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Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome second / par Paul Albert,...
494 p.
C. Delagrave, 1871.
Les contemporains de Virgile et d'Horace. - Gallus. - Tibulle. Properce. - Ovide. - Varius. - Valgius. - Albinovanus. - Les didactiques. - Manilius. - Cornelius Severus. - Phèdre.
La plupart de ces
personnages, cités par Horace, étaient poètes ou du moins faisaient des vers.
Tout le monde en fait, dit Horace, docte ou ignorant. Rien n'est plus, facile en
effet. C'était alors une mode, à peu près comme chez nous vers le milieu du
XVIIe siècle : poésies légères, rimées avec soin, lues devant quelques amis
indulgents, et toujours applaudies. Je ne rechercherai pas curieusement dans les
auteurs anciens le nom de ces poètes mondains et les titres de leurs oeuvres
perdues pour la plupart ; ce qui importe, c'est de bien en marquer le caractère
; celles qui ont survécu nous y aideront.
Horace et Virgile, Virgile surtout, ne remplissent pas leurs vers de leur seule
personnalité : Virgile cherche la vieille Rome, Horace essaye de la peindre
dans plus d'une ode. Leurs contemporains de quelques années plus jeunes et plus
profondément pénétrés de l'esprit nouveau, indifférence à la vie publique
et égoïsme, ne voient plus qu'eux-mêmes. Tels sont Gallus, Tibulle, Properce,
Ovide, ce dernier avec un caractère plus particulier.
De là la préférence accordée en poésie à un genre tout nouveau, où
Catulle seul s'était encore essayé, l'élégie. - L'élégie, qui avait été
en Grèce tour à tour héroïque et morale avec Callinos, Tyrtée, Solon et
Théognis, fut presque exclusivement voluptueuse chez les Alexandrins. Le vrai
modèle des Romains, ce ne fut ni Callimaque, ni Philétas, mais Euphorion, le
plus rapproché d'eux par les années, le plus célèbre peintre des tourments
et des joies de l'amour. L'amour, voilà la passion qui a hérité de toutes les
autres ; voilà la principale occupation de la génération nouvelle à qui le
prince a fait des loisirs.
Cornélius Gallus.
C'est l'amour que chantait ce Cornélius Gallus, ami de Virgile, qui lui a dédié une de ses plus belles bucoliques (la 10e). Gallus, chevalier romain, né en 685, comme Virgile, à Fréjus, fut nommé, par Auguste, préfet d'Égypte, tomba en disgrâce, fut accusé de haute trahison, et prévint l'exil par une mort volontaire. Remarquons en passant que sous le nouveau régime il y a des condamnés, et pas de procès. Nous ne savons quel était le crime de Gallus ; nous ne saurons pas non plus quel était celui d'Ovide. Gallus se tua à quarante ans. Il laissait quatre livres d'élégies, dans lesquelles il chantait sa passion pour Lycoris. Cette Lycoris était, dit-on, une joueuse de mime célèbre, appelée Cythérea, et qui avait été la maîtresse du triumvir Antoine. Ces élégies ont péri. Sous le nom de Gallus nous en possédons six, qui sont évidemment d'un autre poète et d'une époque bien postérieure : on les attribue à un certain Maximianus. On sait seulement que Gallus avait pris pour modèle l'Alexandrin Euphorion de Chalcis, le père de toute cette littérature érotique.
Tibulle (Albius Tibullus).
Nous possédons
les Élégies de Tibulle (01), et c'est un bonheur
pour nous, elles sont charmantes. Quelques mots d'abord sur ce poète. Il
appartenait à l'ordre équestre, s'appelait Albius Tibullus, et était
originaire de Pédum, (aujourd'hui Zagarola), ville située entre Tibur et
Préneste. Lui aussi, comme Virgile et sans doute Horace, fut victime des
guerres civiles : son patrimoine lui fut enlevé en partie du moins, et passa
entre les mains des vétérans. Cependant il put sauver du naufrage quelques
débris, ou son puissant protecteur Corvinus lui fit restituer ses biens,
puisque Horace lui écrivait :
«Les dieux t'ont donné la richesse et l'art d'en jouir. » Il fit partie de la
cohorte qui suivit Messala en Gaule et en Asie. Étant tombé malade à Corcyre,
il ne put achever le voyage et revint en Italie où il mourut vers 735.
Il était l'ami d'Horace qui lui adressa une ode et une épître (02).
L'épître n'est qu'un billet, d'une grâce charmante. Horace y appelle Tibulle
« juge bienveillant de ses satires ». Il me semble difficile d'admettre après
cela que Tibulle n'est né qu'en 710, c'est-à-dire vingt et ans un après
Horace. Quelle apparence qu'Horace érige en juge de ses écrits un enfant de 17
ans ? Car cette épître remonte à l'an 727. Pour moi je croirais volontiers
que Tibulle est né vers 695, et qu'il avait alors environ trente-deux ans. Il
mourut sept ou huit ans après, vers quarante ans. Mais laissons ces questions
de chronologie. Voyons l'oeuvre du poète.
Tibulle n'a vécu que pour l'amour. Il a d'abord été dupe de l'hypocrisie
générale de son temps, de ces faux semblants de vie publique qui suffisaient
aux contemporains d'Auguste ; et lui aussi il a songé à entrer dans la
carrière des honneurs. Il s'attacha donc à Messala Corvinus, fit avec lui une
campagne en Gaule et s'embarqua avec lui pour l'Asie. Mais ni les temps, ni
l'humeur de Tibulle n'en firent un vrai citoyen. Il veut célébrer son patron,
chose assez facile après tout. Il suffit d'évoquer les vieux souvenirs de Rome
républicaine et de peindre son héros en pensant à Scipion ou à Camille. Mais
de tels éloges n'étaient sans doute plus à la mode, c'étaient des
vieilleries sans grâce. Aussi Tibulle compare-t-il Messala à Ulysse, à
Nestor, aux héros de l'épopée homérique ; il fait une érudite analyse de
l'Odyssée, et immole à son patron les rois de Pylos et d'Ithaque. Nous voguons
en pleine mythologie ; le faux déborde.
Aussi bien l'esprit du poète est ailleurs. Il se soucie aussi peu de la gloire
de Messala que de la sienne propre. Il est amoureux et chante ses amours. Il n'a
plus que du mépris pour les vaines agitations des mortels, comme s'il y avait
autre chose au monde qu'aimer et être aimé ! Qu'est-ce que la fortune, mère
des succès et des alarmes ? C'est dans une douce médiocrité qu'est le
bonheur. Vivre dans son petit domaine, voir grandir et jaunir ses moissons,
entendre dans son lit le rugissement des vents et serrer sa maîtresse sur son
coeur : voilà la vraie félicité. Que Messala aille faire la guerre, qu'il
rapporte les dépouilles des ennemis et les attache à sa maison : pour Tibulle
il est dans les fers d'une belle fille, et fait le siège de sa maison. Il en
est le portier. Quelle folie que d'aller braver la mort sur les champs de
bataille ! Elle est toujours là près de nous, on ne l'entend pas venir, et la
voilà ! Qu'elle vienne donc, quand il plaira aux dieux. Il mourra dans les bras
de sa maîtresse, elle le pleurera ; mais, tant que l'âge sourit, il faut
aimer, il faut se livrer aux douces luttes. C'est là que Tibulle est bon
général et bon soldat.
Celle qu'il aime porte différents noms, c'est d'abord Délia, puis Néoera,
puis Némésis, peut-être Sulpicia, et Glycéra. Qu'est-ce que ces femmes ou
cette femme ? Il paraît que sous Délia se cachait Plania, descendante d'une
des plus nobles familles de Rome, comme Sulpicia. Mais qui pourrait se flatter
de retrouver la chronique scandaleuse d'une telle société ? Ce qui importe
ici, c'est de découvrir un côté des moeurs du temps. Il y avait alors trois
classes de femmes à Rome : les filles de parents libres à quelque classe
qu'ils appartinssent, les affranchies, les courtisanes. Le costume les
distinguait, c'était à peu près tout. Tibulle aima des matrones, des
courtisanes et des affranchies, peut-être pis encore. Mais, de quelque rang
qu'elles fussent, il semble bien facile de les confondre. Délia était de noble
famille. Elle trompait à la fois son mari et ses amants. Que d'infidélités
lui reproche Tibulle, et que d'audace ! Mais ce que déplore surtout le poète,
c'est l'avidité de ses maîtresses. « Hélas ! hélas ! s'écrie-t-il, je vois
que les femmes n'aiment plus que l'argent ! » - «A quoi servent les élégies,
et les vers inspirés par Apollon ? Elle tend la main et demande un autre
salaire. » Que fera donc le malheureux poète ? « Plutôt que de rester
plaintif étendu sur ce seuil insensible qui le repousse, il commettra un
meurtre, il ira dépouiller les temples, surtout celui de Vénus. » On voit que
son désespoir ne lui ôte point l'esprit. De tous les élégiaques latins,
Tibulle est le plus touchant, le plus vrai, et il ne l'est pas encore assez. Une
strophe de Sapho a plus de flamme que ses deux livres d'élégies. Ame faible,
même en amour, Tibulle est languissant, mélancolique sans élévation. Il
avait de prompts désespoirs qu'il aimait à faire connaître ; toujours près
de mourir et revenant vite à la vie. Ces esprits passionnés, faibles et
légers, font mieux comprendre la vigueur originale d'Horace. Lui aussi a connu
les Délia, les Néaera, et tant d'autres ; lui aussi a été trompé, a maudit
les dieux et sa maîtresse, mais pendant une heure ou deux. Quoi de plus noble
et de plus élevé dans sa tristesse que le début de cette ode ? « C'était la
nuit, dans le ciel serein brillait la lune parmi les étoiles moindres : c'est
alors que, prête à offenser par un parjure la majesté des grands dieux, tu
répétais après moi les paroles du serment. Et tu me serrais dans tes bras
plus étroitement que le lierre ne s'attache au chêne puissant. » Quoi de plus
dégagé que les derniers mots : « Ah ! tu pleureras aussi la fuite de tes
amours, et moi à mon tour j'en rirai ! » C'était un conseil de ce genre
qu'Horace donnait à Tibulle, victime de la perfidie de Glycère : « Albius,
cesse donc de gémir, et d'invoquer toujours le souvenir de la cruelle Glycère
; cesse de te répandre en élégies plaintives, parce qu'un amant plus jeune
sourit plus au goût de l'infidèle. » Et il se citait en exemple, lui qui eût
pu aimer et être aimé en meilleur lieu et qui restait dans les fers de
l'affranchie Myrtalè.
Tibulle a donc l'âme plus sensible, si l'on veut, qu'Horace ; ou plutôt il n'a
pas ce ressort énergique de son ami. Il ne voit rien au monde que les Délie,
les Némésis, les Néoera et se montra digne de vivre sous le principat. Ses
élégies, envisagées sous ce point de vue, sont curieuses à étudier, et
laissent dans l'esprit une vraie tristesse. Voilà donc, se dit-on, ce
qu'étaient devenus les fils de ceux qui combattaient Mithridate, Sertorius,
Jugurtha ! Voilà les inspirations de la poésie nouvelle !
Properce. (Sextus Aurelius Propertius. )
Le nom de Tibulle
appelle celui de Properce. Les deux poètes étaient du même âge, ils sont
morts à peu près en même temps ; ils ont chanté les mêmes sujets. Properce
ne fut même pas tenté d'aborder la vie publique ; il ne s'attacha point à un
patron illustre, il ne songea point à servir dans les armées ; et de bonne
heure « Apollon lui interdit de faire entendre sa voix au forum. » C'était un
épicurien peu délicat. Son père avait été victime des proscriptions qui
suivirent la guerre de Pérouse , Properce n'en célébra pas moins les exploits
et les vertus d'Auguste. Il faisait partie du groupe de lettrés qui étaient
bien vus de Mécène et de l'empereur. Je croirais volontiers cependant que
Virgile, Horace et Tibulle goûtaient peu son caractère, sa conversation et son
esprit. Properce est d'une vanité exubérante : il félicite l'Ombrie de lui
avoir donné le jour ; « qu'elle s'enfle, qu'elle s'enorgueillisse à jamais de
sa gloire : elle est la patrie du Callimaque romain. » Et, ailleurs : « Je
suis le premier prêtre qui de la source pure ai transporté dans les
cérémonies italiques les danses sacrées de la Grèce. » Il oubliait
volontiers que Catulle avait eu cet honneur avant lui, que Gallus et Tibulle le
valaient bien, et que la modestie est l'apanage du vrai mérite. Mais c'était
un Ombrien, que Rome et la société polie avaient bien pu décrasser, mais qui
conservait encore je ne sais quoi de l'âpre saveur du terroir. Aussi nul de ses
contemporains ne chanta ses louanges ; on trouva sans doute qu'il s'acquittait
trop bien de ce soin. Voilà, si je ne me trompe, sa physionomie dans le cercle
des poètes du temps. Il paraît moins effacé que Tibulle, moins intéressant.
Tibulle était beau, délicat et comme paré d'une douce mélancolie ; Properce
a plus de relief et d'énergie, mais souvent la grâce lui manque et la
mollesse.
Et d'abord, s'il n'a composé que des élégies, plusieurs d'entre elles ont une
tendance héroïque. Je ne parle pas seulement de celles où il célèbre la
gloire d'Auguste et celle de Mécène. Il a essayé de tracer un tableau assez
ferme des lieux où devait s'élever un jour Rome. Je n'hésite pas à croire
qu'il a eu connaissance de l'Énéide ; on sait que c'est lui qui annonça
l'oeuvre dans ce distique fameux : -- « Retirez-vous, poètes romains,
retirez-vous, poètes grecs : il va naître je ne sais quoi de plus grand que
l'Iliade. » - On retrouve donc en lui quelque chose qui ressemble à une
inspiration patriotique. Bien qu'il déclare sans cesse que sa faible muse ne
saurait aborder ces grands sujets, il s'y essaye cependant, et monte à une
certaine hauteur. Il retombe vite, parce que Callimaque et Philétas, ses
modèles chéris, le rappellent à eux, c'est-à-dire sur terre. Mais c'est là
une partie de son originalité : l'ombrien se ressouvient du vieil Ennius, et y
fait penser : - « Il a, en effet, comme il le dit lui-même, approché sa
lèvre faible des sources puissantes où le grand Ennius, altéré, avait bu. »
Et, ailleurs : « Qu'Ennius couronne ses vers de la rude feuille du laurier,
pour moi, ô Bacchus, présente-moi la modeste feuille du lierre. » Je signale
d'autant plus volontiers ce côté de son oeuvre, que nous sommes au seuil même
du néant politique.
Restent les élégies amoureuses. La maîtresse de Properce, c'est Cynthia.
Suivant quelques commentateurs, son vrai nom était Hostia, elle était
petite-fille du poète Hostius. Suivant toute probabilité, c'était une
affranchie et des plus légères. Properce ne cesse de gémir sur les nombreuses
infidélités de Cynthia ; mais il préfère encore ces petits désagréments
aux ennuis et aux dangers d'un commerce avec une matrone ; en cela, on le sait,
il était de l'avis d'Horace et pouvait passer pour un homme de moeurs
réglées. Mais peut-être était-ce là une concession faite à Auguste, prince
moral, qui tenait beaucoup à ce que les apparences fussent sauvées. Il
n'était pas riche, on le doit supposer, ou Cynthia aimait fort l'argent ; car
il se voit à chaque instant évincé par un rival plus opulent. Aussi
regrette-t-il naïvement les anciennes moeurs, simples et frugales. Combien les
premiers humains savaient mieux aimer au sein des forêts ! Cynthia guettait à
leur retour des provinces les préteurs enrichis, et n'en faisait qu'une
bouchée. Properce en était bien quelque peu affligé, mais cela ne
l'empêchait pas de donner à sa maîtresse des conseils assez étranges. « Si
tu as de l'esprit, ne laisse pas échapper cette bonne aubaine, enlève à ce
sot animal toute sa toison. » Ici encore se retrouve l'Ombrien, peu délicat et
parfois grossier. Tibulle n'eût jamais parlé de ce ton. Deux détails encore,
et je finis sur ce sujet. Properce se lamente souvent sur la corruption des
femmes de son temps, et il en cherche les causes : c'est l'amour du luxe d'une
part, et, de l'autre, les peintures légères que l'on met sous les yeux des
jeunes filles. Les appartements en sont remplis. Quelles étaient ces peintures
? On en a découvert de bien monstrueuses à Herculanum. Y en avait-il de
semblables à Rome ? Properce ajoute à ces causes de démoralisation précoce
les fameux bains de Baïes, déjà signalés par Cicéron comme une école de
corruption. Il nous semble que Cynthia eût trouvé Baies partout. Je signale en
passant une autre élégie, la 7e du IIe livre. Cynthia et Properce se
réjouissent ensemble de la suppression de la loi Julia, de Maritandis
ordinibus. Auguste avait voulu imposer le mariage aux célibataires ; des
protestations s'élevèrent de tous côtés ; il fallut rapporter la loi. La
joie de Properce est entière. Il ne sera pas forcé de se marier ! Lui, père
de famille ! et pourquoi cela ? Est-il chargé de procréer des soldats à
l'empereur pour orner son triomphe ? L'amour de Cynthia lui suffit. - Il faut
lire cette élégie malheureusement incomplète. L'ironie et le mépris des
devoirs du citoyen et de l'homme y percent à chaque vers. Voilà un commentaire
éloquent des réformes morales opérées par Auguste !
Tel est l'homme, tel est l'esprit de l'oeuvre. Quant à la forme, elle est
évidemment fort inférieure à celle de Tibulle. Properce est un pur disciple
des Alexandrins, comme il s'en vante. C'est un érudit. De là une froideur
réelle dans un genre où la passion seule doit parler. A propos des trahisons
de Cynthia, il raconte l'histoire de la chaste Pénélope ; s'il veut peindre
son désespoir, il rappelle que Hémon, ayant perdu Antigone, se donna la mort ;
qu'Achille, privé de Briséis, laissa massacrer les Grecs. Il accuse Romulus
d'avoir donné un fort mauvais exemple en enlevant les Sabines : on sent que
tous ces souvenirs mythologiques sont pour lui non une broderie, mais le tableau
même. Là encore nous retrouvons le provincial, qui étale avec complaisance
toute sa richesse. La mesure et la distinction sont absentes. L'auteur veut
paraître, et on oublie l'homme. Cependant l'expression est plus forte que chez
Tibulle, et souvent aussi moins naturelle. La versification est régulière,
mais non sans quelque hardiesse.
Ovide (PUBLIUS OVIDIUS NASO.)
L'homme.
Ovide, le plus
jeune des poètes de la nouvelle école, en est le roi. Nul ne la représente
plus exactement. Jamais homme ne fut plus de son temps que celui-là. Il est le
type de ces esprits faciles et aimables qui s'ouvrent à toutes les influences
du moment, et rendent immédiatement ce qu'ils ont reçu, à peu près comme ils
l'ont reçu. On se figure volontiers le poëte isolé et cherchant les hautes
cimes, voisin du ciel et loin des hommes. Si on eût transporté Ovide sur ces
hauteurs, il s'y fût consumé d'ennui. A l'air vif des sommets il préférait
la tiède atmosphère des salons, aux splendeurs du soleil levant, les douces
lueurs des lampes éclairant les festins et les conversations mondaines. Voilà
ce qu'il faut bien se dire avant de le juger. La sévérité ici serait injuste
et toucherait au ridicule. Il faut mesurer les gens à leur mesure, et ne pas
demander aux oiseaux gracieux de nos volières l'oeil de feu et l'aile puissante
de l'aigle.
