dit, ce n'est pas une tentative inouïe et téméraire que d'avoir choisi pour sujet d'un poème des événements et des personnages presque contemporains. Sans parler de Naevius et d'Ennius qui dans les Puniques et les Annales avaient donné l'exemple, nous voyons que parmi les contemporains de Cicéron et de Virgile plusieurs poètes avaient fait choix de tel ou tel événement considérable de l'histoire de Rome pour le célébrer en vers. Cette question préjudicielle écartée, voyons quelle est l'exécution de l'oeuvre.
C'est surtout dans les trois ou quatre dernières années de sa vie que Lucain se renferma dans la composition de la Pharsale. On le comprend sans peine : les tribunaux, le théâtre, les concours littéraires et jusqu'à un certain point les lectures publiques devant un nombreux auditoire lui étaient interdits. I1 revint alors à son grand ouvrage, et il y jeta à flots ardents les sentiments nouveaux ou ravivés qui bouillonnaient dans son âme. Dans le premier livre il avait inséré un éloge de Néron qu'il ne pouvait effacer, car tout le monde le connaissait, mais le reste de l'oeuvre eut un accent si différent qu'on ne s'explique pas une telle disparate, si l'on ne songe à cette rupture éclatante qui survint entre César et le poète. Elle eut évidemment pour résultat de rejeter violemment Lucain du côté de ses amis les Stoïciens, et de ranimer en lui cet enthousiasme patriotique que la corruption de la cour eût bientôt étouffé. Si nous nous plaçons à ce point de vue, l'oeuvre s'éclaire d'une lumière nouvelle, nous en comprenons l'inspiration violente, et nous secouons enfin cette équivoque pénible d'un poète de cour célébrant Brutus et Caton.
Lucain, on se le rappelle, obtint de grands succès dans les écoles des rhéteurs et des déclamateurs et au barreau. Il connut et admira le cénacle où se réunissaient les derniers citoyens de Rome, Thraséas, Helvidius Priseus, Arulénus Rusticus. Enfin, il fut par son oncle et surtout par Cornutus et ses amis élevé et maintenu dans l'admiration de la doctrine stoïcienne. De cette triple inspiration découle son oeuvre.
Quintilien a dit avec beaucoup de raison que Lucain devait être rangé plutôt parmi les orateurs que parmi les poètes ; non que les facultés poétiques lui manquent, mais elles sont évidemment inférieures chez lui aux qualités oratoires. Il a peu d'invention, mais il se représente vivement les faits ; et il se préoccupe moins de les exposer dans une belle et calme narration, que de les plaider, pour ainsi dire. Il a toujours en effet un adversaire et un client : du premier il critique et condamne tout ; du second il admire et célèbre tout. De là un manque absolu d'impartialité : des efforts presque toujours malheureux pour élever Pompée sur un piédestal qui n'est pas fait pour lui ; et des réquisitoires souvent injustes contre César : mais en revanche, que d'admirables portraits, que de belles scènes ! Qu'on ne s'y trompe pas en effet, la couleur oratoire était plus que la couleur poétique, l'âme même de cette grande époque : les détails fictifs ne pouvaient trouver place dans l'oeuvre qui prétendait la faire revivre : il fallait en tout accepter, sans y ajouter rien, mais s'en pénétrer si profondément qu'on ressuscitât pour ainsi dire ces personnages avec leurs passions, leurs intérêts, leurs crimes et leurs vertus également démesurés. Sur ce point donc, je crois que le poète était heureusement servi par sa nature, ou, si on l'aime mieux, que son sujet était dans un rapport exact avec ses facultés.
L'esprit du poème est indiqué nettement dans les deux premiers vers : Lucain chante la guerre civile qui se dénoua à Pharsale, et, ajoute-t-il, le triomphe du crime (jusque datum sceleri). C'est donc bien un poème républicain, qu'on me permette ce mot, que je vais expliquer. Virgile raconte les origines héroïques de Rome, et absorbe pour ainsi dire toute sa gloire dans le dernier descendant d'Énée, César Auguste. Son poème est à la fois national et monarchique. Malgré un bel éloge de Caton jeté en passant, on sent que le poète est du parti de César dont il célèbre l'héritier comme une divinité tutélaire. C'est à un point de vue absolument opposé que se place Lucain. Son héros, c'est Pompée, non qu'il absorbe en celui-ci Rome tout entière ; il dit formellement : « La république n'est pas du parti de Pompée, c'est Pompée qui est du parti de la république. » (Non Magni partes, sed Magnum in partibus esse.) Mais enfin Pompée fut le représentant de la légalité audacieusement violée par César, Pompée avait pour lui l'autorité du sénat, l'appui de tous les gens de bien. Ainsi il s'imposait nécessairement au poète, et, par contre, César était à ses yeux le perturbateur de la paix publique, le contempteur de la justice et du droit. C'est ainsi évidemment que les Thraséas et les Helvidius Priscus appréciaient ces événements : plus d'une fois Lucain les avait entendus gémir sur la grande catastrophe qui livra l'empire à César, prépara le principat d'Auguste et les règnes honteux et sanglants d'un Tibère, d'un Caligula, d'un Claude et d'un Néron. Cette histoire douloureuse qu'ils refaisaient souvent, il la vit se dérouler devant lui toute brillante des sombres couleurs dont la revêtait l'austère douleur de ces grands citoyens ; et c'est sous leur inspiration qu'il retrouva l'énergie de la Rome républicaine dans un temps où la Rome monarchique blessait les regards et la conscience de tout honnête homme.
A ces deux éléments d u poème, l'élément oratoire et l'élément républicain, il faut joindre le stoïcisme. L'inspiration de cette noble doctrine est plus sensible encore dans l'oeuvre que celle de l'éloquence et du patriotisme. Les événements tout récents ne comportaient guère ce qu'on appelle le merveilleux, c'est-à-dire l'intervention de divinités passionnées dans les affaires des hommes ; mais la doctrine stoïcienne rejetait absolument ces fables des poètes, comme indignes de la majesté souveraine. De plus, elle n'admettait pas que l'homme eût besoin d'une suggestion étrangère, fût-elle divine, pour se conduire dans la vie ; il ne doit qu'à lui-même sa vertu, seul il est responsable des moindres infractions à la loi morale. Ainsi pas de dieux mêlés à l'action de la Pharsale. Rien qu'un vers insolent et superbe à l'adresse de ces dieux qu'adore le vulgaire et à qui il se plaît à attribuer les grands événements qui frappent ses yeux :
Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni.
Les choses humaines sont régies par des lois naturelles ; il n'est pas de phénomène qui n'ait son explication scientifique ou historique. Un poète vulgaire n'eût pas manqué de faire reparaître ici l'éternelle ennemie des Troyens et des Romains, l'implacable Junon ; le ressentiment de la déesse eût occasionné cette redoutable guerre civile qui pouvait être la ruine de Rome. Lucain explique par des causes naturelles cette lutte suprême l'antagonisme de deux hommes qui veulent être tous deux à la tête de l'État ; mais surtout, ce qu'il appelle les semences publiques de la guerre : cette corruption générale, ce mépris des anciennes lois, des anciennes valeurs, de l'ancienne liberté, le goût du luxe, le désir de dominer, tous les vices enfin qui devaient être les plus cruels ennemis de la république et les auxiliaires de la monarchie. Les dieux disparaissant, les hommes sont plus grands ; ils occupent toute la scène et la remplissent. Hais celui qui attire et retient les regards, celui en qui l'âme de la Rome antique vécut, c'est Caton. Qu'on lise les paroles qu'il prononce après la mort de Pompée : comme il assigne bien sa place à ce faux grand homme, le plaçant bien au-dessous des citoyens d'autrefois, mais le déclarant utile dans le triste siècle où il a vécu. C'est en Caton que la doctrine stoïcienne porte d'elle-même le plus beau témoignage. Il y a en elle certains côtés éminemment favorables à la haute poésie et à la haute éloquence : rien de plus élevé et de moins aride que cette belle idée de l'unité du genre humain, de l'égalité des hommes fondée sur l'identité de nature, fondement sur lequel reposait cette cité universelle que nous avons trouvée déjà dans Sénèque. Elle est aussi dans la Pharsale (Inque vicem gens omnis amet), que toutes les nations s'aiment entre elles. On se rappelle aussi la triste parole de Sénèque à Caton, lui reprochant de s'être mêlé à ces fous furieux qui se disputent cette chose méprisable, l'empire du monde. Quelle plus haute idée Lucain se fait de la vertu ! L'exemple de Thraséas, qu'il a sous les yeux, lui apprend que l'homme de bien ne peut ni ne doit rester indifférent aux épreuves de la patrie. Aussi lorsque Brutus vient consulter Caton sur le parti qu'il faut prendre, Caton répond : la guerre civile, je l'avoue, ô Brutus, est le pire de tous les crimes, mais partout où les des tins m'entraîneront, sereine suivra ma vertu Non, je ne m'arracherai pas de toi, ô Rome ; je l'embrasserai mourante ; je m'attacherai, ô liberté, à ton doux nom, et jusqu'à ton ombre vaine. Tous ces nobles sentiments, toutes ces grandes pensées, ce n'est pas un dieu qui les a mis en Caton, il n'a pas besoin de consulter l'oracle pour savoir ce qu'il doit faire ; c'est en lui-même qu'il trouve la règle de sa conduite. Ainsi le poète stoïcien aboutit à la même conclusion que le philosophe l'idéal est déplacé, c'est dans l'homme qu'il est descendu.
Lucain a eu ses admirateurs passionnés, surtout chez les Français, qui ont le tempérament oratoire. Montaigne en faisait grand cas, et Corneille en était ravi. C'est qu'il est toujours porté au grand, qu'il a de l'éclat et du feu. Ce ne sont pas des qualités si vulgaires qu'on puisse les dédaigner. On parle de déclamation, d'emphase, de mauvais goût ; il serait absurde de nier tout cela ; mais Lucain est mort à vingt-six ans, et ses défauts sont surtout des défauts de jeunesse. Son style est forcé, mais c'est un style, et n'en a pas qui veut. Sa versification vise trop à l'effet, mais l'effet produit est souvent admirable. Il n'a pas de mesure, il ignore l'art délicat des nuances ; mais les esprits violents l'ont toujours ignoré. Le plus sérieux reproche que l'on puisse lui adresser, c'est la monotonie. Il est toujours tendu, je dirai même raide. Les figures de femmes qui traversent son poème n'ont pas jeté la moindre douceur sur l'oeuvre ; la note ne change point ; ces femmes deviennent aussitôt d'impassibles stoïciennes : telles les voyait Lucain dans la maison de Thraséas, silencieuses, tristes, énergiques et comme portant d'avance le deuil d'un père ou d'un époux. Il a écrit en vers l'histoire d'un temps misérable, et il l'a écrite dans un temps plus misérable encore. Mais il ne connaît point l'attendrissement qui est une défaillance ; il donne à tous les personnages cette in flexible rigidité du devoir, et l'attitude du mépris pour la force qui triomphe du droit. L'homme n'a pas cette froide impassibilité ; il petit avoir ce qu'on appelle des principes sans être une théorie. Il fallait penser au vers de Virgile :
Sunt lacrymae rerum et mente mortalia tangunt.
Mais la pitié n'existait pas pour les stoïciens. Ils n e savaient plaindre ni les autres ni eux-mêmes.

