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Dezobry, Charles (1798-1871)


 Rome au siècle d'Auguste,
ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère

ROME AU SIÈCLE D'AUGUSTE

LIVRE QUATRIÈME.

LETTRE CIV.

LES SÉPULCRES. - LES PARENTALES. - LES LÉMURIES.

Je vais encore te parler aujourd'hui de Rome physique. Il y a quelques jours, je croyais avoir épuisé cette matière, lorsque les fêtes funèbres appelées les Férales m'ont fait souvenir que je ne t'ai rien dit encore de ce que j'appellerai la nécropole, la ville des morts. Dans une contrée ou dans une ville où il y a beaucoup à voir, à observer, l'écueil du voyageur, c'est de ne pouvoir consigner immédiatement sur son journal tout ce qui s'offre à lui de remarquable, pendant qu'il est sous le charme de la nouveauté et dans toute la vivacité de ses impressions. Il y a une foule de choses sur lesquelles sa curiosité s'émousse, devant lesquelles il finit par devenir presque un indigène ; elles cessent de le frapper, et l'oubli suit alors cette accoutumance involontaire.
Lorsque je t'ai parlé de Rome, de son enceinte de murailles, de son Pomoerium, de ses faubourgs, j'aurais dû, pour compléter ma description, te faire connaître aussi ce que j'appellerai les faubourgs nécropolitains ; car tu sauras que dans cette cité extraordinaire, les morts servent comme de gardes avancés aux vivants, et qu'on n'arrive aux habitations qu'en passant au milieu des sépulcres. Autrefois on ensevelissait dans la ville et jusque dans l'intérieur des maisons. Ce mode de sépulture était contraire à la salubrité, et de plus, les. cérémonies funèbres pouvaient à chaque instant souiller les sacrifices de la ville. On finit donc par y renoncer ; et plus tard un chef de la loi des XII Tables défendit d'ensevelir ni de brûler un corps dans l'intérieur de Rome. Les Vestales, les Empereurs, et deux ou trois familles, celles de Publicola, de Tubertus, de C. Fabricius, conservèrent ou obtinrent le droit de funérailles dans la ville, comme un honneur public ; leurs descendants en jouissent encore, mais ils n'en usent que fictivement : lorsque l'un d'eux vient à mourir, on porte son corps sur le Forum, on passe sous le lit funèbre une torche ardente, pour simuler l'inflammation du mort, on la retire aussitôt, et l'on va brûler le corps en dehors de la cité.
Quand un triomphateur meurt pendant son triomphe, il a droit d'être enseveli dans Rome. Il n'y a que pour lui que cet honneur soit réel : c'est le privilège de la victoire. Le Champ de Mars, bien que faisant partie de Rome, peut recevoir des sépultures, parce qu'il n'est compris ni dans les murs, ni dans le Pomoerium. Cependant, comme c'est un champ public, aucune inhumation ne s'y fait que par ordre du Sénat ou du peuple. Les sépulcres que l'on y voit ne furent érigés qu'avec cette autorisation, et quelquefois par un ordre populaire improvisé ; ainsi, après les funérailles de Julie, fille de César et femme de Pompée, elle devait être portée à la villa Albaine de son mari : le peuple, par affection pour César, contraignit le convoi d'aller au Champ de Mars, et voulut que les restes de cette jeune femme y fussent inhumés.
D'après une opinion religieuse très accréditée, quand un homme n'a pas reçu la sépulture, son âme erre pendant cent ans sur les bords du Styx ; aussi, quiconque rencontre un cadavre sans l'inhumer commet un sacrilège, qui ne peut être expié que par le sacrifice d'une truie à Cérès. Mais afin que ce devoir soit plus facile à rendre, on n'est point obligé d'accomplir véritablement l'inhumation : il suffit de la simuler en jetant sur le cadavre un peu de terre à trois reprises différentes.
Ces idées sur l'importance religieuse de la sépulture font que les Romains s'occupent de leur tombeau longtemps avant d'arriver au terme fatal. Il y en a qui disposent ce dernier asile pour eux et leurs héritiers ; les citoyens un peu considérables ont ainsi une sépulture commune, préparée pour recevoir plusieurs générations, un sépulcre héréditaire. Avoir les mêmes monuments de famille, les mêmes sacrifices, et un sépulcre commun, c'est ici un grand motif d'attachement mutuel. Ceux qui n'ont point préparé de leur vivant ce refuge pour leurs cendres ordonnent par testament qu'il soit bâti par leurs héritiers.
Les Romains ont tant besoin de bruit, de mouvement, d'agitation, de gloire, qu'ils semblent ne pouvoir s'en passer, même après leur mort ; ils ont donc choisi pour emplacement de leurs sépultures les bords des routes. Des riches se font inhumer dans leurs villas, dans leurs jardins, dans leurs bois ; mais ce n'est là que l'exception : presque tout le monde, grands et petits, préfère la voie publique ; plus elle est importante, plus elle est fréquentée, et plus on y trouve de sépulcres. Toutes les voies qui sortent de Rome, ou qui l'avoisinent, en sont bordées, notamment les voies Appienne, Latine, et Flaminienne. Les lignes de tombeaux qui les décorent (je justifierai tout à l'heure cette expression) s'étendent depuis les portes jusqu'à quinze ou seize milles de distance, et davantage. La sépulture est encore une action de la vie ; c'est pour la vanité un besoin, une mode d'installer sa dépouille mortelle sur une voie célèbre : on s'imagine par là graver son souvenir à perpétuité dans la mémoire des générations. Les Romains ont peine à s'éloigner, même après la mort, de la ville où ils ont vécu, et quelques-uns brillé. Aussi la législation, en excluant les sépulcres de l'intérieur des cités, ne les en a pas écartés ; elle n'exige qu'un isolement de soixante pieds de toute habitation. C'est une précaution contre les incendies, parce qu'on brûle ordinairement les corps devant les tombeaux.
Dans les comptes ou éphémérides de Libitine qui sont les registres mortuaires, tous les rangs sont confondus ; mais hors de là chacun décline cette égalité et cherche à reprendre son rang par le plus ou moins d'importance ou de magnificence du tombeau. Ce besoin de distinction posthume fait que les morts donnent autant d'occupations aux architectes que les vivants, et tous les asiles cinéraires, grands ou petits, qu'il faut leur construire, ne forment pas l'une des moindres curiosités de Rome : ils sont comme un reflet de la magnificence de la ville, car on y prodigue la pierre, le marbre, le granit, disposés, taillés, sculptés de la manière la plus élégante et la plus dispendieuse. Au commencement du siècle ce luxe était déjà porté si loin, que Jules César chercha à le réprimer par une loi somptuaire fixant la somme qu'on pourrait employer à l'édification d'un sépulcre, et condamnant quiconque la dépasserait à l'amende, au profit du peuple, d'une somme égale à l'excédant de la dépense permise.
Le sépulcre proprement dit est l'endroit qui contient le corps ou les ossements d'un mort ; et le monument, un édifice élevé pour transmettre à la postérité la mémoire du défunt. Il y a monument sans sépulcre, quand le corps du défunt est enseveli ailleurs, ou bien perdu ; mais il devient sépulcre dès qu'on y met les restes quelconques d'un mort.
Il me faudrait une lettre plus longue que le plus gros volume, si je voulais te parler de tous les sépulcres ou monuments remarquables qui existent seulement aux abords de Rome. Déjà, dans ma description du Champ de Mars, j'en ai cité plusieurs, notamment le Mausolée, dont j'ai complété la description dans mon récit des funérailles du divin Auguste. Il existe d'autres monuments moins beaux que le Mausolée, mais cependant encore très beaux et très importants ; tel est, sur la voie Tiburtine, à seize milles de Rome, le sépulcre de Plautius Silvanus, homme consulaire que j'ai connu. C'est une grosse tour ronde, en pierre de taille, dont les inscriptions sont sur un album parallèle à la voie, et composé de cinq tables avec colonnes et frontons. Plus près de Rome, à deux milles seulement, et sur la voie Appienne, je citerai encore le sépulcre, plus ancien, de Caecilia Metella, femme de Crassus. C'est aussi une grosse tour, de quatre-vingt-quinze pieds de diamètre, sur un soubassement quadrangulaire. Le tout est en pierre tiburtine, excepté la base, la frise, et l'entablement de la tour, qui sont en marbre blanc. Des sculptures de bucrânes ou squelettes de têtes de boeufs, entre des guirlandes de feuillage, entremêlées de patères, symboles de sacrifices, ornent la frise. Le corps de la tour a ses joints creusés en refends, sans autre décoration.
Le sépulcre est dans le soubassement où l'on pénètre par une galerie obscure, large de huit pieds et demi, et qu'une porte d'airain ferme vers la route. Elle aboutit au centre du monument, dans une chambre circulaire de vingt-deux pieds de diamètre, et très haute De là on monte dans le caveau sépulcral, situé au-dessus de la galerie d'entrée, pas plus large, mais long de vingt-deux pieds. Au milieu est un superbe sarcophage de marbre blanc, tout sculpté, qui contient le corps de Caecilia Metella. On croirait que Crassus a voulu faire de ce sépulcre une forteresse : la tour a une telle assiette, qu'elle est presque deux fois et demie moins haute que large, et qu'avec son soubassement, élevé de vingt-cinq pieds, elle ne mesure que soixante-quatre pieds de hauteur ; ensuite, excepté la chambre circulaire, dont la voûte atteint le sommet de la tour, la galerie et le caveau, tout le reste de la construction est en maçonnerie pleine. J'ai vu, et je vois encore chaque jour des tombeaux construits dans ce système. Sans doute les Romains veulent ainsi défier les siècles, et tentent, pendant cette courte vie, d'assurer l'immortalité à leurs restes mortels.
Le sépulcre de Metella est pour une seule personne ; en voici un autre qui sert à une famille tout entière, à la race illustre des Scipions. On le voit à un mille environ de la porte Capène, entre la voie Appienne et la voie Latine. Il a la forme d'un grand édifice carré, plus spacieux que la tour de Metella. Le bas n'est qu'une grosse muraille nue, avec une porte à plein cintre, qui ressemble un peu à la bouche de la Cloaque maxime. Au-dessus de cet arc règne une cymaise, sur laquelle s'élèvent. une suite de colonne doriques à demi engagées. Elles sont en pierre d'Albe, comme toutes les anciennes constructions du temps de la République, mais recouvertes de stuc, qui leur donne toute l'apparence du marbre. Enfin le monument est surmonté par trois statues de marbre, dont deux représentent, dit-on, P. et L. Scipion, et la troisième le poète Ennius. L'intérieur se compose de plusieurs chambres, autour desquelles sont rangés, et la plupart encastrés dans les murs, des sarcophages en pierre d'Albe ou de Tibur, au lieu d'urnes cinéraires, parce que dans la famille Cornelia on a coutume d'ensevelir ainsi les morts, et non de les brûler.
Tout près de là, toujours sur la voie Appienne, on voit encore un grand sépulcre collectif, mais d'un autre genre, appelé columbarium, et réservé aux affranchis ainsi qu'aux esclaves de la maison de l'Empereur. Sa forme est quadrangulaire, avec des parties sortantes sur chaque face, les unes carrées, les autres en hémicycle. A l'intérieur, dans les murs sont creusées sept cent cinquante petites niches environ, à fond demi-circulaire, et arrondies en voûte par le haut, exactement comme des nids de colombes dans un colombier, d'où le nom de columbarium donné à ce genre de sépulcre. Les niches sont disposées par lignes horizontales, séparées par une cymaise ; et il en a sept, huit et neuf étages, suivant les diverses hauteurs des voûtes. Au-dessus des cinq premiers rangs règne un large entablement, formant galerie pour faciliter l'approche des niches les plus élevées. La voûte du monument est en stuc, avec des bas-reliefs en stuc aussi, et le pavé en carreaux de marbre. Chaque niche contient deux urnes cinéraires, enfoncées jusqu'à leur orifice en contre-bas du seuil de la niche. Une tablette de marbre, sur laquelle sont gravés, en lettres ordinairement enluminées de minium, le nom, la qualité, et souvent la fonction que remplissait le mort ou la morte, est fixée, avec deux clous de fer ou d'airain, au-des­sus ou au-dessous de la niche.
Je cite ce columbarium comme exemple de ce genre de sépulcre ; mais non comme exemple unique, ni même peut-être comme le plus remarquable, car les riches citoyens ont aussi de vastes columbaria. Ce soin des Romains pour la cendre de serviteurs qu'ils méprisent jusqu'à les regarder comme une chose m'avait toujours étonné, lorsque dernièrement un jurisconsulte me l'expliqua : « C'est justement, me dit-il, parce qu'ils ne sont qu'une chose, que les maîtres sont obligés de pourvoir à leurs funérailles ; cela fait partie des devoirs de maître et de patron ; n'y voyez aucune piété pour les morts, mais plutôt, outre l'obligation, un grand sentiment de vanité : ils préparent ainsi comme un cortège posthume à leur mémoire."
Dans les courtes descriptions que j'essaye pour te donner une idée des constructions sépulcrales des Romains, plutôt que pour te faire connaître tel ou tel sépulcre, je ne suis embarrassé que du choix, tant ces monuments sont nombreux sur toutes les routes. La plupart se ressemblent, sauf quelques détails dans la construction et dans l'ornementation.
