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Albert, Paul (1827-1880)
Histoire de la littérature romaine. Tome premier / par Paul Albert,...
388 p.
C. Delagrave, 1871.
Niebuhr et les épopées populaires. - Les premières manifestations de la poésie latine. - Les chants de table. - Les inscriptions funéraires. - Les chants des Saliens et des Arvales. - Les vers Fescennins. - Les chants de triomphe. - La Satire. - Le vers Saturnins - Monuments de la prose primitive. - La loi des Douze Tables.
§1.
Dés l'année 1738, époque de la publication du livre
de Beaufort Sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l'histoire
romaine, l'histoire traditionnelle et légendaire de Rome fut ruinée. Dans les
premières années de ce siècle, Niebuhr essaya de la refaire. C'était en
1811, au fort de la grande mêlée des peuples de l'Europe, dans cette
surexcitation des nationalités que la guerre avive. Romances espagnoles,
ballades écossaises, irlandaises, chansons des Tyroliens, des Russes, des
Serbes, étaient incessamment traduites d'une langue dans une autre. L'Allemagne
venait d'exhumer son fameux poème des Nibelungen ; l'audacieuse supercherie de
l'Ossian de Macpherson avait réussi : il y avait un enthousiasme universel pour
les épopées populaires, naïves, jaillissant de l'âme des multitudes. Wolff
avait donné le signal de cette restauration des chants nationaux au profit des
peuples par ses fameux Prolégomènes, qui supprimaient la personnalité
d'Homère et remplaçaient le poëte par le choeur immense des Hellènes.
Ces conceptions un peu aventureuses de la critique nouvelle, Niebuhr les
appliqua à l'histoire des premiers siècles de Rome. Beaufort s'était borné
à la ruiner dans sa base ; son livre était un monument élevé au scepticisme.
Niebuhr reprend ces ruines et avec elles reconstruit l'histoire. Cette histoire
n'est à ses yeux autre chose qu'une série d'épopées, transformées plus tard
en une suite chronologique d'événements réels. Il existe dans la même ville
deux peuples, deux races bien distinctes, les patriciens et les plébéiens. Les
patriciens sont le peuple primitif, le maître légitime de la cité. Ils sont
divisés en gentes ou familles, dont les membres sont unis par la loi et
des sacrifices communs. Les plébéiens sont la race vaincue, incorporée aux
vainqueurs, mais réduite au rôle de vassaux, de clients, n'ayant part ni à la
loi ni à la religion. Ces deux peuples, bien que réunis un moment par la
constitution de Servius Tullius, restent cependant séparés. Chacun d'eux a son
assemblée, ses magistrats, ses intérêts particuliers, son caractère. Les
retraites du peuple ne sont autre chose que la séparation de deux races unies,
mais non confondues. Telle est d'ailleurs dans le monde antique la constitution
de presque toutes les cités. Sparte a ses ilotes, Athènes ses métèques,
Carthage, ses non-citoyens tributaires. Ainsi s'expliquent les divisions
sociales, la séparation des magistratures patriciennes et plébéiennes, les
révolutions intérieures, l'expulsion des rois, l'exil de Coriolan, etc. L'âme
de l'histoire primitive, c'est la coexistence dans les mêmes murs de deux
peuples distincts qui plus tard se confondirent.
Quant aux fables mêlées à cette histoire et qui en sont non la substance,
mais l'ornement, c'est le peuple romain lui-même qui les a créées. La
légende de Romulus est une épopée, celle de l'enlèvement des Sabines en est
une autre. La trahison de Tarpeia en est un épisode. Le règne de Numa est une
épopée d'un autre genre, elle est pacifique, comme celle de Romulus était
guerrière. L'élément guerrier éclate dans l'épopée de Tullus Hostilius et
les admirables épisodes des Horaces et des Curiaces. La ruine d'Albe est une Iliade,
comme la prise de Troie. L'histoire des derniers rois de Rome n'est ni moins
poétique ni moins expressive. Sous Ancus Martius arrive dans la cité le
Lucumon étrusque, chef de cette famille des Tarquins, odieux représentants de
la caste oppressive. C'est lui qui plonge le peuple dans les carrières, qui
construit les égouts, les aqueducs, le cirque. Il est assassiné. Le peuple
prend un roi tiré de ses rangs, c'est l'esclave Servius Tullius. Ici les
événements revêtent une couleur toute poétique. Les deux filles de Servius,
l'une bonne, l'autre criminelle, sont unies aux deux Tarquins, l'un honnête,
l'autre scélérat. La femme vertueuse, le mari honnête sont assassinés, et
les deux meurtriers s'unissent. Tullie fait passer son char sur le corps de son
père. Les divers épisodes de l'histoire de l'expulsion des rois, la mort de
Lucrèce, la folie de Brutus, l'emblème du bâton grossier rempli d'or, le
baiser à la terre, la conspiration des fils du vengeur du peuple, Horatius
Coclès, Scévola, Clélie, fragments d'une vaste épopée, dont le dénouement
suprême est la victoire du lac Régille, à laquelle prennent part Castor et
Pollux montés sur des chevaux éclatants de blancheur, et qui viennent baigner
leur corps poudreux dans la fontaine du Juturne.
Or ces épopées sont l'oeuvre du peuple romain. En vain l'on s'obstine à le
représenter comme dépourvu d'imagination et d'invention. C'est lui qui a fait
son histoire, vaste composition poétique.
Mais, quand et comment se constituèrent ces chants nationaux ? L'incendie de
Rome par les Gaulois anéantit presque tous les documents authentiques. Il ne
resta plus des trois siècles et demi qui avaient précédé que le souvenir
vague de grands événements accomplis. Or ce vague des souvenirs est
éminemment propre à frapper les imaginations et à les féconder. Les faits
dominants survivent seuls ; la fantaisie populaire groupe autour de ces faits
les épisodes ; elle crée le merveilleux et le confond avec le réel.
L'histoire authentique faisait défaut, le peuple la remplaça par la légende.
Ainsi avaient fait les rapsodes du cycle thébain et du cycle troyen. Mais
l'épopée romaine eut un caractère particulier. Comme ce peuple était divisé
en deux nations, patriciens et plébéiens, vainqueurs et vaincus, la grande
épopée nationale se forma de deux choeurs distincts : le chant patricien et le
chant plébéien. Le génie populaire créa les légendes où revivait le
souvenir des luttes et des triomphes de la plèbe : le génie patricien créa le
reste. Ainsi le cinquième siècle de Rome est le véritable âge d'or de la
littérature latine. A cette époque seulement s'est développé le génie
profond et puissant de ce peuple. Il a refait son histoire détruite dans ses
monuments authentiques, et il l'a refaite à la façon des légendes, par une
inspiration énergique, en suppléant, en agrandissant, en personnifiant. Il n'a
pu le faire plus tôt, car l'histoire existait ; il n'a pu le faire plus tard,
car Rome fut mise en contact avec la Grèce et devint grecque. La poésie
nationale fait dédaignée en présence des grâces maniérées de
l'hellénisme. L'élément patricien, c'est-à-dire l'élément oppressif,
domina seul, et livra Rome à l'étranger. Les Métellus et les Scipions sont
les représentants de cette révolution antinationale qui détruisit la
première et splendide éclosion du véritable génie romain. L'instrument, ce
fut un étranger, le Calabrais Ennius, poète de commande aux gages des grandes
familles, qui substitua aux éclatantes couleurs des épopées primitives les
froides contrefaçons des poèmes grecs, et créa ainsi cette école d'imitation
bâtarde qui a formé les Horace, les Virgile, les Properce, et tout le troupeau
servile de ceux qui se traînèrent sur leurs traces.
Rien ne sourit plus à l'imagination que cette hypothèse d'une immense épopée
populaire ; rien ne s'accorde moins avec la réalité.
Et d'abord il n'en est pas resté le moindre fragment aucun grammairien, aucun
archéologue n'en cite un seul vers, n'en rappelle un seul mot ; aucun d'eux ne
semble en soupçonner l'existence. Et cependant presque tous rappellent ou
mentionnent les monuments les plus anciens de la poésie primitive, tels que le
chant des prêtres Saliens et celui des frères Arvales. Mais un argument, plus
grave encore que celui du silence de tous les auteurs, est tiré du caractère
même du peuple romain et de son existence pendant les quatre premiers siècles
de son histoire. Vainement chercherait-on en lui quelques-uns des traits propres
aux nations poétiques. Ressemble-t-il à ces Ioniens qu'une vie facile sous un
ciel radieux, dans un pays fortuné, provoque à l'expansion du chant ? Est-ce
au milieu des infécondes plaines de Rome ou sur les coteaux arides de la
Sabine, que l'on placerait quelques-uns de ces rapsodes qui parcouraient les
cités et les bourgs de la Grèce, qui trouvaient dans chaque île, dans chaque
ville, une tradition nationale, une légende locale, à Lemnos, celle de
Philoctète, à Lesbos, celle des Argonautes, en Crète, celle de Minos, à
Salamine, celle d'Ajax et de Teucer, à Ithaque, celle d'Ulysse, dans le
Péloponnèse, celle des Atrides, à Thèbes, celle des Labdacides, dans la
Thessalie, le berceau de tous ces personnages poétiques, Orphée, Musée,
Linos, Thamyris ? Le pays est ingrat, pauvre, malsain ; la peste et la famine le
désolent régulièrement. - Pas de rapsodes voyageurs faisant en tous lieux
leur moisson de telles légendes ; mais des hommes opiniâtres, courbés sur la
charrue, ne quittant le hoyau que pour prendre la lance, se défendre contre le
voisin pillard, ou le piller à leur tour. Rude et difficile est leur existence
: combats incessants, contre le sol d'abord (il faut labourer des cailloux, dit
le vieux Caton), contre les bandes armées qui menacent le territoire, contre
les oppresseurs du dedans, les patriciens et les usuriers. Le Romain laboure, se
bat et plaide. Il réclame l'égalité des droits civils et politiques,
l'égalité des mariages, l'abolition des dettes. Rien dans sa vie qui rappelle
de près ou de loin les nations poétiques et créatrices, les Hellènes, les
Burgondes, les Scandinaves, les Outlaws de l'Angleterre, les compagnons de
Pélage, les Bretons d'Arthur, les Francs de Charlemagne. Interrogez la langue :
elle du moins doit avoir conservé le souvenir de ces épopées antiques :
aèdes, rapsodes, scaldes, bardes, trouvères, peu importe le nom, tous les pays
où a fleuri la poésie ont un mot pour désigner cet être à part, qui est
l'âme chantante de la nation. Le mot poète, poeta, n'est que du
sixième siècle, et c'est un mot grec. Il n'y a qu'un mot pour exprimer
l'infinie variété des produits de l'inspiration poétique, carmen. La
loi des Douze Tables désigne ainsi les vers injurieux. Les prosateurs,
Tite-Live et Cicéron, l'emploient dans le sens de texte (Lex horrendi
carminis erat leges Duodecim Tabularum, carmen necessarium). Enfin, dans ce
pays où s'est développée la longue série des épopées nationales, le poète
sera un être à part, estimé, honoré, vénéré. Loin de là : à peine
commence-t-il à apparaître, il est méprisé et honni. Les institutions, les
moeurs, les fêtes publiques, religieuses ou patriotiques auront du moins gardé
la trace de ce penchant poétique commun à tout un peuple. Il y aura dans le
Latium comme en Grèce des concours de poésie. Loin de là : les jeux, les
fêtes ont un caractère exclusivement guerrier; et le peuple, à toutes les
époques de son histoire, a toujours préféré à la représentation des
tragédies et des comédies les danses d'ours et de saltimbanques, les
exhibitions du grand triomphe, et enfin les combats de gladiateurs. Ses plaisirs
sont violents ; ses spectacles favoris sont ceux où se déploient l'adresse et
la force du corps. La guerre et le travail : voilà où s'épuise toute son
activité. Il conquiert, recule la grosse borne de son territoire, organise la
cité, fonde le Droit, réglemente la religion. Voilà ses arts à lui : Hae
tibi erunt artes... Comment transformer
en un choeur d'aèdes le peuple le plus essentiellement positif et calculateur
qu'il y eût jamais (01).
§ II.
Il faut bien le reconnaître, cependant, Niebuhr
invoquait à l'appui de son opinion l'autorité de deux ou trois textes. Le
premier est tiré de Cicéron. « Que n'existent-ils encore ces vers dont parle
Caton dans ses Origines ! Ces vers qui bien des siècles avant lui étaient
chantés dans les festins par chaque convive pour célébrer la gloire des
grands hommes ! » (Brutus, 19).
Dans deux autres passages (Tuscul. , IV, 2 ; de Orat., III, 51),
il reproduit la même idée. Horace rappelle en poète cet usage antique :
Virtute funetos, more
patrum, duces
Lydis remixto carmine tibiis
Canemus.(Carm., IV, 15)
Valère Maxime (II, I, X) fait allusion au même fait,
et Varron, cité par Nonnius (assa voce) également, avec certaines
variantes.
Ainsi le fondement de cette hypothèse d'épopées populaires repose sur un
ancien usage qui n'existait déjà plus au temps de Caton, et suivant lequel
chaque convive chantait à son tour les exploits des hommes illustres. Ces
chanteurs étaient, d'après les témoignages différents des auteurs, tantôt
des vieillards, tantôt des jeunes gens. Quels étaient ces chants ? C'était
seulement dans des festins solennels de commémoration ou de funérailles qu'ils
retentissaient. On peut donc les considérer comme une sorte d'adieu rythmique
envoyé au mort par chacun des convives. En effet, suivant le texte de la loi
des Douze Tables, la coupe passait de main en main, et chacun, en la recevant,
devait sur un rythme consacré dire quelques phrases en l'honneur du défunt.
Dans les funérailles qui précédaient le festin, se déployaient tout le faste
et l'orgueil des patriciens ; les décorations funèbres les plus splendides
rappelaient non seulement l'illustration du mort, mais celle de la famille ;
l'éloge était prononcé sur la place publique. Le festin suivait ; et les
chants des convives n'étaient autre chose que le résumé rapide et concis du
discours prononcé devant le peuple. C'est là un usage essentiellement romain
et surtout essentiellement patricien ; seuls les patriciens avaient un père,
seuls ils avaient des ancêtres, seuls ils pouvaient les célébrer en public et
dans l'intérieur de leur maison. La loi des Douze Tables ne laisse aucun doute
à cet égard : « honoratorum virorum
laudes in concione memorentur. »
Quant au citoyen, qui avait vécu et était mort plébéien, ce luxe lui était
interdit : ses funérailles étaient silencieuses (tacita
funera). C'est donc singulièrement exagérer
la portée de quelques textes, qui même ne s'accordent pas, que de transformer
en épopées populaires, et par conséquent plébéiennes, titi usage ou plutôt
un privilège essentiellement patricien.
Que si l'on se demande quel était le caractère de ces chants laudatifs, les
inscriptions tumulaires des Scipions peuvent en donner une idée. Bien que d'une
époque fort postérieure aux origines proprement dites de la littérature
latine, elles expriment dans leur brièveté hautaine le langage probable de ces
premiers bégaiements de l'orgueil patricien.
Voici celle de L. Cornélius Scipion, consul en 456.
Cornelius
Lucius Scipio Barbatus
Gnaivod patre prognatus, fortis vir sapiensque
Quojus forma virtuti parisuma fuit,
Consol, censor, aidilis quei fuit apud vos
Taurasia(m) Cesauna(m) Samnio(m) cepit,
Subigit omnem Loucana(m) opsidesque abdoucit.
La seconde est celle de L.
Scipion, fils de Scipion Barbatus, consul en 494.
Honc
oino(m) ploirume consentiont R (omai)
Duonoru(m) optumo(m) fuisse viro(m)
Luciom Scipione(m). Filios Barbati,
Consol, censor, aidilis hic fuet a(pud vos)
Hec cepit Corsica(m) Aleria (m)que urbe(m)
Dedet tempestatibus aede(m) merito.
La troisième est celle du second fils de Cn. Scipion
Hispalus, consul en 578, et qui mourut jeune. On remarquera dans les antithèses
simples, mais éloquentes, une intention littéraire, qui ne se découvre pas
dans les précédentes inscriptions.
Magna(m)
sapientia(m) multasque virtutes
Aetate quom parva posidet hoc saxum,
Quoiei vita(m) defecit non honos, honore
Is hic situs, quei nunquam victus est virtute.
Annos gnatus viginti is terreis mandatus ;
Ne quairatis honore(m) quei minus sit mandatus (02).
Il faut joindre enfin à ces monuments presque informes
de la littérature primitive le chant laudatif qui accompagnait le cortège
funèbre, et auquel s'unissaient les accords de la flûte. On l'appelait noenia
funebris. Aucun modèle de ce genre de poésie
ne nous a été conservé : nous savons seulement qu'elle était chantée par
les parents du mort. Plus tard on chargea des pleureuses à gage de ce soin (praeficae).
Après la mort d'Auguste, le sénat ordonna que la nénie funèbre en son
honneur serait chantée par les jeunes garçons et les jeunes filles des
premières familles. Caligula se fit chanter de son vivant sa nénie laudative.
Mais ici encore, comme pour l'éloge funèbre et le chant de table, les
patriciens seuls jouissaient de ce privilège. Il est donc impossible de
découvrir dans aucun des usages de la Rome primitive la moindre trace d'une
inspiration populaire, créatrice de vastes épopées.
§ III.
Il ne faut pas la chercher non plus dans les vestiges inintelligibles qui nous ont été conservés des litanies chantées avec accompagnement de danses et de flûte par les prêtres Saliens et les frères Arvales. Comme l'a fort bien montré M. Mommsen, dans ces fêtes religieuses la danse et la musique étaient le principal, les paroles étaient l'accessoire. Il en sera de même au vie siècle. La mimique scénique passe avant le texte même du drame ; l'acteur avant le poète. A toutes les époques, le côté sensible et matériel de l'art dominera. Autant qu'on en peut juger par les restes de cette poésie barbare, ces chants religieux n'étaient qu'une simple invocation aux dieux, où se mêlaient des commandements pour l'ordre de la cérémonie, adressés aux prêtres et à la foule. C'est ainsi du moins que les interprètent les plus récents archéologues (03). Nous ne possédons aucun monument des antiques prédictions (les devins et parmi eux du célèbre Marcius, dont le nom était resté dans la mémoire des hommes : ces interprètes de la divinité, dont ils entendaient la voix dans les solitudes murmurantes des forêts, ces faiseurs d'incantations magiques destinées à conjurer les mauvais sorts, les vents, la pluie, à faire passer les semences d'un champ dans un autre, étaient contemporains des premiers âges du Latium. Chez tous les peuples, le spectacle des choses extérieures, la contemplation et l'effroi des phénomènes de la nature, ont provoqué les premières expansions du génie poétique mais l'élan inspiré, la couleur, la vie ont manqué aux chanteurs de l'Italie. La légende même n'a pu l'aire, pour eux, ce qu'elle a fait chez les Grecs pour les Orphée, les Musée, les Linus.
§ IV.
C'est que tout autre est le génie de la race latine.
Le Grec anime, personnifie, divinise tout ce qu'il voit, tout ce qu'il pense,
tout ce qu'il sent ; le Latin reste dans l'abstraction. Le Grec est prompt à
l'enthousiasme ; il revêt de belles formes les objets et les idées : le Latin
est railleur comme tous les esprits positifs. Il a le génie de la mimique, de
la farce. Aussi les plus anciens monuments de poésie italique populaire dont il
soit fait mention, ce sont des vers satiriques. Tels étaient, on n'en peut
douter, les vers fescennins, les chants de triomphe, les satires proprement
dites, et les premiers essais de comédie, les farces Atellanes. Ce penchant à
la raillerie a créé les vieux mots succinere,
occentare, pipulus, obvagulatio ; c'est encore
lui qui a donné naissance à ces innombrables sobriquets, destinés à rappeler
soit un vice habituel, soit une difformité physique, comme Nasica, Cornutus,
Capito, Bestia, Verres, Bibulus, Dentatus, etc. Un article de la loi des Douze
Tables punissait de mort tout auteur de vers injurieux. Cette grosse gaieté
bouffonne devint plus tard l'urbanité ; mais la satire demeura le genre
vraiment national, et Quintilien a raison de dire : Satira
tota nostra est.
Les vers Fescennins ne sont pas originaires de Fescennie, ville d'Etrurie, pas
plus que caerimonia
n'est dérivé de Caeré. C'est un des plus anciens genres de poésie, et de
poésie tout à fait nationale. Voici, d'après Horace, quelle en est l'origine
probable (04).
« Les Romains d'autrefois, laboureurs, hommes énergiques, riches de peu,
après avoir rentré la moisson, accordaient dans un jour de fête quelque
relâche à leur corps et à leur âme qui supportait dans l'espoir de la fin de
rudes travaux. En compagnie de leurs aides, de leurs enfants, de leur femme
fidèle, ils apaisaient la Terre par le sacrifice d'un porc ; Silvain, en lui
offrant du lait ; en présentant des fleurs et du vin au Génie qui préside à
nos courts instants. C'est de cet usage que naquit la licence de là poésie
fescennine, qui dans des vers alternés jetait des sarcasmes rustiques. »
D'abord ces plaisanteries enjouées furent bien accueillies de tous, mais les
railleries devinrent envenimées, les plus honnêtes familles furent attaquées
ouvertement ; alors fut portée la loi qui interdisait de marquer qui que ce
fût d'un vers injurieux (malo carmine).
Virgile parle aussi de ces antiques laboureurs d'Ausonie, qui s'égayent en des
vers sans mesure et un rire sans frein :
Versibus
incomptis ludunt risuque soluto.
Presque tous les chants primitifs ont la même origine,
ils sont nés dans la joie des fêtes, à l'occasion de la moisson ou des
vendanges. Mais en Italie ils ont ce caractère particulier de licence
satirique. Il faut y joindre l'idée superstitieuse qui a donné leur nom aux
vers fescennins. Il y avait en Italie un Dieu Fascinus, dont la statue était
placée sur le char du triomphateur. L'esclave public, qui tenait au-dessus de
la tête de celui-ci la couronne d'or massif, lui criait de temps en temps : «
Retourne-toi, Imperator, et regarde Fascinus, afin que ce Dieu conjure la
fortune qui se plaît à châtier la gloire. » Ce dieu Fascinus était la
divinité qui conjurait les mauvais sorts. De là son importance chez un peuple
de laboureurs qui croyaient aux incantations magiques, aux sorts qui faisaient
passer la semence d'un champ dans un autre. La loi des Douze Tables punissait de
mort celui qui avait enchanté les fruits de la terre (qui
fruges excantassit) : Virgile a conservé le
souvenir de cette antique superstition, quand il parle de ce mauvais oeil qui
fascine les agneaux à la mamelle et les fait dépérir. Quant à ces vers
alternés, dont parle Horace, c'est un usage que nous retrouvons dans toutes les
fêtes de l'ancien culte. Aux Lupercales, la troupe se divisait en deux bandes :
l'une, celle des brebis ; l'autre, celle du loup ; aux fêtes de la moisson, il
y avait aussi un double choeur : l'un chantait les louanges de Pan, de Silvain,
de Faune, de Silène ; le second répondait par des vers où étaient rappelés
en termes grossiers et licencieux le souvenir des mésaventures amoureuses de
ces dieux à demi ridicules. Après avoir célébré et raillé les dieux, on
raillait les hommes. C'était un échange de quolibets salés. Ovide fait
allusion à ces anciens usages lorsqu'il dit :
Plebs
venit ac virides passim disjecta per herbas
Potat et accumbit cum pare quisque sua.
Inde joci veteres, obscaenaque dicta canuntur (05).
Mais c'était surtout dans les réjouissances qui
suivaient les noces que la verve de ces improvisations licencieuses se donnait
pleine carrière. C'est là que ce malin dieu Fascinus jouait un grand rôle,
surtout quand l'âge des époux n'était pas assorti, qu'une vieille femme
épousait un jeune homme. Peu à peu les vers fescennins ne furent autre chose
que des épithalames ; mais, jusque dans les derniers temps de Rome, ils
conservèrent le privilège antique de la verve sans frein. - Claudien
célèbre, en poète de cour, le mariage d'Honorius et de Marie, mais il nous
apprend que le choeur populaire fait entendre à la porte du palais des chants
d'un caractère bien plus libre :
Permissisque
jocis turba licentior,
Exultet tetricis libera legibus.
Ce même caractère satirique et licencieux se retrouve
dans une des institutions les plus imposantes de Rome, la cérémonie du
triomphe. Le vainqueur, porté sur un char magnifique précédé du butin et des
prisonniers, s'avançait entre deux haies de soldats, et montait au Capitole
pour y rendre grâces aux dieux. Les soldats se divisaient en deux choeurs qui
se répondaient : les uns chantaient les louanges du vainqueur, les autres lui
lançaient au visage une foule d'invectives et de sarcasmes. Les Cincinnatus,
les Camille, les Potitius, subirent ces explosions de la verve soldatesque (carmine
triomphali solennibus jocis jocos militares alternis inconditi versus militari
licentia jactati) (06).