EXTRAITS DE LUCAIN

I

César passe le Rubicon.
Déjà César, dans sa course, avait franchi les Alpes glacées, méditant les grands tumultes et la guerre prochaine. Il touche les bords du R ubicon limpide. Voici qu'une grande ombre se dresse devant lui : c'est l'image de la patrie désolée. Elle brille au milieu d'une nuit sombre : sa face est pleine de tristesse : sur sa tête blanche et couronnée de tours, elle a répandu sa chevelure en lambeaux : débout et les bras levés : «Où courez-vous ? » dit-elle d'une voix coupée par les gémissements : « Soldats, où portez-vous vos enseignes ? Si vous avez des droits, si vous êtes citoyens, arrêtez-vous : ici commence le crime. » Aussitôt la terreur glace le chef ; ses cheveux se hérissent ; défaillant, il ne peut avancer et s'arrête sur le rivage. Il dit bientôt : « O toi, dieu du tonnerre, qui de la roche Tarpéienne contemples les murailles de la grande ville ; pénates phrygiens de la race de Iule, mystérieux asile de Romulus ravi dans les cieux ; Jupiter Latialis, qui habites Albe la haute ; foyers de Vesta ; et toi aussi, Rome, que j'invoque comme une des grandes déesses, favorise mes projets. Je ne viens passe poursuivre, armé d'un fer impie; c'est moi le vainqueur de la terre et des mers ; c'est moi partout ton soldat qui le suis encore si tu le permets : celui-là, celui-là seul sera coupable qui m'aura fait ton ennemi. » Il dit, précipite l'heure des combats, et porte à la hâte l'étendard au travers du fleuve bouillonnant. Ainsi, dans les plaines désertes de l'ardente Libye, le lion, voyant de près l'ennemi, s'arrête un instant, incertain, pour rassembler toute sa colère. Mais bientôt il s'est excité en se battant les flancs, il a dressé sa crinière, et sa vaste gueule a retenti d'un rugissement terrible. Alors, s'il a senti le javelot lancé par le Maure rapide, si le dard a pénétré sa large poitrine, sans crainte du danger, il se fait jour en se jetant sur le fer.

II

Marius et les proscriptions.

« Les destins, dit-il, ne nous préparaient pas d'autres orages, quand, après la défaite des Cimbres et les triomphes de Numidie, Marius cachait sa tête proscrite dans un bourbier de Minturnes. La vase s'ouvrit, ô Fortune ! pour cacher ton dépôt sous le sol liquide du marécage. Enfin, la chaîne de fer chargea ce vieillard qui pourrit longtemps dans un cachot. Celui qui devait mourir consul et puissant, au milieu de Rome en cendres, subissait d'avance la peine de ses crimes. Plusieurs fois la mort recula devant lui, et vainement un ennemi fut maître de répandre ce sang odieux. Prêt à frapper, le meurtrier pâlit, et laissa tomber le glaive de sa main défaillante ; dans les ténèbres du cachot, il avait vu se dresser une lumière immense ; il avait vu les Furies qui punissent le crime, et tout l'avenir de Marius. Une voix formidable lui criait : il ne t'est pas permis de frapper cette tête ; cet homme doit au destin des morts sans nombre avant la sienne. Dépose une vaine fureur. Si tu veux une vengeance aux mânes de ta race détruite, Cimbre, conserve ce vieillard. Ce n'est pas la faveur des dieux, c'est leur courroux qui protège ce soldat farouche, lequel suffit au destin qui veut perdre Rome. Jeté par une mer orageuse sur une plage, errant parmi des cabanes désertes, il se traîne sur l'empire désolé de ce Jugurtha, dont il a triomphé, et foule aux pieds les cendres puniques. Marius et Carthage se consolent de leurs ruines et, couchés sur le même sable, ils pardonnent aux dieux. Au premier retour de la fortune, Marius appelle à son aide les colères africaines ; les cachots vomissent les esclaves affranchis, sauvages cohortes dont Marius brise les chaînes. Nul ne peut porter l'étendard du chef s'il n'a déjà fait l'apprentissage du crime, s'il n'entre dans le camp avec des forfaits. O destins ! quel jour, quel jour fut celui où Marius força nos murailles ! Comme la mort cruelle accourut à grands pas ! La noblesse tombe avec le peuple ; le glaive se promène au loin ; aucune poitrine ne peut détourner le fer. Le sang inonde les temples, et le pied glisse sur leurs marches humides, rougies par tant de massacres. L'âge ne sauve personne : sans pitié pour le vieillard dont les ans s'achèvent, le fer hâte sa dernière heure, et tranche, au seuil de la vie, la rame naissante de l'enfant. Et par quels crimes ces pauvres petits ont-ils mérité le trépas ? ils peuvent mourir : c'est assez. Fureur délirante et sans frein. C'est perdre du temps que de chercher un coupable. On égorge pour entasser les cadavres. Le vainqueur sanglant arrache des têtes à des troncs inconnus ; il rougirait de marcher la main vide. Le seul espoir de salut est de pouvoir imprimer des lèvres tremblantes sur sa main souillée. Peuple avili ! Quoique mille bourreaux s'empressent de frapper à un signal inusité, des hommes refuseraient de longs siècles pour prix de ces bassesses, et c'est ainsi que tu payes un déshonneur de quelques jours et le droit de vivre Quand Sylla revient, comment pleurer tant de funérailles ? Toi, Bébius, dont une foule d'assassins dispersent les entrailles, et se disputent les membres fumants ! Et toi, prophète de nos malheurs, Antoine, dont la tête blanche pend à la main du soldat qui la pose dégoûtante sur la table du festin. Fimbria déchire les deux Crassus. Le sang des tribuns souille les rostres profanés. Toi aussi, pontife Scévola, dont l'aïeul abandonnait aux flammes sa main hardie, il t'égorge devant le sanctuaire de la déesse, et le foyer toujours brûlant. Ton sang jaillit sur le feu sacré ; mais tes veines épuisées par l’âge n'en rendent pas assez pour l'éteindre."

