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Dezobry, Charles (1798-1871)
Rome au siècle
d'Auguste,
ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une
partie du règne de Tibère
ROME AU SIÈCLE D'AUGUSTE
LIVRE QUATRIÈME.
LETTRE XCVI.
LE MONDE D'UNE FEMME.
Voici la lettre
la plus singulière que je t'aurai jamais écrite ; ne t'en prends qu'à toi si
tu trouves que le sujet ne méritait pas ton attention, puisque tu m'as
provoqué à le traiter. Le titre est presque une épigramme, mais faite par les
Romains eux-mêmes : Le Monde d'une femme, c'est-à-dire l'objet unique ou
presque exclusif des pensées, l'univers d'une femme : voilà le sens figuré
qu'on donne aujourd'hui à cette expression ; en réalité, elle signifie tout
ce qui sert à rendre une femme plus brillante, plus propre, plus attifée, plus
ornée, plus élégante dans son accoutrement, dans ses habits, dans sa parure,
dans sa personne. On veut que les femmes plaisent ; leur influence, leur empire
dépend de là, et parmi les mille moyens qu'elles peuvent employer, la parure
est un des plus efficaces ; c'est donc chez elles une passion, comme l'ambition
chez les hommes. Il y a longtemps qu'on l'a reconnu, et que cette passion, aussi
profonde que vive, a été comme sanctionnée légalement, car on rapporte qu'à
l'époque où les femmes apaisèrent Coriolan, armé contre Rome, le Sénat,
voulant les récompenser, décréta qu'outre les pendants d'oreilles dont elles
faisaient usage, elles pourraient ajouter une bandelette à leur coiffure, et
porter aussi des habits de pourpre et des colliers d'or.
Plusieurs siècles après, au plus fort de la seconde guerre Punique, un tribun
du peuple, C. Oppius, leur interdit, par une loi, de porter des habits de
diverses couleurs, d'avoir à leur usage plus d'une demi-once d'or, et d'aller
en char dans Rome ou toute autre ville, ou dans la campagne à mille pas à la
ronde, à moins que ce ne fût pour se rendre aux sacrifices publics.
Les temps étaient malheureux, les femmes se soumirent. Mais lorsque la
prospérité fut revenue, vingt ans après cette époque de désastres, deux
tribuns du peuple ayant proposé l'abrogation de la loi Oppia, pendant que deux
autres en exigeaient le maintien, les femmes s'insurgèrent pour obtenir cette
abrogation : méconnaissant la modestie de leur sexe, sourdes à l'autorité de
leurs proches, foulant aux pieds le respect dû à leurs maris, elles
quittèrent le foyer domestique, remplirent les rues, assiégèrent les abords
du Forum en conjurant tous les citoyens qu'elles voyaient y descendre pour
décider cette grave affaire, de ne pas s'opposer à ce qu'elles pussent
reprendre leurs anciens ornements dans un temps où la République était
florissante, où la fortune des particuliers s'améliorait de jour en jour. Les
femmes des villes et des bourgs environnants accoururent aussi pour joindre
leurs sollicitations à celles des habitantes de Rome, de sorte que les
magistrats et les tribuns opposants furent accablés de prières, assiégés et
poursuivis jusque dans leurs maisons par des bandes innombrables de
solliciteuses M. Porcius Caton, l'un des consuls, soutenait la loi, et dans un
discours pour en invoquer le maintien, il réprimanda durement les femmes de
leur amour du luxe, et les maris de la conduite de leurs femmes. Cependant, bien
qu'il soutînt de toutes les forces de son éloquence et de toute l'énergie de
son caractère la vieille loi d'Oppius, il ne devait pas compter sur le succès,
lui qui avait dit, à peu près, que ce que femme veut, homme le veut.
L'événement démontra la vérité de ce dicton, et les femmes firent si bien,
que la loi Oppia fut abrogée vingt ans après sa promulgation. Alors, comme
l'avait prédit Caton, le luxe étant sans frein ne connut plus de terme, il y
eut parmi les femmes une émulation de parure, et cette triste émulation devint
très pernicieuse aux moeurs.
Le Monde d'une femme, dont il faut enfin que je te parle, est moins curieux
peut-être dans son luxe que dans ce qui concerne les soins de la personne ; car
alors il ne s'agit pas seulement d'embellir la Nature, il faut encore compléter
ses dons, créer ceux qu'elle a oubliés, la corriger, et la faire mentir.
Presque tout est tromperie ou sophistication dans l'accoutrement d'une femme qui
veut être belle et qui sent qu'elle ne l'est pas, paraître jeune malgré les
années. Est-elle petite, elle devient grande à l'aide de sa chaussure ;
a-t-elle la taille de travers, elle se la redresse... en apparence; elle se fait
la peau blanche, si elle est noire, et donne à ses cheveux la couleur qui lui
plaît.
Les matrones, en général, ont une grande dévotion à certaine déesse
appelée la Fortune virile, qui passe pour dérober aux hommes les défauts
corporels des femmes. Une telle divinité ne saurait être trop honorée ;
cependant elle n'a de temple que hors la ville, en un lieu retiré, mais aucun
dans la ville même. Chaque année, au mois d'avril, les femmes s'y rendent pour
brûler de l'encens sur l'autel de cette Fortune, qui mériterait d'être
appelée féminine plutôt que virile. Ces jours-ci elle a trahi une matrone que
j'appellerai Paula : pendant que, par un sentiment de piété bien nécessaire,
Paula était allée adorer la déesse, Napé, jeune esclave grecque qu'elle
avait maltraitée la veille, m'introduisit chez sa maîtresse, dans la chambre
même où l'on procède au travail de son accoutrement et de sa parure.
Je fus ébloui, en entrant, par un appareil de miroirs d'argent ou d'or polis,
les uns ronds, de proportions petites ou moyennes, et enrichis de pierres
précieuses ; d'autres, plus grands, parmi lesquels il y en avait où l'on
pouvait se voir de la tête aux pieds et bien distinctement, car ils étaient
fort épais.
« C'est ici, me dit la malicieuse Napé, que nous refaisons chaque matin la
jeunesse de notre douce maîtresse. Vous croyez que la belle Paula a une
magnifique chevelure : elle en a plus d'une, comme vous voyez ; ces beaux
cheveux d'un blond ardents viennent de la Germanie, et sont vendus à Rome dans
les tavernes des Portiques de Minucius, vis-à-vis du temple d'Hercule, aux
Muses. En descendant le soir au Champ, les femmes passent là, et lorsqu'on a
été belle, ou qu'on veut l'être encore ou le paraître, il est difficile dé
résister à cette vue. Nous mettions bien du temps à coiffer Paula quand elle
commença à vieillir, car il nous fallait lui arracher ses cheveux blancs, les
trier, les choisir un à un ; mais depuis qu'elle est chauve, ce qui est
horrible pour une femme, ces coiffures toutes préparées, qui se placent sur la
tête comme un casque (on les appelle Galeri), abrègent singulièrement
notre besogne. En voici de plusieurs sortes, et si vous êtes curieux de
connaître le nom de ces deux de forme élevée, l'une se nomme Caliendrum,
et l'autre Corymbium, parce qu'elle se termine en pointe comme une grappe
de raisin. Ma maîtresse préfère ce genre pyramidal, comme plus propre que
d'autres à suppléer l'exiguïté de sa taille. »
Ouvrant ensuite différentes boîtes, Napé en tira des dents, ou pour mieux
dire, des rangées complètes de dents d'os ou d'ivoire, qui s'ajustent dans la
bouche en se reliant aux autres dents par le moyen d'attaches en or, et se
mettent et se retirent avec facilité. Elle me fit voir une quantité de petits
pots d'albâtre ou d'étain renfermant, me dit la rieuse, le teint si frais de
sa maîtresse, et tout ce qu'on appelle « les médicaments de la blancheur et
de la rougeur. » Ils se composent principalement de crocodilée, liniment tiré
des excréments du crocodile, pour blanchir la peau ; et de céruse, résidu de
plomb apprêté en pâte', que l'on fait venir de Rhodes. Au moyen de ce
cosmétique, une femme paraît d'une blancheur éclatante ; mais il faut qu'elle
évite le soleil, car son teint fondrait. D'autres emploient de la craie
délayée avec un acide, préparation qui peut supporter le soleil, mais craint
l'eau.
« Cette écume de nitre rouge, reprit Napé, et ce vermillon sont pour imiter
l'incarnat de la jeunesse. Ce noir, simple pâte de suie grasse, sert à
réparer les paupières de Paula, à les dessiner, pour faire mieux ressortir
l'éclat un peu terne de ses yeux. Nous prenons une longue aiguille, nous en
trempons l'extrémité dans ce liniment, et nous la promenons obliquement et
avec légèreté sur les paupières clignotantes de notre maîtresse. On se sert
quelquefois d'un léger charbon, ou bien l'on substitue à ce noir, une teinture
de safran. Nous employons encore le noir à fabriquer les sourcils qui ornent si
bien son front, et dont l'arc se prolonge presque jusqu'aux yeux.
Mais c'est à son réveil qu'il faut voir Paula : par Junon ! vous la prendriez
pour un singe ou pour un babouin. A peine a-t-elle parlé, que nous arrivons
toutes, portant chacune un des objets qui servent à réparer les ruines de son
visage. Ce travail important se fait en grand secret, et dans ce moment notre
porte est aussi sévèrement interdite à tous les hommes, que celle d'une
maison où l'on célèbre les Mystères de la Bonne Déesse. »
Napé me fit encore voir des poudres astringentes pour réprimer la
transpiration ; une pommade de pâte de fèves, appelée Lomentum, pour
tendre la peau et en effacer les rides ; une autre nommée Psilothrum,
faite de graine de sureau noir d'Amérie, avec poids égal de litharge d'argent,
remède épilatoire pour les aisselles et pour les jambes ; des pastilles de
myrte et de lentisque, pétries avec du vin vieux ; et des baies de lierre, de
casse et de myrrhe, pour corriger la mauvaise odeur de l'haleine. Elle me montra
ensuite de légers coussins, pour dissimuler l'inégalité de la taille de Paula
; de larges bandelettes en cuir, de boeuf, qui font le tour du corps,
enveloppent et soutiennent le sein, et, se fronçant à l'aide d'un cordon, le
couvrent, et le compriment lorsqu'il est trop fort, aident même à soutenir la
taille. Du reste, cet attirail, appelé fascia ou strophium, est
commun à toutes les femmes. Napé termina son exhibition par les chaussures :
d'abord Paula portait des Soles, sandales qui laissent tout l'avant-pied
à découvert. Son pied grossit, elle prit le Cothurne, qui ne montre plus
guère que les doigts, et dont des bandelettes compriment le reste du pied. Mais
il nous fallait tant les serrer, qu'elle y renonça , bien que cette chaussure
à fortes semelles eût l'avantage de la grandir. Alors elle recourut aux
bottines de peau blanche que voici, ressource des vilains pieds, le Soccus,
qui les enveloppe et les cache tout à fait, et que portent aussi les femmes
décentes.