Nous retrouvons encore ici comme dans les vers fescennins ce double choeur, ces
chants alternés et satiriques. Théocrite offre plusieurs exemples de ces
joutes de quolibets, Virgile en a reproduit un faible spécimen dans son
églogue troisième ; Horace est resté plus fidèle à la tradition nationale
dans sa peinture du combat d'invectives entre les deux bouffons Sarmentus et
Messius (07). Nous ne possédons aucun
spécimen des choeurs satiriques chantés au triomphe de Cincinnatus et de
Camille ; mais il est facile de s'en faire une idée en lisant ceux qui
saluèrent César. Ils sont inintelligibles, si l'on ne les divise en un double
choeur :
Gallias
Caesar subegit - Nicomedes Caesarem. - Ecce Caesar nunc triumphat qui subegit
Galliam, - Nicomedes non triumphat qui subegit Caesarem.
Ces antithèses rapides, ces rapprochements qu'un mot
fait jaillir, sont éminemment propres à l'esprit romain. Suétone est plein de
ces sarcasmes préparés par un éloge et d'autant plus pénétrants. Les
empereurs en furent plus d'une fois atteints et percés profondément. C'est au
théâtre surtout que se conserva la vieille liberté; nous en retrouverons plus
d'un exemple.
La Satire proprement dite appartient aussi à cette période primitive. Aucun
monument ne s'en est conservé, mais les poètes de l'époque immédiatement
postérieure, Noevius, Ennius et Lucilius lui-même, ont reproduit la forme et
jusqu'à un certain point le caractère de leurs devanciers anonymes. La Satire
a la même origine que les vers Fescennins. Dans les fêtes appelées Liberalia,
qui avaient lieu au printemps, on présentait aux dieux qui protégeaient les
travaux des laboureurs un vaste bassin rempli des prémices de toutes les
productions de la terre. Ce bassin était appelé lanx Satura, d'un mot
osque qui signifie pot-pourri. Puis commençaient les chants joyeux et railleurs
accompagnés du son des instruments et de danses. C'étaient des contes
licencieux, des plaisanteries salées, des équivoques grossières. On y
tournait surtout en ridicule certains personnages comme les vieillards amoureux,
les vieilles femmes éhontées, les débauchés. En même temps les assistants
se faisaient des masques avec des écorces d'arbre pour effrayer les passants :
Oraque corticibus sumunt horrenda cavatis.
on suspendait aux arbres des mannequins de Bacchus, et
des choeurs de paysans ivres échangeaient des invectives grossières. C'est
dans des circonstances analogues que naquirent la tragédie et la comédie chez
les Grecs : mais les deux peuples qui devaient à leur origine commune une
religion identique dans le fond et des fêtes à peu près semblables
développèrent sous d'autres cieux des qualités différentes. Des choeurs
dithyrambiques et ithyphalliques Eschyle et Aristophane formèrent le drame et
la comédie. Dans le Latium, les expansions de la gaieté populaire ne
produisirent aucune oeuvre d'art.
Il n'en sortit même pas une métrique quelconque, si rudimentaire qu'elle fût.
Tous ces chants populaires avaient, pour expression uniforme, non un vers
régulier, mais un nombre, sans mesure fixe, appelé saturnin, qu'Horace
qualifie de horridus.
Le saturnin variait dans ses dimensions ; il était de trois et de sept pieds :
la cadence seule coupait les syllabes, composées en général d'une succession
redoublée de trochées unis à des ïambes, et par là assez bien choisis pour
rendre les saillies des ripostes. C'est dans ce mètre qu'étaient composés les
antiques chants religieux, les prédictions des devins. Le Saturnin s'appelait
aussi Faunien : Ennius y fait allusion dans ces vers :
Scripiere
alii rem
Versibus quos olim fauni vatesque canebant,
Quum neque musarum scopulos quisquam superarat,
Nec dicti studiosus erat.
Les chants de table, de funérailles, de triomphe, les
inscriptions tumulaires étaient aussi en vers saturnins.
De cette poésie primitive les débris sont rares et de peu d'importance. Si
l'on en a parlé ici, c'est qu'il était nécessaire de constater l'impuissance
native de la race Latine à concevoir et à rendre sous une forme harmonie il se
et colorée les idées et les sentiments qui l'animaient. Remarquons de plus que
ces ébauches grossières d'oeuvres poétiques ont presque toutes le même
caractère : un penchant à la raillerie. Le Romain est le citoyen sérieux par
excellence ; mais s'il cesse de l'are, s'il accorde à son corps et à son
esprit toujours tendus quelque repos s'égaye en un mot, sa gaieté n'a rien de
délicat ; c'est une brusque détente, une explosion grossière. Rien de plus
contraire que cette disposition d'esprit à l'essor de la grande poésie.
§ V.
Sauf quelques restes de la loi des Douze Tables, il
n'est rien parvenu jusqu'à nous des monuments de la prose primitive. La
tradition seule s'en est conservée. Ces monuments étaient déposés dans les
temples, et ils ont péri dans l'incendie de la ville par les Gaulois. Nous nous
bornons à en donner un simple catalogue.
Les Lois royales (Reges Regiae)
remontaient aux premiers temps de Rome.
Le droit Papirien (Jus Papirianum).
Les livres du roi Numa (Libri Numae Pompilii)
découverts seulement en 573, et fort probablement supposés, furent condamnés
au feu par le Sénat (08).
Les actes officiels des principaux magistrats religieux ou politiques, et qu'on
désignait sous le noms de Libri Lintei, Libri
pontificales, Commentarii pontificum, Libri augurales, Libri praetorum, Tabulae
censoriae : tous Monuments d'une importance
capitale pour l'histoire, mais nuls pour la littérature.
Les grandes Annales (Annales Maximi),
chronique de Rome, sèche énumération des faits les plus dignes de mémoire (09).
Les traités conclus avec les Latins et les Carthaginois(10).
Horace se moque des archéologues qui se piquaient de les comprendre.
Les éloges funèbres et les généalogies des principales familles, documents
précieux pour l'histoire, mais altérés par 1a vanité et le mensonge (11).
Enfin un certain nombre de lois publiées pendant le quatrième et le cinquième
siècle ; mais dont nous ne connaissons que les dispositions, le texte s'en
étant perdu.
Les lois des Doue Tables, promulguées en 302 et 301. C'est le fondement du
droit civil et privé. Suivant une tradition qui n'a plus cours aujourd'hui, ces
lois auraient été empruntées à la Grèce. Un certain Hermodore aurait
traduit pour les députés romains la constitution de Solon, qui serait devenue
le modèle de celle de Rome. C'est une oeuvre essentiellement romaine. Nous ne
les possédons pas dans toute leur intégrité, le texte lui-même a été
modifié, dépouillé en partie de sa couleur archaïque : mais, telles qu'elles
sont, les lois des Douze Tables renferment des renseignements précieux sur les
moeurs, les idées, les croyances, l'agriculture et les arts du quatrième
siècle. Elles furent de bonne heure commentées, interprétées par les
jurisconsultes, et restèrent jusque dans les derniers temps de l'empire la
source première du droit. La rédaction en est sentencieuse, propre à se
graver facilement dans l'esprit : une sorte d'apophtegme moral et comminatoire.
La diction en est dure, heurtée, tranchante. Bien qu'on en apprit encore le
texte par coeur vers le milieu du septième siècle, Cicéron déclare que les
lois des Douze Tables, les livres des Pontifes, et tous ces anciens monuments de
la vieille langue n'offrent plus guère d'intérêt qu'à l'archéologue. Qu'on
en juge par ces deux textes :
"Si
membrum rupit, ni cum eo pascit, talio esto.
Si nox furtum factum sit, si im occisit, jure caesus esto."
CHAPITRE III LE CINQUIÈME ET LE SIXIÈME SIÈCLE.
Livius Andronicus. - Naevius. - Ennius.
§ I.
C'est vers la fin du quatrième siècle que commence
l'histoire authentique de Rome ; c'est aussi vers cette époque que Rome entre
en communication avec la Grèce par les villes de la Campanie, de l'Italie
méridionale, de la Sicile, et que des modifications importantes s'introduisent
dans la constitution, les lois, les moeurs, les usages. Quel intérêt n'aurait
pas l'étude détaillée des transformations graduelles opérées au sein de ce
peuple qui doit soumettre tous les autres peuples !
M. Mommsen a réuni presque tous les éléments de ce travail qui, s'il était
exécuté à part, jetterait la plus vive lumière sur l'histoire littéraire :
je ne puis ici qu'en signaler l'importance.
Les premiers écrivains dont les noms et quelques fragments nous soient parvenus
appartiennent aux premières années du sixième siècle ; et, autant que nous
en pouvons juger, la plus grande partie de leurs oeuvres consiste dans une
imitation plus ou moins libre des modèles grecs. Ainsi ce n'est qu'après cent
cinquante ans environ de rapports avec le monde hellénique, que la littérature
proprement dite apparaît. Ce fut à vrai dire la dernière chose que les
Romains eurent l'idée d'emprunter à la Grèce : pourquoi ? C'était de toutes
la plus superflue. Aussi ne conquit-elle droit de cité à Rome, que le jour où
tout ce qui constitue le luxe eut aussi pénétré dans la cité. Il ne faut pas
se figurer les vieux Romains du cinquième siècle comme systématiquement
hostiles aux importations étrangères ; loin de là, ils étaient tout prêts
à adopter ce qui leur semblait bon et utile ; mais les arts proprement dits ne
leur semblaient ni l'un ni l'autre. Le Sénat avait recours aux divinités de la
Grèce ; il envoyait consulter l'Apollon de Delphes (360), il faisait élever un
temple à l'Esculape d'Épidaure (463), des statues à Pythagore et à
Alcibiade, singulier rapprochement (411) ; il comptait même dans sou sein des
membres qui parlaient grec, témoin les députés envoyés à Tarente, et
d'autres qui se paraient de surnoms grecs, Philippos, Philon, Sophos ; on
installait à Rome un calendrier solaire apporté de Catane (491) ; enfin la
civilisation hellénique pénétrait jour par jour la société romaine, mais il
fallut une communication incessante de cent cinquante années avant qu'une
oeuvre littéraire en sortit.
Un personnage d'une puissante originalité représente assez bien le moment
indécis où le vieil esprit romain commence à sortir du cercle étroit où il
enfermait sa vigoureuse activité, c'est le censeur Appius Claudius Caecus. Ce
défenseur violent et obstiné des privilèges de sa caste est en même temps le
promoteur d'innovations fort remarquables, un homme de progrès, comme on dirait
de nos jours. Politique et financier, il songe à l'extension de la cité et de
la fortune publique ; jurisconsulte éminent, il est aussi célébré comme le
premier orateur de son siècle. On lisait et on admirait encore au temps de
Cicéron la harangue qu'il prononça dans le Sénat à l'occasion de la paix
demandée par Pyrrhus vainqueur. Ennius en a reproduit quelques traits ; on peut
en voir un résumé énergique dans Plutarque (Vie de Pyrrhus, ch. XIX).
Appius s'occupa même de grammaire : c'est à lui qu'on attribue le changement
de l's en r dans les mots Furius, Valerius, etc. Il paraît même qu'il
traduisit dans son rude langage latin les sentences morales de Pythagore. Voilà
dans quelles limites un Romain de ce temps songeait à cultiver son esprit. Le
droit national, l'éloquence, un peu de grammaire et de morale. Ajoutons-y
certaines connaissances pratiques en agriculture : tel est le point où l'on
jugeait qu'il était bon de se tenir. Poésie, philosophie, musique, arts
plastiques, c'est cent ans plus tard seulement que ces superfluités furent
introduites à Rome, non sans soulever d'énergiques protestations.
§ II.
Au commencement du sixième siècle, l'extension de la puissance romaine et de la population de la ville, qui nécessite la création d'un préteur pour les étrangers, le grand mouvement d'expansion qui suit la fin de la seconde guerre punique, impriment un élan remarquable à la civilisation. La langue grecque est connue et parlée à Rome ; elle était indispensable au commerçant qui trafiquait avec la Sicile, à l'homme d'État qui rencontrait des Grecs partout. De nombreux esclaves originaires de la Grèce et de l'Italie du sud, introduisent la connaissance de leur langue nationale dans les classes inférieures de la société. Les comédies de Plaute sont pleines de mots grecs. Les sénateurs romains parlaient grec devant un public grec (Tibérius Gracchus à Rhodes, en 577). Les premières chroniques romaines sont écrites en grec. Flamininus répond à un compliment que des Grecs lui font en latin, par deux distiques grecs. Caton reproche à un sénateur d'avoir, dans une orgie à la grecque, chanté des paroles grecques sur un air grec. L'hellénisme pénètre partout. On met aux mains des enfants, dans les écoles, l'Iliade et l'Odyssée, avec la traduction latine. Mais le vieux préjugé romain subsiste toujours : on distingue avec soin les occupations dignes d'un homme libre, de celles qu'on abandonne à des étrangers, à des personnes de basse condition. Le Romain écrit en prose ; c'est la langue du droit, des affaires, de la politique. Ce sont les étrangers et les affranchis qui écrivent en vers.
§. III.
Le premier introducteur de la littérature grecque fut
Livius Andronicus, Grec de Tarente, amené à Rome après la prise de cette
ville en 482, par Livius Salinator, qui l'affranchit et lui donna son nom. II
était de son métier acteur et copiste. Il se fit maître d'école, d'abord des
enfants de son patron, puis de ceux de ses amis. Il enseignait ensemble le latin
et le grec, mettant aux mains de ses élèves le texte de l'Odyssée et la
traduction latine qu'il en avait faite. Il semble avoir joui d'une certaine
considération si l'on en juge par l'honneur qu'il eut de composer, sur les
ordres du Sénat, le choeur chanté par vingt-sept jeunes filles pour obtenir
des dieux l'éloignement d'Asdrubal. Ce fut lui qui fit connaître aux Romains
la tragédie grecque. La première pièce traduite du grec fut représentée en
514, à la fin de la première guerre punique. Que pouvait être pour des
Romains de ce temps une oeuvre d'une civilisation si raffinée, écrite dans le
rude idiome national ?
Ce fut cependant ce pastiche informe qui donna le ton à toute la littérature
de cette époque. De rares essais de tragédie nationale furent tentés, et il
ne semble pas qu'ils aient eu du succès, puisque de bonne heure cette voie fut
abandonnée. Il faut bien se souvenir, en effet, que la poésie était, et fut
encore pendant longtemps, considérée comme une vaine et puérile occupation,
et surtout que les Romains ne pouvaient s'imaginer qu'elle dût ou pût toucher
sans profanation à des sujets nationaux ; que ceux-ci d'ailleurs n'admettaient
pas les ornements et les fictions ; et enfin, que sur ce sol ingrat du Latium,
la légende n'avait jamais pu prendre racine. Livius Andronicus donna donc le
signal de la littérature d'imitation qui, du moins en ce qui concerne la
poésie, était à vrai dire la seule possible. Bien que nous ne puissions en
juger par nous-mêmes, il est certain que cette lutte avec l'idiome grec aux
rythmes si variés, dans l'épopée homérique, dans la tragédie euripidéenne,
fut favorable à la langue latine. L'hexamètre commença à poindre ; l'iambe
et le trochée, qui se trouvaient déjà dans le vieux Saturnin, se
débrouillèrent et s'isolèrent davantage : une certaine souplesse fut acquise,
qui devait se développer de plus en plus (12).
§ IV.
Cicéron compare les poèmes de Livius Andronicus à ces statues de Dédale, immobiles, roides, les bras collés au corps ; mais il admire fort Naevius : "Sa guerre punique, dit-il, nous charme encore comme une statue de Myron ; il a écrit avec grâce (luculente) et Ennius l'a pillé plus d'une fois sans en rien dire." Naevius est le favori de Niebuhr : il salue en lui le poète national, courageux, indépendant, qui se détourne avec mépris des modèles de la Grèce pour se plonger aux sources vives de l'inspiration patriotique, bien différent en cela de ce demi-Grec Ennius, imitateur de l'étranger et flatteur de l'aristocratie. Cette opinion, qui sourit à l'imagination, est celle de presque tous les critiques allemands modernes, et particulièrement de Klusmann (13), le dernier éditeur des fragments du vieux poète. II faut avouer qu'elle est assez vraisemblable. Mais évitons de bâtir sur des hypothèses, si ingénieuses qu'elles soient, tout un système de poésie nationale romaine. Naevius était campanien : c'est Aulu-Gelle qui nous l'apprend. Klusmann en veut faire un Romain, afin de mieux l'opposer au Calabrais Ennius. II était citoyen romain, cela est incontestable. De plus, il était l'ennemi acharné et mordant du parti des nobles ; les Métellus et les Scipions tenaient déjà alors dans la république une place considérable : honneurs, dignités de toute nature semblaient leur être réservés par droit de naissance. Le courageux Naevius ne craignit pas d'attaquer en face les puissantes familles. « A Rome les Métellus naissent consuls, » disait-il :
Fato Netelli Romae fiunt consules.
A quoi les Métellus répondirent par cette menace qui ne fut pas vaine. Les Métellus sauront bien punir le poète Naevius :
Malum dabunt Metelli Naevio poetae.
Il osa même, dans une allusion transparente, rappeler
un scandale de la vie privée de Scipion l'Africain. « Cet homme, qui a
accompli glorieusement de sa propre main tant de grandes choses, cet homme dont
les exploits sont encore tout vivants, qui seul attire les regards des peuples
étrangers, cet homme, son père l'a fait sortir de chez son amie, n'ayant pour
tout vêtement qu'un manteau. » De là des haines violentes contre lui, et la
persécution. Il est jeté en prison ; délivré par l'intercession des tribuns,
il revient à la charge ; cette fois il est exilé, et va mourir à Utique en
550. Fut-il réellement maltraité dans sa prison ? faut-il voir en lui ce
poëte barbare auquel Plaute fait allusion ? (Miles gloriosus, act. II,
sc. II, vers 56.) On ne sait. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il avait de
lui-même une haute opinion, si l'on en juge par l'épitaphe qu'il se composa :
S'il était permis aux immortels de pleurer les mortels. Les divines Camènes
pleureraient Naevius le poète. Depuis qu'il est devenu la proie de l'Orcus, on
a oublié à Rome de parer la langue latine.
Prétendait-il opposer son oeuvre toute nationale, toute romaine, aux imitations
grecques qui allaient prévaloir ? Niebuhr et d'autres l'ont prétendu. Je ne
vois dans ces vers qu'une jactance de poëte. Naevius avait écrit des
tragédies, (les comédies, des satires, et un poème héroïque en sept livres
: la Guerre panique (la première). De tout cela à peine quelques vers, cités
par les grammairiens, nous sont parvenus. Ses tragédies étaient pour la
plupart empruntées au théâtre grec, comme celles de Livius et d'Ennius ;
cependant deux d'entre elles étaient nationales (fabulae
toqatae praetextatae) ; l'une avait pour titre Romulus,
l'autre Clastidium, nom d'un bourg de la Gaule, livré par trahison à
Annibal, événement contemporain. Ses comédies, si l'on en juge par les
titres, sont aussi des imitations du théâtre grec. Quant à son épopée
nationale, je m'étonne qu'elle ait servi de base à l'hypothèse de Niebuhr.
Les premiers livres en effet étaient consacrés à l'histoire d'Énée, après
la prise de Troie, fable d'origine toute grecque, adoptée plus tard par Rome,
il est vrai, mais qu'un vieux et vrai poète romain eût ignorée alors ou
repoussée avec mépris. L'argument tiré de la métrique informe de Naevius qui
en était resté au vers saturnin, ne prouve rien, si ce n'est que l'hexamètre
lui était inconnu. Peut-être est-ce à lui et à ses devanciers qu'Ennius
faisait allusion dans ces vers : C'est ainsi que
chantaient jadis les Faunes et les devins, alors que nul n'avait encore gravi
les rochers des Muses (c'est-à-dire les difficultés du mètre) et ne
s'appliquait avec amour au beau langage."
Quoi qu'il en soit de toutes ces hypothèses, voilà les origines de la
littérature romaine. Elle est absolument imitatrice, traductrice avec Livius
Andronicus ; un peu plus indépendante avec Naevius, mais sans s'affranchir de
l'imitation hellénique, elle demeure encore informe, incertaine de la voie où
elle s'engagera. Ce fut Ennius qui lui imprima définitivement la direction
qu'elle devait suivre.
§ V.
C'est sur Ennius (14)
que sont tombées toutes les colères de Niebuhr. Ennius, c'est l'étranger, le
Grec, courtisan et vain, qui arrête brusquement l'éclosion de la littérature
nationale et fait partout dominer l'hellénisme : ainsi que je l'ai montré,
cette accusation n'a aucune portée, car elle repose sur une hypothèse
inadmissible, à savoir, qu'il y avait eu à Rome avant Ennius une puissante
végétation de poésie nationale. Ennius n'a rien détruit, et son oeuvre, qui
fut considérable, n'a excité parmi ses contemporains et dans la postérité
que la reconnaissance et l'admiration.
Il est né en Calabre, à Rudies, vers 514 ou 515. II fut soldat pendant la
première partie de sa vie, connut Scipion l'Africain et Caton qui, après sa
questure, l'amena de Sardaigne à Rome (550). Sa vie est toute romaine; de bonne
heure il a reçu le droit de cité, et il s'écrie avec orgueil : "Je suis
romain, moi qui fus jadis habitant de Rudies."
Nos sumus Romani qui fuimus
ante Rudini.
Il vit dans la société des plus nobles familles de
Rome; c'est un client, un ami qu'on se dispute. M. Fulvius Nobilior l'emmène en
Grèce avec lui, malgré les observations de Caton le Censeur. Les Scipions font
placer sa statue parmi les monuments de la famille Cornélia. Jamais adoption ne
fut plus complète. Lui-même se compose son épitaphe et s'adresse ainsi à ses
concitoyens : "Contemplez, mes concitoyens, l'image du vieil Ennius : c'est
lui qui a chanté les grands exploits de vos pères :"
Aspicite,
o cives, senis Ennii imagini formam
Hic vestrum panxit maxuma facta patrum.
Tous les auteurs postérieurs saluent en lui le Père
de la poésie latine. "C'est lui qui le premier, dit Lucrèce, a cueilli
sur l'Hélicon une belle couronne." Cicéron n'en parle qu'avec une sorte
de pieuse admiration ; Virgile l'étudie, l'imite, lui emprunte des vers
entiers, comme celui qu'il consacre à Fabius Cunctator :
Unus
homo nobis cunctando restituit rem.
Horace et Sénèque semblent les seuls écrivains qui
aient essayé d'entamer cette vieille gloire nationale. La perfection des
oeuvres du siècle d'Auguste ne fait pas oublier le grand précurseur;
l'élégant et raffiné Ovide lui rend pleine justice : Ennius, dit-il, génie
puissant, poète sans art :
Ennius
ingenio maximus, arte rudis.
Dans le siècle suivant, quand des érudits comme
Fronton, Aulu-Gelle et autres se reportent aux plus anciens monuments de ta
littérature latine, c'est Ennius et Caton qu'ils invoquent comme autorités.
L'empereur Hadrien préférait Ennius à Virgile. Du temps d'Aulu-Gelle, des
rapsodes prenant le nom d'Ennianistes déclament les vers du vieux poète au
théâtre. On pourrait multiplier ces témoignages, mais à quoi bon ? Il est
plus intéressant de rechercher quel a été le caractère de la poésie
d'Ennius, en quoi il a imité les Grecs, et comment cependant il est resté
romain. Qu'on ne s'y trompe pas : il s'agit ici de la voie où va s'engager la
poésie latine; il serait tout aussi injuste de lui dénier toute originalité
que de prétendre qu'elle a tout tiré de son propre fonds.
La grande composition poétique d'Ennius, celle qui a fait de lui un Homère
latin, ce sont les Annales, en dix huit livres. Naevius, son
prédécesseur, avait raconté en sept livres non la première guerre punique
seulement, mais l'histoire légendaire de Rome jusqu'à l'année 500 environ.
Ennius compose son poème dans un temps où l'histoire traditionnelle des
premiers siècles de Rome est définitivement constituée. II raconte lui aussi
la prise de Troie, l'arrivée d'Énée en Italie, ses guerres, éléments
héroïques et nationaux de la légende : car si les Grecs en ont imaginé une
partie, depuis longtemps la légende elle-même est devenue romaine. Le mariage
d'Énée avec une fille du Latium, Procas, Numitor, Amulius, Rhéa Sylvia,
Romulus et Rémus, tous ces événements fabuleux, mais acceptés, forment la
matière du premier livre. Le savant éditeur d'Ennius, Vahlen, a essayé
l'analyse des livres suivants avec beaucoup de sagacité : ce n'est pas ici le
lieu de revoir son travail dans les détails. Ce qui importe, c'est de constater
l'originalité absolue de l'oeuvré d'Ennius. Ce poète, qui prétendait
posséder l'âme d'Homère, qui imposa, dit-on, l'hellénisme à ses
contemporains, produit cependant une oeuvre toute romaine, et même toute
barbare. D'abord il choisit un sujet national. Ensuite, il adopte la forme
imaginée par les prosateurs de son temps et du temps qui précède, la forme
des Annales. Il ne se préoccupe point de l'unité de sujet; il suit les
événements, mettant en lumière les plus glorieux : il s'arrête même dans
son récit, et consacre un livre tout entier à la glorification d'un ami, d'un
protecteur illustre le XIIe livre est dédié à Flamininus, le XIIIe
à Fabius, le XVe à Fulvius Nobilior. C'est là une composition
rudimentaire, qui ne doit rien à l'art, qui est donc toute romaine. L'esprit
qui anime l'oeuvre est essentiellement romain. Les moindres vers qui nous ont
été conservés sont tout vibrants de patriotisme indompté. C'est Ennius qui a
résumé dans un seul vers le génie de la vieille Rome :
Moribus
antiquis res stat romana virisque.