III

Caton, Brutus et la guerre civile.

Ainsi parle Brutus, et du sein de Caton, comme d'un sanctuaire, sortent ces paroles sacrées :
« Oui Brutus, je l'avoue, la guerre civile est le plus grand des maux. Mais ma vertu marche sans crainte où le destin l'entraîne. Ce sera le crime des dieux, si moi-même ils me font coupable... Et qui pourrait, sans avoir quelque crainte, voir s'écrouler les astres et l'univers ? Quand les hauteurs du ciel se précipitent, quand la terre s'affaisse, quand les mondes se heurtent et se confondent, qui se tiendrait les bras croisés ? Des nations inconnues s'engageront dans la querelle latine : des rois nés sous d'autres étoiles et que l'Océan sépare de nous, viendront suivre nos aigles ; et moi seul je vivrais en paix ! Dieux ! loin de moi ce délire. Quoi ! la chute de Rome ébranlerait le Dace et le Gète sans m'alarmer ? Un père, à qui la mort vient de ravir ses fils, entraîné par sa douleur, suit jusqu'au sépulcre le long cortège des funérailles. Il aime à élever de sa propre main le bûcher, à tenir les torches funéraires qui vont y mettre le feu. Ainsi, Rome, on ne pourra t'arracher à moi avant que j'aie embrassé ton cadavre, avant que je t'aie conduite à la tombe, liberté sainte, désormais ombre vaine. Eh bien ! que les dieux cruels prennent toutes les victimes qu'ils demandent à Rome : je ne veux pas leur dérober une goutte de sang. Divinités du ciel et de l'Érèbe, ah ! que n'acceptez-vous l'offrande de cette tête, en expiation de sous les crimes ! Dévoué à la mort, Décius fut écrasé par les bataillons ennemis ; que les deux armées me prennent pour but de leurs traits, que les barbares tribus du Rhin épuisent sur moi leurs flèches : seul, découvert à tous les coups au milieu du champ de la bataille, je recevrai toutes les blessures de la guerre, heureux que mon sang soit la rançon des peuples, que mon trépas suffise pour acquitter le crime des moeurs romaines. Et pourquoi périraient ces esclaves volontaires, qui veulent subir une royauté coupable ? C'est moi seul qu'il faut frapper, moi, l'inutile défenseur des lois et des droits méconnus : voici, voici ma tête, qui donnera la paix et le repos aux nations de l'Hespérie. Après moi, qui voudra régner, n'aura pas besoin de guerre. Allons, suivons les drapeaux de Rome, et la voix de Pompée. Si la Fortune le favorise, rien n'annonce encore qu'il se promette l'asservissement du monde. Qu'il triomphe donc avec Caton pour soldat : il ne pourra pas croire qu'il a vaincu pour lui."

IV

La forêt de Marseille.

Il était une forêt sacrée, vieillie sans outrage, enfermant un air ténébreux et de froides ombres, sous la voûte de ses rameaux impénétrables aux feux du soleil. Ce n'est pas le séjour des Pans champêtres, ni des Sylvains, ni des Nymphes, qui règnent dans les bois : on y vénère les dieux par un culte barbare ; les victimes couvrent leurs terribles autels, et l'expiation a marqué tous les arbres d'une couche de sang humain. S'il faut croire la pieuse crédulité des ancêtres, l'oiseau craint de se poser sur ses branches, la bête fauve n'ose se coucher dans ses antres, jamais la foudre, tombant des sombres nuages, n'a fondu sur cette forêt. Quoique le souffle de l'air n'alimente pas leur feuillage, les arbres ont en eux leur vie mystérieuse. Partout découle une onde noire. Les mornes effigies des dieu sont des ébauches sans art, des troncs informes et grossiers : la mousse, qui couvre ces idoles livides et pourries, inspire seule l'épouvante. On craint moins la divinité sous des formes connues et consacrées : tant l'ignorance augmente l'effroi que les dieux nous inspirent ! Souvent telle était la fable du vulgaire, la terre ébranlée gémit dans ses cavernes profondes ; les ifs se courbent et se relèvent soudain ; la forêt, sans brûler, s'illumine des flammes de l'incendie, et les dragons embrassent les vieux chênes de leurs tortueux replis. Mais les peuples n'approchent pas de ces autels, ils les ont abandonnés aux dieux. Et quand Phébus est au milieu de sa course, et quand les ombres de la nuit occupent le ciel, le prêtre lui-même pâlit auprès d u sanctuaire, et craint de surprendre le maître de ces demeures.
César ordonne que cette forêt tombe sous la hache : car, voisine de ses travaux, et respectée dans la guerre précédente, elle domine de sa crête touffue les monts dépouillés d'alentour. Cependant les mains tremblent aux plus braves ; consternés par 1a formidable majesté du lieu, ils craignent qu'en frappant ces troncs sacrés, le fer ne retourne sur leurs têtes. César voit ses cohortes enchaînées par la terreur ; et le premier, saisissant une hache, la balance sans trembler et l'enfonce dans un chêne qui touchait aux nues. Le fer plonge dans l'arbre profané. " Maintenant, dit-il, n'hésitez plus, abattez cette forêt : je prends sur moi le crime." Et toute l'armée obéit à ses ordres, non pas qu'elle soit délivrée de ses craintes ; mais elle a pesé la colère des dieux et la colère de César. Les ormes tombent ; l'yeuse s'ébranle sur son tronc noueux ; l'arbre de Dodone, et l'aune qu'on lance sur les flots, et le cyprès qui n'annonce pas une tombe plébéienne, perdent pour la première fois leur verte chevelure, et, dépouillés de leur feuillage, laissent pénétrer le jour... Toute la forêt chancelle ; mais sa masse épaisse la soutient dans sa chute.
A la vue de ce sacrilége, les peuples de la Gaule gémissent : la ville assiégée s'en réjouit. En effet, qui pourrait croire qu'on outrage impunément les dieux ? mais la fortune sauve une foule de criminels, et la colère des immortels ne peut plus frapper que les malheureux.