La perfide esclave, en me montrant ces trésors de la caducité, ajoutait
finement que sa maîtresse n'y avait pas encore une telle confiance qu'elle ne
jugeât prudent d'éloigner d'elle ses plus jolies servantes, précaution que
prennent aussi beaucoup de jeunes femmes.
J'ai appris encore comment ces dernières corrigent ou modifient les attraits
dont la nature les a douées : elles font généralement pour leurs cheveux ce
que les vieilles font pour leur visage et pour leurs cheveux aussi, quand elles
les conservent, elles les teignent et les sophistiquent de toutes les manières.
D'après la loi du climat, les brunes sont ici beaucoup plus communes que les
blondes, et cependant, comme, en raison de leur rareté, on aime mieux les
dernières, je n'ai jamais vu plus de blondes que dans ce pays qui en produit si
peu. Une dame soigneuse de sa parure, est presque toujours d'un blond ardent, ou
d'un blond d'or, ou d'un blond cendré. Elle se procure ces nuances délicieuses
soit à l'aide d'un savon des Gaules, employé en pâte ou en liquide, et
composé de cendres de hêtre et de suif de chèvre ; soit avec une infusion de
brou de noix, soit avec une poudre extrêmement fine, dont elle se fait
frictionner la tête, ou bien encore avec un mélange de lie de vin, de
vinaigre, et d'huile de lentisque, qui blondit les cheveux en une seule nuit.
Quelques brunes consentent à conserver la couleur naturelle de leurs cheveux,
quand cela s'accorde mieux avec leur genre de beauté ; mais pour celles qui de
ce côté n'ont pas encore la nuance qu'elles désireraient, il est aussi des
moyens de réparer les oublis et les caprices de la nature, ou même ses
rigueurs quand elle a marché à trop grands pas, et que l'ébène d'une belle
chevelure commence à s'altérer. Il suffit pour cela de quelques compositions
bien simples : une liqueur épaisse tirée des graines du sureau ; un peu de
noir d'ivoire ou une décoction de sangsues qu'on laisse putréfier et se
résoudre pendant soixante jours, dans un vase de plomb, avec du vin noir et du
vinaigre. Cette composition est si pénétrante, qu'au moment où l'on s'en
sert, il faut tenir de l'huile dans sa bouche, sans quoi les dents deviendraient
aussi noires que les cheveux. Cela néanmoins n'épouvante pas les dames, et en
général elles comptent pour rien la douleur ou le danger dès qu'il s'agit
d'être belles. Cette teinture n'est pas la seule susceptible d'avoir de si
graves inconvénients ; le liniment employé pour procurer le blond d'or a
quelque chose de gras qui affecte la peau et y produit une enflure
extraordinaire, si par malheur on vient à l'atteindre en frottant les cheveux.
Les Romaines prennent un soin tout particulier de la fraîcheur de leur visage,
de la blancheur et de l'éclat de leur teint ; elles se servent pour cela d'une
pâte composée d'une livre d'ers, de deux de farine d'orge, le tout délayé
avec dix oeufs. On fait sécher ce mélange à l'air, on le pulvérise à la
meule, puis on y joint de la corne vive d'un cerf, de celle qui est tombée au
printemps, et un sextans pesant de gravelle de vin ; on tamise bien le tout, on
ajoute douze bulbes de narcisses écorcées, pilées dans un mortier de marbre,
un sextans de gomme, mêlée avec de la farine de froment d'Étrurie, neuf
parties au moins de miel, et la précieuse composition est terminée.
La manière de l'employer consiste à s'en appliquer une épaisse couche sur la
figure en se mettant au lit. Beaucoup de femmes se contentent d'une pâte
composée de fleur de farine, ou de mie de pain délayée. D'autres emploient
une espèce d'onguent appelée Oesipe, que l'on tire d'Athènes : c'est du saint
pris sur la toison d'une brebis grasse, épuré dans deux fontes successives, et
blanchi au soleil. Néanmoins il conserve une odeur forte, que les femmes
supportent avec résignation pour avoir la peau plus blanche. On commence depuis
quelque temps à se servir de lait d'ânesse en lotion pour le visage. Les
femmes croient, et avec raison, dit-on, que cette liqueur efface les rides, rend
la peau plus douce, et entretient sa blancheur. Une liqueur produite par la
coction, prolongée pendant quarante jours et quarante nuits, du talon d'un
jeune taureau blanc, a la même vertu.
Puisque tu m'as provoqué à traiter ce sujet, je ne t'épargnerai rien ; ainsi
donc tu entendras encore la recette de quelques autres cosmétiques pour la
figure : la farine d'orge pétrie avec du beurre frais fait passer les rougeurs
et les boutons ; on emploie la litharge contre les taches du teint ; le hâle et
toutes les impressions du grand air, altérant la couleur de la peau, s'effacent
avec une pâte composée de fiente de veau, d'huile et de gomme : ou bien avec
la graisse du même animal, de la moelle de cerf et des feuilles d'aubépine,
broyées ensemble ; les gerçures des lèvres se guérissent avec la graisse
d'oie, la moelle de cerf ; la résine et la chaux. Je t'épargne quantité
d'autres préparations pour faire passer, soi-disant, les signes, les lentilles,
les taches de rousseur. Les médecins rient de toutes ces recettes ; mais, quoi
qu'ils puissent dire, ils n'empêcheront jamais les femmes de se livrer à ce
qu'elles croient utile à leur beauté.
La pierre ponce tient aussi un rang dans le Monde d'une femme : les dames
l'emploient en morceaux pour se polir la peau, et en poudre trois fois calcinée
et réduite en charbon pour entretenir la beauté et la blancheur de leurs
dents. Elles se servent aussi pour le même usage d'un opiat composé de
feuilles de roses hachées, mêlées avec un quart de noix de galle et autant de
myrrhe, ou bien encore (chose incroyable!) de la crasse de queue de mouton,
épaissie, formée en pilules séchées à l'ombre, puis pulvérisées. Cette
dernière préparation raffermit, dit-on, les dents ébranlées, et assainit les
gencives. On se sert encore avec succès d'un gargarisme de vin pur bouilli avec
de l'écorce de Grenade, ou bien dans lequel on a jeté une noix de galle
brûlante. Un autre moyen consiste à piquer légèrement les gencives avec un
fer rouge, d'oindre les brûlures de miel, et de laver avec du mulsum ou vin
miellé.
Par une singulière bizarrerie, les jeunes femmes, douées de tous les avantages
de la nature, se plaisent à se consteller le front, les joues, le menton, de
petits emplâtres de peau, dits splenia, découpés en forme de
croissant, avec lesquels elles prétendent relever les agréments de leur figure
et cacher quelque léger défaut, ou une imperfection passagère.
Arrivons maintenant aux habits. Les Romaines en ont une étonnante
multiplicité, et je serais en vérité bien embarrassé de les nommer tous, car
ils passent à peu près comme les feuilles des arbres, et chaque année elles
en inventent de nouveaux, pour lesquels sont créées des désignations
nouvelles. Il ne leur suffit pas d'être plus ou moins richement vêtues, il
leur faut encore être parées, c'est-à-dire que la forme, la coupe, la couleur
des vêtements se combinent de manière à faire valoir la beauté. C'est chez
les Romaines un art inné, qu'elles mettent en pratique avec un tact admirable.
Ainsi, pour citer un exemple, celles qui sont brunes de peau portent
ordinairement du blanc, et les blanches, des étoffes foncées.
Tous les genres de tissus, toutes les nuances de couleurs, et surtout la
pourpre, entrent dans la confection de leurs vêtements. Je ne sais combien de
sortes de robes ou d'autres pièces d'ajustement Napé ne m'a pas fait voir ou
nommées ; dans le nombre, j'ai retenu les noms suivants : la Régille, la
Mandille, l'Impluviale, la Tunique transparente, la Tunique épaisse, le Linon
découpé, l'Intérieure, la Chamarrée, la Violette, la Safranée, le
Pardessous, la Royale ou l'Étrangère, la Plumetée, la Rica, la Jaune-cire, la
Jaune-miel, la Laconienne.
La Régille est une grande tunique droite, blanche et rayée de bandes jaunes;
l'Impluviate, une espèce de toge féminine de forme carrée, comme l'impluvium
d'une maison ; l'Intérieure, une tunique de dessous ; la Chamarrée, une
tunique à fleur d'or ou de pourpre ; la Plumetée, une tunique avec des
broderies d'or légères comme des plumes ; la Rica, un grand voile de pourpre,
à franges, qui couvre la tête et les épaules. Voilà tout ce que me fournit
ma mémoire sur les formes et les ornements variés de ces habits de caprice,
qui sont comme une image de l'esprit mobile et changeant des femmes ; cependant
ils ne font pas oublier l'habit de caractère des Romaines, la Stole, longue
tunique blanche qui, inventée dès les premiers siècles de Rome, conserve
encore dans sa forme toute la modestie des temps antiques : elle descend
jusqu'à terre et couvre même la moitié des pieds. Les matrones ont seules le
droit de porter la Stole ; elle est interdite aux courtisanes.
Les Romaines sont « un an » à s'arranger, à se coiffer, dit-on
proverbialement, aussi admettent-elles volontiers leurs amis auprès d'elles
lorsqu'elles sont au travail de leur parure ; non pas au moment de l'emploi des
cosmétiques, des sophistications de la figure : la porte de la chambre à
coucher demeure alors soigneusement fermée, et pour plus de sûreté une
esclave la garde, avec ordre de dire à tous les survenants que la belle dort
encore ; mais quand, entourée d'une foule de servantes, elle fait séparer,
avec une longue aiguille, ou allonger sous un peigne de buis ou d'ivoire les
ondes de sa belle chevelure flottantes sur ses épaules.
Un général, sur un champ de bataille, n'a pas, je crois, plus d'officiers
autour de lui qu'une Romaine n'a de servantes pour la parer. Toutes, rangées
comme dans une procession publique, ont les mains chargées de quelques vases :
l'une porte un bassin d'argent, l'autre une aiguière ; une troisième présente
le miroir : debout et immobile, elle le lui soutient, de la main droite, devant
la figure. Chacune a ses fonctions particulières : il y a les Cosmètes ou Ornatrices,
nom générique des coiffeuses , dont le bataillon se divise en Ciniflones,
chargées de la teinture des cheveux, au moyen d'une poudre qu'elles soufflent
dessus : c'était autrefois l'unique moyen de teinture les Cinéraires, qui font
chauffer dans les cendres des calamistes, grosses aiguilles à friser, et
enroulent les cheveux autour de ces aiguilles, pour les façonner en boucles ;
enfin, les Psèques, qui y répandent des parfums en rosée.