A Rome, au pied de l'Aventin, en dehors, et à quelques pas seulement de la porte Lavernale, près de la voie Ostiense, on voit un sépulcre d'un genre peu ordinaire : c'est une grande pyramide à la manière des pyramides d'Égypte. Un simple prêtre épulon, fort riche à ce qu'il paraît, C. Cestius, s'est fait élever ce tombeau. La masse en est très imposante ; il a cent pieds à la base, sur chacune de ses faces, et cent vingt-cinq pieds de hauteur. Il est tout en pierres de taille, revêtues d'épaisses dalles de marbre blanc. On trouve au milieu de cette masse une chambre sépulcrale quadrangulaire de dix-neuf à vingt pieds de long sur un peu plus de quatorze de large, proportions petites relativement à l'ensemble du monument, mais bien suffisantes pour loger la cendre d'un mort. Cette chambre est ornée de peintures élégantes, représentant de jolis candélabres et de gracieuses figures de femmes. Si le jour pénétrait jusque-là, on se croirait dans un charmant cabinet plutôt que dans un tombeau.
C'est une coutume générale parmi les riches, d'orner l'asile de leurs cendres comme une véritable habitation des vivants ; aussi dans les décorations rien ne rappelle des idées funèbres : ce sont, au contraire, toutes les délices, toutes les élégances, toutes les joies de la vie, et si l'on ne voyait des urnes cinéraires, des sarcophages parmi ces riants tableaux, on ne se croirait pas dans un sépulcre. Les morts, suivant une croyance religieuse, deviennent dieux dès que la flamme les a dévorés, dieux animaux, du mot anima, âme, ou plutôt Dieux Mânes ; or les Mânes conservent, dit-on, les mêmes goûts que les individus avaient sur la terre avant leur transformation ; on traite donc ces dieux tout à fait en humains ; à la décoration on joint un peu de mobilier : par exemple , dans le sépulcre d'un guerrier, ce sont des armes ; dans celui d'une femme, des parures, des miroirs, des ustensiles d'accoutrement ; dans celui d'un enfant, des jouets. On y dépose jusqu'à du pain, du vin, divers aliments avec de la vaisselle de table comme pour un festin, et des parfums dans de petits vases de verre ou d'albâtre.
Les individus qui ne veulent pas ou qui ne peuvent pas payer un mobilier véritable pour garnir le sépulcre de leurs proches, en achètent un d'imitation, où les objets les plus chers, tels que miroirs, colliers, bijoux, couronnes, sont faits de terre cuite peinte de la couleur des objets, où les vases mêmes ne sont que des masses de terre cuite non évidées, et n'ayant de vases que la forme extérieure.
Les grands sépulcres ont encore, comme complément de leur magnificence, un enclos particulier pour y brûler les morts ; c'est ce qu'on appelle un sepulcretum, plus souvent une ustrine ou un Forum, ou encore une Area. Il est devant le sépulcre et lui sert de vestibule.
Dans les faubourgs nécropolitains, les petits sépulcres et les médiocres sont naturellement plus nombreux que les grands et que les superbes ; c'est une image de la ville, beaucoup d'humbles tavernes, de maisons à loyer, à côté de somptueuses maisons. Les sépulcres médiocres sont une imitation des grands, avec des matériaux plus communs, et dans de moindres proportions. Les petits se composent ordinairement d'une espèce d'autel ou d'un cippe en pierre, isolé, mais sans sepulcretum, le terrain est trop cher. Cependant comme il faut que les corps soient brûlés, et qu'ici d'ailleurs l'industrie s'ingénie de tout, il y a des sepulcreta publics, où l'on rend ce service aux familles. Des esclaves sont en permanence dans ces lieux funéraires : vous apportez votre mort, ils vous le brûlent moyennant salaire, et vous ramassez vos cendres, vous les mettez dans une urne ou un ossuaire, nom plus juste, parce que l'on recueille des parcelles d'os plutôt que des cendres, et vous allez les déposer dans votre petit tombeau. Ces ustrines communes me rappellent qu'il y a aussi, sur les voies qui ont le plus de sépulcres, des triclinia publics pour les repas funèbres. Ils sont à l'usage des citoyens qui, n'ayant pas une vaste demeure, ne pourraient recevoir chez eux tous ceux qu'ils ont invités à des funérailles.
Les pauvres n'ont pour sépulcres qu'une simple pierre, une manière de borne plate, longue d'un à deux pieds, large de six à dix onces, qui se rétrécit tout à coup en approchant du sommet et se l'élargissant presque aussitôt, se termine en forme de demi-boule, de tête. Cette pierre est plantée debout en terre, et l'on grave dessus le nom et l'âge du défunt. Qu'y mettrait-on autre chose ? ils ont vécu, ils sont morts : voilà toute leur vie. N'ayant rien été sur la terre, ils n'ont rien à rappeler aux passants.
Les riches et les citoyens qui ont occupé de hautes magistratures, fait de grandes actions ; les gens de condition médiocre auxquels certaines charges publiques ont pu être ouvertes, prennent soin de les rappeler dans des inscriptions en grosses lettres, parfaitement lisibles, bien exposées à tous les regards. C'est ce qu'on voit au magnifique sépulcre de Plautius, dont l'épitaphe apprend à qui l'ignore que Plautius a été consul, septemvir-épulon, et qu'il a reçu du Sénat les ornements triomphaux pour d'heureux exploits en Illyrie.
On lit sur la pyramide de Cestius qu'il fut aussi septemvir-épulon. Une deuxième inscription révèle que ce sépulcre a été élevé à Cestius par ses héritiers, en vertu d'un ordre inscrit dans son testament, et que l'ouvrage se trouva terminé en trois cent trente jours.
Crassus a été plus laconique dans l'épitaphe du tombeau de sa femme ; il s'est contenté d'inscrire sur un petit bloc de marbre encastré au-dessous de la frise : A Caecilia, fille de Q. Metellus le Crétique, femme de Crassus. Il n'a pas oublié le titre de gloire de son beau-père.
La simplicité de ces inscriptions est remarquable : Plautius consul, Cestius septemvir, Metellus le Crétique ; tout le monde doit se rappeler ces illustrations des fastes publics. C'est là une modestie pleine de la plus noble fierté. D'ailleurs, la magnificence du monument suffit pour attirer les regards et donner le désir de savoir à quelle famille il appartient : le but se trouve donc atteint.
Mais les gens médiocres, qui n'ont que des monuments médiocres ou petits, recourent au luxe de l'épitaphe, à son originalité ou à sa bizarrerie, pour détourner sur eux les regards du passant, et graver leur nom dans son souvenir. A défaut de services publics à rappeler, de magistratures à citer, ils racontent les vertus privées de leurs proches, font un grand étalage de sentiments de piété et d'affection la plus tendre. Quand je suis à Rome, et que je me promène sur le Forum ou dans les basiliques, je n'entends parler que de divorces, d'adultères, de répudiations, de pères durs et cruels, de fils ingrats et pervers ; lorsque je voyage parmi les tombeaux, je ne vois, sur les épitaphes, que d'excellents maris, des épouses incomparables, des femmes adorées, des parents modèles de toutes les vertus, laissant sur la terre une famille inconsolable.
Lis quelques exemples :
A Junius Primigenius, qui vécut XXXV ans. Junia Pallas éleva ce tombeau à son mari bien-aimé, bien tendre, et qui mérita toujours son affection. Elle vécut avec lui XV ans et VI mois, sans querelle et dans la plus douce union.
A la mémoire de l'illustre L. Peducea Juliana, comparable par ses moeurs, sa naissance et sa pudicité aux femmes les plus illustres des anciens temps. Elle vécut XIII ans XLVII jours avec son mari. L. Nonius Verus lui a érigé ce tombeau en V mois XX jours.
Honorez les âmes saintes. Monument consacré aux dieux Mânes. Furia Spes à L. Sempronius Firmus, mon très cher mari. Dès notre plus tendre jeunesse un lien d'amour se forma entre nous. J'ai peu vécu avec lui, et quand nous aurions dû vivre ensemble, une main cruelle nous a séparés. Je vous supplie, très saints dieux Mânes ; d'avoir pour recommandé mon très cher mari, et d'être assez indulgents avec lui pour que je le voie pendant les heures de la nuit. Faites en sorte qu'il veuille persuader à mon destin de me permettre d'aller avec délices rejoindre bientôt l'époux que je regrette
.
« Bonne fileuse et femme sédentaire à la maison » sont encore des qualités que l'on trouve assez fréquemment dans les épitaphes ; j'ai retenu celle-ci :
Ci-gît Amymone, femme de Marcius, excellente, très belle, elle fila la laine, fut pieuse, pudique, honnête, chaste et sédentaire à la maisons.
L'épitaphe suivante me semble si délicate qu'elle doit être sincère :
A la femme la plus aimable. Elle ne m'a jamais causé d'autre chagrin que celui de sa mort.
Je ne veux pas affirmer que parmi les épitaphes louangeuses un certain nombre ne soient véridiques ; mais ce n'est et ce ne peut être que le petit nombre : toutes , en général, sont si habituellement indulgentes, qu'on les appelle naïvement des éloges, et que l'on convient que leur but est moins d'honorer les morts que de faire plaisir aux vivants. Et cependant, au lieu de ces mensonges et de ces sottises, quel effet heureux ne produirait pas sur les moeurs le vrai jugement de la vie inscrit sur les tombeaux! si l'on lisait sur les épitaphes : Celui-ci fut un mauvais époux ; celui-là un fils dénaturé ; cette femme a trahi la foi conjugale, etc. ; certes une pareille flétrissure, exposée à tous les yeux, et pendant des siècles, servirait plus efficacement les moeurs que les notes censoriales ne le firent jamais.
Les épitaphes bizarres sont plus sincères ; elles ont cela de piquant que ce sont quelquefois les morts eux-mêmes qui ont pris soin de les préparer, ainsi qu'a fait Pacuvius pour la suivante :
Jeune homme, quelque pressé que tu sois, cette pierre te demande de regarder vers elle, et de lire ce qui est écrit : Ici gisent les os du poète Marcus Pacuvius. Voilà, ce que je voulais t'apprendre. Adieu.
Un certain Lollius, non moins jaloux que les vivants pensassent à lui, s'exprime ainsi :
T. Lollius, quatuorvir, fils de Lollius, a été placé près de cette route pour que les passants lui disent : Lollius, adieu.
Un riche, afin d'attirer plus certainement les regards sur son monument, a fait placer un cadran solaire au-dessus de l'épitaphe suivante :
Staberius repose ici. Il fut nommé sévir pendant son absence. Il aurait pu occuper un rang dans toutes les décuries de Rome, il ne le voulut pas. Pieux, vaillant, fidèle, il est venu de rien. Il a laissé trente millions de sesterces, et n'a jamais voulu entendre les philosophes. Porte-toi bien et imite-le.
Le mot « repose », en tête de cette épitaphe, me rappelle que le sépulcre est quelquefois appelé un reposoir, expression bien philosophique.
C'est une ressource consolante pour les mourants que le souvenir d'une belle vie : on n'a jamais trop vécu lorsqu'on s'est acquitté de tout ce que la vertu demande ; mais que dire de la singulière vanité d'une vieille femme nommée Statilia, qui a fait graver sur son tombeau qu'elle vécut quatre-vingt-dix-neuf ans ! Elle eût été plus arrogante sans doute si elle avait atteint la centaine. Je dois dire cependant que l'usage général est d'inscrire dans les épitaphes des gens obscurs leur âge détaillé non seulement par années et mois, mais aussi par jours et heures. Les tombeaux se changent ainsi en répertoire des registres du temple de Libitine ; et cela d'ailleurs fournit une matière d'épitaphe qui ne manque à personne.
En face de Statilia, et comme pour former un contraste, j'ai trouvé la tombe d'un ancien préfet du prétoire, qui a composé ainsi lui-même son épitaphe :
Ci-gît Similis, qui supporta la vie pendant L ans et ne vécut que VII ans.
Les épitaphes d'enfants se ressemblent presque toutes par les regrets bien sincères qui y sont exprimés. Un fils qui vécut douze ans, huit mois et dix jours, a, par sa mort, plongé dans des ténèbres et des gémissements éternels, dit l'épitaphe , ses tristes parents ; ils ont cependant trouvé, au milieu de leur désolation, la force d'inscrire la maxime suivante à la suite de l'inscription qui exprime si bien leur désespoir :
La vertu n'est fermée à personne, elle est abordable pour tous, elle ne demande ni rang, ni richesse : l'homme seul lui suffit.
Un mort plus véritablement philosophe, narguant les vanités de ses compagnons de néant, fait entendre ainsi sa voix posthume :
Mon nom, mon père, mon origine, mes actions, je ne les dirai point ; muet pour l'éternité, je suis un peu de cendre, des os, rien. Je ne suis plus, je ne serai plus jamais. Je suis venu de rien. Allez, point de reproches ! mon sort vous attends.
Les Romains ne craignent de la mort que le nom ; ils ne trouvent que des pensées philosophiques et l'espérance d'une vie future dans tout ce qui la rappelle. La vue des tombeaux ne leur paraît ni affligeante ni redoutable, et cela est si vrai, que la voie Appia, tu t'en souviens, est un lieu tout mondain, un lieu de plaisir, le rendez-vous des riches promeneurs en chars, en litière ou à cheval. Avec une telle indifférence, il n'est plus étonnant de trouver quelquefois des épitaphes qui ont une sorte de gaieté, comme la dernière que je viens de rapporter, et comme les trois suivantes :
T. Flavius, quatuorvir pour rendre la justice. Vivant, je n'ai jamais maudit personne, maintenant je maudis tous les dieux des enfers .
Tant que je vécus j'ai bien vécu. Ma pièce est déjà finie, la vôtre finira bientôt. Adieu, applaudissez. J'ai vécu LXVII ans. Plautianus a fait ce tombeau à Sulpicia, son aïeule, bien méritante.
La troisième est un dialogue entre le passant et le mort : Parthenius, adieu. - Bien soit à qui me salue et à ma fille Sosia.