V

César à ses soldats révoltés.

César parut sur un tertre de gazon, debout, le visage intrépide, et sans crainte il fut digne d'inspirer la crainte. La colère lui dicta ces mots :
« Tout à l'heure, soldats, vous me cherchiez ; vos regards et vos bras menaçaient mon absence : me voici; frappez le sein nu qui s'offre à vos coups. C'est là qu'il faut laisser vos épées avant la fuite, si vous voulez en finir avec la guerre. Vous trahirez la bassesse de votre coeur, si cette révolte n'ose rien de hardi, si vous n'avez conspiré que la désertion, las des triomphes de votre chef invincible. Partez ; laissez-moi la guerre seul avec mes destinées. Ces armes trouveront des mains capables de les porter. Quand je vous aurai chassés, la fortune saura me rendre autant de braves que vous aurez laissé de traits inutiles. Quoi ! lorsque les nations de l'Hespérie vont accompagner sur tant de vaisseaux la fuite de Pompée, à moi, la victoire ne me donnerait personne pour recueillir le fruit d'une guerre qui s'achève, pour vous ravir le prix de vos labeurs, et sans blessures suivre les lauriers de mon char ; tandis que vous, vieillards, tourbe épuisée et sans gloire, redevenue plèbe romaine, vous contemplerez nos triomphes ?
Croyez-vous que la marche de César puisse ressentir quelque dommage de votre fuite ? Si tous les fleuves menaçaient l'Océan de ne plus mêler à ses vagues le tribut de leurs sources, ils pourraient se retirer sans avoir plus abaissé ses ondes qu'ils ne les grossissent aujourd'hui ! Croyez-vous avoir pesé de quelque poids dans ma fortune ? Non : les dieux n'ont jamais humilié leur Providence jusqu'à s'occuper de votre mort ou de votre vie. Le mouvement des chefs vous emporte. La race humaine est sur terre pour quelques hommes. Soldats, sous mes drapeaux vous avez été la terreur du Nord et de l'Hespérie ; mais, avec Pompée, que seriez-vous ? Des fuyards. Labienus était un brave dans le camp de César ; maintenant voyez-le, vil transfuge, errer sur la terre et les mers, à la suite du chef qu'il m'a préféré.
Et vous croirai-je moins parjures, si vous ne combattez ni pour moi ni contre moi ? Quiconque laisse mes drapeaux, même sans livrer ses armes au parti de Pompée, consent à a n'être jamais un des miens. Ah ! je le vois : les dieux protègent ma cause ; ils ne veulent pas m'exposer à de si rudes combats avant d'avoir renouvelé mon armée. - Ah ! de quel fardeau tu soulages mes épaules déjà chancelantes sous le poids, ô fortune ! je puis donc désarmer ces mains qui ont tout à prétendre, et auxquelles ne suffit pas cet univers. Désormais je ferai la guerre pour moi ! Sortez de mon camp ! Remettez mes drapeaux à des braves, lâches Quirites ! ces quelques misérables qui ont soufflé le feu de la révolte, ce n'est pas César, c'est le supplice qui les retient ici. Traîtres, tombez à genoux, et tendez la tête, la hache va la trancher. Et vous, désormais toute la force de mon camp, jeunes milices, témoins du châtiment, apprenez à frapper, apprenez à mourir.»

VI

Éloge funèbre de Pompée par Caton.

« Il nous est mort, dit-il, un citoyen qui sans doute n'eut pas la rigidité de nos pères, pour comprendre la mesure de ses droits, mais qui néanmoins fut un utile exemple dans cet âge où s'est perdu tout respect de la droiture. Il fut puissant, ans que la liberté périt, le seul, quand le peuple l’eut accepté pour maître, il voulut rester citoyen : ce fut le chef du Sénat, mais du Sénat souverain. Il ne s'arrogea rien par le droit de la guerre : ce qu'il voulait qu'on lui donnât, il voulait qu'on le lui pût refuser. Il fut trop riche; mais il mit plus d'argent dans le Trésor public qu'il n'en garda pour lui. Il saisit le glaive ; mais il sut le déposer. Il préféra les armes à la toge ; mais il aima la paix sous les armes. Chef des armées, il mit autant d'empressement à quitter le pouvoir qu'à le prendre. Sa maison fut chaste, fermée au luxe, et jamais la fortune du maître ne la put corrompre. Son nom célèbre et révéré des nations fit beaucoup pour la gloire de Rome. Jadis la vraie liberté fut étouffée par les triomphes de Marius et de Sylla : Pompée mourant, nous en perdons même l'image. Désormais on ne rougira plus de régner : désormais plus une trace de la République ! plus une apparence du Sénat ! Heureux toi qui trouvas la mort après la défaite, toi qui n'eus pas à chercher le glaive que vint t'offrir le crime de Pharos ! Peut-être aurais-tu pu vivre sujet de ton beau-père. Savoir mourir, c'est pour l'homme de coeur le premier des biens : y être forcé, c'est le second. O fortune ! si le sort nous impose un maître, fais pour moi de Juba un autre Ptolémée. Qu'il me garde pour l'ennemi ; j'y consens ; pourvu qu'il me garde en me tranchant la tête."

VII

Caton et l'oracle d'Hammon.

A la porte du temple se pressaient les peuples que l'Orient avait envoyés interroger sur de nouveaux destins le Jupiter au front de bélier. Ils ont fait place au chef des Latins. Ses compagnons le prient d'éprouver ce Dieu si célèbre dans toute la Libye, et de juger s'il mérite sa vieille renommée. Labienus est celui qui le presse le plus de savoir, par l'organe des dieux, les mystères de l'avenir : « Le sort, dit-il, et notre bonne fortune nous fait rencontrer sur notre route l'oracle et les conseils du plus grand parmi les immortels ; avec un tel guide nous pouvons traverser les syrtes et connaître l'issue fatale de la guerre. Quelle âme croirai-je plus digne de s'entretenir avec les dieux, et de recevoir leur sincère confidence, que ton âme sainte, ô Caton ? Certes ta vie se régla toujours sur les suprêmes lois, et tu es bien l'image des dieux. Voici qu'il est en ton pouvoir de communiquer avec Jupiter. Consulte-le sur les destins de l'odieux César ; qu'il te révèle le sort futur, qu'il te dise s'il sera permis aux peuples de jouir de leurs lois et de leur liberté, ou si nous perdons tous les fruits de la guerre civile. Remplis ta poitrine des divins accents. Amant de l'austère vertu, demande-lui du moins quelle est cette vertu : qu'il te donne la règle de l'honnête... "
Caton, plein du dieu qu'il porte dans les profondeurs de son âme, laisse tomber de sa bouche ces paroles dignes de l'oracle ; - « Que veux-tu, Labienus, que je demande ? si j'aime mieux succomber libre sous les armes, que de voir un tyran ? si la vie n'est rien ? Et fût-elle longue, qu'importe sa durée ? si parfois la violence fait tort à l'homme de bien ? si la fortune perd ses menaces aux prises avec la vertu ? s'il suffit de vouloir ce qui est louable ? si l'honnête n'emprunte jamais rien de sa gloire au succès ? Nous savons tout cela : Mammon ne pourrait pas nous donner des convictions plus profondes.
Tous nous tenons aux immortels ; et lors même que ce temple se tait, nous ne faisons rien sans le vouloir de la divinité. Elle n'a pas besoin de paroles : en nous donnant l'être, elle nous dit tout ce qu'il est permis de savoir. A-t-elle été choisir de stériles déserts pour n'instruire que le petit nombre, pour enfouir la vérité sous ces plaines de sables ? Est-il une autre demeure pour elle, que la terre, la mer, l'air, le ciel et la vertu ? Que cherchons-nous les dieux ailleurs ? Jupiter est tout ce que tu vois, tout ce que tu touches. Laisse les sortilèges aux coeurs irrésolus, toujours inquiets sur les hasards de l'avenir. Pour moi, ce ne sont pas des oracles, c'est de la mort que j'attends la certitude. Lâche ou brave, il faut mourir ; il suffit que Jupiter nous ait dit cela. "- Ainsi parle Caton, et, sans faire outrage à la foi de l'oracle, il s'éloigne du sanctuaire laissant aux nations leur Hammon, sans l'éprouver.
Dans sa main il porte ses javelots : à pied, il marche en tête de ses légions haletantes, et leur montre à supporter la chaleur, sans le commander. On ne le voit pas mollement reposé sur les épaules de ses braves, ou siégeant sur un char : c'est de tous le plus sobre de sommeil ; c'est lui qui le dernier étanche sa soif. Qu'après une longue fatigue, on rencontre enfin une source, dont le soldat épuisé court boire les ondes pures ; il attend pendant que les goujats s'abreuvent. Oui, si la plus haute gloire ne doit être acquise qu'aux vrais hommes de bien, si l'on doit considérer la vertu toute nue, sans tenir compte du succès, tout ce que nous vantons dans nos ancêtres ne fut qu'un don de la Fortune. A qui jamais les faveurs de Mars, à qui le sang des peuples méritèrent-ils un si grand nom ? Pour moi, j 'aimerais mieux conduire cette marche triomphale à travers les syrtes et les déserts de la Libye, que gravir trois fois le Capitole sur le char de Pompée, que de serrer le cou de Jugurtha. Le voici, Rome, le vrai père de la patrie, le plus digne de tes autels, celui par lequel tu n'auras jamais honte de jurer, et que, si jamais tu relèves une tête libre, tu compteras alors parmi les dieux !