Les femmes font usage d'une variété de coiffures non moins grande que celle de
leurs habits ; elles les assortissent avec un art, et un goût infinis à la
forme et à la coupe de leur visage ; celle dont la figure est allongée porte
ses cheveux lisses, partagés sur le front ; celle au contraire dont la figure
est ronde les relève en un léger noeud sur le sommet de la tête. D'autres les
laissent flotter sur leurs épaules ; ou les renouent, avec une chaîne de
perles indiennes sur le derrière de la tête ; ou les étalent crêpés de tous
côtés, lorsqu'elles ont la tête un peu petite ; ou les arrangent en boucles
légères sur le front ; ou les ramènent sur leur sein en boucles onduleuses ;
ou en forment un chignon rattaché avec un peigne d'écailles ; ou les
renferment dans un léger réseau d'or ; ou les entourent. de bandelettes de
pourpre ; cette dernière coiffure est particulièrement celle des jeunes
filles. Mais, comme dit le poète Ovide, on compterait plutôt les glands d'un
grand chêne, les abeilles de l'Hybla, les bêtes fauves des Alpes, que les
divers genres de coiffures inventées chaque jour par les femmes ; aussi les
fonctions des Cosmètes exigent-elles un long apprentissage.
Des esclaves appelées Vestispices veillent à la conservation des
habits, qui ont été confectionnés par des Vestifices ; elles les
époussettent avec une queue de boeuf, et les rentrent dans des caisses de bois
de hêtre ou de tilleul, où elles les mettent en presse, avec des feuilles de
citronnier, dont l'odeur les parfume, et les préserve en même temps des
teignes et des vers. Beaucoup de femmes font filer et faire leurs habits chez
elles ; mais les plus élégantes, dédaignant les ouvrières domestiques, ont
recours à des ouvrières étrangères.
Jamais les femmes ne se montrent plus redoutables pour leurs esclaves qu'au
moment de la parure : ne sont-elles pas entièrement satisfaites de l'adresse ou
de la célérité d'une Ornatrice ; une boucle de cheveux, par la faute d'une
aiguille mal fixée, ne se trouve-t-elle pas à sa place ; un cheveu
dépasse-t-il l'autre ; une chaussure n'embrasse-t-elle pas les contours du pied
assez étroitement pour le faire paraître extrêmement petit : aussitôt la
dame, saisissant le miroir qu'une esclave tient devant elle, le lance à la
tête de la malheureuse qui a provoqué sa colère ; et souvent se jette ensuite
sur elle, la frappe, lui arrache les cheveux lui déchire la figure avec les
ongles. Quelquefois, poussant la rage encore plus loin, elle s'arme d'une longue
aiguille à cheveux, et la lui enfonce dans les bras, n'hésitant point à faire
jaillir sur elle-même le sang de l'infortunée créature condamnée à la
servir !
Trop souvent la lenteur ou la maladresse de ces pauvres esclaves n'est que le
prétexte des sévices exercés contre elles ; leur maîtresse ne les maltraite
que pour se venger des contrariétés qui la tourmentent, ou du dépit qu'elle
ressent de ne pas se trouver assez belle lorsqu'elle doit aller à des jeux
publics, à la promenade, ou à quelque festin. Un petit manège de la
coquetterie, dans cette dernière circonstance, consiste à n'arriver que tard,
à la nuit, si c'est possible, parce que la lumière des flambeaux est plus
avantageuse pour la beauté.
Il y a des femmes qui exigent que leurs esclaves les servent nues jusqu'à la
ceinture, afin de pouvoir les châtier plus facilement. Certaines poussent la
cruauté jusqu'à faire venir chez elles les bourreaux publics pour déchirer à
coups de fouet et de lanières de cuir de boeuf le corps de ces pauvres
servantes, qu'elles font attacher à un poteau, ou suspendre par les cheveux ;
et cela en leur présence, pendant qu'elles s'occupent impassiblement de leur
parure, au milieu d'une atmosphère embaumée d'ambre, de nard, de costus, de
casse, d'amomum, de myrrhe, et de tous les parfums les plus rares et les plus
suaves. Ce n'est que quand la force vient à manquer aux exécuteurs que la dame
songe à mettre fin au supplice de sa victime, en la chassant de sa présence !
Est-ce l'habitude générale des Romaines de sévir elles-mêmes avec cette
cruauté contre leurs esclaves, ou de les faire châtier en leur présence ?
Oui, car ici les esclaves ne comptent pas parmi l'humanité : je te l'ai dit il
y a longtemps ; cela n'est pas réputé cruel. Aussi ces mêmes femmes qui font
couler le sang de leurs servantes, se montrent d'un commerce doux et agréable
dans la société ; leur coeur n'est dépravé, leur jugement faussé qu'en ce
qui tient à la servitude ; leur barbarie s'ignore elle-même, et, si ce
n'était point profaner l'expression, a quelque chose de candide. Néanmoins
cette défectuosité morale n'échappe ni à l'oeil de l'observateur, ni au
blâme de ces poètes dont j'ai parlé ; les femmes, qui ne sont pas soumises à
la magistrature censoriale, relèvent de la censure poétique : les arrêts de
cette censure n'excluent personne ni du Sénat, ni de l'ordre équestre, ni du
rang de citoyen ; mais ils infligent une flétrissure qui chasse les coupables
de la considération des âmes honnêtes et des vrais philosophes ; ils
attaquent les femmes jusque dans leurs manies : ainsi, un poète comique a dit,
à propos de l'abus qu'elles font des parfums : « Une femme sent bon quand elle
ne sent rien. »
Cependant, pour en revenir au futile sujet qui m'a conduit à ces graves
réflexions, la coiffure se termine, et il faut alors tenir une espèce de
conseil pour la juger : on consulte une vieille, jadis coiffeuse, et maintenant,
reléguée parmi les fileuses. Après elle les subalternes opinent à leur tour,
chacune suivant son âge et ses talents, et avec autant d'importance que s'il
s'agissait de la vie et de l'honneur, tant les femmes désirent plaire.
La partie la plus extraordinaire, la plus riche, la plus dispendieuse du Monde
d'une femme, ce sont les joyaux. Les femmes se couvrent d'or : des chaînes de
ce métal ; des colliers d'émeraudes, de toutes sortes de pierreries, de
perles, flottent sur leur sein ; leurs mains sont chargées de bagues enrichies
de pierres précieuses, et leurs bras ainsi que leurs poignets de bracelets
façonnés en serpents d'or, pesant jusqu'à six et dix livres ! Cette figure de
serpent, même pour de simples bagues, est souvent adoptée ; non parce qu'elle
est assez naturelle et prête à une jolie ciselure, mais par superstition ou
dévotion : on s'imagine qu'en portant ainsi avec soi une image des génies
domestiques, c'est un préservatif contre les mauvais sorts.
Mais où le luxe féminin poussé jusqu'à la folie éclate principalement,
c'est dans les pendants d'oreilles ; elles en attachent deux et trois à chaque
oreille, pour former ce qu'elles appellent des crotales, des grelots, comme si
le son et le cliquetis des perles étaient aussi une jouissance pour elles. Non
contentes de doubler ces rangs, elles les composent quelquefois de diamants si
gros et si pesants, que les crotales deviennent un vrai fardeau, dont le poids
fait allonger l'oreille d'où il pend. Dans le délire de la vanité, ce
supplice leur est un délice ; elles sont heureuses de sentir accroché à la
chair délicate de leurs oreilles le prix de deux ou trois terres, et d'avoir
une parure qui vaut un riche patrimoine.
La passion pour les perles ne date que du siècle dernier, et prit naissance à
l'époque du triomphe de Pompée sur Mithridate. Elle fit de si rapides
progrès, qu'au commencement de ce siècle César crut devoir s'en servir comme
d'un excellent moyen dans ses lois contre le célibat, en interdisant les perles
aux femmes qui n'avaient ni mari ni enfants, et comptaient moins de
quarante-cinq ans d'âge.
Je t'ai fait voir ailleurs le lever d'un citoyen influent : celui d'une femme
riche n'est ni moins curieux, ni moins nombreux ; seulement, au lieu de clients
qui viennent assiéger sa porte, ce sont des fournisseurs de tout genre : on
voit arriver l'orfèvre, le brodeur, le dégraisseur, le teinturier en laine,
les revendeurs, ceux qui cousent les patagia, les faiseurs de tuniques
intérieures, les teinturiers en couleur de flammes, en violet, en jaune, les
fabricants de robes à manches, les cordonniers pour les chaussures de chambre,
pour celles de marche, les teinturiers en pourpre double, en couleur de mûres,
les foulons, les lingers, les marchands de ceintures, de strophia, les
raccommodeurs. Vous croyez être débarrassé de ces importuns : la foule des
demandeurs se grossit, et tandis que trois cents fournisseurs attendent leur
paye dans l'atrium, arrivent encore à leur suite les passementiers, les
coffretiers, les teinturiers en safran, et mille autres sangsues qui viennent
épuiser la bourse du mari.
Il ne faut pas oublier non plus dans le Monde d'une femme quantité de chars, de
mulets, des muletier, des esclaves de pied pour la porter, la suivre, la
précéder et courir partout à ses moindres ordres.
Si le vrai Monde d'une femme peut être l'auxiliaire de la beauté dans son
éclat, pour de celle qui commence à décliner, il devient presque une trahison
pour les femmes d'un certain âge qui n'ont pas appris à vieillir. La Paula
dont je parlais au commencement de cette lettre vient de l'éprouver cruellement
: il y a près d'un demi-siècle qu'elle est jeune, mais s'imaginant qu'à force
d'art elle fait oublier combien les Parques lui ont déjà filé de jours, elle
n'avoue jamais que trente ans, affecte même de dire à tout propos qu'elle a
trente ans, s'imaginant que plus elle le répéterait plus on la croirait : «
Trente ans ! lui répondit hier un sénateur qu'elle fatiguait pour la six
centième fois peut-être de ce joli mensonge ; je le crois, car il y en a bien
vingt que je vous l'entends dire. »
LES PRODIGUES.