C'est lui qui a tracé le portrait de cette belle et
sérieuse amitié du patricien et du plébéien, unis par les liens religieux du
patronat. Enfin l'enthousiasme guerrier de ce contemporain d'Annibal éclate à
chaque instant dans un langage barbare, mais puissant, qui rappelle l'ardente
inspiration d'Eschyle. C'est à lui que Lucrèce emprunte les traits les plus
expressifs de ses rapides descriptions de batailles.
Donc cette partie de son couvre est absolument originale ; et l'on ne saurait
trop en déplorer la perte. Il y en a une autre, et celle-là semble autoriser
jusqu'à un certain point les regrets de Niebuhr.
Ennius s'est à peu près exercé dans tous les genres. C'est un poète
tragique, comique, satirique, didactique, c'est encore un philosophe. Dans toute
cette partie de son oeuvre, c'est encore un Romain, mais un Romain qui veut
initier ses contemporains aux diverses productions du génie grec. Ses
tragédies sont des imitations, presque des traductions des poètes grecs. Nous
avons vu que Livius Andronicus et Naevius n'avaient pas fait autre chose. Le
théâtre à Rome ne fut jamais à aucune époque pure ment national : la
gravité romaine se frit difficilement résignée à être exposée aux regards
de la foule, et d'ailleurs les histrions étaient ou des esclaves ou des
affranchis, toujours (les êtres de vile condition : comment supporter la vue de
ces gens sous le costume d'un consul ou d'un dictateur ? C'est donc à la Grèce
que l'on emprunta les sujets des drames : on restreignit les chants du choeur,
on modifia certains détails de la fable ; on présenta certains faits sous un
autre jour ; mais, en somme, la tragédie romaine resta grecque par une foule de
côtés. Le plus important de tous, ce fut l'esprit philosophique dont elle
était animée. Le modèle auquel Ennius et ses successeurs s'attachèrent de
préférence, c'est Euripide. On sait de quelles hardiesses philosophiques et
religieuses étaient remplies les pièces du poète grec. Ennius semble avoir
goûté de préférence cette partie de l'oeuvre de son modèle. On entendit sur
une scène romaine une Ménalippé philosophe déclamant contre l'existence des
dieux, ou attaquant dans sa base l'institution du mariage ; un Télamon
invoquant l'existence du mal pour démontrer l'impuissance des dieux. Ajoutez à
ces tirades irréligieuses des plaisanteries fort vives sur les devins et les
astrologues, plaisanteries qui tombaient directement sur les augures.
Ennius ne s'arrêta point là. Il se fit le traducteur et l'introducteur à Rome
d'Épicharme et d'Évhémère. II enseigna aux Romains, d'après ses modèles,
que Jupiter est tour à tour l'air personnifié ou un ancien roi dont la
reconnaissance des mortels a fait un dieu. L'auteur a vu un tombeau en Crète,
avec cette inscription : ZANKPONOY (id
est latine, Jupiter Saturni).
C'est donc à Ennius qu'il faut faire remonter le scepticisme religieux qui sera
l'âme de la société romaine, cent ans plus tard. Bien que Cicéron n'admette
pas le point de vue étroit auquel se place Évhémère, on ne voit que trop
dans ses traités de la Nature des Dieux et de la Divination, qu'un travail
sérieux de critique religieuse s'est fait dans les esprits, et que les vieilles
croyances nationales ont été de bonne heure battues en brèche.
Ennius écrivit aussi des Satires (six livres). Il ne nous en a été conservé
que des fragments sans aucune importance. Nous savons seulement, par Aulu-Gelle,
qu'il avait traduit en vers le bel apologue Ésopique dont la Fontaine a fait sa
fable de l'Alouette, ses Petits et le Maître d'un champ. Il est fort
probable qu'Ennius avait renoncé à la vieille forme de la satire nationale,
dont j'ai parlé plus haut. De ce côté encore ce serait donc un novateur, il
aurait frayé la voie à Lucilius.
Enfin il traduisit du grec, d'Archestratos de Géla un poème gastronomique, les
Friandises („Hdufagetik‹).
Tel est ce personnage intéressant : nous sommes réduits à deviner pour ainsi
dire le caractère de ses oeuvres; car nous ne possédons de lui que des
fragments d'une médiocre étendue, mais on ne peut s'y méprendre. Si Ennius a
fait à la Grèce des emprunts considérables, il a cependant gravé sur ses
productions l'empreinte de son propre génie et du génie romain. On la retrouve
jusque dans les moindres vers cités par les grammairiens. Il n'a aucune idée
de l'atticisme, et on ignore encore à Rome l'urbanité. D'autant plus efficace
fut l'influence du vieux poëte : il laisse de côté les grâces molles du
génie grec, et les remplace par l'énergique élan du Romain de ce temps-là.
Sa pensée se grave tout d'abord dans l'esprit : "Salut, dit-il, ô poète
Ennius, toi qui verses aux mortels jusqu'au fond de la moelle des vers de flamme
!"
Enni
poeta, salve, qui mortalibus
Versus propinas flammeos medullitus.
Écrivain rude, mais puissant, il a tiré de l'idiome
latin des ressources inattendues. Il a banni définitivement l'horrible mètre
Saturnin dont l'impuissance était bien constatée ; il a donné droit de cité
à l'hexamètre, rudimentaire encore et fruste, mais vivace et perfectible; il a
même essayé de reproduire les formes métriques de la poésie grecque. Enfin
il a préparé les esprits de ses contemporains à l'intelligence de cette
civilisation hellénique, qui après lui prit possession de Rome.
LE THÉÂTRE.
Plaute. - Caecilius. - Térence.
§1.
Les Romains eurent de bonne heure des jeux publics, qui
duraient un certain nombre de jours. Le dernier était consacré aux jeux du
théâtre. Mais ces jeux ne furent pendant longtemps que des danses, des
jongleries, des exercices de force et d'adresse. Il s'y mêlait bien quelques
chants dialogués, mais sans action. C'est au sixième siècle seulement que des
représentations scéniques proprement dites s'établirent à Rome. II n'y avait
pas de théâtre permanent ; le premier fut construit par Pompée. Les
représentations théâtrales étaient occasionnelles : elles avaient lieu aux
grands jeux (Megalensia),
à la suite d'un triomphe, et tout au plus deux ou trois fois l'an. Un parquet,
supporté par des poutres, formait la scène où se plaçaient les acteurs (pulpitum-proscenium.)
Au fond était le décor (scena).
Les spectateurs occupaient un demi-cercle sans gradins et sans sièges (cavea).
Les femmes étaient séparées des hommes et reléguées aux plus mauvaises
places. Ce ne fut qu'en 560, que des places particulières furent réservées
aux sénateurs et aux chevaliers.
L'auteur des pièces représentées appartenait d'ordinaire aux derniers rangs
de la société ; c'était parfois un esclave affranchi. Le chef de la troupe (dominos
greqis, factionis, choragus) n'est pas d'une
condition plus relevée. Directeur et acteurs sont dans la main de la police.
L'édile achète au premier une pièce quelconque ; et il ne la paye pas bien
cher : encore le poète ne touche-t-il son argent que si la pièce réussit. Ne
cherchez pas ici de concours littéraire comme à Athènes, des récompenses
honorifiques, une multitude attentive, recueillie, intelligente, érigée en
juge des oeuvres d'art qui sont représentées devant elle : rien de tout cela.
Si les acteurs jouent mal, on les corrige à coups de fouet ; s'ils jouent
convenablement, on leur donne une outre de vin. Voilà les stimulants pour le
poète et pour les acteurs. Ces derniers sont des esclaves, et, fussent-ils
affranchis, par cela seul qu'ils sont comédiens, ils sont déclarés infâmes :
quant à l'auteur, il compose des pièces pour gagner sa vie ; il exerce un
métier, et un métier méprisé. Il écrit vite, il compose à la hâte sa
comédie, qu'il traduit du grec ; il est en effet interdit de mettre en scène
des personnages romains. Ainsi la comédie perd tout son nerf en perdant toute
application directe aux personnages et aux événements contemporains.
Il ne faut point songer à Aristophane. "Ce n'est pas le poète, dit
Cicéron, qui a le droit de noter un citoyen d'infamie, c'est le censeur. Quoi !
un misérable bouffon, payé par l'édile, aurait le droit de bafouer en public
un Scipion, un Caton, un Métellus ! La vie d'un Romain est livrée aux
enquêtes des magistrats, aux discussions légales, mais non aux fantaisies des
poètes. Nul de nous ne peut être attaqué et insulté, s'il n'a en même temps
le droit de se défendre en justice (15)."
Voilà dans quelles conditions déplorables naît le théâtre romain. Nous y
trouverons la licence, non la liberté. Rome apparaîtra bien derrière
Athènes, mais travestie ; les moeurs romaines s'y feront jour, mais timidement,
par des allusions souvent inintelligibles. L'oeuvre dans ses parties
essentielles n'est pas nationale. Ce qui étonne le plus, c'est qu'elle ait
été si remarquable, assujettie à tant d'entraves.
§ II. LA COMÉDIE ROMAINE ET LA COMÉDIE GRECQUE.
De toutes les importations helléniques de cette
période, la comédie fut la plus populaire : la société grecque, telle
qu'elle nous apparaît dans Ménandre et ses contemporains, ne ressemble guère,
il est vrai, à la société romaine du milieu du sixième siècle ; mais les
personnages et les caractères de la tragédie étaient bien plus étrangers à
l'Italie que les personnages et les caractères dont les originaux se
rencontraient à chaque pas. De plus, les Romains étaient par nature plus
portés à l'imitation des choses plaisantes qu'aux représentations
idéalisées de la nature humaine. Il y eut donc dans le sixième siècle une
multitude de comédies contre une quantité bien inférieure de tragédies. Et
l'on peut assurer que les premières furent plus originales que les secondes.
Les unes et les autres étaient imitées ; et ce fut par le théâtre surtout
que l'hellénisme pénétra à Rome.
Quel était le caractère général de la comédie grecque ? Les sujets sont peu
variés. C'est toujours la lutte d'un jeune homme amoureux contre son père ou
contre le leno pour obtenir la possession de celle qu'il aime. Il est aidé dans
son entreprise par un esclave rusé et escroc. L'action se compose des
péripéties qu'amène cette poursuite de l'objet aimé (16).
Notre comédie des Fourberies de Scapin peut en donner une idée assez
exacte. Embarras, plaintes, désespoir des amants, scènes de tendresse et de
douleur ; la passion dans toute sa véhémence : tel était le sentiment qui
était l'âme des comédies de Ménandre. Lui-même semble avoir abandonné à
l'amour la plus grande part de sa vie. Le dénouement de ces comédies était
toujours le même. Les deux amants séparés par une foule d'obstacles étaient
enfin réunis ; la jeune fille était reconnue personne de condition libre, et
le mariage était célébré.
D'autres comédies avaient une action plus compliquée c'étaient des pièces
d'intrigues. Le romanesque y dominait ; naufrages, enlèvement par des pirates,
cassettes mystérieuses, signes de reconnaissance découverts au dénouement,
peintures de nobles sacrifices, l'ami se dévouant pour l'ami, l'esclave pour
son maître. Mais, à quelque genre qu'elles appartinssent, ces comédies
étaient claires, faciles à embrasser dans toutes leurs parties. Le théâtre
ayant perdu son ancienne liberté politique, était devenu plus psychologique.
Les types généraux avaient remplacé les caricatures d'individus ; la peinture
des moeurs et des caractères était moins vive, mais plus profonde ; la
composition du drame plus régulière, le dialogue plus mesuré et plus naturel.
Les bouffonneries étincelantes d'Aristophane, sa verve satirique, ses saillies
avaient disparu. Le citoyen n'existait plus ; on avait l'homme, l'Athénien
oisif, partageant les loisirs que lui faisait la liberté absente entre le
plaisir et les arts. Cette comédie ne s'adresse plus au peuple tout entier, à
ce peuple mobile et passionné qui applaudissait et sifflait au théâtre ses
orateurs et ses généraux ; mais à un public restreint, fort civilisé et fort
corrompu, fort sceptique surtout, et qui ne veut être qu'amusé. Des peintures
fines et délicates, rien d'excessif, aucun éclat de voix, l'ingénieux, le
romanesque, les molles tendresses, voilà ce qu'il faut à cette aristocratie
blasée. C'est le temps des grandes expéditions d'Alexandre ; la transformation
du patriotisme étroit des anciens en un cosmopolitisme universel se prépare.
Les barrières artificielles tombent de toutes parts. La comédie, qui est
l'image de la vie privée, amène doucement les esprits à une sorte de fusion
générale. Les pères sont les camarades de leurs fils, non leurs maîtres ; il
y a même entre le maître et l'esclave une sorte d'égalité qui commence à
percer. Ce que nous appelons aujourd'hui la vie du monde existe déjà. Les
hétaïres tiennent maison, comme Ninon et les femmes du dix-huitième siècle.
Chez elles se réunissent les artistes, les philosophes, les princes du commerce
et de la finance. Une foule d'industries nouvelles, difficiles à nommer, fruit
de la molle corruption du temps, commencent à se faire jour, sont acceptées ;
le théâtre les met en scène. Voilà le vice élégant, gracieux, de bonne
compagnie, qui n'a rien de cynique et de révoltant.
Mais il faut dans ce tableau, baigné d'une douce lumière, jeter les ombres. Le
peintre, avec un art exquis, mêle à ces personnages charmants des êtres
ridicules, grossiers, parfois même odieux. Le cuisinier joue un grand rôle
dans cette société mondaine : il tiendra une place importante au théâtre.
Après lui, le parasite, avec les nombreuses variétés de l'espèce, depuis le
flatteur de bon ton jusqu'au bouffon qui paye son dîner par des facéties. Puis
le sycophante, non plus le délateur politique, mais le fourbe et le traître
des rapports sociaux. Le marchand d'esclaves (leno),
tour à tour odieux ou ridicule ; le prêtre et le superstitieux, l'un dupant,
l'autre dupé. Ajoutez à cela les gros marchands étrangers, bouffis
d'insolence, qui se croient adorés et enviés de toutes et de tous, parce
qu'ils ont de l'argent, Turcarets antiques, qu'on vole et qu'on raille ; le
soldat fanfaron, mercenaire que le pillage a enrichi, et qui se plaît à
raconter des exploits impossibles, dont il est innocent. Voilà les héros de la
comédie nouvelle, voilà l'esprit général de ces modèles charmants,
essentiellement attiques, que le rude génie de, Plaute chercha à introduire à
Rome.
Quel qu'ait pu être l'art de Ménandre et de ses contemporains, l'inspiration
élevée manque à leur oeuvre. II y a plus de licence et d'obscénités dans
Aristophane, mais la lecture en était plus saine. Le patriotisme y vibre. Ici
la grâce de la forme ne peut cacher le vide du fonds. On le sent trop, le
premier intérêt de tous ces personnages, c'est l'amour, le plaisir. Hors de
là ils ne sont plus.
L'activité, l'enthousiasme, sont le partage des fripons ; eux seuls
représentent l'énergie de la volonté. Ils sont l'âme de la pièce. Les
dénouements d'une moralité fade ou équivoque sont le triomphe de la passion.
Parfois d'étranges conciliations rapprochent sur un singulier terrain amis et
ennemis, enfants révoltés, pères barbares. Voyez le dernier acte des Bacchis.
II y a là une naïveté de dissolution profonde qu'on ne peut mesurer sans
effroi. Voilà les modèles sur lesquels s'est formée la comédie romaine.
Le créateur du genre est Plaute.
§ III. PLAUTE
Maccius Plautus (17)
est né à Sarsina, village de l'Ombrie, dans les premières années du sixième
siècle : il était donc contemporain de Naevius et d'Ennius. D'abord acteur ou
chef de troupe, puis commerçant, il fut ruiné par (les spéculations
malheureuses, et réduit à un travail servile pour vivre : il tournait, dit-on,
la meule d'un boulanger. La misère le fit poëte. C'était un métier peu
estimé, nous le savons. Il l'était moins encore lorsqu'on l'exerçait sans
appuis, sans patrons. C'est ce qui arriva à Plaute : Livius Andronicus, Ennius,
et plus tard Térence, jouissaient de la protection et jusqu'à un certain point
de l'estime des Livius, des Fulvius, des Scipions ; le plébéien misérable,
comédien, petit commerçant, originaire de l'Ombrie, lut inconnu et méprisé
des nobles. Il n'eut jamais de rapport qu'avec les édiles auxquels il vendait
ses pièces. Elles durent lui être de bonne heure fort bien payées, car le
peuple les adorait. Aussi de nombreuses contrefaçons ou imitations s'en
produisirent. II y avait au siècle suivant plus de 130 comédies Plautiniennes.
Aelius Stilo réduisit à 25 le nombre des pièces authentiques : Varron n'en
admit que 21 : nous en possédons 20. La dernière sur la liste de Varron (Vidularia)
ne nous a pas été conservée. Elles restèrent presque toutes au théâtre
avec le plus grand succès. Une tessera
trouvée il y a quelques années à Pompeï nous apprend qu'on y jouait, l'an
79, la Casina de Plaute. Le catalogue dressé par Varron a été suivi
par tous les éditeurs ; les comédies y sont rangées par l'ordre alphabétique
des titres. Il nous est donc impossible de suivre les développements du génie
de Plaute, et les modifications que subit sa première manière ; nous savons
seulement que le poète avait une prédilection particulière pour son Truculentus
et son Pseudolus. Sur quoi était-elle fondée, nous l'ignorons.
Était-elle même fondée ? qui peut le dire ? Les jugements contradictoires des
critiques ne nous apprennent à peu près rien sur le poëte. Cicéron goûtait
fort sa plaisanterie qu'il qualifie de elegans,
urbanum, ingeniosum, facetum,
et qu'il rapproche de l'atticisme. Horace la méprisait profondément. Alius
Stilo, contemporain du docte Varron, disait que « si les Muses voulaient parler
latin, elles emploieraient le langage de Plaute ». Quintilien se récrie à
cette étrange assertion. Tout dépend de l'idée que chaque époque se fait de
l'esprit, de la grâce, du bon ton, choses essentiellement sujettes à la mode.
Plaute est un homme du peuple et de la dernière classe du peuple. C'est pour le
peuple qu'il écrit, et il a su plaire à son public. Il est hors de doute que,
si le théâtre eût été libre, s'il avait été permis à ce plébéien à
moitié esclave de mettre sur la scène romaine des pièces tout à fait
romaines, nous aurions dans le théâtre de Plaute la production la plus forte,
la plus originale de toute la littérature latine. Je ne sais même si, malgré
la nécessité de l'imitation qui pesait sur lui, le poète n'est pas encore le
chef des écrivains latins.
Le sujet de toutes ses comédies est emprunté au théâtre grec. Toutes avaient
un prologue dans lequel l'auteur exposait l'argument de la pièce et indiquait
les sources auxquelles il avait puisé ; mais les deux tiers de ces prologues
sont perdus. Plaute semble avoir mis à contribution Diphile et Philémon, bien
plus que Ménandre, "cet astre de la comédie nouvelle". Il y a aussi
en lui des ressouvenirs manifestes d'Aristophane et d'Épicharme, bien autrement
vifs et mordants que les poètes du siècle d'Alexandre (18).
Une de ces pièces, Amphitryon, désignée par lui sous le nom de
tragi-comédie, parce que les personnages du drame sont des dieux et des rois,
doit avoir pour modèle le sceptique et railleur Épicharme. Mais, quels que
soient les sujets qu'il emprunte, Plaute donne à son couvre une forme
originale. Il prenait d'ailleurs toutes les libertés possibles avec ses
modèles, supprimait des épisodes et des personnages, les remplaçait par
d'autres. Térence le lui reproche à mots couverts dans le prologue des Adelphes.
Voilà donc bien des éléments divers et ennemis, à ce qu'il semble, pour
composer une oeuvre dont l'unité est la première loi. Un plébéien de Rome,
condamné à un métier servile, imitant les chefs-d'oeuvre de l'atticisme
hellénique ; les imitant avec une grande liberté, les transformant au point de
faire aimer à la populace de Rome, gens grossiers, violents, tapageurs, des
sujets, des personnages, des moeurs qui n'ont aucun rapport avec le train
ordinaire de la vie nationale. Les fausses couleurs abondent, il ne peut en
être autrement : une reproduction fidèle de la société grecque au temps de
Ménandre n'eût eu aucun charme pour les Romains du sixième siècle. Il
fallait leur rappeler incessamment et par une foule de détails la patrie
absente de l'oeuvre originale. Le lieu de la scène est toujours hors de Rome,
toujours en Grèce ou en Sicile ; les Romains sont appelés barbares, suivant
l'usage grec. Tous les personnages sont grecs, portent le pallium (comedia
palliata), mais le Romain retrouve Rome à
chaque instant. Les dieux ont des noms romains, les cérémonies du culte sont
romaines, les termes de la langue militaire et juridique sont empruntés à la
langue nationale. Plaute conserve bien çà et là les mots de démarques et
d'agoranomes ; mais le plus souvent ce sont des édites, des préteurs, des
triumvirs, des curions. Nous retrouvons le Vélabre et le Capitole en Etolie. Le
poëte se permet aussi en passant de décocher quelques traits sarcastiques
contre certaines villes d'Italie, comme Atella, Préneste, Capoue ; il se
répand même en invectives générales contre les usuriers, les accapareurs,
les suborneurs de témoins, les collecteurs d'impôts et d'amendes, les
marchands d'huile... Mais il s'arrête court, et pense au sort de Naevius. « Je
suis bien sot, dit-il, de me mêler des affaires publiques : il y a des
magistrats faits pour cela. » Tout au plus se permet-il, dans le prologue ou à
la fin de la pièce, quelques allusions aux événements de la guerre, des voeux
pour la victoire de sa patrie. Il ne pourrait aller impunément plus loin. La
loi et la police s'y opposent. Mais il ne lui est pas interdit de transformer à
sa fantaisie le modèle grec : on tolérera des personnages romains, s'ils ont
le pallium grec, s'ils sont transplantés en Grèce : il faut même qu'il en
soit ainsi, ou le public préférera à ces froides exhibitions de la société
hellénique les saltimbanques et les jongleurs.
Mais y a-t-il à Rome des hétaïres, des leno, des soldats fanfarons, des
parasites spirituels, des esclaves fins, rusés, des pères faciles et
accommodants, qui font la débauche avec leurs fils ? Rien de tout cela n'existe
encore, à vrai dire, et n'existera guère que cent ans plus tard. Les
conversations délicates, les sentiments raffinés, la philosophie aimable, qui
donnent une couleur particulière et un charme exquis au modèle grec, tout cela
sera-t-il, pourra-t-il être reproduit ? En aucune façon. Les principaux
événements, la charpente du drame, la situation des personnages : voilà ce
que Plaute emprunte ; mais pour tout le reste il n'en a souci. Il transforme
tout, épaissit, grossit, charge tout. Ses parasites, ce ne sont point des gens
de bonne compagnie, qui pratiquent avec une habileté consommée l'art de se
faire inviter à dîner ; ce sont de pauvres diables qui payent bien cher les
aliments qu'on leur jette : " Pour être parasite, il faut savoir endurer
les soufflets, et les pots qu'on vous casse sur la tête ;" on les relègue
au bas bout de la table, sur un escabeau. Ce sont des Spartiates (Lacones),
car ils supportent tout, particulièrement les coups (plagipatidae).
Quand le vin a échauffé les convives et les a mis en bonne humeur, plats,
vases, cendre, ordures, eau glacée, ils lancent à la tête du parasite tout ce
qui leur tombe sous la main. Il quitte tout sanglant la table inhospitalière :
convives et spectateurs rient aux larmes des mésaventures du misérable. Pour
l'esclave, même transformation du type primitif. La comédie nouvelle,
contemporaine d'Épicure et de Zénon, est pleine des plus belles maximes sur
l'égalité des hommes, et contre le préjugé de la servitude. L'esclavage
n'est qu'un mot : voilà ce que répètent tous les personnages de Ménandre.
Dans la vie ordinaire, l'esclave était en effet traité avec douceur : les
Grecs n'ont jamais eu cette dureté du Romain propriétaire envers sa chose.