§ IX.

PERSE.

Je veux, après Sénèque et Lucain, donner sa place à un poète qui mourut avant eux, mais qui était beaucoup plus jeune que le premier et de quelques années à peine plus âgé que le second. C'est Perse. Stoïcien, comme eux, il représente pour nous le côté le plus intéressant de cette grande doctrine, dont Sénèque et Lucain furent les interprètes parfois téméraires, souvent peu dignes ; sa vie est en rapport exact avec les principes qu'il a adoptés ; pas une contradiction, pas une défaillance, pas un acte équivoque. Sa poésie aussi est toute stoïcienne, non seulement par la pureté et l'élévation, mais aussi par l'effort pénible, la tension douloureuse.
Perse (Aulus Persius Flaccus) est né l'an. 7 8 7 (34 ap. J.-C.), et il est mort à vingt-huit ans, l'an 815 (62 ap. J.-C.). Il appartenait à une famille équestre distinguée, vraisemblablement originaire d'Étrurie et de Volaterra ; c'était dans les provinces et surtout dans ce pays grave et religieux que les vieilles moeurs avaient encore des représentants. Élevé avec le plus grand soin par sa mère Fulvia Sisennia, il vint à Rome à l'âge de douze ans pour y achever ses études. Là, il eut pour maîtres le grammairien Palémon et le rhéteur Nirginius Flavus, une des futures victimes de Néron. Parmi ses condisciples, il compta le poète Lucain. Mais l'enseignement qui saisit cette âme pure et profonde, ce fut celui de la famille d'abord, et, en dernier lieu, celui du stoïcien Cornutus. Sa famille comptait parmi ses membres Thraséas et Helvidius Priscus, c'est-à-dire ce qu'il y avait alors de plus honnête et de plus courageux dans tout l'empire. Les femmes participaient à cet héroïsme ; la fameuse Arria leur en avait donné l'exemple sous Tibère ; la seconde Arria allait le suivre, et la jeune Fannia, fille de Thraséas, femme d'Helvidius Priscus, grandissait dans les mêmes sentiments. Voilà le milieu dans lequel se forma cette âme naturellement portée aux choses d'en haut. Jeune, beau, riche, il ne songea pas un seul instant à imiter la triste jeunesse d'alors, qui portait dans les dissipations de tout genre l'ardeur qu'elle eût mieux aimé consacrer au service de la patrie : il avait une pudeur virginale, dit son biographe ; et il était comme nourri d'héroïsme. Thraséas, son parent, l'aimait tendrement, et souvent même se faisait accompagner par lui dans ses voyages. Mais il ne semble pas qu'il ait essayé de pousser le jeune homme vers la vie publique. Thraséas ne sentait que trop que celte délicate nature n'eût pu se plier aux dures nécessités des temps. Enfin, dès l'âge de seize ans, il fit choix d'un maître dont il ne se sépara plus : ce fut l'austère Cornutus, qui devint comme son père et le directeur de son âme. Les vers que lui adresse le poète sont les plus touchants, les seuls touchants qu'il ait écrits : l'âme toujours tendue s'est comme oubliée dans une effusion de tendresse.
Telle est cette douce figure de Perse : elle attire, par un charme mélancolique. Ce beau jeune homme qui vécut si pur, si loin des vilenies de ce temps misérable, dans la société des derniers grands citoyens de Rome, entouré de ces nobles femmes prêtes à accompagner au supplice leurs époux, et toujours suivi de ce grave stoïcien qui brava Néron en face et mourut dans l'exil, exerce sur l'imagination une séduction véritable. Joignez à cela une santé délicate, un corps languissant que soutient une âme énergique, et cette mort prématurée, qui survient avant que son génie ait pu donner tous ses fruits ; c'en est bien assez pour expliquer la vive sympathie dont il a été l'objet, et l'admiration pieuse en quelque sorte dont on a entouré sa mémoire. Mais il s'en faut que l'oeuvre mérite les mêmes éloges.
Nous ne possédons de Perse que six satires de médiocre étendue : elles ne parurent qu'à sa mort, après avoir été retouchées par son maître Cornutus, et ce fut Césius Bassus, ami de Perse, poète lyrique estimé alors, qui s'en fit l'éditeur. L'ouvrage n'était pas terminé, ou du moins Perse n'y avait pas mis la dernière main. Les corrections de Cornutus durent porter sur quelques passages trop hardis et qui renfermaient une censure des prétentions poétiques et politiques de Néron encore fort jeune alors. Quoi qu'il en soit, les contemporains admirèrent beaucoup les satires, si l'on en croit le pseudo-Suétone qui a écrit la biographie de Perse ; cependant le nom du poète n'est cité qu'une fois par Quintilien et par Martial.
Le principal, l'irrémédiable défaut des satires de Perse, c'est l'obscurité. On passerait volontiers condamnation sur certains détails peu clairs, pourvu que l'ensemble se dessinât nettement devant les yeux : mais l'obscurité s'étend à la composition elle-même. Il n'est pas facile de distinguer le véritable sujet de telle ou telle satire ; l'ordre des idées échappe ; souvent même on ne sait si l'auteur garde la parole ou la cède à un interlocuteur : bref, il faut payer chèrement les beautés rares mais réelles qui éclatent dans l’oeuvre. A quoi tient cette obscucité ? Il se peut que les éditeurs Cornutus et Césius Bassus aient cherché à voiler l'expression de quelques passages trop hardis : mais, comme l'a fort judicieusement remarqué Bayle, Perse est toujours obscur, même quand il expose des maximes morales d'une incontestable évidence et qui ne pouvaient être dangereuses à leur auteur. L'obscurité est donc chez lui comme un vice naturel. Ce vice est le produit de la solitude et de la doctrine. Perse ne se mêla point aux hommes : renfermé dans le petit cercle de parents et d'amis qui suffisaient à son âme, il n'a pas vu cette forte lumière qui se dégage du spectacle des hommes et des choses, et renvoie pour ainsi dire au poète ses propres idées et ses sentiments, revêtus d'une. couleur plus chaude. Que sait-il des passions et des misères morales ce jeune homme qui essaye d'en tracer un tableau ? Ce que lui en ont appris les manuels des stoïciens, les conversations chastes et réservées de ses parents, c'est-à-dire, la face purement extérieure. Il sait ce qui est bien, ce qui est mal, en quoi consistent la véritable liberté, le véritable bonheur, la véritable piété ; mais le poète n'est pas un théoricien, et le satirique gagnera plus à la vue des turpitudes humaines qu'à la contemplation des principes de la sagesse. Il lui manque donc l'expérience : il n'a pas éprouvé les troubles des passions, il n'en a pas été le témoin. De là, du vague dans ses peintures, une grande indécision. Joignez à cela la doctrine elle-même dans laquelle il s'est comme barricadé, rude et saine doctrine, que nul n'admire plus que moi, mais qui ne peut se plier aux douces exigences de la poésie. Le stoïcien est un homme dont l'âme est toujours tendue, dont la raison est toujours droite, rigide, inflexible, qui vit dans un effort incessant : au dedans de lui-même il sent l'ennemi qui guette sa proie, ce sont les passions, il prétend les anéantir. Au dehors, il sent toutes les misères, tous les périls attachés à la condition humaine ; il se roidit contre eux d'avance, d'avance les brave, et reste libre. Cette vie de lutte continuelle contre le dehors et le dedans, c'est la mort de l'imagination. Le poète satirique est un homme indigné qui épanche sa colère : le stoïcien est inaccessible à la colère ; il a un froid dédain pour les misères de ses semblables, mais rien ne trouble la sérénité de son âme.