«
Il y a moins de quinze jours que tu as reçu de Calliclès deux cent mille
sesterces pour cette maison : est-ce vrai, ce que je dis ? - En y
réfléchissant, je crois m'en souvenir. - Qu'as-tu fait de cet argent, maître
vaurien ? - Il s'est fondu en bonne chère, en bons vins, en parfums, en bains ;
le pêcheur, le pisteur en ont pris leur part, ainsi que les bouchers, les
cuisiniers, les verduriers et les marchands de gibier. Cela passe aussi vite
qu'un pavot dans une fourmilière. - Mais, par Hercule ! toutes ces dépenses
n'ont pas absorbé plus de deux à trois mille sesterces. - Et ce que vous avez
donné aux courtisanes ? - Je le compte. - Et ce que j'ai volé ? - Oh voilà
certainement l'article le plus fort. - Vous ne pouvez à la fois avoir et
dépenser, à moins que vous ne croyiez votre argent immortel. Il ne l'est
point, malheureusement ; il a délogé, voilà le compte, voilà toutes nos
éphémérides. - Que la peste te crève, grenier à coups ! »
Cette petite scène, dont je fus témoin, entre un jeune patricien et son
dispensateur, sortes d'esclaves trésoriers dont les comptes ne sont pas
toujours clairs t'annonce l'espèce de gens dont je vais te parler : les
Dissipateurs. Les Romains, par une expression aussi juste que plaisante, les
appellent Prodigues, du nom des victimes de sacrifices dont on ne réserve rien,
et qui sont entièrement consumées par le feu. Il y a deux espèces de
Prodigues : les voluptueux, qui ne songent qu'à jouir de la vie et de ses
plaisirs ; et ceux que l'on pourrait appeler les politiques. Quant à ces
derniers, je devrais en parler au passé, car depuis que les Comices sont bannis
du Forum, on ne voit plus guère de gens se ruiner pour gagner la faveur du
peuple par des jeux publics, des distributions de blé ou de vivres, des
festins, comme cela se pratiquait sous l'ancienne République. C'était sans
doute un abus : néanmoins, on ne peut s'empêcher de convenir qu'il y avait une
certaine grandeur dans de telles prodigalités, une certaine générosité
d'âme de la part de ceux qui commençaient par jeter ainsi leur opulence au
peuple, afin d'obtenir de lui les moyens d'en aller conquérir une autre chez
les étrangers, et en même temps de s'illustrer, de se couvrir de gloire. J'ai
tort, mais je ne puis me défendre d'une sorte d'admiration quand j'entends dire
que Jules César, pour se frayer le chemin des honneurs, commença par
s'endetter d'environ trente-cinq millions de sesterces !
On ne connaît plus guère aujourd'hui que les Prodigues voluptueux, et la
petite scène qui forme le début de cette lettre n'en donne qu'une idée fort
légère, il y a parmi eux différentes nuances bien tranchées, et certains
mettent tant d'ostentation dans leurs excès, que l'on pourrait les appeler
Prodigues fous, si la prodigalité, quelle qu'elle soit, n'emportait pas
toujours l'idée de déraison. Un Ésope, tragédien, qui avait gagné
d'immenses richesses au théâtre, se fit servir un jour à souper un plat qui
coûtait cent mille sesterces ! Il n'était composé que d'oiseaux qui parlaient
ou qui chantaient, payés chacun six mille sesterces ! Il n'avait cherché
d'autre volupté que celle de manger en eux une imitation de l'homme. Ce mortel
sans pudeur oubliait sans doute qu'il ne devait lui-même ses richesses qu'à sa
voix.
Son fils Clodius, digne héritier d'un tel père, prétendit à l'honneur
d'éprouver le premier quel goût avaient les perles : il en fit dissoudre une
dans du vinaigre, afin de pouvoir se procurer le plaisir si délicat d'avaler
d'un seul coup un million de sesterces ! Il trouva ce goût merveilleux, à ce
que l'on rapporte, et, pour ne pas le savoir seul, il fit servir une perle à
chacun de ses convives.
Les prodigues voluptueux, ceux qui dissipent réellement pour jouir, semblent
avoir pris pour règle de conduite cette maxime philosophique : « Vivre demain,
c'est vivre trop tard : vis aujourd'hui ; c'est être sage que d'avoir vécu
dès hier. » Continuellement en fêtes, en banquets, ils sont comme les
antipodes de leurs concitoyens; ils font du jour la nuit et de la nuit du jour,
et beaucoup parmi eux n'ont jamais vu le soleil se lever ni se coucher ! Les
plus matinaux quittent le lit à la cinquième heure, presque tous à la
dixième seulement, et même aux approches de la nuit. Ils sortent alors dans un
brillant équipage, vont se montrer sur la voie Appia, puis, rejoignant une
société de parasites et de courtisanes ils commencent leur journée, et
passent la nuit dans une orgie perpétuelle.
Leurs biens une fois dissipés, ils empruntent à grosses usures pour satisfaire
leur gourmandise, et dépensent aux yeux mêmes du créancier. Quand ils ont
épuisé toutes les ressources, ils fuient Rome et se réfugient à Baies, pour
y manger des huîtres. Il n'est pas plus honteux aujourd'hui de fuir la ville en
pareille circonstance, que de quitter le bruyant quartier de Subure pour habiter
les Esquilies. Ils n'ont qu'un regret, qu'un chagrin en abandonnant leur patrie,
c'est d'être privés pendant un an des jeux du cirque.
Les plus fameux Prodigues du jour sont Tigellius, la providence des joueuses de
flûte, des bateleuses, des parfumeurs, des prêtres de Cybèle, des danseurs de
corde ; Maevius, Albius, Barrus, et surtout les deux Arrius, dont j'ai déjà
parlé. Dernièrement j'étais dans le temple de Jupiter-Propugnator, et
j'entendis Maevius, agenouillé devant le dieu, lui adresser cette prière : «
O Jupiter ! accorde-moi cette grâce, qu'aux calendes de janvier je doive
quarante mille sesterces ! - Cet homme est fou, m'écriai-je involontairement. -
J'en dois quatre-vingt mille, » repartit Maevius en se tournant vers moi.
Les Prodigues gourmands ont un nom particulier, on les appelle des fricoteurs.
Ils se font reconnaître même aux abords de leurs maisons, quand ils sont
encore assez riches pour en avoir une : en dehors, la vue est frappée par des
traces d'ivresse ; des débris de couronnes jonchent le seuil ; en dedans, on
voit des esclaves qui boivent et ivrognent. L'Empereur reprochant un jour à
l'un de ces Prodigues d'avoir mangé son patrimoine : « Je l'ai cru à moi, »
répondit le voluptueux. Il n'y a pas moyen de leur faire de remontrances, pas
même quand ils s'amusent, comme on le voit quelquefois, à casser les calices
des tavernes avec des sesterces.
Nomentanus (c'est encore un Prodigue) avait un père trois fois parcimonieux,
avide et aride scellant jusqu'à la salière, de peur qu'un esclave ne touchât
au sel ; vêtu lui-même comme un esclave ; cent fois il lui arriva de se
courber dans la rue pour ramasser un as que des enfants avaient cloué sur le
pavé, dans le but d'attraper les gens de son espèces ; quand il payait
quelqu'un, il retenait deux nummes pour la valeur de la bourse ; jamais il
n'offrait d'encens aux dieux, et s'attristait au son d'une cithare ou d'une
flûte ; il n'avait ni cheval, ni compagnon d'aucune sorte ; portait toujours sa
bourse avec soi, et ne la quittait ni pour souper, ni pour dormir, ni pour se
baigner ; sa vie entière paraissait attachée à sa bourse. Le prix des vivres
lui arrachait toujours des gémissements ; il se nourrissait d'olives de cinq
ans, de cormes sauvages, buvait du vin de Veïes les jours de fête, et les
autres jours, du vin tourné ; quand il célébrait son jour natal, il se
régalait de choux, sur lesquels il versait goutte à goutte de l'huile d'un
petit vase de corne contenant à peine deux livres ; ou bien il goûtait d'un
plat de légumes secs, assaisonnés d'un peu de saumure, achetée au pot, par
économie, et d'une légère pincée de poivre, qui semblait pour lui une chose
sacrées. Dans les derniers temps de sa vie, il retranchait chaque jour de sa
nourriture, comme s'il avait voulu s'habituer progressivement à ne plus manger.
Il n'était pas moins dur à lui-même pour le vêtement. Ici les marchands
d'habits ont coutume de consulter le ciel le 13e de novembre, jour du coucher
des Pléiades : s'il est couvert, ils y voient le pronostic d'un hiver pluvieux,
et augmentent aussitôt le prix des manteaux dits Lacerna ; s'il est serein,
cela leur promet un hiver rude, et ce sont tous les autres vêtements dont ils
haussent les prix. Cette dernière circonstance s'est présentée cette année.
Le père de Nomentanus a jeté les hauts cris contre les marchands, et n'a pas
acheté seulement une Lacerna. Le froid acheva de ruiner sa santé déjà tant
appauvrie par les jeûnes; et il tomba dans une léthargie profonde. On le croit
mort, et déjà Nomentanus court triomphant aux coffres et aux clefs. Cependant
un médecin survient : il connaissait l'avare, et il emploie un moyen aussi
singulier qu'inattendu pour le tirer de son assoupissement : il fait dresser une
table auprès du lit, vider bruyamment et compter des sacs d'argent par
plusieurs personnes. L'homme s'éveille au bruit : « Si vous ne gardez votre
argent, lui crie le médecin, voilà votre héritier qui va l'enlever. - Moi
vivant ? - Éveillez-vous donc, si vous voulez vivre. - Que m'ordonnez-vous ? -
Vous périssez d'inanition ; il faut prendre quelque nourriture : avalez cette
eau de riz. - Combien coûte-t-elle ? - Peu de chose. - Mais encore ? - Huit as.
