retour à l'entrée du site | table des matières de l'histoire de la littérature romaine de Paul Albert |
Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome premier / par Paul Albert,...
388 p.
C. Delagrave, 1871.
CHAPITRE PREMIER
LE SEPTIÈME SIÈCLE.
Tableau de la société romaine au septième siècle. Religion, philosophie, éducation, moeurs.
Les grands événements qui
s'accomplissent dans la première moitié du septième siècle, soit à
l'extérieur, soit à Rome même, n'ont laissé qu'une faible empreinte sur la
littérature. J'ai dit qu'elle était envisagée par les Romains comme une
occupation oiseuse, un amusement de désoeuvrés ou un métier peu considéré.
Il y eut, il est vrai, à la fin de la période précédente, une réaction
contre le préjugé national, Térence en est la preuve ; mais pendant plus de
cinquante ans encore, les citoyens mêlés au gouvernement de la chose publique
et aux orages des partis, abandonnèrent aux oisifs ou aux indifférents la
gloire d'auteur.
Les grands noms de cette époque, Scipion Émilien, les Gracques, Marius, Sylla,
n'ont rien ou presque rien écrit. Ceux qui occupent le second rang, comme les
Mucius Scévola, les Tubéron, sont des jurisconsultes. Tous cependant
cultivèrent l'éloquence et furent de grands orateurs. Que ne donnerait-on pas
pour posséder les discours des Gracques et ceux de leurs adversaires ? La vie
publique, si orageuse à cette époque, absorbait toute l'activité de ces
hommes. Le loisir (otium) n'existait pas pour eux ; si orné que fût
leur esprit, on voit bien qu'ils ne cultivaient pas les lettres pour
elles-mêmes : tout ce qu'ils apprenaient, tout ce qu'ils savaient était
d'avance consacré au service de la chose publique. Le littérateur proprement
dit n'existait pas encore. C'est avec Lucrèce, Catulle et jusqu'à un certain
point Salluste, qu'il commence. Cicéron domine et remplit la seconde moitié de
ce siècle ; c'est à la fois un homme d'action et un écrivain : il revendique
hautement cette double gloire, et il ne se dissimule pas qu'il y a un certain
courage à le faire. Le vieux préjugé romain n'était pas encore anéanti ; et
plus d'une fois Cicéron entendit murmurer à son oreille l'épithète
méprisante de Graeculus.
Il y eut cependant des poètes et des prosateurs avant Cicéron et avant
Lucrèce. De leurs oeuvres il ne nous reste que des fragments plus ou moins
importants. Voyons dans quel milieu se produisirent ces oeuvres dont nous
essayerons de reconstituer le véritable caractère.
Après la ruine de Carthage, de Corinthe et de Numance, la domination de Rome
sur le monde est accomplie. Un des résultats les plus considérables de la
conquête, c'est la fusion universelle qu'elle amène. L'Italie, la Grèce, et
l'Orient entrent en communications étroites et journalières. En même temps
que l'esprit italien se répand dans le monde par les colonies, les prétures,
les proconsulats, la grande cité reçoit dans son sein les représentants de
tous les pays, de toutes les civilisations. L'esclavage, qui prend alors un
développement inouï (01), introduit à
Rome, dans l'Italie, dans la Sicile, une immense population, composée
d'éléments étrangers, qui, se mêlant aux classes inférieures de la
société et agissant même sur ses maîtres, exerce une prodigieuse influence
sur les moeurs, les idées, les usages des vainqueurs. L'élégance, la grâce,
l'esprit, étaient le privilège de ces Grecs d'Asie, si fins, si habiles à
tout, corrompus et corrupteurs. Il se fait un échange incessant entre les
peuples : l'hellénisme, plus délicat et plus raffiné, pénètre plus
rapidement à Rome, d'abord dans les hautes classes de la société, jalouses de
se distinguer du peuple par des manières et un ton plus relevés, puis dans les
classes inférieures. Le pontife Publius Crassus dans sa préture d'Asie, rend
ses arrêts en grec, et dans les divers dialectes de l'idiome grec. Presque tous
les Romains de haute naissance eussent pu en faire autant. Mais ce qui est plus
digne de remarque, c'est la transformation que subissent à leur tour tous les
Grecs qui restent en communication un peu suivie avec les principaux Romains de
ce temps. Polybe et Panaetius en sont un exemple bien curieux. Clitomaque, le
Carthaginois, qui fut disciple et successeur de Carnéade, avait un commerce
épistolaire régulier avec les principaux personnages politiques de ce temps ;
il leur dédie ses ouvrages. On sait avec quelle animosité le vieux Caton
poursuivait les Grecs ; de son temps en effet les Grecs de Rome n'étaient
guère ou que des ambassadeurs beaux parleurs, ou des bannis, ou des charlatans
qui exploitaient l'ignorance et les vices grossiers des Romains : on les
écoutait, on se servait d'eux, on les chassait de temps en temps, on les
méprisait toujours. Il n'en est plus ainsi. Panaetius et Polybe sont estimés,
recherchés ; le poète Archias d'Antioche est patronné par Marius et défendu
plus tard par Cicéron comme vrai citoyen Romain. Si l'on rapproche de ces faits
les grands événements de cette époque, les réformes des Gracques, les
guerres serviles, la guerre sociale ; si surtout l'on se souvient que la classe
moyenne, la bourgeoisie, c'est-à-dire l'élément romain par excellence,
disparaissait, que les affranchis, les Italiens et bientôt après les Gaulois,
les Espagnols, tous les peuples allaient être appelés à remplir les vides
occasionnés par les guerres, l'abandon de l'agriculture, la ruine de la petite
propriété, l'usure et la spoliation, on reconnaît que le vieil esprit romain,
exclusif et étroit, est entamé, que les peuples, en se rapprochant, en se
pratiquant, voient s'effacer peu à peu les traits les plus accentués du
caractère national, et qu'une sorte de cosmopolitisme se prépare. Les
productions littéraires les plus essentiellement romaines de cette époque
portent déjà l'empreinte de la révolution qui se fait.
La révolution se manifesta d'abord, ainsi que cela arrive d'ordinaire, dans les
choses de la religion. J'ai montré comment dans la période précédente Ennius
et les traducteurs des modèles grecs avaient habitué peu à peu les esprits à
une sorte de réflexion et de scepticisme ; mais, à vrai dire, l'evhémérisme
ne porta pas une atteinte bien sérieuse à des dieux qui n'avaient pas
d'histoire. L'importation des cultes étrangers venus d'Orient eut une influence
bien plus grave. Introduits à Rome dès le siècle précédent, ils s'y
développèrent avec une rare énergie. En vain le sénat porta la hache sur les
temples d'Isis et de Sérapis ; il fallut les relever. En vain les mystères des
Bacchanales furent interdits et punis ; ils persistèrent. Ce qui attira le plus
vivement les Romains vers les religions orientales, ce fut cette soif de
connaître l'avenir qui est une des maladies les plus incurables de l'esprit
humain. Devins, astrologues, charlatans de la Chaldée, mathématiciens, diseurs
de bonne aventure, tout un monde étrange, mystérieux, repoussant s'agitait
dans les bas-fonds de la ville. Les croyances superstitieuses que ces étrangers
entretenaient parmi la masse du peuple, et dont ils vivaient, étaient
partagées par les personnages les plus considérables de la république. Une
prophétesse syrienne, nommée Martha, osa bien proposer au sénat de lui
révéler les moyens de vaincre les Cimbres. Le sénat refusa de l'entendre et
la fit chasser, mais Marius la recueillit dans sa maison, et la mena avec lui à
l'armée. On sait combien les sortilèges, les sorcelleries et enchantements de
tout genre jouèrent un rôle considérable dans les guerres serviles avec Eunus
et Spartacus, et en Espagne avec Sertorius. Il est bien certain que
l'incrédulité religieuse favorisa les développements inouïs que prit la
superstition à cette époque. Les Orientaux ont toujours excellé dans l'art
des prestiges ; l'Orient est la patrie du merveilleux : là, point
d'incrédules, car il n'y a point de réflexion ; l'âme est toute tendue de
désir vers les choses surnaturelles. La plupart des astrologues, devins,
enchanteurs venus de l'Orient, exerçaient de bonne foi une industrie lucrative,
et en se faisant payer ; se faisaient croire et croyaient eux-mêmes. J'ai
parlé de Marius ; Sylla le surpassait encore en superstition ; le sénat
lui-même avait plus d'une fois recours à l'art des devins. Le monde du
surnaturel a reçu droit de cité à Rome ; les sombres et bizarres pratiques de
la divination étrusque pâlissent et s'effacent devant les imposantes
révélations des sorciers d'Orient.
Par une inconséquence qui ne doit pas nous étonner, la même époque qui vit
ce débordement de superstitions étrangères, vit aussi l'institution
définitive de la religion d'État. Montesquieu et les philosophes du
dix-huitième siècle pensaient que toute religion est une sage invention des
politiques pour contenir le peuple et le diriger ; opinion excessive, en ce
qu'elle n'admet pas la sincérité primitive du sentiment religieux. Les
religions deviennent un moyen de gouvernement ; mais telles elles ne sont point
à leur naissance. Il y a bien des dupes en ce monde ; il y en avait davantage
autrefois. C'est vers la fin du sixième siècle et pendant le septième que la
religion romaine se transforme en institution purement politique. On comprend de
quelle importance il était pour le sénat de rompre les comices, de dissoudre
les assemblées du peuple, quand il prévoyait qu'une loi funeste à l'État
allait être votée, que des hommes dangereux ou incapables allaient être
nommés aux plus hautes fonctions de la république. Les auspices qu'il avait en
son pouvoir revenaient, suivant les circonstances, favorables ou défavorables.
Dès la fin du sixième siècle, Fabius le Cunctateur, qui était augure, disait
: Ce qui est utile à la république se fait toujours sous de bons auspices, ce
qui lui est nuisible, sous de mauvais, ou plutôt contre les auspices (02).
Delà l'importance considérable de ces fonctions d'augure. Avec quel naïf
orgueil Cicéron se pare de ce titre ! Etre augure, c'était être initié aux
secrets de l'État. On sait comment, dans les orages des guerres civiles, les
deux partis tiraient à eux les choses et les ministres de la religion, afin de
donner à leurs actes, à défaut de la légalité, la sanction divine. Les
nombreuses confidences de Cicéron, tout son traité de Divinatione ne
laissent aucun doute à ce sujet. Enfin Scévola et, après lui Varron,
réduisirent en une formule l'opinion de tous les esprits éclairés sur la
religion : "Il y a trois sortes de théologie, l'une mythique, c'est
l'oeuvre des poètes ; l'autre naturelle, c'est l'oeuvre des philosophes ; la
troisième, politique, c'est l'oeuvre de l'État." - Ne nous étonnons donc
pas de ne trouver dans les poètes qui suivront, j'entends les plus grands,
Horace et Virgile, que des images languissantes de la Divinité. Il n'y a chez
eux ni cet enthousiasme de la beauté, de la grandeur, de la force, qui a fait
éclore le monde divin homérique, ni la foi naïve qui échauffe l'âme ; tout
l'effort de leur génie ne réussira qu'à nous présenter de pâles copies des
dieux de la Grèce. Les dieux romains n'ont à vrai dire jamais eu une
personnalité poétique.
Cette ruine de la religion nationale a bien des causes une des plus efficaces,
ce fut l'introduction de la philosophie à Rome. Je ne crois pas qu'il faille
attacher une importance bien grande à l'ambassade des trois philosophes grecs,
Diogène le Stoïcien, Critolaüs le Péripatéticien, et Carnéade
l'Académicien, qui vinrent demander au sénat la remise d'une amende de cinq
cents talents à laquelle avait été condamnée Athènes (599). Je ne sais non
plus s'il faut croire la fameuse histoire des deux discours prononcés par
Carnéade, l'un pour la justice, l'autre contre la justice. Lactance est le seul
auteur qui rapporte ce fait. Carnéade avait à ce qu'il semble trop d'esprit,
pour se hasarder à de telles pasquinades devant un tel auditoire. Est-il
vraisemblable qu'il eût employé en présence de ces Romains si fiers, si
scrupuleux, ce raisonnement bizarre en faveur de l'injustice... "C'est par
l'injustice que vous avez conquis la plus grande partie du monde : donc
l'injustice est bonne." L'an 599, les Romains instruits, et ils étaient
nombreux, n'avaient pas besoin d'entendre trois ambassadeurs grecs pour avoir
une idée de la philosophie. Ils avaient des livres grecs ; ils avaient Polybe
et ses compagnons de captivité. La plèbe n'avait peut-être jamais vu de
philosophes, elle en vit et en entendit pour la première fois : voilà à quoi
se borna l'influence immédiate des ambassadeurs.
Quoi qu'il en soit, lorsque la philosophie grecque pénétra chez les Romains,
elle était depuis longtemps déjà en décadence. Non seulement depuis cent
cinquante ans aucun grand système n'avait apparu, mais les chefs des anciennes
écoles n'avaient pas même conservé l'intelligence exacte et complète des
doctrines qu'ils étaient censés représenter. Les héritiers de Platon et
d'Aristote étaient écrasés par ces grands noms et incapables d'exposer dans
leur ensemble des systèmes dont ils ne pouvaient embrasser toutes les parties.
Cette faiblesse même, loin de nuire à la philosophie grecque auprès des
Romains, lui servit de recommandation. Les spéculations métaphysiques les
eussent rebutés : la science, pour leur plaire, devait être simple, accessible
à tous, et surtout avoir une tendance pratique. Aussi trois écoles seulement,
en dehors de l'évhémérisme, firent-elles fortune à Rome, celle d'Épicure,
celle de Zénon, celle d'Arcésilas et de Carnéade. Cette dernière n'était
autre chose, comme on sait, qu'un scepticisme de sens commun, merveilleusement
fait pour des hommes à demi cultivés qui aiment à exercer leur esprit, sans
trop en tendre les ressorts, et se contentent de demi-vérités. L'épicurisme,
plus scientifique, plus fortement lié dans les diverses parties qui le
constituent, ruinait par sa base la religion. Les dieux d'Épicure relégués
dans les intermondes, n'ayant point créé ni arrangé l'univers, ne s'occupant
en rien ni de sa conservation, ni du mouvement des choses humaines, n'existent
pas. Le sage, l'homme habile et prudent qui cherche ici bas le souverain bien,
c'est-à-dire le bonheur, imitera, autant qu'il sera en lui, la Divinité. Il ne
se mêlera point aux orages des affaires publiques, où les meilleurs sont
souvent, victimes des pires ; il ne se mariera point, car le ménage, les
enfants sont des sources de tribulations incessantes ; il vivra pour lui-même,
vertueux, je le veux bien, à la condition de réduire la vertu aux sages
calculs d'un égoïsme raffiné. Pendant la première moitié du septième
siècle, cette philosophie si contraire au caractère essentiel du Romain, ne
fit que peu de prosélytes. Les grandes catastrophes des guerres civiles, les
proscriptions, les spoliations, l'incertitude où l'on vivait, le droit de la
force tendant à prévaloir chaque jour davantage sur la légalité, la
lassitude, le dégoût, l'abaissement des âmes, suites ordinaires des
calamités publiques, propagèrent parmi les Romains cette triste doctrine. Nous
la retrouverons plus tard, non plus à ses débuts, mais triomphante.
Le stoïcisme avait un tout autre caractère. D'abord il ne détruisait pas la
croyance aux dieux nationaux ; au contraire, il s'y adaptait assez exactement.
Les dieux romains, j'ai déjà eu occasion de le montrer, étaient de pures
allégories, non des êtres vivants, ayant une histoire, une physionomie
distincte. Or, le stoïcisme admettait tous les dieux, avec leurs noms et leurs
attributions distinctes. Il les considérait comme des modifications de la
substance universelle, ou, si l'on veut, comme des émanations du dieu premier.
"Ce dieu, dit Sénèque, a autant de noms, qu'il prodigue de bienfaits.
C'est Bacchus, Hercule, Mercure. " Une telle, doctrine ruinait dans sa base
le polythéisme hellénique, dont l'anthropomorphisme est le principe, mais elle
n'avait rien d'hostile à la religion abstraite des Romains. Ajoutons que la
morale du stoïcisme primitif, que cette tension du ressort de l'activité
humaine, celte rigidité inflexible, tout cela était fait pour plaire à des
hommes qui ne comprenaient pas encore qu'on pût donner pour but à la vie le
repos, et pour nourriture à l'âme, l'indifférence. Enfin les subtilités
mêmes de la casuistique stoïcienne ne déplaisaient pas à ces jurisconsultes
éminents, les Tubéron, les Scévola, appelés chaque jour à débattre les
plus délicates questions du droit.
Mais ce qui contribua puissamment à accréditer la philosophie stoïcienne à
Rome, ce fut le caractère même de son introducteur. Panaetius vécut longtemps
à Rome et se concilia, par l'élévation de ses sentiments, la bienveillance et
l'estime des personnages les plus considérables de ce temps. Scipion l'Africain
l'avait recueilli dans sa maison, et l'emmenait avec lui dans ses expéditions
guerrières. Panaetius est le prince des stoïciens, dit Cicéron : tel il
n'eût point paru aux yeux des Grecs ; mais le milieu dans lequel il vécut le
transforma ; il devint à demi Romain. Les Grecs sont toujours enclins à
accorder davantage à la philosophie contemplative. Panaetius se sépara sur ce
point de ses compatriotes : de là la faveur dont il jouit parmi les Romains,
peu faits pour la spéculation pure, et toujours tendus vers l'action. Cicéron
le loue fort d'avoir peu goûté les subtilités épineuses de la dialectique (spinae
disserendi) et
l'inflexible rigidité des opinions (acerbitas
sententiarum) ; par
là encore, il est Romain. Il alla même jusqu'à ne pas accepter le fameux
aphorisme : "La douleur n'est pas un mal." Il s'abstint du moins de le
développer dans la consolation qu'il adressa à Tubéron. C'est le grand
instructeur des Romains de ce temps. Pour eux il écrit une histoire critique
des principaux systèmes philosophiques (PerÜ
aßr®sevn), Enfin il
condense la substance d'un stoïcisme pratique, c'est-à-dire tout romain, dans
son traité du Devoir (PerÜ kay®kontow) que traduisit
plus tard Cicéron. Ainsi s'opérait cette fusion d'idées et d'opinions qui est
un des traits les plus remarquables de cette époque. On a généralement pris
trop au pied de la lettre le vers d'Horace : Graecia
capta ferum victorem cepit.
Les deux peuples exercèrent l'un sur l'autre une influence salutaire : les
Grecs se relâchèrent quelque peu de leur exclusivisme littéraire et
philosophique ; les Romains renoncèrent à leurs sots préjugés contre les
lettres, les sciences et les arts ; mais ils ne voulurent point y voir un simple
amusement de l'esprit : l'idée toujours présente de la patrie et des devoirs
qu'elle impose, ce besoin invincible de rapporter toutes choses à une fin
déterminée, modifièrent singulièrement le fond même des oeuvres grecques.
C'est justement dans cette transformation que réside l'originalité du génie
romain. On ne peut nier, je crois, que Panaetius n'ait subi l'influence de ces
idées si étrangères à la Grèce d'alors. On en peut dire autant de Polybe,
qui n'est ni un conteur ni un philosophe, mais un pragmatique, comme on disait
alors, un esprit positif, comme nous dirions aujourd'hui. Jusqu'où alla cette
influence de l'esprit romain sur l'esprit grec, il est difficile de le
déterminer, mais elle existe. Les Grecs éprouvèrent une véritable admiration
pour l'édifice imposant de la grandeur romaine ; plusieurs d'entre eux
s'attachèrent étroitement aux personnages les plus considérables de cette
époque ; et cet attachement allait jusqu'au fanatisme. Tel fut Blossius de
Cume, philosophe stoïcien, ami et conseiller de Tibérius Gracchus. Interrogé
par les consuls, après la mort de son ami, il répondit "qu'il avait
exécuté tout ce que Tibérius lui avait commandé." "Eh quoi ! dit
Scipion Nasica, s'il t'avait commandé de mettre le feu au Capitole ?"
"Je l'eusse fait," répondit-il.
La même fusion s'opère dans l'instruction de la jeunesse. Nous ne sommes plus
au temps où le sénat, sur la proposition de Caton, expulse les philosophes et
les rhéteurs étrangers, coupables d'enseigner des choses nouvelles, contraires
à la coutume et aux usages des ancêtres (03)
(An. U. 593). On ne peut bannir par un décret public les hommes qu'on admet
dans son intimité. La vieille encyclopédie de Caton, cet arsenal de toute la
science jugée nécessaire à un Romain, ne suffit plus à la génération
nouvelle ; elle n'a que du dédain pour ces manuels grossiers. Le cercle des
connaissances indispensables à tout honnête homme s'est singulièrement
étendu : des maîtres romains commencent l'éducation du jeune citoyen : le litterator
lui apprend à lire, à écrire, à compter ; le grammairien lui enseigne les
principes de la langue nationale ; il étudie le droit à l'école des
jurisconsultes les plus éminents, et en assistant lui-même aux consultations
des parties, aux procès, aux plaidoiries ; en même temps il se forme à la
connaissance des affaires publiques, de l'art militaire, de l'administration :
voilà l'enseignement purement national. Combien il est différent de cette
partie de l'éducation que les Grecs appelaient Mousik®,
et qui comprenait l'étude de tous les arts, y compris la danse, le chant et la
musique ! Saltare in vitiis ponitur, dit Cornélius Népos. Le Romain ne
consentit jamais à s'abaisser jusqu'à cultiver des arts exercés par des
baladins et des jongleurs. Un Néron seul put concevoir une si étrange
fantaisie. Quant à la gymnastique, elle durait toute la vie. Marius, âgé de
plus de soixante ans, s'exerçait encore à la course, au saut, au jet du disque
en plein champ de Mars. Mais ces exercices avaient pour but de maintenir le
corps sain et dispos, non de donner de la grâce à la personne. On y formait de
vigoureux soldats, on eût rougi de songer à la gloire des athlètes.
L'éducation nationale est complétée par l'éducation à la grecque. Le
grammairien enseigne à ses élèves les deux langues à la fois : vers la fin
du sixième siècle, l'étranger Cratès de Malles fait un cours public de
critique littéraire sur l'Iliade et l'Odyssée. Sort exemple enhardit les
Romains ; on essaye de commenter devant un auditoire les anciens poètes de
Rome, Naevius et Ennius, plus tard Lucilius. L'érudition commence ; son premier
représentant sera Elius Lanuvinus Stilo, prédécesseur du docte Varron. Mais
combien cet enseignement timide, hésitant, sans base assurée, pâlit auprès
de celui des rhéteurs, des grammairiens, des philosophes de la Grèce ! La
bibliothèque apportée par Paul Émile livre aux Romains avides tous les
trésors de la science, de l'esprit, de l'éloquence des Grecs. Des maîtres,
comme Panaetius, des amis comme Polybe, sont là pour diriger et faciliter les
lectures de ces jeunes gens si curieux de s'instruire. La langue grecque leur
devient aussi familière que l'idiome national ; ils se plaisent à écrire en
grec, ils déclament en grec ; ils sèment de mots grecs et leur prose et leurs
vers. Auprès des enfants de Paul Emile "on voit non seulement des maîtres
de grammaire, de rhétorique et de dialectique, mais aussi des peintres, des
imagiers, des piqueurs et dompteurs de chevaux et des veneurs grecs. " Le
vieux Paul Émile lui-même assiste aux leçons de ses fils. Dans son voyage à
travers la Grèce, il avait admiré en connaisseur les chefs-d'oeuvre qu'il
avait sous les yeux, et déclaré que le Jupiter Olympien de Phidias était
réellement le Zeus homérique. Mais ne nous imaginons pas trouver à Rome de
fins appréciateurs des oeuvres du pinceau ou du ciseau des grands artistes
grecs. Il ne faut pas sur ce point juger les Romains d'après leurs paroles, ni
même d'après leurs actes ; à les entendre, ils n'avaient que du mépris pour
ces fragiles merveilles qui avaient demandé tant de travail et de génie.
Cicéron lui-même n'affecte-t-il pas plus d'ignorance sur ce sujet qu'il n'en
avait réellement ? Ne soyons pas dupes de ces petites hypocrisies. Les Romains
aimaient les beaux tableaux, les belles statues, les bronzes précieux ; mais
ils étaient incapables de les bien goûter. Ils en faisaient la décoration des
temples, des basiliques, des villas ; c'étaient des meubles comme d'autres, qui
ornaient agréablement. Ils n'aimaient point les statues d'une nudité parfaite
; ils faisaient adapter aux membres éclatants d'un Apollon une cuirasse ou une
saie. Il n'y avait pour eux rien de plus beau qu'un guerrier. Le mot naïf de
Mummius les peint tout entiers. Il menace les ouvriers chargés de transporter
les splendides oeuvres d'art de Corinthe à Rome, de les faire réparer à leurs
frais, s'ils ont la maladresse d'en briser quelqu'une. N'est-ce pas lui qui
ordonnait aux musiciens grecs de jouer tous à la fois et chacun un air
différent ? Cent ans plus tard Agrippa propose de vendre tous les tableaux,
toutes les statues qui ornent la ville ; proposition digne du plus grand des
citoyens, dit niaisement Pline. Ainsi, à l'époque où nous sommes parvenus,
l'esprit grec et l'esprit romain, mis en présence depuis près d'un siècle, se
pénètrent l'un l'autre. Les Grecs sont les instructeurs ; mais l'élève
n'apprendra que ce qu'il veut, et comme il veut. Il fait au superflu sa part ;
mais il n'entend pas lui sacrifier le sérieux et l'utile. Il n'y eut guère de
plus grand et de meilleur citoyen que ce Scipion Émilien, élevé trop
curieusement à la grecque, dit Plutarque : il sut concilier le loisir et les
affaires (otium,
negotium), cultiver et
charmer son esprit sans l'amollir, se faire grec, sans cesser de demeurer
romain. C'est par là sans doute qu'il resta aux yeux de Cicéron comme le type
achevé sur lequel chacun devait essayer de se régler. N'est-ce pas, en effet,
comprendre excellemment la vie que de ne sacrifier ni le positif à l'idéal, ni
l'idéal au positif ? Voilà ce qui frappait d'admiration des Grecs de ce
temps-là. N'ayant plus de patrie, et se consolant aisément de n'être plus
citoyens en restant artistes, ils éprouvaient un respect involontaire à la vue
de ces hommes qui avaient cessé d'être des barbares, sans cesser d'être
Romains, qui recherchaient et aimaient les choses de l'esprit sans s'y absorber
exclusivement, et qui savaient concilier les douceurs du loisir et les sérieux
devoirs de la vie publique. Caton leur avait déjà présenté, cette image de
l'homme complet. Un jour qu'il leur fit "une soudaine et brève
harangue", ils s'écrièrent : «Que le parler ne sortait aux Grecs que des
lèvres, et aux Romains du coeur.»
Il n'est pas de mon sujet de présenter ici un tableau complet des moeurs de la
première moitié du septième siècle. Je me borne à une esquisse générale
et fort rapide. Les Romains ont effraye le monde du spectacle de leurs vices
grandioses. Au moment où le christianisme parut, Rome était devenue l'immense
foyer où s'était concentrée la corruption de tout le monde antique. L'Italie,
la Grèce, l'Orient, apportaient chaque jour leur contingent de turpitudes au
centre universel. La corruption y était profonde, intense, infiniment variée,
se renouvelant et s'étendant sans cesse avec ce mouvement incessant qui faisait
affluer au coeur de l'empire les religions, les usages, les moeurs, la langue,
les dissolutions et les misères du monde entier. Au commencement du septième
siècle, cette centralisation commence. Plus de peuples à subjuguer, si ce
n'est les Gaulois à l'Occident, les Parthes à l'Orient. La race des ingénus
est détruite aux trois quarts. Ce sont les étrangers et les affranchis qui
vont recruter les légions romaines. Une immense population, pauvre, affamée,
se précipite sur Rome pour y vivre des distributions de blé, pour y exercer
une foule d'industries équivoques qui accélèrent les progrès de la
corruption. La vieille noblesse romaine, jalouse conservatrice des droits et des
traditions de la cité, voit s'élever à ses côtés, et la menacer dans son
influence, une aristocratie toute nouvelle, l'aristocratie d'argent, les
chevaliers. Ce sont les chevaliers qui exploitent le monde conquis, ils
représentent l'État dans ses contrats avec les provinces et les peuples
alliés ; ils perçoivent les impôts, les tributs, les redevances. La ruine des
derniers petits propriétaires de l'Italie est bientôt suivie de la spoliation
effrénée des peuples. Des réclamations s'élèvent. Les provinces ont des
patrons au sénat, parmi ces nobles de vieille souche, qui sauront les
défendre. Ils ne le peuvent. Les chevaliers prévaricateurs sont les juges des
procès en prévarication. Ils s'acquittent eux-mêmes. Plus tard on leur
enlève les jugements ; ils achètent les juges. Un million ou deux, qu'est-ce
que cela pour des hommes qui savent en tirer dix ou douze par an d'une seule
province ? Voilà le principe et la source féconde de la corruption, mot vague,
et qu'il faut préciser. La conquête et l'exploitation de la conquête : voilà
ce qui ruina les vieilles moeurs. Il était à peu près impossible qu'il en
fût autrement. Les Romains des premières années du septième siècle sont des
parvenus. Les voilà tout à coup riches, puissants, environnés de flatteurs,
exposés à toutes les tentations, en état de satisfaire tous les caprices,
d'épuiser les plaisirs de toutes les civilisations, la grecque, l'asiatique,
l'orientale. Quoi d'étonnant qu'ils n'aient pu résister ? L'austérité des
anciennes moeurs avait pour fondement et pour gardienne la pauvreté : peut-on
continuer à vivre en Fabricius, lorsqu'on est plus riche qu'un roi ?
Toutes les conséquences de cette grande révolution ne se développèrent pas
immédiatement ; mais elles commencent à se manifester. Dès l'année 605, L.
Calpurnius Pison porte sa fameuse loi contre les prévarications des gouverneurs
de province (de pecuniis repetendis). C'est au nom de cette loi que,
quatre-vingts ans plus tard, Cicéron attaqua Verrès.
L'insolence et la cruauté des magistrats romains s'étaient exercées d'abord
en Italie, dans les villes des alliés, comme Préneste, Ferentum, Teanum. Ils
faisaient saisir et battre de verges les magistrats des cités, tantôt parce
qu'ils étaient mécontents des vivres qui leur avaient été apportés, tantôt
parce qu'ils n'avaient pas trouvé les bains publics assez propres. Ici, la
femme d'un consul exige qu'on lui livre les bains ; elle ne les trouve pas
convenables, le questeur de Teanum est attaché à un poteau et battu de verges.
Ailleurs, un jeune Romain porté dans une litière est rencontré par un bouvier
de Venusium. « Est-ce que vous portez un mort ? » dit le rustre. Les porteurs
détachent les bâtons de la litière et le frappent jusqu'à ce qu'il expire.
Un Q. Flamininus, pour faire plaisir à un jeune garçon qu'il aimait, et qui
n'avait jamais vu mourir, fait trancher la tête à un Gaulois en sa présence :
- voilà les moeurs publiques.