L'esclave grec fait en réalité partie de la famille, non comme le boeuf ou le
chien, mais comme un homme ; à Rome, c'est un meuble animé. L'esclave joue un
rôle considérable dans la comédie grecque ; il est même souvent représenté
comme supérieur à son maître par l'intelligence et le dévouement. Plaute
accepte le plus souvent cette donnée de l'original ; mais l'esclave a toujours
le fouet pendu sur les épaules : une effrayante richesse d'injures sinistres,
menaçantes, est déployée pour lui ; des supplices d'une incroyable variété
sont sans cesse mis sous ses yeux ; lui-même plaisante sur les ingénieux
raffinements imaginés pour le torturer. Il faut qu'il rie et soit gai même
sous les coups. Le Romain, le pauvre diable qui tournait la meule du meunier, se
souvient de ce qu'il a vu et souffert. Ce qu'il y avait de plus difficile à
transporter sur la scène romaine, c'était la vie intérieure des familles
grecques, qui semblent plutôt des associations volontaires dont une commune
tolérance adoucit le joug, que la sévère collaboration à l'oeuvre si grave
de l'éducation des enfants. En Grèce, l'épouse jouit d'une grande liberté :
la douceur et la facilité des moeurs l'exigeaient ; de plus, la femme riche
était par sa dot même affranchie. Le mari, plus libre encore, vivait
volontiers hors de chez lui et chez les hétaïres ; les filles, élevées
légèrement et surveillées plus légèrement encore, étaient souvent
exposées à de singuliers accidents. Quant aux fils, émancipés de bonne
heure, ils imitaient leurs pères ; et il dut arriver plus d'une fois que le
père et le fils se trouvèrent rivaux. Quel spectacle à présenter aux Romains
du milieu du sixième siècle, que celui de cette dissolution intime et profonde
de la famille ! C'étaient des personnages grecs ; mais de tels exemples,
vinssent-ils du fond de l'Orient, n'étaient pas bons à mettre sous les yeux
des Romains. Plaute l'a fait. Rien de plus révoltant que le sujet des Bacchis,
de l'Asinaria, de Casina, et les détails de la pièce. Les pères
font bon marché de leur autorité et de leur majesté : ils n'ont conservé du
caractère romain qu'un seul trait ; ils sont avares, ils pardonnent facilement
les folies amoureuses, mais, s'il leur en coûte quelque chose, ils s'emportent.
Quant aux fils, ils raillent volontiers leur père, et s'entendent avec des
esclaves pour le voler. Seule la mère de famille est respectée. La matrone a
protégé la femme grecque. Plaute se borne à la représenter comme importune,
chagrine, acariâtre, soupçonneuse : "C'est, disait le censeur Métellus
au peuple, un ennui nécessaire... " Mais du moins elle est chaste, jalouse
de son honneur et de ses droits. Même dans la position équivoque où la
supercherie de Jupiter a placé Alcmène, elle ne perd rien de sa majesté et de
ses droits au respect. Panégvris et Pinacie dans le Stichus, Palaestra,
dans le Rudens, Alcmène, dans l'Amphitryon, sont de belles images
de la vertu féminine. Mais tout cela, on le voit, forme un composé assez
étrange ; dans ce mélange de grossièreté romaine et de fine corruption
hellénique, le seul enseignement qui se fasse jour n'est pas précisément
celui de l'honneur, de la chasteté et de la vertu. Le poète ne se faisait pas
illusion sur la portée de son oeuvre et s'en souciait médiocrement. Gestit
enim nummum in loculos demittere. C'était le
ton ordinaire de la comédie. Il termine ainsi les Captifs, pièce morale
et héroïque en quelques scènes : « Spectateurs, cette pièce est faite sur
le modèle des bonnes moeurs. Elle ne renferme ni scène d'amour ni mouvements
déshonnêtes, ni supposition d'enfant, ni escroquerie ; pas de jeune homme
amoureux qui affranchisse sa maîtresse à l'insu de son père. Elles sont rares
les comédies de ce genre, des comédies qui rendent meilleurs ceux qui y
assistent. Et maintenant, si vous le voulez bien, si nous avons réussi à vous
plaire, témoignez-le par ce geste : applaudissez, vous qui voulez récompenser
la vertu. »
On ne peut donc en douter, le théâtre propagea la corruption : peintures
aimables du vice, mépris des devoirs de la famille, glorification du plaisir,
de l'amour, subordination de tout sentiment sérieux et élevé ; le public
romain ne put impunément être mis à un tel régime moral. Si la police
romaine, au lieu d'obéir à un scrupule d'orgueil national peu intelligent,
eût accordé aux poètes plus de liberté, le théâtre eût été moins
licencieux. Une certaine gravité naturelle à ce peuple eût tempéré les
écarts de la verve comique (19). Mais
qu'importait à Plaute l'immoralité des sujets et des personnages ? Tout cela
venait de Grèce. Comme si le poison, pour être étranger, n'était pas du
poison ! Le mauvais l'emporta donc sur le bon ; mais il y eut du bon. Si le
patriotisme romain rie trouva aucun aliment dans le théâtre étranger importé
à Rome, il ne faut pas trop s'en plaindre. Un souffle nouveau pénétra dans
l'Italie, et jusqu'au coeur du Sénat. L'idée de l'égalité des hommes,
fussent-ils séparés par les mers, les lois, la langue, les institutions, les
préjugés de toute nature, se fit jour. La littérature grecque postérieure au
siècle de Périclès en est profondément imprégnée. L'immense empire
d'Alexandre, qui rapprochait sous une même domination des peuples jusqu'alors
ennemis et presque inconnus les uns aux autres, cette oeuvre grandiose de fusion
animé d'une inspiration nouvelle les productions des artistes et les systèmes
des philosophes. On ne peut la méconnaître, cette inspiration, dans les
fragments de la comédie nouvelle. Le monde commence à apparaître comme une
grande cité dont tous les hommes sont citoyens. De là un singulier
adoucissement dans les moeurs, l'ébranlement de bien des institutions
nationales ou civiles, des revendications éloquentes en faveur de l'esclave, du
pauvre, une sorte de cosmopolitisme en germe. Or, par ses conquêtes, par la
diffusion de sa langue, par ses colonies, par l'influence prépondérante
qu'elle exerçait dans le monde, Rome était appelée à être l'instrument de
cette grande révolution qui s'élaborait. Le théâtre romain y prépara
jusqu'à un certain point les esprits, et contribua à ébranler les barrières
que le patriotisme s'obstinait à maintenir. Nous ne sommes pas fort éloignés
du temps où les Gracques se feront les interprètes passionnés des
réclamations et des droits des Italiens et des dépossédés.
Plaute est un génie véritablement comique et un grand écrivain. Il a la verve
et la gaieté qui manquent presque absolument à Térence. Tout lui est bon pour
exciter le rire : jeux de mots, mots forgés, charge, il anime la scène d'un
entrain extraordinaire. Les monologues eux-mêmes, véritables hors-d'oeuvre
pour nous, sont pétillants d'esprit. Les délicats seront parfois choqués et
demanderont grâce, mais il sait aussi prendre un ton plus noble ; il ne le
garde pas longtemps, son public ordinaire ne l'eût pas permis. Dans cette
partie de son oeuvre, il rappelle notre Rabelais ; mais il lui manque ce qui
fait accepter toutes les bouffonneries de l'autre : une idée. Jamais la
tyrannie du goût des spectateurs ne pesa plus impérieuse sur un poëte. Mais
il portait le joug facilement, étant par son caractère et son éducation assez
semblable à ses contemporains. Il abonde en situations d'un comique naturel, et
alors sa verve est merveilleuse. Il se saisit de tout ; l'attitude, la grimace,
les gestes, les moindres mots de ses personnages sont mis à nu, reproduits,
chargés ; on voit la mimique sous les paroles, le poëte a été acteur, on le
sent bien. Cette habile et puissante économie de l'intérêt, cet à-propos de
la plaisanterie pour soutenir la scène, cette bouffonnerie imprévue, grâce à
laquelle le poëte et l'acteur reprennent haleine et s'élancent de nouveau en
avant, cette sage économie du dialogue qui à travers toutes les saillies se
poursuit régulier jusqu'au bout : il faut avoir pratiqué et étudié
sérieusement le théâtre pour posséder ces qualités si diverses et si rares
que la nature ne donne point. Auprès de cela, des fautes grossières dans la
composition générale et l'agencement des scènes. Il était homme à les
éviter aisément s'il eût voulu s'en donner la peine ; mais quoi ! les Romains
de ce temps-là se souciaient fort peu de l'observation des règles ; ils
voulaient être amusés à tout prix. Horace l'a remarqué avec raison, mais il
n'a pas compris que les négligences étaient imposées au poëte, et qu'elles
n'enlèvent presque rien à la puissante et entraînante gaieté de l'oeuvre.
Les caractères de Plaute sont vivants. Il les dessine à grands traits, mais en
vigoureuses saillies. Ne cherchez point les nuances délicates, les fines
oppositions, l'art de distribuer l'ombre et la lumière. Les Romains de cette
époque n'eussent rien compris à ces raffinements d'une pénétrante
observation. Et d'ailleurs le poëte n'a pas le temps de limer patiemment son
oeuvre. Il prend un personnage à Philémon ou à Ménandre, le met à nu et
l'habille à sa façon. C'est souvent une caricature, mais l'ensemble est vrai,
saisissant ; la physionomie primitive est profondément altérée, ou plutôt
c'en est une autre, qui est bien réellement l'oeuvre du poëte, et que le
modèle renierait. Plaute a donc une originalité vraie et puissante : il a
l'audace et le vif sentiment de ce qu'il faut au théâtre de son temps. Ses
fautes grossières, le plus souvent, ne viennent pas d'ailleurs. Horace lui a
reproché de n'avoir pas su garder jusqu'au bout à ses personnages le
caractère qu'il leur avait donné d'abord : c'était exagérer singulièrement
quelques écarts de détail. Et, d'ailleurs, ces modifications brusques, surtout
au dénouement, ces revirements commets sont aussi dans la nature. Le
misanthrope a commencé par aimer les hommes plus qu'ils ne méritaient. Ces
coups de théâtre peuvent plaire et trouvent bien souvent un complice dans le
spectateur.
La langue est la plus belle création du poète. Singulièrement plus souple que
celle de Naevius, elle est encore rude et heurtée, mais elle se prête à tout.
Claire et vive, elle se meut aisément, malgré le luxe encore lourd des mots
inutiles qui surchargent la phrase. Plaute manie en maître cet instrument
encore rebelle. Exact, précis, énergique, il reste fidèle aux lois étroites
de l'analogie, et il est demeuré une autorité comme source. Quant au style, je
ne sais s'il y en a de plus vif et de plus coloré. Nul écrivain n'a osé plus
heureusement ; il abonde en expressions trouvées, en alliances de mots
ingénieuses et pittoresques ; il a surtout le mouvement, l'élan brusque et
imprévu.
Quant à la métrique, elle semble avoir plutôt consisté pour lui dans le
nombre que dans la régularité du rythme. L'iambe n'y tient pas la place qui
lui convient au théâtre. Le tétramètre iambique y domine ; il fallait aux
Romains de ce temps une certaine majesté même au théâtre. Cicéron appelle
ses vers versus innumeri ;
il dit même que souvent c'est à peine si on peut y reconnaître un nombre et
un vers. (Orat., 55.)
Nous ne pouvons nous flatter de posséder le texte authentique de Plaute dans
toutes ses pièces. Les acteurs ont fait subir à un grand nombre d'entre elles
de graves modifications : il a été souvent interpolé. La liste même dressée
par Varron ne contient-elle que des pièces de Plaute ? Pendant de longs
siècles on ne connut que les huit premières ; les douze autres, qui ont
souffert davantage, ne furent connues qu'en 1430. Les premiers manuscrits des
vingt comédies ne remontent par au delà du quinzième siècle. Enfin plusieurs
pièces, comme l'Aulularia, sont incomplètes. Quelques éditions mettent
à la suite des vingt comédies de Plaute Querolus, oeuvre sans esprit,
sorte d'Aulularia en prose qui ne pouvait être de lui (20).
Plaute mourut en 570, c'est-à-dire au moins trente ans avant que l'hellénisme
eût reçu définitivement droit de cité à Rome. Par certains côtés il se
rattache à Naevius, qui voulut rester et resta romain ; par d'autres, il se
rapproche de Térence, qui est déjà tout imprégné d'atticisme. C'est ce qui
explique son succès constant auprès du peuple, que les délicatesses de la
civilisation hellénique ne touchèrent jamais, et le mépris qu'il inspira aux
poètes raffinés du siècle d'Auguste. A l'exemple de Naevius, il avait
composé lui-même son épitaphe que voici :
Post quam est mortem aptus
Plautus, comedia luget,
Scena deserta, dein Risus Ludu Jocusque
Et numeri innumeri simul omnes collacrumarunt.
Les pièces de Plaute se divisent naturellement en deux
séries : l'une comprend les huit premières, qui furent seules connues jusqu'en
1430, et qui sont :
Amphitruo (Amphitryon),
tragi-comédie. Le modèle de Plaute est probablement Épicharme. Bocace,
Molière, Dryden, l'ont imitée.
Asinaria. Comédie
empruntée à Démophile. Nous ferons remarquer à ce propos que ces
terminaisons en aria
ne veulent dire autre chose que pièce où il est question de. Ainsi Asinaria,
comédie où il est question d'ânes. Le principal ressort de l'action est
l'argent qui provient de la vente d'un troupeau d'ânes. "Cette comédie
est très enjouée," dit Plaute dans le prologue. Elle l'est à un tel
point que nous ne pouvons en donner une analyse.
Aulularia (ou la Marmite).
C'est le premier modèle de l'Avare de Molière. Les dernières scènes
ne sont pas de Plaute, mais de l'érudit Urceus Codrus.
Captivi (les
Captifs). C'est la plus morale des pièces de Plaute. Il n'y a ni leno ni
amoureux. Elle fut représentée en 560, dix ans avant la mort de l'auteur. Il est probable qu'elle inaugurait une manière nouvelle. Elle a été imitée par
Rotrou.
Curculio (le
Charançon). C'est le nom du parasite qui y joue le principal rôle.
Casina. Comédie
imitée des Klhroæmenoi
de Diphile. Le sujet en est fort scabreux. C'est la rivalité d'un père et d'un
fils.
Cistellaria (ou la
Corbeille). Une des premières de Plaute. Une certaine sentimentalité
vertueuse, qui n'est pas sans charme, y contraste heureusement avec le cynisme
d'une lena.
Épidicus, ou les
ruses d'un esclave qui trompe le père de son jeune maître.
Les douze comédies découvertes seulement au
quinzième siècle sont dans un état de conservation bien inférieur aux
premières. Les mutilations, les interpolations y abondent.
Bacchides (les
Bacchis). Pièce d'amour. Le prologue est apocryphe, ainsi que la première
scène.
Mostellaria ou Phasma
(le Revenant). Comédie imitée par Régnard, Addison, Destouches.
Menaechmi (les
Ménechmes). Imitée aussi par Régnard.
Miles gloriosus (le
Soldat fanfaron). Rappelle le Bramarbas d'Holbein. Ce type est tout à fait
étranger aux moeurs romaines.
Mercator (le
Marchand). Imitation de …Emporow
de Philémon, encore une comédie dont le sujet est la rivalité d'un père et
d'un fils.
Pseudolus (le
Fourbe). Une des pièces de prédilection de Plaute (avec Epidicus et
Truculentus). Bons tours joués à un leno par un esclave.
Poenulus (le
Carthaginois). Probablement traduit du Carthaginois de Ménandre. Il
est remarquable que dans un tel sujet il n'y ait pas la moindre allusion
politique. Il fallait donc que tout ce qui touchait à la vie publique des
Romains fût sévèrement banni du théâtre. C'est dans le Poenulus que
se trouve ce fragment en langue carthaginoise qui a si longtemps exercé la
sagacité des philologues (21). Le Poenulus fut représenté en 563 ou
564. Il appartient donc à la dernière manière de l'auteur. Aussi y
remarque-t-on une observation plus exacte, une peinture plus scrupuleuse des
caractères.
Persa (le
Perse.) C'est à peu près le même sujet que le Pseudolus. Pas de
prologue.
Rudens (le
Câble.) Pièce romanesque et morale empruntée à Diphile. Le prologue,
prononcé par l'étoile Arcturus, est d'une grande élévation religieuse et
philosophique. Tout n'était pas mauvais dans l'hellénisme que Plaute
introduisait au théâtre.
Stichus. C'est le
nom d'un esclave qui célèbre à la fin de la pièce le retour de son maître.
Peu de mouvement, mais une singulière pureté de sentiments.
Trinummus ou le
Trésor, imité du Yhsaurñw
de Philémon. Appartient aussi à la dernière manière de Plaute. Le sujet en
est moral. Quelque analogie avec celui de l'Enfant prodigue.
Truculentus (le
Bourru). Tentative pour donner à un esclave une sorte de rôle moral,
Plaute aimait beaucoup cette comédie.
EXTRAITS DE PLAUTE
I
Arrivée de Sosie à Thèbes.
SOSIE. Allons nous acquitter du message dont
Amphitryon nous a chargé pour Alcmène. (Apercevant Mercure.) Mais qui est-ce
qui se tient là devant la maison à cette heure de nuit ? Cela ne dit rien de
bon.
MERCURE (à part). Il n'y a pas de plus grand poltron.
SOSIE (à part). Je me figure que cet homme est venu tout exprès
pour rebattre mon manteau.
MERCURE (à part). Il a peur, je veux m'en assurer.
SOSIE (à pari). C'est fait de moi. La mâchoire me démange.
Certainement il va me régaler d'une provision de coups pour mon arrivée. Il
est trop bon. Mon maître m'a fait veiller ; lui avec ses gourmades veut me
faire dormir. Je suis mort ! Voyez, qu'il est grand et robuste.
MERCURE (à part). Parlons haut pour qu'il m'entende ; il faut
redoubler son effroi. (Haut.) Allons, mes poings, ne soyez pas de mauvais
pourvoyeurs. Il me semble qu'il s'est passé un siècle, depuis qu'hier vous
couchâtes par terre ces quatre hommes bien endormis et nus comme ver.
SOSIE (à part). Ah ! que je crains de changer de nom aujourd'hui
! de Sosie je deviendrai Quintus ! Il dit qu'il a couché par terre quatre
hommes : je tremble d'augmenter le nombre (22).
MERCURE (dans l'attitude d'un homme guise prépare à frapper). Or
çà, qu'on se dispose.
SOSIE (à part). Le voilà qui s'apprête et qui se met sous les
armes.
MERCURE (à part). Il ne s'en ira pas sans tâter de mes
gourmades.
SOSIE (à part). Qui donc ?
MERCURE. Le premier que je rencontrerai... je lui fais avaler mes poings.
SOSIE (à part). Non, non, je ne mange pas la nuit, si tard ; je
viens de souper. Tu feras mieux de servir ce repas à des gens en appétit.
MERCURE (à part). Ces poings-là sont d'un assez bon poids.
SOSIE (à part). Je suis perdu ! Il essaye la pesanteur de ses
poings.
MERCURE. Si je commençais à le caresser pour l'endormir.
SOSIE (à part). Tu me ferais grand bien. Voilà trois nuits que
je ne dors pas.
MERCURE. Je suis très mécontent de ma main. Elle ne sait plus frapper
comme il faut un visage. Un homme ne doit plus être reconnaissable, quand on
lui a frotté le museau avec le poing.
SOSIE (à part). Il va me mettre en presse, et me façonner à
neuf la figure.
MERCURE (à part). Il faut qu'il ne reste pas un seul os à une
mâchoire, si les coups sont bien appliqués.
SOSIE (à part). Il a sans doute envie de me désosser comme une
murène. Va-t'en, vilain désosseur d'hommes. C'est fait de moi, s'il
m'aperçoit.
MERCURE (à part). Ne sens-je pas ici quelqu'un ? C'est tant pis
pour lui.
SOSIE (à part). 0 ciel ! est-ce que j'ai de l'odeur ?
MERCURE. Il ne peut pas être éloigné.
SOSIE (à part). C'est un sorcier.
MERCURE (à part). Les poings me grillent.
SOSIE (à part). Si tu les apprêtes pour moi, attendris-les un
peu contre la muraille.
MERCURE (à part). Des paroles ont volé jusqu'à mes oreilles.
SOSIE. Que je suis malheureux d'avoir des paroles volantes ! Il fallait
leur couper les ailes.
MERCURE (à part). Il vient au galop chercher sa ruine.
SOSIE (à part). Je ne suis pas à cheval.
MERCURE (à part). Allons ! une bonne charge de coups.
SOSIE (à part). La traversée m'a bien assez fatigué. J'ai
encore mal au coeur. A peine si je puis marcher sans rien porter ; comment
veux-tu que j'aille avec ton fardeau ?
MERCURE (à part). Assurément, j'entends ici parler je ne sais
qui.
SOSIE (à part). Je suis sauvé, il ne m'a pas vu. Il dit qu'il a
entendu parler je ne sais qui ; moi je m'appelle Sosie.
MERCURE, à part. Une voix, ce me semble, est venue de ce côté
frapper mon oreille.
SOSIE, à part. J'ai peur de payer aujourd'hui pour ma voix qui le
frappe.
MERCURE. Le voici justement qui s'approche.
SOSIE, à part. Je tremble de tout mon corps. Je ne saurais dire
en quel lieu de la terre je suis dans ce moment. La terreur me rend perclus,
immobile. C'en est fait de Sosie et du message de mon maître. Mais non,
parlons-lui vertement, pour qu'il me croie homme de coeur, il n'osera pas me
toucher.
MERCURE. Où vas-tu toi qui portes Vulcain dans cette prison de coche ? (une
lanterne).
SOSIE. Qu'est-ce que cela te fait, à toi qui brises les os des gens à
coups de poings ?
MERCURE. Es-tu esclave ou libre ?
SOSIE. L'un ou l'autre, selon mon bon plaisir.
MERCURE. Ah ça ! vraiment, répondras-tu ?
SOSIE. Je te réponds, vraiment.
MERCURE. Enclume à coups de bâton.
SOSIE. A l'instant tu mens.
MERCURE. Je te ferai bientôt convenir que je dis vrai.
SOSIE. Ce n'est pas nécessaire.
MERCURE. Puis-je enfin apprendre où tu vas ? à qui tu es ? ce qui
t'amène ?
SOSIE. Je vais là, j'appartiens à mon maître. Es-tu plus savant ?
MERCURE. Tu ne cesseras pas de faire le bel esprit ? Que cherches-tu
auprès de cette demeure ?
SOSIE. Qu'y cherches-tu toi-même ?
MERCURE. Le roi Créon met ici toutes les nuits une sentinelle.
SOSIE. Grand merci d'avoir protégé notre logis en notre absence ! Mais
tu peux t'en aller à présent ; dis-lui que les gens de la maison sont de
retour.
MERCURE. Je ne sais à quel titre tu peux en être ; mais si tu ne
t'éloignes au plus vite, notre ami, tu ne seras pas reçu en ami de la maison.
SOSIE. Mais je demeure ici, te dis-je, et je suis serviteur des maîtres
de ce logis.
MERCURE. Prends garde, tu vas être battu ; dépêche-toi de partir.
SOSIE. Comment ! tu voudrais, quand j'arrive, m'interdire l'entrée de
chez nous ?
MERCURE. C'est ici ta demeure ?
SOSIE. Je te dis que oui.
MERCURE. Qui donc est ton maître ?
SOSIE. Amphitryon, maintenant général des Thébains, époux d'Alcmène.
MERCURE. Dis-moi quel est ton nom ?
SOSIE. A Thèbes, on m'appelle Sosie, fils de Dave.
MERCURE. 0 comble de l'effronterie ! tu te repentiras de venir avec un
tissu de fourberies et de mensonges.
SOSIE. Point du tout, je viens avec un tissu de laine et non de
mensonges.
MERCURE. C'est toi qui mens, car tu viens avec tes pieds et non avec un
tissu de laine.
SOSIE. Oui-da.
MERCURE. Oui-da, tu mérites d'être rossé pour tes impostures.
SOSIE. Oui-da, je m'en passerai.
MERCURE. Oui-da, tu le seras malgré toi. Tiens, voilà qui est fait ; on
ne te demande pas ton avis. (Il le bat.)
SOSIE. Grâce ! par humanité !
MERCURE. Oses-tu dire encore que tu es Sosie, quand c'est moi qui le suis
?
SOSIE. Je suis perdu !
MERCURE. Tu n'y es pas encore : ce sera bien autre chose. A qui
appartiens-tu maintenant ?
SOSIE. A toi, puisque ton poing t'a mis en possession de ma personne. 0
Thébains ! citoyens ! à l'aide !
MERCURE. Tu cries, bourreau ! parle: pourquoi viens-tu ?
SOSIE. Pour exercer ton humeur battante.
MERCURE. A qui appartiens-tu ?
SOSIE. A Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie.
MERCURE. Je t'assommerai pour mentir ainsi. C'est moi qui suis Sosie. Ce
n'est pas toi.
SOSIE à part. Plût aux dieux que tu le fusses au lieu de moi,
comme je t'étrillerais !
MERCURE. Tu murmures.
SOSIE. Je me tais.
MERCURE. Qui est ton maître ?
SOSIE. Qui tu voudras.
MERCURE. Et ton nom ?
SOSIE. Aucun, que celui qu'il te plaira que je porte.
MERCURE. Tu me disais que tu étais Sosie à Amphitryon.
SOSIE. Je me suis trompé ; c'est associé à Amphitryon que je voulais
dire.
MERCURE. Je le savais bien que nous n'avions pas d'autre esclave Sosie
que moi. Tu as perdu l'esprit.