S'il n'avait été exilé, l'histoire de sa vie pourrait s'écrire en deux mots
: il fut amoureux et fit des vers. Si nous en savons un peu plus, c'est à lui
que nous le devons. Il était d'un naturel expansif, et tout lui était matière
à poésie. Il nous apprend donc (03) qu'il est né
à Sulmone, ville des Péligniens, l'année où « moururent d'une même mort
les deux consuls » (Hirtius et Pansa, en 711), que sa famille était riche et
appartenait à l'ordre équestre. De bonne heure amené à Rome, il y suivit les
leçons des grammairiens et des rhéteurs à la mode, et, pour complaire à son
père, se prépara à aborder la vie publique. Il fut, en effet, triumvir,
centumvir et décemvir, noms anciens, fonctions nouvelles ; mais son respect
filial et son courage ne purent aller plus loin. Le Sénat allait s'ouvrir pour
le recevoir, mais il fuyait l'ambition et ses soucis. « Les filles d'Aonie le
sollicitaient à rechercher les loisirs et la sécurité, biens préférables à
tous les autres. » Le voilà donc qui abandonne le forum, les tribunaux, les
jurisconsultes, et recherche la société des poètes. « Autant j'en voyais,
dit-il, autant je croyais voir de dieux. » Il ne fit qu'apercevoir Virgile,
connut quelque peu Horace, fut lié avec Properce ; Tibulle mourut trop tôt
pour qu'il pût devenir son ami. A peine âgé de vingt ans, il est déjà connu
et recherché. En vain son père lui représente « que les Muses n'ont jamais
enrichi leurs adorateurs, qu'Homère est mort sans laisser aucune fortune »,
Ovide ne put l'écouter. Il ne pouvait écrire en prose, les vers naissaient
sous sa plume, se pliant d'eux-mêmes à la mesure : « tout ce qu'il essayait
de dire se transformait en vers. » Il disait vrai. Il n'y a pas d'exemple d'une
pareille facilité, elle devint une véritable tyrannie, et dès lors il fut
impropre à toute autre chose qu'au métier de poète. Sénèque, le Rhéteur
qui le connut dans le temps où il suivait les leçons d'Arellius Fuscus et de
Porcius Latro, nous apprend que déjà alors son langage n'était autre chose
que vers brisés (04). « Il déclama une
controverse avec beaucoup d'esprit, seulement il n'y avait aucun ordre dans ce
qu'il disait, il courait cà et là ; toute argumentation lui déplaisait. »
Il vécut vingt-cinq ans de cette vie mondaine qui lui était si chère,
goûté, recherché, lisant ses vers dans des réunions où il était applaudi,
savourant les plaisirs qu'offrait alors la société romaine, dont il était le
plus brillant et le plus spirituel représentant, lorsqu'il fut tout à coup
relégué par Auguste à Tomes, chez les Gètes, aux extrémités de l'empire.
Quelle fut la cause de ce châtiment ? il est fâcheux pour Auguste qu'on la
cherche encore. Le poète protesta jusqu'à la mort contre la rigueur de la
peine et ne se reconnut jamais coupable que d'imprudence, il ajoute même
d'imprudence involontaire. « Mes yeux, dit-il, ont vu involontairement un crime
: voilà pourquoi je suis puni ; ma faute, c'est d'avoir eu des yeux. » Et
ailleurs : « Pourquoi ai-je vu quelque chose ? Pourquoi mes yeux ont-ils été
coupables ? Pourquoi, sans le vouloir, ai-je eu connaissance d'un crime ! »
Qu'a-t-il donc vu ? Il fut probablement témoin et peut-être complice des
désordres de Julie, petite-fille d'Auguste qui, cette même année, fut
convaincue d'adultère et exilée. Il reconnaît d'ailleurs qu'Auguste punit
lui-même une offense personnelle comme il en avait le droit (ultus es
offensas, ut decet, ipse tuas). Peut-être à ces scandales de la maison
impériale se mêlèrent des intrigues d'ambition. Livie et son fils Tibère
étaient capables de tout : ils avaient déjà fait exiler Agrippa Postumus,
petit fils de l'empereur, et le firent bientôt égorger. Ovide eût été
enveloppé dans un coup d'État de famille. Quoi qu'il en soit, pour mieux
dissimuler les motifs réels du châtiment, Auguste fit retirer des
bibliothèques publiques les oeuvres du poète, qu'elles eussent déshonorées
apparemment, hypocrisie dont nul ne fut dupe. Que n'y avait-il pas dans ces
bibliothèques ? Qu'on voie ce qu'en disait Ovide (05).
On pense bien qu'il ne supporta pas fort courageusement une telle disgrâce. Un
homme comme lui ne pouvait vivre qu'à Rome. Il fatigua de ses plaintes et de
ses supplications Auguste et ses amis : l'empereur mourut sans par donner.
L'avènement de Tibère enleva à Ovide toute espérance ; il se borna dès lors
à demander un lieu d'exil moins rigoureux, et il ne put l'obtenir. Après huit
ans de souffrances et de vaine attente, il mourut à Tomes, âgé de 59 ans
(770). Les barbares, parmi lesquels il vivait, étaient devenus ses amis et ses
admirateurs. Il avait appris la langue du pays et écrivait en langue gétique
des vers qui ravissaient les indigènes.
L'OEUVRE.
Bien que tous les
poèmes d'Ovide portent l'empreinte évidente d'un même esprit, je les
diviserai en deux classes : les uns que j'appellerai poèmes légers, badins, ce
sont les Élégies amoureuses, l'Art d'aimer, les Remèdes contre l'amour, les
Cosmétiques du visage, les Héroïdes ; les autres, ayant évidemment des
prétentions au sérieux, sont les Métamorphoses, les Fastes, les Tristes, les
Pontiques. Quant à Ibis et aux Halieutiques, ce ne sont que des fragments sans
importance ; et de la tragédie de Médée nous ne possédons qu'un vers.
Les élégies amoureuses, publiées d'abord en cinq livres, puis en trois,
sont le début du poète. Il avait 27 ou 28 ans. Comme ses prédécesseurs,
Catulle, Gallus, Tibulle et Properce, il chanta les menus événements de sa
passion pour Corinne, c'est le nom qu'il donna à sa maîtresse. Était-ce une
affranchie, une courtisane ? Un reste de pudeur publique interdisait aux poètes
de prendre des matrones pour héroïnes de leurs vers : il est bien difficile
cependant de ne pas voir dans la Corinne de l'élégie IVe du Ier livre une
femme mariée, placée entre son amant et son mari. Ailleurs, Corinne sera une
affranchie, pis que cela même, mais qu'importe au poète ? Ses élégies ne
jaillissent point de son coeur ; c'est un jeu d'imagination et d'esprit. Il met
à la suite l'une de l'autre les petites scènes d'intérieur galant dont il a
été le témoin ou le héros, peu soucieux de l'unité de ton et de couleur. Si
la passion profonde et vibrante lui fait défaut, l'imagination saura bien y
suppléer. Elle éclate déjà dans cette première oeuvre avec une richesse
merveilleuse. La situation la plus simple fournit au poète des développements
ingénieux qui ne tarissent pas. Le dernier mot du vers éveille une idée ; il
la saisit, l'expose, la reprend, la présente sous une nouvelle forme, la met en
lumière par un rapprochement mythologique, par une comparaison, puis passe à
une autre, et y applique les mêmes procédés. Ovide est déjà tout entier
dans cette première oeuvre, c'est un peintre d'esprit qui ne sait pas composer
un tableau, mais qui en réunira cinq ou six dans le même cadre. L'ensemble est
choquant d'invraisemblance. Regardez de plus près ; chaque esquisse, prise à
part, est délicieuse. Ajoutez à cela la fluidité d'un style que rien
n'arrête, qui sait tout dire, qui ose beaucoup saris en avoir l'air ;
l'extrême liberté des images, sans grossièreté crue, l'art de ne supprimer
aucun détail et de les voiler suffisamment. La poésie érotique mondaine est
créée. Le ton du badinage graveleux est trouvé. Ovide est le gentil Bernard
et le Parny du siècle d'Auguste vieillissant. Il ne chante pas l'amour, mais le
plaisir : il ignore la passion, mais il a la grâce, la légèreté, l'esprit.
C'est l'idéal de la littérature de boudoir, qui ne peut naître qu'à de
certaines époques. Il dresse lui-même quelque part un catalogue des ouvrages
qu'il faut mettre dans les mains d'une femme qu'on veut préparer à l'amour, et
il n'a garde d'oublier ses élégies et son poème sur l'Art d'aimer.
Qu'on me permette de dire que celui-ci est un chef-d'oeuvre, le genre une fois
admis. Ovide est ici dans son élément ; il traite un sujet fait pour lui, il a
trouvé sa vraie voie. Aussi je ne sais s'il y a dans toute la littérature
latine beaucoup d'oeuvres aussi originales que celle-là. De modèles, je ne lui
en connais point, il n'a que taire des Grecs en pareille matière. Les
éléments de son poème il les a sous les yeux ; la science qu'il enseigne, il
l'a pratiquée depuis vingt ans et y est passé maître. Enfin son style léger,
brillant, spirituel est le seul qui convienne. Tout se réunit pour produire une
oeuvre accomplie, mais quelle oeuvre ! Ce n'est pas au fond autre chose que le
code de la séduction et de la galanterie à Rome, au milieu du huitième
siècle. Peu d'ouvrages plus instructifs que celui-là et moins édifiants. Nous
voilà d'emblée introduits au coeur même de la corruption romaine, non par un
déclamateur passionné, comme Juvénal, mais par un poète à bonnes fortunes
qui, au lieu d'écrire ses mémoires galants, résume en préceptes légers
l'expérience de sa vie amoureuse. J'ai dit que jamais homme ne fut plus de son
temps que celui-là. Écoutez-le : «Que d'autres soient charmés de
l'antiquité ; pour moi je me réjouis d'être né de nos jours : voilà bien le
siècle qui convenait à mon caractère. Non parce qu'on arrache aujourd'hui à
la terre l'or qu'elle recèle, parce qu'on rapporte de tous les rivages les
coquillages précieux, parce qu'on fouille les monts pour en arracher le marbre,
ou que la mer se retire devant nos maisons de plaisance. Non. Mais aujourd'hui
fleurit la politesse, il ne reste plus rien de l'ancienne rusticité que l'on a
laissée à nos vieux aïeux. » Voltaire disait aussi :
Regrettera qui veut le bon vieux temps
Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs.
Ah ! le bon temps que ce siècle de fer !
Cette politesse moderne a bien son mauvais côté cependant. «Nous vivons
vraiment dans l'âge d'or, s'écrie-t-il, ailleurs : c'est l'or qu'on honore
avant tout, c'est l'or qui fait aimer. » Il faut à un amant pauvre du mérite
pour plaire. Ovide lui enseignera l'art de suppléer à la fortune par l'esprit,
et de se faire aimer presque gratis. On comprend que je ne puis analyser ce
poème : un trait ou deux suffiront pour en marquer le caractère. Ovide
n'enseignera point l'art de se faire aimer des matrones : « loin d'ici,
légères bandelettes, parure de la pudeur, loin d'ici la longue stole qui
couvre les pieds de la matrone : je ne chante que les amours permises, les
galanteries autorisées (par les lois), il n'y aura dans mes vers rien de
criminel. » Après cet hommage rendu en passant aux lois d'Auguste, simple
formalité, il entre dans son sujet. « On trouvera à Rome, dit-il, autant de
belles femmes que dans tout le reste du monde ; il y en a autant que d'étoiles
au ciel, de poissons dans la mer. On voit bien que Vénus habite la ville de son
fils Énée. Sortez de chez vous et faites votre choix. - Allez sous les
portiques, dans les théâtres, au cirque, dans les temples, surtout ceux de
Vénus et, d'Isis, assistez aux sacrifices en l'honneur d'Adonis, mais c'est aux
spectacles surtout que le choix est plus facile - là elles viennent moins pour
voir que pour être vues. Vous les rencontrerez aussi à Baies, dans les festins
et les réunions. Vous vous assoirez près d'elles au théâtre, au cirque, vous
mettrez un petit banc sous leurs pieds, vous parierez pour le cheval qu'elles
préfèrent. Voilà les moeurs de la Rome impériale ; voilà ce qui charmait
Ovide et ses contemporains ; voilà ce qu'il a chanté. Je m'arrête au moment
où la connaissance est faite entre les deux amants, connaissance bientôt
suivie de la conquête de l'un des deux, on ne sait lequel, par l'autre. Ovide,
enchanté de cette première partie de son oeuvre, s'écrie : "Que dans sa
joie l'amant couronne mes vers d'une verte palme ; que je sois préféré au
vieillard d'Ascrée, au vieillard de Méonie (Homère et Hésiode)." On est
tenté de crier à la profanation. Mais ces grands noms n'effrayent point Ovide
: il se regarde naïvement comme le successeur de ces hommes divins ; il en
diffère seulement par le choix des sujets. Ici nous touchons un des côtés les
plus curieux de l'oeuvre du poète, et il me semble qu'il n'a pas été assez
remarqué jusqu'ici. Il n'y a point de poème didactique, et l'Art d'aimer en
est un, qui soit une simple exposition de préceptes : épisodes, digressions,
tableaux, récits, tout ce qui peut jeter de la variété dans l'oeuvre en fait
naturellement partie. Ovide en cela a imité ses devanciers ; on peut même dire
que chez lui les ornements l'emportent sur le fonds. Mais où va-t-il les
prendre ? Il semblerait tout d'abord qu'il dût les emprunter à la chronique
scandaleuse de son temps. Il n'en est rien ; c'est l'antiquité héroïque et
mythologique qu'il met à contribution. Il sait quel était le genre de beauté
de toutes les héroïnes des âges primitifs, ce que leurs époux et leurs
amants admiraient en elles ; il a pénétré dans l'alcôve d'Hector et
d'Andromaque ; il sait ce qui se passait sous la tente d'Achille, quand Briséis
le recevait couvert du sang des Troyens. Il raille ce vieil Homère qui a fait
respecter Briséis par Agamemnon ; il déclare que cela n'est pas, et que pour
lui il n'eût pas été si sot. Il raille Ménélas et félicite l'heureux
Pâris. S'il abandonne les antiques légendes de la Grèce, c'est pour se
rabattre sur celles du Latium. L'enlèvement des Sabines pendant les jeux le
charme ; il convie les Romains de son temps à imiter les compagnons de Romulus.
Figurez-vous la Bible mise en madrigaux folâtres par un Hébreu, voilà ce que
deviennent sous les mains d'Ovide les traditions religieuses et héroïques de
la Grèce et de Rome. Le contraste entre les moeurs du jour et celles des
anciens âges donnait plus de piquant à son oeuvre, il faisait preuve d'esprit
et d'érudition à la fois. Le moyen pour lui de résister à cette double
tentation !
Supposez maintenant une série de petits poèmes dans lesquels ces brillants
hors-d'oeuvre, au lieu d'être l'accessoire, soient le sujet même, et vous
aurez les Héroïdes (06) : il ne se peut
rien imaginer de plus faux et de plus spirituel que ces poèmes. Il se glorifie
d'en être l'inventeur, et il eut bientôt des imitateurs. En effet, sur les 21
héroïdes qui portent son nom, il y en a plus de la moitié qui ne sont pas de
lui, mais d'un certain Sabinus, son disciple. Ces héroïdes sont des lettres en
vers élégiaques écrites à leur amant ou à leur époux par les héroïnes
célèbres de l'antiquité : Pénélope à Ulysse, Phyllis à Démophon, Oenone
à Pâris, Canacé a Macareus, Hypsipyle à Jason, Ariane à Thésée, Phèdre
à Hippolyte, Didon à Énée, Sapho à Phaon. Sabinus avait imaginé de faire
les réponses des héros. C'est un ouvrage de la première jeunesse d'Ovide. Il
sortait des écoles de déclamation ; il déclama en vers, puisqu'il ne le
pouvait en prose, et sur des questions d'amour, puisqu'il n'en pouvait traiter
d'autres. Les héroïdes ne sont pas autre chose en effet que des Suasoriae.
Nous savons par Sénèque qu'Ovide préférait de beaucoup les Suasoriae
aux Controversiae, parce que toute argumentation lui déplaisait. Il fit
parler des femmes, au lieu de faire parler Sylla, Cicéron, Annibal. Il leur
donna beaucoup d'esprit, il en avait de reste, et se préoccupa fort peu de la
vérité historique ou héroïque. Il n'emprunte aux anciens âges que les noms
et la situation des personnages ; il se charge de leur fournir les sentiments et
les idées qu'avaient les Corinnes de son temps. O nobles et pures figures des
siècles primitifs, vous doutiez-vous jamais qu'on dût un jour vous farder
ainsi !
Les Remèdes d'amour (07), en un livre,
parurent deux ans après l'Art d'aimer. C'est ce qu'on pourrait appeler, en
style judiciaire, une récidive. Ovide cherche d'abord de bonne foi et
sérieusement les moyens de se guérir d'une passion qui fait le tourment de la
vie. Les philtres et les incantations magiques étaient alors fort à la mode.
Il n'y croit pas et les condamne. Que reste-t-il donc ? Il reste le travail,
l'action. Est-ce bien Ovide qui parle ? N'en doutez pas, aux grands maux les
grands remèdes. Il envoie notre amant malade au forum, il le condamne à
l'étude des lois, aux plaidoiries ; il va même jusqu'à lui ordonner d'aller
faire la guerre contre les Parthes : C'est l'oisiveté qui a causé tous les
maux. Pourquoi Égisthe a-t-il été adultère ? Parce qu'il est resté oisif à
Argos, au lieu de suivre les Grecs au siège de Troie. « Il a fait ce qu'il a
pu ; il a aimé pour ne pas rester à rien faire. » A défaut des travaux du
forum et de la guerre, faites-vous chasseur, faites-vous laboureur. Voilà de
bien durs préceptes, avoue-t-il, mais c'est le seul moyen de se guérir. Est-ce
vraiment le seul ? Ovide, qui a tant d'esprit, n'en saurait-il trouver d'autre ?
N'en doutez pas. Le naturel revient au galop. Le meilleur et le plus sûr moyen
de combattre l'amour, c'est d'aimer, d'aimer ailleurs, s'entend. Voilà
l'homéopathe appliquée aux blessures du coeur, et Ovide redevenu chantre de la
volupté, seul rôle qui lui convienne.
Au moment où Ovide fut condamné à l'exil, il se préparait à publier un
grand poème qu'il croyait sérieux. Ce sont les quinze livres des Métamorphoses.
Il voulut, dit-il, les jeter au feu, comme Virgile son Énéide, mais il les
épargna. Il demande grâce pour les fautes de l'ouvrage que ses malheurs ne lui
ont pas permis de corriger. On ne se représente guère Ovide corrigeant ses
vers ; et il ne faut pas prendre trop au sérieux ses doléances. Il m'est
difficile, je l'avoue, de partager l'admiration des critiques pour cette vaste
composition. Il leur a semblé qu'ils avaient enfin mis la main sur un Ovide
sérieux, épique, digne émule d'Homère et de Virgile. N'auraient-ils pas dû
se demander d'abord si le poète des Élégies et de l'Art d'aimer
pouvait être à la hauteur d'une telle oeuvre ? Il en était absolument
incapable. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Non omnia possumus omnes. Il
ne faut pas que l'hexamètre héroïque nous fasse illusion. Si l'extérieur de
l'oeuvre a une apparence de gravité, le fond reste ce qu'il est, un exercice
d'esprit, un recueil d'anecdotes joliment racontées. Est-ce un poème épique ?
Non, car l'unité de sujet manque absolument. J'en dirai autant de l'unité
d'action, à moins que l'on ne prétende que les transformations infligées à
chacun des personnages mis en scène constituent l'unité du sujet. C'en est
l'uniformité et le vice radical. Quel est le ressort du poème ? Procède-t-il
d'une inspiration héroïque ou religieuse ? En aucune façon. De quelque côté
que l'on se tourne, on ne peut rien découvrir qui donne l'idée d'une oeuvre
fortement conçue. On est réduit à admirer l'art avec lequel le poète a su
lier les uns aux autres des épisodes détachés pour en former un semblant de
tout. Mais ces soudures sont puériles et inadmissibles : elles ne font que
mieux ressortir le caractère profondément artificiel et faux de l'oeuvre.
Ovide se propose de raconter les métamorphoses subies par des personnages de
l'antiquité, depuis le Chaos jusqu'à Jules César. La première transformation
est celle de Lycaon changé en loup par Jupiter ; la dernière est celle du
père adoptif d'Auguste, changé en astre. Il y a quinze livres. Chacun d'eux
raconte trois ou quatre métamorphoses, et chaque récit se termine
naturellement par une métamorphose. Tantôt c'est l'analogie de la
transformation qui amène le récit suivant, tantôt c'est la différence.