A l'intérieur, les antiques rapports de client à patron sont tout à fait
modifiés. Le patron exploite ses clients. La loi Cincia défend fend de
recevoir des présents ; mais le peuple est déjà devenu le tributaire des
nobles (vectigalis
et stipendiaria plebes esse coeperat).
Il est vrai que les nobles à leur tour payent le peuple : ils lui achètent ses
suffrages ; c'est la principale ressource de la plèbe. Les innombrables lois
sur la brigue (de
ambitu) se succèdent,
et, toujours impuissantes, ne servent qu'à constater le mal et ses progrès.
Tel est l'esprit public à Rome. Si l'on interroge la vie privée, on voit
déjà éclos les germes de cette effrayante corruption dont les Verrines,
les Catilinaires et quelques autres plaidoyers de Cicéron nous traceront
de si éloquentes peintures. La famille, c'est-à-dire, d'après la constitution
primitive de Rome, l'État lui-même formé de la réunion de ces associations
légales d'où sortait l'ingénu, le citoyen est attaqué dans sa base par le
développement menaçant du célibat. Les moeurs grecques et orientales, les
esclaves des deux sexes, charmants, corrompus, dociles, suppriment la vie de
famille. Un censeur invite les citoyens à se marier, voici en quels termes :
"Si nous pouvions vivre sans épouse, Romains, nous nous affranchirions
tous de cet ennui : mais puisque la nature l'a voulu, puisque, si l'on ne peut
vivre agréablement avec les femmes, sans elles on ne petit vivre du tout,
pensons plutôt au salut de l'État qu'à un plaisir de peu de durée."
Ainsi contractées, les unions étaient bientôt rompues. La répudiation et le
divorce, à peu près inconnus au siècle précédent (04),
se multiplient et deviennent l'issue ordinaire de presque tous les mariages. La
femme que sa dot affranchit n'est réellement plus dans la main de son mari,
comme le voulait l'ancienne législation. Émancipée, toujours sûre de trouver
un autre époux, tant qu'elle sera riche, elle s'abandonne à toutes les
fantaisies de ces unions passagères qui sont la ruine de la famille. Cent ans
plus lard, Auguste, par ses lois, par l'attrait des honneurs et des récompenses
publiques, par les sermons en vers qu'il commande aux poètes célibataires en
l'honneur du mariage et des anciennes moeurs, essayera en vain de reconstituer
la noble et féconde association des époux. On ne se mariera plus, suivant la
forte expression de Plutarque, pour avoir des héritiers, mais pour avoir des
héritages. Cependant la pureté des anciennes moeurs se conservait encore dans
les villes du Latium, dans la province, et parmi quelques grandes familles qui
avaient bien voulu emprunter à la Grèce sa civilisation et ses arts, mais non
ses vices. Tels étaient Scipion et ses amis, à Rome même ; et nous verrons
bientôt naître hors de Rome presque tous les hommes qui dans la politique, la
guerre, les lettres seront la gloire de leur temps.
Parlerai-je des progrès du luxe à celle époque ? Un grand nombre de lois
somptuaires essayent en vain d'en arrêter les débordements ; la rigoureuse
censure de Caton avait été impuissante, les lois qui interdisaient de
consacrer à un festin plus que telle ou telle somme, d'avoir plus de tant de
livres d'argenterie, sont violées et abrogées par le mépris qu'on en fait
chaque jour. Le luxe, chose utile, nécessaire dans nos sociétés modernes où
l'industrie et le commerce ont une place si considérable, était un véritable
fléau, une source permanente de corruption chez un peuple qui ne s'enrichissait
que par la conquête, la spoliation, les exactions de tout genre. Ces beaux
meubles, ces beaux esclaves qui coûtaient jusqu'à 400,000 sesterces, ces
bronzes, ces statues, on les payait avec l'argent extorqué aux provinces. Les
jeux splendides donnés au peuple pour obtenir ses suffrages et par suite une
préture, un proconsulat, c'étaient les provinces qui en faisaient les frais.
Ainsi tout s'enchaîne. Les basses classes de la société sont dépravées par
l'oisiveté ; il n'y a plus de petits propriétaires, partant plus de travail :
il faut nourrir cette multitude, la faire voter, l'amuser. De là les
distributions de blé, les jeux, les brigues. De là la nécessité de dépenses
énormes pour les hommes qui veulent jouer un rôle dans l'État. C'est la
conquête et l'administration des provinces qui fourniront l'argent nécessaire.
Lucilius. Le théâtre au septième siècle. - Tragédies d'imitation. Tragédies nationales. - Pacuvius. - Attius.- Comédie nationale. Les Atellanes.
I. LUCILIUS
Voilà le milieu
dans lequel vécut et se forma un poète que les Romains de tous les temps ont
célébré : et admiré. Quelques-uns même n'hésitaient pas à le préférer
à tous les autres. Horace, si impitoyable pour les écrivains du sixième
siècle, si dédaigneux envers Naevius, Ennius et Plaute, n'ose qu'avec réserve
attaquer cette gloire incontestée. Des protestations s'élèvent contre le
premier jugement qu'il en porte. On trouve fort mauvais qu'Horace blâme le
style parfois bourbeux, les longueurs, les négligences de Lucilius ; Horace est
forcé d'expliquer ce qu'il a voulu dire, de faire à l'éloge une part plus
grande, de déclarer "qu'il n'oserait jamais enlever au front du vieux
poète la couronne que tant de gloire y avait attachée." Tout l'art, toute
la douceur, tout le génie des écrivains du siècle d'Auguste, ne réussirent
jamais à faire descendre de son piédestal la statue de Lucilius : de lui
volontiers tout Romain eût dit : "Il est des hommes à qui l'on succède,
mais qu'on ne remplace jamais."
Les titres de cette grande renommée sont à peu près perdus pour nous. Des
trente livres de satires qu'avait composés Lucilius, il ne nous reste que
quelques fragments cités par les érudits et les grammairiens. L'ensemble de
l'oeuvre nous échappe complètement, malgré les conjectures plus ou moins
ingénieuses des éditeurs pour en distribuer et en relier les unes aux autres
les diverses parties : nous ne pouvons apprécier le mouvement, la verve,
l'élan du poète, c'est-à-dire les premières qualités que l'on cherche dans
la satire. De plus, les personnages sur qui Lucilius se précipitait "le
glaive à la main" (c'est ainsi que parle Juvénal) nous sont inconnus, et
deux vers de Lucilius ne peuvent être acceptés comme une peinture suffisante.
Nous devons croire, puisque Quintilien l'a dit, qu'il régnait dans ses satires
une grande liberté, beaucoup de mordant et de sel ; mais nous ne comprenons
guère pourquoi Quintilien le loue particulièrement de sa merveilleuse
érudition. Ce n'est guère le premier mérite que l'on admire dans un poète
satirique. Essayons cependant de reconstituer dans ses parties essentielles
l'oeuvre mutilée.
Voyons d'abord quel fut le personnage. - Ce n'est pas un Romain de Rome. Il est
né dans la colonie latine de Suessa, en 606, un an après la mort de Caton. Il
appartient donc à cette génération qui succède aux âpres et opiniâtres
lutteurs de la seconde guerre punique. Il n'a pas vu les désastres de la patrie
; il trouve Rome partout victorieuse, dominatrice déjà, ou n'ayant qu'à
étendre le bras pour renverser les derniers ennemis qui restent debout,
Numance, Corinthe, Carthage. Au dedans, l'intolérance de Caton contre les arts
et les sciences de la Grèce n'est plus qu'un souvenir presque ridicule. On
reconnaît enfin qu'un homme peut être un bon et utile citoyen, bien qu'il
sache le grec et qu'il étudie les poètes et les philosophes. Lucilius est bien
l'homme de ce temps ; il est profondément pénétré de l'esprit nouveau, de
plus il vit dans le milieu même d'où cet esprit se répand comme d'un foyer
dans toutes les classes éclairées de la société romaine. Il est admis dans
la familiarité de Scipion, de Lélius, de L. Furius Philus, qui fut consul en
618, de Spurius Mummius, frère du vainqueur de Corinthe. Avec ces personnages
illustres il assista au siège de Numance ; sans doute il entendit lire à
Mummius ces épîtres en vers qu'il adressait du camp à ses amis de Rome, vif
et élégant badinage qui cent ans après conservait encore tout son charme. Il
connut aussi et pratiqua le jurisconsulte Rutilius Rufus, homme éminent par sa
science et sa probité, stoïcien, disciple de Panaetius. Mais ces personnages
distingués n'étaient pas, il importe de le rappeler, des admirateurs
fanatiques et exclusifs de la civilisation grecque ; ils n'affectaient et
n'avaient aucun dédain pour les moeurs nationales : citoyens dévoués, actifs,
intelligents, ils savaient concilier les devoirs que la patrie leur imposait,
avec la culture de l'esprit et les charmes du loisir : voilà le juste
tempérament qui les distingue. Ils aiment les arts que Caton affectait de
dédaigner ou de redouter, mais ils n'en font pas l'unique occupation de leur
vie. Ils ne croient pas non plus qu'un Romain doive rompre avec la vieille
tradition nationale ; l'antique discipline, qui était l'âme même de Rome,
adoucie, non supprimée, par une culture intellectuelle plus large : voilà le
milieu dans lequel avec un rare bon sens ils savent se fixer et se plaire. On ne
comprendrait point Lucilius, si on ne le replaçait par la pensée dans la
société de ces hommes de goût et de mesure, qui surent conserver au milieu
des entraînements irréfléchis de la mode et des séductions de la
civilisation hellénique, l'attitude, le caractère et les moeurs de Rome.
Lucilius appartenait à une noble famille, il était chevalier et fort riche.
Quelques historiens font de lui un publicain, sans doute pour expliquer sa
fortune, qui était considérable ; mais Lucilius déclare en propres termes
qu'il ne veut pas cesser d'être Lucilius pour se taire publicain d'Asie (05).
Il était d'ailleurs d'une santé fort délicate, et incapable de résister aux
fatigues de la vie publique. Il traversa donc les terribles orages de cette
époque, la révolution tentée par les Gracques, les commotions de la guerre
sociale, sans se mêler aux affaires, sans même s'attacher à aucun parti. Il
resta l'ami des citoyens les plus considérables, sans épouser leurs intérêts
et leurs passions. M. Mommsen voit en Lucilius un Béranger romain, comparaison
plus humoristique que solide : car Béranger était d'un parti. Il faut beaucoup
d'esprit, de véritable indépendance et de droiture pour prendre et conserver
une position aussi délicate. Dans des temps de luttes, les combattants ne sont
guère disposés à la sympathie pour ceux qui, neutres la veille, peuvent être
demain des ennemis déclarés. Il paraît que Lucilius sut faire accepter sa
neutralité, disons mieux, son indépendance. Car rien ne serait plus faux que
de voir en lui un indifférent, un épicurien à la façon de Lucrèce. S'il ne
partage pas les ardentes passions de ses contemporains, s'il ne lutte pas pour
le triomphe de tel ou tel parti, c'est qu'il veut conserver la franchise et le
pur dévoilement du citoyen. Lui aussi a une cause à défendre, mais ce n'est
ni celle du Sénat, ni celle des alliés, ni celle des plébéiens, c'est la
cause des moeurs publiques. Ame honnête, sincère, ardente, excitée encore par
les souffrances du corps, il ressent des indignations généreuses, des
dédains, des afflictions profondes à la vue des désordres sans nombre et de
tout genre qui s'étalent à la face du ciel. Ses relations étendues, la
finesse de son esprit, lui permettent de tout voir, de tout comprendre, de tout
exprimer ; de plus, avantage énorme, il ne fait pas un métier comme Ennius,
Plaute et Térence ; il n'écrit point pour vivre, car il est riche. Il est le
premier des Romains qui ose mépriser le préjugé qui interdit à un homme
litre la profession de littérateur. C'est par là encore qu'il conserva sur
Horace aux yeux des Romains une certaine supériorité. Tel est l'homme, voyons
l'oeuvre.
Lucilius est le créateur de la satire littéraire, poème didactique et moral,
que tous les peuples modernes ont emprunté aux Romains, et que les Grecs ne
connaissaient pas. Horace salue dans Lucilius un inventeur, l'auteur d'un poème
ignoré des Grecs (inventor Graiis intacti carminis auctor). Avant
Lucilius, la satire était dramatique et bouffonne ; Ennius ne réussit point à
lui donner une forme définitive ; après Lucilius le genre est constitué. Une
seule modification sera apportée à son oeuvre. Par ressouvenir de la satire
primitive, sorte de pot-pourri facétieux et licencieux, Lucilius ne
s'astreignit pas à l'uniformité du mètre, il passait sans transition de
l'hexamètre à l'iambe trimètre, et à d'autres rythmes. Peut-être la
variété des sujets exigeait-elle ces changements ? peut-être faut-il
regretter que la satire se soit condamnée à l'hexamètre, plus souple il est
vrai, chez les Latins et les Grecs que chez les Français, mais cependant
difficile à manier, et trop majestueux. Mais laissons l'extérieur de l'oeuvre
de Lucilius ; voyons-en l'âme.
C'était un Romain, honnête homme, indépendant, d'un esprit cultivé, sans
affectation de rigorisme, n'ayant rien d'un Caton morose, ou d'un déclamateur
de profession. Si la comédie aristophanesque eût été tolérée à Rome, il
semble qu'il eût été capable de la faire applaudir de ses contemporains. Il
n'hésite pas à mettre les noms au bas des portraits ; il déchire, raille et
loue des personnages vivants. Lui-même se met en scène, et rie s'épargne pas.
On sait que sur ce point Horace l'imita. Quels étaient les vices, les
turpitudes, les ridicules alors à la mode ? Lucilius semble en avoir recueilli
une ample moisson. Le premier livre de ses satires est d'une haute et fière
conception, tout épique. Il rassemble les dieux dans un conseil solennel : ils
se sont émus du triste spectacle que présente alors la ville qu'ils ont
élevée si haut, et, pour arrêter le débordement du mal, ils décident de
faire un exemple dans la personne de Lupus. Voilà le frontispice de l'oeuvre.
Les livres suivants seront, une galerie de portraits : les imitateurs, les amis
de Lupus y figureront. On peut juger de l'intérêt de cette vaste composition
pour les contemporains. Mais nous sommes réduits à de vagues indications sur
l'ensemble et les détails. Prenons donc au hasard les vers les plus
significatifs.
Voici le peuple romain au Forum. "- Mais aujourd'hui, du matin à la nuit,
jour de fête et jour ouvrier, tous les jours et tout le jour, peuple et
sénateurs s'agitent au Forum et n'en sortent point. Tous se livrent à une
seule et même étude, à un seul art ; celui de tromper par d'adroites paroles,
de combattre par la ruse, de faire assaut de flatteries, de se donner des airs
d'honnête homme, de se tendre des pièges, comme si tous à tous étaient des
ennemis." Peinture générale, un peu vague, de la vie publique ; mais
supposez, après cette sorte d'entrée en matière, des portraits en pied des
principaux types du temps, le relief au lieu de l'esquisse, la forte saillie
bien accusée ; voilà dans les deux parties l'oeuvre du poëte : le général
menant tout droit au particulier. Malheureusement fort peu de fragments nous
aident à compléter cette ébauche de la vie publique des Romains. Je ne fais
pas difficulté de croire que Lucilius avait été fort réservé sur ce point.
Il voyait et flétrissait les vices des particuliers ; mais la patrie était
respectée : c'était avant tout un bon citoyen. - Il a dit : "Lucilius
présente au peuple ses salutations et ses vers faits de son mieux, et tout cela
avec affection et sincérité. " Il a résumé aussi en ces deux vers toute
l'histoire militaire de sa patrie : " Le peuple romain a été plus d'une
fois vaincu par la force et surpassé en de nombreux combats, mais dans une
guerre, jamais ; et tout est là."
Ut populus romanus victus vi et superatus praeliis
Saepe est multis, bello vero nunquam, in quo sunt omnia.
Tite-Live dira la même chose et moins bien :
Populus romanus, etsi nullo bello, multis tamen praeliis victus.
Peu d'allusions aux grands événements du temps ; cependant une critique amère
contre la lenteur de la guerre d'Espagne, et un hémistiche terrible. -
"Les légions servent pour de l'argent." Ajoutez un mot obscur sur la
loi de Calpurnius Pison, contre les concussionnaires, c'est à peu près les
seuls renseignements que nous offrent les fragments de Lucilius sur la vie
publique des Romains. Il y a là, si je ne me trompe, un scrupule honorable, un
respect de la patrie, qui est grande après tout aux yeux du monde. Quant aux
individus, il n'est tenu à rien envers eux, et il le prouve. Lucilius vit de
ses yeux les premières folies du luxe, les raffinements encore grossiers de la
table, du mobilier, des vêtements, les premiers scandales de la débauche,
l'acclimatation à Rome des vices empruntés à la Grèce et à l'Orient. J'ai
dit comment tout cela s'était concentré à Rome, qui devenait le grand refuge
de tous les étrangers, de toutes les industries équivoques, de toutes les
vilenies du monde. La province était infiniment moins corrompue. Le respect des
vieilles moeurs s'y conserve encore, avec un certain mépris pour le
dévergondage de la capitale. Il ne faut pas oublier que Lucilius est un
provincial ; il y a chez lui une certaine satisfaction à opposer aux vices de
Rome, l'innocence des villes où se recrutaient alors les meilleurs et les plus
distingués serviteurs de la patrie.
Je ne chercherai pas à présenter un tableau complet des moeurs de cette
époque. Les satires de Lucilius, telles que nous les possédons, ne pourraient
m'en fournir tous les traits, et les citations sont délicates. Les vices que
Lucilius semble avoir flétris de préférence sont la débauche sous toutes ses
formes, et elles étaient déjà alors singulièrement nombreuses et variées,
et l'intempérance de la table. « Ce n'est pas vivre, dit-il quelque part, que
de n'avoir pas d'appétit. » Tel gourmand d'alors reconnaît au goût la patrie
des huîtres qu'on lui sert. Le type qu'il semble avoir reproduit avec le plus
de complaisance, c'est celui de l'affranchi parvenu qui inonde de parfums sa
tête hérissée (06), tranche du grand
seigneur, mène grand train, étale le luxe de ses esclaves, de ses maîtresses,
de ses festins. - C'étaient ces parvenus qui dans le Forum se permettaient
d'assaillir de leurs clameurs Scipion Émilien. "Silence, leur crie-t-il,
bâtards de l'Italie. Vous aurez beau faire, ceux que j'ai amenés garrottés à
Rome ne me feront pas peur, tout déliés qu'ils sont maintenant.
"C'étaient les ancêtres de Trimalcion.
Autant qu'il est permis d'en juger, les peintures de Lucilius étaient d'une
singulière énergie, surtout celles des amours de ce temps-là. Lui-même se
met plus d'une fois en scène, et il est aisé de voir que, s'il condamnait les
excès inouïs de ses contemporains, il n'était pas lui-même un modèle de
continence et de retenue. C'est ce qui donnait à ses satires un charme
particulier : on y retrouvait non un censeur chagrin, mais un homme qui avait
ses faiblesses, ses misères morales et les confessait ingénument. Liberté,
franchise et sincérité : voilà ce qui semble avoir caractérisé l'oeuvre du
satirique et l'avoir fait accepter.
Je signalerai un point qui n'a pas été assez remarqué jusqu'ici. Les
contemporains de Lucilius copiaient avec fureur et parfois avec une gauche
affectation les modes, les moeurs, les goûts de la Grèce : ils écrivaient
volontiers en grec, émaillaient la conversation de mots grecs. On en trouvera
un grand nombre intercalés dans les vers de Lucilius, soit qu'il ait lui aussi
sacrifié au goût du jour, soit qu'il veuille railler les sottes affectations
des grécomanes. L'intention des vers qui suivent n'est pas douteuse :
« Au lieu de rester romain, sabin, concitoyen de Pontius, de Trétannus, de ces
centurions, de ces hommes illustres, les premiers de tous, et nos
porte-étendards, tu as mieux aimé le faire appeler grec. En grec donc, puisque
tu le préfères, je te salue, moi préteur à Athènes.
§ II. LA TRAGÉDIE ET LA COMÉDIE AU SEPTIÈME SIÈCLE.
Nous ne
possédons pas une seule des nombreuses tragédies écrites par Livius
Andronicus, Naevius, Ennius, Pacuvius, Attius et plusieurs autres ; nous n'en
possédons pas même une seule scène : quelques définitions philosophiques sur
le principe des choses, sur la Fortune, le récit d'un songe, une ou deux
lamentations : voilà les faibles indice sur lesquels nous devons essayer de
fonder un jugement. Chose difficile, impossible même : pourrions-nous nous
flatter de connaître Corneille et Racine s'il n'avait survécu de leurs oeuvres
que le récit de la mort d'Hippolyte ou celui du songe de Pauline ? Ces morceaux
brillants permettent d'apprécier les qualités épiques ou descriptives du
poète, non son génie dramatique. Il nous reste, il est vrai, les jugements
portés par les anciens sur des oeuvres qu'ils connaissaient en entier, qu'ils
avaient vu représenter. Mais, outre que nous ne pouvons contrôler ces
jugements, il faut bien avouer qu'ils ne nous apprennent rien ou presque rien.
Cicéron célèbre avec enthousiasme la Médée d'Ennius, l'Antiope
de Pacuvius : "Il faudrait, dit-il, être ennemi du nom romain pour ne pas
admirer de tels ouvrages." Nous voulons bien le croire : mais en quoi
sont-ils admirables, voilà ce qu'il serait pour nous utile de savoir. Horace
traite les vieux poètes tragiques avec plus de respect que les comiques : mais
un vers lui suffit pour caractériser Pacuvius et Attius : l'un brille par sa
science, l'autre par son élévation.
"Aufert.
Pacuvius docti famam senis, Attius alti."
Enfin Quintilien
admire en eux l'élévation des pensées, la gravité du style, la majesté des
personnages ; du reste leurs écrits manquent d'élégance et de poli ; Cicéron
va plus loin : il dit que Cécilius et Pacuvius écrivaient mal.
Cependant, si
l'on en croit Cicéron, ces poètes jouirent de la plus grande faveur de leur
vivant et jusqu'à la fin de la république. C'était même, parmi la foule
grossière et ignorante, un enthousiasme qui se manifestait par des cris confus.
Mais étaient-ce les tragédies elles-mêmes qui ravissaient la multitude ou le
jeu consommé des acteurs, ou, ce qui est encore plus probable, les allusions
aux événements et aux personnages contemporains ? Cicéron lui-même nous
apprend que les acteurs ne se taisaient pas faute de commenter ainsi le texte et
même d'intercaler des vers de circonstance. Ainsi l'acteur Diphilus a bien soin
de désigner clairement Pompée à la multitude, eu prononçant ces vers :
"C'est par notre misère que tu es grand" (Pompée s'appelait Magnus).
Le comédien Esopus, si l'on en croit Cicéron, rappela éloquemment au souvenir
du peuple Cicéron exilé, et lui appliqua ce vers du Brutus d'Attius :
« Tullius, qui
libertatem civibus stabiliverat."
De même après
la mort de César le peuple saisit avidement toutes les allusions à Brutus
alors absent ; et en cela il lit preuve de grande perspicacité ; car la pièce
représentée était Térée, et il y avait réellement fort peu
d'analogie entre ce roi de Thrace et le dictateur Jules César. Mais qui ne sait
combien l'esprit préoccupé d'une seule idée y rapporte facilement tout ce
qu'il voit, tout ce qu'il entend ? Le meurtre de César, la fuite de Brutus et
de ses amis, les funérailles dut dictateur, cette scène si dramatique du
cadavre étalé sur la tribune aux Harangues, ces plaies encore fraîches
montrées à la multitude en même temps qu'Antoine lisait le testament plein de
legs pour le peuple : comment, au sortir de ces drames d'une si puissante
réalité, ne pas découvrir même dans la tragédie de Térée des
rapprochements quelconques avec tel ou tel de ces événements ? Et d'ailleurs
les acteurs aidaient les spectateurs à en découvrir ; ils en créaient au
besoin. Ce que l'on admirait donc, ce qui excitait les transports de la
multitude, ce n'était pas le génie du poète tragique, ni l'oeuvre
représentée, mais ce que l'imagination des spectateurs y ajoutait ou croyait y
trouver. De tels applaudissements, loin de témoigner en faveur de la tragédie
romaine, la condamnent. Elle était l'occasion, le prétexte de grandes
émotions populaires. Elle n'en était pas la source. Ce que l'on saluait en
elle avec transport, c'était ce qu'on y mettait, non ce qu'elle renfermait. Or
le propre d'une oeuvre réellement forte et vraie est de désintéresser du
présent l'âme du spectateur, de l'entraîner dans le monde imaginaire où le
poète a placé l'action du drame, et de ne laisser en lui aucune autre pensée,
aucune autre émotion. Il ne fut que trop évident trente ans plus tard que la
tragédie latine n'avait pas en elle-même sa vitalité et son charme. Quand
Auguste eut pacifié le théâtre comme l'éloquence et tout le reste, quand les
allusions devinrent impossibles dans cette espèce de léthargie et
d'indifférence à la chose publique devenue la chose d'un seul, la tragédie
romaine tomba à plat. Réduite à n'être plus qu'une oeuvre d'art, les
spectateurs s'en détournèrent avec dégoût. Ils retournèrent à leur
véritable inclination, les jeux du cirque et les combats de l'arène. Tels ils
étaient déjà d'ailleurs au temps même de Térence. Et c'est là à vrai dire
une des causes principales de la faiblesse du théâtre tragique chez les
Romains. Qu'était-ce que les souffrances imaginaires d'un Oreste ou d'un
Télèphe auprès des sensations violentes d'un combat de bêtes ou de
gladiateurs ? Les critiques se sont ingéniés à rechercher les causes de
l'infériorité des Romains en ce genre, et ils en ont découvert un grand
nombre : celle que je viens d'indiquer me semble capitale. Le génie d'un peuple
se manifeste dans les divertissements qu'il préfère. Jamais les sanglantes
scènes du cirque ne purent s'introduire à Athènes, chez un peuple qui
comprenait et ressentait les pures jouissances des arts : les Romains n'en
goûtèrent jamais d'autres. Tout spectacle qui n'était pas fait pour les yeux,
qui s'adressait à l'intelligence et à la sensibilité dans ce qu'elle a de
plus délicat, les ennuyait : ils préféraient un saltimbanque à Térence.
Même avant la fin de la république, les mimes et les pantomimes remplacèrent
en partie la comédie et la tragédie. Dès le début même des représentations
dramatiques, dans la première chaleur de la nouveauté, ils manifestèrent leur
prédilection pour la partie qui s'adressait plus directement aux sens. Livius
Andronicus, qui jouait lui-même ses tragédies, s'étant brisé la voix, se fit
remplacer dans cette partie de son rôle par un jeune esclave, et se borna à
faire les gestes. Le public y attachait plus d'importance qu'aux paroles. Nous
verrons cette prédilection se développer de plus en plus. Sous les empereurs
les représentations dramatiques ne furent plus que des gesticulations et des
danses.
Reconnaissons-le
donc sans hésiter. Les Romains étaient incapables de goûter la tragédie :
c'était un plaisir trop noble et trop délicat pour leurs fibres grossières.
Qu'on se reporte à la naissance du poème dramatique en Grèce. Il apparaît au
moment où la source des épopées naïves tarit, où la réflexion s'éveille,
et, se détachant du monde extérieur, commence à sonder les profondeurs de la
nature humaine. Tous les éléments, toutes les formes poétiques des âges
antérieurs entrent dans la composition du poème dramatique ; il est à la fois
épique et lyrique ; de plus il touche à l'éloquence qui commence à naître,
et s'inspire déjà de la philosophie qui s'essaye : c'est comme la synthèse
harmonieuse et vivante de toutes les facultés, de toutes les richesses de la
race hellénique. Par-dessus tout il est éminemment et exclusivement national.
Or de toutes les parties qui le composent, quelles sont celles que le poète
romain trouvait autour de lui ? L'épopée et la poésie lyrique n'existent pas
à Rome, ou du moins n'y ont aucune originalité ni aucun élan. Les légendes
héroïques sont de création récente, et de plus c'est un dépôt sacré
auquel cet être méprisé qu'on appelle un poète ne saurait toucher sans
sacrilège : l'orgueil national ne tolérerait pas une telle profanation. Un
historien, un vil esclave jouant sur la scène le rôle d'un Romulus ou d'un
Brutus ! Enfin la philosophie est inconnue aux Romains. L'éloquence seule, ce
genre vraiment national, jette son premier éclat. Voilà les éléments qui
s'offrent au poète. Jamais peut-être oeuvre d'art ne fut conçue et exécutée
dans des conditions plus défavorables. Ne nous faisons donc pas d'illusion sur
les éloges décernés par un Cicéron à ces poètes tragiques du septième
siècle : Cicéron n'est pas un juge bien compétent en fait de poésie.
Pacuvius et Attius avaient été parfois des hommes éloquents, il n'en fallait
pas davantage pour ravir le grand orateur.
Il ne semble pas
en effet qu'ils aient été autre chose. Chacun d'eux a une physionomie
distincte ; mais, dans ses parties essentielles, leur oeuvre est la même.
Pacuvius, neveu
et compatriote d'Ennius, né à Brindes en 533 , vécut quatre-vingt-dix ans. Il
fut d'abord peintre. Il vécut à Rome dans la société de Scipion et de ses
amis, et retourna, déjà fort avancé en âge, mourir dans sa ville natale.
C'était un homme fort instruit pour ce temps-là, ce qui veut dire sans doute
qu'il aimait à l'aire étalage de ses connaissances. Il y a en effet dans les
fragments de Pacuvius urne certaine pédanterie : l'auteur de la rhétorique à
Hérennius en avait été frappé. J'y trouve aussi un certain abus des formes
syllogistiques.
Lucilius se moque
quelquefois de ses exordes embrouillés (contorto exordio), ce qui prouve
que la forme oratoire avec tout son appareil didactique lui était chère :
autre marque de pédanterie. Enfin les grammairiens ont recueilli dans Pacuvius
un certain nombre de mots forgés par lui avec plus d'affectation que de
bonheur, comme geminitudo, prolixitudo, vastitudo, qrandoevitas, concorditas,
repandirostrum, incurvicervicum pecus, rudentisibilus, etc., ce qui fait
penser à notre Ronsard, quand il croit ne devoir plus être français pour
paraître plus docte.
Attius était de
cinquante ans plus jeune que Pacuvius ; il naquit en 584, et vécut jusqu'en
670. Il put connaître à la fois Scipion et Cicéron. Il débuta dans la
carrière dramatique soirs les auspices de Pacuvius, auquel il alla lire un jour
sa tragédie d'Atrée. Pacuvius en trouva les vers grands et sonores, mais un
peu durs et âpres. Attius s'en consola ; car les bons fruits naissent durs et
deviennent doux, tandis que ceux qui sont doux en naissant, pourrissent. Il y
avait une certaine fierté ; comme on le vit, dans le caractère d'Attius : ce
que marque assez bien l'altus d'Horace. Si c'est bien d'Attius qu'il est
question dans un passage de Valère Maxime, (lib. III, cap. VII), il eût porté
dans les relations ordinaires de la vie une indépendance quelque peu
ombrageuse. Il fut, dit-on, l'ami particulier du consul Décimus Brutus; et
c'est peut-être ce qui le détermina à composer sa tragédie nationale Brutus.