On désire beaucoup que les épitaphes puissent être lues par les voyageurs, c'est pour cela que certaines, comme celle de Pacuvius, les invitent à s'arrêter. On prend une autre précaution, c'est quelquefois de les faire courtes, pour que les passants puissent les lire sans s'arrêter ; c'est aussi, afin de mieux frapper les regards, d'enluminer avec du minium les lettres gravées sur la pierre.
Les heureux souhaits prononcés par des tiers, ayant quelque chose de sacré et de plus favorable que ceux qu'on peut former pour soi-même, témoin les souhaits des calendes de janvier, on n'a point manqué de les rechercher aussi pour la tombe ; c'est pour cela qu'il y a des épitaphes terminées par les lettres suivantes : S. T. T. L., signifiant : Sit tibi terra levis, c'est-à-dire : « Que la terre te soit légère. » Le passant, en lisant ces lettres, fait le souhait en quelque sorte forcément ; il dit une parole amie, car souhaiter que la terre soit pesante à un mort est une imprécation qu'on ne prononce jamais que contre un ennemi . J'en ai vu où le souhait est demandé directement par le mort : Toi qui lis, dis : Que la terre te soit légère. Je me rappelle l'épitaphe d'une petite fille, où le souhait heureux était ainsi formulé : Terre, ne pèse point sur elle, elle n'a point pesé sur toi.
Suivant les lois, tout bien meuble ou immeuble ne peut appartenir qu'à des vivants ; par une exception unique, les sépulcres peuvent être possédés par les morts qu'ils renferment. Rien de plus étrange qu'une chose n'ayant d'autre possesseur qu'un nom ; cependant ce droit de propriété, qui prend son origine dans le respect pour les actes de dernière volonté, n'est jamais violé ; mais soit vanité, soit pour mieux rappeler un droit qui n'a d'autre défenseur que la foi publique, il y a des citoyens qui le font graver au bas de leur épitaphe, au moyen des lettres initiales H. M. H. N. S., signifiant : Hoc monumentum haeredem non sequitur, c'est-à-dire : « Ce monument n'appartient pas à l'héritier.» Quelquefois ils ajoutent la contenance du terrain, tant de pieds de front (sur la route), tant sur la campagne (en profondeur).
Si le monument est mis à la charge des héritiers, cela est indiqué par le monogramme H. M. H. S., Hoc monumentum heredem sequitur. Enfin la vanité ajoute quelquefois V. F., Vivus fecit, ou V. S. P., Vivus sibi posuit, « l'a fait, ou se l'est érigé à lui-même de son vivant ; » ou V. F. C., Vivus faciendum curavit, « a pris soin de se le faire faire de son vivant. »
Les. sépulcres, étant censés la demeure des Mânes, leur sont consacrés. Cette consécration est relatée en tête de presque toutes les épitaphes dans cette forme : Dis Manibus sacrum, ou bien en abrégé : D. M. S., et plus souvent encore D. M. Le culte des Mânes est général ; ces dieux sans nombre, à l'augmentation desquels la mort travaille incessamment, ont deux fêtes annuelles, les Parentales et les Lémuries.
Les Parentales, tombées en désuétude pendant les dernières guerres civiles, ont été restaurées par l'Empereur. Elles reviennent aux ides de février, à la sixième heure, et finissent le IX des calendes de mars. Les huit premiers jours sont comme un deuil public : les magistrats quittent la toge prétexte, et ne paraissent qu'en simple toge de citoyens ; les temples sont fermés, et dans toutes les maisons on ne s'occupe que des moyens d'honorer la mémoire des morts, dont les ombres semblent alors errer parmi les vivants. Le dernier jour de cette neuvaine est appelé les Férales ou les Inféries, parce qu'alors les parents sortant de la ville, à la lueur des torches', vont porter (ferre) des offrandes sur les tombeaux de leurs proches', en termes romains, vont parenter. Le but est d'apaiser les Mânes. Peu de chose suffit, et la piété leur tient lieu des plus riches présents ; les dieux du Styx ne sont pas avides : une tuile couverte de simples couronnes de fleurs, et dans un vase de terre, laissé au milieu. du chemin , des fruits, quelques grains de sel, du pain trempé dans du vin, des violettes éparses, voilà tout ce qu'il faut pour satisfaire les ombres, et les dons qu'on leur offre généralement. On leur en présente aussi de plus importants, et beaucoup de personnes regardent comme un devoir de piété de leur immoler une grande victime.
Il y a d'autres offrandes encore consistant en divers mets, présentés dans une patelle, comme des oeufs durs, des fèves, de l'ache et dont on croit que les ombres viennent se repaître. Ces mets sont rangés sur le sépulcre même ; ce qui a fait donner à cette partie des Férales le nom de Silicernium, ,comme qui dirait silicenium, repas de la pierre, ou posé sur la pierre. Les Mânes, dans ce cas, font comme les dieux, qui se contentent de la fumée des sacrifices : ils ne goûtent pas à ces mets, que des pauvres, toujours affamés, viennent dérober la nuit, vol autorisé, en quelque, sorte, et contre lequel il n'existe pas de pénalité.
Le lendemain, les familles font la Caristie, repas vrai entre des vivants. Cette réunion a pour but de réconcilier les parents et les proches qui croient avoir quelque sujet de mécontentement les uns contre les autres. C'est véritablement la fête de l'amitié.
Les Lémuries arrivent au -mois de mai, le VII des ides. Quand elles furent instituées, l'année commençait au mois de mars, et le religieux mois de février n'existait pas encore. Néanmoins, on présentait déjà des offrandes à la cendre des morts, et le petit-fils allait faire des expiations au tombeau de son aïeul, mais c'était pendant le mois de mai, mois des ancêtres, comme je l'ai déjà dit, et qui retient encore une partie de l'ancien usage. La célébration des Lémuries se passe ainsi.
A minuit, lorsque le sommeil fait régner le silence, et que les chiens et les oiseaux divers se sont tus, l'homme, fidèle observateur des rites antiques et timide adorateur des dieux, se lève, nu-pieds ; il fait claquer avec le pouce le doigt du milieu de chacune de ses mains, pour écarter l'ombre légère qui viendrait à sa rencontre, et se rend en silence à une fontaine dans laquelle il purifie ses mains à trois reprises différentes. Il se détourne, et prend dans sa bouche des fèves noires, les jette ensuite derrière lui, et il dit en les jetant : « J'envoie ces fèves, et avec elles je rachète moi et les miens. » Il prononce neuf fois ces paroles sans détourner la tête. Alors l'ombre, invisible à tous les yeux, ramasse les fèves et marche sur ses pas. Il se purifie de nouveau avec de l'eau, frappe sur des vases d'airain, conjure l'ombre de sortir de sa maison, en lui disant neuf fois de suite : « Mânes paternels, sortez ! » et la cérémonie est terminée .
Les Lémuries durant trois jours, avec un jour d'intervalle entre chaque. Le vrai nom de cette fête, légèrement altéré, est Rémuries, du nom de Rémus, en l'honneur duquel Romulus l'institua, pour apaiser les mânes de son frère, errantes sur les bords du Styx. En effet, suivant une croyance religieuse des Romains, les âmes des personnes mortes prématurément ne sont admises dans les Enfers qu'après l'expiration du temps pendant lequel elles auraient dû animer leur corps sur la terre.
Indépendamment de ces fêtes consacrées, beaucoup de sépulcres sont l'objet d'un culte perpétuel de la part des familles, des amis, et des amies des défunts. Quand les pertes sont récentes, ainsi qu'aux anniversaires de chacun, il n'est pas rare de voir les sépulcres ou les monuments parés de couronnes et de guirlandes de fleurs, de bandelettes de laine, et frottés de parfums. Les tombes des personnes sincèrement regrettées de leur famille se reconnaissent aisément à la manière dont elles sont soignées : la pierre en est propre, et le sepulcretum brille de fleurs et de verdure. Le sépulcre de ceux qui n'ont laissé que des indifférents sur la terre est couvert de ronces, de mousse, de lierre, et l'on voit pousser dessus des buissons d'épines, ou de figuiers sauvages.
Les pieux visiteurs viennent pleurer sur la tombe de ceux qu'ils regrettent ; souvent ils font couler leurs larmes sur la cendre même, par un ou plusieurs petits trous ménagés sur le faîte d'un modeste tombeau, ou sur le couvercle de l'urne. Les morts sont réjouis par cette marque d'affection. J'ai vu une épitaphe où elle était sollicitée en ces termes : « Si vous vous intéressez à mon destin, qu'il ne vous soit pas pénible de visiter souvent mon tombeau, et que les larmes que vos yeux répandront coulent d'abord sur mes cendres. »
L'endroit où l'on ensevelit un mort devient religieux. Par suite de cette opinion, tous les sépulcres sont sacrés. Leur sainteté se perpétue ; le temps l'augmente, et pendant que les autres monuments se consument et dépérissent, ces asiles de la mort deviennent plus saints et plus vénérables par la vétusté ; placés sous la protection de la religion, le droit pontifical prononce de fortes peines contre ceux qui les violent. C'est ainsi qu'à cinq milles de Rome, après plus de six cents ans marqués par des bouleversements, des guerres, des révolutions de toute espèce, les tombeaux des Horaces et des Curiaces existent encore à la même place où chacun d'eux est tombé, dans le champ qui fut consacré à ces monuments : ceux des deux Romains sont ensemble, plus près d'Albe ; ceux des trois Albains du côté de Rome, mais à quelque distance l'un de l'autre, comme ils avaient combattus. A Rome même, au pied du mont Esquilin, à la naissance de la voie Sacrée, on voit le Bustum gaulois, lieu où je ne passe jamais sans m'arrêter, parce que c'est là que sont enfouies les cendres de quelques centaines de nos ancêtres, là que Brennus fit brûler ceux de ses compagnons qui, pendant sept mois d'occupation, périrent en assiégeant le Capitole. Il y a de cela quatre cents ans, et les Romains ont toujours respecté cette sépulture à l'égal des leurs, sans même tenter d'en abolir le nom.
Les lois civiles punissent la violation des sépulcres. Nul ne peut transporter un sépulcre d'un lieu dans un autre, hors du lieu des sacrifices et de la demeure de la famille, sans une autorisation spéciale du collège des Pontifes. On tient tant à la sépulture dans la patrie, que, si on ne peut l'effectuer, on élève un Cénotaphe, c'est-à-dire un tombeau vide, à ceux qui sont morts et inhumés en pays étranger, ou dont on n'a pu retrouver les restes.
Les épitaphes servent encore d'auxiliaires pour garantir le respect des tombeaux, et beaucoup se terminent par une imprécation contre celui qui serait tenté de les violer; on y lit : « Qu'il encoure la colère des dieux. » -- « Que les dieux adorés de tous les hommes soient irrités contre lui. » -- « Qu'il soit privé de sépulture. » - « Qu'il meure le dernier de sa race. »
J'ai parlé plus haut de l'immobilisation de la propriété d'un sépulcre ; mais j'ai oublié de dire que tout terrain sur lequel on établit une sépulture devient aussi immuable à perpétuité, en vertu d'un chef de la loi des XII Tables. Il en est de même des abords : quand, le sépulture n'est pas immédiatement sur la lisière de la route, le chemin pour y arriver est une servitude qu'aucun propriétaire du fonds qu'il faut traverser ne peut décliner ; elle ne se perd ni par le non-usage, ni par l'aliénation du sol où gît le sépulcre ; la loi sur les ventes de terres réserve toujours le chemin, l'abord et le pourtour de toute sépulture. La largeur du chemin est de cinq pieds.
C'est une chose vraiment étonnante pour un étranger que toutes les grandes routes de Rome bordées de tombeaux. Leur file est continue, comme les maisons dans une ville, et de même qu'il y a une mitoyenneté des vivants, il y en a une aussi des morts, qui change ainsi les routes en des espèces de rues, sans communications latérales avec la campagne. Je me rappelle qu'autrefois, en arrivant par la voie Aurelia, quand j'aperçus de loin la ligne des tombeaux, je m'imaginai voir un faubourg de Rome. Je ne tardai pas à me désabuser dès que j'entrai dans cette rue presque sans animation, mais il fallut que Fonteius m'apprit que ces maisons silencieuses, et la plupart fort petites, étaient des sépulcres. Encore aujourd'hui ce spectacle me porte à la réflexion dernièrement, parcourant à cheval la voie Appienne, et regardant ses sépultures qui s'allongent à perte de vue, et s'augmentent chaque jour : « Que de monuments, me dis-je, pour loger quelques poignées de poussière qu'un seul pourrait contenir! que de terre enlevée à l'agriculture ! » Cette réflexion me fut inspirée par le souvenir du fait suivant, que j'ai lu dans un livre philosophique de Cicéron : « On dit qu'à Athènes, du temps du roi Cécrops, une coutume et une loi existaient, qui ordonnaient de couvrir les morts de terre. Les plus proches parents jetaient la terre eux-mêmes, et lorsque la fosse était comblée, on semait des graines sur cette terre dont le sein, comme le giron d'une mère, s'ouvrait pour le mort, et qui, purifié par cette semence, était aussitôt rendu aux vivants. » La coutume me parut sage, et je trouvai juste que ceux qui sortent de ce monde le laissent tout entier à ceux qui y restent, plutôt que d'y garder une place qu'ils stérilisent au détriment des vivants. - « Ah ! me dit un philosophe, la terre ne manquera jamais aux hommes. Faites revivre la loi Cécropienne, que deviendront les souvenirs, le culte des Mânes, la religion des tombeaux, cette grande moralité qui contribue à la concorde dans les familles ? - C'est vrai, répondis-je ; à chaque époque sa législation et ses coutumes, et le temps de Cécrops valait peut-être moins que le nôtre. »