Parfois l'action se passe sous nos yeux, le plus souvent un des personnages mis
en scène la raconte. Idée bizarre, sujet étrange et souvent absurde. Ovide
n'a pas même eu le mérite de l'invention. Il avait parmi ses devanciers
jusqu'à six modèles, appartenant tous, cela va sans dire, à l'école
d'Alexandrie : Corinna, qui avait écrit des livres de Transformations („EteroÛvn
bÛblouw) ; Callisthènes, qui avait écrit des Métamorphoses (MetamorfÅseiw)
; Antigone de Caryste, qui avait composé des Mutations (ƒAlloiÅseiw)
; Nicandre, auteur d'un poème du même genre intitulé : („Eteroioæmena),
et enfin Parthénius, le maître de Virgile, qui avait écrit des Métamorphoses
(MetamorfÅseiw). Le genre fut bientôt à la mode
: il y eut des divisions et des subdivisions de métamorphoses. Tel poète
chanta les hommes changés en quadrupèdes ; tel autre les hommes changés en
arbres ; celui-ci les hommes changés en oiseaux. Un certain Boëus avait
démontré dans un poème de ce genre que tous les oiseaux avaient été jadis
des hommes. Voilà les prédécesseurs et les modèles d'Ovide. Qu'il ait été
supérieur à chacun d'eux, je le crois aisément. Mais que penser du choix d'un
tel sujet ? Qu'y a-t-il en effet au fond de ces métamorphoses d'hommes en
bêtes ou en objets inanimés ? Un sens symbolique profond ou naïf, une
allégorie morale ou plus fréquemment encore une conception naturaliste. Que la
signification primitive de ces mythes se soit perdue ou du moins altérée par
suite des progrès de l'anthropomorphisme hellénique, cela est incontestable,
et au point de vue de l'art nous ne devons point le regretter ; mais qu'à cette
transformation nécessaire soit venue s'ajouter encore cette suprême parodie
des vieilles croyances religieuses, que la nature tout entière, cet immense
théâtre des phénomènes et de l'activité humaine, ne soit plus qu'une sorte
de panorama fantastique, où l'homme n'apparaît que pour se transformer en
bête, en arbre, en oiseau, il faut avouer qu'il n'est guère possible de
pousser plus loin l'inintelligence des grandes choses et la passion du joli
quand même. Le joli, l'ingénieux, si l'on veut, voilà en effet le caractère
de l'oeuvre. C'est une galerie de tableaux rangés par analogie de sujets. Le
dénouement est toujours le même, mais les descriptions varient. Ovide se
plaît à montrer un homme devenant par degrés loup, une femme devenant
araignée ou laurier. Il y a là une sorte d'anatomie spirituelle qui l'amuse.
Au fond il ne cherche pas autre chose. Vainement vous attendriez-vous à trouver
dans ces vers quelques-uns de ces frémissements d'horreur religieuse, que
Virgile a connus : le sceptique et spirituel poète ne songe qu'à divertir. Il
donne un spectacle avec de riches décors, il parle aux yeux, il les éblouit.
Que si parfois il met l'homme en scène, avec ses passions et ses douleurs,
c'est le déclamateur de l'école de Porcins Latro, qui parle : de beaux
discours, comme ceux d'Ajax et d'Ulysse, de belles dissertations
pythagoriciennes contre l'usage de manger la viande des animaux, quelques
élégies par ci, par là, et l'oeuvre est terminée, la parodie est complète.
Le poème des Fastes (08) est un peu plus
sérieux, ce qui n'est pas beaucoup dire. Il devait avoir douze livres
correspondant aux douze mois de l'année. Quelques critiques ont supposé que
les six derniers livres s'étaient perdus, mais à tort ; ils ne furent jamais
écrits. Ovide avait composé la première partie de son ouvrage au moment où
il fut envoyé en exil, et il déclare formellement que sa triste destinée
l'interrompit. On le comprendra sans peine pour peu qu'on se rende compte de la
nature du poème. C'est un travail d'érudition, d'archéologie. A Rome, Ovide
trouvait tous les documents nécessaires pour mener à bonne fin son entreprise.
A Tomes, ils lui firent défaut ; il se trouva réduit à ses propres ressources
; et, malgré tout son esprit, il ne pouvait improviser la science.
Comment fut-il amené à un travail de ce genre ? On sait quelle était pour la
vie civile et religieuse des Romains l'importance du calendrier. Pendant
plusieurs siècles, l'aristocratie s'en était réservé exclusivement la
connaissance, et s'en faisait un de ses plus puissants moyens de gouvernement.
La réforme opérée par Jules César fut poursuivie et achevée par Auguste en
755. Des travaux considérables avaient déjà paru à cette époque sur les
antiquités nationales et religieuses de l'Italie. Clodius Tuscus, L. Cincius,
Cornélius Labeo, et enfin le savant Varron, avaient publié sur ce sujet des
livres de vaste érudition. L'étude des Fastes de Rome touchait à toute
l'histoire romaine ; plus que chez aucun autre peuple, la religion était
intimement unie chez les Romains aux moindres événements de la politique. Les
anciens annalistes en fournissaient des preuves à chaque page. Avec Varron, la
critique commença à essayer de relier les usages de la vie civile et les
cérémonies de la vie religieuse aux traditions antiques du Latium et de
l'Italie. Voilà le sujet qu'Ovide songea à traiter à son tour. Son érudition
est évidemment de seconde main, mais elle est précieuse pour nous qui avons
perdu les originaux consultés par lui. Est-il besoin de dire que le poète se
proposa surtout d'égayer l'aridité du sujet par l'élégance et la variété
des ornements ? Ici donc se retrouve toujours le même esprit. Les légendes
héroïques ou religieuse, empreintes dans Virgile d'un caractère auguste et
mystérieux, sont par Ovide habillées à la moderne. L'énergie et la foi lui
manquent. Qu'on lise, pour s'en convaincre, dans le premier livre, tout ce qu'il
dit des Carmentales, d'Évandre, d'Hercule et de Cacus, et qu'on rapproche ces
cent vingt vers de ceux de Virgile. On ne comprend guère qu'il ait employé
dans un tel sujet le mètre élégiaque, et lui-même s'en excuse à plusieurs
reprises (09). La meilleure raison qu'il donne de
cette préférence, c'est que l'hexamètre était trop pesant pour lui.
Pendant ses huit années d'exil à Tomes, il écrivit neuf livres d'Élégies,
les Tristes et les Lettres du Pont. Les Tristes sont une espèce
de mélodie plaintive que le poète se chante à lui-même : il ne les adresse
à personne en particulier, mais il les envoie à Rome. Sa femme, ses amis, les
liront ; peut-être les mettra-t-on sous les yeux d'Auguste ; et le tableau des
souffrances du pauvre exilé fera naître un peu de pitié dans le coeur du
prince. Les Épîtres du Pont sont adressées à des amis : ce sont des
prières, des remerciements, des effusions de tristesse et de désespoir. Il y a
peu de lectures plus affligeantes que celle de ces neuf livres d'élégies. Mais
il s'en faut que la misérable destinée du poète cause seule la tristesse
qu'on ressent. Il y a toujours en nous une affliction réelle, quand nous sommes
témoins d'un malheur immérité ; à cette affliction se mêle un autre
sentiment, quand la victime de l'injustice s'abaisse devant celui qui en est
l'auteur. Nous plaignons le malheur, nous regrettons qu'il ne soit pas plus
courageux. Nous nous sentons comme atteints en notre dignité d'homme ; il nous
semble que, frappés comme Ovide, nous aurions eu du moins la force de nous
taire, que nous aurions su opposer à la force brutale du despotisme, cette
suprême et certaine vengeance, le mépris. Mais ce que nous appelons
aujourd'hui l'honneur était peu connu des anciens. Ils ne rougissaient pas
d'avouer ce qu'ils éprouvaient, dût l'orgueil en souffrir, et d'implorer
grâce. Cependant Ovide est allé plus loin qu'aucun autre dans cet oubli de la
dignité personnelle. Cicéron était bien faible, bien abattu pendant son exil
; mais il ne lui vint jamais à l'idée de s'humilier devant Clodius. Il était
à peu près certain d'être victime de la cruauté d'Antoine, s'il ne
rétractait les Philippiques et n'implorait son pardon : cependant nul parmi ses
amis n'eût osé lui donner ce lâche conseil. C'est que Cicéron avait l'âme
d'un citoyen. Ovide a l'âme d'un courtisan. Je n'ai pas encore montré le
Romain en lui ; peu de mots suffiront pour cela. Il est romain, quand il chante
l'art d'aimer ; il est romain, quand il clôt la série des métamorphoses par
celle de Jules César en astre ; il est romain, quand il compose les Fastes,
commentaire poétique du calendrier réformé par César et par Auguste ; il est
romain, enfin, quand il célèbre l'un après l'autre les portiques, les
théâtres, les cirques, les temples de Rome, construits ou embellis par Auguste
et les siens. Voilà son patriotisme : c'est justement celui du courtisan, qui
absorbe la patrie dans le maître qu'elle s'est donné ou qu'elle subit. Mais
peu de poètes, race légère, ont porté si loin l'adulation. Tous les membres
de la famille impériale sont pour lui autant de dieux. Exilé, misérable,
mourant, il n'ose se révolter contre l'iniquité de son châtiment ; il est
juste, puisque César l'a ordonné. Il se borne à demander quelques
adoucissements à sa peine. Le croira-t-on ? il implore un rapprochement de
Rome, pour être plus près des exploits et des vertus de César, et pouvoir les
célébrer plus dignement ; car, à cette grande distance, l'inspiration
s'affaiblit, il risque de ne pas se tenir à la hauteur du sujet : voilà sa
dernière et constante préoccupation. Je me trompe, il faut y ajouter cette
secrète inquiétude qui le tourmente au sujet de ses vers. Il craint qu'ils ne
se ressentent de la barbarie des lieux qu'il habite. Peut-on bien écrire loin
de Rome, ce centre de la politesse et du beau langage ? Tels sont les derniers
soucis qui assiégèrent cette pauvre âme : plaire à l'empereur et faire de
beaux vers. Tout Ovide est là.
Il ne sut pas même s'indigner et haïr. Calomnié, insulté dans son exil par
un domestique de l'empereur, faiseur de vers, qui se permet même d'outrager la
femme du poète, Ovide écrivit, sous le titre d'Ibis, 644 vers en
réponse au misérable. L'occasion était belle d'allonger au dos de l'esclave
les coups qu'on eût voulu pouvoir donner au maître. Comment rester froid et
spirituel devant une si lâche agression ? Ovide y a cependant réussi. Il ne
nomme pas ce persécuteur d'une femme et d'un exilé ; et il va emprunter à ses
chers alexandrins les injures qu'il lui adresse. Callimaque avait composé sous
le nom d'Ibis un poème contre Apollonius, l'auteur des Argonautiques ; Ovide
s'en empare et le traduit. Il se venge par imitation ! De vraie colère, il n'y
en a trace dans ces 644 vers. Il ose évoquer le souvenir d'Archiloque et de
Lycambé sa victime ; mais de telles fureurs sont bien loin de son coeur. Ici
encore il n'a que de l'esprit et beaucoup de mythologie à son service. Il
dévoue Ibis à la colère de tous les dieux du ciel, de la terre, de la mer et
des enfers. Vengeance d'érudit, inoffensive et puérile, comme le coeur même
du poète !
Parlerai-je des autres poètes, contemporains d'Ovide ? Il y en eut beaucoup, et
de toute sorte. On sait assez que les Romains étaient peu sensibles au mérite
de l'originalité. Traduire ou imiter agréablement un poème grec, suffisait à
leur ambition. Les modèles ne manquaient pas. Les Alexandrins seuls en
offraient un nombre considérable, et que leur médiocrité facile mettait à la
portée des imitateurs. Ajoutez à cela la nécessité d'employer à quelque
occupation les loisirs que le nouveau gouvernement faisait aux citoyens, les
commodités qu'offre la versification latine, la certitude d'être applaudi par
les petites sociétés littéraires qui composaient alors le public. C'est là
ce qui fit éclore une foule de productions, sans mérite réel pour la plupart,
mais dont les titres et des fragments ont survécu, parce que les poètes
contemporains en ont fait mention, et les ont louées pour être loués à leur
tour. De ces poètes des lectures publiques, on pourrait dire ce que saint
Augustin dit de ceux qui n'ont recherché qu'à faire du bruit dans le mande : receperunt
mercedem suam, vani vanam, et passer. Je me bornerai à rappeler les noms et
les ouvrages de quelques-uns d'entre eux.
Varius, ami de Virgile et d'Horace, était, suivant le témoignage de ce dernier, un poète épique, comparable à Homère. Disons que c'était surtout un poète de cour. Il avait chanté la Mort de César, la Gloire d'Auguste, les Exploits d'Agrippa. Le louer, c'était louer les maîtres du jour. Tel était encore Valgius Rufus, que Tibulle place aussi à côté d'Homère. La poésie officielle est dans une cour la plus belle de toutes les poésies. Pedo Albinovanus, qui célébra le voyage de Drusus Germanicus dans l'Océan septentrional, est singulièrement vanté par Ovide. Il écrivit aussi une Thébaïde. Titius Septimius, qui faisait partie du cortège de celui qui fut Tibère, est assuré de l'immortalité par Horace ; il faisait à la fois des vers lyriques et des tragédies. Voilà ceux que célébrèrent à l'envi leurs contemporains : on en voit la raison.
Ce ne sont pas
les seuls. Après la poésie officielle, vient la poésie artificielle. Les
Géorgiques, qui le croirait ! eurent une déplorable influence sur la
littérature de cette époque. Le poème didactique est chose si commode ! Des
descriptions, des préceptes, quelques digressions par-ci, par-là, des récits
mythologiques, et l'oeuvre est complète. Elle n'exige à vrai dire ni
invention, ni chaleur, ni mouvement. L'exactitude, l'élégance, la grâce,
suffisent, qualités rares, mais sur lesquelles, à la rigueur, on peut se faire
illusion, pour peu qu'on ait quelque présomption. C'est le genre qui inaugure
et signale la décadence. II faut n'avoir rien dans le coeur et dans
l'imagination pour se faire pédagogue en vers. Stérilité et dogmatisme :
voilà les marques du néant poétique. Où ne va-t-on pas prendre alors des
sujets de poème ? Un certain Emilius Macer chante les oiseaux (Ornithogonia)
et les poisons (Theriaca) ; mais sa science de fraîche date, il
l'emprunte à l'Alexandrin Nicander. Plus tard, un autre Macer chantera les
plantes (De virtutibus herbarum). Un autre met en vers les préceptes de
la rhétorique relatifs à l'élocution. Les plus distingués de ces
versificateurs choisissent des sujets un peu moins éloignés des moeurs et des
habitudes romaines ; Gratius Faliscus chante la chasse (Cynegeticon). Il
décrit les filets, les chiens, les chevaux, les armes que doit préférer un
habile chasseur. Il imite Xénophon. Un autre chante la pêche (Halieuticon.)
Est-ce Ovide dans son exil ? on l'a supposé.
Mais la voie dans laquelle on se précipite à l'envi, c'est celle de
l'astronomie, ou de l'astrologie, que les Romains ne distinguaient pas l'une de
l'autre. Le grand initiateur fut Aratus l'Alexandrin. C'est lui que Cicéron
imita. Après Cicéron, Germanicus reproduisit sous le titre de Phenomena
Aratea, de Diosemeia, Prognostica, les leçons du premier
maître. Le plus illustre de ces versificateurs astronomes est Manilius.
On ne sait rien de précis sur le lieu et la date de sa naissance : mais,
suivant l'opinion la plus commune, il appartient aux dernières années du
règne d'Auguste et à l'époque de la saine et pure latinité. D'ailleurs tous
les poètes que nous venons de citer sont remarquables par la correction du
langage et le mérite de la versification. Il ne leur manque que des idées et
de la verve. Manilius a parfois l'une et l'autre (10).
D'où cela vient-il ? Ce n'est pas un servile imitateur des Grecs. Il a pensé
par lui-même. La plupart de ses contemporains et de ses successeurs n'avaient
d'autre but que de versifier d'élégantes descriptions des signes célestes, et
d'y joindre les légendes mythologiques les plus remarquables par leur éclat ou
leur bizarrerie. Manilius ne s'interdira pas non plus ces ornements ; mais une
idée générale préside à l'ordonnance de son poème et lui donne une couleur
particulière. Manilius n'est pas un astronome seulement, c'est avant tout un
moraliste. Supposez à cet esprit, plus de force, à cette âme une conviction
plus ardente, et vous aurez dans le poème des Astronomiques le pendant
du fameux de Natura rerum de Lucrèce. Manilius est stoïcien par sa
physique. Son Dieu n'est autre chose que l'âme du monde ; le monde lui-même
est dieu. Conception pleine de grandeur et éminemment favorable à la poésie,
pourvu que l'esprit qui l'a reçue soit en même temps une imagination forte et
féconde. Voilà le cadre de l'oeuvre, malheureusement il est à peine dessiné
dans Manilius. On voit bien que son esprit se tournait d'un autre côté, que
d'autres préoccupations obsédaient sa pensée. Il s'est demandé, après tant
d'autres, quelle était la cause suprême des événements dont le monde est le
théâtre, dont l'homme est tour à tour le héros ou la victime. Il n’en a
découvert d'autre explication que la fatalité. C'est cette puissance aveugle
qui règle tout ici-bas, l'heure de notre naissance et celle de notre mort, les
faits heureux ou malheureux dont se composera le tissu de notre vie. Mais lui ne
recule pas même devant les dernières et les plus douloureuses conséquences de
ce principe. C'est à la fatalité qu'il attribue les vices et les vertus de
l'homme, ses belles actions et ses crimes. C'est par là que ce poème étrange
mérite quelque attention. Il porte bien l'empreinte de son temps. Les Virgile,
les Horace, les Ovide ne voyaient que les splendeurs de la cour impériale, et
se plaisaient à présenter à Auguste, comme le tribut de la reconnaissance du
monde pacifié, les remerciements et les adulations sans fin. Il semble que
Manilius, esprit plus sombre, poète caché dans l'obscurité et la solitude,
loin de la cour et des pompes du principat, ait surtout été frappé des
misères infligées à l'humanité et des vains efforts que fait l'homme pour
s'y soustraire. Il rappelle quelque part (11) les
meurtres hideux dont ce triste temps fut témoin : les fils assassinés par les
pères, les pères par les fils, les frères armés contre les frères. Et il
s'écrie : "Ces crimes ne sont point l'oeuvre des hommes ; un mouvement
étranger les y pousse de force. " Il en dit autant des vertus. Elles ne
sont point le propre de l'homme ; elles lui viennent du dehors aussi bien que la
configuration de ses traits, ses dispositions naturelles pour tel ou tel art,
etc. Il n'y a pas loin de cette conception désolée à l'idée fondamentale des
Pensées de Pascal. La théorie impitoyable du péché originel et de la grâce
n'a-t-elle pas quelque-uns des caractères du fatalisme antique ? Mais Pascal
enferme sa solution dans sa théorie. Il se plaît à exposer toutes les
misères sans nombre qui affligent l'homme, ce roi déchu, parce qu'il sait
comment il le relèvera ensuite. C'est là ce que l'on chercherait vainement
chez Manilius. La fatalité : voilà pour lui toute l'explication. Il ne se met
pas en peine de concilier l'influence qu'il attribue aux astres sur notre
destinée, avec celle qu'exerce le destin. Il les admet l'une et l'autre. On
dirait qu'il cherche à appesantir le poids des chaînes que nous portons. Qui
ne s'attendrait à trouver dans une couvre ainsi conçue les âpres accents du
désespoir, des cris de révolte, ou de terribles arguments tirés du fond d'une
âme désolée en faveur de ce tyran des choses humaines, la fatalité ? Il n'en
est rien. Manilius a porté le fardeau d'un tel système sans protester et sans
se plaindre. L'âme de Lucrèce, qui a supprimé les dieux, est profondément
triste ; Manilius est calme, indifférent ; peu lui importe l'organisation du
monde. Il ne la voudrait point autre qu'elle est. Aussi bien il a les yeux sans
cesse fixés sur les signes célestes, par qui sont réglées nos destinées. Il
expose, il explique les causes et les effets. Que d'autres s'indignent ou se
lamentent, pour lui, il n'est que rapporteur. Cette indifférence est encore, si
je ne me trompe, un signe du temps. Il faut être bien avant dans la mort pour
ne pas sentir qu'on va cesser de vivre.