- Ah ! mourons ! qu'importe de périr par la maladie, ou par les vols et les
rapines ! » Alors il régla les frais de ses funérailles, et, gardant son
caractère jusqu'au dernier moment, rogna sur tout, craignant toujours que les
libitinaires ne gagnassent trop, et s'exclama avec un profond soupir : « Ah !
il n'y a qu'un pas de Cresus à Irus ! »Le malheureux qui, pour mourir opulent,
vécut dans la misère, regardait la pauvreté comme un très grand vice, et se
serait cru moins honnête homme s'il était décédé moins riche d'un
quadrants. Cependant on ne trouva presque rien chez lui, et la plupart de ses
coffres étaient vides. Mais après avoir bien cherché, l'héritier découvrit
des tablettes qui firent connaître que la valeur de mille talents étaient
déposés à l'horreum du mont Coelius. Un horreum est un magasin public où les
citoyens vont porter l'argent et les objets précieux qu'ils ne croient pas en
sûreté chez eux. Là, ils sont placés comme sous la sauvegarde de l'État. Un
chef est préposé à l'établissement. Aussitôt Nomentanus, qui paraît imbu
de cette maxime, que l'avare ne fait rien de bien que quand il meurt, se met en
mesure de tirailler et de tourmenter son argent de toutes manières ; il envoie
annoncer à cri public que le pêcheur, le confiseur, le chasseur, le marchand
de gibier, le maquignon, le parfumeur et tous les taverniers du Tuscus vicus ;
que les pisteurs, tout le Vélabre; tout le marché aient à se rendre chez lui
dès le lendemain matin. Le trafiquant d'esclaves porte la parole : « Ce qu'il
y a chez moi, dit-il, et chez ces personnes ici rassemblées, regardez-le comme
à vous, disposez-en aujourd'hui, demain, quand vous voudrez. - Toi, répond
Nomentanus en s'adressant d'abord au chasseur, puis successivement aux divers
individus du cercle qui l'entoure, toi, qui dors tout botté dans la neige de
Lucanie, pour me faire manger du sanglier ; toi qui affrontes les orages pour me
fournir du poisson pendant l'hiver, tandis que je dors, que je ne fais rien pour
mériter ce que tu fais pour moi, prends un million de sesterces ; toi, une
pareille somme ; toi, trois fois autant pour les services que me rendra ta
femme. »
Caton l'Ancien, plaisantant sur un Prodigue qui avait vendu des terres situées
sur le bord de la mer, disait que cet homme lui semblait plus puissant même que
la mer : ce qu'elle mine peu à peu, ajoutait-il, celui-ci l'a avalé tout d'un
coup. Nomentanus possède à un point très élevé ce degré d'habileté, et
mériterait qu'on lui appliquât le surnom de grand gosier ; Gurgès, donné à
un membre de la famille Fabia, qui avait englouti son patrimoine.
Voici venir Pacuvius, ancien préteur, qui a, ou plutôt avait une singulière
manie : c'était de célébrer tous les jours ses obsèques par des flots de vin
et un repas funéraire. Du festin il se faisait porter dans sa chambre à
coucher, aux applaudissements de ses compagnons de débauche, et aux chants d'un
choeur de musique qui répétait : « Il a vécu! il a vécu ! » Ce malheureux
dissipa de la sorte un patrimoine considérable. Un jour, comme il exposait sa
pauvreté à l'Empereur, le prince se contenta de lui répondre : « Vous vous
êtes levé bien tard, Pacuvius.»
L'empereur Auguste détestait les Prodigues et ne concevait point comment ils
pouvaient vivre tranquilles. Ayant appris qu'un chevalier romain venait de
mourir endetté de deux cent millions. de sesterces, il fit acheter à sa vente
l'oreiller de son lit, disant que l'on devait bien dormir sur un oreiller où,
malgré une aussi grosse dette, un homme avait pu trouver le sommeil. Il arriva
cependant à ce prince de donner une fois quarante millions de sesterces pour
payer les dettes d'un sénateur qu'il aimait. Ne voulant pas néanmoins le
mettre en état de se livrer à de nouvelles prodigalités, il se borna
strictement à la somme nécessaire, ce qui lui valut de la part. du créancier
libéré ce laconique et singulier remerciement : « Il n'y a rien pour moi. »
La maladie de la prodigalité sévit depuis longtemps à Rome. La ruine de
Carthage commença le mal, en permettant aux Romains, désormais affranchis de
toute crainte, de se livrer à leurs dissensions. Dès ce moment la morale
publique fut perdue ; les intrigues politiques la tuèrent. La dépravation se
répandit avec la rapidité d'un torrent, et la jeunesse fut tellement infectée
du poison du luxe et de l'avarice, qu'on vit une génération de gens dont il
fut juste de dire qu'ils ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que
d'autres en eussent. Les hommes adolescents d'alors s'imaginaient pour la
plupart que rien n'est plus beau que de dissiper son bien et celui des autres,
et de tout accorder à ses passions; ils nommaient ce désordre vertu, grandeur
d'âme, et sottise l'honnêteté et l'économie. Dès que ces hommes dépravés
ne pouvaient plus se suffire par leurs moyens habituels, ils se jetaient avec
violence tantôt sur les alliés, tantôt sur les citoyens; réveillaient des
querelles assoupies, et cherchaient à faire de nouvelles acquisitions sous
d'anciens prétextes. Les complices. de Catilina étaient en grande partie des
Prodigues, perdus de dettes et de débauches. Lorsque Jules César méditait le
renversement de la République, tous les Prodigues ruinés trouvaient auprès de
lui un refuge prompt et assuré, à moins que l'énormité de leurs crimes,
leurs dépenses ou leurs nécessités ne fussent si grandes qu'il ne pût pas
les secourir. Il leur disait alors ouvertement qu'ils avaient besoin d'une
guerre civile pour se refaire.
Une fois qu'une race est enfoncée dans le vice, elle en sort fort
difficilement. Les guerres civiles du commencement de ce siècle n'ont pas dû
régénérer Rome, de sorte que les Prodigues ne sont pas moins communs
aujourd'hui qu'autrefois. Maintenant que les désordres politiques sont presque
impossibles, qu'il n'est plus guère facile de faire des guerres arbitraires
dans les provinces, la prodigalité a perdu toute sa grandeur et tout son
prestige ; on ne voit plus que des prodigues crapuleux. Sais-tu quelle est leur
fin ? après avoir affiché publiquement l'abandon de leur patrimoine, chose
honteuse, leur dernière ressource consiste à se louer pour être gladiateurs !
Les Prodigues ruinés sont notés perpétuellement d'infamie : appartiennent-ils
à l'ordre équestre, il leur est interdit de se placer, au théâtre, dans les
rangs réservés aux chevaliers par la fameuse loi Roscia, dont j'ai déjà
parlé. Comme citoyens, ils sont interdits de leurs droits; la gestion de leurs
biens peut leur être retirée, pour être confiée soit à leurs proches
parents, soit même à leurs propres enfants, avec le titre de curateurs. Ils ne
sont plus désignés que par le nom de « petits enfants, » comme étant, eux,
pères de famille, soumis au pouvoir paternel. Cette disposition,. introduite
par la coutume avant la publication de la loi des XII Tables, a été inscrite
dans cette loi.
Chose bizarre ! c'est un de ces enfants joyeux qui m'a fait connaître la
sévérité de la législation contre les gens de son espèce. Il a trouvé
moyen de s'y soustraire lui-même : Celius (on le nomme ainsi) a vendu et mangé
bravement son patrimoine ; d'une opulence réelle, il ne lui reste pas même un
tesson de pot pour aller chercher du feu. Mais je me trompe, Celius n'a pas
dissipé tous ses biens, il s'en est réservé une partie : trois aunes,
autrement, trois coudées de terre pour y mettre sa sépulture. Celius n'est-il
pas un prodigue fort prévoyant ?
LES FOENERATEURS, OU CE QUE VAUT L'ARGENT.
Tu
veux savoir si, en raison de leur croyance à l'immortalité de l'âme, les
Romains prêtent, comme nous, de l'argent remboursable aux enfers : leur
confiance ne s'étend pas si loin ; ils prêtent bien, mais ils exigent le
remboursement de la dette en cette vie et non dans l'autre, à Rome et non aux
enfers. Rien de plus facile que de trouver ici des prêteurs; il y a des gens
qui ne font pas d'autre métier : on les appelle Foenérateurs, et leur
commerce, foenus, corruption du mot foetus, portée, comme d'une
certaine portée de l'argent enfantant et augmentant ; ils exigent de leurs
débiteurs un droit pour l'usage, une Usure, comme ils l'appellent.
Je ne m'arrêterai pas aux relations des Foenérateurs et des jeunes gens qui
leur empruntent pour satisfaire leurs passions et leurs plaisirs ; je ne
rappellerai pas que certains foenérateurs en font leur proie, s'informent de
ceux qui viennent de prendre la toge virile, et ont des pères avares : j'en ai
dit assez sur ce sujet dans ma lettre précédente. Ici, je reprendrai les
choses de plus haut, et passant sur les temps actuels, où la chute de la
liberté a rapetissé tous les rôles, je rappellerai que les Foenérateurs
furent des personnages très importants sous l'ancienne République ; qu'ils ont
puissamment aidé aux premières conquêtes de Rome, parce que le peuple,
obligé d'aller à la guerre et de se fournir d'armes et de vivres à ses
dépens, quoique sous le drapeau, était souvent dans la nécessité de recourir
aux emprunts pour pouvoir entrer en campagne.
Ces emprunts, pour lesquels les Foenérateurs exigeaient de fortes usures,
étaient assez facilement acquittés sur la part de butin revenant à chaque
soldat, à la suite des expéditions heureuses. Mais les débiteurs n'ayant pas
tous une conduite régulière, et beaucoup dissipant leurs profits au lieu de
les appliquer au remboursement de leurs dettes, les usures s'accumulaient au
point de devenir plus considérables que le capital. Les emprunteurs finissaient
par devoir des sommes hors de proportion avec leurs facultés, et plus encore
avec leur désir de se libérer. Au bout de quelques lustres, le nombre des
obérés (on nommé aussi les débiteurs) devint si considérable qu'il forma la
majorité de la classe plébéienne. Alors ce ne furent plus des réclamations
partielles que l'on entendit contre l'avarice et la cupidité des Foenérateurs
: les débiteurs, se sentant en force, réclamèrent hautement l'abolition des
dettes, et procédèrent par voie de sédition. Les fameuses retraites du peuple
sur le mont Sacré, l'an deux cent soixante, puis sur le mont Janicule, l'an
quatre cent soixante-huit, n'eurent pas d'autres causes.
L'insupportable condition des obérés ne contribuait pas peu à les pousser à
demander l'abolition des dettes : chez nous, celui qui ne peut payer se livre
lui-même à son créanciers ; à Rome, il y eut pendant longtemps quelque chose
d'à peu près semblable : le débiteur insolvable demandait, pour s'acquitter,
un délai pendant lequel il se donnait, devant témoins, en gage à son
débiteur. C'était comme un esclavage spontané, qui prenait fin par
l'acquittement de la dette à l'expiration du délai convenu ; on le nommait nexum
et les engagés nexi. Mais en cas de non-payement, le débiteur perdait
la liberté par sentence du Préteur, qui l'adjugeait comme esclave définitif
à son créancier.