Tous les critiques de l'antiquité s'accordent à admirer dans Attius l'énergie
et l'élévation : par là il agissait puissamment sur les âmes. Cicéron se
plaît à le citer sans cesse. C'est un autre personnage que le docte Pacuvius ;
et il semble qu'on puisse lui appliquer l'hémistiche d'Horace : "Spirat
tragicum satis." Il y a en lui un certain souffle tragique. Attius est
en effet le seul poète qui ait eu la fibre dramatique, autant qu'un Rornain
pouvait l'avoir.
Pacuvius composa
douze tragédies : nous avons du moins conservé les titres et quelques
fragments de douze tragédies différentes dont il était l'auteur. Ces
tragédies sont Antiopa (que Cicéron déclarait supérieure aux Grecs) -
Armorurn Judicium - Atalanta - Chryses - Dulorestes - Hermonia
- Iliona - Medus - Niptra - Pentheus - Periboea
- Paulus.
Attius en composa
un bien plus grand nombre. J'en trouve mentionnées jusqu'à quarante-six, dont
voici les titres: - Achilles- - Myrmidones - Aegysthus - Clytemnestra,
- Agamemnonidae - Erigona - Alcestes - Alcmaeo - Alphaesibaea
- Amphytruo - Persidae - Andromeda Antenoridae - Deiphobus
- Antigona - Armorum Judicium - Astyanax - Athamas -
Atreus - Bacchae - Chrysippus - Diomedes - Epiqoni- - Eriphyla.- Epinausimache.
-Eurysaces. -- Hellènes - Prometheus - Medea -- Menalippus - Meleager - Minos -
Neoptolemus - Troades - Nyctegresia - Aenomaüs - Pelopidae - Philocteta -
Phinidae - Phoenissae - Thebaïs - Tropaeum - Liberi - Telephus - Tereus -
Decius - Brutus.
Ce qui frappe
d'abord dans ce double catalogue, c'est l'incroyable disproportion qui existe
entre le nombre des tragédies ayant des titres grecs, et celles qui ont des
titres latins. Paulus, Decius, Brutus, trois tragédies en tout sur près de
soixante, voilà la place que l'histoire nationale tenait sur le théâtre
romain. Était-ce impuissance des poètes à composer d'inspiration, sans être
soutenus par un modèle grec, une oeuvre originale ? Était-ce par un respect
excessif de tout ce qui touchait à la patrie ? Était-ce par crainte de ne pas
intéresser le public en lui présentant sur la scène des faits et des
personnages qu'il connaissait déjà ? Toutes ces raisons peuvent être vraies :
ce sont à peu près les mêmes qui ont donné à notre théâtre du
dix-septième siècle sa forme et son esprit. Il ne vint pas une seule fois à
la pensée de Corneille et de Racine de prendre dans l'histoire de leur pays le
sujet d'une tragédie. Nous touchons ici le point délicat, la profonde et
incurable intériorité des littératures d'imitation. Elles peuvent produire
des oeuvres d'un art merveilleux : la vie intérieure leur manque. Elle leur
manque, parce qu'il y a un divorce absolu entre la littérature et le milieu
social. Chez de tels peuples, il faut être savant pour être poète : au
dix-septième siècle il fallait connaître à fond Aristote et les auteurs
grecs et latins à qui l'on empruntait le sujet d'une tragédie. Il est vrai que
ce sujet antique, on le traitait à la moderne, qu'on dénaturait la physionomie
des événements, le caractère et les moeurs des personnages, que l'élément
national banni de la scène y rentrait à la dérobée, et s'imposait à une
oeuvre qui lui était absolument étrangère, qu'on avait des héros antiques
taillés sur le patron des brillants cavaliers du jour ; mais personne n'était
choqué de ces fausses couleurs ; et des oeuvres admirables d'éloquence, de
passion, de vérité morale sortaient de ce bizarre amalgame de deux mondes et
de deux sociétés. Les poètes romains du septième siècle ne firent pas autre
chose. La littérature et la vie réelle étaient deux mondes séparés : de
même qu'on demandait à l'Afrique ses figues, au Pont-Euxin ses huîtres et ses
sardines, à Tyr sa pourpre, c'est la Grèce qui avait la spécialité
d'approvisionner le théâtre romain. Avec quel naïf orgueil Térence répète
dans tous ses prologues : C'est une pièce entièrement grecque : est tota
fabula graeca ! Ce qui veut dire : vous pouvez l'admirer de confiance ; elle
vient du pays où l'on n'en fait que de bonnes.
Ce point bien
établi, cette loi fatale de l'imitation bien constatée, voyons quels étaient
les caractères de l'imitation ; nous essayerons ensuite de déterminer ce que
pouvait être une tragédie nationale (09). Pacuvius et Attius connaissaient,
outre les trente-deux tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide que nous
possédons, toutes celles qui avaient été écrites par ces poètes et dont le
nombre était considérable, plus celles de leurs contemporains et de leurs
successeurs, c'est-à-dire la plus riche et la plus abondante matière qui pût,
jamais être offerte à l'imitation. Le nombre des tragédies latines ne
s'élève pas au-dessus de trois cents. Celui des tragédies grecques dépasse
mille. Mais nous ne pouvons en douter, les poètes grecs ne se faisaient aucun
scrupule de traiter un sujet tramé déjà par leurs prédécesseurs ou leurs
contemporains ; ils ne cherchaient point la nouveauté de la matière ; il n'y
en avait pas, à vrai dire, qui soit inconnue au public. Une seule tragédie, la
Fleur d'Agathon, est de pure invention. Que firent les poètes latins ? Ils
firent ce qu'avaient fait les comiques : ils empruntèrent à Eschyle le sujet,
à Sophocle tel personnage nouveau, à Euripide telle tirade pathétique ; ils
tirent un mélange plus ou moins heureux des traits les plus frappants choisis
avec plus ou moins de discernement dans les poètes grecs. C'est là l'heureuse
audace que leur attribue Horace (feliciter audet). Par ces ingénieuses
combinaisons ils évitaient l'extrême simplicité de l'art grec, qui n'eût pu
se faire agréer des Romains ; ils introduisaient dans leur oeuvre une agréable
variété, donnaient plus de mouvement à l'action, plus d'imprévu aux
situations, et produisaient en somme une tragédie originale. Au point de vue de
l'art, il ne se peut rien imaginer de plus grossier qu'un tel procédé ; mais
la première condition imposée au poète dramatique, c'est de plaire au public.
Un calque fidèle de la tragédie grecque eût été inintelligible et
inacceptable à des Romains du septième siècle. Plaute arrangeait pour eux
Ménandre, Philémon et Diphile : le scrupuleux Térence lui-même réunissait
en une deux comédies grecques. Il fallait avant tout intéresser et retenir un
spectateur toujours disposé à quitter le théâtre pour les tréteaux, des
baladins et les combats de bêtes ou d'hommes.
Pacuvius et
Attius suivirent tout naturellement la loi de leur caractère dans l'assemblage
des parties hétérogènes qui composaient leurs tragédies. Le docte Pacuvius
imita de préférence Euripide. Il y a dans Euripide quelque pédanterie ; on
voit qu'il a connu et admiré les princes de la sophistique, alors dais tout
l'éclat de leur gloire. Il vit au sein de la plus orageuse des démocraties,
parmi des hommes qu'il faut persuader et charmer pour les conduire. De là ces
longs plaidoyers et ces discussions subtiles qui refroidissent l'action, mais
ravissaient, les Grecs qui y retrouvaient l'écho des belles luttes oratoires de
l'Agora. Disciple d'Anaxagore, et aussi de Socrate, il est le premier
interprète d'une philosophe nouvelle, moins ambitieuse, mais plus humaine, et
plus morale. Voilà ce qui séduisit surtout Pacuvius, et ce qu'il essaya de
reproduire. On lit parmi les fragments de ses pièces deux passages, l'un sur le
perpétuel mouvement des choses ; l'autre sur la fortune, cette aveugle
dispensatrice des biens et des maux, qui sont évidemment empruntés à
Euripide. Attius, moins philosophe, moins savant, ou moins désireux de le
paraître, âme plus haute, caractère plus énergique, imita surtout Eschyle.
Mais l'extrême simplicité des tragédies d'Eschyle, si dénuées d'incidents,
de péripéties, d'imprévu, ne pouvait satisfaire un public romain. Attius
combina donc dans son oeuvre l'inspiration forte et mâle du vieux poète, sa
couleur pour ainsi dire avec le mouvement plus rapide de ses successeurs. Il est
même fort probable, ainsi que l'a supposé ingénieusement M. Boissier,
qu'Attius réunissait parfois dans une seule tragédie tous les événements
relatifs à quelqu'une de ces antiques familles légendaires, comme les
Pélopides, les Labdacides. Ainsi de la trilogie d'Eschyle Agamemnon, les
Choéphores, les Euménides, il faisait une seule tragédie. Il s'efforçait
d'ailleurs de mettre le plus souvent possible sous les yeux du spectateur les
événements que le poète grec se bornait à exposer dans un récit : ainsi,
dans Sophocle, le gardien du cadavre de Polynice vient raconter la pieuse
désobéissance d'Antigone qui pendant la nuit est venue recouvrir d'un peu de
terre le corps de son frère : Attius montrait Antigone surprise par le gardien.
Il fallait de ces scènes vives et saisissantes pour des spectateurs déjà
blasés sur ces histoires tragiques, et avides d'émotions nouvelles. Pacuvius
lui-même, beaucoup plus froid, avait cependant représenté devant Thoas
lui-même le généreux combat entre Oreste et Pylade qui s'écrient tous deux :
Je suis Oreste ! tandis que Euripide s'était borné à une longue discussion
entre les deux amis. C'est par ces qualités, à savoir, une remarquable
énergie d'expressions, une fierté soutenue dans les caractères, et un
mouvement plus rapide de l'action qu'Attius, le dernier venu des poètes
tragiques romains, fut le plus admiré.
Le choeur, cette
partie si importante de la tragédie grecque, et qui fut dans le principe toute
la tragédie, tenait fort peu de place dans la tragédie latine. Les Romains
n'ont pas le génie lyrique ; Cicéron, qui n'aurait pas trouvé le temps de
lire les poètes lyriques grecs, quand même le nombre de ses années eût été
doublé, n'eût point admiré Attius, si celui-ci eût donné une importance
considérable à cette superfluité, le choeur. Il n'y avait pas de place
réservée pour le choeur sur la scène romaine : l'orchestre était occupé
parles sièges des sénateurs. Les poètes en usaient fort librement avec cette
partie de l'oeuvre de leurs modèles. Ennius, dans son Iphigénie,
remplace un choeur de jeunes filles par un choeur de soldats, maugréant sur les
ennuis du service militaire. Ce qui tenait lieu de choeur aux Romains, c'était
ce qu'ils appelaient cantica. Les cantica étaient des monologues
d'un mètre plus rapide, que déclamaient, avec l'accompagnement de la flûte,
les personnages principaux du drame. Étroitement unis à l'action, avantage que
n'avait pas le choeur, ils résumaient sous une forme plus vive les traits de la
situation présente et préparaient l'avenir. C'était un mélange de poésie et
d'éloquence, et c'est par là qu'il réussissait auprès des Romains.
L'éloquence faisait passer la poésie. C. Gracchus avait lui aussi un joueur de
flûte placé derrière lui aux rostres. Le passage de l'Eurysacès
d'Attius, que le comédien Esopus sut appliquer si heureusement à l'exil de
Cicéron, était un canticum : c'est une éloquente péroraison. Attius
était un orateur énergique. Aussi l'on s'étonnait, qu'il ne fût que poète,
lui qui semblait si bien fait pour les luttes de la parole (10).
La tragédie
latine était donc, selon toute vraisemblance, une oeuvre oratoire ; et c'est ce
qui explique l'enthousiasme de Cicéron pour Pacuvius et Attius. Éloquence,
philosophie, peinture de l'énergie morale : voilà à peu près tout ce que les
Romains demandaient au théâtre. Les modèles grecs leur offraient tout cela,
non dans un seul auteur, mais, je l'ai déjà dit, ils mettaient sans scrupule
à contribution Eschyle, Sophocle et Euripide à la fois pour composer une seule
tragédie. L'influence d'Euripide fut certainement la plus considérable ; et
c'est par là que la tragédie latine compta de si ardents admirateurs au
septième siècle. Quelque opinion que l'on ait du drame d'Euripide, on ne peut
méconnaître qu'il fut, pour toute l'antiquité grecque et latine, le modèle
par excellence, le grand initiateur. C'est un incrédule et un moraliste :
voilà ce qui explique les fausses couleurs dont son oeuvre abonde ; il a rompu
avec la vieille tradition héroïque et religieuse, et il a entrevu l'esprit
nouveau qui va bientôt animer le monde hellénique. Il est placé entre ce qui
n'est plus et ce qui sera ; forcé d'emprunter au passé la matière de ses
poèmes, il en altère profondément le sens et la portée, et revendique pour
la raison une part considérable dans des oeuvres de pure imagination et de
naïve poésie. Le premier de tous les poètes antiques, il substitue le libre
arbitre humain à la fantaisie du destin ou des dieux ; ce n'est pas Vénus qui
cause les égarements de l'amour, c'est l'abandon volontaire de l'âme à sa
passion. Vénus est jetée au-devant de la tragédie dans le prologue, hommage
dérisoire à la croyance populaire, mais le drame se développe dans le coeur
humain lui-même. Ces railleries contre des dieux cruels, injustes, impudiques,
cette hardie protestation au nom du bon sens et de la morale, ces analyses
subtiles, et ces dissertations ingénieuses et déplacées ; ce mélange de
pathétique brûlant et de raisonnements oratoires ; et par-dessus tout cette
glorification de la liberté humaine qui s'affirme, même quand elle abdique
devant la passion : voilà ce qui frappa le plus les Romains dans le théâtre
grec ; voilà ce qui fit leur éducation philosophique ; voilà ce que les
poètes latins s'appliquèrent de préférence à reproduire. C'est par là que
la tragédie latine, si faible qu'elle ait été au point de vue poétique,
mérite cependant d'attirer l'attention. Elle est un fait social important.
Térence d'un côté, Pacuvius et Attius de l'autre, ce n'est pas autre chose
que Ménandre et Euripide, les deux grands novateurs, qui reçoivent le droit de
cité à Rome.
Il est facile
après cela de comprendre l'espèce d'indifférence qui accueillit les rares
essais de tragédies nationales (fabula praetexta ou praetextata)
(11). En supposant que le public romain pût s'intéresser à un drame dont le
sujet était connu et fixé par l'histoire, et où le merveilleux ne pouvait
naturellement qu'être froid et déplacé, comment le poète eût-il pu
introduire dans une oeuvre de ce genre les opinions, le langage, l'esprit de la
tragédie euripidéenne ? y eut-il jamais dans aucune famille romaine rien qui
ressemble à l'horrible légende des Atrides, des Labdacides, des Alcmaeonides ?
Si le drame est un combat, soit entre des individus, soit entre des intérêts
et des passions, s'il est la peinture des incertitudes, des défaillances, des
élans subits, des emportements, où trouver matière à tout cela dans
l'histoire de Rome ? Le poète osera-t-il introduire dans son oeuvre ces
éléments qui lui sont étrangers ? La gravité romaine, l'orgueil romain, ne
sauraient s'accommoder de cette métamorphose. On veut bien devoir à la Grèce
un divertissement ; mais on ne veut pas affubler de costumes grecs des
personnages romains. L'histoire de Rome n'offrait qu'un seul sujet qui pût se
passer à la rigueur de ces couleurs étrangères, sujet héroïque entre tous
et que de bonne heure la légende avait embelli et poétisé, le drame de
l'expulsion des Tarquins ; Lucrèce, Brutus, les deux Tarquins, tout ce que la
vie privée avait de plus pur, indignement souillé par un tyran, tout ce que la
vie publique avait de plus grand, l'amour de la liberté, l'horreur du crime et
de la royauté : il était impossible que de tels souvenirs présentés sur la
scène aux yeux des républicains du septième siècle, ne fissent pas éclater
un véritable enthousiasme populaire. Aussi c'est la seule des tragédies
nationales (il n'y en eut jamais que six en tout) qui ait eu un véritable
succès. Attius en est l'auteur, elle a pour titre Brutus. Quant au Romulus de
Naevius, au Paulus de Pacuvius, on ne sait absolument ce que c'était. Le
dévouement de Décius inspira à Attius une autre tragédie : Aeneadae sive
Decius. Quelle pouvait être l'action d'un drame de ce genre ? Des prodiges
annonçaient le courroux des dieux : voilà du moins un effort pour donner place
à la religion nationale dans une oeuvre toute nationale, puis le récit de la
bataille, le dévouement de Décius, et probablement ses funérailles. La
tragédie de Brutus renfermait un songe. Tarquin se voyait pendant son sommeil
jeté à terre par un bélier. Les devins consultés voyaient dans ce bélier le
stupide Brutus. Quelle place tenait dans le drame l'épisode de Lucrèce, on ne
sait. Peut être Tite-Live, en refaisant en orateur l'antique légende, s'est-il
inspiré d'Attius.
Les essais de
comédie nationale furent plus nombreux et plus heureux. S'il était difficile
aux Romains de trouver dans leur histoire ou dans leur imagination des sujets de
tragédies et les ressorts d'une action tragique, le génie comique ne leur
manquait pas : les antiques satires, les vers fescennins et saturnins, les
chants de triomphe en sont la preuve. Rien de plus franc que ce comique sorti du
sol même de l'Italie. Un peuple plus artiste eût fait jaillir de ces
dispositions naturelles toute une moisson de chefs-d'oeuvre nationaux ; mais
l'intelligence et l'amour des beautés de la forme manquèrent toujours aux
Romains. Ils purent dessiner à grands traits de vives et piquantes ébauches ;
ils ne surent point composer un tableau achevé dans toutes ses parties. Il
importe cependant de signaler l'existence et la popularité de la comédie
nationale qui ne céda point la place, comme on se l'imagine à tort, à la
comédie grecque de Plaute et de Térence. Les noms d'Afranius, d'Atta, de
Dossenus, de Naevius et de Pomponius étaient et restèrent fort célèbres ;
mais leurs oeuvres ne nous sont pas plus connues que celles de Pacuvius et
d'Attius. Essayons de retrouver, d'après les fragments et les indications des
auteurs, la physionomie véritable de la comédie nationale.
Elle offre d'abord une certaine variété. Si l'on s'en rapporte aux
grammairiens, gens volontiers enclins aux divisions et aux classifications, la
comédie nationale (fabula togata) comprenait la comédie trabeata,
la comédie tabernaria, la comédie atellana, la comédie planipedia
ou planipedaria. Ajoutons-y, si l'on veut, la tragi-comédie, appelée rhintonica,
bien que le sujet en fût emprunté à la Grèce (12),
et la comédie satyrica, qui a le même caractère. Dans la trabeata
les personnages principaux appartenaient à l'ordre équestre : la trabée
était le costume ordinaire de cet ordre ; c'étaient des comédies nobles. La tabernaria,
de taberna, taverne, cabaret, représentait des personnages et des moeurs
de basse condition. Les plus célèbres de ces comédies furent celles que l'on
nomme fables Atellanes. Voici quelle en lut l'origine.
Dès que Livius Andronicus et Naevius eurent introduit à Rome la tragédie et
la comédie grecques, il se produisit une protestation de l'esprit italique
contre cette importation étrangère. La jeunesse romaine, pleine de mépris
pour les pièces helléniques et pour les acteurs de condition servile qui les
représentaient, opposa tréteaux à tréteaux. Elle emprunta aux Osques, peuple
célèbre par son langage rude, ses moeurs grossières et sa bouffonnerie, un
divertissement scénique analogue à l'antique satire. Les Osques en étaient
les inventeurs, ils en furent bientôt les victimes. Ce furent en effet des
personnages osques qui d'abord figurèrent seuls dans les fables Atellanes
(d'Atella, capitale des Osques), véritables farces satiriques qui furent
reçues avec le plus vif applaudissement et ne disparurent jamais du théâtre (13
). Ces personnages devinrent de bonne heure des types, c'est-à-dire des
portraits d'une vérité générale, qui pouvaient recevoir les modifications
les plus diverses, sans perdre leur caractère originel. C'est la plus
remarquable création du génie comique et bouffon de l'Italie ; aussi est-ce la
seule qui ait survécu à la littérature romaine. On la retrouve encore
aujourd'hui en Italie sous le nom de comedia dell'arte. Ses personnages
fondamentaux étaient Naccus, bossu, chauve, grand nez recourbé, oreilles
hautes et pointues, démarche vacillante, chutes fréquentes. Maccus est
gourmand, poltron, sot. C'est l'Arlechino des Italiens modernes. Maccus est
tantôt soldat, laboureur, marchand, et dans tous ces états il reste fidèle au
caractère primitif. Il avait une grande analogie avec les faunes et les
satyres, dieux italiques. Après lui venait Bucco (grosses joues), type
du parasite vorace, flatteur, affectant la niaiserie. C'est à la fois Brighella
et Polichinelle. Pappus, bonhomme avare, ambitieux, superstitieux, créé
pour être dupe. C'est lui qui est le père des Cassandre, des Bartholo, des
Pantalon. Il est célèbre surtout par ses infortunes conjugales. La vieille
farce Atellane en faisait aussi un candidat aux honneurs publics d'Albe. Dossenus
ou Dorsenus, ainsi nommé à cause de l'excessive proéminence d'une de
ses épaules, charlatan fourbe, prédit l'avenir, dupe les paysans, leur donne
au besoin des consultations de droit et de médecine. C'est le docteur de
Bologne et noire Pathelin ; Bridoison en a conservé quelques trait. Ces
personnages étaient les acteurs obligés de toute Atellane. Les comédiens
imaginaient un scénario quelconque, les situations et les événements qu'il
leur plaisait : dans ce cadre de convention, mobile et accidentel, se
retrouvaient toujours ces quatre types de la sottise humaine. D'autres
personnages se mêlaient à l'action ; ceux-là avaient une origine et un
caractère religieux : c'étaient des êtres surnaturels tirés de la grossière
mythologie des pâtres et des laboureurs du Latium, Manducus, rictus
ouvert démesurément, dents horribles et claquantes, espèce d'ogre et de
croque-mitaine dont on effrayait les petits enfants. Lamia, Mania, fées
ogresses, avaient le même caractère. Horace parle d'enfants qu'on leur
retirait du ventre. Quant à la composition des pièces, elle était abandonnée
à l'imagination des acteurs. Ils la divisaient entre eux par scènes, et ces
scènes, ils les remplissaient au caprice de l'improvisation et de la verve.
Quel était le caractère général des Atellanes ? Nous avons vu qu'elles
étaient une sorte de protestation de l'esprit national contre le théâtre grec
importé à Rome. Les acteurs des Atellanes étaient de jeunes Romains, de
condition libre. Le divertissement populaire qu'ils avaient imaginé suivait
immédiatement la représentation de la pièce imitée du grec : de là le mot
d'exodium pour le désigner. Les acteurs portaient des masques, et ces
masques représentaient souvent les traits de personnages vivants tournés en
ridicule sur la scène. On laissait à ces acteurs de farces populaires la plus
grande liberté ; eux-mêmes étaient fort jaloux de leurs privilèges, et
n'eussent jamais permis à un histrion de profession de jouer en leur compagnie,
polluere fabulas, dit Tite-Live. La loi qui déclarait les comédiens
infâmes ne les atteignait pas : ils gardaient leur rang dans la curie et à
l'armée : de plus ils n'étaient pas forcés d'ôter leurs masques sur la
scène. Sous les empereurs, les farces Atellanes furent le refuge de la liberté
bannie de tous lieux; et plus d'une allusion sanglante partie de ces tréteaux
populaires vint frapper les Césars au milieu des rires de tout le peuple.
Pendant près de deux cents ans (de 460 à 650), les fables Atellanes ne furent
pas autre chose que des farces improvisées avec des personnages et des
caractères fixes (statae personae) : elles étaient alors l'amusement de
la populace ; les élégants épris de la grâce attique les méprisaient fort.
Au septième siècle seulement, elles subirent une transformation devenue
nécessaire. Deux écrivains fort estimés des contemporains et de l'antiquité,
Novius et Pomponius, donnèrent une forme plus régulière à l'Atellane,
agrandirent le cadre du scénario primitif, ajoutèrent aux personnages convenus
d'autres personnages, et écrivirent leurs comédies. L'Atellane devint un genre
littéraire. On s'accorde généralement à regarder Pomponius comme l'auteur de
cette innovation. On ne sait que fort peu de chose sur ce personnage : il
florissait vers l'an 650, et il sut se faire applaudir. Si l'on en juge d'après
les titres de ses pièces, il présentait aux spectateurs les personnages de
l'Atellane primitive dans les conditions les plus diverses, en leur conservant
leur caractère traditionnel. C'est ainsi que chez nous on voyait Pierrot tour
à tour soldat, épicier, ministre, etc. Pomponius montrait Bucco adopté (Bucco
adoptatus), Bucco vendu (Bucco auctoratus), Maccus, soldat,
chevalier, jeune fille. On imagine les obscénités d'une telle transformation.
Pomponius n'avait pas non plus sacrifié le merveilleux de l'antique Atellane :
une de ses pièces porte le titre de Pytho qorgonius, sorte de croque-mitaine
originaire du Latium. Enfin un grand nombre de comédies représentaient au vif
les moeurs, les habitudes, les ridicules des provinces, de certaines industries
et de certains métiers. On ne peut trop en regretter la perte. Ce que nous
possédons de Novius offre les mêmes caractères. Il était contemporain de
Pomponius. Il représentait dans ses Atellanes Maccus en exil, Maccus
cabaretier, l'ogresse Mania, exerçant la médecine. Sylla, qui aimait beaucoup
les farces Atellanes, en écrivit, dit-on, quelques unes.
Le Mime fit mépriser l'Atellane vers la fin de la république. La comédie
nationale disparut du théâtre pendant près d'un siècle ; elle revint à la
lumière sous Afranius.
Afranius est un des poètes les plus célèbres de cette période. Les critiques
postérieurs le mettent sur la même ligne que Plaute et Térence ; il paraît
même, si l'on en croit Horace, que des enthousiastes voyaient en lui un
Ménandre. Tous sont d'accord sur un point, le seul important pour nous, c'est
que Afranius fut un poète comique national (togatarum auctor) ;
quelques-uns même lui attribuent une Atellane. Il n'emprunte donc pas le sujet
de ses pièces à la Grèce. Le titre de Thaïs que porte une de ses
comédies ne prouve rien, sinon qu'il y avait à Rome plus d'une courtisane de
ce nom très vulgaire dans l'antiquité. De plus les comédies d'Afranius
n'étaient ni des praetextatae, ni des trabeatae, mais des tabernariae,
c'est-à-dire que le poète s'était appliqué à peindre les moeurs des gens de
basse condition, et il semble y avoir excellé. Cicéron le qualifie de disertus,
faible éloge à nos yeux pour un poète comique, mais le plus grand sans doute
aux yeux de Cicéron. Velleius Parterculus déclare que Afranius soutient fort
bien la comparaison avec les Grecs. Est-ce ironiquement que Horace le rapproche
de Ménandre ? Il ajoute cependant que le public romain se presse au théâtre
pour applaudir ces vieux poètes. Afranius était encore fort goûté du temps
de Néron : Apulée le cite avec éloge. Ausone l'appelle facundus. On ne
peut donc en douter, cet auteur de comédies populaires fut estimé de
l'antiquité tout entière. Mais nous devons ajouter que la plupart des
critiques lui reprochent l'extrême liberté de ses peintures. Ce ne fut pas son
seul emprunt à la Grèce. Des détracteurs lui reprochaient d'avoir imité trop
souvent Ménandre. II en convient tout le premier. "Oui, j'ai emprunté à
Ménandre plus d'un passage ; et non à lui seulement. J'ai pris partout ce qui
me convenait, quand je n'espérais pas pouvoir faire mieux. J'ai même emprunté
aux Latins." Il serait au moins téméraire de supposer avec certaines
critiques que les pièces d'Afranius, bien que latines par les sujets et les
personnages, étaient toutes grecques. Pourquoi le poëte se serait-il imposé
la peine de trouver des sujets nationaux pour les affubler à la grecque ?
Il reste les titres de plus de quarante pièces d'Afranius.
Il était contemporain de Pomponius et d'Attius. Avant lui, Titinius s'était
exercé dans le même genre, ainsi que Quinctius Atta, dont Horace fait mention.
Le pédant Vulcatius Sédigitus ne parle pas de ces poètes, parce qu'ils n'ont
pas emprunté aux Grecs les sujets de leurs pièces : il ne cataloguait que les
auteurs de comédies palliatae. Il était utile de rappeler que dans ce
siècle, où la civilisation hellénique transformait les moeurs et les idées
romaines, l'esprit national se maintint encore au théâtre.
Varron. - Lucrèce. - Catulle.
Si l'on jugeait Varron d'après les
témoignages de l'antiquité et du moyen âge, il faudrait lui donner dans
l'histoire des lettres latines une place aussi grande, plus grande même que
celle de Cicéron. Lactance le déclare supérieur aux Grecs en science, saint
Augustin le loue avec effusion, Pétrarque le place entre Cicéron et Virgile,
et salue en lui « la troisième grande lumière de Rome ». Cet enthousiasme
s'explique tout naturellement. Varron représentait à lui seul toute
l'érudition romaine : ses écrits, dont le nombre nous semble prodigieux,
étaient le vaste arsenal où chacun, suivant son goût, pouvait aller puiser
les faits qu'il était désireux de connaître. De tels hommes sont précieux
aux époques où la barbarie commence et aux époques où elle va cesser. Ce
dont on est affamé alors, ce n'est pas de beau langage, ni de pure fleur de
poésie, mais de connaissances exactes et variées. Varron savait tout et avait
écrit sur tout. On disait plus tard de Longin qu'il était une bibliothèque
vivante et un musée ambulant : on l'eût dit de Varron avec bien plus de
raison. Et Varron avait sur Longin cet avantage qu'il n'avait pas gardé pour
lui sa science. La bibliothèque qu'il portait dans son cerveau, il l'avait
publiée, mise en circulation dans une foule d'ouvrages ; enfin il avait essayé
jusqu'à un certain point de sacrifier aux grâces et de rendre agréable
l'érudition.
C'est un Romain de vieille souche. II y a en lui quelque chose de Caton le
Censeur. Il est Sabin d'origine, né à Réate, au coeur même de ce rude pays
où s'était concentrée l'énergie patiente de la vieille Italie. Il est né
dix ans avant Cicéron, auquel il survécut de dix-sept ans (638-727) ; corps de
fer, âme vaillante, à quatre-vingt-dix ans il écrit encore. Il traverse les
crises les plus orageuses sans défaillir un seul instant : il voit passer tour
à tour Sylla, Pompée, César, Antoine, Octave, et meurt sous Auguste, entouré
de ses livres et de quelques amis épargnés comme lui par la guerre civile.