Faut-il pousser plus loin cette stérile énumération de versificateurs
inconnus, d'oeuvres incomplètes ou perdues pour nous ? Wernsdorff a dépensé
beaucoup de science et de sagacité pour recueillir, distribuer, cataloguer les
productions misérables des petits poètes latins. Quand on a feuilleté ces
sept gros volumes, on se demande avec tristesse ce qu'on a trouvé. Toutes ces
oeuvres, il faut bien le reconnaître, sont mortes et vides. Le choix des sujets
seul suffit pour montrer l'incroyable stérilité des esprits sous le régime
impérial. Qu'est-ce qu'un Romain qui a perdu l'aiguillon de la vie publique ?
Un sec et froid contrefacteur de la mauvaise poésie des Alexandrins. Chanter
les oiseaux, les plantes, les astres, la pêche, quels sujets pour des poètes !
Ce qui étonne, c'est qu'ils aient pu se résigner si absolument à la
suppression de la liberté et de ses féconds orages. Comment ne se
glisse-t-elle pas dans leurs vers, ne fût-ce que furtivement et embellie par
les regrets ? Se peut-il qu'ils soient devenus à ce point faiseurs de vers,
indifférents à tout ce qui avait passionné leurs pères ? Je ne trouve dans
toutes ces oeuvres d'érudits qu'un seul écho des souvenirs de la Rome
républicaine. Ce n'est pas l'imprécation artificielle de Valérius Caton
contre les soldats à qui on avait donné son domaine ; c'est le cri
d'indignation qui s'échappe des lèvres de Cornélius Sévérus,
à la pensée des indignes traitements infligés à Cicéron mort. D'où est
tiré ce fragment, quelque peu déclamatoire, mais passionné ? Est-ce d'un
poème historico-épique, intitulé la Guerre de Sicile ? On l'a
supposé. On a supposé aussi que ce Cornélius Sévérus était l'auteur d'un
poème sur l'Etna, oeuvre sèche, pédante, niaise, d'un écolier qui vient de
suivre un cours de physique et se croit bien savant parce qu'il est un peu moins
ignorant que la veille. Quoi qu'il en soit, voici les vers de Cornélius
Sévérus ; ils nous ont été conservés par Sénèque le Rhéteur.
"On vit encore vivantes les têtes de ces hommes magnanimes, attachées à
la tribune où ils avaient régné ; mais elles pâlissent toutes devant l'image
de Cicéron, comme s'il était seul. On se rappelle alors les grandes actions du
consul, les serments des conjurés, le complot criminel par lui découvert,
l'attentat des patriciens qu'il étouffa, Céthégus puni et Catilina renversé
par lui de ses espérances sacrilèges. Que lui ont servi la faveur du peuple,
ces concours d'hommes, ces années comblées d'honneurs ? Un seul jour a éteint
la gloire de toute sa vie, et, frappée du même coup, l'éloquence latine se
tait. Il était jadis le soutien et le salut des accusés, la noble tête de la
patrie ; il était le défenseur du Sénat, du Forum, des lois, de la religion,
il était la voix publique de la paix : la voilà muette à jamais, éteinte par
le fer cruel. Ce visage défiguré, ces cheveux blancs, souillés de sang, ces
mains saintes, ouvrières de si grands travaux, c'est un citoyen, qui les a
foulés sous ses pieds orgueilleux, oubliant et les retours de la fortune et les
dieux. Non, jamais les siècles n'emporteront dans leur course le crime
d'Antoine."
Cornélius Sévérus est, je crois, le seul poète du règne d'Auguste, qui ait
osé prononcer le nom de Cicéron.
Je terminerai cette énumération incomplète, je le sais, quoique trop longue,
par Phèdre. D'après l'opinion des critiques les
plus autorisés, Phèdre, bien que postérieur aux écrivains précédents,
appartient encore à cette période littéraire, qu'on est convenu d'appeler le
siècle d'Auguste. On sait comment elle se termine et ce qu'il faut penser de
ces contemporains de Virgile et d'Horace. Admirons, je le veux bien, la pureté
de leur langage ; mais reconnaissons en même temps l'extrême stérilité de
leur esprit et la sécheresse de leur imagination. - Oserai-je avouer que
Phèdre, écrivain si remarquable d'ailleurs, ne me semble pas mériter
l'admiration dont il est aujourd'hui l'objet ? Les anciens semblent en avoir
jugé ainsi. Le premier, le seul auteur qui mentionne le nom de Phèdre (Phedrus
ou Pheder) est le fabuliste Avienus, qui vivait plus de cent cinquante ans
après son modèle. Le vers de Martial, sur lequel on prétendrait fonder la
notoriété de Phèdre, ne lui semble point applicable. Où trouver dans cet
auteur d'apologues secs rien qui ressemble aux joci improbi, à la
malignité dont parle Martial ? Quintilien ne le nomme pas, Sénèque ignore son
existence. Lui, son contemporain, il déclare même que l'apologue n'existe pas
à Rome (intentatum nostris opus). Je n'irai pas, comme certains érudits
du dix-septième et du dix-neuvième siècle, jusqu'à contester l'authenticité
du recueil des fables de Phèdre. Après la publication textuelle du manuscrit
faite en 1830 par M. Berger de Xivrey, le scepticisme n'est plus possible. Ce
manuscrit, découvert et publié sans avoir été communiqué à personne par
Pierre Pithou en 1596, remonte au dixième siècle. Transmis aux descendants de
Pithou qui en ignoraient l'existence et l'importance, ce n'est qu'en 1830 que le
dernier propriétaire, le marquis Lepelletier de Rosanbo, voulut bien autoriser
M. Berger de Xivrey à en prendre copie. Jusqu'alors on n'avait que le texte
publié par Pierre Pithou, et qui, il faut le reconnaître, est bien supérieur
en correction et en clarté au manuscrit original (12).
Non seulement Phèdre est resté longtemps inconnu, mais il a été pillé,
défiguré avant d'être publié. Son oeuvre peu goûtée apparemment et peu lue
a été remaniée, délayée par des plagiaires des derniers temps de l'empire
et du moyen âge, notamment par l'archevêque Perotto. C'est ce qui rendait
encore plus insoluble la question d'authenticité. Regardons-la aujourd'hui
comme tranchée, grâce à la découverte et à la publication textuelle du
manuscrit original. Aussi bien elle l'était déjà par le caractère même de
l'oeuvre et surtout par le style.
Quelques mots sur le personnage. Les conjectures les plus ingénieuses des
commentateurs n'ont pas réussi à nous donner une histoire de Phèdre. C'est
dans les prologues ou les épilogues de ses cinq livres de fables (quatre
suivant le manuscrit Pithou) qu'il faut glaner à grand peine de vagues
renseignements. Il était Thrace ou Macédonien, né dans la région qui
s'étend aux pieds du mont Pierus, et fier de sa patrie qui fut le berceau des
anciens aèdes Linus et Orphée. On pense que dès l'âge le plus tendre il fut
amené à Rome comme prisonnier de guerre, puis, qu'il fut affranchi par
Auguste. Il vit les règnes de Tibère, celui de Caligula et une partie de celui
de Claude. Le dernier livre de ses fables est dédié à Particulon, affranchi
de l'empereur ; le quatrième à Eutychus, affranchi de Caligula. Il commença
à publier ses fables sous Tibère ; et il tomba, on ne sait pourquoi, dans la
haine de Séjan et par suite du prince lui-même. Condamné à la perte de ses
biens sans doute, il vécut tristement jusqu'à un âge assez avancé. On
suppose que des allusions sanglantes aux moeurs de Tibère, aux desseins cachés
de Séjan, furent les causes de sa disgrâce. On sait en effet combien était
soupçonneuse et ombrageuse la tyrannie de Tibère dans les dernières années
de sa vie, et quel terrible usage il faisait de la loi de Majesté. Mais si nous
ne pouvons douter de la condamnation de Phèdre, nous sommes réduits à des
conjectures sur le crime qui lui fut reproché. Tel est l'homme. Sa vie, on le
voit, nous fournit bien peu de lumières sur son oeuvre. Voyons l'oeuvre
elle-même.
Quelle part faut-il faire à l'invention originale dans Phèdre ? Il avoue
lui-même qu'il n'a fait que mettre en vers la matière créée par Ésope. Mais
il dit ailleurs, en réponse à des détracteurs qui lui reprochaient de n'être
qu'un plagiaire, qu'un bon nombre de ses apologues lui appartient en propre. On
ne peut en douter. Plusieurs fables en effet semblent n'être autre chose que
des récits empruntés à la vie commune des Romains de son temps. Le poète en
dégage une leçon morale quelconque, le plus souvent vulgaire et peu éloignée
de ces réflexions banales que fait le passant témoin d'un accident ou d'un
crime. Ce qui lui appartient en propre, c'est l'idée d'écrire en latin des
apologues à la façon d'Ésope.
Il est donc le créateur du genre à Rome, car les apologues semés par Horace
dans ses Épîtres et dans ses satires ne sont que d'agréables hors-d'oeuvre.
Mais il ne réussit pas à lui donner le droit de cité. Pourquoi ? L'apologue
n'est pas fait pour plaire à des siècles de haute corruption et de culture
intellectuelle raffinée. C'est la forme ingénieuse, et presque enfantine que
revêt la sagesse balbutiante des âges primitifs. Envelopper une leçon dans un
récit, éveiller la curiosité pour parler à la raison, insinuer un conseil en
flattant l'imagination, telle fut l'oeuvre de ces anciens sages, qu'on retrouve
au berceau de toutes les civilisations antiques. Ils sont les auxiliaires des
poètes inspirés et des grands législateurs. Ils mettent à la portée de tous
les enseignements divins des Muses et les prescriptions austères de la loi. Ce
sont des vulgarisateurs, des commentateurs. Mêlés à la foule, le plus souvent
pauvres, esclaves, infirmes ou contrefaits, victimes de la dureté d'un maître,
l'intelligence et l'esprit les affranchissent et les relèvent. Observateurs
patients et sagaces, ils prévoient et prédisent les conséquences d'un fait ;
on les croit volontiers divins , tant l'expérience et la réflexion sont alors
choses nouvelles et admirables ! Mais transportez un Ésope, un Pilpay, un
Lockman dans un monde déjà vieux, fatigué et blasé, parmi des hommes qu'il
serait impossible d'amuser avec des contes enfantins, et qui savent à quoi s'en
tenir sur ce qu'il est utile de faire ou de ne pas faire, qui prêtera l'oreille
à cette sagesse usée, déplacée, vieillie ? Les fables de Phèdre ont ce
grave défaut : elles sont vieilles. C'est un bon vin, mais à qui les ans ont
enlevé toute sa saveur et tout son feu. Cette morale élémentaire, sans
élévation et saris vigueur, elle a fait son temps. On est alors épicurien ou
stoïcien. Voilà des doctrines bien autrement fortes et complètes que le
recueil des apologues d'Ésope. On lit Phèdre, on sourit, on passe. C'est un
homme qui n'a pas su être de son temps : les sentences sèches et nues de P.
Syrus plaisaient davantage. Mais l'oeuvre de Phèdre était pleine d'allusions.
Séjan était comparé au soleil et à une hydre, Tibère au soliveau que
Jupiter donne pour roi aux grenouilles. Je le veux bien. Qu'est-ce que cela ?
Voilà les seuls traits que les commentateurs les plus ingénieux aient pu
recueillir pour expliquer les malheurs présumés de Phèdre. Ce côté
satirique de l'oeuvre nous échappe tout à fait. S'il eût été plus nettement
accusé, soyez assuré que Phèdre eût été connu, glorifié ou maudit par ses
contemporains et la postérité immédiate. Mais le moyen de faire de lui un
peintre énergique et obstiné des turpitudes impériales ? Tout en lui répugne
à un tel rôle. Il est froid, compassé, discret, mesuré. Son style, d'une
limpidité merveilleuse, ne laisse pas une ombre à sa pensée. Celle-ci, nette,
commune, médiocre, s'expose nue à tous les regards. Le poëte se travaille
pour économiser les mots ; ce n'est pas un homme qui écrit, c'est un oracle
qui parle. Il a le ton didactique et dogmatique. Il met en scène des animaux,
des arbres, des hommes ; mais nul ne vit chez lui ; il ne s'imagine pas un seul
instant qu'il doive peindre ses personnages, les animer sous nos yeux, les
montrer agissants. Chacun d'eux est une abstraction, non un être. On dirait les
propositions d'un syllogisme qui s'alignent dans l'ordre voulu pour opérer la
démonstration annoncée. Qu'il y a loin de lui à notre La Fontaine ! Chez le
bonhomme, chaque fable est un drame, qui a ses personnages, son exposition, son
noeud, son dénouement. Chaque personnage a son caractère. Le lieu de la scène
est décrit. Après cela vient la morale, comme elle peut, un peu bien au
hasard. On ne voit que trop qu'elle est bien l'accessoire. Chez Phèdre, elle
est tout. Les personnages et le récit sont imaginés pour la maxime qui est en
tète ou à la fin. Celle-ci est d'ordinaire assez plate et vulgaire. Le lecteur
attend toujours quelque chose, et arrive, à la fin, toujours déçu. C'est
alors qu'il s'avise des rares qualités de style qu'il n'avait pas remarquées
d'abord. Il reconnaît qu'il est impossible d'être ; plus bref, plus clair,
plus élégant, et il ajoute aussi, plus froid.
Les prosateurs du siècle d'Auguste. - Ruine de l'éloquence. - L'histoire. - Les contemporains de Tite-Live. - Tite-Live.
§1.
Les écrivains
postérieurs au siècle d'Auguste, historiens, rhéteurs, érudits s'obstinent
à parler toujours de l'éloquence et des orateurs, comme si tout cela existait
encore. Il n'en restait plus que l'ombre. La vie publique ayant cessé, c'est
dans l'étroite enceinte du sénat que l'éloquence est claquemurée. Les
orateurs prennent le mot d'ordre de César. Sous Auguste, ils s'ingénient à
devancer ses désirs ; sous Tibère, ils commencent à se regarder avec une
sombre défiance ; sous Caligula et les autres, les plus ardents et les plus
vils se font délateurs. Ils ont des colères et des violences qui seraient
burlesques, si elles n'étaient odieuses ; ils prononcent des réquisitoires
contre Cremutius Cordus, Thraseas, Soranus. L'empereur semble en dehors de ces
débats ; mais, l'accusé une fois condamné, César enrichit l'accusateur.
Tacite et Pline nous ont conservé les noms de quelques-uns de ces misérables.
Ils s'appelaient Eprius Marcellus, Regulus (quelle dérision !), Capito
Cossutianus. Quant aux autres orateurs que les critiques se sont donné la peine
de juger, nous sommes réduits à nous demander quelle pouvait être la matière
de leur éloquence. C'étaient sans doute des rapporteurs officiels, clairs,
exacts, précis. Il ne semble pas en effet que leur éloquence ait eu de grandes
batailles à livrer. Les contradictions étaient rares, très mesurée, et aussi
peu propres à faire jaillir la passion que la vérité. Restait le barreau.
C'était toujours une des grandes routes qui conduisaient aux honneurs. Mais,
sous l'ancienne république, les procès avaient toujours un caractère
politique, donc plus élevé ; les avocats qui s'en chargeaient plaidaient la
cause de leur parti aussi bien que celle de leur client. De là ces grands
mouvements d'éloquence, cette passion débordante. Sous la monarchie, il n'y
eut plus que des avocats. La cause fut sans doute plaidée plus à fond, mais
elle n'intéressa personne. De tout cela rien ne nous est parvenu, rien que
l'obstination des Romains à cultiver avec amour un art devenu à peu près
inutile. Ils y restèrent fidèles jusqu'au dernier jour. Par une cruelle ironie
du sort, nous ne possédons des monuments de cette éloquence que des
panégyriques, celui de Pline et ceux qu'on appelle Anciens Panégyriques.
On touche ici une des conséquences les plus immédiates de l'établissement de
la monarchie. Quel vide que celui de la suppression de l'éloquence ! Là,
était la sève du génie romain ; là, son originalité. Ce peuple n'est ni
savant ni poëte : il avait le tempérament oratoire ; il aimait la prose, et il
avait fait de sa langue l'organe même de l'éloquence. Quand la source en fut
tarie, quel néant ! l'âme même de Rome sembla languir. Elle ne s'éteignit
pas cependant : les esprits médiocres et sans portée continuèrent à plaider
ou à parler au sénat ; les esprits puissants et tourmentés du génie national
se jetèrent dans l'histoire, et dans la philosophie. Tels furent Tite-Live,
Sénèque, Tacite. - Voilà certainement les trois esprits les plus élevés et
les plus forts de la Rome impériale. Ils suffiraient au besoin pour prouver que
le vrai génie de leur race n'est pas le génie de la poésie ; qui fut toujours
plus ou moins artificielle, mais celui de la prose, qui se renouvela, se
transforma et maintint en dépit de tout sa vive originalité.
§ II.
Lorsque parut
Tite-Live, les Romains ne possédaient pas encore une histoire nationale,
vraiment digne de ce nom. César et Salluste s'étaient bornés à des épisodes
; les écrivains antérieurs étaient plus complets, mais ils s'arrêtaient au
septième siècle, c'est-à-dire à l'époque la plus intéressante. Parmi les
contemporains de Tite-Live il ne s'en rencontra pas un seul qui songeât à
embrasser dans son magnifique développement l'oeuvre de la grandeur romaine. Je
vais les énumérer rapidement ; puis j'introduirai celui qui seul fut à la
hauteur d'une si belle tâche.
Cornélius Nepos. - Il y a peu d'écrivains dont la vie
et les ouvrages nous soient moins connus. Ami de Cicéron, d'Atticus et de
Catulle qui lui dédia ses vers, il vécut probablement à Rome, mais il était
originaire de la haute Italie. Catulle l'appelle Italus, Pline, Padi accola,
Ausone, Gallus. S'il est né à Vérone, comme on le suppose, ces diverses
appellations peuvent lui convenir : Vérone appartenait à cette partie de
l'Italie appelée aussi Gallia togata.
Il ne joua aucun rôle dans la république, à l'exemple de son ami Atticus. On
sait seulement qu'il lui survécut, et mourut sous Auguste. Quant à ses
ouvrages, les anciens en possédaient un certain nombre que nous n'avons plus ;
et le seul qui nous soit parvenu était inconnu des anciens. Aussi la sagacité
des critiques s'est laborieusement exercée sur ces problèmes ; et, bien
qu'aucune opinion n'ait encore rallié tous les suffrages, voici cependant celle
qui parait la plus vraisemblable. Cornélius Népos avait composé : 1° des
Chroniques, en trois livres (Chronica), qui étaient comme un résumé
d'histoire universelle ; omne aevum tribus explicare chartis, dit Catulle
; - 2° des livres d'exemples (Libri exemplorum), c'est-à-dire une sorte
de morale en action ; -- 3° des livres sur les hommes illustres (Libri
virorum illustrium) ; - 4° un ouvrage sur les historiens (De historicis)
; -- 5° des lettres adressées à Cicéron. Suivant Pline, il s'était aussi
exercé dans la poésie. Des critiques modernes supposent qu'il avait écrit des
ouvrages de géographie et d'archéologie. Or de tous ces livres il ne nous
reste rien. Ce n'est qu'au milieu du seizième siècle (1568) que Lambin, averti
par Gifanius, revendiqua pour Cornélius Népos l'ouvrage intitulé Vitae
excellentium imperatorum, dédié à Atticus, et renfermant vingt
biographies de personnages athéniens, spartiates, thébains, syracusains,
macédoniens, plus un catalogue des rois de Perse et de Grèce, la vie
d'Hamilcar et celle d'Annibal, celles de M. Portius Caton et d'Atticus. Ce
recueil avait passé jusqu'alors pour l'oeuvre d'un certain Aemilius Probus, qui
vivait sous Théodose, à la fin du quatrième siècle. Le manuscrit portait une
dédicace en mauvais vers, adressée à Théodose, et dans laquelle ce Probus se
déclarait l'auteur du livre :
Si rogat auctorem, paulatim detege nostrum
Tunc domino nomen : me sciat esse Probum.