SOSIE, à part. Que n'en as-tu fait autant de tes poings !
MERCURE. C'est moi qui suis ce Sosie que tout à l'heure tu prétendais
être.
SOSIE. Je t'en supplie, permets-moi de te parler en paix, et sans que les
poings soient de la partie.
MERCURE. Eh bien ! faisons trêve pour un moment, et parle.
SOSIE. Je ne parlerai pas que la paix ne soit conclue ; tu es trop fort
quand on en vient aux coups.
MERCURE. Dis tout ce que tu voudras, je ne te ferai pas de mal.
SOSIE. Tu me le promets ?
MERCURE. Oui.
SOSIE. Et si tu me trompes ?
MERCURE. Qu'alors retombe sur Sosie la colère de Mercure.
SOSIE. Écoute donc. A présent je peux parler librement sans rien
déguiser. Je suis Sosie, esclave d'Amphitryon.
MERCURE. Encore !
SOSIE. J'ai fait la paix, j'ai fait un traité. Je dis la vérité.
MERCURE. Mille soufflets !
SOSIE. Ce que tu voudras, comme tu voudras, tu es le plus fort. Mais tu
auras beau faire ; par Hercule ! je ne me renierai pas.
MERCURE. Par la mort, tu ne m'empêcheras pas aujourd'hui d'être Sosie.
SOSIE. Et toi, par Pollux, tu ne m'empêcheras pas d'être moi, et
d'appartenir à mon maître. Il n'y a pas ici d'autre esclave nommé Sosie que
moi, qui ai suivi Amphitryon à l'armée.
MERCURE. Il est fou.
SOSIE. Tu me gratifies de ton propre mal. Quoi, diantre ! est-ce que je
ne suis pas Sosie, l'esclave d'Amphitryon ? notre vaisseau ne m'a-t-il pas
conduit ici cette nuit, du port Persique ? mon maître ne m'a-t-il pas envoyé
ici ? n'est-ce pas moi qui suis devant notre maison ? n'ai-je pas une lanterne
à la main ? ne parlé-je pas ? ne suis-je pas éveillé ? ne m'a-t-il pas tout
à l'heure meurtri de coups ? Vraiment oui, ma pauvre mâchoire ne s'en ressent
que trop. C'est trop tarder, entrons chez nous.
MERCURE. Chez vous ?
SOSIE. Oui, sans doute.
MERCURE. Non, tu n'as dit que des mensonges. C'est moi qui suis Sosie,
esclave d'Amphitryon. Notre vaisseau est parti cette nuit du port Persique, et
nous avons pris la ville où régna Ptérélas, et nous avons défait les
légions des Téléboens, et mon maître a tué de sa propre main Ptérélas
dans le combat.
SOSIE. Je m'en crois à peine, quand je l'entends parler de la sorte.
C'est qu'il dit tout, de point en point, exactement. Mais voyons. Sur le butin
enlevé aux Téléboens, qu'a-t-on donné à Amphitryon ?
MERCURE. La coupe d'or qui servait au roi Ptérélas dans ses repas.
SOSIE. C'est cela. Et où est-elle à présent ?
MERCURE. Dans un coffret scellé du cachet d'Amphitryon.
SOSIE. Et quel signe porte le cachet ?
MERCURE. Un soleil levant sur un quadrige. Pourquoi toutes ces questions
insidieuses, bourreau ?
SOSIE, à part. Voilà des preuves convaincantes. Je n'ai plus qu'à
trouver un autre nom. D'où a-t-il vu tout cela ? Mais je vais bien l'attraper.
Ce que j'ai fait tout seul, sans témoin dans notre tente, c'est ce qu'il ne
pourra pas me dire. (Haut.) Si tu es Sosie, pendant le fort de la bataille que
faisais-tu dans la tente ? Je m'avoue vaincu si tu le dis.
MERCURE. Il y avait un tonneau de vin ; je remplis de ce vin un grand
flacon.
SOSIE. L'y voilà !
MERCURE. Et tel qu'il était sorti du sein maternel, je l'avalai tout
pur.
SOSIE. C'est merveille, s'il n'était caché dans le flacon. Le fait est
vrai. J'ai bu un grand flacon de vin pur.
MERCURE. Eh bien ! t'ai-je convaincu que tu n'es pas Sosie ?
SOSIE. Tu prétends que je ne le suis pas ?
MERCURE. Oui, certes, puisque c'est moi qui le suis.
SOSIE. J'atteste Jupiter que je n'en impose pas.
MERCURE. Et moi j'atteste Mercure que Jupiter ne te croit pas. Il s'en
rapportera plus, j'en suis sûr, à ma simple parole qu'à tous tes serments.
SOSIE. Qui suis-je donc, au moins, si je ne suis pas Sosie ? je te le
demande.
MERCURE. Quand je ne voudrai plus être Sosie, alors tu pourras l'être.
Mais à présent que je le suis, je t'assommerai si tu ne t'en vas, mortel sans
nom.
SOSIE. Par Pollux ! plus je l'examine, et plus je reconnais ma figure.
Voilà bien ma ressemblance, comme je me suis vu souvent dans un miroir. Il a le
même chapeau, le même habit. 11 me ressemble comme moi-même. Le pied, la
jambe, la taille, les cheveux les yeux, la bouche, les joues, le menton, le cou
; tout enfin. Vraiment, s'il a le dos labouré de cicatrices, il n'y a pas de
ressemblance plus ressemblante. Cependant, quand j'y pense, je suis toujours ce
que j'étais. Certes, je connais mon maître, je connais notre maison, j'ai
l'usage de ma raison et de mes sens. Ne nous arrêtons pas à ce qu'il peut
dire, frappons.
MERCURE. Où vas-tu ?
SOSIE. A la maison.
MERCURE. Quand tu monterais sur le char de Jupiter, pour t'enfuir au plus
tôt, tu aurais peine encore à éviter l'orage qui te menace.
SOSIE. Ne m'est-il pas permis de rapporter à ma maîtresse ce que mon
maître m'a chargé de lui dire ?
MERCURE. A ta maîtresse, oui, tant que tu voudras ; mais pour la nôtre,
ici, je ne souffrirai pas que tu lui parles. Si tu m'irrites, tu n'emporteras
d'ici que les débris de tes reins.
SOSIE. J'aime mieux me retirer. O dieux immortels, secourez-moi'. que
suis-je devenu ? où m'a-t-on changé ? comment ai-je perdu ma figure ? est-ce
que je me serais laissé là-bas par mégarde ? car il possède mon image, celle
qui fut mienne jusqu'aujourd'hui. Vraiment on me fait de mon vivant un honneur
qu'on ne me rendra pas après ma mort. Allons retrouver au port Amphitryon ; je
lui raconterai tout ce qui s'est passé, si toutefois il ne me méconnaît pas
aussi. 0 Jupiter ! fais-moi ce bonheur, et puissé-je aujourd'hui, devenu chauve
par l'office du rasoir, me coiffer du chapeau d'affranchi (23)
!
(Plaute, Amphitryon, acte I, scène I.)
II
L'Avare au marché.
EUCLION. J'ai voulu faire un effort et me
régaler pour la noce de ma fille. Je vais au marché, je demande : Combien le
poisson ? trop cher. L'agneau ? trop cher. Le boeuf ? trop cher. Veau, marée,
charcuterie, tout est hors de prix. Impossible d'en approcher, d'autant plus que
je n'avais pas d'argent. La colère me prend et je m'en vais, n'avant pas le
moyen d'acheter. Ils ont été ainsi bien attrapés, tous ces coquins-là. Et
puis, dans le chemin, j'ai fait réflexion : quand on est prodigue les jours de
fête, on manque du nécessaire les autres jours ; voilà ce que c'est que de ne
pas épargner. C'est ainsi que la prudence a parlé à mon esprit et à mon
estomac ; j'ai fait entendre raison à la sensualité, et nous ferons la noce le
plus économiquement, possible. J'ai acheté ce peu d'encens et ces couronnes de
fleurs ; nous les offrirons au dieu Lare, dans notre foyer, pour qu'il rende le
mariage fortuné. Mais que vois-je ? ma porte est ouverte ! Quel vacarme dans la
maison ! Malheureux ! est-ce qu'on me vole ?
CONGRION (de l'intérieur de la maison). Va demander tout de
suite, chez le voisin, une plus grande marmite. Celle-là est trop petite pour
ce que je veux faire.
EUCLION. Hélas ! on m'assassine. On me ravit mon or, on cherche la
marmite ; je suis mort, si je ne cours en toute hâte. Apollon, je t'en conjure,
viens à mon secours. Perce de tes traits ces voleurs de trésors : tu m'as
déjà défendu en semblable péril. Mais je tarde trop, courons avant qu'on
m'ait égorgé.
(Plaute, la Marmite, acte II, scène III.)
III
Désespoir de l'avare à qui on a volé son trésor.
EUCLION. Je suis mort ! je suis égorgé ! je suis assassiné ! Où courir, où ne pas courir ? Arrêtez ! arrêtez ! Qui ? lequel ? je ne sais ; je ne vois plus, je marche dans les ténèbres. Où vais-je ? où suis-je ? Qui suis-je ? Je ne sais ; je n'ai plus ma tête. Ah ! je vous prie, je vous conjure, secourez-moi. Montrez-moi celui qui me l'a ravie ! Vous autres, cachés dans vos robes blanchies, et assis comme des honnêtes gens Parle, toi, je veux t'en croire ; ta figure annonce un homme de bien... Qu'est-ce ? pourquoi riez-vous ? On vous connaît tous. Certainement il y a ici plus d'un voleur Eh bien ! dis, aucun d'eux ne l'a prise ? Tu me donnes le coup de la mort. Dis-moi donc, qui est-ce qui l'a ? Tu l'ignores ! Ah ! malheureux, malheureux ! C'est fait de moi ; plus de ressource, je suis dépouillé de tout ! Jour déplorable, jour funeste, qui m'apporte la misère et la faim ! Il n'y a pas de mortel sur la terre qui ait éprouvé un pareil désastre. Et qu'ai-je affaire de la vie, à présent que j'ai perdu un si beau trésor, que je gardais avec tant de soin ? Pour lui je me dérobais le nécessaire, je me refusais toute satisfaction, tout plaisir. Et il fait la joie d'un autre qui me ruine et qui me tue ! Non, je n'y survivrai pas.
(Plaute, la Marmite, acte IV scène IX.)
IV
Dévouement de l'esclave Tyndare qui s'est fait passer pour son maître Philocrate et lui a fait rendre la liberté.
HÉGION, TYNDARE, ARISTOPHONTE. PLUSIEURS ESCLAVES.
HÉGION. Qu'on mette à l'instant les menottes
à ce pendard.
TYNDARE. Qu'est-ce que cela signifie ? quel mal ai-je fait ?
HÉGION. Tu le demandes ? Recueille la moisson de tes crimes, bon semeur,
bon sarcleur.
TYNDARE. Pourquoi n'as-tu pas dit d'abord bon herseur ? La herse
précède toujours le sarcloir, dans le labourage.
HÉGION. Avec quelle hardiesse il me brave !
TYNDARE. La hardiesse sied bien à un esclave innocent et sans reproches,
surtout devant son maître.
HÉGION. Allons, serrez-lui vigoureusement les mains, je vous l'ordonne.
TYNDARE. Je t'appartiens ; tu peux même les faire couper. Mais qu'est-ce
? pourquoi cette colère ?
HÉGION. Parce que tu as fait tout ce qui dépendait de toi, imposteur,
avec tes impostures scélérates, pour massacrer moi et mon bien, pour couper
bras et jambe à ma fortune, pour exterminer mes espérances avec tous mes
calculs. Ne m'as-tu pas dérobé Philocrate par tes mensonges ? Je l'ai cru
esclave, et je t'ai cru libre, selon que vous disiez ; vous aviez ainsi fait
échange de noms entre vous.
TYNDARE. Oui, je l'avoue, la chose s'est faite comme tu le dis, et par
moi ; il t'a échappé, grâce à mes feintes et à mon adresse. Est-ce donc
cela, par Hercule ! qui m'attire ton courroux ?
HÉGION. Oui, et ce qui t'attirera de terribles supplices.
TYNDARE. Pourvu que je n'aie pas mérité la mort, elle m'effraye peu. Si
je meurs ici, et qu'il ne revienne pas, ainsi qu'il l'a promis, moi, j'aurai
l'honneur, après mon trépas, d'avoir tiré mon maître captif de la servitude
et des mains de l'ennemi, de l'avoir renvoyé en liberté dans son pays chez son
père, et d'avoir exposé ma tête aux périls pour qu'il ne pérît pas.
HÉGION. Va donc jouir de ta gloire sur les bords de l'Achéron.
TYNDARE. Qui périt pour la vertu ne meurt pas.
HÉGION. Quand je t'aurai fait passer par les plus cruelles tortures, et
que je t'aurai mis à mort pour tes manoeuvres, qu'on dise, après, ou que tu es
mort ou que tu as péri, il ne m'importe guère ; on peut dire même que tu vis,
pourvu que tu périsses.
TYNDARE. Par Pollux ! ce ne serait pas impunément que tu ferais cela, si
Philocrate revient, comme j'en suis sûr.
HÉGION. T'avais-je recommandé de ne pas me tromper ?
TYNDARE. Oui.
HÉGION. Pourquoi as-tu osé me mentir ?
TYNDARE. Parce que la vérité nuisait à celui que je voulais servir, et
que mon mensonge lui est utile à présent.
HÉGION. Mais il te sera nuisible, à toi.
TYNDARE. C'est très bien, mais j'ai sauvé mon maître ; je suis heureux
de l'avoir sauvé, lui à qui son père m'avait attaché pour être son gardien.
Penses-tu que j'aie fait une mauvaise action ?
HÉGION. Très mauvaise.
TYNDARE. Moi je dis qu'elle est bonne ; mon sentiment diffère du tien.
Réfléchis un peu : si un de tes esclaves se conduisait ainsi envers ton fils,
quel gré ne lui en saurais-tu pas ? Affranchirais-tu, oui ou non, un tel
serviteur ? ne te serait-il pas bien cher ? Réponds (24).
HÉGION. Cela se peut.
TYNDARE. De quoi donc me sais-tu mauvais gré ?
HÉGION. D'avoir été plus fidèle à un autre qu'à moi.
TYNDARE. Quoi ! tu aurais voulu qu'il te suffit d'un jour et d'une nuit
pour changer le coeur d'un captif tout nouveau, tout récent, et de la veille à
ton service, au point qu'il préférât ton intérêt à celui d'un homme avec
qui il a passé sa vie dès l'enfance ?
HÉGION. Demande donc à l'autre qu'il t'en soit reconnaissant. (Aux
esclaves.) Conduisez-le où il doit être, pourvu de grosses et lourdes
chaînes. De là tu iras tout droit à la carrière, et, au lieu de huit pierres
que tirent les autres par jour, il faudra que tu fasses moitié plus d'ouvrage ;
autrement tu prendras le nom de Sexcentoplagus (25).
ARISTOPHONTE. Par les dieux et les hommes ! je t'en conjure, Hégion, ne
perds pas ce malheureux.
HÉGION. On y aura soin. La nuit il sera gardé dûment enchaîné ; le
jour, il demeurera sous terre à fendre le roc. Je veux que son supplice dure
longtemps. Il n'en sera pas quitte pour une journée.
ARISTOPHONTE. Est-ce bien certainement arrêté ?
HÉGION. Aussi certainement qu'on doit mourir un jour. Emmenez-le
promptement à la forge d'Hippolyte ; dites qu'on lui applique de fortes
entraves, et menez-le ensuite chez mon affranchi Cardalus, à la porte de la
ville, à la carrière. Recommandez de ma part qu'on ait soin de lui, si bien
qu'il ne soit pas plus maltraité que celui qu'on maltraite le plus.
TYNDARE. Pourquoi voudrais-je être sauvé, si tu ne le veux pas ? Ma vie
est en péril à tes périls et risques. Après la mort il n'y a plus dans la
mort aucun mal que j'aie à redouter. Quand mes jours se prolongeraient jusqu'au
terme le plus reculé, courte sera toujours la durée des souffrances dont tu me
menaces. Adieu ! le ciel te conserve ! quoique tu mérites un autre voeu. Toi,
Aristophonte, que les dieux te rendent ce que tu m'as fait ! car c'est à toi
que je suis redevable de mon infortune.
HÉGION. Qu'on l'emmène.
TYNDARE. Je ne demande qu'une chose : si Philocrate revient, permets-moi
de lui parler.
HÉGION. aux esclaves. Vous êtes morts si vous ne l'emmenez hors
de ma présence.
TYNDARE. On me tire, on me pousse, par Hercule ! ne me faites pas
violence.
HÉGION. On le conduit en lieu de sûreté, où il mérite d'être. Ce
sera une leçon pour les autres captifs, s'il était quelqu'un qui fût tenté
de faire une action pareille. Sans celui-ci, qui m'a tout découvert, ils me
mèneraient encore avec leurs ruses comme un âne bridé.
Désormais je ne me fie plus à personne. C'est assez d'avoir été dupe une
fois. Quel malheur ! j'espérais avoir racheté mon fils de la servitude, mon
espoir s'est évanoui. J'ai perdu un fils, qu'un esclave me ravit à l'âge de
quatre ans, et je n'ai jamais retrouvé ni l'esclave ni l'enfant ; mon aîné
est tombé au pouvoir de l'ennemi. Quel funeste sort ai-je donc ? il semble que
je mette au monde des fils pour rester isolé sur la terre. (A Aristophonte.)
Suis-moi, que je te ramène où je t'ai pris. Je veux n'avoir de pitié pour
personne, puisque personne n'a pitié de moi.
ARISTOPHONTE. J'inaugurais ma sortie de prison ; il me faut, à ce que je
vois, réinaugurer ma captivité.
(Plaute, les Captifs, acte III, scène V.)
Tyndare représente l'esclave sous un jour nouveau. - Sosie est lâche gourmand ; il a tous les vices qui naissent de la servitude. Tyndare est noble, dévoué, courageux. - Aussi quelle élévation dans le langage ! Comme il abandonne volontiers la vie, heureux qu'il est d'avoir sauvé son jeune maître ! - Ce caractère est une des plus belles créations de Plaute.
V
Embarras du parasite.
ERGASILE, seul. Malheureux est le mortel
qui cherche sa vie, et la trouve à grand'peine ! plus malheureux celui qui se
donne de la peine sans rien trouver ! Malheureux sans égal celui qui a faim et
n'a pas de quoi manger !
La maudite journée ! que j'aurais plaisir à lui arracher les yeux, si je
pouvais ! C'est elle qui met l'avarice dans le coeur de tous ceux à qui je
m'adresse. Non, je n'en vis jamais de plus famélique, de plus soûlée de
jeûnes, de plus malencontreuse en toutes ses recherches. Mon ventre et mes
mâchoires aujourd'hui chôment la fête de la famine. Peste soit du métier de
parasite 1 je lui dis adieu. La jeunesse aujourd'hui relègue loin d'elle les
plaisants, qui meurent de misère. On ne fait plus le moindre cas des Spartiates
du bas bout de la table, ces intrépides souffre-gourmades, riches en bons mots,
mais n'ayant rien dans le garde-manger et dans l'escarcelle. Qui invite-t-on à
présent ? Celui qui, après s'être régalé de bon coeur chez les autres, peut
les traiter à son tour. On fait soi-même ses emplettes au marché, fonction
dévolue jadis au parasite. On ne fait pas plus de cas d'un bouffon que d'une
obole. Ce sont tous des égoïstes, Tout à l'heure, en sortant d'ici,
j'accostai des jeunes gens au Forum ": Eh bien ! chez qui dînons-nous
aujourd'hui ?" t'as un mot. "Qui est-ce qui répond : Chez-moi ? Qui
se présente ?" Ils restent silencieux comme des muets, et gardent leur
sérieux. « Chez qui soupons-nous ? » Ils me font nenni ; alors je décoche un
lazzi, un de mes plus risibles, qui me valait autrefois un mois de bonnes
lippées ; personne ne rit. Plus de doute, c'est un complot. Pas un ne veut
seulement imiter un chien en colère, et sinon me faire un rire d'approbation,
montrer les dents du moins. Je les laisse là, quand je vois qu'ils se moquent
ainsi de moi ; je m'adresse à d'autres, et ensuite à d'autres, puis encore à
d'autres, c'est tout un ; ils se sont donné le mot, comme les marchands
d'huile, au Vélabre. J'ai quitté la place ; cela m'ennuie d'être joué de la
sorte. II y avait aussi d'autres parasites qui se promenaient et se morfondaient
dans le Forum. Je suis bien décidé à demander justice, conformément à la
loi barbare. Un complot ayant été formé pour nous ôter les vivres et la vie,
j'intente procès aux coupables ; je réclame une amende : dix soupers à ma
discrétion, vu la cherté des denrées. C'est cela. Maintenant je vais au port
; là est la seule espérance de mon souper pour ce soir ; si elle fuit, je
reviendrai chez le vieillard souper à la dure.
(Les Captifs, acte III, scène I.)
VI
Le militaire fanfaron.
PYRGOPOLINICE, ARTOTROGUS (suite du militaire).
PYRGOPOLINICE. Soignez mon bouclier ; que son
éclat soit plus resplendissant que les rayons du soleil dans un ciel pur. Il
faut qu'au jour de la bataille, quand il sera temps, les ennemis, dans le feu de
la mêlée, aient la vue éblouie par ses feux. Et toi, mon épée, console-toi,
ne te lamente pas tant, ne laisse point abattre ton courage, s'il y a trop
longtemps que je te porte oisive à mon côté, tandis que tu frémis
d'impatience de faire un hachis d'ennemis. Mais où est Artotrogus ?
ARTOTROGUS. Me voici, fidèle compagnon d'un guerrier fortuné,
intrépide, beau comme un roi, vaillant comme un héros. Mars n'oserait, pour
vanter ses prouesses, les comparer aux tiennes.
PYRGOPOLINICE. Lui que je sauvai dans les champs Gurguotidoniens, où
commandait en chef Bomlevachidès Clunin Staridysarchidès, petit-fils de
Neptune ?
ARTOTROGUS. Je m'en souviens ; tu veux parler de ce guerrier aux armes
d'or, dont tu dispersas d'un souffle les légions comme le vent dissipe les
feuilles ou le chaume des toits.
PYRGOPOLINICE. Ce n'est rien, par Pollux, que cette prouesse.
ARTOTROGUS. Rien, par Hercule, au prix de toutes les autres (à part)
que tu n'as jamais faites. Si l'on peut voir un plus effronté menteur, un
glorieux plus vain, je me livre à qui le trouvera, en toute propriété pour
une confiture d'olives, et je consens à enrager la faim dans ma nouvelle
condition.
PYRGOPOLINICE. Où es-tu ?
ARTOTROGUS. Me voici. Et dans l'Inde, par Pollux, comme tu cassas d'un
coup de poing le bras à un éléphant !
PYRGOPOLINICE. Comment, le bras ?
ARTOTROGUS. Je voulais dire la cuisse.
PYRGOPOLINICE. Et j'y allais négligemment.
ARTOTROGUS. Si tu y avais mis toute ta force, par Pollux, tu aurais
traversé le cuir, le ventre, la mâchoire de l'éléphant avec ton bras.
PYRGOPOLINICE. Trêve pour le moment à ce récit.
ARTOTROGUS. Par Hercule, tu n'as pas besoin de me raconter tes hauts
faits, à moi qui les connais si bien. (A part ) C'est mon ventre qui me
cause tous ces ennuis ; il faut que mes oreilles les endurent pour que mes dents
ne s'allongent pas ; et je suis obligé d'applaudir à tous les mensonges qu'il
lui plaît d'inventer.
PYRGOPOLINICE. Qu'est-ce que je voulais dire ?
ARTOTROGUS. Voici : je sais déjà ta pensée. Qui, le fait est vrai, par
Hercule, je m'en souviens.
PYRGOPOLINICE. Qu'est-ce ?
ARTOTROGUS. Tout ce qu'il te plaira.
PYRGOPOLINICE. As-tu des tablettes ?
ARTOTROGUS. Veux-tu faire des enrôlements ? j'ai aussi un poinçon.
PYRGOPOLINICE. Que tes pensées s'accordent heureusement avec les
miennes.
ARTOTROGUS. C'est un devoir pour moi de connaître ton humeur, de m'en
faire une étude assidue, pour que mon esprit vole au-devant de tes désirs.
PYRGOPOLINICE. Te souviens-tu ?
ARTOTROGUS. Oui, cent cinquante hommes en Cilicie, cent Sycolatronides,
trente Sardes, soixante Macédoniens périrent sous tes coups en un seul jour.
PYRGOPOLINICE. Combien cela fait-il de morts ?
ARTOTROGUS. Sept mille.
PYRGOPOLINICE. Ce doit être le nombre, tu comptes bien.
ARTOTROGUS. Je n'ai pas besoin de tenir registre pour m'en souvenir.
PYRGOPOLINICE. Par Pollux, ta mémoire est excellente.
ARTOTROGUS, à part. Les bons morceaux me la rafraîchissent.