D'abord lieutenant de Pompée, pour lequel il compose des manuels sur la marine
et le consulat, il fait avec son chef la guerre aux pirates, et obtient
l'insigne honneur d'une couronne rostrale. Républicain sincère et sans
faiblesse, il se sépare de Pompée le jour où celui-ci entre dans le premier
triumvirat, et décoche contre les Triumvirs son pamphlet intitulé : Le Monstre
à trois têtes (Trik‹ranow).
Mais il reconnaît bientôt que ce serait folie et peine perdue de lutter contre
la force des choses ; il ne songe plus qu'à sauver son honneur et sa vie.
Envoyé en Espagne par Pompée, il ne peut lutter contre César. Celui-ci par sa
douceur politique a gagné les coeurs de tous. Varron, vieux Romain fidèle aux
traditions de mépris et de dureté envers les provinces, se trouve tout à coup
abandonné et forcé de faire sa soumission à César. Il n'assiste pas à la
bataille de Pharsale : Pompée l'avait mal reçu à son retour d'Espagne. Sous
la dictature de César, il se tient à l'écart : mais le dictateur, ce fin
connaisseur d'hommes, rallie Varron en le priant de fonder d'immenses
bibliothèques publiques. Auguste lui continuera le même emploi. C'était
l'enlever à l'opposition sans lui faire sentir le joug. Après la mort de
César, à laquelle il semble avoir été tout à fait étranger, Antoine le met
sur la liste des proscrits, s'empare de sa maison, la souille de ses orgies et
la met au pillage. Mais Varron échappe. On se disputa, dit Appien, le droit de
le sauver. Ce fut le dernier orage. Auguste respecta le vieillard inoffensif, et
Varron put mourir en écrivant. « L'homme n'est qu'une bulle d'air, disait-il,
dans ses derniers jours, et encore plus le vieillard ; aussi faut-il que je me
presse, et songe à plier bagage avant de quitter la vie. »
Varron disait dix ans avant de mourir : « J'ai écrit quatre cent
quatre-vingt-dix livres, » et il continua d'écrire jusqu'à sa dernière
heure. Il portait dans l'érudition cette opiniâtre ténacité des hommes de sa
race tour à tour laboureurs défrichant les cailloux sur les coteaux de la
Sabine, soldats battus, taillés en pièces par Annibal, et ne perdant jamais
coeur, puis pillards grandioses, épuisant dans des jeux et des orgies inouïes
le loisir, l'or et les forces dont ils ne savaient, que faire. Varron, lui, fut
un engloutisseur de livres (helluo librorum). Tout lui était bon :
antiquités humaines et divines, grammaire, poésie, théâtre, éloquence,
histoire, jurisprudence, astronomie, économie rurale, satires, philosophie : il
avait tant lu et si fidèlement retenu qu'il était en état de dicter sur un
sujet quelconque un traité complet. Presque tout cela a péri pour nous ; nous
ne possédons pas même tous les titres de ses ouvrages. Des fragments de
satires, de philosophie, de grammaire, d'histoire ou plutôt d'archéologie, et
d'économie rurale : voilà tout ce que le temps a épargné, pas un seul
traité complet. Les deux qui ont le moins souffert du temps sont le de
Lingua latina et le de Re rustica.
Le plus original de ces ouvrages était évidemment les Satires,
intitulées Ménippées. Varron les écrivit dans la première partie de
sa vie, avant d'avoir perdu dans les fouilles de l'érudition le nerf et l'élan
de la pensée. Avait-il réellement l'intention que lui prête Cicéron (Académiques,
1, 3) de faire accepter aux Romains les enseignements de la philosophie en les
revêtant d'une forme piquante et chère au génie national ? Cela est douteux.
Varron n'était pas étranger à la philosophie ; mais, en sa qualité de Romain
de vieille souche, il avait un sincère mépris pour les professeurs de
subtilités si à la mode et si recherchés de son temps. II y a en lui, comme
je l'ai dit, beaucoup du vieux Caton. II emprunta aux Grecs ce personnage de
Ménippe, parce que c'était de tous les vieux cyniques, dit Lucien, celui qui
aboyait le plus et mordait le mieux, surtout ses confrères en philosophie.
Quant à la forme qu'il donna à son oeuvre, elle rappelle la satire nationale
antique, qui était un véritable pot-pourri. Ennius avait mêlé tous les
mètres, Varron mêla la prose et les vers. Il connaissait à fond et aimait de
tout coeur les antiquités nationales, comme il était le partisan des anciennes
moeurs et le défenseur de la vieille liberté. Il emprunte aux temps les plus
reculés quelques-uns de ses titres : c'est Tanaquil, Serranus, les
Aborigènes : il met en scène le fameux Pappus, ce héros de l'Atellane :
souvent même des dictons populaires lui servent de titres : Sardines à
vendre. Ne mêlez pas les parfums aux fèves. La marmite a trouvé
son couvercle, ou du mariage. Grâce au théâtre, le public romain
était familiarisé avec les noms et la personne des héros des légendes
grecques ; Varron les mettait en tête de ses Satires : il annonçait un OEdipothyeste,
un faux Énée, un Ulysse et demi, les Colonnes d'Hercule ;
puis c'était tout un monde habillé à la cynique, l'orateur, le chevalier, et
une foule d'autres. Tous les personnages lui sont bons, tous les cadres lui
agréent. Il envoie un Romain de son temps, homme de luxe et de plaisir, chez
les barbares qui lui enseignent la frugalité et la tempérance. Et, par contre,
il ramène à la vie un Romain contemporain des Gracques, et qui ne reconnaît
plus sa Rome d'autrefois. Il se bâtit à lui-même une autre cité que celle
qu'il a sous les yeux et l'appelle Marcopolis. Là, il ne rencontre plus les
prêtres eunuques de Cybèle, se livrant aux transports orgiastiques de leurs
danses sauvages, ni les astrologues chaldeéns, ni les thaumaturges d'Égypte,
ni les marchands de philosophie ayant chacun leur recette et leurs solutions. «
Jamais, disait-il, un malade n'a fait de rêve si absurde qu'un philosophe n'en
ait fait son système.» Puis, à travers ces caricatures de la vie romaine de
son temps, un accent sérieux d'honnête homme, et aussi des réflexions
pédantes d'érudit. II aime le dilemme, et il en abuse. Voit-il un homme
déchirer ses habits en signe de deuil, il lui dit avec beaucoup de sens : « Si
tu as besoin de tes habits, pourquoi les déchires-tu ? Si tu n'en as pas
besoin, pourquoi les portes-tu ? » Sur le mariage : « Il faut ou détruire ou
supporter les défauts de sa femme : celui qui les détruit rend sa femme plus
agréable ; celui qui les supporte se rend meilleur lui-même. »
Sous le titre général de Logistorici, Varron avait composé jusqu'à
soixante-dix ouvrages différents sur des matières philosophiques. Il traitait
d'après les Grecs et au point de vue romain toutes les questions imaginables,
passant d'un livre sur la fortune à un livre sur la santé, sur les nombres,
sur la folie, sur le culte des dieux, sur la paix, sur l'origine du théâtre.
Comme il avait imité Ménippe dans la satire, il imitait Héraclide
d'Héraclée (vers 450) dans les Logistorici. Le philosophe grec avait
adopté la forme du dialogue, mais en même temps il avait revêtu des ornements
de la mythologie les enseignements de la sagesse (MuyistorikaÜ
bÜblioi) ; c'était un attrait de plus
pour ce public grec si amoureux de belles fables et de subtiles recherches.
Varron, plus sévère, avait remplacé les héros mythologiques des dialogues
d'Héraclide par des personnages empruntés à l'histoire même de Rome. Ainsi
le traité sur l'éducation des enfants avait pour titre : Calo, de liberis
educandis. C'était évidemment la glorification des anciennes moeurs opposée
à la corruption de son temps : d'autres portaient les noms de personnages plus
récents, comme Marius, Messala, Tubéron, Atticus, Métellus Pius Scaurus,
Sisenna, Calenus, etc. Les traités de Cicéron sur la Vieillesse et l'Amitié,
qui portent les noms de Caton et de Lelius, sont probablement imités de Varron.
Les Romains considéraient comme ouvrages philosophiques ces dissertations plus
ou moins savantes, plus ou moins ingénieuses sur de petites questions qui
seraient pour nous sans intérêt. J'en excepte, bien entendu, le traité sur
l'éducation des enfants. Les fragments conservés de cet ouvrage nous
autorisent à en regretter la perte.
Quant à la philosophie proprement dite, Varron n'avait eu garde de la
négliger. Il y avait consacré au moins deux ouvrages spéciaux (de Formâ
philosophiae - de Philosophiâ). A quelle doctrine s'était-il
attaché ? Cicéron nous dit qu'il tenait pour l'ancienne Académie,
représentée par Antiochus d'Ascalon. Rien n'empêche de l'admettre : mais
n'oublions pas que tous les Romains de ce temps, sauf peut-être Caton, étaient
plus ou moins académiciens, c'est-à-dire sceptiques et éclectiques à la
fois. Ils prenaient dans tous les systèmes ce qui leur convenait, et ne se
piquaient guère de concilier ces éléments hétérogènes. Marron, plus
érudit que ses contemporains, devait pratiquer une synthèse plus large. M.
Mommsen, qui n'aime pas les républicains, représente Varron exécutant pendant
toute sa vie la danse des oeufs entre le portique, le diogénisme (ou cynisme,
à cause de ses satires Ménippées) et le pythagorisme. Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il recommanda en mourant qu'on l'ensevelit à la façon des
Pythagoriciens, dans un cercueil de briques, avec des feuilles de myrte,
d'olivier et de peuplier noir. Il fut érudit même par delà la mort ! Quant à
la valeur du traité sur la Philosophie, elle se réduit à peu de chose :
c'était un inventaire de toutes les opinions des anciens philosophes sur le
souverain bien. Les Romains bornaient volontiers tout le travail de la raison
humaine à cette recherche. Varron avait trouvé et rappelé jusqu'à deux cent
quatre-vingt-huit solutions différentes données au grand problème !
Je ne parle point des sentences qui portent le nom de Varron : c'est une
compilation apocryphe où tous les auteurs, tous les temps, toutes les idées,
tous les style, sont confondus.
Le grammairien en lui est beaucoup plus original. C'était une science qui avant
lui n'existait pas. Son maître Élius Stilon était plutôt un commentateur des
anciens poètes et des premiers monuments de la langue (le chant des Saliens,
par exemple) qu'un grammairien proprement dit. Marron étudia la grammaire dans
les auteurs grecs, notamment dans les philosophes stoïciens, passés maîtres
en ce genre. Selon toute probabilité, il avait uni à l'étude abstraite des
lois du langage les recherches particulières les plus minutieuses sur la langue
nationale. Les titres conservés de ses ouvrages ne laissent aucun doute à ce
sujet. Les lettres, l'orthographe, la synonymie des termes, l'origine de la
langue latine, étaient par lui étudiées à part dans des ouvrages spéciaux.
Un grand traité en vingt-cinq livres, le de Lingua latina, résumait
toutes ces observations de détail. L'auteur, après avoir envisagé les mots
dans leur origine même, les étudiait dans leurs flexions, ou, comme il disait,
dans leurs déclinaisons ; puis dans leur réunion qui constitue la phrase. Les
divers éléments qui la composent étaient distingués et examinés avec soin.
L'étymologie tenait une grande place dans cette étude : c'était la passion
des Romains d'alors : ils y déployaient beaucoup plus de subtilité et d'esprit
que de véritable science. Après l'étymologie, venait l'analogie, sujet
traité : aussi par César ; et enfin douze livres étaient consacrés aux lois
de la syntaxe. C'était donc un ouvrage d'une grande étendue, et de plus
remarquable par la disposition de ses parties. Ce que le temps nous a conservé
est malheureusement d'un intérêt médiocre. Il faut bien le reconnaître
d'ailleurs, auprès des grands travaux modernes de philologie comparée, de
cette filiation universelle de tous les idiomes qui tous les jours devient de
plus en plus évidente et ouvre à la science des perspectives splendides, les
travaux les plus estimables de l'érudition ancienne renfermée en elle-même,
étrangère à la connaissance des langues orientales, méritent à peine
d'attirer l'attention.
Varron n'est pas un historien, c'est un archéologue. C'est à lui sans aucun
doute que nous devons une bonne partie des inepties dont Denys d'Halicarnasse a
farci ses Antiquités romaines. Varron a recueilli, conservé, rappelé
et même célébré toutes les traditions primitives de Rome. Il sait les
moindres détails du siège de Troie, l'autorisation donnée par les Grecs à
Énée d'emporter ce qu'il lui plaira de la ville en flammes, l'enlèvement
d'Anchise, puis des Pénates. Il accepte les généalogies héroïques que les
grandes familles se faisaient fabriquer par des poëtes ou des Grecs affamés ;
il croit que les Cluentius descendent de Cloanthe, compagnon d'Énée. Tout ce
qui peut rehausser la gloire de Rome et de ses premiers fondateurs, il n'hésite
pas à le rappeler : c'est un érudit, qui ne veut pas laisser perdre les
découvertes qu'il a faites, même dans le pays des chimères. C'est aussi un
patriote, un vieux Romain à qui l'admiration ferme les yeux au lieu de les
ouvrir.
Ses travaux sur les antiquités nationales se divisent en deux groupes : l'un
comprend les antiquités humaines, l'autre les antiquités divines. Les Antiquités
humaines, qui avaient quarante et un livres, traitaient successivement des
hommes, des lieux, des temps et des choses. Les Voyages d'Énée, les premiers
rois de Rome, la géographie complète de l'Italie ancienne, faite par un homme
qui connaissait et aimait de coeur son pays ; des tentatives ingénieuses pour
fixer la chronologie de ces temps reculés, question qui attirait alors
l'attention des Romains ; et enfin une étude détaillée des institutions et
des usages de la Rome primitive : voilà à peu près quelle était la matière
des Antiquités humaines. Voici les éloges que Cicéron adresse à Varron au
sujet de ce grand ouvrage : « Nous
étions comme des voyageurs errants, des étrangers dans notre propre patrie ;
c'est toi qui nous as ramenés dans nos demeures : tes livres nous ont fait
savoir ce que nous sommes et en quels lieux nous vivons ; tu as fixé l'âge de
Rome et la date des événements ; tu nous as enseigné les règles des
cérémonies sacrées et des divers sacerdoces, les usages de la paix et ceux de
la guerre, la situation des contrées et des villes, enfin toutes les choses
divines et humaines, avec leurs noms, leurs caractères, les devoirs qu'elles
imposent et les motifs qui leur ont donné naissance (15). »
Les Antiquités divines avaient seize livres et étaient composées sur
le même plan que les Antiquités humaines : les personnes, les lieux,
les temps, les choses, et enfin les dieux. C'était l'ouvrage le plus complet
qui eût été écrit sur la matière. Non seulement il fut la source où les
poëtes de l'âge suivant allèrent puiser leur enthousiasme de commande pour
les dieux nationaux ; mais de plus les Pères de l'Église ne crurent avoir
ruiné le polythéisme dans sa base que le jour où ils eurent battu en brèche
et renversé ce formidable monument. C'est que Varron ne s'était pas borné
celte fois à compiler et à exposer sur les choses de la religion tous les
documents et toute la science des époques antérieures. Les Antiquités divines
étaient une oeuvre de foi. Je m'explique : Varron ne croyait pas aux fables
débitées par les poëtes sur les dieux, leurs amours, leurs unions ; il ne
croyait pas non plus que les statues et les temples qu'on leur élevait fussent
l'hommage qui leur était dû : mais il croyait à l'influence salutaire et
moralisatrice des institutions religieuses. Émanées de l'État, réglées par
l'État, placées pour ainsi dire par lui comme la préface nécessaire à tous
les actes de la vie civile et politique, ces institutions ont fait la grandeur
de Rome, et tout bon citoyen doit en souhaiter la conservation. Voilà le but de
l'auteur. Nous retrouvons donc encore ici en lui un défenseur zélé des
anciennes moeurs. Mais était-ce plaider avec succès la cause de l'antique
religion que de l'exposer dans le plus minutieux détail ? Varron ne se doutait
pas que son livre devait être un jour une arme terrible entre les mains des
chrétiens. Sa fameuse division empruntée à Mucius Scévola ruinait dans sa
base l'édifice qu'elle croyait soutenir. « Il y a trois théologies, disait-il
: l'une mythique, c'est celle qu'ont imaginée les poètes ; elle est propre au
théâtre ; la seconde est naturelle, c'est celle des philosophes, elle est
propre au monde ; la troisième est civile, elle est propre à la cité. » Ilméprise
souverainement la première, pratique la seconde, et veut que la troisième soit
conservée scrupuleusement. Elle est en effet une partie et une partie
considérable de l'État, un moyen de gouvernement précieux, un frein
salutaire. On voit quel parti les adversaires du polythéisme purent tirer d'un
tel aveu. Varron représente bien le patriotisme étroit de l'aristocratie
romaine, qui ne voulait que pour elle-même la liberté, la science et la
vérité; dure pour les étrangers, les vaincus, les alliés, pleine de
méfiance envers le peuple, elle l'enfermait au coeur de la cité comme dans une
tour inexpugnable. Le jour vint où un homme appela au partage des droits
politiques tous ceux qui en étaient exclus, et avec eux renversa la vieille
constitution. Il ne resta debout que la religion. Mais pendant qu'Auguste et ses
successeurs essayaient de rendre la vie à ce moribond, et prétendaient
maintenir chez le peuple des croyances qu'ils tournaient eux-mêmes en ridicule,
le christianisme appela à lui tous les hommes grands et petits, et les dieux de
l'empire n'eurent plus pour défenseurs que l'aristocratie qui n'y avait jamais
cru.
Le traité de Varron sur l'agriculture (de Re rustica) porte le même
titre que celui de Caton ; mais il en diffère complètement par la forme comme
par le fond. Caton écrivit un manuel, sans souci d'imaginer et de suivre un
plan quelconque , ni même d'enchaîner les uns aux autres les préceptes qu'il
donne à son fils : le but de l'ouvrage est d'enseigner à celui-ci à tirer de
l'exploitation d'un domaine le plus de revenus possible. Marron, à l'exemple de
Xénophon et de Cicéron, employa la forme du dialogue. Il crut par là donner
plus d'intérêt à son sujet. Il le divisa en trois livres : le premier traite
des travaux des champs en général ; de la construction de la ferme, des
instruments de labourage, des diverses cultures. Le deuxième est consacré à
l'élève du bétail : le troisième à la basse-cour, à la garenne, au vivier.
L'archéologue et le partisan des anciennes moeurs se retrouvent encore ici. Varron
évoque le souvenir de ces porchers italiens, « dont les paroles, dit-il,
sentaient l'ail et l'oignon, mais qui étaient gens de coeur. » Comme Caton, il
voudrait voir ses contemporains revenir aux rudes travaux et aux mâles vertus
des Serranus, des Curius Dentatus, souhait sincère, mais singulièrement naïf.
Lui-même n'est-il pas une preuve des modifications considérables survenues
dans les idées et les habitudes des Romains ? Il est plus savant que Caton, il
n'a plus les préjugés ou les niaises superstitions de son devancier. Il ne
borne pas la médecine à un recueil de recettes et d'incantations magiques.
Enfin il a le coeur plus humain envers l'esclave, que Caton mettait sur la même
ligne que le boeuf. La décadence dont se plaint Varron avait donc du bon,
puisque, grâce à elle, les esprits s'étaient éclairés, et les moeurs
s'étaient adoucies. Mais les Romains de son temps ne s'occupaient plus guère
des travaux de la campagne. Ils avaient de belles villas, ornées de statues, de
bibliothèques, de portiques même ; ils allaient s'y reposer des fatigues de la
vie publique : mais ils abandonnaient au fermier et au colon toute
l'agriculture. C'est à cette époque que les grands domaines se convertissent
en bois ou en pâturages : la culture des céréales est abandonnée. C'est du
dehors que l'Italie tire sa subsistance. Varron raille ces moeurs nouvelles et
l'abandon de l'antique tradition : mais jusqu'à quel point était-il sincère ?
Que faisait-il lui-même dans son domaine de Tusculum qui fut souillé et pillé
par Antoine ? Il y compilait ses traités laborieux : on ne voit point qu'il y
travaillât aux champs, nu, avec les esclaves, mangeant et buvant comme eux,
ainsi que faisait le vieux Caton. Il y avait une volière et un vivier : le
vieux Caton eût banni ces superfluités de citadin oisif. Ces contrastes, je
dirai presque ces contradictions, sont un signe du temps. L'originalité de Varron,
s'il en a une, c'est d'appartenir malgré lui, pour ainsi dire, à une
génération qui a rompu sur tous les points avec les vieilles traditions, et de
tenir encore à celles-ci par une sympathie secrète. II veut les honorer, les
glorifier, les pratiquer encore ; et il le fait jusqu'à un certain point ; mais
à chaque instant il s'en sépare forcément. Caton lui-même n'avait-il pas dû
subir l'influence des idées nouvelles ?
Titus Lucretius Carus.
Ce n'est pas la vie de Lucrèce qui
nous aidera à comprendre son oeuvre. Nous ne savons au juste ni la date de sa
naissance ni celle de sa mort. Suivant une tradition romanesque, il écrivit son
poème dans les intervalles lucides que lui laissait la folie ; et cette folie
fut occasionnée par un philtre amoureux que lui donna sa maîtresse. On le
représente aussi étudiant la philosophie épicurienne à Athènes, sous
Zénon, uniquement sans doute parce que Zénon vivait à cette époque. Laissons
là toutes les conjectures plus ou moins ingénieuses, mais qui importent peu.
Si l'homme nous échappe, nous avons le poète ; de plus nous avons le temps où
il a vécu.
Il est contemporain de tous les grands hommes de la fin de la république : né
vers 655, mort vers 699, il a connu Cicéron, Varron, César, Pompée, Salluste,
Catulle. Appartenant à une famille distinguée, il a reçu l'instruction riche
et variée que recevaient ses contemporains. De bonne heure il connut tous les
systèmes philosophiques de la Grèce, représentés alors à Rome par une foule
de maîtres illustres ; il fit un choix et s'attacha à l'épicurisme. Son
poème de la Nature des choses (de Rerum natura) est le fruit de
ces études et de cette préférence.
L'ouvrage est dédié à Memmius (C. Memmius Gemellus), descendant d'une famille
illustre, un des personnages les plus remuants de cette époque singulièrement
orageuse. Il était le neveu de ce fameux C. Memmius, à qui Salluste prête les
discours les plus violents contre la faction des nobles. Il semble lui-même
avoir été un fougueux adversaire de Lucullus, dont il voulut empêcher le
triomphe. Préteur en Bithynie, puis tribun du peuple, il échoua dans la
poursuite du consulat, fut accusé de brigue et condamné à l'exil. C'est à
Athènes qu'il alla passer les dernières années de sa vie. Il voulut s'y
construire une maison sur une partie du terrain où se trouvaient encore les
jardins d'Épicure. C'était un orateur distingué, âpre et mordant. Très
versé dans la connaissance de la littérature grecque, il n'avait guère que du
dédain pour les écrivains et les ouvrages de son pays. A quel moment de sa vie
reçut-il la dédicace du poème de Lucrèce ? Sans doute avant son exil ; car
le poète, dans une allusion rapide aux troubles de la république, se refuse à
croire que l'illustre descendant des Memmius puisse abandonner en de tels
périls la cause de la patrie. Il l'abandonna bientôt, ayant succombé dans la
lutte ; et peut-être le fit-il sans regrets, car c'était un véritable
épicurien, j'entends un épicurien pratique, un homme de plaisirs, peu capable
sans doute d'apprécier et de partager l'ardent enthousiasme de son ami.
Le poème est divisé en six livres ; malgré quelques lacunes dans le premier
et dans le sixième, il est fort probable que nous possédons l'oeuvre entière
de Lucrèce, telle du moins qu'il l'a laissée à sa mort. On ne peut
méconnaître l'ordre et l'enchaînement des parties.
Le premier livre est consacré aux atomes, corpuscules invisibles, qui sont le
principe de tout ce qui existe, car rien ne peut naître de rien. Il réfute à
ce propos les hypothèses méprisables des philosophes qui voient dans les
quatre éléments le principe et l'origine des choses. Le monde est infini, les
atomes sont innombrables, le vide n'a pas de bornes. Mais comment les atomes
ont-ils formé les êtres ? En se combinant dans le vide, en vertu de certaines
lois qui président à leur rencontre et résultent de leur forme et de leur
nature. Parmi les principales créations des atomes se trouve l'âme, dont
Lucrèce démontre la matérialité, et qu'il identifie parfois avec le souffle
(anima - animus). Elle n'est pas localisée ici ou là ; elle est
répandue par tout le corps. Elle doit donc périr avec lui. C'est une loi
naturelle ; les insensés seuls peuvent s'en affliger et la redouter. Ici se
placent les éloquentes invectives du poète contre la lâcheté humaine, contre
les terreurs d'une autre vie qui est impossible.
Le quatrième livre est consacré à l'explication des opérations des sens ;
c'est par les sens que toutes les idées s'acquièrent. De la surface des corps
se détachent sans cesse des particules invisibles, des simulacres, qui, en
frappant les sens, donnent la connaissance des objets dont ils sont comme une
émanation. C'est ainsi qu'il explique encore les rêves et les passions,
surtout l'amour. L'objet aimé envoie un perpétuel rayonnement dont on est
pénétré et comme enchaîné. Servitude cruelle le plus souvent, et qu'il faut
briser ! Mais comment le faire ? En combattant le mal par le mal.
Comme Buffon, comme Rousseau (Discours sur l'origine de l'inégalité parmi
les hommes), Lucrèce veut réduire l'amour à une fonction physique : mais
quelle tristesse poignante dans la peinture des désordres qu'il occasionne !
Est-ce le physicien qui parle, ou un coeur blessé qui gémit ? Il expose
ensuite ses idées sur la formation du monde, qui a eu un commencement et qui
aura une fin. Il détermine la place et les fonctions de la terre, de l'air, de
l'éther, du soleil, de la lune, des astres, dans le système général des
choses, et essaye de démontrer que les corps célestes n'ont pas un volume
supérieur aux proportions que nos yeux leur assignent. C'est la partie la plus
faible (avec la négation des antipodes) de la physique épicurienne.
L'originalité réelle de ce cinquième livre est l'histoire des productions de
la terre, dont la fécondité naissante donne la vie aux plantes, aux fleurs,
aux arbres, aux animaux et enfin à l'homme lui-même. Il apparaît, ce roi de
la nature, au moment où la terre encore humide, tout enveloppée de chaudes
vapeurs, lance à sa surface des myriades d'êtres. Le poète montre ces
premiers-nés de la Mère commune, corps gigantesques, dont la solide charpente
est mue par des muscles d'une force merveilleuse : les voilà comme perdus au
sein de l'immensité, rencontrant à chaque pas un obstacle ou un ennemi. Ils
dévorent les glands des chênes, les fruits de l'arbousier ; quand la nuit les
surprend au sein des vastes forêts, ils étendent leurs membres sur le sol et
ramènent sur eux les feuilles tombées. Le lion, le tigre, le sanglier, tous
les monstres des bois rôdent autour d'eux, les saisissent dans leur sommeil,
les emportent criant et se lamentant. Puis ils se rapprochent, ils s'unissent ;
la femme donne naissance à l'enfant, la famille est constituée par l'amour
d'abord, puis par la pitié. Ces sauvages, ne sachant encore parler, se montrent
les uns aux autres leurs petits et conviennent d'épargner les êtres sans
défense. Ne poussons pas plus loin cette analyse ; ce que nous avons dit suffit
pour faire apprécier la force et la beauté de cette conception. Nous voilà
bien loin du joli et fade roman de l'âge d'or, lieu commun des poètes
antérieurs. Lucrèce a retrouvé, on peut le dire, l'histoire des premiers
humains, et il l'a décrite avec une vigueur qui fait pâlir les tableaux
puérils des Ovide et de tant d'autres. Rousseau lui-même, si âpre et si
énergique, languit auprès de cette poésie sombre et profonde.
Le sixième livre est consacré aux météores, sujet fort important, puisqu'il
donne au poète l'occasion d'expliquer les causes des phénomènes célestes,
source éternelle d'épouvante pour les hommes. Les nuages, la pluie, la foudre,
l'arc-en-ciel, les tremblements de terre, tout est rapporté à des causes
naturelles. Le merveilleux, l'intervention et le courroux des dieux sont bannis
du monde. La paix rentre dans le coeur des mortels. C'est en expliquant la cause
des exhalaisons fétides qu'il est conduit à décrire, d'après Thucydide, la
fameuse peste d'Athènes.
Sous quelque aspect que l'on envisage ce poème, unique dans la littérature
romaine, il est impossible de ne pas être frappé d'abord de la passion
profonde qui l'inspire et le soutient. Ceci est une oeuvre de foi. Les
contemporains de Lucrèce étudiaient en amateurs les systèmes de la Grèce, et
concluaient pour la plupart à un scepticisme superficiel ou à un éclectisme
facile qui n'engageait en rien la conscience. Lucrèce a l'enthousiasme et
l'esprit de propagande : comme il possède la vérité, cette lumière de
l'intelligence, et avec elle la vraie vertu, cette santé de l'âme, il veut
communiquer aux autres ces biens inestimables, les arracher aux erreurs, aux
préjuges, aux infirmités morales, pour les associer à la félicité pure
qu'assure sa doctrine, et les entraîner à sa suite dans ces temples lumineux
et sereins où résident les sages. Vous reconnaissez ici le Romain, homme
pratique, même dans les spéculations sur le monde et la nature, comme
Cicéron, comme Varron, comme tous les Romains de ce temps. Lucrèce, lui aussi,
a retourné en tous sens le problème du souverain bien ; et de toutes les
solutions données par les écoles, il a préféré celle d'Épicure. La
conviction est en lui : seul sur le rivage, sans crainte de la tempête, il voit
le reste des hommes ballottés par les flots, et il leur tend la main et les
appelle à lui. Jamais voix plus pressante ne s'éleva dans un moment plus
solennel. Sous les dehors brillants de la société d'alors couvaient de grandes
misères. De la vieille constitution républicaine, le squelette seul est debout
; le règne de l'aristocratie conservatrice touche à sa fin, Caton et Cicéron
le sentent bien ; la domination de César apparaît dans un lointain que les
fautes et l'opiniâtreté de ses adversaires rapprochent tous les jours. Les
esprits inquiets pressentent l'explosion de la guerre civile. Le souffle de la
grande révolution a passé sur les âmes ; Lucrèce entend déjà les sourds
grondements qui annoncent la catastrophe. Les uns s'enveloppent fièrement de
leur vertu, certains de tomber, niais plus certains encore de tomber noblement ;
d'autres calculent et se préparent à tous les événements. Quelques-uns
cherchent dans les voluptés l'oubli des préoccupations pénibles. C'est à
cette société menacée et malade que s'adresse Lucrèce : il veut la sauver et
la guérir en la convertissant à la sagesse. Triste sagesse ! Quelques-uns la
partageaient déjà, et, pour se soustraire au grand naufrage, refusaient de
monter sur le vaisseau. Si Lucrèce avait persuadé ses contemporains, tous
eussent fait ainsi, et la tâche de César eût été plus facile. Mais cette
lâche sagesse qui préfère le repos à la liberté, elle ne triompha qu'avec
l'empire, quand il n'y eut plus d'espoir dans les choses, ni de ressort dans les
hommes. L'épicurisme était le fruit naturel d'une telle époque. En politique
abdication, en religion athéisme peu courageux, en morale égoïsme
perfectionné : voilà ce dont Caton ne voulait pas, voilà ce qui suffit aux
sujets d'Auguste et de ses successeurs. Mais laissons de côté les
conséquences, et voyons la doctrine.