Voilà ce qui donne à l'oeuvre de Perse cette couleur indécise, ce je ne sais quoi de roide et de heurté. Ne cherchez point ici la verve impétueuse de Lucilius. Perse n'a pas cette flamme qui brûle le coeur de plus, il tourne et retourne sans cesse sa pensée, cherchant à retrancher la moindre superfluité, à condenser l'expression jusqu'aux dernières limites de la concision, qu'il dépasse souvent. Oeuvre laborieuse, où l’on sent bien l'homme qui se ronge les ongles jusqu'à la chair, comme il le dit lui-même, pour conserver cette sobriété rigide, cette attitude grave du sage qui frappe sans s'émouvoir.
La première satire de Perse a pour sujet, les prétentions des gens de lettres de son temps. C'est une critique fort obscure pour nous qui n'avons pas les originaux sous les yeux, de certains poètes contemporains, et probablement de Néron lui-même. On ne voit pas bien quelles sont les théories littéraires de l'auteur. Il semble railler les amateurs d'archaïsmes et continuer la guerre d'Horace contre les admirateurs de la vieille littérature nationale. Peu d'originalité et de relief. La deuxième satire est bien supérieure. Elle a pour sujet la prière. C'est une invective énergique contre ces dévots qui demandent aux dieux des biens fragiles, dangereux, ou qui se flattent de les corrompre parleurs présents. Ce sujet était presque un lieu commun. Sénèque l'a traité avec son éloquence éclatante, et Juvénal en a tiré l'admirable satire dixième. Perse s'est borné à soixante-quatorze vers, dont les derniers sont d'une belle venue et d'un souffle élevé. Je les cite.
"O coeurs penchés vers la terre, oh ! que vous êtes vides des pensées d'en haut ! Quelle idée que celle de porter nos préjugés dans les temples, et de juger de ce qu'il plaît aux dieux d'après les convoitises abjectes de notre chair ! La chair !oui, c'est elle qui, pour son usage, fait dissoudre la cannelle dans le suc corrompu de l'olive, et bouillir les toisons de la Calabre dans la pourpre profanée. C'est pour elle que l'on détache la perle du coquillage, et que du sein vierge de la terre on extrait le métal pour le condenser en lingots brûlants. Oui, c'est la grande coupable : au moins ses corruptions sont pour elle une jouissance. Mais les dieux !... prêtres, dites-le moi, que font-ils de votre or ? Ce que fait Vénus de la poupée que lui offre une petite fille. Ne pourrions-nous pas plutôt donner aux dieux une offrande que le descendant chassieux du grand Messala ne leur présentera jamais sur ses plats d'or : je veux dire une âme affermie dans les sentiments de la justice et du droit, un coeur qui ne cache en ses replis, aucune pensée mauvaise, un caractère auquel l'honneur a donné sa généreuse trempe? Oh ! puissé-je apporter au temple pareille offrande, et avec cela le plus simple gâteau suffira à la divinité. »
La troisième traite de la paresse.
La quatrième est dirigée contre la vanité présomptueuse de ceux qui prétendent diriger les affaires publiques. C'est un ressouvenir du premier Alcibiade de Platon : on suppose que le poète avait en vue le jeune Néron. Cette satire renferme des détails d'une crudité dégoûtante.
La cinquième traite de la véritable liberté. C'est de beaucoup là plus parfaite, mais, à vrai dire, ce n'est pas une satire. C'est un épanchement tendre du disciple de Cornutus dans le sein de son maître. Dans la dernière partie seulement le poète met en scène ceux qu'il représente comme les esclaves de quelque passion qui les tyrannise, la cupidité, l'amour, l'ambition.
La sixième a pour sujet l'avarice ou plutôt contre l'emploi qu'on fait de son argent.
Si l'on lisait les satires de Perse pour se faire une idée exacte des moeurs des Romains au temps de Néron, on serait déçu. Rien ne ressemble moins à Juvénal que Perse. Le premier voit, sent et rend ce qu'il a vu et senti. En grand poète qu'il est, il fuit l'abstraction, et peint des types vivants. Rarement il mêle à ses tableaux une théorie morale ; mais ses tableaux sont un enseignement. J'ai dit pourquoi Perse ne voyait point ainsi : il avait rarement les yeux braqués sur le monde extérieur. Au fond, les vices et ils ridicules qu'il censure, il ne les considère que d'une façon abstraite, et comme une déviation à cette fameuse ligne droite des stoïciens, à la raison pure. De nuances, de distinctions, de gradations, il n'en faut pas chercher en lui ; pour les stoïciens toutes les fautes sont égales. De là, le manque de souplesse, de mesure et partant de vérité. Je ne vois dans ces satires qu'un seul type vivant : c'est une esquisse rapidement jetée, mais le personnage a été vu et senti. Peut-être s'attendait-on parfois dans les conversations du soir qui réunissaient la famille de Thraséas, à le voir entrer tout à coup, le glaive à la main, ou porteur d'une sentence de mort. Ce personnage, c'est l'épais centurion, le collaborateur de César, qui au corps de garde s'essaye à railler lourdement les nobles sénateurs stoïciens, en attendant qu'il reçoive l'ordre de les égorger, ou leur signifie l'ordre de se tuer eux-mêmes. Le voici.
"Ici quelqu'un m'arrête : "c'est un vieux bouc de centurion." En fait de philosophie, dit-il, j'ai ce qu'il me faut. Je ne tiens pas à devenir un Arcésilas, un de ces Solons moroses, toujours la tête basse, l'oeil fixé à terre, toujours grognant entre leurs dents et rageant en silence, ces gens qui, la lèvre en avant, ont toujours l'air d'y peser leurs mots, ruminant sans cesse quelque radotage de vieux malade: « Que de rien ne naît rien, que rien ne retourne au néant. » Et c'est là ce qui te rend blême, c'est là ce qui te coupe l'appétit ? A ces mots hilarité universelle, et là-dessus nos militaires, des gaillards bien nourris, ma foi ! partent tous d'un éclat de rire convulsif qui leur plisse le nez. »
VIII Perse.
C'est à toi seul aujourd'hui, Cornutus, ô mon ami, que, docile à la voix de la muse, je veux dévoiler tout mon coeur.
Il m'est doux de te montrer quelle place tu tiens dans mon âme. Frappe ici, toi dont le doigt sait reconnaître le vase fêlé qui sonne faux, toi qu'on n'abuse point avec des paroles fardées.
Si j'osais demander cent voix, ce serait afin de tirer du plus profond de mon âme des accents capables de te convaincre que tu l'occupes tout entière, ce serait pour te révéler ce sentiment qui se cache dans les fibres les plus secrètes et que la parole humaine ne saurait exprimer. - Le jour où je quittai la pourpre qui protège l'enfance, où, effrayé de ma liberté, je suspendis ma bulle d'or en offrande à mes Lares court-vêtus, le jour où je n'eus plus autour de moi que des compagnons commodes, où la toge blanche, s'arrondissant sur ma poitrine, m'eut donné le droit de hasarder impunément mes regards dans le quartier de Suburre ; à cette heure où deux routes, s'ouvrant et s'embranchant devant nous, font hésiter notre inexpérience ; c'est alors que je me soumis à ta direction. Grâce à toi, la philosophie, cette fille de Socrate, ouvrit ses bras à ma jeunesse ; alors, sans se faire sentir, la règle vint redresser mes moeurs déjà faussées. La raison s'empara de mon coeur qui travaillait à être vaincu par elle ; ton art façonna mon âme, ton pouce lui donna sa forme. Avec toi, il m'en souvient, je passais mes journées entières ; avec toi, je prenais mes repas à la tombée de la nuit. Le travail, le repos, tout nous était commun : un souper modeste nous délassait des pensées sérieuses. N'en doute pas, nos deux existences, unies par une harmonie constante, subissent l'influence de la même constellation. Est-ce aux deux bras égaux de la Balance que la Parque, amie de la vérité, a suspendu notre destinée commune ? L'heure favorable aux sympathies fidèles a-t-elle attaché nos âmes au double signe des Gémeaux ? Est-ce la bonté de Jupiter qui écarte de nous l'influence funeste de Saturne ? Je l'ignore ; mais le même astre, quel qu'il soit, règle ma vie pour la tienne.