PYRGOPOLINICE. Tant que tu te comporteras comme jusqu'à ce jour, tu
seras constamment bien nourri, je t'admettrai toujours à ma table.
ARTOTROGUS (avec un redoublement de chaleur). Et en Cappadoce, si
ton glaive ne s'était pas émoussé, n'aurais-tu pas tué d'un seul coup cinq
cents ennemis, seuls restes de l'infanterie, s'ils ont échappé ? Et pourquoi
te dirai-je ce qui est connu de l'univers, que Pyrgopolinice efface tout ce qui
existe sur la terre par sa beauté, sa bravoure, sa force invincible ? Toutes
les femmes t'adorent, et elles n'ont pas tort vraiment, tu es si beau ! .... Par
exemple, celles qui me prirent hier par mon manteau.
PYRGOPOLINICE. Que t'ont-elles dit hier ?
ARTOTROGUS. N'est-ce point Achille qui est avec toi ? demandait l'une
d'elles. Non, répondis-je, c'est son frère. Ah ! oui, par Castor, s'écrie
l'autre avec un mouvement de tête, qu'il me semble beau, qu'il a l'air noble !
Regarde comme sa chevelure tombe avec grâce ! Heureuses les femmes qui sont
honorées de son attention !
PYRGOPOLINICE. Oui-da ! elles s'exprimaient ainsi ?
ARTOTROGUS. Et elles m'ont supplié toutes les deux de te mener
aujourd'hui de ce côté-là.
PYRGOPOLINICE. On est bien à plaindre d'être si beau.
ARTOTROGUS. Elles m'assomment ; ce sont toujours des prières, des
sollicitations, des instances pour que je leur procure le bonheur de te voir ;
ce sont des messages pour me faire venir, au point que je n'ai plus le temps de
vaquer à tes affaires.
PYRGOPOLINICE. II est l'heure, je crois, d'aller à la place, pour payer
aux soldats que j'enrôlai hier le prix de leur engagement. Le roi Séleucus m'a
prié avec instances de lever et d'enrôler pour lui des soldats mercenaires. Je
veux consacrer la journée au service de ce prince.
ARTOTR0GUS (d'un air belliqueux). Eh bien ! marchons à sa suite.
PYRGOPOLINICE. Soldats, suivez-moi.
(Plaute, le Militaire fanfaron, act. 1, sc. I.)
VII
prologue du Cordage.
L'ÉTOILE ARCTURE.
Le grand moteur de toutes les nations, et des terres et des mers, je suis son concitoyen dans la cité céleste. Je suis, vous le voyez, un astre brillant, une blanche étoile, qui se lève toujours à son heure, ici et dans le ciel. Mon nom est Arcture. Je brille là-haut pendant la nuit parmi les dieux ; je parcours durant le jour la demeure des mortels. Mais je ne suis pas la seule constellation qui descende sur la terre. Le souverain des dieux et des hommes, Jupiter, nous envoie dans les différentes contrées pour observer les moeurs et la conduite des mortels ; comment ils pratiquent le devoir et la bonne foi, comment chacun obtient les présents de la fortune. Ceux qui soutiennent des poursuites frauduleuses par de frauduleux témoignages ; ceux qui nient avec serments une dette devant les tribunaux, leurs noms sont écrits par nous et portés à Jupiter. Chaque jour il sait qui provoque sa vengeance. Que les méchants s'efforcent de gagner des procès par leurs impostures, qu'ils obtiennent par la sentence du juge un bien qui ne leur appartient pas ; Jupiter remet en jugement la chose jugée, et l'amende qu'il leur inflige dépasse le gain qu'ils emportent. Il garde les noms des honnêtes gens inscrits sur d'autres tables. Voyez encore les criminels ; ils s'imaginent qu'ils pourront acheter la clémence de Jupiter par des offrandes, par des sacrifices ; ils perdent leurs soins et leur argent. C'est que jamais les prières des perfides ne sauraient le toucher. Mais lorsqu'un homme juste implore les dieux, il lui est plus facile qu'à l'impie de trouver grâce devant eux. Je vous le conseille donc, hommes de bien, dont la vie est conforme aux lois de la justice et de la vertu, persévérez, vous vous féliciterez, après, de votre conduite (26).
§ IV. CONTEMPORAINS ET SUCCESSEURS IMMÉDIATS DE PLAUTE.
II y eut, du vivant même de Plaute et dans les dernières années du sixième siècle, un assez grand nombre de poètes comiques, imitateurs du théâtre grec. Les fêtes publiques, les jeux, les triomphes, les funérailles d'hommes illustres rendirent naturellement plus fréquentes les représentations scéniques. Le métier de poëte commença donc à être lucratif. II ne semble pas qu'il ait été beaucoup plus estimé. En effet, les auteurs dont l'histoire nous a conservé les noms sont ou des esclaves affranchis ou des personnages de basse extraction. - Nous sommes bien éloignés encore du temps où des Romains de noble naissance ne croiront pas s'avilir en se faisant poètes.
CAECILIUS STATIUS.
A la tête des poètes comiques de cette période, dont nous ne possédons que des fragments recueillis et disposés par Otto Ribbekk (Reliquiae comicorum Latinorum, praeter Plautum et Terentium, Leipzig, 1855), se place Caecilius Statius, qui fut contemporain de Plaute, et connut Térence. C'était un esclave. Il était Gaulois Insubrien de naissance. Les écrivains du septième siècle en faisaient le plus grand cas, et l'un d'eux, Volcatius Sédigitus, dans le canon qu'il a dressé des auteurs comiques, lui donne la première place, même avant Plaute. Cicéron serait volontiers du même avis, mais un scrupule semble l'arrêter : Caecilius est un mauvais écrivain, malus auctor latinitatis. Varron admire fort la sage économie de ses pièces ; Horace parle de sa gravité, peut-être ironiquement. Aulu-Gelle, dans un long chapitre qu'il lui consacre, ne le compare à Ménandre que pour le déclarer bien intérieur au poète grec. Caecilius imita surtout Ménandre. Les noms de Luscius Lavinius, de Sextus Turpilius, de Licinius lmbrex, et de plusieurs autres qui vivaient à cette époque, ne nous apprendront rien de nouveau sur le théâtre romain au sixième siècle. A quoi bon rapporter les jugements des anciens sur leur compte, puisque nous ne pouvons les contrôler ? Venons à Térence.
§ V. TÉRENCE.
Dans le canon des
poètes comiques, dressé au septième siècle par Volcatius Sédigitus,
Térence n'occupe que la sixième place. Avant lui sont rangés Caecilius,
Plaute, Naevius, Licinius, Attilius. Ennius est le dernier de tous, et
peut-être n'aurait-il pas l'honneur d'y figurer, si l'on ne devait quelques
égards à la vieillesse :
Decimum
addo causa antiquitatis Ennium.
Il s'en faut que de tels jugements doivent être acceptés sans réserves par
nous. Ils sont d'ailleurs démentis par d'autres jugements portés à des
époques différentes. Rien de plus mobile, de plus sujet aux caprices de la
mode et du goût du jour que la renommée des poètes dramatiques. Térence en
est un exemple bien curieux. A mesure que l'hellénisme pénétra de plus en
plus la littérature romaine, sa gloire s'accrut ; au commencement du septième
siècle, le vieil esprit romain existait encore, au théâtre surtout : c'est
l'époque du grand succès des Atellanes et de quelques comédies à toge (comoedia
togata).
Térence fut relégué au sixième rang. Cent ans plus tard, César le place in summis.
Horace l'épargne seul dans son injuste censure des vieux poètes. Les critiques
des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles ont pour lui la plus vive
admiration : pourquoi ? Il est plus poli, d'une douceur unie, ses peintures de
la nature humaine sont plus générales. De nos jours, il est moins goûté que
Plaute. Celui-ci sent plus son Romain ; il a ce goût de terroir qui nous plaît
; la forte empreinte du cachet national est sur son oeuvre. Térence est plus
terne, ni Grec ni Romain.
A vrai dire, il est plus Grec que Romain. Originaire d'Afrique, d'où le surnom
d'Afer, amené dès son bas âge à Rome, il est élevé avec le plus grand soin
parle sénateur Terentius Lucanus, qui l'affranchit. Toutes les traditions nous
le représentent beau, doux, aimable, avec une légère teinte de mélancolie
qui n'est pas sans charmes. D'une santé délicate, d'une âme plus délicate
encore, il ne peut supporter la douleur que lui cause la perte de ses vers
engloutis dans un naufrage, et il meurt à trente-cinq ans, dans le plus pur
épanouissement de son talent. Ajoutez à cela ce voyage en Grèce, sorte de
pèlerinage pieux à la terre nourricière de toute poésie, à la patrie de
Ménandre, ce cher modèle du poëte latin ; cette langueur subite, et cette
mort mystérieuse en Arcadie, seconde patrie des Muses et de la vie poétique :
il y a dans cette existence, si tôt dénouée, je ne sais quoi de romanesque et
de sentimental qui entraîne l'imagination bien loin de Rome. Les biographes,
obéissant peut-être à leur insu à une loi mystérieuse d'analogie morale,
ont reproduit, à propos de Térence, quelques-unes des plus touchantes
circonstances de la vie de Virgile, notamment ce suprême voyage en Grèce, et
cette mort dont la cause reste ignorée. Ces deux figures s'attirent, se
répondent. Elle ont des traits communs ; toutes deux emportent la pensée loin
du Latium et font ressouvenir de l'Attique. Virgile, Térence, plantes
étrangères, charmantes et délicates, qui, transplantées, languissent, se
retournent vers le lieu natal et meurent.
Il est né vers 560 ou 562, huit ou dix ans avant la mort de Plaute. Il débuta
fort jeune au théâtre par sa comédie de l'Andrienne. On connaît
l'anecdote rapportée à ce sujet par les biographes. Térence se présenta chez
le vieux poète Caecilius pour lui lire sa pièce. Timide, embarrassé, ne
sachant quelle contenance garder, on le fait asseoir sur un escabeau ; le
maître de la maison était étendu sur un lit de table et soupait. La lecture
commence : Caecilius s'étonne, il est touché, il admire, il force Térence à
quitter son escabeau, à venir s'asseoir auprès de lui, à partager son souper.
Les derniers vers lus, il comble d'éloges le jeune poète, et lui fait acheter
sa pièce par les édiles. Voilà l'anecdote ; elle est honorable pour
Caecilius, et on y retrouve cette légère teinte romanesque dont je parlais.
Les biographes l'ont voulu : le charme qui était en Térence gagne jusqu'au
vieux rival et le transforme en ami, en admirateur. Les prologues du poète ne
permettent guère d'ajouter foi à cet aimable conte. Il s'y plaint sans cesse
des attaques malveillantes et envieuses d'un vieil adversaire : celui-là,
disciple de Plaute sans doute, n'avait que du mépris pour les grâces
efféminées de l'affranchi du sénateur. Il semble que les spectateurs aient
été de son avis. Le poète lui-même nous confesse, non sans amertume, qu'à
deux reprises différentes le peuple abandonna la représentation d'une de ses
comédies pour courir aux tours de force d'un athlète, à un funambule. Il s'en
consolait en disant qu'il aimait mieux plaire aux gens d'un goût délicat qu'à
la multitude grossière. Ici encore la tradition se plaît à représenter
Térence honoré des plus hautes amitiés, admis dans la familiarité intime des
jeunes nobles comme Scipion Émilien et Lélius ; elle va même jusqu'à
attribuer une partie de son oeuvre à des collaborateurs illustres ; et il est
certain que le poète lui-même autorisait cette conjecture lorsqu'il disait :
« Des envieux prétendent que des hommes de haute naissance m'aident de leurs
lumières et travaillent avec moi : eh bien ! qu'y a-t-il là d'injurieux pour
le poète ? Il est fier de plaire à des hommes qui plaisent à tous, au peuple
tout entier, à des hommes qui dans la guerre, dans la paix, dans toutes les
affaires ont rendu service à chaque citoyen sans en être plus vains. »
Certains commentateurs sont allés jusqu'à indiquer les scènes qui
appartiennent à Scipion, et celles qui sont l'oeuvre de Lélius. Naïve et
innocente illusion de l'érudition ! Quoi qu'il en soit, tous ces traits réunis
donnent à Térence une physionomie toute particulière. C'est un étranger, un
affranchi comme la plupart des poètes du temps : mais il a été élevé à
Rome ; de plus, il a été admis dans la société intime de l'aristocratie la
plus délicate de son temps : dans ce monde déjà raffiné il a puisé ces
habitudes d'élégance, ce bon ton, cette urbanité qui ne l'abandonnèrent
jamais ; et ses comédies en étaient si profondément imprégnées que les
contemporains croyaient y reconnaître la main de ces hommes distingués et
polis qui étaient les arbitres des belles manières et du goût.
Voilà donc, on peut l'assurer d'avance, un poète qui ne ressemblera guère à
Plaute. Avec lui, en effet, commence une ère nouvelle ; il est le premier et un
des plus parfaits représentants de cette qualité charmante et indéfinissable
que les Grecs appelaient atticisme, que les Romains commençaient à désigner
sous le nom d'urbanitas.
La première condition de l'urbanité, c'est une culture intellectuelle riche et
variée. Pour les Romains de ce temps, cette culture ne pouvait leur venir que
de la Grèce. D'abord méprisée parles purs représentants de l'esprit
national, elle commence à être avidement recherchée dans les dernières
années du sixième siècle. Caton lui-même sacrifie au goût du jour.
Paul-Émile, dit Plutarque, fait élever ses fils à la romaine, mais surtout à
la grecque. Après la défaite de Persée, il fait apporter à Rome les livres
de la Grèce et fonde la première bibliothèque (587). L'hellénisme pénètre
de tous côtés : des philosophes grecs parlent en public et passionnent la
jeunesse romaine : des Grecs illustres, et à leur tête Polybe et Panaetius,
vivent dans la société intime des plus grandes familles. On commence à rougir
de la grossièreté des moeurs nationales, à comprendre et à rechercher les
élégances de la vie. Cette révolution universelle, qui, comme toutes les
choses de ce monde, fut à la fois un bien et un mal, ne pouvait laisser la
littérature hors de son action. Le théâtre, ce puissant véhicule de toutes
les nouveautés, fut le premier à ressentir l'effet de cette transformation
générale. Il y eut une réaction très vive contre la comédie telle que
Plaute l'avait conçue et montrée à la génération précédente. Térence fut
le représentant de cette réaction.
A en juger par les prologues de ses comédies, le peuple romain, j'entends la
multitude, regretta Plaute et sa grosse bouffonnerie. Térence semble demander
grâce aux spectateurs ; il accuse d'envie le vieux poète malveillant, et se
justifie assez faiblement des innovations qu'il hasarde. Les comédies de Plaute
étaient pleines de mouvement (motoriae,
comme disent les grammairiens), il brûlait les planches, comme nous dirions
aujourd'hui ; celles de Térence sont du genre calme, presque immobiles (statariae).
II implore le silence et l'attention ; il se doute bien en effet que la douceur
unie, les grâces délicates de son oeuvre échapperaient à un public
turbulent. Celui-ci était forcé de tenir ses yeux et ses oreilles attachés à
la scène, quand à chaque instant un esclave s'y précipitait en fuyant, un
vieillard s'y démenait en fureur, un parasite y exposait ses bouffonnes
infortunes, un avare leno se voyait assiégé ou battu par l'amant dont il
détenait la maîtresse. Rien de tout cela dans Térence ; il méprise ces
turbulences, il ne veut pas abaisser son art jusqu'à l'emploi de ces grossiers
moyens. Mais le succès était à ce prix. C'est là le caractère le plus
saillant de ses comédies : elles manquent de mouvement. Charmantes à la
lecture, elles sont froides à la représentation. Des Athéniens auraient pu
s'y plaire : elles ennuyaient des Romains.
Les sujets sont empruntés au théâtre grec ; c'était une nécessité, mais
quelle variété dans les poètes de la comédie nouvelle ! Lequel imiter de
préférence ? Plaute a une prédilection particulière pour Philémon, le plus
gai, le moins scrupuleux de tous ; et il charge encore les peintures du modèle.
C'est à Ménandre que Térence s'attache, au plus pur et au plus délicat des
poètes attiques, le moins romain de tous, si on peut parler ainsi. Les
didascalies, les prologues ne manquent pas de nous apprendre que la pièce est
tout entière grecque (est tota graeca) : cela est vrai ; elle est
grecque par le choix des sujets, par l'unité de couleur, par la scrupuleuse
observation de la vérité locale. Pas d'anachronismes, pas de transpositions de
lieux, de moeurs, d'usages : dans Plaute, on voit Rome derrière Athènes, on la
sent pour ainsi dire vivante et présente dans tous les détails de l'oeuvre ;
rien de tel dans Térence. Pas une allusion, pas une réminiscence. La pièce
est bien grecque ; c'est un calque d'un art parfait. Mais où est la vie, où
est l'intérêt pour les contemporains ?
Chose bien remarquable et qui met en pleine lumière l'art exquis de Térence.
II avoue que plus d'une fois, à l'imitation de ses devanciers, il a fondu deux
pièces grecques en une seule. Dans Plaute, ces agencements sautent aux yeux ;
on voit la pièce rapportée : Térence adapte l'épisode au sujet principal
avec tant d'art, que l'ensemble de l'oeuvre n'en est pas détruit. Il est vrai
que les innombrables comédies grecques, presque toutes semblables par le sujet,
rendaient plus faciles ces transpositions. On l'accusait cependant de se les
permettre : c'était gâter, disait-on, les sujets grecs (contaminare
qraecas fabulas).
Sans doute ses rivaux, qui lui adressaient ces reproches, craignaient que ces
soudures si habilement faites ne rendissent le public plus exigeant et plus
difficile pour leurs propres oeuvres : ils n'y mettaient eux pas tant de
façons. Térence avait l'amour et le respect de son art. Ses prédécesseurs
exerçaient un métier et un métier peu estimé ; Térence est un poëte, dans
l'acception la plus délicate du mot : c'est en qualité de poète et d'homme de
bonne compagnie, qu'il est recherché par les Scipions et les Lélius ; il ne
compromettra jamais ce double caractère. Dût le succès faire défaut, il
n'abaissera point le niveau de l'art, il ne souillera point par des
plaisanteries viles la fine fleur de son beau langage. Les épisodes qu'il
ajoute à l'action principale font corps avec elle : dans Plaute, ce sont des
hors-d'oeuvre que rien ne justifie, si ce n'est le besoin d'égayer la scène.
Souvent même Plaute introduit un personnage qui n'est d'aucune utilité dans la
pièce, un parasite par exemple : Térence se refuse sévèrement une telle
licence. Le public romain la supportait, la réclamait même ; mais le poète
plus difficile ne voulait pas acheter un succès à ce prix.
Non seulement il n'y a aucun personnage inutile ; mais tous se tiennent et se
complètent pour ainsi dire l'un l'autre. Térence excelle dans ces oppositions
heureuses qui mettent en lumière les différences de caractères, source
féconde de comique noble. Les Adelphes sont un modèle du genre. Notre
Molière a reproduit à un degré bien supérieur ces contrastes ingénieux dont
il ne faut pas abuser, sous peine de faire dominer les abstractions dans une
oeuvre éminemment concrète par sa nature.
Mais l'innovation capitale de Térence, ce sont ses caractères. Dans Plaute,
ils sont esquissés à grands traits, et souvent voisins de la caricature :
Térence peint avec amour de fines miniatures. De là son aversion pour les
personnages bas et ignobles, qui exigeraient des tons criards, de grosses
couleurs, et forceraient l'acteur et le poëte à élever la voix. Le vil leno,
si cher à Plaute, est banni du théâtre de Térence ; vous n'y trouverez pas
non plus l'impassible et rapace courtisane, être sans entrailles et qui ne vit
que pour le gain ; ni l'esclave ivrogne, gourmand et débauché, toujours placé
entre la fourche, les étrivières ou le cachot humide de la cave ; et les
pères imbéciles et lascifs, qui tolèrent les vices de leurs enfants à
condition qu'ils puissent satisfaire les leurs ; ni les jeunes gens sans pudeur
et sans esprit, exploités, raillés, insultés par les esclaves malins et
méprisants. Toutes ces crudités font rire le peuple, mais de quel air les gens
du monde les recevraient-ils ? De tout ce monde tumultueux, grossier, cynique,
à qui Plaute a donné droit de cité, Térence n'a conservé que le parasite.
Mais comme il l'a transformé ! Qui reconnaîtrait dans Gnaton, gros, fleuri,
gai, dispos, ce misérable Laconien, ce souffre-douleur, cet homme du bas bout
de la table, que les convives en belle humeur vilipendent, inondent d'eau sale,
accablent de projectiles de toute nature, et qui quitte la table du festin tout
en sang ? La vie du monde qui commence a adouci les moeurs, poli les vices,
modifié les industries. Les gens riches ont encore des parasites à leur table,
mais ce n'est point pour les rouer de coups, distraction grossière et bonne
pour les Romains d'autrefois. Le parasite moderne est un homme d'esprit qui sait
flatter : voilà pourquoi il trouve son couvert mis dans les bonnes maisons. Le
passage est curieux, je veux le transcrire. Nous prenons sur le vif un des
côtés les plus intéressants de la société nouvelle qui se fonde sur les
ruines de l'ancienne, et Térence nous apparaît ce qu'il est en effet, le
représentant au théâtre des moeurs et des habitudes du jour.
Le parasite Gnaton. "Quelle différence, grands dieux ! d'un homme à un
autre ! Que les gens d'esprit l'emportent sur les sots ! Voici ce qui me fait
penser ainsi. Aujourd'hui, en arrivant, je rencontre un homme de mon pays, de ma
condition, homme très comme il faut, qui avait dévoré tout son patrimoine. -
Le malheureux était sale, malpropre, défait, couvert de haillons et vieilli
par la misère. "Quel est cet équipage, lui dis-je ? - J'ai perdu tout ce
que je possédais : voilà où j'en suis réduit. Tous mes amis, toutes mes
connaissances m'abandonnent. " - Je le pris en dédain : il me ressemblait
si peu ! « Quoi ! lui dis-je, ô le plus lâche des hommes, es-tu donc au point
de ne trouver plus en toi-même aucune ressource ? as-tu perdu l'esprit en
perdant ton bien ? Je suis de même condition que toi : vois ce teint, cette
fraîcheur, cet embonpoint, ces habits ! J'ai tout et ne possède rien ; je n'ai
pas un as et rien ne me manque. Mais j'ai un malheur, je ne sais pas faire le
métier de bouffon et endurer les coups. - Eh ! crois-tu donc que ce soit là
mes moyens ! Tu te trompes du tout au tout. Jadis, dans l'ancien temps, on
gagnait ainsi sa vie ; mais nous faisons une autre chasse aujourd'hui : et c'est
moi qui en suis l'inventeur. Il y a des gens qui veulent être les premiers en
tout, et qui en sont bien loin : je m'attache à eux, non pour les faire rire ;
au contraire, c'est moi qui ris de tout ce qu'ils disent. Je me pâme
d'admiration à leurs moindres mots, des éloges à propos de tout : quand ils
disent oui, je dis oui ; quand ils disent non, je dis non. Enfin je me suis fait
une loi de leur complaire, de les flatter en tout. C'est aujourd'hui la
meilleure de toutes les industries (27). »
On peut étendre ce parallèle à tous les caractères ; l'étude est
intéressante, et l'on voudrait pouvoir s'y arrêter. Je me borne à indiquer
celui de l'esclave, de la courtisane, du père, et enfin du soldat fanfaron.
Tous ces types, vulgaires, mais saisissants de vérité et de verve dans Plaute,
sont adoucis, urbanisés dans Térence. La touche est plus mesurée, plus
délicate ; il n'aime pas les gens de basse compagnie et de langage grossier ;
il faut avoir fait sa toilette pour entrer dans le salon où le poète réunit
ses personnages.
Ces délicatesses qui nous charment doucement, le poète comique les expie
chèrement. Ses personnages n'ont pas les mouvements assez vifs, le verbe assez
haut, l'expression assez colorée. On ne supporterait pas dans le monde un homme
qui se démènerait, agiterait les bras, frapperait du pied, parlerait haut et
fort, accaparerait pour lui seul toute l'attention de l'assemblée ; au
théâtre, il faut être ainsi. Les personnages sont censés possédés d'une
passion dominante qui ne leur permet pas d'être calmes et mesurés. Comme la
tragédie, la comédie est une crise. II y faut de l'action et une action vive,
de l'entrain, une certaine fièvre. Cet amant obtiendra-t-il celle qu'il aime,
dont il est séparé, qu'il désire, qu'il pleure ? Ce père inquiet, tourmenté
des folles amours de son fils, réussira-t-il à le guérir de sa maladie ? Cet
esclave qui sert son jeune maître aux dépens du père de famille, sera-t-il
assez malin, assez rusé, assez menteur pour tromper le vieillard et satisfaire
le jeune homme ? Térence est trop calme ; il craint trop les saillies
impétueuses, les incorrections de termes et de langage ; ses personnages, même
les plus infâmes, sont trop convenables. Il n'a pas le diable au corps,
l'action se déroule doucement, uniformément, régulièrement. Les parties en
sont bien disposées, bien agencées, l'intrigue raisonnablement embrouillée,
jamais trop, le dénouement judicieusement préparé, chaque chose est à sa
place, chaque personnage se tient religieusement dans son rôle ; mais quoi ! le
rôle manque de relief, on est intéressé, non ému. Et ce qui est plus grave,
on ne rit jamais. Tout au plus, ce sourire des dilettanti, qui n'applaudissent
jamais, parce que cela est de mauvais ton, et qu'ils ne sentent jamais assez
vivement pour s'oublier à ce point.