Elle est empruntée à la Grèce dans ses principes essentiels. Lucrèce a pour
maîtres Empédocle et Épicure ; mais ce qui est bien à lui, c'est la manière
dont il l'expose et la passion qui l'anime. La philosophie pour lui n'est pas
une occupation d'oisif, il a un but. Le plus grand ennemi du bonheur des hommes,
c'est l'idée fausse qu'ils se font de la divinité, et les terreurs qui en sont
la conséquence. Lucrèce veut dégager l'âme de ces terreurs. Il prouvera donc
que la puissance attribuée aux dieux est imaginaire ; que la nature obéit à
ses lois et non aux caprices de ces prétendus maîtres que l'erreur lui impose
? Ce n'est pas Jupiter qui lance le tonnerre, qui est l'auteur des phénomènes
célestes : des lois immuables régissent ces manifestations. Si Jupiter
lançait la foudre, pourquoi tomberait-elle souvent sur les temples mêmes du
Dieu ou dans les plaines arides, ou sur un arbre innocent ? Non. Les dieux sont
étrangers à ces grands faits de l'ordre naturel. Les dieux n'ont pas fait le
monde : s'ils l'eussent fait, y rencontrerait-on toutes les imperfections dont
il est plein ? Ce ne sont pas eux qui le conservent, ce ne sont pas eux qui le
feront tomber en poussière ; ce ne sont pas eux non plus qui dirigent le cours
des choses humaines : trop d'iniquités y abondent. Laissons donc les dieux dans
cette sphère inaccessible où ils jouissent d'une béatitude inaltérable,
indifférents à tout, sauf à leur propre félicité. Ne leur adressons plus ni
voeux ni hommages ; ils ne peuvent exaucer les uns, et n'ont nul besoin des
autres. Si l'homme est bien persuadé de ces vérités, aussitôt les vaines
terreurs qui désolent son âme s'évanouissent ; les éclairs, la foudre, tous
ces prétendus signes de la colère céleste n'excitent plus en lui la moindre
inquiétude ; il ne va point, tremblant et la tête voilée, se prosterner
devant une pierre insensible, égorger des animaux, consulter leurs entrailles,
pâlir de peur à l'aspect des indices du courroux céleste. La vraie piété,
c'est la raison, c'est la ferme assurance du sage. La religion, fille de
l'ignorance et de la peur, a causé toutes les misères de l'humanité. N'est-ce
pas elle qui a poussé les chefs de la Grèce à égorger aux pieds des autels
la jeune Iphigénie ?
Il faut donc enseigner aux hommes la formation du monde, la loi des
phénomènes, leur expliquer l'universalité des choses. Quand ils posséderont
la vérité, ils seront guéris de leurs vaines terreurs, ils seront heureux. Le
poëte se met courageusement à l'oeuvre, et il expose en longs développements
les doctrines d'Empédocle et d'Épicure sur le monde. :Malgré quelques
inexactitudes de détail, des explications peu plausibles, des infidélités
assez graves à ce système dont il s'est fait l'interprète (16), cette partie
technique pour ainsi dire de l'oeuvre, est fort belle, et tout à fait nouvelle,
chez les Romains. Je n'y insisterai pas. Mais je ne puis passer sous silence un
des principaux résultats obtenus par le philosophe : c'est sa démonstration,
de la matérialité et de la mortalité de l'âme. Cette conquête du néant le
ravit. Comme toutes les choses créées, l'âme est composée d'un agrégat de
molécules qui se dissoudront, et retourneront dans le grand mouvement qui
emporte les atomes. Si donc l'âme n'est pas autre chose qu'une partie de
nous-mêmes, comme le pied et la main :
Nostri est pars animus, nihilominus ac manus et pes;
si elle doit périr comme le dernier de nos membres, que signifient ces vaines
terreurs d'une autre existence dont l'homme insensé est assailli ? Quoi !
craindre les dieux pendant sa vie, et, après sa mort, l'Achéron, le Styx, le
Tartare, les Furies et les supplices réservés aux impies, ce serait là le
triste lot de l'humanité ! Non : tout meurt avec le corps. La mort est le repos
éternel. Pourquoi la redouter ? Était-on malheureux de n'être pas encore ?
Pourra-t-on être malheureux en n'étant plus ? La cessation de l'existence est
une loi naturelle. Tout meurt dans la nature : quel orgueil, quelle folie
d'opposer à cette nécessité universelle ses plaintes et son désespoir !
Épicure lui-même est mort, et toi, chétive créature, tu te révolterais
contre ta destinée !
Comment donc devra vivre l'homme débarrassé de la crainte des dieux et des
terreurs de l'enfer ? II vivra conformément à la nature. Elle réclame peu de
chose ; les besoins du corps sont satisfaits à peu de frais ; plus doux cent
fois est le sommeil sur l'herbe aux bords d'un frais ruisseau que sous les
lambris dorés. Les grands ennemis de l'homme, ce sont les passions, les désirs
insatiables, la poursuite effrénée des faux biens, tout ce qui trouble l'âme,
et l'empêche de goûter cette bienheureuse quiétude, fruit de la raison et de
la sagesse. La volupté, c'est l'art de jouir de tous les biens que comporte la
nature humaine, sans excès et sans trouble. La vertu n'est pas autre chose non
plus que cette sage volupté : vertu, sagesse, félicité, les trois choses se
confondent, et le souverain bien est trouvé !
Tel est le philosophe. Venons au poète.
Il ne parait pas que les anciens
l'aient estimé autant qu'il le mérite. Cicéron qui, suivant saint Jérôme,
serait l'éditeur du poème de la Nature des choses, y trouvait beaucoup
d'art, mais peu d'éclat : Quintilien se borne à l'épithète difficilis,
qui n'est pas un éloge : mais les jugements de Quintilien sur les poètes ne
sont pas d'un grand poids. Ovide promet l'immortalité à Lucrèce qu'il appelle
sublime (17). Stace seul semble l'avoir senti. « Il a, dit-il, la science,
l'enthousiasme et l'élévation : » (docti
furor arduus Lucretii).
Comme la Pauline de Corneille, il semble toujours prêt à s'écrier :
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé.
Il n'a que du mépris pour les machines poétiques en honneur de son temps. Le
convenu et l'artificiel lui répugnent. Il ne chantera pas des dieux qu'il
relègue dans les intermondes, il ne s'épuisera pas à refaire d'après les
Grecs leur légende héroïque et amoureuse. Il est grave, solennel ému. II vit
en contemplation de la vaste nature, sa seule divinité ; il en perçoit la
majesté et l'infinie puissance. S'il est disciple des Grecs, c'est aux maîtres
les plus sérieux qu'il s'attache, Empédocle et Thucydide. Les agréables
badinages des fables, la grâce molle et pédante des Alexandrins, il laisse à
d'autres tout cela. Et, en réalité, il y a cent fois plus de grandeur dans la
conception cosmogonique d'Empédocle que dans l'anthropomorphisme puéril où
s'attardaient les poètes du temps. Ce n'est point parmi eux, c'est dans le
sixième siècle qu'il faut lui chercher des pairs. Lucrèce se rattache
directement à Ennius. C'est de tous les poètes latins le seul qu'il cite : une
parcelle de l'héroïsme du vieux poëte a passé en lui, héroïsme
scientifique, cette fois : « Notre Ennius, dit-il, le premier qui sur le vert
Hélicon ait cueilli la couronne d'éternel feuillage. Lui aussi, il sera le
premier propagateur de la vérité. Il parcourt les lieux inaccessibles où nul
pied humain n'a laissé sa trace ; il aime à aller puiser aux fontaines
vierges, à cueillir des fleurs inconnues pour s'en faire une couronne dont nul
poëte n'ait encore entouré ses tempes. » Dur et pénible labeur que le sien :
il annonce des choses nouvelles, obscures, et il n'a à son service qu'un idiome
rebelle et pauvre :
Propter egestatem linguae et rerum novitatem.
Il empruntera des termes à la Grèce, puisqu'il le faut ; mais l'empreinte du
génie national sera sur son oeuvre. Il sera soutenu par la beauté du but
d'abord, puis par l'espérance de la gloire « qui d'un thyrse aigu a frappé
son coeur, et jeté dans son âme le doux amour des muses. » Tel est
l'enthousiasme d'Ennius, le grand novateur.
Il vit par la pensée dans cet héroïque sixième siècle : il en a l'orgueil
démesuré et le fier accent. S'il peint en quelques vers une bataille, son
esprit se reporte aux grands combats avec les Carthaginois ; il revoit les
horribles mêlées d'alors ; « des légions bouillonnant dans les plaines,
entonnant le cri de guerre, appuyées sur les fortes troupes alliées et les
éléphants, en parure de combat, puissantes, animées à l'envi (18). » Il a
l'inspiration haute et forte. Il peint vivement et à grands traits, n'ayant nul
souci de l'élégance qui amollit la pensée. Absorbé par l'ingrat labeur d'une
exposition technique, il sent et voit si directement les objets, qu'il les
projette en relief splendide. Aussi bien il a son Dieu qui l'inspire ; lui aussi
est anthropomorphiste à sa façon : c'est la nature ; qui remplace Jupiter,
Neptune, Apollon. Il la voit, la sent, l'aspire et la personnifie sans le
vouloir. Son effrayante fécondité qui crée sans cesse et tire de son sein
inépuisable les animaux, les plantes ; tout ce fourmillement de vie qui
s'épand à l'infini, il l'oppose au rude labeur de l'homme qui veut conquérir
la terre : qu'il cesse pendant une année de déchirer et de retourner le sol,
la nature va le couvrir de ronces et le reprendre pour elle.
Son style a quelque chose de cette végétation puissante et désordonnée. Ce
sont des jets vigoureux et sauvages. Pas la moindre concession au rythme et à
l'harmonie ; partout et toujours le mot propre. De là un incroyable sans façon
dans la manière dont il traite le vers : il le termine par des spondées, des
monosyllabes, peu lui importe. Il a des élisions impossibles et des coupes
d'une audace sans pareille : à côté de cela, des vers d'une douceur et d'un
charme infinis, des expressions d'un éclat et d'une vérité dont rien
n'approche. C'est un flot d'or épais hérissé de scories. Virgile l'étudiera,
le pillera, sans l'appauvrir et sans le faire oublier.
EXTRAITS DE LUCRÈCE.
Début du poème de la Nature. - Invocation à, Vénus.
Mère des Romains, charme des hommes
et des dieux, ô Vénus, ô déesse bienfaisante, du haut de la voûte
étoilée, tu répands la fécondité sur les mers qui portent les navires, sur
les terres qui donnent les moissons. C'est par toi que les animaux de toute
espèce sont conçus et ouvrent leurs yeux à la lumière. Tu parais, et les
vents s'enfuient, les nuages sont dissipés, la terre déploie la variété de
ses tapis, l'Océan prend une face riante ; le ciel devenu serein répand au
loin la plus vive splendeur. A peine le printemps a ramené les beaux jours, à
peine le zéphir a recouvré son haleine féconde, déjà les habitants de l'air
ressentent ton atteinte, et se pressent d'annoncer ton retour ; aussitôt les
troupeaux enflammés bondissent dans leurs pâturages et traversent les fleuves
rapides. Épris de tes charmes, saisis de ton attrait, tous les êtres vivants
brûlent de te suivre, partout où tu les entraînes. Enfin dans les mers, sur
les montagnes, au milieu des fleuves impétueux, des bocages touffus, des vertes
campagnes, ta douce flamme pénètre tous les coeurs, anime toutes les espèces
du désir de se perpétuer. Puisque tu es l'unique Souveraine de la nature, la
créatrice des êtres, la source des grâces et des plaisirs, daigne, ô Vénus,
t'associer à mon travail, et m'inspirer ce poème sur la nature. Je le consacre
à ce Memmius que tu as orné en tous temps de tes dons les plus rares, et qui
nous est également cher à tous deux. C'est en sa faveur que je te demande pour
mes vers un charme qui ne se flétrisse jamais.
Cependant assoupis et suspens sur la terre et l'onde les fureurs de la guerre.
Toi seule peux faire goûter aux mortels les douceurs de la paix. Du sein des
alarmes le Dieu des batailles se rejette dans tes bras. Là, retenu par la
blessure d'un amour éternel, les yeux levés vers toi, la tète posée sur ton
sein, la bouche entr'ouverte, il repaît d'amour ses regards avides, et son âme
reste comme suspendue à tes lèvres. Dans ce moment d'ivresse où tes membres
sacrés le soutiennent, ô déesse, penchée tendrement sur lui, abandonnée à
ses embrassements, verse dans son âme la douce persuasion, et sois la puissante
médiatrice de la paix. Hélas ! dans les troubles de ma patrie m'est-ilpermis
de chanter, et l'illustre Memmius manquera-t-if à la défense de l'État, pour
prêter l'oreille à mes sons ? (Livre
1er.)
La superstition.
Dans le temps où l'homme avili
rampait sous les chaînes pesantes de la religion, ce tyran farouche, qui, du
milieu des nues, montrait sa tête épouvantable, et dont 1'oei1 effrayant
menaçait d'en haut les mortels, un homme né dans la Grèce osa le premier
lever contre lui ses regards, et refusa de s'incliner. Ni ces dieux si vantés,
ni leurs foudres, ni le bruit menaçant du ciel en courroux ne purent
l'intimider. Son courage s'irrite par les obstacles. Impatient de briser
l'étroite enceinte de la nature, son génie vainqueur s'élança au delà des
bornes enflammées du monde, parcourut à pas de géant les plaines de
l'immensité, et eut la gloire d'enseigner aux hommes ce qui peut ou ne peut pas
naître, et comment la puissance des corps est bornée par leur essence même :
ainsi la superstition fut à son tour foulée aux pieds, et sa défaite nous
rendit égaux aux dieux.
Mais je crains, ô Memmius, que vous ne m'accusiez de vous ouvrir une école
d'impiété et de conduire vos pas dans la route du crime. C'est au contraire la
superstition, qui trop souvent inspira des actions impies et criminelles. Ainsi
l'élite des chefs de la Grèce, les premiers héros du monde, souillèrent
jadis en Aulide l'autel de Diane du sang d'Iphigénie. Quand le bandeau eut
paré la chevelure de la jeune fille, et flotté le long de ses joues ; quand
elle vit son père au pied de l'autel, debout, l'oeil triste, et l'air morne ;
à côté de lui les sacrificateurs cachant sous leurs robes le couteau, et un
grand peuple en larmes autour d'elle, muette d'effroi, elle glisse à terre,
tombe, comme une suppliante. Que lui servait, dans cet instant fatal, d'avoir la
première donné le nom de père au roi de Mycènes ? Des mains d'hommes la
soulèvent et la portent tremblante à l'autel, non pour la reconduire au milieu
d'un pompeux cortège après la cérémonie de l'hyménée, mais pour la faire
expirer sous les coups de son père, au moment même que l'amour destinait à
son mariage. Et pourquoi ? Afin d'obtenir un heureux départ pour la flotte des
Grecs. Tant la religion a pu inspirer aux hommes de barbarie. (Livre
1er.)
La crainte de la mort.
Ainsi, quand vous entendez un homme
se plaindre du sort qui le condamne à servir de pâture aux vers, aux flammes,
aux bêtes féroces, soyez sûr qu'il n'est pas de bonne foi, qu'il ne se rend
pas compte des inquiétudes dont son coeur est le jouet. A l'entendre, il ne
doute pas que la mort n'éteigne en lui le sentiment, mais il ne tient point sa
parole. Il ne peut se faire mourir tout entier, et, sans le savoir, il laisse
toujours subsister une partie de son être. Quand il se représente, pendant la
vie, que son cadavre sera déchiré par les monstres et les oiseaux carnassiers,
il déplore son malheur : c'est qu'il ne se dépouille point de lui-même, il ne
se détache point de ce corps que la mort a terrassé, il croit que c'est encore
lui, et debout à ses côtés, il l'anime encore de sa sensibilité. Voilà
pourquoi il s'indigne d'être né mortel : il ne voit pas que la vraie mort ne,
laisse pas subsister un autre lui-même, vivant pour un être gémir de sa mort,
pour pleurer debout sur son cadavre étendu, pour être déchiré par les
bêtes, et consumé parla douleur. Car si une des horreurs de la mort est de
servir d'aliment aux hôtes des bois, je ne vois pas qu'il soit moins douloureux
d'être consumé par les flammes, d'être étouffé par le miel, ou transi de
froid dans un tombeau de marbre, ou d'être écrasé sous le poids de la terre
par les pieds des passants.
Mais, dites-vous, cette famille dont je faisais le bonheur, cette épouse
vertueuse, ces chers enfants qui volaient au-devant de moi pour s'emparer de mes
premiers baisers, et qui pénétraient mon coeur d'une joie intérieure et
secrète, une gloire qui n'est pas encore à son comble, des amis à qui je puis
être utile... 0 malheureux, malheureux que, je suis ! Un seul jour, un instant
fatal me ravit toutes les douceurs de la vie. Sans doute ; mais vous n'ajoutez
pas que la mort vous en ôte aussi le regret. Si on était bien convaincu de
cette vérité, de combien de peines et d'alarmes ne se délivrerait-on pas !
L'assoupissement de la mort a fermé nos paupières, nous voilà pour le reste
des siècles à l'abri de la douleur ; et nous, à. côté d'un bûcher lugubre,
nous, verserons sur vos cendres des flots de larmes, et le temps n'effacera
jamais les traces de notre douleur.
Insensés ! pourquoi nous dessécher dans le deuil et dans les pleurs ! Un
sommeil paisible, un repos éternel, ne voilà-t-il pas un grand sujet
d'affliction !
O mes amis, livrons-nous à la joie, le plaisir est fugitif ! bientôt il va
nous quitter pour ne plus revenir : c'est ainsi que, la coupe à la main, des
convives couronnés de fleurs s'animent à la gaieté. Ils craignent donc,
après la mort, d'être dévorés par la soif, épuisés par la sécheresse, ou
tourmentés par d'autres désirs ?
Si la nature élevait tout à coup la voix et nous faisait entendre ces
reproches. « Mortel, pourquoi te désespérer ainsi immodérément ? pourquoi
gémir et pleurer aux approches de la mort ? Si tu as passé jusqu'ici des jours
agréables, si ton âme n'a pas été un vase sans fond où se soient perdus les
plaisirs et le bonheur, que ne sors-tu de la vie, comme un convive rassasié,
comme un voyageur qui touche au port ? Si au contraire tu as laissé échapper
tous les biens qui se sont offerts, si la vie ne t'offre plus que des dégoûts,
pourquoi voudrais-tu multiplier des jours qui doivent s'écouler avec le même
désagrément et s'évanouir à jamais sans te procurer aucun plaisir ? Que ne
cherches-tu, dans la fin de ta vie, un terme à tes peines ? Car enfin quelques
efforts que je fasse, je ne peux rien inventer de nouveau qui te plaise ; je
n'ai toujours à t'offrir que le même enchaînement. Ton corps n'est pas encore
usé par la vieillesse, ni tes membres flétris par les ans : mais attends-toi
à voir toujours la même suite d'objets, quand même ta vie triompherait d'un
grand nombre de siècles, et bien plus encore si jamais elle ne doit finir. »
Eh bien ! qu'aurions-nous à répondre à la nature, sinon que le procès
qu'elle nous intente est juste ? Mais si c'est un malheureux plongé dans la
misère qui se lamente au bord de la tombe, n'aurait-elle pas encore plus de
raison de l'accabler de reproches, et de lui crier d'une voix menaçante : «
Insensé, va pleurer loin d'ici, ne m'importune plus de tes plaintes. » Et le
vieillard accablé d'années, qui ose encore murmurer : « Homme insatiable, tu
as parcouru la carrière des plaisirs, et tu t'y traînes encore ; moins riche
de ce que tu as, que pauvre de ce que tu n'as pas, tu as toujours vécu sans
plaisir, tu n'as vécu qu'à demi, et la mort vient te surprendre avant que ton
avidité soit assouvie. L'heure est venue, renonce à mes présents, ils ne sont
plus de ton âge ; laisse jouir les autres et fais le sacrifice de bon gré
puisqu'il est indispensable.
« Homme injuste, ne devrais-tu pas quelquefois te dire ? Ancus lui-même est
mort, ce bon prince, supérieur à moi par ses vertus. Les rois, les grands de
la terre, après avoir gouverné le monde, ont tous disparu. Ce monarque de
l'Asie, qui s'ouvrit jadis une route dans l'immensité des mers, qui apprit à
ses légions à marcher sur l'abîme profond, bravant le vain courroux de
l'élément captif, qui frémissait sous ses pieds, il est mort lui-même, et
son âme a quitté ses membres défaillants. Scipion, ce foudre de guerre, la
terreur de Carthage, a livré ses ossements à la terre, comme le plus vil de
ses esclaves. Joignez-y les inventeurs des sciences et des arts, les compagnons
des Muses, et Homère leur souverain qui repose comme eux dans la tombe. Enfin
Démocrite, averti par l'âge que les ressorts de son esprit commençaient à
s'user, alla présenter lui-même sa tête à la mort. En un mot, Épicure
lui-même a vu le terme de sa carrière, lui qui plana bien au dessus de la
sphère commune, et qui éclipsa les plus brillants génies, comme l'éclat du
soleil levant fait disparaître la lumière des étoiles.
« Et tu balances, tu t'indignes de mourir, toi dont fa vie est une mort
continuelle, qui te vois mourir à chaque instant, toi qui livres au sommeil la
plus grande partie de tes jours, qui dors même en veillant, et dont les idées
sont des songes ; toi qui, toujours en proie aux préjugés, aux terreurs
chimériques, aux inquiétudes dévorantes, ne sais pas en démêler la cause,
et dont l'âme est toujours incertaine, flottante, égarée ? »
Si les hommes connaissaient la cause et l'origine des maux qui assiègent leur
âme, comme ils sentent le poids accablant qui s'appesantit sur eux, leur vie ne
serait pas si malheureuse. On ne les verrait pas chercher toujours, sans savoir
ce qu'ils désirent, et changer sans cesse de place, comme si, par cette
oscillation continuelle, ils pouvaient se délivrer du fardeau qui les opprime.
Celui-ci quitte son riche palais pour se dérober à l'ennui, mais il y rentre
un moment après, ne se trouvant pas plus heureux ailleurs. Cet autre se sauve
à toute bride dans ses terres. On dirait qu'il accourt y éteindre un incendie.
Mais à peine en a-t-il touché les limites, qu'il y trouve l'ennui. Il succombe
au sommeil, et cherche à s'oublier lui-même. Dans un moment, vous allez le
voir regagner la ville avec la même promptitude. C'est ainsi que chacun se fuit
sans cesse ; mais on ne peut s'éviter. On se retrouve, on s'importune, on se
tourmente toujours. C'est qu'on ignore la cause de son mal. Si on la
connaissait, renonçant à tous ces vains remèdes, on se livrerait à l'étude
de la nature, puisqu'il est question, non pas du sort d'une heure, mais de
l'état éternel qui doit succéder à la mort.
Que signifient ces alarmes qu'un amour malentendu de la vie vous inspire dans
les dangers ? Apprenez donc, ô mortels, que vos jours sont comptés, et que,
l'heure fatale venue, il faut partir sans délai. Et, en vivant plus longtemps,
ne serez-vous pas toujours habitants de la même terre ? La nature
inventera-t-elle pour vous de nouveaux plaisirs ? Non, sans doute. Mais le bien
qu'on n'a pas paraît toujours le bien suprême. En jouit-on ? c'est pour
soupirer après un autre ; et les désirs, en se succédant, entretiennent dans
lame la soif de la vie. Ajoutez l'incertitude de l'avenir et du sort que l'âge
futur nous prépare. (Livre III.)
Éloge d'Épicure.
Quel génie peut chanter dignement un
si noble sujet, de si grandes découvertes ? Quelle voix assez éloquente pour
célébrer les louanges de ce sage, dont l'esprit créateur nous a transmis de
si riches présents ? Cette tâche est sans doute au-dessus des efforts d'un
mortel : car, s'il tant en parler d'une façon qui réponde au caractère de
grandeur empreint sur ses ouvrages, ce fut sans doute un dieu. Oui, Memmius, un
Dieu seul a pu trouver, le premier, cet admirable plan de conduite, auquel on
donne aujourd'hui le nom de Sagesse, et, par cet art vraiment divin, faire
succéder le calme et la lumière à l'orage et aux ténèbres.
Comparez en effet les anciennes découvertes des autres divinités. On dit que
Cérès fit connaître aux humains les moissons, et Bacchus le jus de la vigne,
deux présents sans lesquels on peut subsister, et dont on rapporte que
plusieurs nations savent encore aujourd'hui se passer ; mais on ne pouvait vivre
heureux sans la vertu, et nous avons raison de placer au rang des dieux celui
dont les préceptes, répandus chez tous les peuples de la terre, servent à
soutenir et consoler les esprits dans les amertumes de la vie.
Si vous croyez que les travaux d'Hercule méritent la préférence, vous êtes
dans l'erreur. Qu'aurions-nous à craindre aujourd'hui de la gueule béante du
lion de Némée, ou des soies hérissées du sanglier Arcadien ? Que pourrait
maintenant ou le taureau de Crète, ou le fléau de Lerne, cette hydre armée de
serpents venimeux ? Que nous importeraient les trois corps de l'énorme Géryon,
et les chevaux de Diomède, dont les narines soufflaient la flamme dans la
Thrace, sur les côtes Bistoniennes prés de l'Ismare ; ou la griffe recourbée
des redoutables hôtes du lac Stymphale et le cruel gardien du jardin des
Hespérides et de ses pommes d'or, ce dragon furieux, au regard menaçant, dont
l'énorme corps embrassait à plusieurs replis le tronc précieux, quel mal
pourrait-il nous faire près des rives de l'océan Atlantique, de cette mer
inaccessible, sur laquelle ni Romains ni Barbares n'osent jamais s'exposer ? Les
autres monstres de cette nature, s'ils vivaient encore, si le monde n'en avait
pas été purgé, pourraient-ils nous nuire ? non sans doute. La terre est
encore aujourd'hui peuplée d'animaux féroces ; et l'effroi règne dans les
bois, sur les montagnes, et au fond des forêts, lieux terribles, qu'il est
presque toujours en notre pouvoir d'éviter.
Mais si vos coeurs ne sont délivrés des vices, que de combats intérieurs à
soutenir ! que de périls à vaincre ! De quels soucis, de quelles inquiétudes,
de quelles craintes n'est pas déchiré l'homme en proie à ses passions ! Quels
ravages ne font pas dans son âme, l'orgueil, la débauche, l'emportement, le
luxe et l'oisiveté ! Avoir dompté ces ennemis, les avoir chassés des coeurs
avec les seules armes de la raison, n'est-ce pas un titre suffisant pour être
mis au nombre des dieux ? Que sera-ce, si le même sage a parlé des immortels
en termes divins, et dévoilé à nos yeux tous les secrets de la nature ?
(Livre V.)
La terre et l'homme.
D'abord ce globe qu'environne la
voûte céleste est en grande partie occupé par des montagnes et des forêts
abandonnées aux bêtes féroces, par des rochers stériles, d'immenses marais
et la mer dont les vastes circuits resserrent les continents. Presque deux
parties de ce même globe nous sont interdites par des ardeurs brûlantes, et
les glaces continuelles qui les couvrent. Ce qui reste de terrain, la nature
abandonnée à elle-même le hérisserait de ronces, si l'industrie humaine ne
luttait sans cesse contre elle ; si le besoin de vivre ne nous forçait à
gémir sous de pénibles travaux, à déchirer la terre par l'empreinte du soc,
à féconder la glèbe, et à dompter le sol ingrat, pour exciter les germes qui
ne peuvent d'eux-mêmes se développer et se montrer au jour. Encore trop
souvent ces fruits que la terre accorde si difficilement à nos travaux, à
peine en herbes ou en fleurs, sont brûlés par des chaleurs excessives,
emportés par des orages subits, détruits par des gelées fréquentes, ou
tourmentés par le souffle violent des aquilons. Et les bêtes féroces, ces
cruels ennemis du genre humain, pourquoi la nature se plaît-elle à les
multiplier et à les nourrir sur la terre et dans les ondes ? Pourquoi chaque
saison nous apporte-t-elle ses maladies ? Pourquoi tant de funérailles
prématurées ?
En un mot, l'enfant qui vient de naître, semblable au nautonnier que la
tempête a jeté sur le rivage, est étendu à terre, nu sans parler, dénué de
tous les secours de la vie, dès le moment que la nature l'a arraché avec un
effort du sein maternel pour lui faire voir la lumière. Il remplit de ses cris
plaintifs le lieu de sa naissance, et il a raison sans doute, l'infortuné à
qui il reste une si vaste carrière de maux à parcourir. Au contraire les
troupeaux de toute espèce, et les bêtes féroces croissent sans peine. Ils
n'ont besoin ni du hochet bruyant ni du langage enfantin d'une nourrice
caressante. La différence des saisons n'en exige pas dans leurs vêtements. Il
ne leur faut ni armes pour défendre leurs biens, ni forteresses pour les mettre
à couvert ; puisque la terre et la nature fournissent à chacun d'eux toutes
choses en abondance. (Livre V.)
Les premiers hommes.
Les hommes de ces temps étaient
beaucoup plus vigoureux que ceux d'aujourd'hui, et cela devait être
nécessairement, parce que la terre dont ils étaient les enfants, avait alors
toute sa vigueur : la charpente de leurs os était plus vaste, plus solide, et
le tissu de leurs nerfs et de leurs viscères plus robuste.
Ils n'étaient affectés ni par le froid, ni par le chaud, ni par la nouveauté
des aliments, ni par les attaques de la maladie. On les voyait survivre à la
révolution d'un grand nombre de lustres, errants par troupeaux comme les
bêtes. Personne ne savait encore parmi eux conduire la pénible charrue ; ils
ignoraient l'art de dompter les champs avec le fer, de confier de jeunes
arbustes au sein de la terre, et de trancher avec la faux les vieux rameaux des
grands arbres. Ce que le soleil et la pluie leur donnaient, ce que la terre
produisait d'elle-même, suffisait pour apaiser leur faim ; ils réparaient
leurs forces au milieu des chênes dont le gland les nourrissait ; la terre
faisait croître en plus grande quantité et d'une grosseur plus considérable,
les fruits de l'arbousier que nous voyons pendant l'hiver se colorer en
mûrissant de l'éclat de la pourpre. La nouveauté du monde facilitait encore
la production d'un grand nombre d'autres aliments délicieux, et plus que
suffisants pour les mortels infortunés. - Les fleuves et les fontaines les
invitaient à se désaltérer, comme aujourd'hui les torrents qui roulent du
haut des monts semblent avertir au loin les bêtes féroces de venir y apaiser
leur soif. La nuit, ils se retiraient dans les bois, consacrés depuis aux
Nymphes, dans ces asiles solitaires d'où sortaient les sources d'eaux vives,
qui, après avoir baigné les cailloux, retombaient ensuite lentement sur la
mousse des rochers humides, pour aller, ou jaillir dans les plaines, ou se
précipiter à grands flots dans les campagnes.