Cette servitude volontaire, qui paraît, au premier coup d'oeil, une facilité
laissée au débiteur pour se libérer tranquillement et sûrement, avait un
inconvénient très grave : elle mettait face à face deux ennemis dont l'un,
placé dans la position de l'esclave, devait être souvent victime de la haine
et de l'absolu pouvoir de l'autre. Ce fut en effet ce qui arriva : des nexi
furent cruellement maltraités par leurs maîtres, et comme les plébéiens
seuls étaient soumis à. cette législation', la plèbe prit fait et cause pour
les siens. L'an quatre cent vingt-huit il y eut une sédition à la suite de
laquelle le nexum fut désormais interdit. Mais le mal était si fort
enraciné, qu'il résista à cette première tentative, et que de nouvelles
violences, une nouvelle sédition, la retraite du peuple sur le Janicule, furent
nécessaires pour consommer définitivement une réforme décrétée déjà une
quarantaine d'années auparavant.
L'abolition du nexum n'entraîna pas celle de la servitude forcée en cas
de non-payement, et la personne de l'obéré ou débiteur dut toujours
répondre, de la dette : c'est ce qui existe encore aujourd'hui. Lorsqu'un
obéré ne peut payer, il est vendu impitoyablement. La loi des XII Tables, qui
régit la matière, lui donne trente jours pour satisfaire à la réclamation de
son créancier ; à l'expiration de ce terme, il est cité devant le Préteur,
et s'il ne peut payer, adjugée par ce magistrat au dit créancier, qui lui fait
subir une servitude de trente jours, en usant du droit de le charger de chaînes
pesant au moins quinze livres et plus. Pendant cette servitude l'obéré est
tiré trois fois de prison, à trois jours de marché consécutifs, pour être
amené devant le Préteur qui lui rappelle le montant de la dette pour laquelle
il est détenu. S'il trouve moyen de s'acquitter ou de s'arranger avec son
créancier, il redevient libre aussitôt ; mais si à la troisième comparution,
et dans le délai de soixante jours après la première réclamation, il n'en a
rien fait, il est transporté au delà du Tibre, comme en pays étranger, et là
vendu tel qu'un esclave. Ses créanciers se partagent le prix de son corps et
celui de ses biens.
Les débiteurs sont vendus « en terre étrangère, » afin que le citoyen
conserve le droit de postliminie s'il revient jamais à la liberté. Un
Romain ne peut pas devenir esclave dans sa patrie ; aussi, après la fiction de
la vente hors du sol natal, il y en a une autre qui consiste à conserver à
l'obéré qui est bien réellement esclave les appellations propres à tout
homme libre, le prénom, le nom, le surnom, la tribu ; enfin l'addiction pour
dette ne produit aucun des effets civils de l'esclavage, et le citoyen assez
heureux pour se libérer, quelque temps qu'il ait d'ailleurs passé dans la
servitude, n'est jamais considéré comme affranchi ; il n'a reçu sa liberté
de personne, il l'a reprise, il rentre en possession de ses droits civiques
suspendus, il y rentre comme homme libre.
Revenons sur nos pas, et parlons d'un autre moyen employé pour combattre les
funestes effets de l'usure, et qui consistait à en réduire le taux. D'abord
elle n'avait d'autres bornes que la cupidité des riches ; dix fois par an ils
tourmentaient leurs débiteurs, l'année étant supputée pour dix mois, et les
usures s'acquittant comme aujourd'hui, mensuellement, à l'époque des calendes
ou des ides. Alors aussi, l'usage, encore en vigueur, subsistait de faire le
premier payement des intérêts en recevant le capital.
Prêter à courte échéance paraît avoir été une règle constante pour les
Foenérateurs, sans doute parce que les meilleures dettes deviennent mauvaises
lorsqu'on les laisse dormir, ainsi que je l'ai entendu dire à l'un de ces
marchands d'argent nommé Alphius.
Une loi des XII Tables, renouvelée l'an trois cent quatre-vingt-dix-huit par
une loi tribunitienne, rendit l'usure unciaire, et défendit au Foenérateur de
prendre plus d'une once, le douzième de l'as, par mois, soit douze onces par
an, sous peine d'une. amende quatre fois supérieure à l'usure qu'il aurait
exigée. Enfin, une autre loi, rendue dix ans après, la restreignit encore à
moitié, en ordonnant qu'elle ne serait plus que semunciaire. Cette dernière
loi régla en même temps que l'on acquitterait toutes les dettes en quatre
payements égaux, dont le premier sur l'heure, et les autres en trois années
consécutives.
Trois lustres après, l'an quatre cent treize, on alla plus loin encore, et
partant de ce principe que l'usure était un profit illicite, une chose
onéreuse aux pauvres, et féconde en querelles et en inimitiés, un tribun
nommé L. Gaenucius fit sanctionner par le peuple une loi qui interdisait toute
espèce de prêt à usure. On nommait ce prêt gratuit mutuum, et il
n'avait rien que d'honorable.
Dans l'état des moeurs, vouloir empêcher l'usure c'était comme si l'on avait
voulu arrêter le Tibre dans son cours ; une telle loi devenait donc
inexécutable, et malgré quelques condamnations', fut promptement violée.
L'avarice inventa diverses fraudes pour pratiquer impunément cette violation :
la plus adroite consistait à mettre les créances sous le nom de citoyens
alliés ou de citoyens Latins, parce qu'ils n'étaient point assujettis aux lois
de Rome.
L'an cinq cent soixante-un, on voulut remonter à la source du mal, et l'on
obligea les Alliés à venir déclarer les sommes qu'ils auraient prêtées aux
citoyens romains, à dater d'une certaine époque. En même temps on informa les
débiteurs qu'ils avaient l'option de faire juger toutes les contestations avec
leurs créanciers, suivant le droit romain ou suivant le droit latin. Ces
déclarations ayant fait connaître à quel excès se montaient les dettes
contractées par ces voies ténébreuses, le tribun du peuple M. Sempronius
Tuditanus fit rendre une loi qui étendit à tous les Alliés la législation
romaine en matière de prêt.
La cupidité se trouva plus ingénieuse encore que les législateurs, et la loi
Sempronia n'eut guère d'autre effet que d'obliger les Foenérateurs à chercher
des prête-noms hors de l'Italie.
Le tribun Aulus Gabinius, dans une loi qu'il fit, l'an six cent
quatre-vingt-sept, essaya de porter un coup mortel à l'usure, et de la
poursuivre, pour ainsi dire, dans son dernier repaire, en interdisant à toutes
les provinces de venir faire des emprunts à Rome.
Mais, par une malheureuse fatalité, il n'obtint d'autre résultat que de faire
monter l'usure à un taux excessif. En effet, lorsque le prêt aux provinces ne
fut plus reconnu, les capitalistes, n'ayant aucune garantie légale, aucuns
moyens coercitifs contre les emprunteurs, ne donnèrent désormais leur argent
que moyennant de grosses usures ; il leur fallut l'appât d'un gain
considérable pour les engager à braver les chances de perte sans recours.
Tu vas voir dans les fragments de deux lettres de Cicéron, écrites à
l'époque de son proconsulat de Cilicie, l'an sept cent trois, à quel taux
excessif cet état fit monter les usures, quels gens s'y livraient, et quelles
manoeuvres ils employaient pour se faire payer. Voici les faits qu'il révèle :
Brutus m'a recommandé de la manière la plus pressante deux de ses amis de
Cypre, M. Scaptius et P. Matinius, créanciers de la ville de Salamine. Les
députés de cette ville m'étant venus trouver à Tarse, avec Scaptius, je leur
ordonnai de le payer. Ils se plaignirent de l'usure excessive qu'il demandait,
et de toutes ses vexations. Je niai rien savoir de tout cela, et j'exhortai les
plaignants, je les sollicitai même, en considération des services que j'avais
rendus à leur ville, de terminer cette affaire ; enfin j'ajoutai que je me
servirais de mon autorité. Mes gens consentirent aussitôt, en disant que ce
serait à mes dépens qu'ils s'acquitteraient que, puisque je ne voulais pas
recevoir l'argent qu'ils avaient coutume de donner au Préteur, ce tribut
prétorial leur suffirait, et au delà, pour payer Scaptius. Je les remerciai,
et Scaptius compta avec eux.
« Dans l'édit que je rendis, suivant l'usage, j'ai fixé le taux de l'argent
à la centésime, avec l'anatocisme. Scaptius, d'après l'obligation, réclamait
l'usure quaternaire. - Je ne puis aller contre mon propre édit, lui dis-je. -
Alors il me produisit un sénatus-consulte fait sous le consulat de Lentulus et
de Philippus, et qui portait « que les proconsuls de Cilicie jugeraient
d'après cette obligation. » Je tremblai d'abord pour cette malheureuse ville,
qui était perdue sans ressource ; mais je découvris deux sénatus-consultes de
la même époque sur ce traité. Les Salaminiens voulaient emprunter de l'argent
à Rome pour payer leurs impositions ; et comme la loi Gabinia le défendait,
les amis de Brutus, qui offraient de leur prêter à la quaternaire, demandaient
pour leur sûreté un sénatus-consulte, et Brutus le leur fit obtenir.
« Après avoir compté l'argent, les Foenérateurs réfléchirent que la loi
Gabinia défendait de recevoir en justice ces sortes d'obligations, et qu'ainsi
le sénatus-consulte ne leur suffisait pas ; ils en obtinrent un second, qui
rendait leur obligation recevable en justice. » J'expliquai à Scaptius que le
Sénat avait voulu garantir le principal, mais non les usures. Il me prit alors
en particulier, et me dit qu'il n'allait pas à l'encontre ; que sur ce
pied-là, ce qui lui était dû ne s'élevait pas tout à fait à deux cents
talents ; mais que, puisque les députés de Salamine croyaient les lui devoir,
il me priait de les lui faire donner. « Fort bien, » lui dis-je ; et l'ayant
fait retirer, je demandai aux autres combien ils devaient. « Cent six talents,
» me répondirent-ils. J'en fais part à Scaptius : mon homme s'emporte. «
Tout cela, repris-je, est inutile ; produisez vos comptes respectifs. » Je les
fais asseoir. La supputation faite, on tombe d'accord. Les députés de Salamine
se préparent à compter l'argent, et pressent Scaptius de le recevoir, mais il
me tire encore en particulier, et me prie de laisser cette affaire indécise.
J'ai passé sur l'impudence de cet homme, et, quoique nos Grecs se plaignissent
fort, je leur ai refusé la permission de déposer cet argent dans un temple.
Tous ceux qui étaient présents se récrièrent sur l'impudence sans pareille
de Scaptius de refuser la centésime avec l'anotocisme ; d'autres disaient que
c'était une folie insigne. Pour moi, je trouve dans son fait plus d'effronterie
que de folie ; car si ces débiteurs sont bons, il est toujours sûr d'avoir la
centésime ; et s'il hasarde quelque chose, il espère aussi se faire payer la
quaternaire.