LETTRE CV.

DES DIVERS NOMS DES ROMAINS.

Je t'ai parlé, il y a longtemps, des clients et des Grecs, population quasi servile, tourment des citoyens qui jouissent de quelque influence : on rencontre encore ici une autre espèce de gens non moins insupportables, parce qu'ils s'attachent à tout le monde, et se montrent les solliciteurs les plus insinuants, les plus infatigables, les plus tenaces et les plus impudents. Ces fléaux de Rome viennent de l'une des provinces les plus lointaines de l'Empire, de la Judée. L'un d'eux s'est introduit chez moi depuis quelque temps. Comment j'ai fait sa connaissance, comment je me suis laissé prendre par lui, c'est ce que je ne pourrais dire ; mais ce que je ne sais que trop, c'est que presque pas un jour ne se passe sans qu'il vienne réclamer ce qu'il appelle mon crédit pour l'appuyer dans telle ou telle sollicitation. Je l'écarte tant que je puis; je lui laisse voir qu'il me fatigue, qu'il m'obsède ; tout cela ne le rebute pas, et littéralement il m'assiège ; il m'attend chez mes amis, il m'attend chez moi, il m'attend jusque sur la voie publique. Hier je me suis enfermé pour lui échapper, et tu devras à cette réclusion la lettre que je t'envoie aujourd'hui. Le sujet m'en a paru d'abord un peu futile ; mais en y réfléchissant avant de prendre mon calame pour écrire, j'ai reconnu que la matière était plus sérieuse que je ne croyais, et que là encore il y avait une petite étude de moeurs, c'est-à-dire presque un chapitre d'histoire.
Les Romains ont une coutume qui paraît d'abord singulière et bizarre à des étrangers, c'est que chez eux un citoyen porte plusieurs noms, comme s'il était à lui seul plusieurs personnes. Néanmoins cela s'explique : tu te rappelles que le peuple romain est divisé en races, subdivisées elles-mêmes en familles : cette division a produit la multiplicité des noms.
Autrefois deux dénominations suffisaient pour indiquer la race et la famille ; et même, au rapport de Varron, on se bornait souvent à une seule. Mais lorsque les familles se furent multipliées, il fallut inventer, je ne dirai pas de nouveaux noms , car les Noms proprement dits ne peuvent être changés, mais des Prénoms, des Surnoms, et des Agnoms.
Ainsi les Romains ont d'abord un prénom, qui est propre à la personne ; ensuite un nom, commun à toute la race ; puis un surnom, désignant la famille ; et quelquefois un agnom, marquant une branche de cette famille, dont l'auteur s'est distingué par une particularité quelconque, relative soit à sa personne, soit à sa conduite. Par exemple, le vainqueur de Carthage avait quatre dénominations, Publius Cornelius Scipion l'Africain : Publius est le prénom ; Cornelius, le nom de la race Cornelia, à laquelle il appartient ; Scipion, le surnom de famille ; et l'Africain, le glorieux agnom dont tu connais l'origine. Comme il n'y a guère que dans les familles illustres que les dénominations multipliées se rencontrent, c'est un honneur d'avoir trois noms. Le prénom suit toujours le nom pour les personnes de quelque distinction ; rarement on le supprime, excepté dans les communications très familières. Les afranchis n'ont jamais de prénom.
Je pourrais citer beaucoup d'autres exemples ; je me contenterai de faire observer que les quatre appellations sont rares, et qu'ordinairement l'on n'a qu'un prénom, un nom, et un surnom, comme Caïus Martius Coriolan, de la race Marcia ; Marcus Tullius Cicéron, de la race Tullia, etc.
Il y a des races où la gloire semble s'être attachée plus particulièrement, et qui comptent une quantité de branches illustres : c'est ainsi que de la race Cornelia sortirent les familles des Scipion, des Lentulus, des Sylla, des Cinna, des Cossus, et des Dolabella.
Les désignations nominales, qui par elles-mêmes semblent indifférentes, sont cependant assez curieuses à examiner dans leur origine, et peignent, plus naturellement qu'on ne le croirait, les moeurs, et, jusqu'à un certain point, le caractère du peuple romain.
Quand on ne saurait pas que les descendants de Romulus ont été pendant longtemps un peuple agricole en même temps que guerrier, comme le prouve l'antique tradition qui a mis Cérès et Tullus parmi les divinités du mariage, on le devinerait en voyant leurs plus anciens surnoms tirés de l'agriculture, tels que ceux de : Pilumnus, donné à l'inventeur du pilon à broyer le blé ; de Pison, dérivé de pisere, piler ; de Fabius, de Lentulus, désignant des cultivateurs de fèves et de lentilles. Les Ovilius, les Bubulcus, les Suillius, les Porcius, étaient des éleveurs ou des propriétaires de brebis, de boeufs, de porcs, parce qu'alors la richesse consistait principalement en bétail.
Plus tard, l'esprit militaire l'emporta sur l'esprit agricole, et ce fut aux exploits du courage guerrier que l'on emprunta des dénominations : on vit naître les surnoms de Corvinus, du corbeau qui protégea un Romain dans un combat singulier ; de Torquatus, du collier que Manlius ravit à un Gaulois qu'il combattit et tua, sur les bords de l'Anio ; de Capitolinus, sauveur du Capitole.
Les surnoms suivants ne se rattachent à aucune époque particulière ; mais ils n'en sont pas moins curieux, en ce qu'ils offrent un reflet du caractère du peuple, de son naturel éminemment impressionnable, quelquefois porté à la générosité, à la reconnaissance, à l'admiration, et plus souvent encore à la raillerie. Valerius, collègue de Brutus, après l'expulsion des rois, voulant que le consulat, alors redouté des Romains, leur fût doux et agréable, ôta les haches des faisceaux de ses licteurs ; et lorsqu'il allait aux assemblées, il faisait déposer ces mêmes faisceaux aux pieds du peuple, dont il reconnaissait et honorait ainsi la majesté. Cette marque de respect lui valut le surnom de Publicola, c'est-à-dire qui honore le peuple, surnom que ses descendants portent encore.
Q. Metellus mérita le surnom de Pius, lorsque sa tendresse filiale l'eut porté à se jeter aux genoux d'un magistrat, en présence de tout le peuple, et à implorer de lui le retour de son père, exilé pour n'avoir point voulu jurer d'observer les lois publiées par un tribun séditieux.
Fabius, consul l'an quatre cent quarante-neuf, écuma cette lie du Forum qu'Appius avait répandue dans toutes les tribus, et la renferma dans les quatre tribus urbaines. Cette sage opération, qui rétablissait l'équilibre entre les différents ordres, fut reçue avec de si vifs transports, qu'elle valut à Fabius le surnom de Maximus, c'est-à-dire le très grand, que n'avaient pu lui donner quantité de victoires remportées sur les ennemis de Rome.
Le père de Quintus Metellus meurt très peu de jours après, son fils, voulant honorer sa mémoire, offre au peuple des jeux superbes ; il en avait fait les apprêts avec une telle célérité, que le peuple, tout émerveillé, lui donna le surnom de Celer.
Marcus Caton portait autrefois le surnom de Priscus ; sa grande sagesse, le fit nommer Caton, nom que les Romains donnent aux hommes qui ont une grande expérience.
Le sage Scipion Nasica fut surnommé Corculum, du mot cor, coeur, parce que, selon quelques-uns, l'âme c'est le cœur même.
Marcus Claudius, le vainqueur de Syracuse, reçut son nom de Marcellus, qui signifie martial, belliqueux, parce qu'il était adroit aux armes, expérimenté à la guerre, prompt, agile, dispos, et aimant à combattre.
Nero est un mot sabin qui signifie vertu, courage. Voilà pourquoi, dans la race Claudia, originaire de la Sabine, on appelle Nérons ceux qui se distinguent par leur courage et leur valeur.
De ces surnoms tirés du caractère, passons à ceux qui viennent de quelque accident ou signe de naissance.
Il est contre l'ordre naturel qu'un enfant vienne au monde par les pieds : on a donné à ceux qui arrivent dans cette position le nom d'Agrippa, comme pour marquer l'embarras d'un tel enfantement. On dit qu'Agrippa, ministre de l'empereur Auguste, naquit ainsi.
On nomme Caesar ceux qui naissent avec une chevelure, Caesaries ; Caesones, ceux qui sont mis au monde par le moyen d'une incision pratiquée au sein de leur mère morte avant l'accouchement ; Posthumus, celui qui naît après la mort de son père, ou bien d'un père vieillard ; Spurius, celui dont on ignore le père, par abréviation de sine patre ; Manius, celui qui vient au monde le matin, mane ; Lucius, le soir, luce ; Dentatus, qui naît avec des dents ; Proculeius, l'enfant né pendant que son père est engagé dans un voyage lointain ; Vopiscus, le survivant de deux jumeaux, et venu le dernier au monde.
Voici maintenant des surnoms satiriques :
L'an cinq cent quarante-huit, les Censeurs ayant mis un impôt sur le sel, on attribuait cette augmentation à Livius, l'un de ces magistrats, qui, quelque temps auparavant, avait été condamné par le peuple ; on remarqua même que cette surcharge porta principalement sur les tribus qui avaient pris le plus de part à cette injustice ; de là le surnom de Salinator donné à Livius.
Asina est l'un des surnoms de Cornelius. Le premier de cette race ayant acheté une terre ou marié sa fille, comme on lui demandait des répondants, il amena dans le Forum une ânesse, asina, chargée d'argent, et dit : « Voilà ma caution. »
J'ai un de mes amis nommé Tremellius, et que l'on a surnommé Scrofa,, la truie. Il se trouvait à la campagne avec ses enfants et ses esclaves ; ces derniers, voyant de loin une truie qui paraissait abandonnée, vont l'enlever et la tuent. Le propriétaire de l'animal s'en aperçoit, arrive avec du monde, cerne la maison, pour que rien n'en puisse sortir, et vient demander à Tremellius la restitution de la truie enlevée. Tremellius, prévenu à temps, cache l'animal sous un tas de chiffons, sur lesquels se couche son épouse. Le voisin entre, cherche, passe et repasse auprès du tas de chiffons, pendant que Tremellius lui jure que dans toute sa maison il n'y a pas d'autre truie que celle qui est là, montrant l'endroit où sa femme est couchée. Bref, ce facétieux serment valut à Tremellius le surnom de Scrofa.
Tremellius lui-même conte cependant cette origine d'une autre manière : « Mon grand-père, dit-il, porta le premier le surnom de Scrofa. Il était questeur de Licinius Nerva, préteur en Macédoine, qui l'avait laissé dans cette province pour y commander l'armée en son absence. Les ennemis, croyant l'occasion favorable, entreprirent de forcer le camp romain. Mon aïeul, en exhortant ses soldats, leur dit qu'ils dissiperaient les ennemis, comme une truie dissipe des porcs, ce qui eut effectivement lieu, et valut au préteur Nerva, sous les auspices duquel on avait combattu, le titre d'imperator, et à son questeur le surnom de Scrofa. »
Fabius reçut le surnom de Gurgès, pour avoir dévoré tout son patrimoine. Brutus, le nom du fondateur de la liberté, signifie une bête, une brute. Ses noms de race étaient Lucius Junius.
La conformation physique fut aussi de tout temps une des sources les plus fécondes de surnoms. Le peuple romain se frappe aisément de tout ce qui sort un peu de l'ordre ordinaire des choses, et cette disposition l'a toujours porté à distinguer les individus par leur habitude, et par les qualités ou les vices de leurs formes ; il les a nommés comme il les voyait, sans apporter, la plupart du temps, aucune intention maligne ou malveillante dans ces appellations. Elles ont été reçues de même par ceux auxquels on les appliquait, car les Romains ne regardent pas comme honteux des défauts qu'il ne dépend pas d'eux d'avoir, et ils y répondent comme à leurs vrais noms.
Effectivement ils finissent par devenir tels. Examinons sommairement quelques-unes des célébrités de l'ancienne République, nous verrons que beaucoup sont inscrites dans les fastes de la gloire sous l'un de ces surnoms empruntés à une imperfection ou une singularité physique : Sylla signifie le couperosé ; Niger, le noir ; Rufus, le roux ; Caecus, l'aveugle ; Claudius, le boiteux ; Aquilius, noir comme l'aigle ; Ancus, le manchot ; Cincinnatus, les cheveux frisés ; Aenobarbus, la barbe blonde comme airain ; Strabon, le louche ; Paetus, les yeux de travers ; Ocella, les petits yeux ; Cnaeus, le tacheté ; Flaccus, les grandes oreilles, les oreilles pendantes ; Labéon, les grosses lèvres ; Plancus, Plautus, les pieds plats ; Scaurus, le talon tordu et sur lequel la jambe porte à faux ; Varus, les jambes arquées en dehors.
Ce nom de Scipion, que la race Cornelia a tant illustré, vient de ce qu'un Cornelius, qui guidait les pas de son père aveugle, et de même nom que lui, fut surnommé Scipio, c'est-à-dire bâton.
Il me revient une petite anecdote sur l'indifférence, et même la noble émulation avec laquelle les Romains acceptent tous ces surnoms : le premier individu de la race Tullia qui reçut le surnom de Cicéron, le dut à une petite verrue en forme de pois chiche, qu'il avait au bout du nez. Comme quelques amis conseillaient au plus illustre de ses descendants, à l'époque où il sollicita sa première magistrature, de changer ce surnom-là : « Je m'en garderai bien, leur répondit-il avec assurance, et je ferai tant, que ce nom qui vous parait si ridicule, je le rendrai plus beau et plus illustre que ceux des Scaurus et des Catulus. » Étant préteur en Sicile, et faisant aux dieux une offrande d'un vase d'argent, il ordonna d'y graver en toutes lettres ses deux premiers noms, et, au lieu du troisième, il voulut seulement que l'on dessinât un pois chiche.
Parmi les surnoms satirique, on en trouve plusieurs d'une nature vraiment injurieuse, et dégénérant en personnalités ; quelque-fois le peuple, habitué à une liberté, qui n'a jamais su respecter les individus, a donné de ces surnoms à des hommes illustres ; mais je doute que ceux auxquels il les appliquait les aient jamais adoptés, car ce sont réellement des facéties de la plèbe. Juges-en toi-même : le père du grand Pompée avait un cuisinier nommé Ménogène, qui lui ressemblait tant, que l'on imposa à ce grand, citoyen le nom de son esclave ! Cornelius Scipion reçut du peuple le nom de Sérapion, de sa ressemblance avec un victimaire de ce nom ; M. Messala, homme consulaire et censorial ; Curion, citoyen illustre ; Lentulus et Metellus, honorés l'un et l'autre du consulat, reçurent aussi des surnoms empruntés à de vils histrions, qui n'avaient de commun avec eux que les traits du visage.
Ces dénominations offensantes sembleraient indiquer un esprit de basse jalousie, qui veut ravaler tout ce qui s'élève trop au-dessus de lui : il n'en est rien cependant, car ce même peuple a également inventé ou consacré d'autres surnoms infiniment glorieux, et vraiment dignes de lui. En effet, est-il rien de plus beau que ceux d'Africains, portés par deux membres de la famille des Scipions : à l'un pour avoir commencé, et à l'autre terminé la plus importante conquête que Rome ait jamais faite ? de Macedonicus, de Creticus, de Balearicus, de Nuridicus, qui décorent cette race Metella, habituée à se faire désigner par ses conquêtes ? d'Achaïcus, récompense de Mummius, le vainqueur de l'Achaïe ? d'Isauricus, décerné à P. Servilius ? de Messala, à Valerius Maximus, vainqueur de Messana, ville de Sicile ? de Grand, donné à Pompée par son armée , après sa guerre d'Afrique, et que Sylla, dictateur, s'empressa de lui confirmer ?
Ces surnoms acclamés spontanément par les soldats, ou par le peuple ou par les amis du héros, ou pris par le héros lui-même, étaient des actes de justice, puisqu'ils ne demeuraient qu'autant qu'ils étaient adoptés par tous les citoyens, comme bien mérités par ceux qui les avaient reçus ou pris.
Dans les commencements de Rome, tous les faits un peu extraordinaires sortaient aussitôt en relief, et un simple trait de courage valait un glorieux surnom ; mais quand la République étendit ses armes au dehors, il fallut le fait accompli d'une conquête pour gagner ces honorables dénominations. La valeur personnelle ne mérita plus que l'on s'en occupât, ni qu'on la récompensât publiquement : on n'avait fait que son devoir, et il n'était pas de d'attention à une conduite aussi commune. Alors les Romains eurent l'idée, non moins grande qu'heureuse, d'immortaliser le souvenir des conquêtes de la patrie par des surnoms empruntés aux vaincus, et les vainqueurs s'effacèrent, pour ainsi dire, dans leur victoire : ce ne fut plus Scipion, Mummius, Metellus, mais l'Afrique, l'Achaïe, la Macédoine conquises, que leur présence rappelait perpétuellement, et, après eux, ces surnoms, conservés dans les archives domestiques, inscrits au bas des, images et sur les arbres généalogiques des familles, devinrent comme de superbes itinéraires des victoires de la grande République, reine des rois, de l'Italie impératrice de toutes les nations de la terre.
Depuis que les Romains ne conquièrent plus rien ; que d'ailleurs toute gloire militaire revient à l'Empereur, ainsi que je l'ai dit, il n'y a plus lieu pour personne de gagner d'aussi beaux surnoms. Cependant Auguste, qui n'était pas jaloux des illustrations absentes, imagina un moyen de faire revivre les plus belles des temps passés : il engagea les familles de ceux à qui leurs hauts faits conquirent autrefois un surnom victorieux, à le faire prendre par quelqu'un de leurs plus directs descendants ; c'est ainsi que l'on rencontre encore, avec une certaine surprise, des Macédoniques, des Numidiques, des Africains, etc., conquérants par hasard de naissance. Jusqu'à des femmes prennent ainsi ces surnoms ; je connais une Mummia, qui se fait appeler l'Achaïque, parce qu'elle descend de Mummius qui gagna ce surnom. L'idée du divin Auguste fut ingénieuse, mais ne créa-t-elle pas une usurpation ? Ces beaux surnoms de victoire étaient tout personnels, et donnaient un grand relief aux citoyens qui les avaient mérités. Peut-il en être de même pour leurs descendants ? En se les affublant, en prenant comme un patrimoine cette espèce d'héritage moral, ces fils obscurs jouent dans le monde le rôle de figurants des nobles races dans les pompes funèbres : tout glorieux que soient l'image et les insignes qu'ils portent, les individus ne restent toujours que ce qu'ils sont effectivement.