Ils ne savaient pas encore traiter les métaux par le feu. Ils ne connaissaient
pas l'usage des peaux ni l'art de se revêtir de la dépouille des bêtes
féroces. Les bois, les forêts et les cavités des montagnes étaient leurs
demeures ordinaires : forcés de chercher un asile contre la pluie et la fureur
des vents, ils allaient se blottir parmi des broussailles. Incapables de
s'occuper du bien commun, ils n'avaient institué entre eux ni lois ni rapports
moraux. Chacun s'emparait du premier butin que lui offrait le hasard. La nature
ne leur avait appris à vivre et à se conserver que pour eux-mêmes. C'était
au milieu des bois que l'amour unissait les amants. Les plaisirs étaient ou la
récompense d'une ardeur mutuelle, ou la proie de la violence et d'un appétit
brutal, ou enfin le prix de quelque présent, comme des glands, des pommes
sauvages et des poires choisies.
Pourvus de deux mains robustes et de deux pieds agiles, ils faisaient la guerre
aux animaux sauvages, leur lançaient de loin des pierres, les attaquaient de
près avec de pesantes massues, en massacraient un grand nombre et s'enfuyaient
dans leurs retraites à l'approche de quelques antres. Quand la nuit les
surprenait, ils étendaient à terre leurs membres nus comme les sangliers
couverts de soie, et s'enveloppaient de feuilles et de broussailles. On ne les
voyait pas, saisis de crainte, errer au milieu des ténèbres, et chercher avec
des cris lugubres le soleil dans les plaines. Mais ils attendaient en silence,
dans les bras du sommeil, que cet astre, reparaissant sur l'horizon, éclairât
de nouveau le ciel de ses feux. Accoutumés dés l'enfance à la succession
alternative du jour et de la nuit, ce n'était plus une merveille pour eux. Ils
ne craignaient point qu'une nuit éternelle régnât sur la terre et leur
dérobât pour toujours la lumière du soleil.
Leur plus grande inquiétude était causée par les bêtes sauvages dont les
incursions troublaient leur sommeil, et le leur rendaient souvent funeste.
Chassés de leur demeure, ils se réfugiaient dans les antres, à l'approche
d'un énorme sanglier ou d'un lion furieux ; et, glacés d'effroi, ils
cédaient, au milieu de la nuit, à ces cruels hôtes leurs lits et leurs
feuillages.
Au reste la mort ne moissonnait guère plus de têtes dans ces premiers
siècles, qu'elle n'en moissonne aujourd'hui. Il est vrai qu'un plus grand
nombre d'entre eux, surpris et déchirés par les bêtes féroces, leur
donnaient un repas vivant, et remplissaient de leurs cris aigus les bois et les
montagnes, tandis que leurs membres palpitants s'ensevelissaient l'un après
l'autre dans un sépulcre animé. 11. est vrai que les malheureux que la fuite
avait sauvés, blessés mortellement appliquaient leurs mains tremblantes sur
les morsures venimeuses, appelant la mort à grands cris, jusqu'à ce que,
dénués de secours, ignorant les faons de guérir leurs plaies, ils quittassent
la vie au milieu des plus cruelles convulsions. Mais on ne voyait pas des
milliers de guerriers, réunis sous des drapeaux différents, périr en un seul
jour, ni la mer orageuse broyer contre les écueils navires et passagers. En
vain l'Océan soulevait ses flots irrités, en vain il aplanissait son onde
menaçante. La surface riante de ses eaux tranquilles était un appas incapable
d'attirer les hommes dans le piège. C'était alors la disette des vivres qui
donnait la mort ; c'est l'abondance qui nous tue aujourd'hui. On s'empoisonnait
par ignorance, nous nous empoisonnons à force d'art.
Enfin lorsqu'on eut connu l'usage des cabanes, de la dépouille des bêtes et du
feu ; lorsque la femme se fut retirée à part avec l'époux qui s'était joint
à elle, lorsque les plaisirs de l'amour eurent été restreints aux douceurs
d'un chaste hymen, et que les parents virent autour d'eux une famille qui
faisait partie d'eux-mêmes, l'espèce humaine commença dès lors à s'amollir.
Le feu rendit les corps plus sensibles au froid. La voûte des cieux ne fut plus
un toit suffisant. Les tendres caresses des enfants adoucirent sans peine le
naturel farouche des pères. Alors ceux dont les habitations se touchaient
commencèrent à former entre eux des liaisons, convinrent de s'abstenir de
l'injustice et de la violence, de protéger réciproquement les femmes et les
enfants faisant entendre dès lors même, par leurs gestes et leurs sons
inarticulés, que la pitié est une justice due à la faiblesse. Cependant cet
accord ne pouvait pas être général, mais le plus grand nombre et les plus
raisonnables observèrent fidèlement les lois établies. Sans cela le genre
humain aurait été entièrement détruit, et n'aurait pu se propager de race en
race jusqu'à nos jours. (Livre
V.)
La crainte des dieux.
La demeure et le palais des immortels
furent placés dans les cieux, parce que c'est là que le soleil et la lune
paraissent faire leur révolution ; c'est de là que nous viennent le jour et la
nuit, et les flambeaux errants qui brillent dans les ténèbres, les feux
volants, les nuages, la rosée, les pluies, la neige, les vents, la foudre, la
grêle et le tonnerre rapide dont les longs murmures semblent annoncer la
vengeance des dieux.
O hommes infortunés, d'avoir attribué tous ces efforts à la divinité et de
l'avoir armée d'un courroux inflexible ! Que de gémissements il leur en a dès
lors coûtés ! Que de plaies ils nous ont faites ! Quelle source de larmes ils
ont ouvertes à nos descendants.
La piété ne consiste pas à se tourner souvent, la tête voilée, devant une
pierre, à fréquenter tous les temples, à se prosterner contre terre, à
élever ses mains vers les statues des dieux, à inonder les autels du sang des
animaux et à entasser voeux sur voeux mais bien plutôt à regarder tous les
événements d'un mil tranquille.
En effet, quand on contemple, au-dessus de sa tète, ces immenses voûtes du
monde, et ce firmament parsemé d'étoiles ; quand on réfléchit sur le cours
réglé du soleil et de la lune ; alors une inquiétude, que les autres maux de
la vie semblaient avoir étouffée, se réveille tout à coup au fond des coeurs
; on se demande s'il n'y aurait pas quelque divinité toute-puissante qui mût
à son gré ces globes éclatants. L'ignorance des causes rend l'esprit perplexe
et vacillant. On recherche si le monde a eu une origine, s'il doit avoir une
fin, jusqu'à quand il pourra supporter la fatigue continuelle d'un mouvement
journalier, ou si, marqué par les dieux du sceau de l'immortalité, il pourra,
pendant une infinité de siècles, braver les efforts puissants d'une éternelle
durée.
Mais, outre cela, quel est l'homme dont le coeur ne soit pas pénétré de la
crainte des dieux, et dont les membres glacés d'effroi ne se traînent, pour
ainsi dire, en rampant, lorsque la terre embrasée tremble sous les coups
redoublés de la foudre, lorsqu'un murmure épouvantable parcourt tout le
firmament ? Les peuples et les nations ne sont-ils pas consternés ? Et le
superbe despote, frappé de crainte, n'embrasse-t-il pas étroitement les
statues de ses dieux, tremblant que le moment redoutable ne soit arrivé
d'expier toutes ses actions criminelles, tous ses ordres tyranniques ? Et quand
les vents impétueux, déchaînés sur les flots, balayent devant eux le
commandant de la flotte avec ses légions et ses éléphants, ne tâche-t-il pas
d'apaiser la Divinité par ses voeux, et d'obtenir à force de prières des
vents plus favorables ? mais en vain. Emporté par un tourbillon violent, il n’en
trouva pas moins la mort au milieu des écueils. Tant il est vrai qu'une
certaine force secrète se joue des événements humains, et parait se plaire à
fouler aux pieds la hache et les faisceaux.
Enfin, quand la terre entière vacille sous nos pieds, quand les villes
ébranlées s'écroulent ou menacent ruine, est-il surprenant que l'homme, plein
de mépris pour sa faiblesse, reconnaisse une puissance supérieure, une force
surnaturelle et divine qui règle à son gré l'univers ? (Livre
V.)
La peste d'Athènes.
Ce qu'il y avait de plus triste et de
plus déplorable dans cette calamité, c'est que les malheureux qui se voyaient
la proie de la maladie, se désespéraient comme des criminels condamnés à
périr, tombaient dans l'abattement, voyaient toujours la mort devant eux, et
mouraient au milieu de ses terreurs. Mais ce qui multipliait surtout les
funérailles, c'est que l'avide contagion ne cessait de passer des uns aux
autres ; ceux qui évitaient la vue de leurs amis malades par trop d'amour pour
la vie et de crainte pour la mort périssaient bientôt, victimes de la même
insensibilité, abandonnés de tout le monde, et privés de secours, comme
l'animal qui porte la laine et celui qui laboure nos champs : ceux au contraire
qui ne craignaient point de s'exposer succombaient à la contagion et à la
fatigue que le devoir et les plaintes touchantes de leurs amis mourants les
obligeaient de supporter.
C'était là la mort des citoyens les plus vertueux. Après avoir enseveli la
foule innombrable de leurs parents, ils retournaient dans leurs demeures, les
larmes aux yeux, la douleur dans le coeur, et se mettaient au lit pour y expirer
de chagrin.
En un mot, on ne voyait dans ces temps de désastre, que des morts, ou des
mourants, ou des infortunés qui les pleuraient. Les gardiens des troupeaux de
toute espèce, et le robuste conducteur de la charrue étaient aussi frappés,
la contagion les allait chercher jusqu'au fond de leur chaumière, et la
pauvreté jointe à la maladie rendait leur mort inévitable. Ou voyait les
cadavres des parents étendus sur ceux de leurs enfants, et les enfants rendre
les derniers soupirs sur les corps de leurs pères et de leurs mères. La
contagion était apportée en grande partie par les habitants de la campagne,
qui se rendaient en foule dans la ville, à la première attaque de la maladie.
Les lieux publics, les édifices particuliers en étaient remplis, et, ainsi
rassemblés, il était plus facile à la mort d'accumuler leurs cadavres. Un
grand nombre expirait au milieu des rues ; d'autres, après s'être traînés au
bord des fontaines publiques, y restaient étendus sans vie, suffoqués par
l'excès de l'eau qu'ils avaient bue.
Les chemins étaient couverts de corps languissants, à peine animés,
enveloppés de vils lambeaux, et dont les membres tombaient en pourriture. Leurs
os n'étaient revêtus que d'une peau livide, sur laquelle les ulcères et la
corruption avaient produit le même effet que la sépulture sur les cadavres.
La mort avait rempli les édifices sacrés de ses impures dépouilles. Les
temples des Dieux étaient jonchés de cadavres. C'était là que les gardes des
lieux saints déposaient leurs hôtes. Car pour lors on s'embarrassait peu de la
religion et de la divinité. La douleur était le sentiment dominant. Ces
cérémonies observées de temps immémorial pour les obsèques n'avaient pas
lieu dans la ville. Le trouble et la confusion régnaient partout ; et, au
milieu de cette consternation générale, chacun inhumait comme il pouvait le
corps dont il était chargé.
L'indigence et la nécessité inspirèrent même des violences inouies
jusqu'alors. Il y en eut qui placèrent à grands cris, sur des bûchers
construits pour d'autres, les corps de leurs proches, et qui, après y avoir mis
le feu, soutenaient des combats sanglants plutôt que d'abandonner leurs
cadavres. (Livre VI.)
Catulle (Quintus
Valerius Catullus) est né en 667, à Vérone ; il est mort en 700. Il
appartenait à une de ces familles nobles de province, fort estimées dans leurs
pays et même à Rome. Son père était l'hôte de Jules César. Conduit de
bonne heure à Rome par Manlius, Catulle connut particulièrement Cicéron
auquel il adressa un remerciement en vers, sans doute à l'occasion d'un procès
où l'orateur plaida pour le poète, Cornélius Népos, César, Hortensius, et
tous les citoyens les plus illustres de ce temps. Il n'exerça aucune fonction
publique. Cependant il fit à la suite du prêteur Memmius, celui-là même à
qui Lucrèce dédie son poème, un voyage en Bithynie, sur lequel il comptait
pour rétablir sa fortune, Son espérance fut déçue, il en revint aussi pauvre
qu'avant a la bourse pleine d'araignées », comme il dit lui-même. De plus, il
eut la douleur d'y perdre son frère qu'il aimait tendrement et dont la mort lui
a inspiré ses plus belles élégies. Il mourut vers l'âge de 33 ans, dans le
plein épanouissement du plus aimable génie.
Ses poésies en un seul livre, adressées à Cornélius Népos, se composent de
cent seize pièces, placées sans ordre à la suite les unes des autres. On y
trouve des épigrammes, des odes, des élégies, des fragments d'épopée, une
grande variété de mètres et de sujets. Il est fort probable que ce recueil
est incomplet. Pline parle d'un poème sur les incantations (de incantamentis),
qui ne nous est pas parvenu ; quelques auteurs ont attribué à Catulle les deux
poèmes de Ciris et du Pervigilium veneris, mais à tort.
Voilà tout ce que peut nous apprendre sur Catulle l'histoire littéraire.
Ajoutons cependant que ses contemporains et toute l'antiquité en faisaient le
plus grand cas. Ovide, Tibulle, Martial, lui décernent l'épithète d'homme
savant (doctus), éloge qui paraîtrait bizarre, si nous n'en faisions
comprendre la signification. Un poëte savant, aux yeux des Latins, était un
poète qui avait su, à force d'art et de travail, faire passer dans l'idiome
national les beautés des modèles grecs. Catulle a évidemment ce mérite, mais
ce serait singulièrement le méconnaître que de borner là sa gloire.
Replaçons-le dans le milieu où il a vécu, milieu social d'abord, milieu
littéraire ensuite.
Ce que nous appelons aujourd'hui le monde commençait à exister à Rome. La vie
du monde commence le jour où les femmes ne sont plus condamnées à garder la
maison, en compagnie de leurs esclaves, vouées aux soins du ménage. Dès le
milieu du septième siècle, la matrone est émancipée : elle l'est par la
libre possession de sa fortune et par le relâchement de l'ancienne discipline.
Elle reçoit et rend des visites. Elle assiste aux spectacles, aux festins qui
se prolongent fort avant dans la nuit. L'été venu, elle va aux bains de mer,
à Baïes, escortée de ses amis : ce sont des promenades sur l'eau, des fêtes
continuelles. Le gros mot d'adultère est abandonné aux juristes ou aux
opiniâtres représentants des vieilles moeurs. On peut déjà dire de la
société de ce temps-là ce que dira plus tard Tacite : " Corrompre et être
corrompu, c'est vivre selon le siècle." La ville offre aux jeunes gens des
amours plus faciles encore : s'ils veulent sortir du monde, ils en trouvent un
autre : de belles et brillantes courtisanes tiennent une véritable cour, puis
il y ales affranchies, et ce qui vient immédiatement après elles. On peut voir
dans le plaidoyer de Cicéron pour Coelius jusqu'où pouvait aller la licence
permise à la jeunesse. Catulle appartient à la fois à l'un et à l'autre
monde. Il est l'ami et le compagnon de tous ces jeunes Romains qui, en attendant
l'âge de briguer les honneurs publics, consument leur temps dans les plaisirs.
Réunions joyeuses, festins, parties de débauche, confidences réciproques sur
les amours, lectures de vers badins, ou d'épigrammes aiguisées contre un rival
; un mari incommode : voilà les passe-temps de cette société élégante et
dissolue. Les uns disaient adieu à ces folies et se jetaient dans le tourbillon
de la vie publique ; les autres y restaient attachés jusqu'à la mort, qui
venait plus vite pour eux que pour leurs anciens compagnons. Catulle fut de ces
derniers. Il n'a vécu que pour le plaisir et les vers. Il a chanté ses amours
en véritable amant et en véritable poëte : sa Lesbie, qui n'était autre que
Clodia, la soeur du turbulent Clodius, est immortelle. « Je hais et j'aime, n
disait Catulle, victime de plus d'une infidélité qu'il lui fallait bientôt
oublier et pardonner. Lesbie avait tant de grâce et d'esprit ! Voyez ce petit
tableau d'intérieur : la femme, le mari, l'amant. « Lesbie, en présence de
son mari, me dit une foule de choses désobligeantes : le sot en ressent la joie
la plus vive. O mulet, tu ne comprends donc rien ! si elle m'avait oublié, si
elle se taisait, elle serait guérie de notre amour ; mais la voilà qui cause,
qui bavarde : c'est qu'elle se souvient ; mieux encore, elle est irritée : donc
elle brûle. » Il célèbre aussi en bon ami les maîtresses de ses amis. Celle
de Varus, qu'il ne nomme pas, indiscrète personne qui demanda un jour au poète
revenant de Bithynie des porteurs pour sa litière, celle de Calvus, Quintilia,
celle de Septimius, Acmè, celles de Coelius et de Quintius. Il a aussi des vers
charmants pour chanter les douceurs de l'amitié, et la joie du retour au foyer
paternel, après les longues et cruelles déceptions du voyage en Bithynie. Mais
ses vers les plus touchants sont ceux que lui inspire la mort de son frère. Le
poète léger et insouciant a été atteint d'un deuil sérieux, sa blessure est
profonde. Un sentiment nouveau, la douleur, et la douleur sans espoir fait
vibrer en son âme une corde inconnue à lui-même. Mais nous ne possédons pas
encore l'homme tout entier. Il ne s'est point mêlé aux agitations de la vie
publique ; mais il n'est point indifférent. C'est un provincial qui ne pardonne
point aux grands de Rome leur insolence et leur dureté envers les étrangers.
Il rappelle par ce côté Lucilius. S'il n'a pas le souffle puissant du poëte
indigné, s'il ne peut composer et soutenir tout un poème satirique, il sait du
moins décocher le trait acéré de l'épigramme. La vie privée de César, le
spoliateur de la Gaule, de l'Espagne et de la Bretagne, l'élévation aux
dignités de la république des viles créatures du grand homme, Catulle a
flagellé tous ces désordres en vers rapides mais saisissants. Il n'a pas
épargné non plus les ridicules plus innocents de ses ennemis ou de ses rivaux
en amour. Sa plaisanterie est sanglante, le plus souvent obscène et
intraduisible. Voilà l'homme, et voilà un des côtés du poète. Ses vers sont
une image vivante, ou plutôt, une miniature achevée de la société d'alors,
c'est la partie la plus originale de son oeuvre : ces vers de circonstance nés
au jour le jour, expansion des sentiments à mesure qu'ils naissent, ont une
saveur particulière. Tout l'art d'Horace ne nous rendra pas cette franche
poésie : il lui manque l'élévation et la force créatrice, mais elle a la
vérité, la couleur, la vie.
Je suis moins touché, je l'avoue, de l'autre partie de son oeuvre, la partie
savante, disons mieux la partie artificielle. Les contemporains et l'âge
suivant admiraient surtout le docte Catulle, imitateur achevé des Grecs ;
j'aime mieux le Catulle latin. J'ai parlé du milieu moral, voyons le milieu
littéraire.
Dans la seconde moitié du septième siècle, Rome posséda un nombre
considérable de poètes aujourd'hui perdus et peu regrettables probablement.
Tout Romain instruit faisait des vers, et les faisait bien. Cicéron, Varron,
César, l'orateur Hortensius, l'orateur Calvus, pour ne parler que des plus
connus, en faisaient, c'était une mode. Catulle comptait parmi ses amis un
grand nombre de poètes : Hortensius, Calvus, Furius Bibaculus, Valerius Caton,
Laevius, Helvius Cinna. Il est le chef et le roi de cette pléiade : il a seul
survécu, parce que seul il a joint à la pureté de la forme et à l'élégance
de l'expression la passion vraie, qui fait le poète. C'est par là qu'il s'est
élevé au-dessus des versificateurs de salon avec lesquels il vivait. Tous
procèdent de l'Alexandrinisme. Imitateurs, comme tout vrai Romain doit l'être,
ils ne vont pas chercher leur modèle dans la pure antiquité grecque ; ils le
prennent tout près d'eux parmi les poètes contemporains ou de l'âge
précédent, qui ont vécu en Égypte. Les poètes alexandrins, sorte de regain
du genre grec, avaient compris que les genres sérieux leur étaient interdits :
ils n'abordèrent en conséquence ni l'épopée, ni le drame, ni la haute
poésie lyrique ; ils se bornèrent aux oeuvres de courte haleine ; ils aimaient
surtout les compositions mélangées de chant et de récit, la petite épopée
héroico-érotique, et l'élégie amoureuse : celle-ci était leur triomphe. La
nature du sujet leur permettait des rapprochements ingénieux avec les antiques
légendes, et ils étaient fort érudits. Dépourvus d'inspiration élevée, ils
excellaient dans les pièces de circonstance, notamment l'épigramme. Ils
savaient jeter en passant une allusion spirituelle, un trait plaisant ; ils
trouvaient des expressions délicates, rares surtout et inintelligibles pour le
commun des lecteurs. C'était une poésie d'érudits et de courtisans. Voilà
les modèles qui s'imposèrent aux Romains. Il n'était pas fort difficile de
les imiter. Les élégies amoureuses d'Euphorion, qui furent répandues à
profusion à Rome vers la fin du septième siècle, firent naître une foule de
contrefaçons en latin : toute la société polie raffola de ces petits poèmes,
et s'exerça à en composer de pareils ; on tourna en vers un compliment, un
bonjour, une invitation à dîner. II se forma des cercles littéraires ; on se
réunit pour se communiquer une épigramme, une élégie ; on s'adressa des
compliments en vers ; on fit des vers sur une pièce de vers qui avait réussi.
Il y eut à Rome à peu près l'équivalent de notre hôtel de Rambouillet. Le
joli, le gracieux, le piquant y étaient les qualités requises de tout poète.
Il faut bien le
reconnaître cependant : de même que nos précieuses épurèrent la langue, il
se fit dans les cercles littéraires de ce temps un travail sérieux sur
l'idiome national. La langue des vers manquait absolument de souplesse et de
grâce : Lucrèce lui-même, ce puissant génie, en est le plus souvent
dépourvu. Catulle et ses contemporains adoucirent les aspérités du vieux
langage ; ils créèrent la versification qui, à vrai dire, n'existait pas ;
ils eurent un sentiment juste et délicat de l'harmonie et du rythme. Sans
idées, sans inspiration originale, ils mirent leur gloire à lutter contre les
grâces infinies et la perfection de l'orme de leurs modèles grecs. Ce furent
d'habiles artistes. Catulle resta leur maître même en ce genre, et il eut de
plus sur eux la supériorité du sentiment vrai.
Catulle relève donc
des poètes Alexandrins. Ses pièces les plus longues et les plus admirées des
faiseurs d'extraits sont des traductions. Tel le poème en quatre cent neuf
vers, intitulé Epithalame de Pélée et de Thétis, composition
héroico-épique, où le poète a entassé tous les souvenirs de mythologie
qu'il put évoquer : l'expédition des Argonautes, la légende des amours de
Thésée et d'Ariane, un chant d'hymen, une prédiction de la naissance
d'Achille. Telle encore l'élégie héroïque sur la chevelure de Bérénice,
imitation presque littérale de Callimaque l'Alexandrin : tel enfin le poème en
vers galliambiques, intitulé Atys, peinture assez éloquente et
dramatique du deuil de la déesse qui a perdu son amant et du culte orgiastique
que lui rendent ses ministres. L'épithalame de Manlius et d'Aurunculeia
est à la fois une imitation et une oeuvre originale : c'est un remarquable
morceau de poésie lyrique ; et le chant nuptial qui suit, en vers hexamètres,
est d'une belle venue. Les gracieuses et libres images de l'amour sont
tempérées par le sérieux de l'union conjugale : le grec et le romain se sont
unis dans cette oeuvre. Ce n'est pas assez de dire comme Barthius, « qu'elle
est écrite par la main de Vénus et des grâces, » il faut ajouter qu'elle est
profondément chaste.
L'histoire. - Depuis les origines jusqu'à Tite-Live. - Sources de l'histoire. - Les premiers historiens. - César, Salluste.
§ 1.
César et
Salluste sont les premiers historiens dont les ouvrages nous soient parvenus, et
ces ouvrages ont été composés dans les premières années du huitième
siècle. Tout ce qui précède a péri, ou il n'en reste que des fragments de
peu d'étendue, ou de simples indications. Je ne crois pas utile de dresser,
d'après Krause (19), un catalogue de ces
historiens perdus, travail facile et fastidieux. Je me borne à indiquer les
sources où puisèrent les écrivains de l'école classique. Ce sera indiquer du
même coup les plus anciens monuments clé l'histoire, et les moyens employés
par les Romains des premiers âges pour conserver le souvenir des événements.
Tite-Live avoue que l'authenticité des faits qui constituent l'histoire des
premiers siècles de Rome ne repose guère que sur des traditions où la fable
se mêle à la vérité, et l'on sait que la critique moderne rejette presque
toutes ces légendes. Cependant il existait encore du temps de Tite-Live
quelques documents authentiques qu'il a pu consulter. Les voici suivant l'ordre
chronologique.
Dès les temps les plus anciens, on conservait dans les temples ou dans les
maisons des plus illustres citoyens, des tables de plomb, d'airain, de bois, de
pierre, ou des peaux sur lesquelles étaient inscrits les traités, les lois,
les décrets du Sénat, et autres monuments. Il existait encore à ce qu'il
paraît de ces tables commémoratives sous Vespasien. Tels étaient les traités
conclus avec les Carthaginois, Porsenna, les Gabiens, les Ardéates, et les
monuments fort incertains appelés Commentarii regum, Leges regiae. Les
plus importants de ces documents étaient les grandes Annales, Annales maximi.
Elles se composaient de quatre-vingts livres, et allaient jusqu'au Pontificat de
P. Mucius Scévola (a. U. 624). C'étaient des tables sur lesquelles le grand
Pontife inscrivait les noms des principaux magistrats et les événements les
plus mémorables. On croit en découvrir quelques traces dans Tite-Live.
Les Commentarii pontificum renfermaient les détails du culte, les rites
et surtout le calendrier politique qui en était l'appendice naturel. Ces livres
rédigés par les seuls patriciens étaient aussi conservés par eux seuls.
Non ad fastos, non ad commentarios pontificum admittimur, dit le tribun
Canuléius.
Les Livres de lin, Libri lintei, semblent avoir eu un caractère
analogue.
Des ouvrages plus spéciaux, espèce de formulaires, de rituels, de catalogues,
conservaient le souvenir et les règles des cérémonies religieuses, la
succession des magistrats : tels étaient Libri magistratuum, Commentarii
consulares, Libri praetorum, Libri augurales, Tabulae censoriae. Il faut y
joindre aussi les généalogies de familles nobles et les éloges funèbres (Laudationes).
Suivant Denys d'Halicarnasse, Valerius Publicola prononça en public l'éloge
funèbre de Junius Brutus, et cet hommage rendu au fondateur de la liberté
devint bientôt un usage général parmi les patriciens. A partir de l'an 365,
les matrones elles-mêmes furent louées en public. Jules César prononça
l'éloge de sa tante Julia. Aucun monument de ce genre ne nous a été
conservé, et, si l'on en croit Cicéron et Tite-Live, nous ne devons pas trop
le regretter : faux triomphes, faux consulats, fausses généalogies, voilà ce
qui remplissait trop souvent ces oeuvres où les morts n'étaient célébrés
que pour glorifier les vivants. Tels étaient sans doute aussi ces vers chantés
dans les festins par les convives en l'honneur des grands hommes. L'usage n'en
existait déjà plus au temps de Caton le Censeur ; cependant Marron, Valère
Maxime, Cicéron et Horace y font allusion. C'est sur cette base fragile que
Niebhur a établi son hypothèse d'une épopée populaire, dont les fragments
auraient formé l'histoire fabuleuse des premiers siècles de Rome. Ces
monuments primitifs disparurent presque tous dans l'incendie de Rome par les
Gaulois (3611). Et le premier historien n'écrivit que deux cents ans plus tard.
Cet historien, c'est Quintes Fabius Pictor, antiquissimus scriptor, dit
Tite-Live. Il vivait au milieu du sixième siècle. Il fut envoyé à Delphes
consulter l'oracle après la bataille de Cannes : il devait donc savoir le grec,
il paraît que son ouvrage était écrit en grec. Cet ouvrage, ainsi que tous
ceux qui suivirent pendant une période de plus de cent années, était moins
une composition historique qu'un registre des événements mémorables année
par année. Cette forme des Annales fut adoptée par tous les écrivains du
sixième siècle, et s'imposa pour ainsi dire jusque vers le milieu du
septième. Tels furent L. Cincius Alimentus, C. Acilius Glabrio, Aulus
Posthumius Albinus, contemporains de Fabius Pictor, ou appartenant à la
génération suivante. Au commencement du septième siècle, des personnages
considérables par leurs dignités et leur science adoptent encore la forme
employée par leurs devanciers. Servilius Fabius Pictor, que Cicéron célèbre
comme très versé dans la connaissance du droit, des lettres et de l'antiquité
; L. Calpurnius Piso Frugi, qui porta la première loi sur la concussion (de
repetundis a. U. 605) ; Scribonius Libo, L. Cassius Hemina, Q. Fabius
Maximus Servilianus furent aussi des annalistes.Cicéron ne cache pas le peu
d'estime qu'il a pour ces vieux écrivains. «Rien de plus maigre, dit-il, que
Fabius Caton, Pison, Fannius, Vennonius ; ils racontent les faits, ils ne savent
pas les embellir. » - Cicéron se faisait de l'histoire une idée toute
différente ; il la regardait comme une province de l'éloquence, point de vue
étroit et faux. On ne saurait trop regretter la perte de ces anciens Annalistes
et de ceux qui les suivirent. Ces écrivains en effet appartenaient aux plus
illustres familles de Rome, presque tous ils obtinrent les premières dignités
de la république, hommes politiques et pratiques ils rapportaient simplement
les faits considérables auxquels ils avaient pris part. L'autorité, la
gravité, l'exactitude, ne sont pas des qualités méprisables chez un
historien, et doivent passer avant l'art d'embellir ou de dénaturer les faits.
On ne cite dans toute cette longue période qu'un seul auteur étranger à la
conduite des affaires, qui ait osé en retracer le récit. C'est L. Octacilius
Pilitus, esclave et portier du père de Pompée, plus tard affranchi, rhéteur,
chargé de l'instruction de Pompée. Il écrivit l'histoire du père et du fils.
Les nobles seuls s'étaient jusqu'alors réservé cet honneur. La tentative de
Pilitus fut considérée comme une sorte d'empiétement. Cette susceptibilité
ombrageuse est peut-être plus excusable que ta revendication de l'histoire par
l'éloquence, ainsi que le voulait Cicéron.