Mais le vers suivant éveilla quelques soupçons :
Corpore in hoc manus est genitoris avique meaque (13).
On supposa non sans raison que ce Probus et les siens étaient de leur métier
éditeurs ou copistes. La latinité d'ailleurs était trop pure pour appartenir
à une telle époque. Emilius Probus fut donc dépossédé et Cornélius Népos
rétabli dans la propriété de l'oeuvre. Mais avons-nous réellement dans ce
petit volume l'ouvrage authentique de Cornélius Népos ? Il est permis d'en
douter. Si le style est en général élégant et correct, certains tours
bizarres, des irrégularités graves, des erreurs historiques parfois
grossières, et, par-dessus tout, je ne sais quoi de puéril et de niais, font
supposer que Probus et d'autres peut-être n'ont pas été étrangers à la
composition et à la rédaction de ce recueil. Les livres de Cornélius Népos,
historien moraliste, se prêtaient parfaitement à ces modifications. Des
abréviateurs ineptes auront fait un choix dans ses biographies, empruntant à
tel ouvrage un personnage, à tel autre un autre, sans se préoccuper de
l'unité de caractère qui était la base de chacune de ces compositions. Quant
aux interpolations qui se glissèrent dans le texte, elles doivent être peu
nombreuses, car le style a conservé une couleur uniforme, et la diction est
généralement pure. Mais il est fort probable qu'à défaut d'additions,
Cornélius Népos a subi des retranchements considérables. Un ami de Cicéron
et d'Atticus, un homme qui a vécu dans un temps si fécond en enseignements, et
dont ses contemporains vantaient l'intelligence, aurait donné à ses livres une
plus forte empreinte. La vie de Caton et celle d'Atticus ont évidemment été
moins mutilées ; on y retrouve l'écrivain d'une grande époque. La vie de
Cicéron qu'il avait composée n'a pas été conservée par ces abréviateurs ;
peut-être ont-ils jugé qu'elle eût déplu à Théodose.
On a attribué à Cornélius Népos le recueil intitulé : De viris
illustribus, qui appartient à Aurélius Victor, et une histoire de
la prise de Troie (Historia excidii Trojae), espèce d'extrait de
l'ouvrage grec de Darès le Phrygien, qui fut la source où puisa tout le moyen
âge. Quant aux lettres de Cornélia, mère des Gracques, qui se trouvent à la
suite des oeuvres de Cornélius Népos, il est permis de douter qu'elles soient
authentiques.
Il est difficile de porter un jugement sur un auteur dont les oeuvres ne nous
sont parvenues qu'incomplètes et modifiées ; cependant Cornélius Népos
paraît avoir conçu l'histoire à la façon de Plutarque. Il dit formellement
en effet dans sa vie d'Annibal qu'il comparera les hommes de guerre de Rome à
ceux des autres pays, afin que l'on puisse juger ceux qu'il convient de placer
au premier rang. C'est ce que fait aussi Plutarque, qui invoque souvent son
témoignage. Ce point de vue est étroit et puéril ; ces parallèles souvent
forcés faussent l'histoire en la réduisant à des antithèses, le plus souvent
sans fondement sérieux. Il est regrettable que de tels auteurs soient la maigre
pâture offerte aux enfants qui commencent le latin. Ils n'y prennent que des
idées fausses ou niaises. Plus stérile et plus puéril encore est Valère
Maxime, le grand pourvoyeur de versions. C'est à dégoûter de la belle
antiquité.
De Cornélius Népos à Tite Live nous ne possédons guère que des indications
et de rares fragments d'auteurs. On ne saurait trop regretter la perte de la
plupart de ces documents. De ces écrivains, en effet, les uns comme Asinius Pollion
et Auguste, avaient pris la part la plus importante aux événements
qu'ils racontaient ; les autres, comme Tiron, Bibulus et Volumnius
avaient vécu dans l'intimité des grands hommes dont ils avaient écrit la
biographie. La vie de Brutus par les deux derniers, celle de Cicéron par son
affranchi, éclaireraient sans doute pour nous d'une lumière inattendue cette
époque si intéressante qui est le passage de la forme républicaine à la
forme monarchique. Asinius Pollion avait été mêlé à toutes les
péripéties des guerres civiles, tantôt avec Antoine, tantôt avec Octave, ne
demeurant neutre que jusqu'à la victoire, tout prêt, comme il le disait
lui-même, à être la proie du vainqueur. Fort admiré de ses contemporains,
comme orateur, comme poète et comme historien, chéri des poètes dont il fut
le protecteur, fondateur de la première bibliothèque publique qui ait existé
à Rome, ce personnage remarquable, qui sut si habilement juger les hommes et
pressentir les événements, avait composé en seize livres une histoire de
Rome, qui commençait à la guerre civile entre César et Pompée, et se
terminait à l'établissement de la domination d'Auguste. Courtisan habile et
peu généreux, il traitait Cicéron, ce remords incessant d'Auguste, avec la
plus extrême injustice. C'est la seule impression que les contemporains aient
léguée à la postérité. Après la mort de Salluste, Asinius Pollion avait
attaché à sa personne le savant grec Atéius dont la collaboration, si utile
à l'historien de Catilina, ne le fut pas moins à son nouveau maître.
Les oeuvres de l'empereur Auguste sont plus
regrettables encore que celles de Pollion. Il avait en effet écrit une histoire
de sa propre vie en treize livres, depuis ses premières années jusqu'à la
guerre contre les Cantabres (26 ans av. J.-C. âge d'Auguste, 37 ans). Un autre
ouvrage de lui, qui serait pour la connaissance de cette époque d'une
importance encore plus grande, est désigné par Suétone sous le titre de Breviarium
ou Rationarium totius imperii. C'était une sorte de tableau sommaire de
l'État général de l'empire. Dans ce livre, dit Tacite, "opes publicae
continebantur, quantum civium sociorumque in armis, quot classes, regna,
provinciae, tributa out vectigalia, et necessitates ac largitiones."
C'était une statistique universelle rédigée par un grand administrateur.
Quant à un autre livre, qui renfermait un résumé de tout ce qu'il avait fait,
et qu'il avait ordonné de faire graver sur des tables d'airain placées devant
son mausolée, c'est ce que l'on a appelé depuis le Monument d'Ancyre (Monumentum
Ancyranum). Le voyageur érudit Busbecq en découvrit au seizième siècle
des fragments en Galatie, à Ancyre. D'autres continuèrent ces recherches,
Cosson, Paul Lucas, Tournefort, André Schott, Chishul. Enfin en 1861, à la
suite d'une exploration archéologique en Galatie, en Bithynie, faite par MM. G.
Perrot, Guillaume et Delbet (14), ce monument,
connu sous le nom de Testament politique d'Auguste, a été complété et
publié. L'empereur l'avait écrit à l'âge de soixante-seize ans. C'est un
résumé officiel plutôt que sincère des actes de sa vie. Il y rappelle les
honneurs dont il a été comblé, les pouvoirs qui lui ont été confiés, ses
victoires sur les citoyens et sur les peuples étrangers, ses largesses au
peuple, qui montèrent à des sommes incroyables, les jeux, les fêtes qu'il
donna, la restauration et la construction des temples, les réformes qu'il crut
avoir opérées dans les moeurs. « J'ai fait, dit-il, des lois nouvelles, j'ai
remis en honneur les exemples de nos aïeux, qui disparaissaient de nos mains,
et j'ai laissé moi-même des exemples dignes d'être suivis par nos
descendants. » Ses successeurs n'en profitèrent point. De toute son oeuvre il
ne resta debout que le pouvoir absolu, qui de sa nature se déprave sans cesse
et déprave.
Un autre contemporain de Tite-Live semble avoir conçu l'histoire d'une manière
plus philosophique. C'est Trogue Pompée (Trogus
Pompeius), gaulois d'origine, attaché au parti de Pompée et qui reçut de lui
le droit de cité. C'est à peu près tout ce que nous savons sur cet auteur.
Son ouvrage même a péri ; et l'on doit le regretter d'autant plus que cet
étranger a eu le premier l'idée d'une histoire universelle. Mais ce n'est pas
Rome qu'il avait choisie comme le centre où devaient aboutir les autres peuples
; c'était la Macédoine, telle que l'avaient faite les conquêtes d'Alexandre.
Le titre de cette vaste composition était : Historiae Philippicae et totius
mundi origines et terrae situs. Elle comprenait quarante-quatre livres. Dans
une introduction rapide, il traçait l'histoire des Asiatiques et des Grecs,
dès les temps les plus reculés ; il passait ensuite à la Macédoine et aux
royaumes d'Asie sortis de la conquête d'Alexandre. L'ethnographie et l'histoire
naturelle tenaient une place importante dans ce grand ouvrage. L'auteur avait
consulté les historiens grecs, Ctésias, Théopompe, et résumé dans un
ensemble, habilement composé, la science et l'érudition de ses devanciers.
Pline l'appelait auctor severissimus ; son style avait la simplicité et
la précision qui conviennent au genre historique. Trogue Pompée ne craignait
pas de blâmer les longues harangues de Tite-Live et de Salluste. Cet écrivain
si original est devenu la victime de l'abréviateur Justin. M. Junianus
Justinus (suivant d'autres Justinus Frontinus), qui vivait vers le milieu du
deuxième siècle de notre ère, réduisit en extraits l'oeuvre de Trogue
Pompée. Il retrancha tout ce qui n'était pas agréable à connaître, ou
nécessaire comme exemple (omissis his, quae nec cognoscendi voluptate
jucunda, nec exemplo erant necessaria), c'est-à-dire qu'il supprima à peu
près toute la partie géographique, négligea la chronologie, remplaça un
livre plein de science et de philosophie, par un résumé dépourvu de toute
valeur. Il fut cher aux écrivains ecclésiastiques, Jérôme, Augustin, Orose,
qui le citent avec respect comme une grande autorité. Il n'a survécu de Trogue
Pompée que des phrases reproduites et souvent écourtées par Justin. La
latinité est correcte, simple, mais on sent ça et là la main de
l'abréviateur.
Les historiens de la littérature latine mentionnent parmi les écrivains du
siècle d'Auguste un certain nombre d'auteurs, dont les ouvrages ont péri. Je
me borne à donner ici leurs noms. L. Fenestella écrivit des annales, dont rien
n'a survécu. On lui attribua longtemps un traité en deux livres, De
sacerdotiis et magistratibus Romanorum, qui est d'un florentin Frocchi qui
vivait vers 1450. C. Julius Hyginus, le commentateur de Virgile, affranchi
d'Auguste, grand érudit, grand archéologue, qui avait écrit comme Cornélius
Népos De vita rebusque virorum illustrium, un livre d'exemples (Exempla),
des traités sur les Dieux, les Pénates les familles Troyennes, etc. - Julius
Marathus, autre affranchi d'Auguste, qui écrivit l'histoire de ce prince ;
Verrius Flaccus, qui fut chargé de l'éducation des petits-fils d'Auguste,
composa sous le titre de Rerum memoria dignarum libri un ouvrage
historique assez étendu, Q. Vitellius Eulogius, affranchi de Vitellius, avait
écrit une généalogie de la famille de son maître. Le plus remarquable de ces
écrivains était sans doute Titus Labienus, que l'on appelait aussi Rabienus
(le rageur). Sénèque le Rhéteur parle avec admiration de ses histoires, dont
on ignore le titre. Il les lisait en public, mais en supprimant des passages
considérables, qui, disait-il, ne "seront lus qu'après ma mort" .
L'indépendance et la hardiesse de Labienus étaient excessives. Tibère fit
rendre un sénatus-consulte qui ordonnait la destruction de ses ouvrages par le
feu. Labienus se fit porter aussitôt dans le tombeau de sa famille, et le fit
fermer sur lui. Une ère nouvelle commence. Le gouvernement absolu va rendre
l'histoire impossible. Le siècle d'Auguste est fini.
III. Tite-Live
(Titus-Livius) vécut soixante-seize ans, de 695 à 771. Il put, tout jeune
homme, connaître Cicéron ; la plus grande partie de sa vie se passa sous le
principat d'Auguste ; il assista aux premières années de celui de Tibère,
mais il avait quitté Rome dès son avènement et s'était retiré dans sa ville
natale, à Padoue. C'était un honnête homme, que sa première éducation avait
préparé au rôle de citoyen, que son éloquence eût sans doute élevé aux
premières dignités d'un État libre, et qui ne voulut rien être par la grâce
du prince. La vie publique lui échappa juste au moment où il pouvait y entrer.
IL voulut cependant être et rester romain. Il y réussit, d'abord en acceptant
les charges qu'impose la qualité d'époux et de père (il se maria deux fois,
et éleva six enfants) ; ensuite, en consacrant toute sa vie et les rares
facultés qui étaient en lui, à la composition de l'histoire de son pays.
Auguste, ne pouvant en faire un courtisan, voulut paraître son ami. On rapporte
qu'il lui avait donné le surnom de Pompéien, et qu'il essayait de le
plaisanter sur sa fidélité à la cause du droit et de la légalité. On dit
même qu'il le chargea de l'éducation de son petit-fils, qui fut plus tard
l'empereur Claude. Il y a dans la vie de ce prince plus d'un acte inspiré par
de généreux sentiments : il est permis de croire que l'influence du maître,
bien qu'étouffée depuis par les vices du despotisme, n'y fut pas étrangère.
Tite-Live en effet est avant tout une âme droite, sincère, prompte à
l'enthousiasme. Le long commerce qu'il entretint avec les grands hommes de Rome
républicaine le maintint dans une région pure à une certaine hauteur, loin
des bassesses qu'il avait sous les yeux. Rien d'étonnant qu'il ait souvent
embelli, idéalisé les hommes et les choses du passé. Il n'était pas de ceux
qui immolaient aux pieds d'Auguste toutes les gloires de la patrie. Combien il
est regrettable que les débris seuls du vaste monument élevé par Tite-Live
soient parvenus jusqu'à nous !
Il avait lui-même désigné son ouvrage sous le nom d'Annales, sans doute par
un pieux souvenir des premiers écrivains nationaux qui avaient adopté et comme
consacré cette forme. Cet ouvrage embrassait une période de 744 années,
depuis la fondation de Rome jusqu'à la mort de Drusus, frère de Tibère. Il
était divisé en cent quarante-deux livres. Les copistes le distribuèrent de
bonne heure en décades, et c'est probablement une des causes qui contribuèrent
le plus à la perte d'une partie considérable de l'ouvrage. En effet, sur ces
cent quarante-deux livres nous n'en possédons que trente-cinq dans leur
intégrité : savoir, les dix premiers, qui renferment l'histoire de Rome
jusqu'à l'année 460 ; les vingt-cinq livres de vingt et un à quarante-cinq,
qui vont de l'année 536, commencement de la seconde guerre punique, jusqu'à
l'année 586, date de la soumission de la Macédoine. Des autres livres il ne
reste que des fragments ou des sommaires composés probablement par Florus. On
sait qu'un savant Allemand, Freinshemius, a essayé de combler les lacunes si
considérables du texte. Il paraît qu'au seizième siècle il existait encore
un manuscrit complet de Tite-Live, mais toutes les recherches faites n'ont
abouti qu'à la découverte de quelques fragments. C'est Sénèque le Rhéteur
qui nous a conservé le récit de la mort de Cicéron. Les hommes se sont
associés aux ravages du temps. Caligula, qui trouvait Tite-Live verbeux et
plein de négligences, détruisit plus d’un exemplaire du grand écrivain ; le
pape Grégoire le Grand en fit brûler un très grand nombre, parce qu'il s'y
trouvait une foule de superstitions païennes ( Quod multae in iis
superstitiones ethnicae traditae sint). Ainsi l'ensemble et les proportions
de ce grand ouvrage nous échappent. De plus nous ne possédons rien ou presque
rien de toute cette partie si importante qui renfermait l'histoire des guerres
civiles, la fin de la république, la première moitié du règne d'Auguste,
c'est-à-dire ce qu'il y avait évidemment de plus original et de plus
dramatique dans l'ouvrage. Pans la première partie en effet l'auteur,
rapportant des événements accomplis depuis plus de deux cents ans, n'était
qu'un simple narrateur ; dans la seconde il parlait en témoin oculaire. Il
était impossible qu'il n'eût pas pris parti dans la grande mêlée où périt
la liberté ; autrement que signifierait ce surnom de Pompéien ! Voilà quelles
étaient les dimensions de l'ouvrage. Quand il apparut, il frappa de respect les
contemporains et les étrangers eux-mêmes. On rapporte que des Gaulois et des
Espagnols vinrent du fond de leurs provinces pour voir Tite-Live et repartirent
aussitôt après l'avoir vu : ils avaient cherché dans Rome autre chose que
Rome elle-même, son historien. Tite-Live est, en effet, le premier et le seul
qui ait conçu et exécuté le vaste projet d'une histoire nationale complète.
Avant lui, des extraits, après lui, des résumés. Il se met à l'oeuvre après
la bataille d'Actium, à ce moment solennel où, le monde étant pacifié, la
grande unité de l'empire apparaît dans toute sa majesté. Les splendeurs du
triple triomphe d'Auguste, cette procession de peuples et de rois vaincus, les
fêtes, les jeux, les supplications et les sacrifices dans tous les temples, la
souveraineté de Rome rendue pour ainsi dire visible, les antiques prédictions
des oracles si manifestement accomplies ; toute cette gloire et toute cette
puissance qui avaient éveillé dans Virgile l'idée de son épopée et inspiré
à Horace quelques-uns de ses plus beaux vers, frappèrent l'imagination de
Tite-Live ; et il voulut lui aussi élever son monument à sa patrie, la
dominatrice du monde. Seulement les poètes ne voyaient qu'Auguste et
rapportaient tout à Auguste ; Tite-Live ne vit que Rome et ne sacrifia qu'à
cette divinité. Tel est l'esprit, disons mieux, telle est l'inspiration de
l'ouvrage. Voyons quels sont les principes de critique.
On pourrait croire que le patriotisme a aveugle l'historien et faussé l'oeuvre.
Il est certain que Tite-Live n'échappe pas toujours à ce reproche ; mais ses
erreurs sort pour ainsi dire involontaires, je dirais presque : inconscientes (15),
et d'ailleurs ne portent que sur des détails. Il est toujours appuyé sur des
autorités, mais il ne les contrôle pas toujours avec assez de rigueur, et
souvent se détermine par des raisons qui sont étrangères au véritable esprit
historique. M. Taine, dans son bel essai sur Tite-Live, a parfaitement mis en
lumière ce point intéressant ; peut-être a-t-il un peu trop accordé à
l'orateur au détriment de l'historien.
On sait quels étaient les matériaux réunis. L'histoire de Rome jusqu'à la
prise de la ville par les Gaulois, racontée par une foule d'annalistes, par les
poètes Naevius et Ennius, ne supporte pas l'examen d'une critique sévère.
Tite-Live lui-même reconnaît que bien des fables sont mêlées à un petit
nombre de vérités ; cependant il accepte les traditions, il raconte les
légendes. Il n'y a pas d'autre histoire des commencements de Rome que celle-là
; ce n'est pas à lui de la créer ; il est un rapporteur éloquent de ce qui a
été dit et écrit, non un chercheur de la vérité. Il ne choisit pas toujours
entre les divers récits d'un événement le plus probable et le plus
authentique, mais celui qui frappe le plus l'imagination, prête aux plus beaux
développements et satisfait la vanité nationale. C'est ainsi qu'il avait
raconté, si l'on en croit les sommaires attribués à Florus, l'histoire de
Régulus, mise en vers plus tard par le plagiaire Silius Italicus. Il emprunte
à Polybe la plus grande partie de son histoire des guerres puniques, et se
borne à dire de son modèle qu'il est haudquaquam spernendus auctor.