LETTRE CVI.

LES VIGNOBLES.

Il y a aujourd'hui quatre cent douze ans, vers l'an de Rome trois cent soixante-quatre, un grand événement se passait dans le pays des Senones et des Celtes : un habitant de Clusium, ville d'Étrurie, venait d'arriver au milieu d'eux avec des vins d'Italie ; il leur en fit goûter, et cette liqueur leur parut si délicieuse, ils furent si ravis du plaisir nouveau qu'elle leur causa, qu'aussitôt prenant leurs armes, emmenant leurs femmes et leurs enfants, ils s'acheminèrent vers les Alpes pour chercher le pays qui produisait un tel fruit, estimant désormais toute autre terre stérile et sauvage. Tu sais ce qui s'ensuivit : l'occupation d'une partie du pays auquel les Romains donnèrent le nom de Gaule transpadane, et la fondation de l'État des Insubriens.
Une loi injuste, une loi de conquérant, interdit la culture de la vigne aux nations transalpines. Pourquoi ? dans un but d'avidité rapace, pour conserver une plus haute valeur aux produits des vignobles d'Italie. Les Romains, contraints par la nécessité à n'être d'abord que laboureurs et pasteurs, commencèrent tard à cultiver la vigne ; mais depuis longtemps elle est l'objet de leur prédilection, et quand on rédigea la loi des XII Tables, des dispositions y furent insérées pour protéger l'arbuste qui donne le vin : ainsi, d'après cette loi, quiconque coupe un cep est puni comme voleur, et de plus condamné à des dommages et intérêts ; si un morceau de bois volé se trouve employé dans une vigne, le reprendre est un délit.
Le vin est une excellente liqueur, et ceux que produit l'Italie lui ont valu une telle réputation, qu'à cet égard seul elle surpasse tous les autres pays du monde, excepté ceux qui produisent les aromates ; encore est-il peu de parfums plus agréables que ceux de la vigne en fleurs. C'est à son climat surtout que l'Italie doit cette supériorité. Au delà des Alpes, dans nos contrées septentrionales, nous n'obtiendrons plus la même qualité de production ; mais l'esprit de négoce ne calcule pas ainsi : il voit un dommage là où il peut y avoir une concurrence. Cependant l’ai recueilli, sur les vignobles et leur exploitation en général, des renseignements que tu liras avec intérêt. S'ils ne peuvent avoir d'utilité immédiate, peut-être serviront-ils un jour ; car il faudra bien, d'une manière ou d'une autre, que nous soyons affranchis de l'injuste défense qui prive notre beau pays de la culture de la vigne.

SECTION 1. Disposition d'un vignoble. - La. juste partialité des Romains pour leur arbuste chéri se reconnaît à la simple inspection des champs où ils le cultivent : ils lui prodiguent la terre, et tandis qu'on se plaint de voir le domaine de la charrue plus borné chaque jour, les vignobles sont vastes, bien espacés, installés tout à fait en grand. Ainsi un vignoble est ordinairement bordé sur l'un de ses côtés par un chemin de dix-huit pieds, largeur supérieure à celle de bien des voies publiques. Les vendanges, il est vrai, se font avec des chariots, et l'on a voulu que deux attelages puissent se rencontrer sans se heurter. Mais ce n'est pas tout : il y a en outre , de jugère en jugère, d'autres voies transversales de dix pieds de large, toujours pour la circulation des chariots. Que de terrain enlevé à la culture !
Le chemin de grande voie est appelé. « cardinal, » parce qu'on le trace ordinairement dans la direction du midi au septentrion, c'est-à-dire vers les pôles ou points cardinaux du monde ; les chemins transversaux sont nommés « décumans, » du nombre décimal de pieds dont se compose toujours leur largeur. Dans les très grands vignobles, l'un des décumans est aussi large que la voie cardinale ; dans tous, les bandes que forment les décumans sont subdivisées par de nombreux sentiers, de sorte que le vignoble entier se trouve fractionné en carrés réguliers, dont chacun est appelé« Jardin »
Ces divisions ont plusieurs avantages : d'abord elles permettent de séparer les diverses sortes de plants, et de les cantonner chacune à part ; chose importante, attendu que le mélange des raisins de différentes espèces diminue la bonté du vin, tous n'ayant pas des saveurs qui s'accordent, et tous n'arrivant pas non plus en même temps à parfaite maturité ; ensuite elles procurent aux ceps l'avantage d'être plus exposés au vent et au soleil, et de pouvoir être inspectés plus aisément. Elles mettent encore le père de famille à portée d'estimer avec certitude le nombre de journées qu'il a droit d'exiger, parce que l'on ne peut pas se tromper, lorsque tout est divisé en petits carrés ; de plus, elles donnent du courage aux travailleurs, qui voient ainsi plus facilement la fin de leur ouvrage. Je ne dis rien des facilités qu'offrent tous les chemins pour la libre circulation au moment des travaux et à l'époque des vendanges.
Un « Jardin. » renferme cent cinquante pieds de vigne, ou tout au moins un demi-jugère carré. Les plantations sont alignées sur toutes les faces, en forme de quinconces, et rangées dans des sillons réguliers tracés suivant la direction de la plus grande largeur du champ, en plaine ; et sur les côtes, transversalement à la montée, afin de maintenir les terres que les pluies et les orages tendent toujours à précipiter en bas.
L'espacement des sillons se règle sur la qualité du sol et sa position ; on les tient plus serrés en plaine que sur un coteau, dans les lieux secs que dans ceux exposés à la pluie et aux brouillards. On laisse entre les ceps un intervalle de cinq ou six pieds, si le. terroir est de médiocre qualité ; s'il est bon, de quatre au moins ; maigre et léger, de huit tout au plus. Certains agriculteurs portent les espacements à sept pieds, dans les terres grasses, afin que la vigne , abondamment nourrie, s'étende davantage. Dans l'Ombrie et dans le pays des Marses, où on laboure entre les vignes, l'espacement des ceps mesure vingt pieds au moins.

SECTION II. Du Palissage et de ses divers modes. -- La vigne, étant un arbuste à tige faible et très flexible, ne peut se soutenir d'elle-même et ramperait à terre si on ne lui donnait des supports, si on ne la « palissait. »
Cette opération se fait de plusieurs manières : les principales sont le « joug » et les « arbres. » J'ai entendu des cultivateurs blâmer beaucoup cette dernière méthode : d'autres, au contraire, et ce sont les plus habiles et les plus expérimentés, la louer extrêmement. Toutefois plusieurs, parmi ces derniers, ne l'approuvent que pour l'Italie ; en effet, une expérience de plusieurs siècles montre qu'en cette contrée les bons vins ne croissent que sur les arbres ; que les plus hauts donnent les meilleurs, et que les plus bas en produisent une plus grande quantité.