Les écrivains du septième siècle abandonnèrent la forme des annales. Le
vieux Caton leur en donna l'exemple dans son livre des Origines. « A quoi bon,
disait-il, rappeler ce qui se trouve dans les Annales des Pontifes, le prix du
blé, les disettes, les éclipses de lune ou de soleil ? » L'histoire commença
dès lors à devenir ce qu'elle doit être, un art et une science. A la tête
des auteurs de cette période se place L. Caelius Antipater, contemporain des
Gracques. Il écrivit une histoire de la seconde guerre punique en sept livres,
et "donna à l'histoire un ton plus élevé" , dit Cicéron. Il est
souvent mentionné par Tite-Live. L'empereur Hadrien, archéologue d'un goût
douteux, le préférait à Salluste. Après lui se place P. Sempronius Asellio,
qui assista au siège de Numance en qualité de tribun militaire, et écrivit
l'histoire complète de la guerre. Aulu-Gelle cite de cet auteur un préambule
assez remarquable (20). Le plus célèbre de ces
historiens est C. Claudius Quadrigarius, qui avait composé une vaste histoire
s'étendant de la guerre des Gaulois à la mort de Sylla. Tite-Live combat
fréquemment l'autorité de Quadrigarius, qui semble avoir conçu l'histoire à
la façon de Cicéron. Nous possédons de lui la narration du combat de Manlius
Torquatus contre un Gaulois (21). Q. Valerius
Antias, son contemporain, qui revint à la forme des Annales, ne jouissait pas
non plus d'une grande autorité. Enfin, mentionnons encore Sisenna (L.
Cornelius) qui fut prêteur en 676, ami et partisan de Verrès, vir bene
laline loquens, dit Cicéron. Sisenna avait écrit l'histoire de la guerre
Marsique et celle de la guerre entre Marius et Sylla. Salluste en faisait le
plus grand cas.
J'aurai terminé cette énumération d'ouvrages perdus, mais qui étaient des
sources importantes pour les historiens qui suivirent, quand j'aurai indiqué
une autre sorte de documents aussi considérables : ce sont les mémoires.
Plusieurs grands personnages, qui avaient été mêlés aux événements
importants de leur époque, laissèrent en mourant ou publièrent de leur vivant
le récit des faits où ils avaient joué un rôle. Tel fut M. Aemilius Scaurus,
consul, prince du sénat, censeur, homo gravissimus, civis egregius,
fortissimus senator, dit Cicéron ; mais Salluste le juge tout autrement. Il
joue un singulier rôle dans la guerre de Jugurtha. - Scaurus écrivit trois
livres de mémoires sur sa vie (de Vita sua). Q. Lutalius Catulus composa
un ouvrage sur son consulat (de Consulatu et rebus gestis suis). Les plus
intéressants de ces mémoires étaient ceux du dictateur L . Cornelius Sylla,
en vingt-deux livres, dédiés à Lucullus.
Tous ces ouvrages, comme je l'ai dit, ont péri. Mais ils ont servi à la fois
de modèles et de documents aux écrivains postérieurs.
§ II. CESAR
Le premier des
historiens latins qui nous ait été conservé est César (C. Julius Caesar -
656-740 - 99, 44 av. J.--C.). Sa biographie se trouve partout, et n'appartient
que très indirectement à mon sujet. Dans la première période, César joue
plusieurs rôles, tour à tour ami ou adversaire des personnages les plus
considérables ; il a dans ses allures je ne sais quoi d'équivoque qui
inquiète ou exaspère les honnêtes gens comme Caton. Quand la guerre civile
éclate, et malgré toute l'habileté de son plaidoyer (voir les premiers
chapitres du de Bello civili), éclate par sa faute, les citoyens les
plus probes ne vont pas se ranger sous ses drapeaux. Ce n'est pas qu'ils
préfèrent Pompée ; mais Pompée représente en ce moment la cause du droit et
des lois. Enfin, quand César est frappé dans le sénat, et que les lambeaux de
son pouvoir usurpé passent aux mains d'Antoine et d'Octave, c'est encore dans
le parti contraire que se trouvent les plus honnêtes citoyens. Il faut donc le
reconnaître, à aucune époque de sa vie César n'a échappé au jugement
sévère de la conscience publique. Son génie n'a jamais été mis en doute,
même par ses contemporains ; mais ils n'ont pu s'incliner devant l'usage qu'il
en a fait : il restera toujours des ombres autour de cette grande figure. Ce
qu'il y a en lui de plus saisissant, ce n'est pas ce qu'il a fait, mais ce qu'il
se proposait de faire. Que pour asservir ses concitoyens, il ait pris son point
d'appui aussi bien hors de Rome qu'à Rome même ; qu'il ait attiré les peuples
à sa cause en leur faisant entrevoir la liberté, les privilèges jusqu'alors
réservés aux seuls Romains : c'est là un moyen, rien ne prouve que cela ait
été un but. Ces Gaulois, ces Espagnols qui envahissent le sénat romain et
dont on se moque dans les rues, ce ne sont pas des émancipés, mais des
instruments qu'on récompense. Je suis frappé cependant du deuil universel qui
saisit les nations étrangères à la nouvelle de sa mort. Les Juifs surtout ne
pouvaient s'arracher d'auprès de son bûcher. Si l'on en croit Suétone, ce
grand esprit se disposait à changer la face du monde. Corinthe et Carthage
étaient relevées, les Parthes supprimés ou transportés ; l'Euphrate et le
Taurus à l'orient, à l'occident le Rhin et l'Océan devenaient les barrières
de l'empire. A l'intérieur, la multitude des lois souvent contradictoires
était réduite à un code unique, qui devait être celui du monde entier ;
d'immenses bibliothèques devaient réunir tous les monuments du génie humain.
Il s'opérait ainsi une sorte de fusion universelle entre tous les peuples,
rêve gigantesque, chimère. Mais là est l'originalité du génie de César :
ce n'est pas un Romain, ce n'est pas un citoyen de la cité antique. Parmi ses
successeurs, il n'eut pas un continuateur. Auguste ne lui ressemble en rien ;
quant à ceux qui suivirent, s'il avait pu les prévoir, il eût peut-être
regretté de n'être pas mort à Pharsale.
Écrivain, il a sa place parmi les premiers : Summus auctorum, dit
Tacite. Son esprit d'une incroyable activité s'était porté dans toutes les
directions. Pendant la guerre des Gaules, il consacre ses loisirs à la
composition d'un traité de grammaire en deux livres, sur l'Analogie, question
capitale surtout en ce moment, où la langue latine ayant acquis la souplesse et
l'harmonie, pouvait être tentée de s'enrichir en s'affranchissant des lois que
lui imposait son génie. Cet ouvrage était dédié à Cicéron en qui César
saluait un des bienfaiteurs de la langue nationale : « Tu as bien mérité, lui
écrivait-il, du nom et de « la dignité du peuple romain. » Il avait un
respect scrupuleux de la pureté du langage ; c'est le principal éloge qu'il
adresse à Térence ; et il répétait souvent : "Fuyons tout mot nouveau
ou inusité, comme on fuirait un écueil." Dans sa jeunesse, il cultiva la
poésie, composa une tragédie d'Oedipe et un poème en l'honneur
d'Hercule (Laudes Herculis). Sous le titre de Dicta collectanea,
il avait formé un recueil de sentences et de bons mots dont Auguste empêcha la
publication. L'astronomie, qui tenait une grande place dans la religion
politique des Romains, avait aussi attiré son attention. Grand Pontife, il
composa des ouvrages spéciaux sur les auspices et les augures (Libri
auspiciorum, Auguralia), et travailla à la réforme du calendrier. Orateur
éminent, le seul, dit Quintilien, qui pût disputer la palme à Cicéron, son
éloquence était sobre et pleine de charme. Il fut même pamphlétaire. En
réponse à un éloge de Caton, composé par Cicéron, il écrivit un libelle
intitulé Anticato, auquel l'honnête Plutarque fait une allusion fort
méprisante. Il n'est pas permis à des hommes comme César d'insulter dans leur
tombe des hommes comme Caton.
De tout cela nous ne possédons que ses mémoires sur la guerre des Gaules et
sur la guerre civile. (De Bello gallico commentariorum libri VII ; De
Bello civili libri VII.) Le premier de ces ouvrages renferme, suivant
l'ordre chronologique, l'histoire des campagnes de César en Gaule, en Bretagne,
en Germanie ; le second comprend la guerre contre Pompée et son parti. Ces
commentaires ne sont pas une histoire proprement dite, mais de véritables
mémoires écrits vraisemblablement au jour le jour, sans composition
méthodique. Comme source, ils sont d'une importance capitale, les premiers
surtout. César est le plus ancien et le plus sûr écrivain qui nous fasse
connaître la Gaule, ses habitants, leurs moeurs, leurs coutumes, leur religion,
d'une manière incomplète, il est vrai, mais bien rarement inexacte. Au point
de vue géographique et stratégique, leur utilité a été proclamée par les
juges les plus compétents. Cependant Asinius Pollion reprochait à César
beaucoup d'inexactitudes et de mensonges. Il y a au moins de singulières
atténuations dans le récit de plus d'une bataille ; et il est souvent assez
difficile de restituer les laits, l'enchaînement des faits et même la
topographie exacte, témoin le long débat de nos jours sur Alésia.
Comme historien, César se rattache évidemment à l'école de Thucydide.
Cicéron eût écrit l'histoire d'une façon toute différente ; il en eût fait
une série de plaidoyers. César ne plaide jamais, même dans la guerre civile :
tout au plus se borne-t-il à donner aux événements qui précèdent les
hostilités un tour favorable à ses prétentions. Mais il saisit les faits
d'une vue nette et les fixe dans le récit. Il ne s'attarde pas aux longues
explications, aux tableaux à effet : il n'a pas d'imagination aux dépens de la
réalité; mais il la réfléchit dans son oeuvre avec une clarté souveraine.
C'est le propre des esprits puissants ; ils ne sont jamais entraînés par les
faits, ils les dominent toujours, et les mesurent : ils ne leur prêtent rien de
ce que leur imagination frappée serait tentée d'y ajouter. Tite-Live n'a
jamais évité entièrement cet écueil : c'est que Tite-Live n'est ni un
général ni un politique, mais un littérateur qui subit l'influence des
événements. Il ne faut pas non plus chercher dans César l'histoire morale. Il
ne se propose point de donner des leçons de vertu à ses contemporains ou à la
postérité : l'enseignement se trouve si l'on veut au fond de ces récits de
campagnes, mais il faut l'en dégager. L'auteur ne se croit pas tenu à
l'expliquer. Cette espèce d'indifférence superbe étonne et choque même nos
habitudes d'esprit : nous aimons à nous passionner pour les gens qu'on nous
montre ; un peu de déclamation nous mettrait plus à l'aise. La personnalité
de l'auteur nous semble trop voilée. Nous nous souvenons par exemple de cet
éloquent passage où Lucain nous introduit sous la tente de César, dans cette
nuit redoutable où il songe à franchir le Rubicon : nous nous imaginons sans
peine avec le poëte que l'image de la patrie dut se dresser dans l'ombre de la
nuit devant les yeux épouvantés du parricide préparant son crime. Le récit
de César est d'une impassibilité absolue. Le nom même du Rubicon, ce rempart
visible de la légalité, n'y figure pas. C'est pendant que les pourparlers
s'échangent, que César va de Ravenne à Ariminium, c'est-à-dire viole la loi
de son pays et donne le signal de la guerre civile. Du reste le plus souvent il
ne donne par les motifs de sa conduite : ce sont des motifs à lui connus,
dit-il, ou bien, il serait trop long de les rapporter.
Et néanmoins pas un fait important n'est omis : si l'auteur ne cherche point à
passionner, il veut éclairer. Avec un art d'une sobriété exquise, il réunit
et groupe les détails pour produire un ensemble qui satisfait et ne trouble
jamais. Cicéron avait raison de dire que César avait réuni des matériaux
pour l'histoire, mais que des sots pourraient seuls avoir l'idée de refaire
après lui ce qui n'était plus à faire. César était à la fois la source,
l'auteur et le narrateur des faits. C'est encore ce qui explique l'absence de
composition scientifique. Il intercale dans le récit de ses campagnes en Gaule
un tableau des moeurs, de la religion, des coutumes des Gaulois, qu'un historien
de profession eût jeté dans les premières pages.
Mais César dit ce qu'il sait, quand il le sait, et il n'a connu les Gaulois que
vers la quatrième année de la guerre.
Le style est d'une simplicité hardie, lumineux, pittoresque sans recherche (nudi,
recti, venusti). La phrase rapide, sans être heurtée, ne cherche point
l'harmonie, mais la porte en elle-même par le choix exquis et l'agencement des
mots. Si elle se développe en longue période (dans les discours indirects par
exemple), chaque proposition apparaît, se détache de l'ensemble, et s'y
confond dans une synthèse parfaite. La langue est d'une pureté et d'une
élégance souveraines. César inclinerait plutôt vers l'archaïsme que vers le
néologisme. Il simplifie volontiers la composition de la phrase, répète
rarement les prépositions après les verbes composés, cherche en tout la
brièveté et le relief. Peut-être cette simplicité parfois excessive
entraîne-t-elle un peu de sécheresse et de monotonie, mais la vie intérieure
soutient et anime tout. Pour bien apprécier César, il faut avoir beaucoup
pratiqué Cicéron.
Il est difficile de se figurer comment certains écrivains ont pu nier
l'authenticité des commentaires et les attribuer à un certain Julius Celsus,
qui vivait à ce qu'il paraît au septième siècle après Jésus-Christ. Cet
auteur avait donné une édition des commentaires, on les lui attribua. Il va
sans dire que plus d'un critique les déclara indignes de César et y reconnut
la langue du septième siècle. Cette opinion est aujourd'hui complètement
abandonnée. Ce Celsus est aussi dépossédé aujourd'hui d'une Vie de César,
qui lui avait été attribuée, et qui est de Pétrarque. Suivant Servius (Aeneid.,
XI, 743), César, outre ses commentaires, aurait écrit un journal (Ephemeris)
de la guerre des Gaules, conjecture peu probable.
Dans presque toutes les éditions de César, à la suite des sept livres sur la
Guerre des Gaules et des trois livres sur la Guerre civile, on trouve un
huitième livre sur la Guerre des Gaules, et deux livres intitulés, l'un de
Bello alexandrino, l'autre de Bello africano. On les attribue
généralement à Aulus Hirtius, lieutenant de César, qui périt un an après
lui à la bataille de Modène. Quant au livre sur la guerre d'Espagne (de
Bello hispaniensi), il a aussi probablement pour auteur ce même Hirtius,
qui dit formellement avoir continué le récit des campagnes de César jusqu'à
sa mort; mais l'ouvrage a dû subir des modifications et des interpolations
considérables. D'autres l'attribuent à C. Oppius. Il existe une traduction
grecque des Commentaires sur la guerre des Gaules, attribuée au moine Planude,
qui vivait vers le milieu du quatorzième siècle. Elle ne manque pas
d'importance pour contrôler les manuscrits.
§ III. SALLUSTE (C. Sallustius Crispus).
"Que
n'a-t-il vécu comme il parlait ! " dit Lactance. Rien de plus pur, de plus
austère même que la morale de Salluste, et, si l'on en croit ses
contemporains, sa vie en fut le plus audacieux démenti. Né en Sabine, à
Armiternum, en 668, d'une famille plébéienne, lié avec les personnages les
plus considérables de son temps, notamment avec César, l'ambition le jeta dans
le parti populaire. Questeur, puis tribun du peuple, en position d'obtenir les
plus hautes dignités de la république, il fut chassé du sénat par les
censeurs Appius Claudius Pulcher et L. Calpurnius Pison. Suivant Varron, cité
par Aulu-Gelle, il eût été surpris en adultère par Annius Milon.
Déshonoré, il alla trouver César dans les Gaules, le servit activement dans
la guerre civile, fut rétabli par lui sur la liste des sénateurs, et nommé
préteur de Numidie : suivant Dion Cassius, il fut pour cette province un autre
Verrès, et ne dut qu'à la haute protection de César d'être acquitté de
l'accusation de concussion. Ce fut le dernier acte de sa vie politique. Retiré
dans son domaine de Tibur, ou dans les splendides jardins qu'il possédait dans
l'intérieur même de Rome, il partagea son temps entre l'étude et les
plaisirs. Il mourut en 719. Il est malheureux pour la réputation de Salluste,
qu'il ait eu dans l'antiquité tant de détracteurs, et pas un apologiste. Les
passions politiques ne suffisent pas à expliquer un tel déchaînement. Le
libelle de l'affranchi de Pompée, Lenaeus, fut, dit-on, la source de
toutes ces calomnies : l'invective contre Salluste, mise sous le nom de
Cicéron, n'a aucun caractère authentique ; elle est l'oeuvre d'un rhéteur
quelconque, aussi bien que la déclamation de Salluste contre Cicéron,
dont parle cependant Quintilien ; mais le témoignage de Varron, celui de Dion
Cassius, l'expulsion du Sénat prononcée par des censeurs intègres, cette
fortune énorme acquise pendant sa préture, cette accusation de concussion,
cette retraite, le jour où César ne peut plus couvrir de sa protection un ami
compromis trop souvent : ce sont là de fortes présomptions contre Salluste.
L'argument tiré en sa faveur de ses belles dissertations morales pourrait
aisément se retourner contre lui. Il a eu parmi les modernes des apologistes
ardents et ingénieux, Wieland, Roos, Malte-Brun, O. Müller, et aussi des
adversaires décidés, Loebel et l'un de ses plus savants éditeurs Gerlach. Si
la biographie de Salluste par Asconius nous eût été conservée, nous serions
plus à l'aise pour trancher une question qui restera probablement toujours
obscure. L'homme n'a pas nui à l'écrivain. Il y en a peu qui aient joui et qui
jouissent encore d'une telle réputation. Il la mérite par le choix des sujets,
la composition, le style. Son ouvrage le plus considérable ne nous est point
parvenu. C'étaient cinq livres d'histoires (Historiarum libri quinque)
adressés à Lucullus, et qui embrassaient une période de douze années, de 675
à 687. Ils étaient précédés d'une introduction sur les moeurs et la
constitution romaine, et d'un rapide exposé de la guerre civile entre Marius et
Sylla. Quels étaient le plan et la composition de cet ouvrage dont nous ne
possédons que quelques fragments dans le genre oratoire, c'est ce qu'il est
difficile de déterminer. Le président de Brosses a essayé de le reconstituer,
mais son travail, quoique fort remarquable, est le plus souvent conjectural. On
sait seulement que Salluste traitait successivement de la guerre de Sertorius en
Espagne, de l'expédition de Lucullus contre Mithridate, de la guerre de
Spartacus, et de celle des pirates. Suivant toute probabilité, ces cinq livres
ne comprenaient pas toute l'histoire de Rome pendant une période de douze
années. Salluste nous apprend en effet qu'il s'est proposé de raconter les
événements carptim, et en choisissant ceux qui lui semblaient mériter
une attention particulière. Il aimait à circonscrire son sujet pour mieux
l'étudier dans toutes les parties : c'est un esprit qui a plus de profondeur
que d'étendue.
Son premier ouvrage semble avoir été l'histoire de la conjuration de Catilina
(Catilina ou Bellum catilinarium). Il l'écrivit vraisemblablement après
sa préture, vers l'an 708. « En ce moment, dit-il, mon âme commençait à se
reposer de bien des misères et de bien des dangers : je n'avais plus ni
espérance ni crainte ; entre tous les partis j'étais indépendant. " Il
le croyait peut-être, mais il n'en est rien. On chercherait en vain dans
l'histoire de cette crise intérieure le rôle si considérable qu'y a joué
Cicéron, consul, armé par le sénat de pleins pouvoirs, salué père de la
patrie. Salluste ne mentionne même pas le discours qu'il prononça dans la
fameuse délibération sur le châtiment à infliger aux conjurés (IVe
Catilinaire). S'il dissimule les services éminents de Cicéron en cette
occasion, il ne dit pas un mot du rôle équivoque joué par César, qui était
évidemment favorable à la conjuration. Il a donc manqué au premier devoir de
l'historien, l'impartialité.
L'étude minutieuse qu'il a faite de Thucydide ne lui a pas communiqué cet
ardent amour de la vérité qui anime toutes les pages de son modèle. Sa
première préoccupation semble être de bien écrire. Esprit peu philosophique,
politique médiocre, il ne semble pas avoir compris le caractère de cette
conjuration de Catilina, qu'on pourrait appeler un des signes du temps. Il
restreint encore un sujet déjà restreint. Il faut accepter cette histoire
comme un épisode absolument détaché, et alors les remarquables qualités de
l'écrivain apparaissent en pleine lumière. La composition est simple, forte
cependant. Salluste replace Catilina dans le milieu où il est né et où il
s'est dépravé ; il montre comment par ses qualités, ses vices et ce charme de
séduction qui agit sur Cicéron lui-même, il put réunir et attacher à sa
fortune tant d'amis. Les causes générales que l'ou retrouve quinze ans plus
tard, et sur lesquelles César fonda la révolution, Salluste ne les indique que
de la manière la plus vague : il eût craint de ne pas laisser en pleine
lumière le héros de son épisode. La même sobriété, parfois un peu sèche,
se retrouve dans le récit : nulle déclamation, aucune digression, si ce n'est
peut-être un parallèle fort artificiel et peu sérieux entre César et Caton.
Les discours sont d'un art heureux. Ceux qu'il prête à Catilina, plus vagues,
composés tout entiers par l'auteur, sont un peu vides. Les deux harangues de
César et de Caton, prononcées dans le sénat, sont d'une venue plus heureuse,
celui de Caton surtout. J'y retrouve le disciple de Thucydide : les personnages
gardent la physionomie qui leur est propre ; la question en délibération est
traitée avec soin, et cependant l'auteur n'est pas absent de son oeuvre.
Le second ouvrage de Salluste est intitulé Jugurtha ou Bellum jugurthinum.
II est bien supérieur au premier. Les événements étaient plus anciens, et
par conséquent il était plus facile à l'auteur d'être impartial. De plus le
sujet se détachait plus aisément de l'histoire générale de Rome, enfin les
événements changeaient souvent de théâtre, l'auteur passait tour à tour de
Numidie à Rome, du siège d'une ville au récit d'une séance du sénat.
Ajoutez à cela l'avantage inappréciable de connaître parfaitement les lieux
où se passaient les faits. Aujourd'hui encore les peintures de Salluste sont
vraies : ce peuple dont il a peint les moeurs et le caractère, on le retrouve
encore. Mais l'art de l'écrivain n'apparaît nulle part plus achevé que dans
le récit même des événements. Après avoir montré la famille du vieux
Micipsa, le roi mourant, l'héritage laissé indivis, les sottes impertinences
des fils légitimes, il met en scène Jugurtha le bâtard : on voit ce Numide
dissimulé, féroce et violent, se débarrassant d'abord d'un des deux princes,
manquant l'autre qui va demander protection aux Romains. C'est le premier acte
du drame. La scène change ; nous voici à Rome, Adherbal lâche et pleurant aux
pieds du sénat ; des émissaires de Jugurtha semant par derrière l'or et les
promesses ; l'impunité du crime se préparant. Je n'achève point cette
analyse, tout le monde peut la faire. Il y a peu de récits aussi habilement
composés, aussi sobrement écrits et d'un aussi énergique relief. Les combats,
les sièges, sont décrits avec une fidélité et une netteté admirables. Quant
aux portraits, ils abondent et sont d'une vérité frappante. Celui de Marius,
le rude plébéien qui flagelle la noblesse et enlève le consulat « comme une
dépouille », est une belle étude.
A la suite de ces deux ouvrages, figurent dans les édifions de Salluste deux
lettres ou discours à César sur l'organisation de la république (de
ordinanda republica), et une déclamation contre Cicéron. Ce dernier
ouvrage est évidemment apocryphe : il a été fabriqué par quelqu'un de ces
tristes rhéteurs du second siècle, qui s'adonnaient au pastiche, dans
l'impuissance où ils étaient de rien produire par eux-mêmes. Plusieurs
critiques ont admis l'authenticité des discours à César (Vossius, Douza). Le
fonds de cette composition est évidemment plus sérieux ; c'est une sorte de
programme de la révolution que tenta César et qu'il accomplit en partie:
abaissement de la noblesse, extension du droit de cité, unité de l'empire sous
un maître. Rien n'autorise à supposer que Salluste ait pu concevoir un tel
plan. Cent cinquante ans plus tard, il était très facile de l'imaginer. Nous
savons de plus que Salluste fut le modèle le plus étudié, imité, copié,
dans la période qui s'étend d'Hadrien à Commode. Ses procédés de style se
laissent surprendre ; et on s'appliquait alors avec passion à se modeler sur
lui.
Ce style a un grand charme. Il est net, vif, riche en rencontres heureuses ; un
certain tour archaïque lui donne une parure originale. La concision et la
brièveté en sont les caractères les plus saillants. Ce sont des qualités de
travailleur patient et délicat, il l'était. Aulu-Gelle qui le pratiquait
beaucoup, bien qu'il lui préférât le vieux Caton, le qualifie assez
heureusement en l'appelant subtilissimus brevitalis artifex. C'est un
artiste consommé. Il a étudié Thucydide dans les plus intimes détails de sa
diction ; il le surpasse en clarté, non en force. La phrase, admirablement
construite et dégagée finit toujours heureusement, et par une surprise
agréable pour l'esprit ; la pensée n'est pas toujours aussi heureuse ou aussi
originale. Ce trait brille, mais n'entre pas. Cet effort vers la concision nuit
à l'effet des narrations. Elles n'ont rien d'ample : ce n'est pas ce mouvement
lent et régulier de la riche diction de Tite-Live ; on n'est pas entraîné,
mais plutôt arrêté par la recherche des détails. C'est un écrivain
raffiné. Mais il appartient à cette belle époque, où la langue latine,
dégagée et libre d'allures, se plie sans efforts à l'abondance cicéronienne,
aussi bien qu'à la rapidité élégante de César. Salluste s'est, lui aussi,
créé son style ; il s'est maintenu en étroite relation avec les écrivains du
siècle précédent, vrais Romains de moeurs et de langage, et il s'est
approprié le tour distingué de l'atticisme sévère de Thucydide.
EXTRAITS DE SALLUSTE.
IV. Portrait de Jugurtha.
A peine entré
dans la jeunesse, Jugurtha, doué d'une grande vigueur, d'un beau visage, mais
surtout d'un caractère énergique, ne s'abandonna pas aux séductions du luxe
et de la mollesse. On le voyait, selon l'usage de la nation, monter à cheval,
lancer le javelot, disputer le prix de la course aux jeunes gens de son âge, et
les éclipser tous sans rien perdre de leur affection. La chasse occupait une
grande partie de son temps ; il était toujours le premier ou un des premiers à
frapper le lion et les autres bêtes féroces. C'était lui qui en faisait le
plus et qui parlait le moins de lui-même. Ce fut d'abord un sujet de joie pour
Micipsa qui se flattait que le mérite de Jugurtha contribuerait à la gloire de
son règne.
Mais lorsqu'il vit, à côté de sa vieillesse et de l'enfance de ses fils, un
prince dans la force de l'âge, qui s'élevait chaque jour de plus en plus, il
en fut vivement affecté, et commença à faire de sérieuses réflexions. Il se
représentait avec effroi cette ambition, naturelle à l'homme et impatiente de
s'assouvir ; il voyait, dans son âge et dans celui de ses enfants, une de ces
occasions qui, par l'appât d'une proie facile, entraînent et égarent même
les âmes ordinaires ; d'ailleurs la faveur des Numides était si fortement
prononcée pour Jugurtha qu'il était à craindre qu'une tentative contre les
jours de ce prince ne devînt le signal de la sédition ou de la guerre.
Assiégé par tant de difficultés, Micipsa reconnut qu'il ne pouvait ni par
force ni par ruse faire périr un homme si populaire ; mais voyant en lui un
courage bouillant et passionné pour la gloire des armes, il résolut de le
lancer dans les périls et de tenter ainsi la fortune. Ayant donc, pendant la
guerre contre Numance, envoyé aux Romains un secours de cavalerie et
d'infanterie, il le mit à la tête des Numides qu'il fit partir pour l'Espagne,
dans l'espérance qu'il y périrait infailliblement, victime de son ardeur
guerrière ou de la fureur des ennemis. Niais son attente fut bien trompée par
l'événement.
Esprit actif et pénétrant, Jugurtha n'eut pas plutôt reconnu le caractère de
P. Scipion, qui commandait alors aux Romains, et la tactique des ennemis, qu'il
se signala par sa vigilance infatigable, sa soumission modeste, son audace à
marcher au-devant des périls ; il eut bientôt acquis une telle réputation,
qu'il devint l'idole de notre armée et la terreur des Numantins. Il avait en
effet le rare mérite d'unir la bravoure sur le champ de bataille et la prudence
dans les conseils ; qualités dont l'une dégénère ordinairement en timidité,
à force de prévoyance, l'autre en témérité à force d'audace.
Aussi le général l'employait-il presque toujours pour les opérations
difficiles ; il l'avait mis au nombre de ses amis, et chaque jour il le
chérissait davantage comme un homme dont les avis et les entreprises tournaient
toujours bien. Joignez-y un coeur généreux, un esprit plein de finesse,
qualités qui l'unirent d'une étroite amitié avec plusieurs Romains.
(Jugurtha, ch. VI.)
Ambition de Marius.
Vers le même
temps, Marius offrant à Utique un sacrifice aux dieux, l'aruspice lui avait
annoncé de grandes et merveilleuses destinées, l'engageant à mettre à
exécution, sûr de l'appui des dieux, les projets qu'il avait conçus, et à
mettre le plus souvent qu'il pourrait sa fortune à l'épreuve : tout devait
réussir. Depuis longtemps Marius brûlait d'arriver au consulat. Excepté
l'ancienneté de la race, il avait tous les titres pour l'obtenir : l'activité,
la probité, une profonde expérience de l'art militaire, une âme ardente à la
guerre, modérée dans la vie civile, invincible aux plaisirs et aux richesses,
ne respirant que la gloire.
Il était né à Arpinum, où son enfance fut élevée. Dès qu'il fut en âge
de porter les armes, les exercices des camps, et non l'éloquence grecque ou les
délicatesses de la ville, lui servirent d'étude ; son âme forte s'était
promptement développée parmi ces louables pratiques. Aussi, lorsqu'il brigua,
en premier lieu, le tribunat militaire, bien que ses traits fussent inconnus à
la plupart des citoyens, leurs suffrages unanimes témoignèrent que son nom
était assez connu. A partir de cette magistrature, il s'éleva successivement
par tous les degrés, et, dans tous ses emplois, il se comporta de manière à
paraître digne d'une place plus élevée. Cependant cet homme, jusqu'alors
irréprochable, car dans la suite l'ambition le perdit, n'osait demander le
consulat. C'est qu'alors encore le peuple se contentait des autres
magistratures, tandis que les nobles se transmettaient le consulat de main en
main. Tout homme nouveau, quels que fussent sa renommée et l'éclat de ses
actions, était à leurs yeux indigne de cet honneur, et pour ainsi dire taché.