§ X.

PÉTRONE.

Sénèque, Lucain, Perse, sont comme une protestation contre les turpitudes de la cour de Néron, protestation éloquente souvent et amère, souvent aussi déclamatoire et excessive, comme il arrive d'ordinaire, quand on n'a pas été mêlé aux événements ou qu'on y a été compromis. Que dire d'un autre écrivain, qui mourut la même année que Lucain, sur l'ordre de Néron, comme lui, et, qui a laissé un ouvrage dont on n'est pas encore parvenu à bien déterminer le caractère et le but ? Cet écrivain est Pétrone. On croit généralement que l'auteur du livre intitulé Satyricon, est le même que le personnage à qui Tacite a consacré deux chapitres du seizième livre de ses Annales : les voici.
"Pétrone (Publius ou Caius Petronius Arbiter) consacrait le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agréments de la vie. Si d'autres vont à la renommée par le travail, il y alla par la mollesse. Et il n'avait pas la réputation d'un homme abîmé dans la débauche comme la plupart des dissipateurs, mais celle d'un voluptueux qui se connaît en plaisirs. L'insouciance même et l'abandon qui paraissaient dans ses actions et dans ses paroles, leur donnait un air de simplicité, d'où elles tiraient une grâce nouvelle. On le vit cependant proconsul en Bithynie et ensuite consul, faire preuve de vigueur et de capacité. Puis retourné aux vices ou à l'imitation calculée des vices, il fut admis à la cour parmi les favoris de prédilection. Là, il était l'arbitre du bon goût ; rien d'agréable, rien de délicat pour un prince embarrassé du choix que ce qui lui était recommandé par le suffrage de Pétrone. Tigellin fut jaloux de cette faveur : il crut avoir un rival plus habile que lui dans la science des voluptés. Il s'adresse donc à la cruauté du prince contre laquelle ne tenaient jamais les autres passions, et signale Pétrone comme ami de Scévinus : un délateur avait été acheté parmi ses esclaves, la plus grande partie des autres jetés dans les fers, et la défense interdite à l'accusé.
L'empereur se trouvait alors en Camp anie, et Pétrone l'avait suivi jusques à Cumes où il eut l'ordre de rester. Il ne soutint pas l'idée de languir entre la crainte et l'espérance, et toutefois il ne voulut pas rejeter brusquement la vie. Il s'ouvrit les veines, puis les referma, puis les ouvrit de nouveau, parlant à ses amis et les écoutant à leur tour : mais dans ses propos rien de sérieux, nulle ostentation de courage ; et de leur côté point de réflexions sur l'immortalité de l'âme et les maximes des philosophes. Il ne voulait entendre que des vers badins et des poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d'autres; il sortit même, il se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle. Il ne chercha point, comme la plupart de ceux qui périssaient, à flatter par son codicille ou Néron, ou Tigellin, ou quelque autre des puissants du jour. Mais sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues, il traça le récit des débauches dit prince, avec leurs plus monstrueuses recherches, et lui envoya cet écrit cacheté ; puis il brisa son anneau, de peur qu'il ne servît plus tard à faire des victimes."
Tel est le personnage : c'est lui, selon toute vraisemblance, qui est l'auteur d'un ouvrage dont aucun modèle n'existait avant lui. Jusqu'au milieu d u dix-septième siècle, on n'en possédait que des fragments plus ou moins importants, lorsqu'on en découvrit en 1662 un morceau considérable qui forme l'épisode qu'on appelle le festin de Trimalcion. Le livre est un roman, j'ajoute, un roman obscène et satirique. Je croirais sans peine que la première idée du Satiricon fut inspirée à Pétrone par les romans grecs, connus sous le nom de Fables Milésiennes (MilhsinŒ, Mil®sioi lñgoi et dont un certain Aristides de Milet fut l'inventeur. Ces récits, d'une rare licence à ce qu'il paraît, obtinrent grande faveur à Rome dans les derniers temps de la république. Crassus, dans son expédition contre les Parthes, emportait avec lui ces singulières productions, et les principaux officiers de son armée faisaient comme lui. Il se trouva même un érudit romain pour les traduire, c'est Sisenna. Mais Pétrone ne fut pas un traducteur, ni même un imitateur ; l'oeuvre est toute romaine: elle a un nerf et une amertume qui n'ont rien d'attique ni d'hellénique. Les Grecs ont peut-être autant d'esprit, mais ils n'ont pas cette vigueur de pinceau.
L'analyse du Satiricon est impossible : on ne peut même donner une idée des aventures qui y sont rapportées, ni des héros qui y figurent. Il y a là un mélange de cette crudité romaine que rien ne rebute, et de cette élégante corruption grecque qui jette des fleurs sur la boue. C'est à Naples et à Crotone, que se passent les principales scènes du roman : mais il n'est pas difficile de retrouver la Rome impériale dans la peinture que fait l'auteur de ces villes de province. Un côté des moeurs romaines semble l'avoir surtout frappé, la poursuite des héritages : c'était là en effet une des plaies les plus graves de la société d'alors. Le mariage était non seulement méprisé, mais regardé comme la pire des spéculations. Un père de famille ayant dans ses enfants des héritiers naturels, nul ne faisait attention à lui ; un vieux célibataire au contraire était choyé et caressé de tous ; chaque jour il faisait et refaisait son testament, attirait les petits soins, les prévenances, les cadeaux, et souvent en mourant dupait ceux qui avaient cru s'assurer son héritage.
Les trois aventuriers dont Pétrone raconte les prouesses s'associent pour exploiter les captateurs de testaments : un vieux poète ruiné joue le rôle de vieillard sans enfants, fort riche, mais gêné pour le moment ; il n'a sauvé d'un naufrage terrible que deux esclaves, ses compères. Il attend chaque jour l'envoi de sommes considérables. Aussitôt les offres de service pleuvent sur lui: on prodigue au misérable les plus viles complaisances. Voici le portrait que trace l'auteur des moeurs Crotoniates. « Si vous êtes commerçants, si vos spéculations n'ont d'autre base que la probité, renoncez à votre dessein, cherchez fortune ailleurs. Mais si vos moyens sont d'un ordre plus relevé, plus distingué, si vous avez le coeur de bien mentir, allez, vous vous enrichirez ici. Dans notre ville on ne fait nul cas des dons du génie ; l'éloquence y est dédaignée, la sobriété, la pureté des moeurs n'y ont aucun succès, les gens du pays sont divisés en deux classes : des dupes et des fripons. Ici on n'élève point d'enfants ; l'homme qui a des héritiers naturels, on ne l'invite