« Voilà le détail de l'affaire ; si maintenant Brutus me con-damne, je ne
veux pas avoir de pareils amis. Je suis bien sûr que son oncle [Caton d'Utique]
m'approuvera, lui, maintenant surtout que le Sénat a fixé le prix de l'argent
à la centésime et défendu d'ajouter l'usure au principale. »
Je veux dire ici, à l'honneur d'un homme célèbre, que l'édit de Cicéron et
le sénatus-consulte sur l'usure n'étaient que la reproduction d'un chef de
l'édit de Lucullus, proconsul de cette même province vingt-trois ans
auparavant.
Le second fragment dévoile le secret de cette ignoble, de cette sale affaire.
Cicéron s'exprime ainsi :
« Quant à l'argent dû par les Salaminiens, je vois bien que vous ne saviez
pas, non plus que moi, qu'il fût à Brutus. Il ne m'en a jamais rien dit, et
j'ai encore son libelle, commençant ainsi : « La ville de Salamine doit de
l'argent à M. Scaptius et à P. Matinius, mes amis particuliers. » - Après me
les avoir recommandés, il ajoute seulement, comme pour me stimuler, qu'il les a
cautionnés pour une forte somme. J'avais déterminé leurs débiteurs à les
payer sur le pied de la centésime, en ajoutant à la fin de chacune des six
années les usures au principal ; mais Scaptius voulait avoir la quaternaire. Si
j'y avais consenti, j'aurais craint de perdre votre amitié : c'eût été
d'ailleurs violer mon propre édit, ruiner à jamais une ville placée sous le
patronage de Caton et de Brutus lui-même, détruire tout le bien que je lui
avais fait.
« Maintenant Scaptius revient à la charge avec une lettre dans laquelle Brutus
m'avoue que cette affaire le regarde personnellement, ce qu'il ne m'a jamais
dit, non plus qu'à vous. Il me de-mande aussi une préfecture pour Scaptius.
Lorsque vous lui en offrîtes de ma part, vous savez que ce fut à l'exclusion
des négociants; et quand j'en accorderais à quelque autre, il faudrait
toujours en exclure celui-ci. Il fut préfet sous Appius, qui lui avait
également confié quelques escadrons de cavalerie, avec lesquels il tint
assiégé le sénat de Salamine, au point que cinq sénateurs moururent de faim.
Les députés de Cypre m'en ayant instruit à Éphèse, où ils étaient venus
au-devant de moi, je n'eus pas plus tôt mis le pied, dans ma province que
j'envoyai des ordres pour faire repasser la mer à cette cavalerie. Voilà sans
doute pourquoi Scaptius s'est plaint de moi à Brutus ; mais si Brutus prétend
que je devais faire payer à Scaptius quatre centésimes, pendant que je n'en
accorde qu'une dans toute ma province, et que les Foenérateurs les moins
traitables s'en contentent ; s'il trouve mauvais que je lui aie refusé une
préfecture. pour un négociant, quoique Torruatus et Pompée, auxquels j'ai
fait pareil refus, ne s'en soient pas plaints ; s'il me reproche d'avoir
délivré Salamine de cette cavalerie, je suis très peiné de ne pouvoir lui
plaire, mais je le suis bien davantage de le trouver si différent de l'idée
que je m'étais formée de lui. Vous me dites, dans une de vos lettres, que
quand mes fonctions ne me vaudraient que l'occasion de gagner l'amitié de
Brutus, ce serait toujours beaucoup ; soit: mais vous ne voudriez pas, sans
doute, que ce fût aux dépens de la justice. »
Je reconnais dans cette réponse, et dans la conduite de Cicéron, son âme
honnête. et humaine. Mais que dis-tu du fameux assassin de César ; de cet
homme versatile et sans entrailles, dont Pompée avait fait tuer le père, et
qui se déclara un des premiers pour Pompée ? qui après Pharsale abandonna le
parti du vaincu pour se joindre au vainqueur ? De ce transfuge, que César
combla de bienfaits, et qui attira lui-même son clément bienfaiteur dans
l'horrible guet-apens où périt ce grand homme ? J'ai vu les portraits de ce
Marcus Brutus chez son ami et son compagnon d'armes, L. Sextius ; sa physionomie
annonce tout ce qu'il fut, il avait le front bas du calculateur, les cheveux
plats, les joues creuses, les pommettes hautes et saillantes, en un mot la
figure maigre, blafarde, sèche et dure de l'usurier.
Les usures de Brutus m'en rappellent une autre que l'on nomme l'Usure maritime,
parce qu'elle se paye pour l'argent employé dans un commerce maritime ou
d'outre-mer. Le taux en est excessivement élevé, attendu que le débiteur ne
répond point du capital tant que le vaisseau est en mer, mais seulement du
moment de son entrée au port. Caton l'Ancien se livrait beaucoup à cette
usure, et pour en tirer un plus gros profit encore, il exigeait que ceux
auxquels il prêtait contractassent une société de commerce de cinquante
membres ; qu'ils équipassent autant de vaisseaux, sur chacun desquels il avait,
outre sa part dans les bénéfices des sociétaires, une mise particulière
qu'il faisait valoir par un de ses affranchis embarqué avec les autres
associés. De cette manière, il ne pouvait perdre son argent que dans le cas
où la société aurait été ruinée par la perte entière de tous ses
vaisseaux, et il aurait fallu pour cela un concours impossible de fatalités.
Les tentatives pour proscrire l'usure en général étant toujours déjouées
par la cupidité, l'on jugea à propos de laisser muettes les lois restrictives
ou prohibitives de ce commerce d'argent. De temps en temps, quand le mal
devenait trop intolérable, il y avait des séditions, et le peuple demandait
l'abolition des dettes : jamais on ne la lui accorda ; seulement, vers l'an six
cent soixante-sept, une loi consulaire autorisa les débiteurs à se libérer en
payant un quart du capital qu'ils devaient. Sans doute on avait calculé que les
usures excessives, perçues depuis l'origine de la dette, équivalaient aux
trois quarts retranchés. Mais cette loi coûta cher à son auteur Valerius
Flaccus, car avant la fin de l'année il mourut assassiné.
Néanmoins ce demi-succès enhardit le peuple, et vingt-quatre ans après,
environ, il s'ameuta de nouveau pour obtenir l'abolition des dettes. Cette
sédition fut peut-être la plus sérieuse de toutes celles causées par ce
sujet ; des hommes de toute condition, des citoyens de tous les ordres. prirent
les armes, s'assemblèrent et menacèrent de se faire accorder de force l'objet
de leurs réclamations. Cicéron était alors consul : il ne s'épouvanta point,
fit tête à l'orage, et sa fermeté sauva la République d'un mal si dangereux.
Il ne fit aucune concession, et cependant les dettes, qui n'avaient jamais été
si considérables, ne furent jamais ni plus aisément ni mieux payées.
Lorsque Jules César fut nommé dictateur, on vint aussi lui demander
l'abolition des dettes. Le nombre des débiteurs était immense; n'osant ni
rejeter, ni admettre la demande, il ordonna que les créanciers seraient
obligés d'accepter des terres en payement ; que l'évaluation en serait faite
d'après le prix qu'elles valaient avant les guerres civiles, et que les usures
perçues seraient déduites du principal de la dettes. Des juges furent nommés
pour les diverses estimations, car il régnait entre les créanciers et les
débiteurs beaucoup d'aigreur et de mauvaise foi. Afin de compléter ces
mesures, et de forcer les débiteurs qui avaient de l'argent à s'acquitter en
numéraire, et les capitalistes à prêter, le dictateur défendit à qui que ce
fût de conserver, soit en or, soit en argent, plus de soixante mille sesterces.
Cette interdiction et la réduction du capital au moyen des usures perçues
étaient d'anciennes lois tribunitiennes qu'il ne fit que renouveler ; la
première surtout avait été portée dès la fin du quatrième siècle par
Licinius Stolon : toutes sommes excédant soixante mille sesterces durent être
placées en acquisition de terres en Italie. C'était encore un moyen de relever
la valeur vénale des biens-fonds, et de faciliter la libération des citoyens
obérés.
César, parlant dans ses Commentaires de sa loi sur les dettes, loi qui fit
perdre aux créanciers un quart du capital prêté, en avoue presque l'iniquité
; mais de deux maux il choisit le moindre, et voulut, dit-il, ôter, par une
concession, tout prétexte à l'abolition des dettes; toujours demandée à la
fin de chaque sédition ou guerre civile. Cicéron s'exprime autrement sur cette
mesure; après avoir rappelé sa propre conduite dans une pareille circonstance,
il ajoute, en faisant allusion à César : « Cet homme, qui nous a vaincus
depuis, et dont alors je triomphai, a mis à exécution, lorsqu'il ne s'y
trouvait plus intéressé, ce qu'il avait imaginé dans un temps où il y était
intéressé. Tel fut son penchant au mal, qu'il le fit pour le plaisir de le
faire. » Parler avec une animosité aussi évidente, c'est ôter toute
autorité à ses paroles. En effet, la mesure s'accomplit paisiblement.
Il y a une chose à considérer dans ces demandes d'abolition de dettes, c'est
qu'on les regardait comme une mesure d'intérêt général, dont le but était
de conserver à la République des citoyens tombés ou sur le point de tomber
dans les liens de l'esclavage. Cela légitimait, spécieusement, une mesure qui
devait blesser tant d'intérêts privés, et la faisait paraître juste, ou tout
au moins utile, aux yeux d'une partie du peuple, quoique la majorité des tribus
ne fût certainement pas composée de débiteurs.
L'usure est une espèce de lèpre que l'on n'a jamais pu extirper, que l'on
n'extirpera jamais, et qui s'étend chaque jour de plus en plus. Elle est
maintenant autorisée par toutes les prescriptions légales qui accompagnent les
prêts, dont la plupart se font authentiquement. Beaucoup de Foenérateurs
déposent leur argent chez des banquiers, qui ont leurs tavernes au Forum près
la Basilique Aemilia. Quelqu'un veut-il faire un emprunt, il se transporte avec
son prêteur chez l'un de ces dépositaires. De part et d'autre on amène des
parrains, espèces d'entremetteurs faisant les fonctions dé témoins ; on
compte et l'on pèse la somme en leur présence ; le banquier l'inscrit d'abord
sur des tablettes courantes d'affaires journalières, la reporte sur des
tablettes définitives, livres de comptes réguliers, cahiers de recette et de
dépenses, dans lequel l'emprunteur écrit qu'il a reçu telle somme de tel
banquier, de l'argent de telle personne, et s'engage à la rembourser, avec ses
usures convenues, à telle époques ; puis il appose sa signature à ce reçu,
les témoins en font autant, et l'affaire est conclues.