Cependant, lorsque Marius vit la réponse de l'aruspice s'accorder si bien avec
ses prétentions ambitieuses, il demanda un congé à Métellus, pour aller
présenter sa candidature. Le mérite, la gloire, et toutes les belles qualités
qui brillaient en Métellus, s'alliaient à une âme dédaigneuse et hautaine,
défaut général de la noblesse.
Aussi, frappé d'abord de cette démarche extraordinaire, il en témoigne sa
surprise, et, comme par amitié, il conseille à son lieutenant de renoncer à
une idée si étrange, de ne pas élever ses voeux au-dessus de sa condition :
il ne convenait pas à tous les hommes de prétendre à tout ; il devait se
trouver assez satisfait de sa fortune, et ne pas s'exposer à demander au peuple
une chose qui pourrait lui être refusée avec raison. Ces observations et
d'autres du même genre n'ébranlant point la résolution de Marius, le consul
ajouta que, dés que les affaires publiques le permettraient, il accéderait à
ses voeux.
Et comme Marius ne cessait, par la suite, de réitérer sa demande, on rapporte
qu'il lui dit : « Ne te presse pas tant de partir ; il sera assez tôt pour toi
de demander le consulat avec mon fils. » Ce jeune homme, qui servait alors en
Afrique sous la discipline de son père, était âgé de vingt ans environ.
Cette repartie embrasa Marius et d'ardeur pour la dignité qu'il ambitionnait,
et de haine contre Métellus.
Il n'écoute plus que la passion et le ressentiment, détestables conseillers ;
il ne s'interdit aucune démarche, aucun propos qui puisse servir son ambition
dans les quartiers d'hiver où il commande ; il laisse la discipline se
relâcher ; vis-à-vis des marchands, fort nombreux à Utique, c'est avec un ton
de censeur, et en même temps avec forfanterie qu'il parle de la guerre : qu'on
lui confie seulement la moitié de l'armée, et, avant peu de jours, il tiendra
Jugurtha dans les fers ; c'est à dessein que le général traîne en longueur,
parce que le commandement sourit trop à sa vanité, à son orgueil tout royal.
Toutes ces insinuations leur paraissaient d'autant mieux fondées, que la durée
de la guerre avait compromis leur fortune, et que la chose qu'on désire arrive
toujours trop lentement.
VI. Tableau de Rome.
L'habitude de ces
luttes entre le parti populaire et la faction du sénat, ainsi que tous les
désordres qui en résultent, avait pris naissance à Rome quelques années
auparavant, à la faveur du repos et de l'abondance de ces biens que les hommes
préfèrent à tout.
En effet, avant la ruine de Carthage, le peuple et le sénat concouraient, dans
un esprit de paix et de modération, au gouvernement de la République ; les
citoyens ne rivalisaient entre eux ni d'honneurs ni de pouvoir, la crainte de
l'ennemi maintenait l'État dans les bons principes. Mais une fois les esprits
libres de cette terreur, la licence et l'orgueil, cortège ordinaire de la
prospérité, firent invasion. Ainsi ce repos, qu'ils avaient souhaité dans
l'adversité, leur devint, une fois acquis, plus funeste et plus cruel que
l'adversité même. Dès lors la noblesse se fit de sa dignité, le peuple de sa
liberté une passion fantasque ; on vit chacun attirer à soi, empiéter,
usurper. Ainsi tout fut divisé en deux partis hostiles, entre lesquels la
république fut étouffée.
Au reste, la noblesse l'emportait par son concert ; le peuple, dont l'action
manquait d'ensemble et d'unité, avait, malgré sa multitude, moins de force
réelle.
Quelques individus réglaient tout à leur guise, au dedans et au dehors.
Trésor public, provinces, magistratures, gloire, triomphes, tout était entre
leurs mains ; le peuple gémissait sous le poids du service militaire et de
l'indigence.
Le butin fait à la guerre était la proie des généraux et de quelques
affidés.
Pendant ce temps les parents et les jeunes enfants des soldats, s'ils avaient
quelque puissant voisin, étaient chassés de leurs foyers. Ainsi la domination
enfanta une cupidité sans mesure et sans frein, qui envahit, profana, ravagea
tout, qui ne respecta rien, n'eut rien de sacré, et finit par se précipiter
elle-même dans l'abîme. En effet, dès qu'il s'éleva du sein de la noblesse
des hommes capables de préférer la vraie gloire à une injuste puissance, tout
l'État fut ébranlé, et il se fit un déchirement intérieur semblable à ces
commotions qui ébranlent la terre.
Après que Tibérius et C. Gracchus, dont les ancêtres, soit dans les guerres
puniques, soit dans les autres guerres, avaient tant fait pour l'agrandissement
de la république, eurent entrepris de rendre la liberté au peuple et de mettre
au jour les crimes des grands, la noblesse, qui tremblait en se sentant
coupable, avait fait agir, tantôt les alliés et les Latins, tantôt les
chevaliers, que l'espoir de partager avec elle avait détachés du peuple pour
traverser les tentatives des Gracques. D'abord Tibérius, tribun du peuple,
puis, quelques années plus tard, Caius, héritier de ses desseins, et triumvir
pour l'établissement des colonies nouvelles, et avec lui M. Fulvius Flaccus,
périrent égorgés. Sans doute l'ardeur de vaincre avait fait sortir les
Gracques des bornes de la modération ; mais il vaut mieux succomber avec le
droit que de triompher de l'injustice par le crime.
La noblesse, usant arbitrairement de son triomphe, frappa de mort ou d'exil une
foule de citoyens, et se prépara par là, pour l'avenir, plus de dangers que de
puissance.
Voila ce qui ruine presque toujours les grands états quand un parti veut
triompher de l'autre à tout prix, et s'acharne sur les vaincus.
Mais si je voulais parler en détail, et selon l'importance de ces sujets, des
passions des partis et de l'ensemble de nos moeurs politiques, le temps me
manquerait plutôt que la matière.
(Jugurtha, XI.)
VII.
Portrait de Sylla.Mais puisque le
nom de ce grand homme s'est présenté à nous, il me parait à propos
d'esquisser brièvement son caractère et ses moeurs ; car je ne trouverai
ailleurs aucune occasion de parler de Sylla, et Sisenna, le meilleur et le plus
exact de ses historiens, ne s'est pas exprimé, selon moi, avec assez
d'indépendance. Sylla était donc d'une famille noble et patricienne, mais
presque rentrée dans l'obscurité par l'incapacité de ses ancêtres. Il était
versé, et également profond, dans les lettres grecques et latines ; son âme
était grande ; il avait soif de plaisirs, mais plus encore de gloire.
Voluptueux au sein du repos, jamais cependant il ne se laissa détourner de ses
devoirs par le plaisir, si ce n'est qu'il aurait pu tenir une conduite plus
honorable comme époux. Doué d'éloquence et de souplesse, il se liait
aisément, et apportait dans l'art de feindre une profondeur d'esprit incroyable
; sa main semait les dons, et surtout l'argent.
Le plus heureux des mortels jusqu'au moment où il triompha de ses concitoyens,
sa fortune ne fut jamais supérieure à son génie, et plusieurs ont douté s'il
eut plus de mérite ou plus de bonheur. Quant à ce qu'il fit plus tard, je ne
sais si j'éprouverais plus de honte ou plus de douleur à en parler.
Étant donc, comme nous l'avons dit plus haut, arrivé en Afrique au camp de
Marius avec la cavalerie, il ne tarda pas, bien que novice jusque là en fait de
guerre, à devenir consommé dans cet art. Affable envers les soldats, il ne
refusait rien à leurs demandes, et souvent même les prévenait. Lui même il
n'aimait pas à recevoir, et montrait à s'acquitter plus d'empressement qu'on
n'en met à payer une dette, il visait plutôt à accroître sans cesse le
nombre de ses obligés. Il avait des paroles, tantôt enjouées, tantôt
sérieuses pour les moindres de l'armée. Dans les travaux, dans les marches,
dans les postes de nuit, il savait se multiplier, et cependant il ne décria
jamais, tactique trop ordinaire à une basse ambition, ni le consul, ni aucun de
ceux qui se distinguaient ; seulement, pour le conseil comme pour l'action, il
ne souffrait pas que personne passât avant lui, et il voulait passer lui-même
avant la plupart ; par cette conduite, il devint en peu de temps cher à Marius
et aux soldats.
VIII. Marius au peuple après son élection.
Cependant Marius,
porté au consulat, comme nous l'avons dit plus haut, par les voeux ardents du
peuple, n'a pas plutôt reçu le commandement de la Numidie, que la haine qu'il
portait depuis longtemps à la noblesse se déchaîne partout avec un
redoublement d'animosité. Il les attaque, tantôt individuellement, tantôt en
corps ; il va répétant qu'ils sont vaincus, que son consulat est leur
dépouille ; en un mot, il n'a que des paroles pompeuses pour lui-même, amères
pour eux.
Cependant les besoins de la guerre l'occupent avant tout il réclame des
renforts pour compléter les légions ; il demande des auxiliaires aux rois, aux
peuples et aux alliés ; il fait appel aux plus braves soldats du Latium, qu'il
connaissait la plupart par les camps, les autres de réputation ; ses obsessions
décident même des hommes libérés du service à partir avec lui. Bien que le
sénat lui fût hostile, il n'osait lui rien refuser, il avait même voté avec
plaisir les levées supplémentaires, pensant que le peuple n'avait que
répugnance pour le service et que Marius perdrait par là soit la ressource sur
laquelle il comptait pour la guerre, soit la faveur de la multitude. Maïs cet
espoir fut trompé, tant la foule montra de passion à suivre Marius. Chacun se
voyait déjà rentrant dans ses foyers vainqueur, riche de butin, et se faisait
mille autres illusions du même genre. Un discours de Marius n'avait pas peu
contribué à cet enthousiasme. Lorsqu'il s'agit, après avoir obtenu toutes les
demandes, de procéder aux enrôlements, voulant exhorter la multitude, et aussi
se livrer à ses attaques ordinaires contre la noblesse, il convoqua une
assemblée du peuple, et s'exprima en ces termes :
"Citoyens, je sais que la plupart de vos magistrats n'apportent pas dans
l'exercice du pouvoir les qualités qu'ils ont montrées pour l'obtenir. D'abord
actifs, humbles et modestes, bientôt ils s'abandonnent à la mollesse et à
l'orgueil. Pour moi, je pense tout autrement : car autant la république est au
dessus du consulat ou de la préture, autant il convient de mettre à la bien
gouverner plus de soin qu'à briguer ses charges. Je n'ignore pas non plus
quelle tâche m'impose le bienfait signalé que j'ai reçu de vous : préparer
la guerre et ménager le trésor public, contraindre au service des gens à qui
l'on ne voudrait pas déplaire, surveiller tout au dedans comme au dehors, et se
livrer à ces soins au milieu des jalousies, des traverses et des intrigues,
c'est une tache, citoyens, plus rude qu'on ne pense. Ce n'est pas tout : un
autre, s'il vient à faillir, a pour le protéger l'ancienneté de sa race, les
exploits de ses ancêtres, le crédit de ses parents et de ses alliés, la
multitude de ses clients. Moi je n'ai d'espérances qu'en moi-même ; ce n'est
que par le mérite et l'intégrité que je peux les soutenir ; car tous les
autres appuis sont fragiles. Je comprends encore que tous les regards sont
attachés sur moi, que tous les citoyens bons et honnêtes me veulent du bien,
parce que tous mes services tendent à l'intérêt public, mais que la noblesse
ne cherche qu'une occasion d'attaquer. Je dois donc redoubler d'efforts pour
empêcher qu'ils ne vous surprennent, et faire avorter leurs complots. La vie
que j'ai menée depuis mon enfance jusqu'à ce jour m'a familiarisé avec tous
les travaux et tous les périls. La conduite que je tenais gratuitement avant
vos bienfaits, je n'ai pas l'intention, citoyens, d'y renoncer après en avoir
reçu le prix. Ils ont bien de la peine à se contenir dans l'exercice du
pouvoir, ceux chez qui l'honnêteté n'a été que le masque de l'ambition.
Mais pour moi, dont toute la vie s'est passée dans les louables travaux,
l'habitude de bien faire est devenue une seconde nature. Vous m'avez chargé de
la guerre contre Jugurtha, et la noblesse en a ressenti une vive douleur.
Considérez, je vous en prie, s'il vaudrait mieux abroger ce choix, et choisir
parmi cet essaim de nobles, pour le mettre à la tête de cette entreprise ou de
toute autre pareille, un homme d'antique lignée, qui puisse montrer beaucoup de
portraits de famille comme état de services. Le voyez-vous, dans cette haute
mission, ignorant toutes les choses nécessaires, s'agiter, perdre la tête, et
prendre pour lui faire la leçon quelque plébéien ? Car souvent il arrive que
l'homme que vous chargez du commandement a besoin d'en trouver un autre qui le
commande.
Et j'en connais, moi, citoyens, qui ne se sont mis qu'après avoir obtenu le
consulat, à lire l'histoire de nos ancêtres et les théories militaires des
Grecs : c'est faire les choses à rebours ; car si l'action vient après
l'élection dans l'ordre du temps, elle doit la précéder, si l'on tient compte
de l'exercice et de l'expérience qu'elle suppose. Faites maintenant, citoyens,
un parallèle entre ces patriciens superbes, et moi, homme nouveau. Ce qu'ils
ont coutume de lire ou d'entendre raconter, moi, je l'ai vu de mes yeux et fait
de ma main ; ce qu'ils ont appris dans les livres, je l'ai appris aux camps.
Maintenant c'est à vous d'examiner lequel vaut le mieux des actions ou des
paroles. Ils méprisent en moi l'homme nouveau, je méprise en eux l'homme sans
coeur on peut me reprocher le tort de la fortune, à eux leurs infamies. Et
même, selon moi, tous les hommes sont d'une seule et même nature, et c'est le
courage seul qui fait la noblesse. Si l'on pouvait demander au père d'Albinus
et de Bestia qui, d'eux ou de moi, ils eussent voulu avoir pour fils, ne
pensez-vous pas qu'ils répondraient qu'ils eussent préféré être les pères
des fils les plus vertueux ? Que s'ils ont le droit de me mépriser, eh bien !
qu'ils méprisent de même leurs ancêtres, en qui la noblesse a commencé,
comme en moi, par le mérite. Ils m'envient l'honneur que j'ai reçu ; qu'ils
m'envient donc aussi mes travaux, mon intégrité, mes périls, puisque c'est à
ce prix que je l'ai gagné. Mais, corrompus par l'orgueil ils vivent comme s'ils
faisaient fi de vos honneurs, et ils les demandent comme s'ils les avaient
mérités.
Qu'ils s'abusent étrangement, lorsqu'ils espèrent à la fois deux choses si
incompatibles, la douceur de ne rien faire et les récompenses de la vertu !
Toutes les fois qu'ils prennent la parole, soit dans cette assemblée, soit au
sénat, leurs discours roulent d'un bout à l'autre sur le mérite de leurs
aïeux ; ils pensent, en rappelant leurs belles actions, se faire valoir
eux-mêmes ; mais c'est tout le contraire, car plus la conduite de leurs aïeux
fut éclatante, plus leur propre nullité est scandaleuse. Oui, il en est ainsi,
la gloire des ancêtres est, pour les descendants, comme un flambeau, qui ne
laisse dans l'obscurité ni leurs vertus ni leurs vices. Pour moi, citoyens, je
suis pauvre de tous ces titres ; mais ce qui vaut beaucoup mieux, je peux citer
mes propres actions. Maintenant voyez leur injustice, ce qu'ils s'arrogent au
nom d'un mérite étranger, ils ne veulent pas que je le tienne du mien, sans
doute parce que je n'ai point de portraits de famille, et que ma noblesse ne
fait que commencer ; comme s'il ne valait pas mieux fonder soi-même sa noblesse
que de dégrader celle qu'on a reçue.
Je n'ignore pas que, s'ils veulent me répondre, ils auront à leur service des
phrases éloquentes et bien arrangées. Mais, lorsqu'à l'occasion du bienfait
insigne que vous m'avez accordé ils se répandent partout en invectives contre
vous et contre moi, je n'ai pas voulu garder le silence, de peur qu'on ne prît
ma modération pour un aveu. Pour ce qui me concerne, aucun de leurs discours,
si je ne m'abuse, ne saurait m'atteindre : vrai, il ne peut dire que du bien ;
faux, ma conduite et mon caractère le démentent. Mais puisqu'on attaque votre
choix, par lequel vous m'avez confié cet honneur suprême et cette haute
mission, réfléchissez-y encore une fois, s'il y a lieu de vous en repentir. Je
ne puis pour justifier votre confiance étaler les images, les triomphes ou les
consulats de mes ancêtres, mais je pourrais au besoin montrer des lances, un
étendard, des colliers d'honneur et autres récompenses militaires, et en outre
des cicatrices, toutes par devant. Voilà mes images, voilà ma noblesse : ce
n'est pas, comme la leur, un héritage qui m'ait été transmis ; c'est le prix
de travaux et de périls sans nombre.
Mes paroles ne sont pas arrangées avec art, je m'en soucie médiocrement ; le
mérite se révèle assez par lui-même, c'est à eux qu'une éloquence
artificieuse est nécessaire pour farder la honte de leurs actions. Je n'ai
jamais étudié les lettres grecques ; je faisais peu de cas d'une étude qui
n'a pas donné plus de vertu à ceux qui la professent. Mais j'ai appris des
choses bien plus utiles pour la République, à frapper l'ennemi, à garder un
poste, à ne rien craindre que le déshonneur, à supporter également le froid
et le chaud, à coucher sur la dure, à endurer simultanément les privations et
les fatigues. Voilà les leçons que j'inspirerai à vos soldats ; je n'aurai
pas un régime dur pour eux, doux pour moi-même ; je n'exploiterai pas leur
peine au profit de ma gloire. Voilà le commandement qui profite et qui convient
chez un peuple libre. Car se donner à soi-même du bon temps, pendant qu'on
fait peser sur l'armée une discipline de fer, c'est le fait d'un despote et non
d'un général. C'est en pratiquant de tels principes que nos ancêtres ont fait
leur grandeur et celle de la République. Aujourd'hui la noblesse, s'autorisant
de leurs noms, sans chercher elle-même à les imiter, nous méprise, nous leurs
émules ; elle réclame de nous tous les honneurs, non comme une récompense
méritée, mais comme un patrimoine.
Mais qu'ils sont aveugles dans leur orgueil. Leurs ancêtres leur ont laissé
tout ce qui peut se transmettre, richesses, images, glorieux souvenirs, mais ils
ne leur ont pas laissé la vertu ; c'était chose impossible : car la vertu
seule n'est pas un présent qu'on puisse donner ou recevoir.
Je ne suis, à leur dire, qu'un homme rustique, qu'un esprit grossier, parce que
je m'entends peu à ordonner un festin, parce que je n'ai pas d'histrion à mon
service, ni de cuisinier qui ait coûté plus cher qu'un valet de ferme. C'est
un aveu, citoyens, que je me plais à faire ; car j'ai appris de mon père et
d'autres personnages vénérables que le luxe est fait pour les femmes, et le
travail pour les hommes, que l'homme de coeur a plus besoin de gloire que
d'argent, et qu'il a pour parure ses armes plutôt qu'un vain attirail.
Eh bien donc ! qu'ils passent leur vie à faire ce qui leur plaît tant, ce
qu'ils trouvent si doux ; qu'ils se livrent à la boisson, à l'amour ; qu'ils
passent leur vieillesse comme ils ont fait leur jeunesse, au milieu des festins,
esclaves de leur ventre et de leurs plus grossiers appétits ; qu'ils nous
laissent à nous la sueur, la poussière et toutes les fatigues, puisque nous y
trouvons plus de douceur qu'aux repas exquis.
Malheureusement il n'en va point ainsi : après s'être vautrés dans toutes les
débauches, ils viennent disputer à la vertu sa récompense. Aussi par une
criante injustice, la luxure et l'inertie, ces habitudes si méprisables, ne
portent aucun préjudice à ceux qui s'y livrent, et tournent en ruine à la
République innocente.
Maintenant que je leur ai fait une réponse mesurée à mon caractère plutôt
qu'à leur turpitude, quelques mots sur les affaires de l'État.
Avant tout, citoyens, rassurez-vous au sujet de la Numidie ; car tout ce qui a
jusqu'à présent fourni des armes à Jugurtha, vous l'avez fait disparaître ;
je veux dire, l'avarice, l'impéritie, l'orgueil. Vous avez en Numidie une
armée au fait des lieux, mais assurément moins heureuse que brave ; car elle a
été cruellement décimée, grâce à l'avarice et à l'inexpérience de ses
chefs. Vous donc qui êtes en âge de porter les armes, joignez vos efforts aux
miens et travaillez pour la République.
Que personne ne voie un sujet de crainte dans le malheur des premières armées,
ou dans l'orgueil des généraux. Moi-même je serai là, dans la marche, dans
l'action votre guide, et en même temps le compagnon de vos périls ; je serai
pour vous comme pour moi. Et certes, avec l'appui des dieux, la moisson est mure
: à nous la victoire, le butin, l'honneur ; si c'étaient des espérances
douteuses ou lointaines, il conviendrait encore aux gens de coeur de se dévouer
pour la République. Car la lâcheté n'a rendu personne immortel, et aucun
père ne souhaite pour ses enfants une vie éternelle, mais bien plutôt une vie
digne et honorable.
Citoyens, j'en dirais davantage, si les paroles donnaient du coeur aux lâches ;
car, pour les braves, je crois en avoir dit assez."
(Jugurtha, LXXXIV.)
IX. Parallèle de César et de Caton.
De nos jours il
s'est rencontré deux hommes d'un mérite supérieur, quoique d'un caractère
opposé, M. Caton et C. César. Puisque l'occasion s'est offerte, il me
coûterait de passer leurs noms sous silence ; j'essayerai, dans la mesure de
mes forces, de peindre leurs caractères et leurs moeurs.
La naissance, l'âge, l'éloquence, les plaçaient à peu près sur le même
rang ; chez eux, l'élévation du coeur était égale, ainsi que la gloire, mais
dans un genre différent. César se montrait grand par ses bienfaits et sa
munificence, Caton, par l'intégrité de sa vie ; l'un s'était fait un nom par
sa douceur et son humanité ; chez l'autre, la sévérité ajoutait au respect.
Donner, soulager, pardonner, telle fut la gloire de César ; n'accorder jamais
rien, celle de Caton. Le premier était le refuge des malheureux, l'autre le
fléau des méchants ; on vantait la facilité de l'un, l'inflexibilité de
l'autre. Enfin César s'était fait un système de l'activité et de la
vigilance ; dévoué aux intérêts de ses amis, il oubliait les siens ; il ne
refusa jamais une chose qui valût la peine d'être donnée ; ce qu'il
souhaitait pour lui-même, c'était un grand commandement, une armée, une
guerre nouvelle, où son mérite pût éclater. Caton avait au contraire le
goût de la modestie, de la décence et surtout de l'austérité. Il ne
rivalisait ni d'opulence avec les riches, ni de brigues avec les factieux, mais
d'énergie avec les plus fermes, de retenue avec les plus modestes,
d'intégrité avec les plus incorruptibles ; il aimait mieux être homme de bien
que de le paraître : aussi moins il cherchait la gloire, plus elle venait à
lui.(Catilina, ch. )
X. Corruption des moeurs à Rome. - Portrait de Catilina.
Mais lorsque la
République se fut agrandie par l'activité et la justice, qu'elle eut dompté
par la guerre de puissants monarques, subjugué par la force des armes des
nations sauvages et des peuples considérables ; lorsque Carthage, la rivale de
l'empire romain, eut péri de fond en comble, et que toute la terre et toutes
les mers nous furent ouvertes, alors la fortune se mit à sévir et à tout
confondre. Ceux qui avaient résisté sans peine aux fatigues, aux dangers, aux
épreuves les plus dures et les plus critiques, trouvèrent dans le repos et
dans l'opulence, que d'autres peuvent désirer, un fardeau qui les accable. On
vit se développer d'abord la soif de l'or, ensuite celle du pouvoir ; ce fut
là comme la source de tous les maux. En effet l'avarice ruina la bonne foi, la
probité, et toutes les autres vertus ; à leur place, elle enseigna l'orgueil,
la cruauté, le mépris des dieux, la vénalité sans bornes. L'ambition fit
prendre un masque à la plupart des hommes ; on eut une pensée cachée au fond
du coeur, une autre sur les lèvres ; la haine et l'amitié ne furent plus un
sentiment, mais un calcul ; l'honnêteté se porta sur le visage, et non dans le
coeur.
Ces vices ne s'accrurent d'abord que lentement ; on les réprima de temps en
temps, mais lorsque le fléau, semblable à un mal contagieux, eut fait
irruption, la face de l'État fut changée, et la domination romaine, auparavant
si juste et si pure, devint cruelle et intolérable.
Lucius Catilina, issu d'une illustre famille, avait une grande force d'âme et
de corps ; mais son esprit était mauvais et pervers. Dès son adolescence, il
se complut dans les guerres intestines, le meurtre, les rapines, les discordes
civiles, qui fuient encore l'exercice de sa jeunesse. Son corps supportait les
privations, les veilles, la rigueur du froid avec une incroyable facilité.
Esprit audacieux, rusé, plein de souplesse, il savait tout dissimuler et tout
feindre ; avide du bien d'autrui, prodigue du sien, il était de feu dans ses
passions ; assez de faconde, de jugement peu. Son âme exaltée ne nourrissait
que des désirs extraordinaires, démesurés, chimériques. Depuis la toute
puissance de Sylla, il brûlait du désir de s'emparer du pouvoir ; et pourvu
qu'il parvînt à régner, il ne reculait devant aucun moyen pour atteindre ce
but. Chaque jour le délabrement de sa fortune et le remords de ses crimes
redoublaient la violence de son caractère farouche ; et ce double tourment
s'aggravait sans cesse par la conduite dont je viens de parler. Il trouvait
encore un aiguillon dans la corruption des moeurs publiques, que travaillaient
deux vices déplorables et opposés entre eux, le luxe et la cupidité.
(Catilina, V.)
XI. Mort de Catilina.
Ce discours
achevé, il attendit quelques instants ; puis il ordonna aux trompettes de
sonner, et fit descendre son armée en bon ordre sur un terrain uni. Tous les
chevaux sont renvoyés, pour que l'égalité du péril redouble l'ardeur du
soldat ; lui-même, mettant pied à terre, il range son armée selon la nature
des lieux et le nombre des troupes. Comme il occupait une plaine bornée à
gauche par les montagnes, à droite par un roc escarpé, il compose son front de
bataille de huit cohortes ; les autres, en colonnes plus serrées, forment la
réserve. Il en avait tiré et extrait tous les centurions, ainsi que les
meilleurs des simples soldats régulièrement armés, pour les faire passer à
la première ligne. Il donne le commandement de la droite à C. Manlius, celui
de la gauche à un obscur capitaine de Fésules ; lui-même, à la tête des
affranchis et des colons, se tient prés de cette aigle que Marius, disait-on,
avait eue dans son armée pendant la guerre contre les Cimbres. De l'autre
côté, C. Antonius, soutirant de la goutte et hors d'état d'assister à la
bataille, remet le commandement à son lieutenant L. Pétréius. Celui-ci met en
tête les cohortes des vétérans, qu'il avait enrôlées à l'occasion du
tumulte ; derrière elles, le reste de l'armée est placé en réserve.
Lui-même, à cheval, parcourt les rangs, appelle ses soldats par leur nom, les
exhorte, les conjure de se souvenir qu'ils ont affaire à des brigands mal
armés, qu'ils combattent pour leur patrie, leurs enfants, leurs foyers et leurs
autels. Militaire vieilli dans les camps, après avoir pendant plus de trente
années parcouru avec gloire les grades de tribun, de préfet, de lieutenant, de
préteur, il connaissait la plupart de ses hommes, et les belles actions de
chacun ; en les leur rappelant, il enflammait le courage des soldats.
Toutes ces dispositions prises, Pétréius fait sonner la charge, et ordonne à
ses cohortes de s'avancer lentement. L'armée ennemie fait de même. Quand on se
fut assez approché pour que les hommes de trait pussent engager l'action, les
deux armées, enseignes déployées, se heurtent avec de grands cris. On laisse
de côté les javelots ; c'est l'épée à la main qu'on attaque. Nus
vétérans, pleins du souvenir de leur ancienne valeur, luttent corps à corps
avec acharnement ; les autres soutiennent vaillamment le choc.
On voyait Catilina, avec ses troupes légères, combattre au premier rang,
soutenir ceux qui pliaient, faire avancer des troupes fraîches pour remplacer
les blessés, pourvoir à tout, payer lui-même de sa personne, frapper l'ennemi
à coups redoublés, et remplir à la fois les devoirs de brave soldat et de bon
général. Pétréius, voyant Catilina résister avec une vigueur à laquelle il
ne s'était pas attendu, lance la colonne prétorienne sur le centre des
ennemis, les met en désordre, les disperse et les taille en pièces ; puis il
attaque sur les deux flancs le reste de leur armée. Manlius et le Fésulan
tombent des premiers. Voyant que son armée est en déroute et qu'il reste seul
avec un petit nombre de combattants, Catilina, fidèle au souvenir de sa
naissance et de son ancienne dignité, se précipite au plus épais des rangs
ennemis, et trouve la mort les armes à la main.
(01
)Le recensement de l'année 661
constata que le nombre des esclaves était plus du double de celui des hommes
libres.
(02)
Caton allait plus loin encore; c'est lui qui a dit: "de ne comprends pas
que deux haruspices puissent se regarder sans rire." (Cic., de Nat.
Deor., I, 26.)
(03) Voir
le texte du sénatus-consulte dans Suétone, De claris rhetoribus, I, et
dans Aulu-Gelle, XV, II.
(04) Le
premier divorce est de 533.
(05) Publicanus vero ut fiam, scripturarius pro
Lucilio, id ego nolo, et uno hoc non rnuto omnia. - (Lib. XXVI, 6.)
(06) Hi quos divitiae producunt et caput
unguut horridulum.
(07) Rhetoricoteros.
(08) Div. inst. Lib. VI, c. V.
(09) Voir sur ce sujet les chapitres IV et V de la
thèse de M. Boissier : Le poète Attius.
(10)
Quintil., V, 13.
(11) Consulter sur la tragédie et la
comédie nationales l'ouvrage de Neukirch, De Fabula togata Romanorum.
(12) Consulter sur ces divisions Neukirch, et
Revens, Collectanea Litteraria, cap. IV.
(13) Voir la monographie des Atellanes, par
Munck, de Fabulis Atellanis.
(14) Je renvoie à la savante et intéressante
monographie de Varron, par 31. Boissier.
(15) Cicer., Academ., I, 3.
(16) Notamment en ce qui concerne la forme et le
mouvement des atomes. Sa définition de la volonté est bien curieuse.
(17) Carmina sublimis tunc suut peritura
Lucreti
Exitio terras quum dabit una dies.
(18) Voir II, 231 ; V. 1226, 1303 de l'édition
Lachmann. Lambin et Lagrange sont incomplets.
(19) Vitae et fragmenta veterum historicorum
Romanorum. Berol. 1833.
(20) N. Att., v, 18.
(21) Aul. Gell., IX, 13.