SECTION III. Palissage sur les arbres. - Agencement d'un Vignoble arboré. - Le palissage sur les arbres est généralement suivi en Campanie, où l'on marie la vigne au peuplier. Elle embrasse cet époux, s'enlace amoureusement dans ses branches, et grimpe jusqu'à son sommet.
Dans l'Italie Transpadane (ou Gaule Cisalpine), on fait aussi monter les vignes sur les cornouillers, les tilleuls, les érables, les ormes, les charmes, et les chênes.
Mais de tous les arbres, ceux sur lesquels la vigne profite le mieux sont d'abord l'obier, préférablement à tout autre, ensuite l'orme, et en troisième lieu le frêne. Puis vient le peuplier noir, qui a les feuilles assez rares. La plupart des cultivateurs n'hésitent pas à mettre la vigne sur le frêne, sur le figuier, et même sur l'olivier, pourvu qu'ils ne fassent pas trop d'ombre. Ce dernier motif empêche d'employer fréquemment l'orme d'Atinie, très feuillu de sa nature.
On observe encore, dans le choix des arbres, la qualité de leur feuillage, qui, comme nous l'avons vu, fournit une pâture aux bestiaux. Si l'on se sert quelquefois de l'orme d'Atinie, c'est parce que les boeufs aiment beaucoup ses feuilles, et si l'on rejette l'obier, c'est parce qu'il produit peu de feuillage. Dans les lieux escarpés et montagneux, où l'orme ne se plaît pas, on met le frêne, arbre très agréable aux chèvres, aux brebis, ainsi qu'aux boeufs. Cependant on préfère plus généralement l'orme, parce qu'il s'accommode très bien de la vigne, fournit une excellente pâture, et réussit dans plusieurs espèces de terrains.
La manière dont la vigne s'arrange sur les ormes est assez jolie : avec une hache à deux tranchants, le vigneron étête ces arbres dans leur jeunesse à une hauteur de quinze ou vingt pieds, les fait filer sur un seul brin ; et ne leur laisse de couronne que de trois pieds en trois pieds au plus. Cela forme trois ou quatre étages, attendu que la première couronne ne commence qu'à sept ou huit pieds de terre, pour les vignobles situés sur une côte ou dans un endroit sec, et à douze pieds dans un terrain humide ou dans une plaine.
Ordinairement chaque étage ne se compose que de trois branches, espacées également sur la circonférence de l'arbre, avec chacune plusieurs bras en forme de palme. Ces branches sont ménagées de manière que celles d'un étage ne se trouvent pas sur la même ligne d'aplomb que celles de l'étage qui le précède, parce qu'autrement la palme inférieure occasionnerait un frottement au cep qui monte sur la palme supérieure, et finirait par en faire tomber le fruit.
Selon que le vigneron veut donner plus ou moins de liberté à sa vigne, il laisse allonger ou il raccourcit les palmes de l'orme. Un arbre ainsi arrangé est entièrement enveloppé de pampres ; ses branches forment comme autant de thyrses, à l'extrémité desquels pendent de jeunes sarments chargés de grappes ; à quelque distance, on le prendrait pour une grande vigne lui-même, et cela d'autant plus facilement que, toutes ses pousses lui étant retranchées de deux années l'une pour que l'épaisseur de leur ombre ne nuise pas à l'arbuste qu'il porte, c'est à peine si l'on aperçoit quelques touffes de son feuillage naturel.
Les arbres destinés à porter de la vigne se plantent en quinconces soit réguliers, soit irréguliers : si l'on doit semer du blé dans leurs intervalles, les espacements sont de quarante pieds sur vingt, et si le terrain doit rester inculte, de vingt en tous sens, pour les arbres peu élevés ; mais pour ceux à haute tige, il faut soixante pieds sur quarante, dans le premier cas, et vingt-cinq dans le second. On met souvent jusqu'à dix ceps sur un arbre, et jamais moins de trois.
Toute vigne destinée à être arborée se plante dans une fosse de deux pieds de largeur et d'autant de profondeur, si la terre est légère, ou de deux pieds neuf onces si elle est grasse, et de six pieds de long, ou au moins de cinq. On la creuse à un pied et demi ou deux pieds de l'arbre, parce que trop près des racines de l'orme la vigne. prendrait mal, ou, si elle poussait, les branches de l'arbre lui nuiraient : aussi le plant se met à l'extrémité de la fosse.
Dans une exposition chaude, on accote la vigne aux arbres vers le septentrion ; dans un pays froid, vers le midi, et sous un climat tempéré, du côté de l'orient ou de l'occident. On n'attache les jeunes ceps à l'arbre qu'avec trois tourons, l'un à quatre pieds de terre, l'autre plus haut, et le troisième vers le milieu. On n'en met point par le bas, dans la crainte de diminuer les forces de l'arbuste.
Près de la voie Émilienne, on lie la vigne au bas des ormes touffus d'Atinie, en la tenant éloignée des feuilles de son support. Dans la Gaule Cisalpine, on lance deux sarments de chaque côté, si les arbres sont espacés de quarante pieds, et quatre, s'ils ne le sont que de vingt pieds. Quand les sarments se rejoignent, on les lie ensemble, en les fortifiant par de petites baguettes, s'ils sont faibles. Sont-ils trop courts pour se rencontrer, on les étend et on les réunit par le moyen d'un jonc.
Quel heureux climat que celui qui permet d'accumuler ainsi deux ou trois récoltes où les bordures des champs portent des arbres chargés de pampres, charmants bouquets de verdure, donnant du vin pour le maître ou les colons, du bois pour brûler, et des feuilles pour pâturer.

SECTION IV. Palissage sur le joug. - Agencement d'un Vignoble jugué. - Passons aux autres modes de palissage, et d'abord à celui des « Jougs, » en usage dans la plupart des vignobles d'Italie. Un « Joug » se compose de deux parties : les « Paisseaux, » pieux fixés en terre perpendiculairement, et les « Jougs » proprement dits, perches passées en travers des premiers, et attachées de place en place avec des liens.
Souvent, au lieu de perches, on se sert de roseaux ; on en cultive une belle espèce qui atteint jusqu'à vingt pieds de hauteur, et dont les ânes et les boeufs mangent volontiers la feuille. On remplace aussi les roseaux par des cordes ou des sarments. Les perches sont en usage dans le canton de Falerne ; les roseaux, dans celui d'Arpinum ; les cordes, surtout celles de crin, dans celui de Brundusium ; les sarments, dans celui de Mediolanum.
Les perches sont ordinairement de bois de saule. Elles font un joug plus solide et moins coûteux que les roseaux, qu'il faut commencer par lier ensemble, de place en place, en renversant la tête des uns vers le pied des autres, afin que la grosseur du joug soit égale, ou à peu près, dans toute sa longueur. Un joug de saule dure environ cinq ans.
On compte trois espèces de Paisseaux : la première et la meilleure se nomme Ridica : elle est de chêne ou de genévrier ; la se coude, appelée Palus, est une perche extrêmement dure ; la troisième, celle que le roseau fournit subsidiairement lorsque l'on manque des deux premières, se compose de faisceaux de deux ou trois roseaux attachés avec leur écorce , et enfoncés dans des Cuspides ou petits tuyaux de terre cuite percés d'outre en outre, afin que la pluie n'y puisse séjourner Plusieurs sortes d'arbres fournissent les paisseaux de bois ; ce sont : le saule, le peuplier blanc, le laurier, le pin sauvage, le cyprès, l'aubour, le sureau. Les plus durables se font en chêne roure, en olivier, en esculus, et en châtaignier, refendus.
A l'instar des arbres, les Jougs sont disposés en quinconces. La vigne se trouve plantée soit au milieu, soit au moins à un pied de distance des paisseaux, pour ménager ses racines, et aussi afin que le fossoyeur puisse tourner autour. Le cep, attaché d'abord au paisseau de manière à en être abrité de la violence du froid et de l'impétuosité des aquilons, monte sur un seul brin, jusqu'à la hauteur de quatre pieds environ, puis se divise en quatre bras qui s'étendent sur les perches, vers les quatre côtés du joug.
On fait aussi des jougs à simple rang, et sur lesquels croissent de meilleurs vins, parce que ces jougs ne se portent point d'ombre à eux-mêmes, de sorte que les grappes, plus exposées au soleil et au vent, sont plus vite délivrées de la rosée. Mais le joug à quatre pans, que l'on appelle Compluvium, de sa ressemblance avec le toit à quatre pentes du compluvium d'une maison, produisant plus de raisin, est le plus généralement en usage.

SECTION V. Divers autres modes de Palissage. - Choix du mode. - Il y a des vignes qu'on laisse ramper à terre : dans ce cas, leur fruit est exposé aux ravages des renards et des rats, qui en mangent autant que les hommes, à moins que l'on n'ait soin de distribuer dans le vignoble quantité de souricières, comme cela se pratique dans l'île de Pandataire, sur les côtes de la Campanie ; d'autres dont ao relève au-dessus de terre les branches à fruit, au moyen de petites fourches de bois, longues environ de deux pieds : à Réate, les vignes sont toutes arrangées de cette manière ; d'autres qui se soutiennent d'elles-mêmes, comme des arbustes à tige ; d'autres attachées à un simple paisseau sans joug, et ne passant pas la hauteur d'un homme de moyenne taille ; d'autres ayant chacune un joug séparé, appelé Cantherius ; d'autres environnées de roseaux fichés en terre, et dont le bois, attaché à ces roseaux qui leur servent de soutien, est courbé en forme de cercles ; d'autres enfin où une rangée de cyprès alterne avec une rangée de ceps. La vigne monte sur les cyprès, mais sans s'y marier, à cause d'une sorte d'antipathie qui règne entre ces deux arbres.
Certaines natures de terrains exigent l'emploi de tel support plutôt que de tel autre. Par exemple, dans les pays où les pluies sont abondantes, les tempêtes impétueuses, et où la vigne, ébranlée par l'affluence des eaux, ou comme suspendue sur des collines escarpées, a besoin de beaucoup de soutiens, on emploie le joug à quatre pans, le Compluvium. Quant aux terrains chauds et secs, on y étend le joug de tous côtés, afin que les pampres, en s'épaississant, forment une espèce de voûte, et couvrent de leur ombre la terre altérée. Dans les pays froids et sujets aux gelées, on range les ceps sur une seule ligne : de cette façon la terre se sèche plus facilement, le fruit mûrit mieux et jouit d'un air plus salubre.

SECTION VI. Espacement des ceps. - Hauteur des Jougs. - Du Palissage et du Dépalissage. - L'espacement des ceps exige encore beaucoup d'attention : dans un terroir de médiocre qualité, les rangées sont de cinq pieds en cinq pieds ; dans un bon, de quatre pieds au moins ; dans un maigre et léger, de huit pieds au plus. En Ombrie et dans le pays des Marses, on met jusqu'à vingt pieds d'intervalle entre les ceps de certaines vignes, afin de pouvoir y labourer librement. D'autres espacent à cinq pieds dans un terrain maigre, à six dans un médiocre, à sept dans un bon, afin que la vigne, qui dans un pareil sol pousse toujours abondamment, trouve plus de place pour s'étendre.
La hauteur des jougs varie également : leur moindre élévation est de quatre pieds, et leur plus grande de sept, mais seulement pour les vieux plants ; on se garde bien de conduire les jeunes aussi haut. Au reste, plus le sol et le climat sont humides et les vents doux, plus on élève le joug, car alors la fertilité des vignes permet de les laisser monter plus haut, et le fruit, éloigné de terre, pourrit moins aisément. Dans les terrains maigres, sur les côtes brûlées par la chaleur, ou trop exposées à la violence des tempêtes, on met des jougs plus bas.
Le palissage est fait par un ouvrier spécial nommé l'Alligateur. Il dirige les jeunes scions de manière à les faire monter promptement sur le joug, les lie entre le troisième et le quatrième bourgeon, pour réprimer l'impétuosité du bois, qui tend à s'allonger, et le contraindre à pousser plus abondamment au-dessous de la ligature. Quant à la cime, jamais il ne doit la lier, la vigne portant naturellement ses fruits vers les branches pendantes ou auprès de la ligature, et tout ce qui est au-dessous ne donnant que du bois.
Chaque année il délie les ceps pendant quelques jours, comme pour les reposer, et surtout afin d'en changer les liens de place, dans la crainte qu'ils ne finissent par étrangler et couper les branches, bien qu'ils ne soient qu'en osier, en écorce de saule, en genêt, en glaïeul en ronces, ou bien en petit jonc verdâtre, appelé ampelodesmos, c'est-à-dire lien de vigne. Il distribue ensuite les branches en quatre parties, sur la croix du joug, sans les forcer, mais en les courbant légèrement vers la terre, pour les laisser aller comme elles voudront, de peur de les rompre en les pliant, et d'en faire tomber des bourgeons; cela s'appelle « précipiter la vigne. » Les branches ainsi pendantes se couvrent de fruit, et de plus, sont un peu moins exposées à la pluie, aux brouillards et à la grêle. Les ceps demeurent ainsi en liberté jusqu'à ce que le raisin soit arrivé à l'état de verjus : alors on relève les branches et on les attache, tant pour mettre les grappes à l'abri des bêtes, que pour empêcher les vents de les froisser les unes contre les autres.
Toutes les vignes autres que celles arborées sont ordinairement environnées de murs, de haies ou de fossés, ou bien de claies, pour les garantir des insultes et de la voracité des bestiaux.
J'ai renversé l'ordre du discours en me laissant aller à parler du palissage avant la taille ; elle se fait, il est vrai, presque en même temps, mais néanmoins à la suite de cette opération, et avant que les boutons de la vigne soient un peu gros, afin de ne pas les endommager. Je me hâte de réparer mon omission.

SECTION VII. De la Taille et de son époque. - De tout temps, la taille fut le premier principe de la culture de la vigne. Le roi Numa, dans le but de contraindre les Romains à la pratiquer, déclara dans une loi que toute libation de vin provenu d'une vigne non taillée serait sacrilège. Aujourd'hui tout le monde taille, et les cultivateurs ne diffèrent que sur l'époque. Dans une contrée dont la température est douce et modérée, la taille commence incontinent après les vendanges, vers les ides d'octobre, pourvu cependant que les pluies d'automne soient tombées, et que les sarments aient acquis toute leur force. Quand une température froide et sujette aux gelées blanches menace d'un hiver rude, on attend que le vent équinoxial ait commencé de souffler, c'est-à-dire vers le VI des ides de février. Il ne faut point trop se presser, parce que si le froid surprend la vigne nouvellement taillée, elle se fend et perd sa sève. Dans les petits vignobles il est assez facile d'observer ce délai ; mais dans les grands, où l'importance des travaux ne permet pas de choisir le temps, les vignerons se mettent à tailler les parties de « jardins » les plus vigoureuses pendant, les froids, dès les ides de janvier, évitant seulement de commencer trop matin, afin de laisser au bois engourdi par la bruine et les gelées nocturnes le temps de se dégeler ; ils entreprennent les plus maigres au printemps ou pendant l'automne, surtout si elles sont exposées au nord, et en hiver celles à l'exposition du midi. Telle est la nature de cet arbrisseau, que plus on le taille de bonne heure, plus il donne de bois, et plus on le taille tard, plus il produit de fruit. Les vignes de bon plant, juguées, se taillent vers les Quinquatries, et dans le déclin de la lune, afin que les raisins soient de garde.
Au surplus, la taille de toute espèce de vigne doit être terminée à l'équinoxe de printemps ; celui qui s'attarde au delà de cette époque est raillé des passants, qui contrefont devant lui le chant du coucou, parce qu'il est honteux pour un vigneron d'être rencontré par cet oiseau d'été dans l'occupation de tailler la vigne.