Quand il s'écarte de ce guide si sûr, c'est pour donner la préférence à tel
écrivain national, dépourvu d'autorité, mais plus admiratif. Il réunit
souvent des documents de provenance différente, et d'autorité fort inégale,
et en compose un ensemble qu'une judicieuse critique ne saurait accepter. "Nihil
haustum ex vano velim (16)", dit-il : et
cependant les sources auxquelles il puise sont rarement contrôlées avec soin.
De là des erreurs nombreuses dans la description des lieux, dans celle des
batailles et des opérations militaires, et même dans la peinture des
institutions politiques. On pourrait en donner d'après Lachmann une foule de
preuves. Il vaut mieux en expliquer l'origine et la cause.
Tite-Live n'est pas un politique ; il n'a jamais été ni chef d'armée, ni
homme d'État, ni administrateur. Il ne s'est point préparé à sa tâche
d'historien par une participation directe au gouvernement des affaires. Il sort
de l'école, non de la vie pratique. L'éducation politique lui fait défaut ;
mais il a beaucoup lu, et il a été de bonne heure exercé par les rhéteurs et
les philosophes à revêtir d'un beau langage, à décorer d'une certaine
philosophie tous les sujets. Voilà la méthode qu'il applique à l'histoire.
Par là il est le véritable héritier de Cicéron, qui ne l'eût pas écrite
autrement. Les détails techniques, les recherches sur tel point spécial de
politique, de tactique, d'administration, il s'en soucie médiocrement : rien
dans son éducation antérieure ne lui a donné le goût du savoir nécessaire
à l'historien. Il y supplée par l'imagination ; non qu'il substitue aux faits
ses inventions personnelles : c'est une âme droite et élevée ; mais il se
fait, comme il le dit lui-même, "un esprit antique", c'est-à-dire
qu'il voit les siècles primitifs de Rome comme on les voyait de son temps, et
les raconte comme lui seul pouvait les raconter. Il a l'enthousiasme du
patriotisme : Rome est réellement pour lui, comme pour Virgile, "la plus
belle des choses" (rerum pulcherrima Roma). De là une partialité
naïve : c'est l'entraînement de la passion qui le rend injuste contre Carthage
et Annibal, contre presque tous les ennemis de Rome, y compris ces pauvres
Grecs, adversaires bien peu dangereux cependant, et auxiliaires littéraires
bien précieux. Mais ce patriotisme est souvent aveugle. S'il échauffe
l'imagination de l'écrivain, il lui borne son horizon ; l'histoire n'est plus
une science, elle devient une province de l'art oratoire. Tite-Live admire ; il
loue, mais souvent sans comprendre et à tort. Rien de plus remarquable que
cette habile, patiente et opiniâtre politique du sénat, si bien analysée par
Montesquieu, ce plan lentement développé de conquête universelle : Tite-Live
mesure aux règles de la morale les combinaisons d'une politique froide et
profonde. Il croit avec Denys d'Halicarnasse que la domination du monde a été
accordée à Rome en récompense de ses vertus. Institutions, discipline,
calculs, intérêts, ces ressorts et ces mobiles puissants, tout cela est à
peine indiqué : nous avons en échange une galerie de portraits, des peintures
de caractères, un panorama de vertus, l'histoire dramatisée. Il se demande ce
qui serait arrivé si Alexandre fût venu en Italie. Il imagine une lutte
terrible du conquérant macédonien contre Rome. Alexandre eût été vaincu,
dit-il ; n'était-il pas ivrogne, orgueilleux, colère, débauché ? Les Romains
étaient des modèles de tempérance et d'égalité d'âme (17).
Quand il n'est pas injuste envers les peuples étrangers, il est méprisant.
"C'est un fardeau assez lourd, dit-il, de raconter les exploits de Rome,
sans m'embarrasses des guerres que se font entre eux les autres peuples."
Tout ce qui touche Rome, au contraires l'émeut et le passionne. Auguste
essayait de rendre la vie aux institutions et aux croyances religieuses que le
temps et le scepticisme avaient minés : Tite-Live: raconte avec un soin
minutieux tous les prodiges, tous les oracles anciens. Ses contemporains n'y
croient plus, et il le sait bien ; mais les grands hommes d'autrefois y ont cru,
ils ont consacré par des cérémonies publiques ces signes de l'intervention
céleste ; l'historien est obligé par un pieux scrupule à les consigner dam
son ouvrage (18). C'est ainsi qu'il reproduit la
physionomie vivante des temps anciens, tels que se les représentaient ses
contemporains, c'est-à-dire sous des couleurs fausses, mais éclatantes. Il a
le sentiment profond de la dignité de son oeuvre ; il la croit sincèrement
utile. L'histoire de sa patrie lui semble le meilleur et le plus éloquent cours
de morale. On y trouvera, dit-il, des exemples de toute sorte à imiter ou a
fuir. Pour lui, ce long ouvrage a été une consolation des misères présentes
; dans la société des nobles âmes de l'antiquité, il a pu oublier ce qui se
passait à côté de lui. Ce grand travail a été la nourriture, de, son coeur
tourmenté.
C'est cet esprit qui vivifie toutes les parties de l'oeuvre. Qu'on lise une
narration, un discours, un portrait, on sent l'homme dans l'historien, le
citoyen ému, tour à tour plein d'orgueil ou de tristesse. Tite-Live a revécu
pour ainsi dire les sept siècles qu'il raconte. Chacun des événements a
produit sur lui son impression ; il le rapporte non tel qu'il s'est passé
réellement, mais d'après l'émotion qu'il a ressentie lui-même. Il a revu ce
forum où retentissaient les véhémentes revendications des tribuns : il refait
leurs discours, mais tels qu'il les prononcerait lui-même si la vie publique
l'appelait à ses orages. Récits, discours, tout porte l'empreinte de la
personnalité même de l'auteur. Comme il connaît les conséquences des
événements qu'il rapporte, conséquences ignorées des acteurs, il se sert de
sa science pour donner une couleur plus éclatante à ses narrations et à ses
discours. Par là il introduit dans l'histoire un élément de plus, que
j'appellerais le pathétique d'intuition, et dont l'effet est tout puissant.
Qu'était-ce d'ailleurs que ces prodiges, ces réponses d'augures ou d'aruspices
qu'il a consignés avec tant de soin dans son livre, sinon un élément
dramatique merveilleux, qui donne aux hommes et aux événements je ne sais quoi
de plus imposant ?
Tite-Live a exercé une influence considérable sur la plupart des historiens
des temps modernes, comme Virgile sur les faiseurs d'épopée. La critique de
nos jours n'admet plus un tel modèle. Le style, l'éloquence, la mise en scène
ne sont plus les premières qualités d'un historien. Après les travaux des
Niebhur, des Michelet et des Mommsen, l'oeuvre de Tite-Live apparaît comme une
succession de scènes dramatiques admirablement traitées. C'est ainsi que les
contemporains d'Auguste comprenaient l'histoire. Les dix premiers livres n'ont
donc guère plus d'autorité que n'en auraient les Annales d'Ennius, si nous les
possédions. Le récit des guerres puniques est fait d'après Polybe. Mais nous
avons perdu les cent livres qui étaient évidemment la partie la plus sérieuse
et la plus originale de l'histoire. Il reste du moins le style. Quintilien
compare Tite-Live à Hérodote, avec lequel il n'a pas la moindre analogie.
L'historien latin n'a pas ce naturel exquis et ce pittoresque naïf ; mais sa
diction est plus imposante, plus variée, plus animée. Il a moins de
transparence que Cicéron ; mais souvent plus de relief. Mira facundia,
lactea ubertas, disait Quintilien, mira jucunditas in narrando :
voilà bien les qualités générales du style de Tite-Live, mais il serait
injuste de ne pas y ajouter l'énergie. C'est une des formes de l'éloquence. Il
y a bien peu de discours de Tite-Live, dans lesquels la passion ne crée des
expressions rapides, pleines de sens et de portée. Quant à l'accusation de
patavinité dirigée contre lui par Asinius Pollion, on se demande encore
aujourd'hui ce qu'elle signifie. Suivant les uns, elle faisait allusion à la
partialité de TiteLive pour les Padouans, ou bien à son pompéianisme ;
suivant d'autres, ce serait un défaut de style, des taches de provincialisme.
Avouons humblement que la patavinité de Tite-Live nous échappe, ou ayons le
courage de déclarer avec M. Daunou qu'Asinius Pollion n'a dit qu'une sottise :
on sait d'ailleurs, ajoute-t-il, qu'il en a débité beaucoup d'autres.
I - Préface.
Aurai-je lieu de
m'applaudir de ce que j'ai voulu raire, si j'entreprends d'écrire l'histoire du
peuple romain depuis son origine ? Je l'ignore ; et si je le savais, je
n'oserais le dire, surtout quand je considère combien les faits sont loin de
nous, combien ils sont connus, grâce à cette foule d'écrivains sans cesse
renaissants, qui se flattent, ou de le présenter avec plus de certitude, ou
d'effacer, par la supériorité de leur style, l'âpre simplicité de nos
premiers historiens.
Quoi qu'il en soit, j'aurai du moins le plaisir d'avoir aidé, pour ma part, à
perpétuer la mémoire des grandes choses accomplies par le premier peuple de la
terre ; et si, parmi tant d'écrivains, mon nom se trouve perdu, l'éclat et la
grandeur de ceux qui m'auront éclipsé serviront à me consoler.
C'est d'ailleurs un ouvrage immense que celui qui, embrassant une période de
plus de sept cents années, et prenant pour point de départ les plus faibles
commencements de Rome, la suit dans ses progrès jusqu'à cette dernière
époque où elle commence à plier sous le faix de sa propre grandeur. Je crains
encore que les origines de Rome et les temps les plus voisins de sa naissance
n'offrent que peu d'attraits à la plupart des lecteurs, impatients d'arriver à
ces derniers temps, où cette puissance, dès longtemps souveraine, tourne ses
forces contre elle-même. Pour moi, je tirerai de ce travail un grand avantage ;
celui de distraire un instant du spectacle des maux dont notre époque a été
si longtemps le témoin, mon esprit occupé tout entier de l'étude de cette
vieille histoire, et délivré de ces craintes qui, sans détourner un écrivain
de la vérité, ne laissent pas d'être pour lui une source d'inquiétudes.
Les faits qui ont précédé ou accompagné la fondation de Rome se présentent
embellis par les fictions de la poésie plutôt qu'appuyés sur le témoignage
irrécusable de l'histoire : je ne veux pas plus les affirmer que les contester.
On pardonne à l'antiquité cette intervention des dieux dans les choses
humaines, qui imprime à la naissance des villes un caractère plus auguste. Or,
s'il est permis à un peuple de rendre son origine plus sacrée, en la
rapportant aux dieux, certes c'est au peuple romain ; et quand il veut faire du
dieu Mars le père du fondateur de Rome et le sien, sa gloire dans les armes est
assez grande pour que l'univers le souffre, comme il a souffert sa domination.
Au reste, qu'on rejette ou qu'on accueille cette tradition, cela n'est pas à
mes yeux d'une grande importance. Mais ce qui importe, et doit occuper surtout
l'attention de chacun, c'est de connaître la vie et les moeurs des premiers
Romains, de savoir quels sont les hommes ; quels sont les arts qui, dans la paix
comme dans la guerre, ont fondé notre puissance et l'ont agrandie ; de suivre
enfin, par la pensée, l'affaiblissement insensible de la discipline et ce
premier relâchement dans les moeurs qui, bientôt entraînées sur une pente
tous les jours plus rapide, précipitèrent leur chute, jusqu'à ces derniers
temps, où le remède est devenu aussi insupportable que le mal. Le principal et
le plus salutaire avantage de l'histoire, c'est d'exposer à vos regards, dans
un cadre lumineux, des enseignements de toute nature qui semblent vous dire :
voici ce que tu dois faire dans ton intérêt, dans celui de la république ; ce
que tu dois éviter, car il y a honte à le concevoir, honte à l'accomplir.
Au reste, ou je m'abuse sur mon ouvrage, ou jamais république ne fut plus
grande, plus sainte, plus féconde en bons exemples, aucune n'est restée plus
longtemps formée au luxe et à la soif des richesses, plus longtemps fidèle au
culte de la tempérance et de la pauvreté, tant elle savait mesurer ses désirs
à sa fortune. Ce n’est que de nos jours que les richesses ont engendré
l'avarice, le débordement des plaisirs, et je ne sais quelle fureur de se
perdre et d'abîmer l'État avec soi dans le luxe et la débauche. Mais ces
plaintes ne blesseront que trop, peut-être, quand elles seront nécessaires ;
ne commençons donc pas par là ce grand ouvrage. Il conviendrait mieux, si
l'historien avait le privilège du poëte, de commencer sous les auspices des
dieux et des déesses, afin d'obtenir d'eux, à force de voeux et de prières,
l'heureux succès d'une si vaste entreprise.
II - Combat des Horaces et des Curiaces.
Le traité
conclu, les trois frères, de chaque côté, prennent leurs armes, suivant les
conventions. La voix de leurs concitoyens les anime. Les dieux de la patrie, la
patrie elle-même, tout ce qu'il y a de citoyens dans la ville et dans l'armée
ont les yeux fixés tantôt sur leurs armes, tantôt sur leurs bras. Enflammés
déjà par leur propre courage, et enivrés du bruit de tant de voix qui les
exhortaient, ils s'avancent entre les deux armées.
Celles-ci étaient rangées devant leur camp, à l'abri du péril, mais non pas
de la crainte. Car il s'agissait de l'empire, remis au courage et à la fortune
d'un si petit nombre de combattants. Tous ces esprits tendus et en suspens
attendent avec anxiété le commencement d'un spectacle si peu agréable à
voir. Le signal est donné. Les six champions s'élancent comme une armée en
bataille, les glaives en avant, portant dans leur coeur le courage de deux
grandes nations. Tous, indifférents à leur propre danger, n'ont devant les
yeux que le triomphe ou la servitude, et cet avenir de leur patrie, dont la
fortune sera ce qu'ils l'auront faite. Au premier choc de ces guerriers, au
premier cliquetis de leurs armes, dès qu'on vit étinceler les épées, une
horreur profonde saisit les spectateurs. De part et d'autre l'incertitude glace
la voix et suspend le souffle. Tout à coup les combattants se mêlent ; déjà
ce n'est plus le mouvement des corps, ce n'est plus l'agitation des armes, ni
les coups incertains, mais les blessures, mais le sang qui épouvantent les
regards. Des trois Romains, deux tombent morts l'un sur l'autre ; les trois
Albains sont blessés. A la chute des deux Horaces, l'armée albaine pousse des
cris de joie ; les Romains, déjà sans espoir, mais non sans inquiétude,
fixent des regards consternés sur le dernier Horace déjà enveloppé par les
trois Curiaces. Par un heureux hasard, il était sans blessures. Trop faible
contre ses trois ennemis réunis, mais d'autant plus redoutable pour chacun
d'eux en particulier, pour diviser leur attaque il prend la fuite ; persuadé
qu'ils le suivront selon le degré d'ardeur que leur permettront leurs
blessures. Déjà il s'était éloigné quelque peu du lieu du combat, lorsque,
tournant la tête, il voit en effet ses adversaires le poursuivre à des
distances très inégales, et un seul le serrer d'assez près. Il se retourne
brusquement et fond sur lui avec furie. L'armée albaine appelle les Curiaces au
secours de leur frère ; mais, déjà vainqueur, Horace vole à un second
combat. Alors un cri, tel qu'en arrache une joie inespérée, part du milieu de
l'armée romaine ; le guerrier s'anime à ce cri, il précipite le combat, et,
sans donner au troisième Curiace le temps d'approcher de lui, il achève le
second. Ils restaient deux seulement, égaux par les chances du combat, mais non
par la confiance ni par les forces. L'un, sans blessure et fier d'une double
victoire, marche avec assurance à un troisième combat ; l'autre, épuisé par
sa blessure, épuisé par sa course, se traînant à peine, et vaincu d'avance
par la mort de ses frères, tend la gorge au glaive du vainqueur. Ce ne fut pas
même un combat. Transporté de joie, le Romain s'écrie : "Je viens d'en
immoler deux aux mânes de mes frères ; celui-ci c'est à la cause de cette
guerre, c'est afin que Rome commande aux Albains que je le sacrifie."
Curiace soutenait à peine ses armes. Horace lui plonge son épée dans la
gorge, le renverse et le dépouille. Les Romains accueillent le vainqueur et
l'entourent en triomphe, d'autant plus joyeux qu'ils avaient été plus près de
craindre. Chacun des deux peuples s'occupe ensuite d'ensevelir ses morts, mais
avec des sentiments bien différents. L'un conquérait l'empire, l'autre passait
sous la domination étrangère. On voit encore les tombeaux de ces guerriers à
la place où chacun d'eux est tombé ; les deux Romains ensemble, et plus près
d'Albe ; les trois Albains du côté de Rome, à quelque distance les uns des
autres, suivant qu'ils avaient combattu.
III - Brutus après la mort de Lucrèce.
Tandis qu'ils
s'abandonnent à la douleur, Brutus retire de la blessure le fer tout
dégouttant de sang, et, le tenant levé : "Je jure, dit-il, et vous prends
à témoin, ô dieux ! par ce sang, si pur avant l'outrage qu'il a reçu de
l'odieux fils des rois, je jure de poursuivre par le fer et par le feu, par tous
les moyens qui seront en mon pouvoir, l'orgueilleux Tarquin, sa femme criminelle
et toute sa race, et de ne plus souffrir de rois à Rome, ni eux ni aucun
autre." Il passe ensuite le fer à Collatin, puis à Lucrétius et à
Valérius, étonnés de ce prodigieux changement chez un homme qu'ils
regardaient comme un insensé. Ils répètent le serment qu'il leur a prescrit,
et, passant tout à coup de la douleur à tous les sentiments de la vengeance,
ils suivent Brutus, qui déjà les appelait à la destruction de la royauté.
Ils transportent sur la place publique le corps de Lucrèce, et ce spectacle
extraordinaire excite, comme ils s'y attendaient, une horreur universelle. Le
peuple maudit l'exécrable violence de Sextus ; il est ému par la douleur du
père, par Brutus, lequel, condamnant ces larmes et ces plaintes inutiles,
propose le seul avis digne d'être entendu par des hommes, par des Romains,
celui de prendre les armes contre des princes qui les traitent en ennemis. Les
plus braves se présentent spontanément tout armés ; le reste suit bientôt
leur exemple. On en laisse la moitié à Collatie pour la défense de la ville,
et pour empêcher que la nouvelle de ce mouvement ne parvienne aux oreilles du
roi ; l'autre moitié marche vers Rome sur les pas de Brutus. A leur arrivée,
et partout où cette multitude en armes s'avance, on s'effraye, on s'agite ;
mais, lorsqu'on les voit guidés par les premiers citoyens de l'État, on se
rassure sur leurs projets, quels qu'ils soient. L'atrocité du crime ne
produisit pas moins d'effet à Rome qu'à Collatie. De toutes les parties de la
ville, on accourt au Forum, et la voix du héraut rassemble le peuple autour du
tribun des Célères.
Brutus était alors revêtu de cette dignité. Il harangue le peuple, et sa
parole est loin de se ressentir de cette simplicité d'esprit qu'il avait
affectée jusqu'à ce jour. Il raconte la passion brutale de Sextius Tarquin, et
la violence infâme qu'il a exercée sur Lucrèce ; la mort déplorable de cette
femme, et la douleur de Tricipitinus, qui perdait sa fille, et s'affligeait de
cette perte moins encore que de l'indigne cause qui l'avait provoquée. Il peint
1e despotisme orgueilleux de Tarquin, les travaux et les misères du peuple, de
ce peuple plongé dans des fosses, dans des cloaques immondes qu'il lui faut
épuiser ; il montre ces Romains, vainqueurs de toutes les nations voisines,
transformés en ouvriers et en maçons. Il rappelle les horreurs de l'assassinat
de Servius, et cette fille impie faisant passer son char sur le corps de son
père ; puis il invoque les dieux vengeurs des parricides. De pareils forfaits
et d'autres plus atroces sans doute, qu'il n'est pas facile à l'historien de
retracer avec la même force que ceux qui en ont été témoins, enflamment la
multitude. Entraînée par l'orateur, elle prononce la déchéance du roi, et
condamne à l'exil Tarquin, sa femme et ses enfants.
IV - Discours de Canuléius.