La sentimentalité remplace la gaieté. Térence est une âme tendre ; il a fait
ses personnages à sa ressemblance. Ce n'est pas la fougue de la jeunesse,
l'élan désordonné du désir qui emporte ses jeunes gens ; ils aiment de toute
leur âme : ce sont des amants modèles dont on souhaite de voir couronner la
flamme. L'objet de leur passion, c'est une courtisane, il est vrai : mais que de
grâces et de vertus dans cette courtisane ! L'une ne vit que pour sa sueur, et
la recommande à son lit de mort aux nombreux amants qui recueillent ses
dernières volontés (l'Andrienne) ; l'autre ne songe qu'à prévenir de
toute souillure, pour la rendre à sa famille, la jeune esclave dont un amant
lui a fait cadeau (l'Eunuque) ; une troisième inspire par ses aimables
qualités une si profonde affection, que son amant marié par force lui reste
fidèle et refuse de vivre avec sa jeune femme (l'Hécyre). C'est la
courtisane qui en fait un bon mari. - Quelle honnêteté ! quelle douceur !
quelle grâce dans ces créatures ! N'est-ce pas là l'idéal de la femme ?
Dévouées, généreuses, spirituelles, complaisantes, qui pourrait se flatter
de trouver toutes ces qualités réunies dans l'épouse que donne la loi ? Aussi
la conclusion naturelle que tire le spectateur de ces belles peintures, c'est
que le célibat est le meilleur de tous les états. Les pères regrettent de
s'être mariés et ne pressent pas trop leurs fils de les imiter. Il faut que
jeunesse se passe, disent-ils, et le plus agréablement possible. L'un d'eux (Heautontimorumenos)
se punit cruellement d'avoir contrarié les amours de son fils et se réjouit du
dénouement qu'il avait voulu empêcher. Tout cela respire une corruption
achevée, si achevée qu'elle n'a plus conscience d'elle-même.
L'invraisemblance et l'impossible dominent chez Plaute. On a beau faire, on ne
peut prendre au sérieux l'action qu'on voit représenter. C'est un prétexte à
scènes gaies, à saillies joyeuses et folles ; le dénouement arrive comme il
peut. On n'emporte du théâtre que l'impression générale d'une heure de
bouffonnerie. Térence atteint les fibres secrètes du coeur ; il faut qu'on
s'intéresse à ce monde qu'on a sous les yeux. La multitude n'y prenait pas
grand plaisir ; mais quelles leçons pour ces jeunes patriciens, riches,
ardents, élevés à la grecque, et tout disposés à vivre à la grecque !
Telle est la véritable originalité de Térence. Il donna définitivement droit
de cité à l'hellénisme ; il en importa à Rome la grâce et la corruption
douce. La hardiesse philosophique des poètes grecs, leurs plaidoyers simples
mais concluants en faveur de l'égalité des hommes, des droits de la raison,
trouvèrent en lui un interprète modéré, réservé. De telles idées
n'étaient pas mûres encore, et eussent effarouché le patriciat orgueilleux et
exclusif de Rome. Cependant c'est Térence qui a écrit (sans doute traduit) le
plus beau vers peut-être de toute la littérature latine... "Je suis
homme, rien de ce qui touche à l'humanité ne m'est étranger." Térence
est un des plus purs écrivains latins, puri sermonis amator, dit César.
Varron résumait, par le mot expressif de mediocritas, l'ensemble de ses
qualités, la mesure, la proportion exacte : voilà bien en effet le caractère
de son style. Rien de forcé, rien d'excessif, pas de tons criards dans la
peinture, pas de note imprévue dans cette douce harmonie : mais aussi rien de
piquant, de saisissant, de dominateur. Il ne s'impose pas, il s'insinue. II
faut, pour le comprendre et l'apprécier, avoir le goût délicat, l'esprit
cultivé, être du monde. Il vous donne une idée assez juste de ce que pouvait
être le ton des honnêtes gens d'alors. Il a eu dans l'antiquité même de
nombreux commentateurs, Probus, Donatus, Eugraphius ; ses oeuvres ont été
reproduites fort souvent ; le manuscrit du Vatican est du cinquième siècle.
Peu représentées, elles n'ont pas eu comme celles de Plaute à souffrir des
mutilations et des interpolations des comédiens. Chacune de ses pièces est
accompagnée d'une didascalie qui nous donne la date à peu près certaine de la
représentation. Suivant toute vraisemblance, le poète, lié avec les
principaux personnages du temps, vendit fort bien ses pièces aux édiles, le
prix qu'il voulut (pretio emptas meo). - La censure ne fut pas une
entrave pour lui ; et d'ailleurs l'anecdote de Caecilius semblerait prouver que
les édiles se déchargeaient volontiers de la tâche de choisir les comédies
à représenter, sur des littérateurs de profession. Ils n'intervenaient que
pour payer. C'est là un progrès réel, très sérieux, qui fut une conquête
pour l'art. - Mais il eût fallu ne pas s'arrêter là, et permettre sur une
scène romaine la représentation de la vie romaine.
Les six comédies de Térence portent toutes des titres, grecs. - voici l'ordre
dans lequel elles furent représentées.
L'Andrienne
(588).
L'Eeautontimorumenos
(591), représentée en deux fois. -Les deux premiers actes d'abord, les trois
derniers le lendemain.
Le Phormion (592).
L'Eunuque
(593).
L'Hécyre (594),
deuxième représentation. La première échoua : les spectateurs quittèrent la
salle pour courir aux exercices d'un athlète et d'un funambule.
Les Adelphes
(594).
Térence mourut probablement en 595. Il laissait à sa fille un nom illustre et
une certaine fortune. Elle épousa un chevalier romain.
EXTRAITS DE TÉRENCE.
VIII
L'Heautontimorumenos (ou le père qui se punit lui-même de sa sévérité envers son fils).
CHRÉMÈS. Il n'y a pas longtemps que nous nous
connaissons, car c'est seulement depuis que vous avez acheté un champ ici
près, et nous n'avons guère eu d 'autre liaison : cependant votre mérite ou
notre voisinage qui, à mon avis, est une des premières conditions de
l'amitié, m'enhardit à vous dire franchement que vous me paraissez travailler
trop pour votre âge et pour votre fortune. Car au nom des dieux quel est votre
dessein ? que cherchez-vous ? Vous avez soixante ans et davantage, si je ne me
trompe. Il n'y a point dans ce canton de terre meilleure ou plus fertile. Vous
avez assez d'esclaves et vous faites sans relâche leur ouvrage, comme si vous
n'en aviez pas un. J'ai beau sortir matin, rentrer tard, je vous vois toujours
dans votre champ bêcher, labourer, porter quelque fardeau. Vous ne prenez pas
un instant de repos, vous ne vous ménagez point. Ce n'est pas par plaisir
assurément. Mais, direz-vous, je ne suis pas content de l'ouvrage que font mes
esclaves. Si vous preniez, pour les faire travailler, la peine que vous prenez
pour travailler vous-même, vous avanceriez davantage.
MÉNÉDÈME. Chrémès, avez-vous assez de loisir pour vous mêler des
affaires qui vous sont étrangères, et qui ne vous regardent nullement ?
CHRÉMÈS. Je suis homme : rien de ce qui intéresse un homme ne m'est
étranger. Prenez ceci, ou pour un conseil, ou pour des instructions que je vous
demande. Ce que vous faites est-il bien, je vous imiterai ; est-il mal, je vous
en détournerai.
MÉNÉDÈME. Je dois faire ainsi, conduisez-vous comme il vous convient.
CHRÉMÈS. Quel homme a pour devoir de se tourmenter ?
MÉNÉDÈME. Moi.
CHRÉMÈS. Si vous avez quelque chagrin, j'en suis fâché. Mais quel
malheur vous est-il arrivé ? quel crime avez-vous donc commis, pour vous
traiter ainsi ?
MÉNÉDÈME. Hélas ! hélas ?
CHRÉMÈS. Ne pleurez pas. Dites-moi ce que ce peut être. Ne me le
cachez point ; ne craignez rien. Ayez confiance en moi. Je vous consolerai, je
vous aiderai ou de mes conseils ou de mon bien.
MÉNÉDÈME. Vous voulez donc le savoir ?
CHRÉMÈS. Par la seule raison que je viens de vous dire.
MÉNÉDÈME. Vous le saurez.
CHRÉMÈS. Mais quittez cette herse ; ne vous fatiguez pas.
MÉNÉDÈME. Je n'en ferai rien.
CHRÉMÈS. Quel est votre dessein ?
MÉNÉDÈME. Permettez que je ne prenne aucun instant de repos.
CHRÉMÈS (prenant la herse). Je ne le permettrai pas, vous
dis-je.
MÉNÉDÈME. Ah ! vous avez tort.
CHRÉMÈS. Comment, une herse si lourde !
MÉNÉDÈME. C'est un juste châtiment.
CHRÉMÈS. Parlez à présent.
MÉNÉDÈME. J'ai un fils unique à la fleur de l'âge. Hélas ! qu'ai-je
dit, j'ai ? non, Chrémès, je l'avais ; aujourd'hui je ne sais si je l'ai ou
non.
CHRÉMÈS. Comment cela ?
MÉNÉDÈME. Vous allez voir. Il y a ici une vieille étrangère de
Corinthe qui est fort pauvre. Mon fils devint éperdument amoureux de sa fille,
au point qu'il voulait presque l'épouser ; tout cela à mon insu. Sitôt que
j'en fus informé, je commençai à le traiter non avec la douceur qu'il
convenait d'employer envers un jeune esprit malade, mais avec la violence et le
train ordinaire des pères. Tous les jours je le grondais. Comment ! espères-tu
longtemps pouvoir te conduire ainsi ? Tu te trompes, Clinias, si tu le crois, et
tu ne me connais pas. Je veux bien t'avouer pour mon fils, tant que tu te
comporteras d'une manière digne de toi ; sinon je saurai te traiter d'une
manière digne de moi. Tout cela ne vient que de trop d'oisiveté. A ton âge je
ne m'occupais pas d'amourettes. La pauvreté me fora d'aller en Asie porter les
armes ; et par ma valeur j'y acquis honneur et fortune. Enfin la chose en vint
au point que ce jeune homme, à force de s'entendre répéter à chaque instant
les mêmes duretés, n'y put tenir. Il s'imagina que mon âge et mon affection
pour lui me rendaient plus instruit sur ses intérêts, plus éclairé que
lui-même. Mon cher Chrémès, il s'en alla en Asie servir le roi.
CHRÉMÈS. Que dites-vous ?
MÉNÉDÈME. Il partit sans m'en prévenir ; et voilà déjà trois mois.
CHRÉMÈS. Vous eûtes tort tous deux. Cette résolution indique cependant un
jeune homme qui a du coeur et de l'énergie.
MÉNÉDÈME. Quand ses confidents m'eurent tout dit, je rentre chez moi
tout triste, l'esprit troublé, et ne sachant quel parti prendre. Je m'assieds,
mes esclaves accourent, ils me déchaussent, d'autres se hâtent de mettre le
couvert, de servir le souper ; chacun fait de son mieux pour adoucir ma peine.
Voyant cela, je nie dis en moi-même : "Comment tant de gens pour moi seul,
empressés à me servir seul, à satisfaire à mes désirs ? tant de servantes
occupées à me vêtir ! pour moi seul tant de dépenses ! et mon fils unique,
qui devrait user de ces biens comme moi, et plus que moi puisqu'il est dans
l'âge d'en jouir, je l'aurai chassé et rendu malheureux par mon injustice ! je
me croirais digne de tous les supplices si je continuais une telle vie. Allons,
tant qu'il sera dans la misère, éloigné de sa patrie par ma dureté, je le
vengerai sur moi-même. Je travaillerai, j'amasserai, j épargnerai pour lui.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je ne laisse rien dans ma maison ; vaisselle,
étoffes, je fais rafle de tout. Servantes, valets, excepté ceux qui, par les
travaux rustiques, pouvaient m'indemniser de leur dépense, je les mène au
marché et les vends ; je mets écriteau à ma porte ; je ramasse environ quinze
talents. J'achète cette terre, je m'y tourmente. Il m'a semblé, Chrémès, que
je serais un peu moins injuste en me rendant malheureux ; et que je devais
rester étranger aux plaisirs jusqu'à ce que mon fils revint sain et sauf pour
en jouir avec moi.
CHRÉMÈS. Je crois que vous êtes naturellement bon père, et qu'il
aurait été fils obéissant, si on l'eût traité avec justice et douceur :
mais vous ne le connaissiez pas, et il ne vous connaissait pas. Quand on en
vient là, ce n'est plus vivre. Vous ne lui avez jamais montré combien vous
l'aimiez, il n'a jamais osé avoir confiance en son père. Autrement ceci ne
serait jamais arrivé.
MÉNÉDÈME. C'est vrai, j'en conviens ; la plus grande faute est de mon
côté.
CHRÉMÈS. J'ai bonne espérance, Ménédème ; au premier jour il vous
reviendra en bonne santé.
MÉNÉDÈME. Les dieux le veuillent !
CHRÉMÈS. Ils le voudront. C'est aujourd'hui la fête de Bacchus. Si
cela ne vous dérange pas, passez le reste de la journée chez moi.
MÉNÉDÈME. Je ne peux pas.
CHRÉMÈS. Pourquoi donc ? de grâce, donnez-vous un peu de relâche.
Votre fils, tout absent qu'il est, le désire.
MÉNÉDÈME. Il ne convient pas, qu'après l'avoir mis dans la peine, je
m'en exempte.
CHRÉMÈS. Vous y êtes résolu ?
MÉNÉDÈME. Oui.
(Act. I, sc. 1. Traduction Collet.)
Caton (Marcus Porcins Priscus Cato Censorius).
Caton vécut quatre-vingt-dix ans. Il mourut en 605; il est donc né en 515, c'est-à-dire la même année que le poète Ennius, et il a survécu à Térence. Il a vu l'hellénisme se glisser timidement à Rome, servir de modèle aux premiers essais littéraires, puis régner au théâtre et bientôt après dans les habitudes et dans les moeurs. Quand il meurt, cette importante révolution est consommée. La Grèce vaincue a réellement subjugué sou farouche vainqueur. Caton lutta toute sa vie pour empêcher ou restreindre cet envahissement de l'étranger. C'est en cela que consiste surtout son originalité. On peut lui donner pour devise le beau vers d'Ennius : "C'est par ses moeurs antiques et ses hommes que Rome se tient debout :"
oribus antiquis res stat romana virisque.
Voyons donc ce que
c'était au sixième siècle qu'un Romain de moeurs antiques.
Il est né à Tusculum. Rome ne produisait déjà plus de tels hommes. Il
sortait d'une forte race de laboureurs, de soldats et aussi de plaideurs.
Déchirer et pressurer le sol, battre l'ennemi et lui enlever son territoire,
défendre en justice son bien et celui de ses amis : voilà les trois
occupations capitales du Romain de vieille souche. Pas un moment réservé à
l'étude, au loisir (otium),
aux aimables entretiens. Les ancêtres de Caton étaient hommes des champs,
adonnés à la culture et à l'élève du bétail ; de là le surnom de Porcius
(porcher). C'étaient gens rudes, sobres, vigoureux. Tel fut Caton. Ce fut lui
qui porta le premier ce surnom "en raison de son grand sens et de sa
suffisance" (catus,
avisé). Il était roux, yeux gris, robuste ; sa première jeunesse se passe aux
champs ; à dix-sept ans, il fait la guerre contre Annibal et assiste à la
défaite du lac de Trasimène. Tout le temps que lui laissent la guerre et les
travaux des champs, il le consacre à plaider soit pour lui-même, soit pour
d'autres. "Ainsi se rendit-il bon plaideur et eut la parole à
commandement."A
la guerre il allait à pied, portant lui-même son bagage, ne buvait en marche
que de l'eau relevée d'un peu de vinaigre. Aux champs, il labourait avec ses
esclaves, nu comme eux, mangeant avec eux, couchant tout habillé, jetant sur
lui une mauvaise jaquette. Dans son voisinage on voyait encore la maison du
fameux Curius Dentatus. Ce fut l'idéal que se choisit Caton. Plutarque en
voudrait faire un disciple du pythagoricien Néarque : rien de moins
vraisemblable, il n'allait pas chercher ses modèles si loin de Rome.
De telles moeurs étaient déjà devenues fort rares. Quand Caton se présenta
à Rome, avec la recommandation de M. Valérius, le peuple reconnut un des siens
et le nomma tribun des soldats d'abord, puis questeur. Il accompagna en cette
qualité Scipion en Sicile (548). Celui-ci trouva en son questeur un surveillant
incommode et le renvoya à Rome. Grandes clameurs de Caton contre cette noblesse
hautaine, dépensière et qui affichait le mépris des vieilles moeurs. Le
peuple estime d'autant plus Caton, et, malgré les nobles, l'élève
successivement à la préture, au consulat, à la censure. En Espagne, il prend
en trois cents jours quatre cents villes ou villages, rapporte au trésor une
somme immense. Au moment de s'embarquer, il vend son cheval pour épargner à
l'État les frais du transport. Il obtient le triomphe, et retourne à l'armée,
simple tribun, pour combattre Antiochus. Il sauve les légions aux Thermopyles.
Il est surtout célèbre par sa censure. Jamais fonctions plus délicates ne
furent exercées avec une plus intraitable rigidité. Il faut voir dans
Plutarque le récit de toutes ses exécutions. Il dégrade et chasse du sénat
les représentants des plus nobles familles, un Flaminius, un Manilius. Il fait
une guerre sans pitié à toutes les importations du luxe, établit des taxes
énormes sur les beaux meubles, les belles étoffes, les beaux esclaves, les
délicatesses de la table. Il casse les marchés onéreux pour l'État, qui
enrichissent les entrepreneurs. Tout cela au grand applaudissement du peuple,
dont ce luxe semblait braver la misère ; mais il suscite contre lui des haines
énergiques et insatiables. Il fut accusé jusqu'à cinquante fois ; mais il
n'en avait souci. Il était toujours absous, et il réussissait presque toujours
à faire condamner ceux qu'il attaquait. A quatre-vingt-dix ans il cite en
justice Servilius Galba, et soutient lui-même l'accusation.
Il haïssait les Grecs : il les avait vus chez eux, et les y aimait mieux qu'à
Rome. Il dit à son fils : "Je parlerai des Grecs en temps et lieu, mon
fils Alarcus. Je dirai ce que j'ai observé à Athènes. Il peut être bon
d'effleurer leurs arts, mais non de les approfondir. Cette race est de toutes la
plus perverse et la plus intraitable. Ce que je vais dire, crois-le, c'est
parole d'oracle. Toutes les fois que cette nation nous apportera ses arts, elle
corrompra tout, et c'est pis encore si elle envoie ici ses médecins. Ils ont
juré entre eux d'exterminer par la médecine tous les barbares jusqu'au
dernier. Ils n'exigent le salaire de leur métier que pour usurper la confiance
et tuer plus à l'aise. Nous aussi ils nous appellent barbares, et nous
outragent plus ignominieusement que tous les autres peuples, en nous traitant d'Opiques.
Mon fils, je t'interdis les médecins."
Cette haine, instinctive d'abord, puis raisonnée, politique pour ainsi dire,
étouffe en lui tout sentiment de pitié pour les individus. Polybe et les
autres exilés grecs supplient depuis de longues années le sénat de les
rétablir dans leur patrie. Voici l'ordre du jour que propose Caton : "Nous
avons autre chose à faire qu'à nous amuser à discuter tout un jour pour
savoir si des vieillards grecs seront enterrés ici par les fossoyeurs de Rome
ou par ceux d'Achaïe."
On voulait lui faire admirer Socrate : "C'est un bavard et un séditieux,
dit-il, qui attaquait les croyances, corrompait les moeurs et aspirait à la
tyrannie."
Il entend les beaux discours des trois philosophes grecs envoyés en ambassade,
Carnéade, Diogène, Critolaüs (599) ; il est témoin de l'enthousiasme de la
jeunesse pour ces agréables parleurs. Vite, il demande qu'on les renvoie chez
eux. "Quand les Romains s'adonneront aux lettres grecques, disait-il, ils
perdront et gâteront tout."
Tel est l'homme politique, avec sa rigueur, ses préjugés, son inflexibilité.
Dans la vie privée, c'est le modèle du père de famille. Il voit tout et fait
tout par lui-même. Il est agriculteur, économe, intendant, médecin,
pédagogue, maître d'école. Il soigne sa femme, son fils, ses boeufs malades,
lui-même, et par quels remèdes ! Il est bon époux, bon père, ne maltraite
jamais ces êtres faibles dont la loi l'a fait le maître. Il est juste envers
tous, même envers ses esclaves. Après dîner il distribue aux négligents et
aux paresseux le nombre exact de coups de fouet qu'ils ont mérités. Il ne
confie à nul autre qu'à lui-même l'éducation de son fils. II lui apprend
lui-même la lecture, puis la grammaire, les lois, voilà pour l'esprit.
L'escrime, l'équitation, le pugilat, voilà pour le corps. Il compose lui-même
et écrit de sa propre main de belles histoires en gros caractères pour lui
faciliter les débuts de la lecture. Homme d'ordre et d'économie, il était
âpre au gain. C'était une de ses maximes favorites : "Que celui-là
était un homme divin qui par son industrie augmentait son avoir et laissait à
ses enfants en revenu ce qu'il avait reçu en capital." De tels principes
mènent loin. Caton en arriva sur la fin de sa vie à pratiquer l'usure et la
plus décriée de toutes, l'usure maritime. Il faisait commerce d'esclaves ; les
achetait tout petits, à bas prix, les revendait grands et bien formés. Quand
ils devenaient vieux, il les vendait avec le vieux boeuf et la vieille
ferraille. "Le père de famille, disait-il, doit être vendeur, non
acheteur."
Voilà l'homme. Que sera l'écrivain ?
A coup sûr ce ne
sera point un poète. C'est Caton qui a fait cadeau à Rome d'Ennius, mais il
l'a probablement regretté plus d'une fois, car nous savons qu'il reprocha comme
une honte (objecit
ut probrum)
à M. Fulvius Nobilior de s'être fait accompagner du poète en Etolie.
C'est lui qui disait : "La poésie n'était pas en honneur, ceux qui s'y
appliquaient et ceux qui allaient mendier des repas, portaient le même
nom" (grassator
vocabatur).
Il méprise souverainement et l'industrie et la personne des faiseurs de vers.
J'ai montré déjà que ce préjugé tout romain avait sa raison d'être. Les
poètes du sixième siècle, étrangers, esclaves ou affranchis, étaient peu
faits pour commander le respect et l'estime. De plus, c'étaient des traducteurs
de ces Grecs que Caton craignait et dédaignait à la fois. Caton sera donc un
prosateur. Par ses qualités et ses défauts, son bon sens rigide, son esprit
pratique, son manque complet d'imagination, il est voué fatalement à la prose.
La poésie est un luxe, la prose est la langue des affaires. Un beau poème ne
prouve rien, ne sert à rien ; un bon discours, un solide traité, une histoire
savante : voilà des oeuvres éminemment utiles. Dans Caton l'écrivain
disparaît derrière le politique, l'économiste, le citoyen. Il n'écrit pas
pour écrire. II a toujours un but pratique, positif, nettement déterminé.
Nous voilà bien loin des tragédies et des comédies imitées du grec. Livius
Andronicus, Ennius, Plaute et Térence importent à Rome comme ils peuvent les
produits de l'art attique ; Caton nous montre les produits naturels de l'esprit
romain.
C'est un savant jurisconsulte. A Tusculum il donnait des consultations sur le
droit et plaidait pour le premier venu. C'est un avocat habile, qui possède
toutes les adresses du métier ; à Rome, il devient orateur. Les sujets
croissant en importance, l'éloquence de Caton grandit avec eux. Il n'est pas
insensible à la gloire de bien dire, gloire utile entre toutes. L'éloquence
est une arme redoutable aux mains d'un homme résolu, ferme dans ses principes,
vivant au grand jour et toujours prêt à la lutte. II accuse, il se défend, il
défend ses amis : voilà pour l'éloquence judiciaire ; il prend la parole au
sénat, au forum, sur les grandes questions de la paix ou de la guerre, des lois
à proposer ou à abroger. Il défend par exemple contre le tribun Valérius et
contre l'émeute des femmes qui assiègent le forum la loi Oppia qui interdit
aux matrones de porter des vêtements de pourpre, de se faire traîner dans des
chars, loi absurde dans sa rigueur, loi portée pendant qu'Annibal campait à
Capoue et que Rome était au plus bas, loi que des temps meilleurs et les
progrès nécessaires du bien-être et du luxe ont abolie en fait, mais dont
Caton exige le maintien. Voilà bien l'homme opiniâtre, l'homme des anciens
usages, l'ennemi irréconciliable de toute innovation. La plupart de ses
discours ont le même caractère : âpre censure du présent, glorification
sarcastique des choses du passé. II se plaît à opposer aux hommes du jour
l'image de sa vie. "On m'accuse, dit-il : moi qui ai consumé toute ma
jeunesse dans l'épargne, la pauvreté ruile, le travail, moi qui ai vécu en
labourant mon champ, au milieu des rochers de la Sabine, défrichant et
ensemençant des cailloux ;" et ailleurs : "Dans cet outrage qui m'est
fait par ce misérable écervelé, c'est la chose publique, oui, c'est elle que
je prends en pitié. " Partout le même ton âpre et méprisant ; partout
cette hautaine identification de sa personne avec la république. Il se sent et
se proclame le seul vrai Romain de son temps. Écoutez-le rendant compte de ses
dépenses devant le peuple. Sans doute il était accusé d'avoir dilapidé les
fonds publics. Son apologie est une censure du tour le plus vif et le plus
insolent. Chaque détail est un coup de massue pour ses détracteurs. On accuse
Caton, Caton accuse tout le monde.