SECTION VIII. Principes de la Taille. - Taille d'une Vigne juguée. - On n'est point unanime sur les principes de la taille comme sur le temps où il faut l'entreprendre ; les uns défendent de toucher à la vigne pendant l'année de la transplantation, et même d'y mettre la serpe avant cinq ans. Alors ils lui enlèvent tout son bois, à trois bourgeons près. Les autres taillent dès la première année, la laissent chaque année s'allonger de trois ou quatre noeuds, et la cinquième la conduisent sur le joug. D'autres, dès l'âge de trois ans, lui font porter beaucoup de bois; et vont jusqu'à détruire ses bourgeons pour favoriser son développement.
Ces méthodes ne valent rien : le mieux est d'attendre que la vigne soit assez grande et assez forte pour la mettre au joug. Tant qu'elle est faible, quel que soit d'ailleurs son âge, il faut retrancher le bois inutile, et la tenir basse. Les meilleurs cultivateurs attendent qu'elle soit à peu près grosse comme le pouce pour la mettre à fruit. La première année, ils conservent une ou deux branches, selon la force du cep ; l'année suivante, ils les laissent croître ; la troisième année, ils admettent deux autres branches, mais ne dépassent jamais le nombre de quatre, car ils ont pour principe qu'il faut toujours modérer la fécondité de la vigne.
La nature du terroir indique ce qu'il convient de faire. Toute vigne mise à fruit avant sa septième année depuis la transplantation en marcotte s'amaigrit comme un jonc et meurt. A cinq ans, on tord les sarments, et on leur permet à chacun de produire du bois nouveau, en ayant soin de couper le vieux. Le principal sarment, qui reste après la taille, et nommé Drageon ou funicule, est conservé plus proche du cep, et coupé entre le troisième et le quatrième support du joug. S'il pousse trop abondamment, on le tord, afin qu'il ne produise que quatre branches, ou même seulement deux, si la vigne est à simple joug.
Suivant les meilleurs préceptes, la taille doit être faite de manière à réduire la vigne à une seule petite tige, qui ne porte que deux bourgeons près de terre. Jamais il ne faut tailler près de la jointure d'un noeud, on risquerait d'offenser l'oeil ; la place favorable est l'espace d'un noeud à l'autre, et en tenant la serpette obliquement, pour ne point faire une cicatrice horizontale, oit la pluie s'arrêterait. On observe encore de ne pas incliner la coupe du côté où se trouve le bourgeon, car l'eau qui en découlerait aveuglerait l'oeil, et l'empêcherait de se développer en feuilles. Si la vigne est maigre et n'a pas un bois convenable, on la coupe au ras de terre, afin de lui en faire produire un nouveau.
En tel temps que le vigneron, que le Putateur, pour l'appeler par son nom, taille, il doit observer trois choses principalement : la première, d'avoir les fruits en vue ; la seconde, de réserver pour l'année suivante le bois qui promet le plus, afin de prolonger la durée de la vigne, et la troisième, de palisser avec intelligence. Toute vigne juguée se divise en quatre parties regardant vers quatre aspects différents du ciel. Chaque exposition a ses propriétés, et veut des variétés dans la taille et le palissage : le putateur ménagera les branches tournées vers le septentrion, surtout s'il commence la taille aux approches du froid, qui ne manquerait pas de brûler les cicatrices ; il ne laissera qu'un sarment, le plus près possible du joug, avec un courson au-dessous, pour renouveler la vigne l'année suivante.
Au midi, au contraire, il conservera un plus grand nombre de branches à fruit, pour ombrager le cep durant les grandes chaleurs de l'été, protéger la grappe, et l'empêcher de se dessécher au lieu de mûrir.
Quant à l'orient et à l'occident, il fera peu de différence entre ces deux expositions, parce que la vigne ne voit pas le soleil moins longtemps sous l'une que sous l'autre. Il se guidera sur la bonté du terrain et sur celle du cep, pour la quantité de bois à laisser ; en général, il ravalera, par la taille, les pampres à un pied environ au-dessous du joug, afin que les jeunes pousses, montant à travers ses bras, puissent passer par-dessus et se précipiter vers la terre, sans cependant y atteindre. Lorsque le terrain et le tronc seront bons, il laissera assez volontiers trois branches s'allonger ainsi, quelquefois quatre, mais rarement.

SECTION IX. De la Taille d'une Vigne arborée. - Voilà pour la vigne juguée ; la taille de la vigne arborée est un peu plus compliquée, en ce qu'elle embrasse et la vigne et l'arbre qui la supporte. J'ai déjà dit la manière dont ces arbres sont disposés : cette disposition, la taille s'étudie à la conserver, en retranchant toutes les branches inutiles qui consumeraient la nourriture en pure perte, et en maintenant les autres à une certaine distance respective.
Relativement à la vigne en elle-même, on coupe le premier bois qu'elle a jeté, jusqu'au deuxième ou au troisième bouton ; ensuite on laisse croître insensiblement tous les ans un peu de bois, qui monte à travers les rameaux de l'arbre, en dirigeant toujours un fouet vers son sommet. Ceux qui veulent avoir beaucoup de fruit laissent un grand nombre de fouets s'étendre sur les rameaux inférieurs, mais ceux qui préfèrent avoir de meilleur vin attirent les sarments vers le haut. La vigne qu'on veut arborer est abandonnée à elle-même pendant trois ans ; la troisième année on la taille, on la fait monter peu à peu, et ce n'est qu'à l'âge de six ans qu'on la marie à l'arbre. Cette vigne, une fois parvenue à sa croissance, se traite ainsi : tous les sarments qui ont porté du fruit la première année sont coupés, et les nouveaux les remplacent, mais débarrassés des tendons et des petites branches inutiles qui les hérissent. On a soin, à l'instar des vignes juguées, de délier les branches tous les ans pour les rafraîchir, puis de les relier à une autre place.

SECTION X. Du Déchaussement. - Une autre opération qui précède encore la taille, et se pratique après les ides d'octobre, avant les froids, c'est le Déchaussement. Il consiste à découvrir le cep jusqu'à un pied et demi de profondeur, pour le dégager de toutes les radicelles poussées pendant l'été dans cet espace. Si on les lais-sait subsister et se fortifier, elles affaibliraient les racines inférieures, et de plus, par leur position à fleur de terre, seraient elles-mêmes exposées à être dévastées, tantôt par le froid, tantôt par la chaleur, et feraient ainsi souffrir la vigne. Ces racines sont retranchées à peu près à un doigt de distance du pied ; coupées plus près du tronc, il en renaîtrait plusieurs, ou bien l'eau, s'introduisant en hiver par une cicatrice si rapprochée, ferait périr l'arbuste en pénétrant jusqu'à la moelle.
Dans un climat doux, la vigne reste déchaussée jusqu'au retour de la belle saison. Dans un climat rude, les fosses sont remplies avant les ides de décembre, et quelquefois arrosées préalablement de vieille urine, dans la proportion de six sextarii, ou garnies soit de colombine, soit d'un peu de fumier.
Le déchaussement s'effectue tous les automnes, pendant les cinq premières années. Une fois que la vigne a pris toute sa force, on ne la déchausse plus que tous les trois, ans.

SECTION XI. De l'Épamprement. - L'Épamprement est une espèce de petite taille supplémentaire. Cette opération se pratique avec les doigts, sans le secours d'aucun instrument tranchant, et seulement sur les jeunes pousses non encore tout à fait tournées en bois. On épampre deux fois l'an, la première fois avant la floraison de la vigne, dès les ides de mai : ce travail dure dix jours ; les opinions varient sur l'époque du deuxième épamprement les uns veulent qu'il se fasse aussitôt que la vigne est défleurie, les autres, lorsque le raisin est presque mûr. L'épamprement a pour but de préparer la taille de l'année suivante, de faire. grossir les grappes, et de hâter leur maturité en livrant passage au soleil ; car dès que le raisin est formé, on dépouille les branches à fruit de toutes leurs feuilles, dans les terrains humides et couverts, et de la plus grande partie dans les lieux secs et chauds : c'est l'ouvrage des effeuilleurs. On n'épampre point les vignes arborées.

SECTION XII. Des Labours et de la Fumure. - Le sol demande aussi beaucoup de travail : la plupart des cultivateurs veulent qu'on bêche la vigne pendant tout l'été, après chaque rosée ; d'autres défendent de la bêcher quand elle bourgeonne, parce qu'en tournant autour des ceps on fait tomber ou l'on froisse les bourgeons. Les mêmes personnes prétendent qu'il est nuisible de bêcher la vigne à l'époque où la grappe se forme ; elles assurent qu'il suffit de faire ce travail trois fois l'an, après l'équinoxe de printemps ; savoir : vers le lever des Pléiades, vers celui de la Canicule, et quand le raisin commence à noircir.
Quelques-uns recommandent, si c'est une vieille vigne, de la bêcher une fois entre les vendanges et le solstice d'hiver ; d'autres croient qu'il faut la déchausser et la fumer. Ensuite, ils la font bêcher avant qu'elle bourgeonne, c'est-à-dire depuis les ides d'avril jusqu'au VI des ides de mai ; puis avant et après la floraison, et quand le raisin commence à changer de couleur. Les plus expérimentés prétendent que les labourages fréquents attendrissent le raisin jusqu'à le faire crever. Ils disent aussi que la poussière produite par cette opération sert, en couvrant la grappe, à la défendre contre le soleil et les brouillards, et que plus on pulvérise la terre, plus le grain devient gros.
Certains cultivateurs se contentent de trois fouilles, quand leur vigne est en état. Ils se règlent sur ce qu'il y a trois mouvements naturels dans toute espèce d'arbres : l'un qui les fait germer, le second qui les fait fleurir, et le troisième qui les fait mûrir. Suivant eux, les fouilles n'ont d'autre but que d'animer ces mouvements, parce que la nature a besoin d'être aidée par le travail. Les vignes arborées veulent être labourées très profondément. Ces labours se font à la houe, ou bien à la charrue tirée par des boeufs.
On fume souvent en labourant, et si une vigne est maigre ou languissante, on la ranime en enfouissant autour des souches, soit du fumier, soit de la paille, soit du marc de raisin, ce qui est d'autant plus facile que le labourage rejette toujours la terre au pied des ceps. Outre cela on les butte encore quand les feuilles commencent à tomber.
Il y a presque toujours à travailler dans les vignes, et les ouvriers y restent jusqu'aux nones de décembre. Cette époque, qui est celle de la fin des travaux rustiques, se célèbre par les deuxièmes Faunalia, fête consacrée à Faune, dieu auquel les traditions sacrées attribuent l'introduction en Italie des travaux de l'agriculture. Dans tous les villages, les vignerons sacrifient à ce dieu, et se livrent, sur les prés et dans les bois, à des danses joyeuses.

SECTION XIII. Des Séminaires et des Vignières. - Reproduction de la Vigne. - Un vignoble bien administré renferme tout ce qui est nécessaire pour l'entretien et le renouvellement tant de la vigne que de ses supports, tels qu'échalas, roseaux, arbres mêmes. Pour les arbres, on a un séminaire divisé par planches juste de la largeur nécessaire pour qu'un homme puisse atteindre au milieu avec la main, et dans lesquelles se font des semis. Quant aux autres supports, un jugère de châtaigniers et un de roseaux suffisent pour les échalas et les jougs de vingt jugères de vignes, et un d'osier pour vingt-cinq jugères.Il y a pour la vigne une Vignière établie dans un sol de médiocre qualité, ni maigre, ni humide, afin que le plant, transporté dans des terres grasses ou maigres, ne souffre point du changement de terroir. Le sol d'une Vignière est d'abord retourné à la houe, et défoncé à deux pieds et demi de profondeur ; ensuite divisé en planches séparées par de petites allées larges de trois pieds. Les marcottes y sont plantées très près les unes des autres, de manière que chaque planche de deux cent quarante pieds de long en tienne six cents, soit vingt-quatre mille par jugère. Afin de ménager le terrain et le temps, on met quelquefois un rang de marcottes entre deux rangs de plant vif. De cette manière un jugère peut contenir seize mille marcottes, qui donnent du fruit deux ans plus tôt. On ne les transplante guère avant ce terme, et en les mettant à l'endroit où elles sont destinées à rester, on les réduit à un seul jet, on épluche leur tronc, et l'on rogne celles de leurs racines qui sont endommagées.
La vigne fournit elle-même à sa reproduction, et ce sont les produits de la taille, les branches les plus épuisées pour avoir porté du fruit en dernier lieu, qui font les marcottes ou crossettes. Autrefois on les prenait jusque dans le bois dur, et comme elles avaient de ce côté-là une espèce de tête, cela leur valut le nom de crossettes. Dans la suite il parut suffisant qu'elles eussent leur talon, et les meilleures sont en effet celles de cette dernière forme.
Il y en a une troisième sorte sans talon, dites flèches si on les tord en les plantant, et marcottes à trois bourgeons si on ne les tord point. Il faut choisir pour marcottes des branches fécondes ; les drageons sortis du tronc ne produisent rien. Les marcottes dont les noeuds sont éloignés les uns des autres passent pour stériles, tandis que le grand nombre de bourgeons est un signe de fertilité. Une marcotte doit avoir au moins un pied de long, avec cinq ou six noeuds.
Les marcottes plantées le jour même qu'elles ont été coupées profitent mieux ; s'il y a impossibilité, il faut les mettre entre deux tuiles creuses, auprès d'un ruisseau ou d'une piscine, et les tenir couvertes de terre, afin d'empêcher le soleil de les dessécher, et le vent ou le froid de les affaiblir. Sont-elles un peu desséchées, on les fait revenir en les tenant dans l'eau pendant plusieurs jours avant de les planter.
Voici une manière à la fois très simple et très ingénieuse de remédier à ces inconvénients, pour avoir des marcottes d'une vigne arborée : prenez une petite corbeille d'osier d'un pied de diamètre environ, et même moins ; percez-la par le milieu de son fond, et faites passer une branche par cette ouverture ; attachez la corbeille sur l'arbre même, puis remplissez-la de terre végétale, de façon que la branche, qu'il faut tordre auparavant, y soit tout à fait enfouie. Au bout d'un an elle a jeté des racines, vous la coupez sous la corbeille, et vous avez un cep véritable, prêt à replanter en tous temps, sans être obligé, comme pour les plants arrachés, d'attendre l'équinoxe de printemps ou celui d'automne. Au surplus, cette méthode n'est autre que celle des provins, qui consiste à coucher en terre un cep de vigne ou une de ses branches auprès de l'arbre qui le soutient, ou d'un arbre voisin qui est sans vigne. Mais la méthode des provins en paniers vaut mieux, parce qu'ils n'ont rien à craindre des bestiaux. Néanmoins ce danger, qui existe également pour les Vignières, peut être évité en entourant les jeunes plants de haies vives .Beaucoup de propriétaires de vignobles établissent les Vignières dans un terrain de même nature que celui où sont leurs vignes, de sorte que le jeune cep, lors de sa transplantation, se trouve tout acclimaté. Ils portent l'attention jusqu'à marquer sur l'écorce, avec de la sanguine, le point de l'horizon vers lequel l'arbrisseau se trouvait tourné dans la Vignière, pour le replanter dans le même sens, afin qu'il éprouve toujours des mêmes côtés, et les chaleurs. du midi, et les rigueurs du septentrion.