"Déjà,
Romains, j'ai souvent eu l'occasion de remarquer à quel point vous méprisaient
les patriciens, et combien ils vous jugeaient indignes de vivre avec eux dans la
même ville, entre les mêmes murailles. Mais je n'en ai jamais été plus
frappé qu'aujourd'hui, en voyant avec quelle fureur ils s'élèvent contre nos
propositions. Et cependant, à quoi tendent-elles qu'à leur rappeler que nous
sommes leurs concitoyens, et que, si nous n'avons pas les mêmes richesses, nous
habitons du moins la même patrie ? Par la première, nous demandons la liberté
du mariage, laquelle s'accorde aux peuples voisins et aux étrangers : nous
mêmes nous avons accordé le droit de cité, bien plus considérable que le
mariage, à des ennemis vaincus. L'autre proposition n'a rien de nouveau ; nous
ne faisons que redemander et réclamer un droit qui appartient au peuple, le
droit de confier les honneurs à ceux à qui il lui plaît. Y a-t-il de quoi
bouleverser le ciel et la terre ? de quoi se jeter sur toi, comme ils l'ont
presque fait tout à l'heure dans le sénat ? de quoi annoncer qu'ils
emploieront la force, qu'ils violeront une magistrature sainte et sacrée ? Eh
quoi ! si l'on donne au peuple romain la liberté des suffrages, afin qu'il
puisse confier à qui il voudra la dignité consulaire ; et si l'on n'ôte pas
l'espoir de parvenir à cet honneur suprême à un plébéien qui en sera digne,
cette ville ne pourra subsister ! C'en est fait de l'empire ! et parier d'un
consul plébéien, c'est presque dire qu'un esclave, qu'un affranchi pourra le
devenir !
Ne sentez-vous pas dans quelle humiliation vous vivez ? Ils vous empêcheraient,
s'ils le pouvaient, de partager avec eux la lumière. Ils s'indignent que vous
respiriez, que vous parliez, que vous ayez figure humaine. Ils vont même, que
les dieux me pardonnent, jusqu'à appeler sacrilège la nomination d'un consul
plébéien. Je vous en atteste ! Si les fastes de la république, si les
registres des pontifes ne nous sont pas ouverts, ignorons-nous pour cela ce que
pas un étranger n'ignore ? Les consuls n'ont-ils pas remplacé les rois ?
n'ont-ils pas obtenu les mêmes droits, la même majesté ? Croyez-vous que nous
n'ayons jamais entendu dire que Numa Pompilius, qui n'était ni patricien ni
même citoyen romain, fut appelé du fond de la Sabine, par l'ordre du peuple,
sur la proposition du sénat, pour régner sur Rome ? Que, plus tard, L.
Tarquinius, qui n'appartenait ni à cette ville ni même à l'Italie, et qui
était fils de Démarate de Corinthe, transplanté de Tarquinies, fut fait roi
du vivant des fils d'Ancus ? Qu'après lui Servius Tullius, fils d'une captive
de Corniculum, S. Tullius, né d'un père inconnu et d'une mère esclave,
parvint au trône sans autre titre que son intelligence et ses vertus ?
Parlerai-je de T. Tatius le Sabin, que Romulus lui-même, fondateur de notre
ville, admit à partager son trône ? Ainsi, c'est en n'excluant aucune classe
où brillait le mérite, que l'empire romain s'est agrandi. Rougissez donc
d'avoir un consul plébéien, quand vos ancêtres n'ont pas dédaigné d'avoir
des étrangers pour rois ; quand, après même l'expulsion des rois, notre ville
n'a pas été fermée au mérite étranger. En effet, n'est-ce pas après
l'expulsion des rois que la famille Claudia a été reçue non seulement parmi
les citoyens, mais encore au rang des patriciens ? Ainsi, d'un étranger on
pourra faire un patricien, puis un consul ; et un citoyen de Rome, s'il est né
dans le peuple, devra renoncer à l'espoir d'arriver au consulat ! Cependant
croyons-nous qu'il ne puisse sortir des rangs populaires un homme de courage et
de coeur, habile dans la paix et dans la guerre, qui ressemble à Numa, à L.
Tarquinius, à Servius Tullius ? ou, si cet homme existe, pourquoi ne pas
permettre qu'il porte la main au gouvernail de l'État ? Voulons-nous que nos
consuls ressemblent aux décemvirs, les plus odieux des mortels, qui tous alors
étaient patriciens, plutôt qu'aux meilleurs des rois, qui furent des hommes
nouveaux ?
Mais, dira-t-on, jamais depuis l'expulsion des rois un plébéien n'a obtenu le
consulat. Que s'ensuit-il ? Est-il défendu d'innover ? et ce qui ne s'est
jamais fait (bien des choses sont encore à faire cher, un peuple nouveau)
doit-il, malgré l'utilité, ne se faire lamais ? Nous n'avions, sous le règne
de Romulus, ni pontifes ni augures : ils furent institués par Numa Pompilius.
Il n'y avait à Rome ni cens ni distribution par centuries et par classes :
Serv. Tullius les établit. Il n'y avait jamais eu de consuls : les rois une
fois chassés, on en créa. On ne connaissait ni le nom ni l'autorité de
dictateur : nos pères y pourvurent. Il n'y avait ni tribuns du peuple, ni
édiles ni questeurs : on institua ces fonctions. Dans l'espace de dix ans, nous
avons créé les décemvirs pour rédiger nos lois, et nous les avons abolis.
Qui doute que dans la ville éternelle, qui est destinée à s'agrandir sans
fin, on ne doive établir de nouveaux pouvoirs, de nouveaux sacerdoces, de
nouveaux droits des nations et des hommes ? Cette prohibition des mariages entre
patriciens et plébéiens, ne sont-ce pas ces misérables décemvirs qui l'ont
eux-mêmes imaginée dans ces derniers temps, pour faire affront au peuple ? Y
a-t-il une injure plus grave, plus cruelle, que de juger indigne du mariage une
partie des citoyens, comme s'ils étaient entachés de quelque souillure ?
n'est-ce pas souffrir dans l'enceinte même de la ville une sorte d'exil et de
déportation ? Ils se défendent d'unions et d'alliances avec nous ; ils
craignent que leur sang ne se mêle avec le nôtre. Eh bien ! si ce mélange
souille votre noblesse que la plupart, originaires d'Albe ou de Sabine, vous ne
devez ni au sang ni à la naissance, mais au choix des rois d'abord, et ensuite
à celui du peuple qui nous a élevés au rang de patriciens ; il fallait en
conserver la pureté par des mesures privées ; il fallait ne pas choisir vos
femmes dans la classe du peuple, et ne pas souffrir que vos filles, que vos
soeurs choisissent leurs époux en dehors des patriciens. Jamais plébéien
n'eût fait violence à une jeune patricienne : de pareils caprices ne siéent
qu'aux patriciens ; et jamais personne ne vous eût contraints à des unions
auxquelles vous n'auriez pas consenti. Mais les prohiber par une loi, mais
défendre les mariages entre patriciens et plébéiens, c'est un outrage pour le
peuple : ce serait aussi bien d'interdire les mariages entre les riches et les
pauvres. Jusqu'ici on a toujours laissé au libre arbitre des particuliers le
choix de la maison où une femme devait entrer par mariage, de celle où un
homme devait prendre une épouse, et vous, vous l'enchaînez dans les liens
d'une loi orgueilleuse, pour diviser les citoyens, et faire deux États d'un
seul. Pourquoi ne décrétez-vous pas également qu'un plébéien ne pourra
demeurer dans le voisinage d'un patricien, ni marcher dans le même chemin, ni
s'asseoir à la même table, ni se montrer sur le même forum ? N'est-ce pas la
même chose que de défendre l'alliance d'un patricien avec une plébéienne,
d'un plébéien avec une patricienne ? Qu'y aurait-il de changé au droit,
puisque les enfants suivent l'état de leur père ?
Tout ce que nous demandons par là, c'est que vous nous admettiez au nombre des
hommes et des citoyens ; et, à moins que notre abaissement et notre ignominie
ne soient ; pour vous un plaisir, vous n'avez pas de raison pour vous y opposer.
Mais enfin, est-ce à vous ou au peuple romain qu'appartient l'autorité
suprême ? A-t-on chassé les rois pour fonder votre domination, ou pour
établir l'égalité de tous ? Il doit être permis au peuple de porter, quand
il lui plaît, une loi. Sitôt que nous lui avons soumis une proposition,
viendrez-vous toujours, pour le punir, ordonner des levées ? Au moment où moi,
tribun, j'appellerai les tribus au suffrage, toi, consul, tu forceras la
jeunesse à prêter serment, tu la traîneras dans les camps, tu menaceras le
peuple, tu menaceras le tribun !
En effet, n'avons-nous pas déjà éprouvé deux fois ce que peuvent ces menaces
contre l'union du peuple ? Mais c'est sans doute par indulgence, que vous vous
êtes abstenus d'en venir aux mains ! Non ! s'il n'y a pas eu de prise d'armes,
n'est-ce pas que le parti le plus fort a été aussi le plus modéré ? Et
aujourd'hui encore, il n'y aura pas de lutte, Romains, ils tenteront toujours
votre courage, et ne mettront jamais vos forces à l'épreuve. Ainsi, consuls,
que cette guerre soit feinte ou sérieuse, le peuple est prêt à vous y suivre,
si, en permettant les mariages, vous rétablissez ainsi dans Rome l'unité ;
s'il lui est permis de s'unir, de se joindre, de se mêler à vous par des liens
de famille ; si l'espoir, si l'accès aux honneurs cessent d'être interdits au
mérite et au courage ; si nous sommes admis à prendre rang dans la république
; si, comme le veut une liberté égale, il nous est accordé d'obéir et de
commander tour à tour par les magistratures annuelles. Si ces conditions vous
répugnent, parlez, parlez de guerre tant qu'il vous plaira ; personne ne
donnera son nom, personne ne prendra les armes, personne ne voudra combattre
pour des maîtres superbes qui ne veulent nous admettre ni à partager avec eux
les honneurs, ni à entrer dans leurs familles."
V - Prise de Rome par les Gaulois.
Les douleurs
privées se turent devant la terreur générale, quand on annonça l'arrivée de
l'ennemi ; et bientôt l'on entendit les hurlements, les chants discordants des
Barbares qui erraient par troupes autour des remparts. Pendant tout le temps qui
s'écoula depuis lors, les esprits demeurèrent en suspens ; d'abord, à leur
arrivée, on craignit de les voir d'un moment à l'autre se précipiter sur la
ville, car si tel n'eût pas été leur dessein, ils se seraient arrêtés sur
les bords de l'Allia ; puis au coucher du soleil ; comme il ne restait que peu
de jours, on pensa que l'attaque aurait lieu avant la nuit ; et, ensuite, que le
projet était remis à la nuit même pour répandre plus de terreur. Enfin, à
l'approche du jour, tous les coeurs étaient glacés d'effroi ; et cette crainte
sans intervalle fut suivie de l'affreuse réalité, quand les enseignes
menaçantes des Barbares se présentèrent aux portes.
Cependant il s'en fallut de beaucoup que cette nuit et le jour suivant Rome se
montrât la même que sur l'Allia, où ses troupes avaient fui si lâchement. En
effet, comme on ne pouvait pas se flatter avec un si petit nombre de soldats de
défendre la ville, on prit le parti de faire monter dans la citadelle et au
Capitole, outre les femmes et les enfants, la jeunesse en état de porter les
armes et l'élite du sénat ; et, après y avoir réuni tout ce qu'on pourrait
amasser d'armes et de vivres, de défendre de ce poste fortifié, les dieux, les
hommes et le nom romain. Le flamine et les prêtresses de Vesta emportèrent
loin du meurtre, loin de l'incendie, les objets du culte public, qu'on ne devait
point abandonner tant qu'il resterait un Romain pour en accomplir les rites. Si
la citadelle, si le Capitole, séjour des dieux, si le sénat, cette tête des
conseils de la république, si la jeunesse en état de porter les armes venaient
à échapper à cette catastrophe imminente, on pourrait se consoler de la perte
des vieillards qu'on laissait dans la ville abandonnés à la mort. Et pour que
la multitude se soumît avec moins de regret, les vieux triomphateurs, les vieux
consulaires déclarèrent leur intention de mourir avec les autres, ne voulant
point que leurs corps, incapables de porter les armes et de servir la patrie,
aggravassent le dénuement de ses défenseurs.
Ainsi se consolaient entre eux les vieillards destinés à la mort. Ensuite ils
adressent des encouragements à la jeunesse, qu'ils accompagnent jusqu'au
Capitole et à la citadelle, en recommandant à son courage et à sa vigueur la
fortune, quelle qu'elle dût être, d'une cité victorieuse pendant trois cent
soixante ans dans toutes ses guerres. Mais au moment où ces jeunes gens, qui
emportaient avec eux tout l'espoir et toutes les ressources de Rome, se
séparèrent de ceux qui avaient résolu de ne point survivre à sa ruine, la
douleur de cette séparation, déjà par elle-même si triste, fut encore accrue
par les pleurs et l'anxiété des femmes, qui, courant incertaines tantôt vers
les uns, tantôt vers les autres, demandaient à leurs maris et à leurs fils à
quel destin ils les abandonnaient. Ce fut le dernier trait à ce tableau des
misères humaines. Cependant une grande partie d'entre elles suivirent dans la
citadelle ceux qui leur étaient chers, sans que personne les empêchât ou les
rappelât, car cette précaution, qui aurait eu pour les assiégés l'avantage
de diminuer le nombre des bouches inutiles, semblait trop inhumaine. Le reste de
la multitude, composé surtout de plébéiens, qu'une colline si étroite ne
pouvait contenir, et qu'il était impossible de nourrir avec d'aussi faibles
provisions, sortant en masse de la ville, gagna le Janicule ; de là, les uns se
répandirent dans les campagnes, les autres se sauvèrent vers les villes
voisines sans chefs, sans accord, ne suivant chacun que son espérance et sa
pensée personnelle, alors qu'il n'y avait plus ni pensée ni espérance
commune. Cependant le flamine de Quirinus et les vierges de Vesta, oubliant tout
intérêt privé, ne pouvant emporter tous les objets du culte public,
examinaient ceux qu'elles emporteraient, ceux qu'elles laisseraient et à quel
endroit elles en confieraient le dépôt : le mieux leur paraît de les enfermer
dans de petits tonneaux qu'elles enfouissent dans une chapelle voisine de la
demeure du flamine de Quirinus, lieu où même aujourd'hui on ne peut cracher
sans profanation : pour le reste elles se partagent le fardeau, et prennent la
route qui, par le pont de bois, conduit au Janicule. Comme elles en gravissaient
la pente, elles furent aperçues par L. Albinus, plébéien qui sortait de Rome
avec la foule des bouches inutiles, conduisant sur un chariot sa femme et ses
enfants. Cet homme, faisant même alors la différence des choses divines et des
choses humaines, trouva irréligieux que les pontifes de Rome portassent à pied
les objets du culte public, tandis qu'on le voyait lui et les siens dans un
chariot. Il fit descendre sa femme et ses enfants, monter à leur place les
vierges et les choses saintes, et les conduisit jusqu'à Céré, où elles
avaient dessein de se rendre.
Cependant à Rome, toutes les précautions une fois prises, autant que possible
pour la défense de la citadelle, les vieillards rentrés dans leurs maisons
attendaient, résignés à la mort, l'arrivée de l'ennemi ; et ceux qui avaient
rempli des magistratures curules, voulant mourir dans les insignes de leur
fortune passée, de leurs honneurs et de leur courage, revêtirent la robe
solennelle que portaient les chefs des cérémonies religieuses ou les
triomphateurs, et se placèrent au milieu de leurs maisons, sur leurs sièges
d'ivoire. Quelques-uns mêmes rapportent que, par une formule que leur dicta le
grand pontife L. Fabius, ils se dévouèrent pour la patrie et pour les Romains
enfants de Quirinus. Pour les Gaulois, comme l'intervalle d'une nuit avait
calmé chez eux l'irritation du combat, que nulle part on ne leur avait disputé
la victoire, et qu'alors ils ne prenaient point Rome d'assaut et par force, ils
y entrèrent le lendemain sans colère, sans emportement, par la porte Colline
laissée ouverte, et arrivèrent au Forum, promenant leurs regards sur les
temples des dieux et la citadelle qui, seule, présentait quelque appareil de
guerre. Puis, avant laissé près de la forteresse un détachement nombreux pour
veiller à ce qu'on ne fit point de sortie pendant leur dispersion, ils se
répandent pour piller dans les rues où ils ne rencontrent personne : les uns
se précipitent en foule dans les premières maisons, les autres courent vers
les plus éloignées, les croyant encore intactes et remplies de butin. Mais
bientôt, effrayés de cette solitude, craignant que l'ennemi ne leur tendit
quelque piège pendant qu'ils erraient çà et là, ils revenaient par troupes
au Forum et dans les lieux environnants.
Là, trouvant les maisons des plébéiens fermées avec soin, et les cours
intérieures des maisons patriciennes tout ouvertes, ils hésitaient encore plus
à mettre le pied dans celles-ci qu'à entrer de force dans les autres. Ils
éprouvaient une sorte de respect religieux à l'aspect de ces nobles vieillards
qui, assis sous le vestibule de leur maison, semblaient à leur costume et à
leur attitude, où il y avait je ne sais quoi d'auguste qu'on ne trouve point
chez des hommes, ainsi que par la gravité empreinte sur leur front et dans tous
leurs traits, représenter la majesté des dieux. Les Barbares demeuraient
debout à les contempler comme des statues ; mais l'un d'eux s'étant, dit-on,
avisé de passer doucement la main sur la barbe de M. Papirius qui la portait
fort longue, celui-ci frappa de son bâton d'ivoire la tête du Gaulois, dont il
excita le courroux : ce fut par lui que commença le carnage, et presque
aussitôt tous les autres furent égorgés sur leurs chaises curules. Les
sénateurs massacrés, on n'épargna plus rien de ce qui respirait ; on pilla
les maisons, et, après les avoir dévastées, on les incendia.
VI - Manlius condamne son fils à mort.
Au nombre des
préfets de la cavalerie envoyés pour faire des reconnaissances dans tous les
sens, se trouva T. Manlius, fils du consul, qui, avec sa troupe, dépassa le
camp des ennemis, de telle sorte qu'il était à peine à une portée de trait
du premier poste. C'étaient des cavaliers tusculans qui le composaient ; ils
étaient commandés par Géminus Métius, distingué chez les siens par sa
naissance et par sa valeur. Cet officier n'eut pas plutôt aperçu les cavaliers
romains et reconnu parmi eux et à leur tête le fils du consul (car ils se
connaissaient tous, surtout entre personnages de marque) qu'il leur cria : «
Est-ce donc avec un seul escadron que vous autres, Romains, venez faire la
guerre aux Latins et à leurs alliés ? Que vont faire pendant ce temps-là vos
consuls et vos deux armées consulaires ? » Ils viendront au moment convenable,
dit Manlius ; et, avec eux, viendra aussi Jupiter, témoin des traités que vous
avez violés, lui qui a bien plus de force et de puissance. Si au lac Régille
nous avons combattu de manière à vous en rassasier, ici nous tâcherons de
vous faire passer l'envie d'avoir affaire à nous. » A ces mots, Géminus, se
portant à cheval un peu en avant des siens : « Eh bien, veux-tu, lui
crie-t-il, en attendant le jour ont vos armées déploieront de si grands
efforts, veux-tu te mesurer avec moi, afin que par le résultat d'une lutte
entre nous on puisse voir dès ce moment combien le cavalier latin l'emporte sur
le romain ? » L'âme fière du jeune homme fut vivement émue : soit colère,
soit honte de refuser le combat, soit force invincible de la destinée, il
oublie l'autorité de son père et l'édit des consuls, il se précipite en
aveugle à un combat où il importait si peu qu'il fût vainqueur ou vaincu.
Les autres cavaliers se rangent comme pour assister à un spectacle, et, dans
l'espace resté libre, les deux champions poussent leurs chevaux l'un contre
l'autre, et s'attaquent la lance à la main. La lance de Manlius glisse sur le
casque de son adversaire, celle de Métius effleure le cou du cheval de Manlius.