ni à dîner ni au spectacle : tous les plaisirs lui sont refusés, il est réduit à cacher son ignominie. Mais quand o n ne s'est jamais marié, quand on n'a pas de proches parents, on parvient aux plus brillants honneurs. Un célibataire, c'est un héros, le seul brave, le seul honnête homme. Vous allez voir une ville qui ressemble à une grande plaine en temps de peste : il n'y a que des cadavres et sur les cadavres des corbeaux. Mes amis, voilà ce que je cherche, dit Eumolpe, voilà justement la société qui me convient." L'épisode du festin de Trimalcion, qui forme près de la moitié de l'ouvrage, est une des plus remarquables productions de la littérature romaine. Quel est ce Trimalcion ? A certains traits (04) il est impossible de méconnaître cet empereur grotesque que Sénèque avait déjà bafoué dans l'Apocoloquintose, Claude. Mais la physionomie du personnage a un bien autre relief : vous retrouvez en lui la jactance et la bassesse du parvenu, un étalage de mauvais goût, quelque chose comme Turcaret en goguette, fier du luxe dont il éblouit ses hôtes, et plein de mépris pour eux, ayant toujours à la bouche sa propre histoire, c'est-à-dire le génie qui lui a valu cette opulence ; car Trimalcion ne rougit pas de sa basse extraction, elle le remplit d'orgueil : ne lui a-t-il pas fallu déployer des facultés extraordinaires pour parvenir à la splendeur de sa fortune présente ? Quelles facultés? L'auteur nous le dit à la fin. Trimalcion a débuté dans la vie par les plus vils et les plus déshonorants métiers. L'argent que lui a rapporté cette industrie, il l'a appliqué au négoce ; il a équipé des vaisseaux, il s'est enrichi par le trafic ; puis les successions sont venues, car il n'a pas d'enfants. Il est à cette heure tellement riche qu'il ne sait pas lui-même le chiffre de sa fortune ; il y a telle propriété qu'il possède depuis six mois, et que son intendant n'a pas encore eu le temps d'inscrire sur ses livres ; parmi le peuple de ses esclaves, il n'y en a pas la dixième partie qui le connaisse. Tel qu'il est, il n'est pas fier, il reçoit à sa table le premier venu, nos coureurs d'aventures par exemple. Seulement il leur dit : "Goûtez bien ce vin qui a cent années, hier, on n'en but pas d'aussi bon à ma table, et pourtant j'avais meilleure compagnie" (honestiores caenabant). Le festin d'un luxe insensé et profondément ridicule est égayé par une foule d'intermèdes. Trimalcion veut même qu'il y ait de la philologie entre chaque service. Il a soin de faire admirer l'ordonnance du repas, l'art de ses cuisinier, et surtout les coupes où l'on verse les vins délicats. A ce propos, il fait montre d'érudition. Il raconte qu'Annibal après la prise de Troie fit jeter a u feu toutes les statues d'airain, d'or et d'argent, et que de leur fusion résulta le fameux bronze de Corinthe. Seul il en est propriétaire. Le travail de ces coupes est merveilleux : l'une d'elles représente Cassandre égorgeant ses enfants ; l'autre Dédale enfermant Niobé dans le cheval de Troie. Un esclave déclame des vers de l'Iliade. Il les explique aux convives :« Diomède et Ganymède étaient frères ; Hélène était leur soeur ; Agamemnon l'enleva, et mit à sa place la biche de Diane. Homère raconte les combats des Troyens et des peuples du Latium. Agamemnon fut vainqueur et consentit qu'Achille épousât Iphigénie, ce qui mit, comme vous l'allez voir, Ajax en fureur.» Puis au milieu de toutes ces folies de l'orgueil et de la débauche, la pensée de la mort qui intervient : tandis que les coupes circulent, au milieu de l'ivresse, un esclave pose sur la table un squelette d'argent. "Malheureux ! malheureux que nous a sommes, s'écrie Trimalcion, tout l'homme n'est que néant ! ainsi nous serons tous, quand l'Orcus nous emportera. Vivons donc, tant que nous pouvons jouir ! » Il a du reste déjà commandé son tombeau, construit sur des dimensions colossales avec des inscriptions dignes de lui. Mais, en mourant, il affranchira tous les esclaves. « Les esclaves aussi sont des hommes : ils ont bu le même lait que nous, et si une mauvaise destinée pèse sur eux, cependant, de mon vivant ils boiront l'eau de la liberté. Du reste par mon testament je les affranchis tous. » (Aeque unum lactem biberunt, etiamsi illos malus fatus oppresserit.)
J'en aurai fini avec Pétrone lorsque j'aurai mentionné les deux seuls passages que relèvent d'ordinaire les critiques dans son livre: l'un est relatif aux rhéteurs, l'autre aux poètes. Dans le premier, Pétrone semble reprocher aux déclamateurs la ruine de l'éloquence. En exerçant les jeunes gens sur des sujets fictifs, ils ne les préparent en rien aux luttes sérieuses du barreau ; de plus, ils ont introduit le goût de cette éloquence orientale, excessive, chargée de couleurs fausses, qui est aujourd'hui à la mode. Rien de plus juste ; mais le rhéteur Agamemnon répond avec une certaine raison que l'enseignement a été vicié par le goût du jour, que les parents exigent qu'on apprenne à leurs enfants, non ce qui est bien, mais ce qui réussit dans le moment : de plus ils veulent que les études ne durent pas longtemps, que le jeune homme soit de bonne heure mis en état de gagner sa vie, de réussir dans le monde. Tout cela est encore vrai; donc la conclusion de Pétrone serait que le mal est irrémédiable : pour moi, j'en suis persuadé, comme je crois aussi qu'il en prenait fort bien son parti Épicurien, sceptique, homme d'esprit, il voyait, jugeait, mais quant à s'indigner au à gémir, il en était bien incapable. Ergo vivamus, dum licet esse bene. La devise de Trimalcion est la sienne : il y joindrait volontiers celle-ci, non moins célèbre :
Et sinamus mundum ire quomodo vadit.
(Et laissons aller le monde comme il va.) L'autre passage semble une allusion directe à la Pharsale. Le poète Eumolpe refait le début de l'oeuvre de Lucain. Ce qu'il reproche à celui-ci, c'est de n'avoir pas distingué l'histoire de la poésie. Il fallait relever le récit des faits par l'adjonction du merveilleux. Par cette critique, Pétrone se rattache à l'École virgilienne ; c'est tout ce qu'il a conservé des anciennes traditions, car c'est bien un homme de son temps.
Il l'est surtout par sa langue qui est belle, pure et forte, plus précise que celle de Sénèque, avec moins d'éclat, mais plus de souplesse peut-être.

 

(01) Annal. XV, 61, sqq.
(02)   Sous César il y eut 450,000 nouveaux citoyens romains. Sous Auguste 4,140,000. Sous Claude 6,944,000
(03)  Epist.95.
(04 Claude porta un édit pour permettre à sa table les flatus ventris. - Trimalcion va plus loin encore.