SECTION XIV. Moyens d'avoir plusieurs sortes de Raisins sur un cep. - Des Raisins sans pépins. - De la Greffe. - Je ne veux pas quitter l'intéressant sujet de la reproduction de la vigne, sans te parler de deux opérations fort curieuses que l'on s'amuse quelquefois à pratiquer sur cet arbuste, pour lui faire produire soit plusieurs sortes de raisins, soit des raisins sans pépins.
Pour la première opération, on prend quatre ou cinq crossettes, ou davantage, toutes de divers plants; on les lie ensemble fortement et bien également, dans l'endroit le plus vert et le mieux nourri ; ce faisceau est ensuite mis dans un os de boeuf ou dans un tuyau de terre cuite, en laissant paraître seulement deux bourgeons au dehors, puis planté dans une fosse et recouvert de fumier. Quand la végétation a bien réuni toutes ces crossettes l'une à l'autre, ce qui n'arrive qu'après deux ou trois ans, on casse le tube ; on coupe le cep multiple vers le milieu, à l'endroit où l'adhérence paraît la plus parfaite ; on l'enfouit, en le recouvrant d'une couche de terre de trois doigts d'épaisseur, et les scions qui en sortent, et qu'il faut réduire à deux, produisent des grappes composées de grains de qualité et de couleur aussi variées qu'il y avait de crossettes jointes ensemble.
La seconde opération se pratique ainsi : fendez la marcotte par le milieu sur toute sa longueur ; ôtez-en la moelle, rapprochez les deux parties, liez-les exactement, en prenant grand soin de ne point offenser les bourgeons ; plantez dans une terre mêlée de fumier, et arrosez. Labourez souvent le pied de la crossette, et coupez le premier bois qu'elle jettera. Les raisins d'une telle vigne, m'a-t-on assuré, n'ont jamais de pépins.
Ces opérations ne sont guère que des amusements d'amateurs ou d'oisifs ; la seule vraiment utile, c'est la greffe : pour cela il suffit de percer le sarment avec un outil tranchant, d'y pratiquer une cavité dans laquelle on insère une greffe, puis de recouvrir le tout d'un enduit gras.

SECTION XV. Du choix du Plant, et des diverses sortes de Plants. - Bien choisir l'espèce de plant convenable à chaque sol, à chaque exposition, ainsi qu'au genre d'exploitation du vignoble, n'est pas chose de médiocre importance. Le maître qui a particulièrement en vue la récolte du vin choisit la vigne forte en fruit et en bois, l'un contribuant beaucoup au revenu, l'autre à la longue durée du plant. Il, préfère généralement celle qui, n'ayant pas trop de feuilles, et quittant sa fleur de bonne heure, sans mûrir trop tard, se défend en même temps contre les gelées, le brouillard et la brûlure, sans que la pluie pourrisse son fruit, ou que la sécheresse le réduise à rien. Cette espèce mérite la préférence, ne fût-elle que médiocrement féconde, pourvu que ce soit dans un terroir où elle puisse rendre un vin distingué et précieux. Mais quand le terroir donne un vin décidément mauvais ou commun, il faut prendre la vigne la plus féconde, afin de compenser par le produit le défaut de la qualité.
Quoique le choix du plant propre au terroir exige un certain tact, une certaine connaissance ; néanmoins il y a tant d'espèces de vignes, que le cultivateur n'est jamais embarrassé de trouver celle qui peut être la plus convenable et la plus avantageuse. Voici les plus remarquables et les plus célèbres, celles qui jouissent de quelque propriété merveilleuse.
Les plus estimées sont les Amminéennes, dont le vin devient plus fort et gagne en vieillissant. Ces vignes produisent toujours un vin de qualité supérieure, même quand le plant est dégénéré, pourvu qu'elles ne soient pas sous un climat trop froid. On compte plusieurs espèces d'Amminéennes : d'abord deux, que l'on nomme soeurs ; l'une, produisant des raisins dont le grain est petit, supporte bien la défloraison, et ne craint ni les pluies ni les tempêtes, aussi est-elle propre à être arborée ou juguée : seulement, dans le premier cas il lui faut une terre grasse, et dans le second, une médiocre ; l'autre, dont les raisins sont plus gros, craint la pluie et les orages, se corrompt promptement lorsqu'elle est en fleur, et cela plus sur le joug que sur les arbres. On ne la cultive guère que de cette manière. Elle produit moins de fruits, mais qui ne le cèdent pas pour le goût à ceux de la petite espèce.
Deux autres espèces de vignes Amminéennes portent le nom de Jumelles, de ce que les grappes y viennent toujours deux à deux. Elles donnent un vin âpre, mais très fort, qui se garde aussi longtemps que celui des deux premières.
Il y en a une cinquième espèce que l'on appelle Lainée, non pas qu'elle soit la seule dont un duvet blanchit les feuilles, mais parce qu'elle en a plus que les autres. Cette Amminéenne donne de bon vin, néanmoins plus léger que celui des précédentes.
Les vignes de Nomentum viennent après les Amminéennes. Elles sont très fécondes, surtout l'espèce la plus petite. Comme elles ont le bois rouge, on les appelle aussi Rubellianes, et quelquefois Fécinianes, leur vin produisant plus de fèces ou lie que d'autres. Elles viennent également bien sur le joug et sur l'arbre, et se plaisent dans un terrain gras, propre à nourrir leurs grappes, naturellement grêles et petites.
Les Apianes tirent leur nom des abeilles (apes), qui en sont très friandes. On en compte deux espèces, l'une et l'autre recommandables par leurs bonnes qualités, hâtives, et s'accommodant assez bien du joug et des arbres. Toutes deux sont lanugineuses. Elles donnent un vin qui, doux d'abord, prend de l'âpreté avec le temps. C'est en Étrurie que ce plant est le plus cultivé. Il faut le vendanger de bonne heure, car les pluies, les vents et les abeilles y causent de grands ravages si on ne cueille pas la grappe un peu verte.
Telles sont les principales sortes de vignes propres et particulières à l'Italie ; les autres plants ont été apportés de la Grèce, des îles de Chio et de Thasos, de la Sicile, de l'Espagne, de la Rhétie, de l'Allobrogie, en un mot de presque tous les pays du monde. Je ne m'arrêterai pas à en parler : vouloir connaître toutes ces variétés, ce serait presque chercher à savoir combien le zéphire agite de grains de sable dans la mer de Libye. En effet, chaque contrée, et presque chaque partie des différentes contrées, a des espèces de vignes qui lui sont particulières, et auxquelles elle donne chacune un nom différent. Il se trouve même telles vignes qui ont changé de nom en changeant de terroir ; d'autres qui, en changeant de terroir, ont aussi changé de qualité, de façon à ne plus être reconnues. Aussi, dans l'Italie, des peuples, quoique voisins les uns des autres, ne s'accordent pas sur les noms qu'ils donnent aux vignes, et souvent il leur arrive d'en donner de différents aux mêmes espèces.

SECTION XVI. Frais d'exploitation et Produit d'un Vignoble. - Je n'ai pu recueillir sur ce sujet que des faits un peu vagues. Le vieux Caton, auteur d'un Traité d'agriculture, prétend que pour une vigne de cent jugères, il faut avoir une paire de boeufs, une d'ânes, avec un troisième âne pour tourner la meule.
Relativement aux esclaves, dix doivent suffire, toujours suivant le même auteur, à la culture de cent jugères. Cette évaluation ne saurait être prise d'une manière absolue, car le nombre des ouvriers se règle sur la qualité du terroir, et je connais des maîtres qui n'ont pas moins d'un vigneron par sept jugères. Voici d'autres renseignements : soixante journées d'un ouvrier suffisent pour houer un jugère. Quatre vignerons peuvent tailler et lier en un jour un jugère de vignes. Un seul taille et lie dans un jour les vignes de quinze arbres.
Un propriétaire de vignes, nommé Julius Graecinus, qui même a composé sur cette culture un ouvrage fort estimé, m'a fourni les renseignements suivants sur le produit des vignobles : « Il existe, me dit-il, un préjugé que les vignes sont d'un très mauvais rapport, et qu'il faut leur préférer des prés, des pâturages, ou des bois taillis ; moi, je prétends, au contraire, que les vignes sont et ont toujours été d'un revenu très avantageux. Je pourrais citer l'ancienne fertilité des terres qui, d'après Caton et Varron, rapportaient six cents urnes de vin par jugère, fécondité que l'on retrouvait dans le canton de Faventia, et dans les terres gauloises aujourd'hui incorporées au Picenum. Sans parler de cette fertilité, la contrée de Nomentum n'est-elle pas encore aujourd'hui célèbre par la plus haute réputation en ce genre, puisque l'on y voit des vignobles qui rapportent ordinairement huit cullei de vin par jugère. Comparez ce produit à celui des prés, des pâturages et des bois, qui passent pour rendre beaucoup lorsqu'ils produisent cent sesterces par jugère, et dites-moi si c'est avec raison que les vignes sont si décriées ? »
Après avoir démontré que ce décri vient du mauvais choix du plant, du vice de la culture, de la parcimonie des propriétaires qui ne mettent de vignes que dans un mauvais sol, et, soit par ignorance, soit par négligence, ne font pas d'abord les frais nécessaires pour les bien conduire, puis ensuite les épuisent dès les premières années, en les poussant au fruit sans les ménager pour l'avenir, il ajouta : « S'il est certain que ceux qui joignent l'attention aux connaissances retirent de chaque jugère de vignes, je ne dis pas quarante amphores, ni même trente, quoique cette estimation n'ait rien d'exagéré, mais seulement vingt, n'est-il pas vrai qu'ils accroîtront plus vite leur patrimoine que tous ceux qui sont si fort attachés à leurs foins et à leurs légumes ?
« Les vignes coûtent beaucoup, il est vrai : il y a même des gens qui prétendent qu'elles coûtent autant qu'elles rapportent ; cependant vous allez voir que cette spéculation est encore loin d'être mauvaise : pour sept jugères, que l'on ait un vigneron ; dont l'achat coûtera huit mille sesterces, en portant les choses au plus ; mettons-en sept autres mille pour l'acquisition des sept jugères; quatorze mille pour les ceps et leur dot, c'est-à-dire leurs appuis et leurs liens, cela fera un total de vingt-neuf mille sesterces. Ajoutez trois mille quatre cent quatre-vingts sesterces pour l'usure semi-unciaire des deux premières années, pendant lesquelles les vignes ne rapportent rien, cela formera un capital de trente mille quatre cent quatre-vingts sesterces. Or, si quelqu'un voulait placer cette somme sur des vignes, à condition que le vigneron lui en payerait à perpétuité l'usure semi­unicaire dont nous venons de parler, il ne recevrait par an qu'à peine dix-neuf cent cinquante sesterces ; mais qu'il exploite lui-même, il en tirera bien davantage ; et si mauvaises que soient les vignes, pour peu qu'on les cultive soigneusement, elles rapporteront sans contredit un culleus de vin par jugère. Quand on ne le vendrait que trois cents sesterces, qui sont le moindre prix, sept cullei formeraient encore une somme de deux mille cent sesterces.
« Après les calculs, voici des faits : Acilius Sthenelus, fils d'un affranchi, s'est acquis une grande célébrité en cultivant dans le territoire de Nomentum, à dix milles seulement de Rome, un vignoble de soixante jugères tout au plus, qu'il a vendu quatre cent mille sesterces !
« Le fameux grammairien Rhemnius Palémon acheta dans le même canton un vignoble qu'il paya six cent mille sesterces. On sait que, dans les biens suburbains, le raisin n'a pas une grande valeur : celui-là, provenant d'une vigne très négligée, et située dans un mauvais terrain, devait se vendre encore moins qu'un autre. Palémon, mû simplement par un sentiment de vanité, entreprit de l'exploiter; dirigé par Sthenelus, il fit défoncer les terres, multiplia les labours, et obtint des récoltes prodigieuses, en sorte qu'avant la huitième année, la vendange sur pied fut achetée quatre cent mille sesterces ! On courut en foule voir les monceaux de raisins suspendus à ses vignes, et la paresse de ses voisins attribuait cette fécondité à la science profonde de Palémon. »
Il me resterait encore à parler de la récolte du raisin, de la fabrication du vin, des crus de l'Italie et de leurs qualités ; mais plusieurs renseignements me manquent sur cet intéressant sujet, et je suis obligé d'ajourner à l'une de mes prochaines lettres.