"Je fis apporter le registre où était écrit mon discours. On produit les
tablettes où se trouve l'engagement contracté par moi avec M. Cornélius ; on
lit les belles actions de mes ancêtres, puis les services que j'ai rendus à la
république. A la suite on trouve dans le discours ces mots : « Jamais je n'ai
dilapidé dans des brigues ni mon argent, ni celui des alliés." Non ! non
! n'écris point cela, dis-je, ils ne veulent entendre rien de tel." Il
continua à lire. "Ai-je jamais imposé aux villes des alliés des
lieutenants qui ravissaient leurs biens et leurs enfants ?" Efface encore
cela : ils ne veulent point l'entendre. Continue : "Jamais je n'ai partagé
entre trois ou quatre amis ni le butin, ni ce qui avait été pris à l'ennemi,
ni les dépouilles de la guerre ; jamais je n'ai enlevé leur conquête à ceux
qui l'avaient faite." Efface encore cela, il n'y a rien qu'ils veuillent
moins entendre, ce n'est pas bon à dire. Continue: "Jamais je n'ai fait
cadeau de relais publics à mes amis, afin qu'ils pussent en trafiquer, et
gagner gros." Efface, efface encore cela avec le plus grand soin.
"Jamais je n'ai distribué entre mes appariteurs et mes amis de grosses
sommes d'argent pour le vin et la nourriture qui leur étaient dus ; je ne les
ai point enrichis au détriment du trésor." Ah ! pour cela, efface-le
jusqu'au bois. Vois, je te prie, où en est réduite la république ! Ce que
j'ai fait de bien à son service, les actions qui étaient pour moi un titre à
la reconnaissance, je n'ose pas les rappeler aujourd'hui, de peur de soulever la
haine contre moi. Voilà où nous en sommes ! On peut faire le mal impunément,
on ne peut faire le bien."
On possédait au temps de Cicéron plus de cent cinquante discours de Caton. Il
avait occupé les dernières années de sa vie à revoir et à publier ces
monuments de son éloquence et de son intégrité. II avait même composé sous
le titre de de Oratore une sorte de manuel de l'orateur pour son fils.
Cicéron faisait le plus grand cas de ces discours : cependant ils étaient
dédaignés de son temps : la forme en était trop rude. Voici ce qu'il en dit :
" Est-il
aujourd'hui un seul de nos orateurs qui lise Caton? en est-il même un seul qui
le connaisse ? Et cependant quel homme, grands dieux ! Ne voyons point en lui le
citoyen, le sénateur, le général, il ne s'agit ici que de l'orateur. Qui
jamais sut louer avec plus de noblesse ? blâmer avec une plus mordante énergie
? Quelle finesse dans les pensées, quelle ingénieuse simplicité dans
l'exposition des faits et des arguments ! Les cent cinquante discours et plus,
que j'ai trouvés de lui jusqu'à ce jour et que j'ai lus, sont remplis d'idées
et d'expressions brillantes. On peut en extraire ce qui est digne de remarque et
d'éloges ; on y trouvera toutes les beautés oratoires... " Et plus loin :
« Son style est trop vieux ; on trouve chez lui des mots surannés ; c'est
qu'alors on parlait ainsi. Changez ce qu'il ne pouvait changer dans ce temps-là
; ajoutez du nombre à ses périodes ; mettez entre leurs parties plus de
liaison et de symétrie ; joignez et assemblez avec plus d'art les mots
eux-mêmes ; alors vous ne mettrez personne au-dessus de Caton (28).
»
Dans son recueil des fragments des orateurs anciens, M. Meyer a réuni tout ce
qui nous a été conservé de Caton. Tite-Live avait peut-être sous les yeux
l'original de son discours pour la loi Oppia, quand il a composé la fameuse
harangue qu'il prêle au défenseur de la loi. On sait que Salluste étudia avec
le plus grand soin la langue et le style de Caton, et imita l'un et l'autre avec
plus d'affectation que de bonheur. Sous les empereurs, les érudits remirent à
la mode le vieil orateur. Hadrien le préférait à Cicéron. Les compilateurs
le citèrent et le commentèrent avec complaisance. C'est à eux, à Aulu-Gelle
surtout, que nous devons les fragments qui nous ont été conservés.
Si nous en jugeons par les témoignages de l'antiquité tout entière, il y a
peu d'ouvrages dont la perte soit plus regrettable que celle des Origines
de Caton. Sous ce titre évidemment incomplet, Caton avait construit une sorte
d'encyclopédie de toutes ses connaissances historiques. L'ouvrage se composait
de sept livres. La légende, l'histoire, les lois, les moeurs, les événements
anciens et récents, tout y était rapporté. L'auteur s'était d'abord
proposé, comme le titre l'indique, un essai sur l'histoire de la fondation des
principales villes d'Italie. Le premier livre était consacré à Rome : quelle
tradition avait adoptée Caton ? on l'ignore. Le deuxième et le troisième
livre renfermaient l'histoire des origines des cités les plus importantes de
l'Italie. Les quatre derniers étaient consacrés au récit des guerres puniques
en Sicile, en Italie et en Espagne. Toute cette partie devait ressembler pour la
composition et la forme à nos mémoires. Caton exposait avec complaisance les
événements où il avait joué un rôle. Le discours pour les Rhodiens, dont
Aulu-Gelle nous a conservé des fragments considérables, faisait partie des Origines.
C'est encore dans cet ouvrage que Caton rappelait l'héroïsme du tribun des
soldats Cédicius. C'est là encore qu'il mentionnait l'antique usage romain, de
célébrer dans des chants accompagnés de la flûte les grands hommes qui
avaient illustré la patrie. Cicéron donne à l'auteur l'épithète de gravissimus
: voilà pour le sérieux du fond. Quant à la forme, elle était plus
remarquable encore. "C'est une fleur, c'est une lumière
d'éloquence," dit Cicéron. Mais ce qui donnait à cet ouvrage une
importance capitale, c'est qu'il inaugurait la prose latine. Tous les
prédécesseurs immédiats, tous les contemporains de Caton écrivent en grec ;
tel Q. Fabius Pictor, tel Cincius Alimentus, tel Acilius Glabrio, soit par
dédain de l'idiome national, soit pour faire admirer leur érudition. Caton
écrit pour des Romains, et il écrit dans leur langue. Elle est rude encore,
sans souplesse, sans élégance, mais elle n'en rend que mieux la forte et sobre
pensée de l'auteur. Autre innovation. Tous les écrivains que je viens de
citer, sont des annalistes. Ils enregistrent année par année, à l'exemple des
pontifes, les principaux événements dont ils ont été témoins. Aucune autre
composition que l'ordre chronologique. L'ouvrage de Caton forme un tout, il est
distribué en diverses parties : la personnalité de l'auteur crée l'ouvrage.
II expliquait lui-même d'ailleurs les raisons qui lui avaient fait renoncer à
la forme des annales. "A quoi bon, disait-il, répéter ce qui se trouve
dans les annales des pontifes, le prix du blé, les disettes, les éclipses de
lune ou de soleil ?" Ainsi sur ce point, Caton est novateur, homme de
progrès, comme nous dirions aujourd'hui, mais c'est un progrès romain qu'il
veut. Qu'on emprunte aux Grecs leur art, soit, mais qu'on écrive en langue
nationale l'histoire de la patrie.
Cicéron, dans cet aimable plaidoyer en faveur de la vieillesse, qu'il intitule
Caton l'Ancien (Cato Major), se plaît à environner d'une sorte
d'auréole poétique cette rude figure de l'inflexible censeur. C'est un Socrate
mélancolique, doux, tendre, comprenant et aimant tout ce qui est beau,
délicat, gracieux. Jamais transformation ne fut plus complète d'un type en un
autre tout différent. Parmi les plaisirs que le Caton de Cicéron trouve dans
la vieillesse, il n'a garde d'oublier ceux que donne la vie des champs. Quelle
merveille que cet attendrissement de la terre au printemps, ce sein tiède qui
s'ouvre pour recevoir la semence, le grain qui fermente, éclate et pousse la
frêle tige verte ; celle-ci se durcissant, s'arrondissant en cylindre flexible,
se couronnant enfin de l'épi ; la capsule délicate et résistante qui retient
chaque grain de blé, ces longs piquants qui le garantissent comme un rempart
contre le bec des petits oiseaux ! Et la vigne dont les vrilles rampantes
s'accrochent, relèvent le sarment ! et les bourgeons, ces diamants qui percent
la rugueuse écorce du bois qui semble mort ! et les jardins, et les belles
fleurs, et tous ces parfums, tout cet éclat, tout ce charme de la nature se
révélant heure par heure dans sa féconde variété à l'oeil de l'homme qui
admire ! C'est dans son imagination et aussi dans la lecture de Xénophon que
l'orateur latin a pris ces belles peintures de la vie des champs. Il n'y en a
pas trace dans l'ouvrage spécial que Caton a composé sur les travaux de la
campagne, De
re rustica.
On y chercherait vainement un jardin, des fleurs, le sentiment de la nature,
l'admiration des merveilles qu'elle produit : ce n'est pas un philosophe, un
orateur, un poète, qui a écrit ce livre ; c'est un propriétaire, et quel
propriétaire ! Jamais la terre, cette généreuse nourrice des humains, n'en a
porté de plus impitoyable ; jamais ses entrailles n'ont été déchirées par
des mains plus rudes, avec un coeur plus indifférent.
Et, d'abord ne demandons pas à l'ouvrage ordre, composition, méthode ; c'est
une série de préceptes et d'observations, fruit de l'expérience, consignés
au hasard, suivant le travail du jour apparemment. Mais, tel qu'il est, il y a
peu de livres plus importants pour nous. Le maintien de l'ancienne agriculture
était intimement uni au maintien même des moeurs et de la constitution : ce
sont les petits propriétaires, cette race opiniâtre représentée par les
Dentatus, les Cincinnatus, qui ont créé la légion et donné une base solide
à la conquête. Laboureur et soldat, voilà le vrai Romain ; l'agriculture,
voilà la pépinière des armées : Pyrrhus l'avait compris, et que les légions
recrutées ainsi étaient inépuisables et invincibles ; les Gracques le
comprirent bien aussi : la race des ingénus disparaissait, ils voulurent la
refaire en refaisant la petite propriété rurale. Horace lui-même le sentait
peut-être, quand il rappelait dans ses vers de commande, les Romains de sort
temps à la vie des Dentatus et des Fabricius Virgile le sentait mieux encore ;
et il enchâssait dons son vers harmonieux et plein d'images la plupart des
préceptes du vieux Caton (29).
Or le livre de Caton est écrit au moment même où le danger de la
concentration de grands domaines en un petit nombre de propriétaires, apparaît
: Latifundia
perdidere ltaliam,
ce sont les grands domaines qui ont perdu l'Italie, dit Pline. Les grands
domaines, c'est-à-dire, le remplacement des travailleurs libres par des
esclaves, les bois et les prés substitués aux champs à céréales ; l'Italie
ne produisant plus de quoi nourrir ses habitants. On entrevoit déjà le jour
où seront inaugurées les distributions de blé, c'est-à-dire l'encouragement
à la désertion des champs, l'appel à Rome d'une foule oisive, démoralisée,
vile, qu'il faudra nourrir et amuser. Caton lui-même, après avoir été un
Fabricius et un Dentatus, devint dans les dernières années de sa vie un grand
propriétaire. Il préféra les bois et les prés aux terres arables, disant
avec raison, que les bois et les prés ne demandent à l'homme aucun travail et
que Jupiter se charge de les mener à bien. Il n'en était pas encore là quand
il écrivit son Manuel d'agriculture pratique.
Quel est le but de tout homme sage ? gagner, acquérir, rem quaerere. Il
y a bien des moyens, le commerce d'abord ; mais le commerce est chanceux. Il y a
l'usure, excellent moyen, mais puni par les lois. Il y a enfin l'agriculture,
moyen plus lent, mais honnête. L'agriculture forme des hommes vigoureux, sains,
des soldats excellents ; elle est estimée et considérée de tous.
Dans quelles conditions faut-il acheter un domaine ? Avec circonspection, après
mûr examen. Voir si les voisins sont à leur aise, bon augure pour le sol. Si
ceux qui ont vendu, le regrettent.
Ce domaine acheté, les terres bien labourées et fumées, le propriétaire ne
s'endort pas. Voyons-le dans l'exercice de ses fonctions de surveillant : vous
reconnaîtrez ici cet oeil du maître que rien ne vaut.
- " Le père de famille arrive à son domaine. Il salue les Lares
domestiques, et fait le jour même le tour de sa propriété. Il voit comment
elle est tenue, ce qu'il y a d'ouvrage fait, ce qu'il reste à faire. Le
lendemain qu'il appelle le fermier. Qu'il lui demande ce qu'il y a d'ouvrage
fait, ce qu'il reste à faire. Qu'y a-t-il en vin, en froment, en autres choses
? Le compte du travail fait, il faut faire celui des jours. S'il n'y a pas eu
assez d'ouvrage fait, le fermier assure qu'il n'a pas épargné sa peine, mais
que les esclaves ont été malades, que le temps a été mauvais ; que des
esclaves ont pris la fuite, qu'il a fallu exécuter des travaux publics. Après
qu'il a donné toutes ces excuses, ramène-le au compte des jours et des
travaux. S'il a plu, pendant combien de temps ? Du reste il y a des ouvrages
qu'on fait pendant la pluie. On lave les tonneaux, on les goudronne, on nettoie
la maison, on transporte le blé, on met dehors le fumier, on lui creuse une
fosse, on vanne les graines à semence, on raccommode les vieilles cordes ; les
esclaves raccommodent leurs habits. S'il y a eu des jours de fête, il fallait
les employer à curer des fossés, réparer les chemins, élaguer les haies,
piocher le jardin, sarcler le pré, moudre la farine. Si les esclaves ont été
malades, ils n'ont pas dû manger autant." Ce dernier trait est admirable.
Les fonctions du fermier, avec un tel maître, ne sont pas une sinécure. Le
malheureux vit dans la peur des coups : il ne doit pas aimer la promenade, ne
dîner jamais dehors, ne pas avoir de parasite (ô ironie !), ne pas se croire
plus habile que son maître, ne prêter jamais rien. (Caton lui permet
d'emprunter aux voisins.) Qu'il vive toujours en société des esclaves,
travaille comme eux, les surveille de près. Le bon travail fait le bon sommeil.
Qu'il soit couché le dernier, levé le premier.
Quant à la fermière, les recommandations sont les mêmes. Elle ne doit pas non
plus se promener ni dîner dehors.
Les esclaves doivent travailler ou dormir, sinon des coups. Le maître a soin de
les tenir en haine les uns contre les autres ; ils se dénoncent
réciproquement, il les tient dans sa main. Pour vêtement, ils auront tous les
deux ans une tunique de trois pieds de long et des saies. On les nourrira avec
les olives tombées, ou les olives mûres dont on ne pourrait faire de l'huile,
un peu de vin, pris sur celui qui doit être plus tard du vinaigre. Quand
l'esclave devient vieux ou infirme, on le vend. 11 faut voir les nobles et
touchantes protestations de Plutarque contre cette barbarie et cette
ingratitude.
Dans le domaine de Caton les animaux, les boeufs surtout, sont plus heureux que
les hommes. On les soigne dans leurs maladies. Le maître a quelques
prétentions en médecine. Un boeuf est indisposé, qu'on lui donne un oeuf de
poule cru. Mais que le boeuf et celui qui le lui donne soient tous deux à jeun
"Jejunus
jejuno boni dato."
La religion, a aussi sa place dans ce recueil de préceptes. Le sacrifice du
porc, les prières aux dieux avant d'élaguer les bois, de creuser les fossés,
les lustrations des champs, les invocations à Mars pour écarter les maladies,
la truie immolée à Cérès, à Janus, à Jupiter, la prière sacramentelle
pour rendre la santé aux boeufs, les incantations magiques ; toutes les
recettes d'une religion grossière, superstitieuse, mais purement nationale ;
les croyances les plus bizarres, les procédés les plus absurdes, mais
consacrés par la tradition : voilà ce que l'on rencontre à chaque page dans
cette encyclopédie d'un propriétaire du sixième siècle. Jamais oeuvre ne
porta plus vive empreinte du temps et du milieu où elle a paru. On comprend, en
lisant Caton, l'ardeur avec laquelle ses contemporains se portèrent vers
l'hellénisme. Que l'on compare l'Économique de Xénophon au De re
rustica. Rien ne fera mieux comprendre l'opposition radicale du génie grec
et du génie romain : le premier sachant concilier dans une heureuse harmonie
l'utile et l'agréable, doux, humain, aimant la terre non seulement pour les
biens qu'elle produit, mais pour la beauté qui est en elle, associant à ses
travaux une jeune lemme, des esclaves traités avec bonté, soignés dans leurs
maladies par la maîtresse, de la maison ; le second exploitant avec
opiniâtreté le sol, les animaux, le fermier, l'esclave, ennemi de toute
superfluité gracieuse, n'ayant qu'un but, augmenter son revenu.
Si l'on en croit Cicéron, Caton, dans la dernière partie de sa vie, fut un
admirateur sincère et un disciple studieux des Grecs. Plutarque en dit autant.
Mais il importe de bien déterminer la valeur de ces témoignages. Il est
certain que Caton connaissait la littérature grecque : ses jugements sur
Socrate, sur Isocrate, Thucydide et Démosthène ne laissent aucun doute à ce
sujet. Ne faisons donc pas de lui un ennemi quand même de tout ce qui venait de
la Grèce ; mais ne nous le représentons pas non plus comme un vieux pécheur
endurci que la grâce vient toucher vers la fin de sa vie et qui adore ce qu'il
a brûlé. Caton ne méprisait pas toutes les oeuvres de la littérature grecque
; il ne comprenait pas, n'aimait pas la poésie, la philosophie spéculative et
la pure rhétorique. Quel dédain il a pour Isocrate, cet homme qui enseigna à
parler pendant quatre-vingts ans, et ne sut jamais parler lui-même ! Il
redoutait pour sa patrie un Socrate, qui après tout est un révolutionnaire.
Mais il estimait fort Thucydide et Démosthène, génies essentiellement
pratiques et positifs. Les poètes ne le touchaient point : il y a des esprits
ainsi faits dans tous les temps, dans tous les pays. La poésie lui semblait
chose vaine, exercice frivole et dangereux. A quoi servent un poème épique,
une tragédie, une ode ? De plus les représentants de la poésie à Rome
étaient ou des étrangers de basse extraction, ou des affranchis, ou des
esclaves, flatteurs pour la plupart, parasites, vivant d'une industrie précaire
et méprisée. Longtemps encore la société romaine conservera les préjugés
du vieux Caton. II ne faut pas que la faveur dont jouirent Horace et Virgile
nous fasse illusion. Leurs chaînes étaient dorées, mais c'étaient des
chaînes. Il fallait célébrer le prince et les amis du prince et sa famille et
les grands. Plus tard ce fut bien pis encore : qu'on lise les doléances et les
adulations d'un Stace, d'un Martial et de tant d'autres. Caton juge les premiers
poètes et la poésie elle-même un peu plus durement que l'âge suivant ; mais
sur ce point les Romains de tous les temps descendent plus ou moins directement
de Caton.
C'était un homme fait pour la prose. Dans la prose seule pouvaient se
développer à l'aise les qualités solides mais sans éclat du caractère
national. Caton l'avait compris ; mais comme tous les réactionnaires ardents,
il exagéra son principe et prétendit vainement restreindre l'horizon. La
société polie de son temps se précipitait avec enthousiasme vers les
brillantes et gracieuses peintures de la poésie grecque : Caton voulut opposer
à cet engouement excessif un obstacle qui est toujours renversé, la raison
froide, le bon sens pratique. C'était justement contre cette sécheresse que se
faisait la révolution. Il marcha dans la voie, seul, intrépide, d'autant plus
obstiné que le goût public se tournait de l'autre côté. Tous les écrits
qu'il publia, sont en prose ; tous ont le même caractère, ce sont des livres
d'utilité pratique, des manuels à l'usage du citoyen romain. - J'ai parlé du De
re rustica,
- il y ajouta divers traités sur la guerre, (De
disciplina ou
De re
militari),
sur la jurisprudence, sur l'éducation des enfants. (Praecepla
ad filium ou De
pueris educandis),
un recueil de préceptes et d'apophtegmes, des lettres, toute une encyclopédie
des connaissances utiles. Par là il se flattait sans doute de créer une
littérature nationale en opposition à cette littérature artificielle, toute
d'imitation, qui régnait alors. Tentative qui ne manque pas de grandeur : où
est en effet la véritable originalité de l'esprit romain, si ce n'est dans
l'éloquence, la jurisprudence, la morale ? c'est-à-dire, en fin de compte,
dans la prose ?
(01)
Voir le remarquable travail de Quinet, De l'histoire de la poésie, à
qui j'emprunte les principaux traits de ce tableau.
(02) Consulter, pour toute cette partie,
l'ouvrage spécial de M. Egger
(03) Voici
d'après M. Mommsen le texte et la traduction du chant des frères Arvales :
Enos, Lases,
juvate.
Neve lue rue, Marmar, sins incurrere in pleores !
Satur fu, fere Mars !
Limen sali ! Sta ! berber !
Semunis alternis advocapit conctos !
Enos, Marmor, juvato !
Triumpe !
Ce qui signifie
(Aux Dieux) Lares, venez à notre aide !
"Mars, Mars ne laisse pas tomber la mort et la ruine sur la foule "
Sois rassasié, féroce Mars !... "
(A un prêtre)
"Saute sur le seuil ! Debout ! frappe ! ....
(A tous)
"Vous d'abord, vous ensuite, invoquez tous les Semones (Dieux lares) !
(Au Dieu)
"Toi, Mars ! Mars ! viens-nous en aide ! "
(A tous)
"Sautez ! sautez ! sautez !
(04)
Epist. II, I, 139.
(05) Ovide,
Fast., III, 525-695 ; II, 655 ; VI, 407.
(06) Tit. Liv.,VII, 10, 38 ; IV, 20 ; X, 30
; XXVIII, 9; XXIX, 7.
(07)
Sat., I, 5.
(08) Tit. Liv., XL, 29 ; Plutarch., Numa,
XXII ; Plin., Hist. nat., XIII, 13.
(09)Quintil.,
X, 2, 7; Cicer., Orat. 11, 12; Tit. Liv., II, 19.
(10) Dio
Hal., IV, 58.
(11) Aul.
Gel., XIII, 19.
(12)
Voici d'après Otto Ribbeck (Fragmenta Latinorum tragicorum) les titres
des pièces de L. Andronicus : Achilles, Aegysthus, Ajax, Andromeda,
Danae, Equus Trojanus, Hermiona, Tereus.
(13)
Naevii vita et reliquiae. Descripsit et edidit Klusmam. Tenae, 1843.
(14) Ennianae
poesis reliquiae. Vahlen ; Leipsick, 1854.
(15) Cicer., de Republ., IV.
(16) Dum fallax
servus, durus pater, improba lena
Vivent, dum meretrix blanda, Menander erit. (Ovid., Amor., 1. 15 )
(17)Nous
l'appelons Maccius et non M. Accius. C'est l'opinion de Bernhardy, déjà émise
par Ritschll.
(18)Consultez
sur le caractère des imitations de Plaute la thèse de M. Boissier. Quomodo
graecos poetas Plautus transtulerit. Paris, 1857.
(19)
Et d'ailleurs la société romaine d'alors n'eût pas fourni au poète les types
que la Grèce seule pouvait donner
(20) II est à regretter que M.
Ritschll ne termine pas son édition de Plaute, si bien commencée.
(21)
Acte V.
(22) Quintus le cinquième.
(23) Rapprocher cette scène de la
scène semblable de l'Amphitryon de Molière.
(24) Cette hypothèse est justement la
réalité.
(25) Qui reçoit mille coups.
(26) La traduction de ces fragments de
Plaute est empruntée à M. Naudet.
(27) Eunuch, act. II, sc III.
(28) Cicer., Brut., c. XVII
(29) Sur cette grave question,
consulter le remarquable mémoire de Dureau de la Malle. (Acad. des sciences et
belles-lettres, t. XIII.)