Alors ils font faire demi-tour à leurs chevaux ; Manlius, le premier, se dresse
pour frapper un second coup, et plante sa javeline entre les oreilles du cheval
de son ennemi : l'animal, se sentant blessé, se cabre en secouant violemment la
tête et renverse son cavalier ; au moment où celui-ci, s'appuyant sur sa lance
et son bouclier, se relève de sa lourde chute, Manlius lui enfonce son fer dans
la gorge, lui traverse les côtes, et le cloue à terre. Il recueille alors les
dépouilles de son ennemi, revient au milieu des siens, et, avec sa troupe toute
triomphante de joie, il rentre dans le camp, et de là se dirige vers la tente
de sen père, sans penser à ce qu'il a fait et à ce qui peut en résulter,
sans réfléchir s'il a mérité des éloges ou le supplice. " C'est afin,
dit-il, de bien persuader à tous que je suis sorti de ton sang, ô mon père,
que je t'apporte ces dépouilles d'un cavalier qui m'a défié et que j'ai tué.
A peine le consul eut-il entendu son fils que, détournant de lui ses regards,
il fit sonner la trompette pour convoquer l'armée. Dès que l'assemblée fut
assez nombreuse, "puisque, lui dit-il, sans respect pour l'autorité
consulaire et la majesté paternelle, tu as, contre notre défense et hors des
rangs, combattu un ennemi ; puisque, autant qu'il a été en toi, tu as enfreint
la discipline militaire qui, jusqu'à ce jour, a été la sauvegarde de Rome, et
que tu m'as réduit à la nécessité de perdre le souvenir ou de la
république, ou de moi-même et des miens ; portons la peine de notre crime,
plutôt que de faire expier, par les plus grands dommages, nos fautes à la
république. C'est un exemple à donner bien triste pour nous, mais qui sera
salutaire pour la jeunesse à venir. Il est vrai que ma tendresse naturelle pour
mes enfants, et aussi cette première preuve de ta valeur, qu'a égarée une
vaine image de gloire, me touchent en ta faveur ; mais comme ta mort va
sanctionner les ordres consulaires ou ton impunité les abroger à jamais, tu ne
refuseras pas, je le pense, pour peu que tu aies de mon sang dans les veines, de
rétablir par ton supplice la discipline militaire renversée par ta faute. -
Allons, licteur, attache-le au poteau." Cet ordre affreux jeta la
consternation dans toute l'armée ; chacun crut voir la hache levée sur sa
tête, et ce fut par crainte bien plus que par retenue que tous restèrent
immobiles. Aussi, lorsqu'après quelques instants d'un énorme silence, la vue
de cette tête qui tombait et de ce sang qui jaillissait fit sortir cette foule
de sa stupeur, elle donna un libre cours à ses plaintes et à ses cris de
douleur, n'épargnant ni les regrets amers ni les imprécations. Le cadavre du
jeune homme fut couvert des dépouilles de l'ennemi qu'il avait tué, et, avec
tout l'appareil qu'on put mettre à une solennité militaire, il fut brûlé sur
un bûcher construit hors des retranchements. La sentence portée par Manlius ne
dut pas être un objet d'horreur pour son siècle seulement ; elle doit encore
laisser un douloureux souvenir à la postérité.
VII - Portrait d'Annibal.
Envoyé en Espagne, Annibal, dès son arrivée, attira sur lui les regards de toute l'armée. Les vieux soldats crurent revoir Amilcar dans sa jeunesse : c'était dans le visage la même expression d'énergie, le même feu dans le regard, la même physionomie, les mêmes traits. Bientôt il n'eut aucun besoin du souvenir de son père pour se concilier la faveur. Jamais esprit ne fut plus propre à deux choses bien opposées, obéir et commander ; aussi eût-il été difficile de décider qui le chérissait davantage du général ou de l'armée. Asdrubal ne cherchait point d'autres chefs, quand il s'agissait d'un coup de vigueur et d'intrépidité ; et sous nul autre les soldats ne montraient plus de confiance ou de courage. D'une audace incroyable pour affronter le danger, il gardait dans le péril une merveilleuse prudence. Nul travail ne fatiguait son corps, n'abattait son esprit. Il supportait également le froid et le chaud. Pour le boire et le manger, il consultait les besoins de la nature, et jamais le plaisir. Ses veilles, son sommeil n'étaient pas réglés par le jour et la nuit. Le temps qui lui restait après les affaires, il le donnait au repos, qu'il ne cherchait du reste ni dans la mollesse de la couche, ni dans le silence. Souvent on le vit couvert d'une casaque de soldat, étendu sur la terre, entre les sentinelles et les corps de garde. Son vêtement ne se distinguait en rien de celui de ses égaux ; il n'y avait que ses armes et ses chevaux qui se faisaient remarquer. Le meilleur à la fois des cavaliers et des fantassins, il allait le premier au combat et se retirait le dernier. Tant de grandes qualités étaient accompagnées de vices non moins grands : une cruauté féroce, une perfidie plus que punique, nulle franchise, nulle pudeur, nulle crainte dés dieux, nul respect pour la foi du serment, nulle religion. Avec ce mélange de vertu et des vices, il servit trois ans sous Asdrubal, sans rien négliger de ce que devait faire ou voir un homme destiné à être un grand capitaine.
VIII - Discours de Vibius Virius.
Tous étaient
d'avis d'envoyer des ambassadeurs aux généraux romains, lorsque Vibius Virius,
dont les conseils avaient décidé la révolte contre Rome, interpellé à son
tour, soutient d'abord :
Que ceux qui parlent d'ambassade, de paix, de soumission, ont oublié ce qu'ils
eussent fait eux-mêmes s'ils avaient eu les Romains en leur pouvoir, et ce
qu'ils doivent en attendre. Eh quoi ! ajoute-t-il, croyez-vous qu'en nous
rendant aujourd'hui, nous serions traités comme dans le temps où, pour obtenir
leur secours contre les Samnites, nous leur avons livré nos personnes et nos
biens ? Avez-vous déjà oublié à quelle époque et dans quelles circonstances
nous avons renoncé à l'alliance des Romains ? Comment, dans notre révolte, au
lieu de renvoyer leur garnison, nous l'avons fait périr au milieu des tourments
et des outrages ? Combien de fois et avec quel acharnement nous nous sommes
jetés sur eux pendant le siège, nous avons attaqué leur camp, et appelé
Annibal pour les écraser ? Comment, enfin, nous l'avons tout récemment pressé
de quitter ce pays pour aller assiéger Rome ? Rappelez-vous aussi avec quelle
animosité ils ont eux-mêmes agi contre nous ; et, par là, jugez de ce que
vous devez en attendre.
Lorsqu'ils avaient en Italie un ennemi étranger, et que cet ennemi était
Annibal ; lorsque la guerre avait mis tout en feu dans leur empire, oubliant
tous leurs ennemis, oubliant Annibal lui-même, c'est au siège de Capoue qu'ils
ont envoyé les deux consuls et les deux armées consulaires. Depuis près de
deux ans, ils nous tiennent investis et enfermés dans nos murs, où ils nous
épuisent par la faim, exposés, comme nous, aux plus grands périls et
supportant des fatigues extrêmes, souvent massacrés autour de leurs
retranchements et de leurs fossés, et dernièrement presque forcés dans leurs
lignes. Mais c'est peu encore ; car rien de plus ordinaire que d'affronter les
fatigues et les dangers du siège d'une ville ennemie ; voici une marque de
ressentiment et de haine implacable. Annibal, avec des troupes nombreuses
d'infanterie et de cavalerie, est venu attaquer leur camp et l'a pris en partie
; un danger si pressant ne leur a point fait interrompre le siège. Il a passé
le Vulturne et livré aux flammes tout le territoire de Calas ; cet horrible
désastre de leurs alliés ne les a point fait marcher à leur secours. Il a
tourné ses armes contre Rome elle-même ; ils ont méprisé cet orage
menaçant. Il a franchi l'Anio et campé à trois milles de la ville ; il s'est
approché de ses murailles et de ses portes ; il leur a fait voir qu'ils
allaient perdre Rome s'ils n'abandonnaient Capoue, ils ne se sont pas retirés.
Les bêtes féroces, même dans les plus violents accès de leur rage, si elles
voient marcher vers leurs tanières et leurs petits, quittent tout pour courir
les défendre. Il n'en est pas ainsi des Romains : ni Rome menacée, ni leurs
femmes ni leurs enfants, dont les cris plaintifs retentissaient presque
jusqu'ici, ni leurs autels, ni leurs foyers, ni les temples de leurs dieux, ni
les tombeaux de leurs ancêtres profanés et détruits, rien n'a pu les arracher
de Capoue, tant ils sont avides de vengeance, tant ils ont soif de notre sang !
Et peut-être n'est-ce pas à tort : nous eussions fait comme eux si la fortune
nous eût été favorable.
Mais puisque les dieux immortels en ont ordonné autrement, et que je ne dois
même pas refuser la mort, je puis su moins, tandis que je suis encore libre et
maître de moi, éviter, par une mort aussi douce qu'honorable, les tourments et
les outrages que l'ennemi me destine. Je ne verrai point Ap. Claudius et Q.
Fulvius tout fiers de leur insolente victoire ; je ne me verrai pas chargé de
fers, traîné dans les rues de Rome, servir d'ornement à leur triomphe pour
être ensuite jeté dans un cachot, ou attaché à un poteau, être déchiré à
coups de verges et tendre ma tête à la hache romaine ; je ne verrai point la
ruine et l'embrasement de ma patrie, ni le déshonneur et l'opprobre de nos
épouses, de nos filles et de notre jeune noblesse. Albe, le berceau de Rome,
fut par les Romains détruite de fond en comble, pour qu'il ne restai aucune
trace, aucun souvenir de leur origine : puis-je croire, après cet exemple,
qu'ils épargneront Capoue, qui leur est plus odieuse que Carthage ? Ceux donc
d'entre vous qui veulent céder à la destinée avant d'être témoins de tant
d'horribles maux, trouveront aujourd'hui chez moi un festin préparé pour eux.
Lorsque nous serons rassasiés de vin et de nourriture, une coupe, qui m'aura
été présentée d'abord, sera portée à la ronde. Ce breuvage arrachera nos
corps aux supplices, notre âme à l'infamie, nos yeux, nos oreilles à la
nécessité de voir et d'entendre toutes les horreurs, toutes les indignités
qu'on réserve aux vaincus. Il se trouvera des gens tout prêts pour jeter dans
un vaste bûcher, allumé dans la cour de ma maison, nos corps inanimés. C'est
la seule voie qui nous reste de mourir avec honneur et en hommes libres. Nos
ennemis eux-mêmes admireront notre courage, et Annibal saura quels alliés il a
abandonnés et trahis."
IX - Liberté rendue aux Grecs.
L'époque fixée
pour les jeux Isthmiques approchait ; cette solennité attirait ordinairement
une grande foule, tant à cause de la passion naturelle des Grecs pour ces
luttes où tous les genres de talent, de force et d'agilité venaient se
produire, que, grâce à la situation avantageuse de Corinthe, qui, baignée par
deux mers différentes, pouvait être abordée de tous les points de la Grèce.
En cette occasion, la curiosité générale était plus vivement excitée par
l'attente du sort qu'on réservait à la Grèce et à chaque peuple en
particulier ; c'était là non seulement la préoccupation de tous les esprits,
mais le sujet de tous les entretiens. Les Romains assistèrent au spectacle.
Suivant l'usage, le héraut s'avança avec le musicien au milieu de l'arène,
où il annonce ordinairement l'ouverture des jeux par un chant solennel ; il fit
imposer silence à l'assemblée par le son de la trompette, et s'écria :
"Le sénat romain et le général T. Quinctius, vainqueur du roi Philippe
et des Lacédémoniens, rendent la jouissance de leur liberté, de leurs
franchises et de leurs lois, aux Corinthiens, aux Phocidiens, aux Locriens, à l’île
d'Eubée, aux Magnètes, aux Thessaliens, aux Perrhèbes et aux Achéens
Phthiotes." Cette énumération comprenait tous les peuples qui avaient
été sous la domination de Philippe. Quand le héraut eut terminé,
l'assemblée faillit succomber sous l'excès de sa joie. On n'était pas sûr
d'avoir bien entendu ; on se regardait l'un l'autre avec un air d'étonnement,
comme si l'on était dans les vaines illusions d'un songe ; chacun osait à
peine, pour ce qui le concernait, croire ses propres oreilles et interrogeait
ses voisins. On rappela le héraut, qui avait proclamé la liberté de la
Grèce, on voulait entendre une seconde fois, on voulait surtout le voir : il
renouvela sa proclamation. Alors la multitude, ne pouvant plus douter de son
bonheur, fit éclater sa joie par des cris et des applaudissements tant de fois
répétés, qu'il était aisé de comprendre que le plus cher de tous les biens,
pour elle, était la liberté. Les jeux furent ensuite célébrés à la hâte ;
les esprits et les yeux étaient ailleurs qu'au spectacle. Tant il est vrai
qu'un seul sentiment préoccupait tous les coeurs et les rendait étrangers aux
autres plaisirs.
Le spectacle fini, chacun courut auprès du général romain ; l'empressement de
cette foule qui se précipitait vers un seul homme, pour toucher sa main, et
pour lui jeter des couronnes de fleurs et de rubans, pensa mettre sa vie en
danger. Heureusement il avait environ trente-trois ans ; la vigueur de l'âge,
jointe à l'ivresse d'une gloire si éclatante, lui donna la force de résister
à la foule. L'enthousiasme ne se borna point aux démonstrations du moment ; il
se manifesta plusieurs jours de suite par les sentiments et les expressions de
reconnaissance de tous les Grecs. "Il y avait donc sur la terre,
disaient-ils, une nation qui combattait à ses dépens, à ses risques et
périls pour la liberté des autres ; qui, non contente de rendre ce service à
des voisins plus on moins éloignés, ou à des peuples situés sur le même
continent qu'elle, traversait les mers pour faire disparaître du monde entier
toute domination tyrannique, et pour établir en tous lieux l'empire absolu du
droit, de la justice et des lois. Un seul mot de la bouche d'un héraut avait
rendu la liberté à toutes les villes de la Grèce et de l'Asie. Pour concevoir
cette pensée, il fallait un grand coeur pour la faire réussir, un courage et
un bonheur plus grands encore. "
X - Caton l'Ancien.
Ce célèbre personnage avait une grande force d'âme, une grande énergie de caractère, et, dans quelque condition que le sort l'eût fait naître, il disait être lui-même l'artisan de sa fortune. Doué de tous les talents qui honorent le simple citoyen ou qui font l'habile politique, il possédait tout, à la fois la science des affaires civiles et l'économie rurale. Les uns se sont élevés au faite des honneurs par leurs connaissances en droit, les autres par leur éloquence, d'autres enfin par l'éclat de leur gloire militaire. Caton avait un génie souple et flexible ; il excellait dans tous les genres au point qu'on l'eût dit exclusivement né pour celui dont il s'occupait. A la guerre, il payait courageusement de sa personne, et il se signala par plusieurs actions brillantes ; parvenu au commandement suprême, ce fut un général consommé. En temps de paix, il se montra très habile jurisconsulte et très fameux orateur, non pas de ceux dont le talent brille d'un vif éclat, pendant leur vie, et qui ne laissent après eux aucun monument de leur éloquence. Car sa science lui a survécu, elle respire encore dans des écrits de tous les genres. Nous avons un grand nombre de plaidoyers qu'il prononça soit pour lui-même, soit pour d'autres, soit contre ses adversaires ; car il savait terrasser ses ennemis, non seulement en les accusant, mais en se défendant lui-même. S'il fut en butte à trop dé rivalités jalouses, il poursuivit aussi vigoureusement ses rivaux, et il serait difficile de décider si la lutte qu'il soutint contre la noblesse fut plus fatigante pour elle que pour lui. On peut, il est vrai, lui reprocher la rudesse de son caractère, l'aigreur de son langage et une franchise poussée jusqu'à l'excès ; mais il résista victorieusement aux passions, et, dans sa rigide probité il méprisa toujours l'intrigue et les richesses. Économe, infatigable, intrépide, il avait une âme et un corps de fer. La vieillesse même, qui use tout, ne put le briser ; à l'âge de quatre-vingt-six ans il fut appelé en justice, composa et prononça lui-même son plaidoyer ; à quatre-vingt-dix, il cita Serv. Galba devant le peuple.
XI - Mort d'Annibal.
T. Quinctius
Flamininus se rendit en ambassade à la cour de Prusias, qui était devenu
suspect aux Romains pour avoir accueilli Annibal depuis la défaite d'Antiochus,
et entrepris la guerre contre Eumène. Là sans doute l'ambassadeur reprocha
entre autres griefs à Prusias d'avoir donné asile à l'ennemi le plus acharné
du peuple romain, à un homme qui avait soulevé sa patrie contre Rome et qui,
après l'avoir ruinée, avait fait prendre les armes au roi Antiochus.
Peut-être aussi que Prusias lui-même, voulant faire sa cour aux Romains et à
leur représentant, résolut de mettre à mort un hôte si dangereux ou de le
livrer aux ennemis. Du moins, aussitôt après l'entrevue du prince et de
Flamininus, des soldats eurent ordre d'aller investir la maison d'Annibal. Ce
général avait toujours pensé qu'il finirait ainsi, quand il songeait à la
haine implacable que lui portaient les Romains, et au peu de sûreté qu'offre
la parole des rois.
D'ailleurs il avait éprouvé déjà l'inconstance de Prusias, et il avait
appris avec horreur l'arrivée de Flamininus, qu'il croyait devoir lui être
fatale. Au milieu des périls dont il était ainsi entouré, il avait voulu se
ménager toujours un moyen de fuir, et il avait pratiqué sept issues dans sa
maison ; quelques-unes étaient secrètes, afin qu'on ne pût y mettre des
gardes. Mais la tyrannie soupçonneuse des rois perce tous les mystères qu'il
lui importe de connaître. Les soldats enveloppèrent et cernèrent si
étroitement toute la maison, qu'il était impossible de s'en évader. A la
nouvelle que les satellites du roi étaient parvenus dans le vestibule, Annibal
essaya de fuir par une porte dérobée, qu'il croyait avoir cachée à tous les
yeux. Mais, voyant qu'elle était aussi gardée, et que toute la maison était
entourée de gens armés, il se fit donner le poison qu'il tenait depuis
longtemps en réserve pour s'en servir au besoin. "Délivrons, dit-il, le
peuple romain de ses longues inquiétudes, puisqu'il n'a pas la patience
d'attendre la mort d'un vieillard. Flamininus n'aura guère à s'applaudir et à
s'honorer de la victoire qu'il remporte sur un ennemi trahi et désarmé. Ce
jour seul suffira pour prouver combien les moeurs des Romains ont changé. Leurs
pères, menacés par Pyrrhus, qui avait les armes à la main, qui était à la
tête d'une armée en Italie, lui ont fait dire de se mettre en garde contre le
poison ; eux, ils ont envoyé un consulaire en ambassade pour conseiller à
Prusias d'assassiner traîtreusement son hôte." Puis, après avoir maudit
la personne et le trône de Prusias, et appelé sur sa tête le courroux des
dieux vengeurs de l'hospitalité trahie, il but le poison.
Telle fut la fin d'Annibal.
(01 ) Les oeuvres et la personne de Tibulle donnent lieu à plus d'un doute. La date de sa naissance n'est pas fixée. Parmi les quatre livres d'Élégies publiées sous son nom, il y en a deux, le 3e et le 4e, qui sont rejetés comme apocryphes par un certain nombre de commentateurs. M. de Golbéry, le dernier éditeur français (Collection Lemaire, tome CVII) nous semble trop facile à admettre l'authenticité de ces deux livres. Peut-être les érudits allemands s'étaient-ils montrés trop difficiles. J'avoue cependant que ces deux livres me semblent bien peu dignes des deux premiers. Quant au panégyrique de Messala, en vers hexamètres, je l'accepterais comme authentique, en le reportant aux premières années de Tibulle. Le nom et la condition des maîtresses de Tibulle ont aussi été l'objet de dissertations savantes, qui ont leur intérêt. Je ne puis les exposer ici.