On ne se contente pas de la parole d'un homme, on veut le lier par sa propre
signature. Aveu trop humiliant de la mauvaise foi et de la dépravation
générales ! Pourquoi l'intervention des parrains ? Pourquoi cette empreinte de
leurs sceaux ? C'est de peur que tel homme ne nie avoir reçu ce qu'il a reçu.
Ce sont donc des personnages incorruptibles, des organes de la vérité ? me
diras-tu. Hélas ! on ne leur prête à eux-mêmes qu'avec des formalités
semblables. Eh ! n'eût-il pas été plus honnête de laisser, quelques fripons
violer leur foi, que de soupçonner tous les hommes de perfidie.
Mais ces précautions ne suffisent pas, et les créanciers font en outre
authentiquer leur dette. Cela eut lieu de tout temps, et se fait par la
transcription du prêt sur des tables publiques conservées par l'État. Aussi,
toutes les fois que le peuple réclama l'abolition des dettes, il le fit en
demandant l'établissement de nouvelles tables, c'est-à-dire la suppression des
anciennes.
Indépendamment du compte chez le banquier, les Foenérateurs en tiennent un
particulier, au moyen d'un calendaire, livre sur lequel ils inscrivent la
quotité des usures et l'époque du remboursement. Ce calendaire leur est
indispensable, attendu que toute demande en payement, faite en justice avant le
terme, prive le créancier de son privilège.
Une autre source de gains pour les Foenérateurs consiste dans le change, parce
que les payements à faire à Rome par les provinces doivent s'effectuer en
monnaie romaine. Or, la substitution d'une monnaie à une autre exige des
calculs et des soins pour lesquels une commission est due. Je crois que les
Foenérateurs s'entendent pour en fixer le taux proportionnel, qui varie suivant
les contrées. Un fait certain, c'est que l'on trouve le taux du change affiché
publiquement au temple de Castor, dont le soubassement, haut et long, se
présente de flanc à la partie de la voie Sacrée la plus fréquentée pour
venir au Forum.
Mais à propos de change, je viens d'apprendre une chose assez extraordinaire,
et qui devra diminuer cette industrie : c'est qu'il y .a bien des années; l'an
sept cent vingt-cinq, je crois, Agrippa avait proposé d'imposer à toutes les
provinces l'usage des monnaies, des poids et des mesures de Rome, à l'exclusion
de tous autres. L'exécution de cette mesure présentait tant de difficultés,
qu'on aura rencontré bien des obstacles souvent insurmontables ; cependant des
publicains m'ont assuré que dans l'Orient la proposition d'Agrippa était en
vigueur, et que l'on s'y servait généralement de la livre romaine. Ce qui a pu
faciliter le succès dans ces contrées, c'est le droit dont les gouverneurs de
l'importante province d'Asie ont joui depuis.. longtemps, et qu'ils conservent
encore, de battre monnaie qui naturellement est de la monnaie romaine.
J'achèverai de peindre les Foenérateurs en te disant que les plus retors, au
lieu de prêter au mois, suivant l'usage général, prêtent à la quinzaine,
jusqu'aux ides seulement, parce qu'il arrive quelquefois que des calendes aux
ides le taux de l'argent augmente, double même. Cela ne manquait jamais sous
l'ancienne République, à l'époque des comices pour l'élection des
magistrats. Depuis que le divin Auguste a tout pacifié, l'usure est devenue
sémissale, c'est-à-dire de six pour cent par an. Il y a cependant encore des
cas exceptionnels où elle dépasse ce taux, suivant la position des emprunteurs
et l'avarice ou la rapacité des Foenérateurs ; ainsi un certain Fufidius ne
prête pas son argent à moins de cinq pour cent par mois ! Mais, je le
répète, ce sont là des cas assez rares pour être signalés.
Déjà au sixième siècle, les Foenérateurs étaient si décriés, qu'on les
comparait aux maquignons, et qu'en plein théâtre, les poètes les livraient à
la risée et au mépris des citoyens. Ils ne se sont pas réhabilités depuis.
L'esprit de l'usure a même fait naître, de notre temps, une foenération des
plus singulières : certains de ces gens de bien, qui siègent à medius Janus,
et usent le pavé du Forum, ont découvert le moyen de prêter sans rien
posséder : c'est d'emprunter à petite usure, pour prêter à grosse usure.
L'Empereur Auguste nota d'infamie plusieurs chevaliers romains qui faisaient ce
trafic. Mais sa juste sévérité fut impuissante à réprimer ces actes d'une
cupidité devenue si générale, que dans le Sénat, jadis l'auxiliaire de tous
les magistrats qui voulurent réduire ou supprimer entièrement les prêts à
usure, on ne trouverait peut-être pas aujourd'hui un seul sénateur qui
n'aurait à trembler, si jamais l'on faisait revivre dans toute leur sévérité
les lois prohibitives de ces gains honteux et sordides.
Les anciens Romains avaient l'usure tellement en horreur, qu'ils la punissaient
plus sévèrement que le vol : le voleur était condamné à la restitution du
double, et le Foenérateur à celle du quadruple. Le vieux Caton, bien qu'il se
livrât aussi à ce commerce d'argent, ainsi que je l'ai dit plus haut,
interrogé quelle était la première richesse dans un patrimoine, répondit :
« De bons troupeaux. - Et la seconde? -- Des troupeaux moins bons. - Et la
troisième ? - Des troupeaux même mauvais. - Et après les troupeaux ? - De
labourer. » - Le questionneur disant alors : « Pourquoi pas de prêter à
usure ? - Et pourquoi pas d'assassiner ? » repartit Caton.
UNE ENCHÈRE PUBLIQUE.
Dans
cette Rome où tant d'intérêts divers s'agitent et sont en lutte, où il y a
un si grand mouvement de vie, de passions, de brigues, d'intrigues de toute
espèce, on voit journellement des choses qui sont pour les uns des affaires de
la plus haute gravité, et pour les autres de simples amusements, des
spectacles, des passe-temps. Ces jours derniers, je me promenais en oisif dans
la ville, quand j'aperçus un groupe nombreux de citoyens qui paraissaient
regarder quelque chose avec curiosité. Je m'approche, et parmi beaucoup de
meubles étalés dans un atrium, et que chacun considérait, regardait,
examinait, flairait, je vis deux tables de citre, bois précieux qui croît dans
la Mauritanie, espèce de cyprès sauvage, et qui en a l'odeur. Quelqu'un
disait, en les montrant à la foule : « La plus petite de ces deux tables est
la première qu'on ait vue à Rome ; elle appartint à Cicéron, qui la paya un
million de sesterces. Toutes deux ont une grande valeur. - Celle-ci est
affreuse, interrompit l'un des assistants en montrant la seconde table ; voyez
ce bois mat et sens nuances, ces veines découpées comme des feuilles de
platane. Quelle valeur peuvent avoir ces lignes noires tortillées comme des
murènes, ces points qu'on prendrait pour des graines de pavot, ces bariolages
de taches, enfin cette couleur d'yeuse, sans compter les fentes et les gerçures
que le soleil vient d'y faire ? - Des tables qu'il suffit de frotter avec la
main sèche, au sortir du bain, pour leur donner du lustre, reprit le premier
interlocuteur, des tables légères ; que le vin ne tache pas, auront toujours
une grande valeur, quelle que soit leur madrure. Voyez quelles veines étendues
et prolongées, poursuivit-il en ramenant l'attention sur celle dont il avait
parlé d'abord ; n'est-ce pas une magnifique tigrine ? Elle resplendit de cette
teinte de vin miellé, si fort prisée des connaisseurs. L'autre peut passer
pour une panthérine ou pour une apiate tout à la fois, car ces lignes
tournées, ces petits tourbillons imitent plutôt les marques de la robe d'une
panthère que les enroulements d'une murène, et ces points ressemblent tout à
fait à des graines de persil. - Le monopode qu'on nous vante, fit observer un
troisième interlocuteur, n'est point débité dans un seul tronc d'arbre il est
pris dans les racines, et seulement plaqué. - Peu importe, repartit le premier
: Asinius Gallus a payé une pareille table, de quatre pieds de diamètre, comme
celle-ci, onze cent mille sesterces, et nous savons tous qu'il existe dans la
famille des Cethegus un citre héréditaire qui n'a pas coûté moins de
quatorze cent mille sesterces. - Rien de plus vrai, cria quelqu'un du milieu de
la foule, mais c'est un de ces bois rares dont les veines imitent les yeux de la
queue du paon. - J'aperçois Sulpicius, répondit le défenseur des tables,
l'enchère va prononcer. »
C'était en effet aux préparatifs d'une vente ou Enchère publique que je me
trouvais. Ces enchères se font sur le Forum, dans les carrefours, devant un
temple, quand il s'agit de biens immeubles; lorsque ce sont des biens meubles,
elles ont lieu dans des endroits entourés de portiques, et qui, de leur
destination, soit ordinaire, soit momentanée, sont appelés atria d'enchères.
Il y a deux sortes de ventes, ou, pour employer le terme véritable, d'Enchères
publiques : les unes pratiquées contre les débiteurs de l'État, dont les
biens sont saisis par suite d'amendes ou d'impôts non acquittés ; les autres
exécutées pour dettes de citoyen à citoyen. Ce sont des actes sévères,
presque odieux, auxquels, on ne recourt jamais qu'à la dernière extrémité.
L'enchère dont j'ai commencé à te parler est un exemple du dernier cas :
c'est le fameux prodigue Nomentanus qui me le fournit, et les belles tables de
citre, et tout ce mobilier livré à l'avide curiosité de la foule des
vendeurs, des acheteurs, et des oisifs comme moi , tout cela vient de chez lui.
Depuis quelque temps Nomentanus ne trouvait plus aucun crédit auprès des
Foenérateurs ; ses créanciers le poursuivaient, l'assiégeaient chez lui, et
Baïes même n'était plus un asile contre leurs pressantes importunités. Il
avait reçu assignation sur assignation pour comparaître en justice : il les
avait toutes désertées. On lui avait fait des significations et à son
domicile, et chez son procurateur ; on avait été jusqu'à lui proposer un
arrangement « entre les murs, » c'est-à-dire à l'amiable, et toujours
inutilement. Alors ses créanciers, voyant qu'il se jouait de leur attente, que
c'était un homme qui avait la plante des pieds dans le bourbier et ne voulait
pas s'en arracher, eurent recours à la dernière ressource, à celle qu'on
emploie pour déjouer une fraude évidente : ils ont demandé au Préteur la
mise en possession des biens de Nomentanus, et l'ont obtenue, en prouvant
l'équité de leurs réclamations.
La saisie décrétée, on a sur-le-champ proscrit, c'est-à-dire annoncé la
vente prochaine, au moyen de libelles ou tables d'enchères, apposés dans les
places publiques, les rues, les carrefours ; devant les tavernes, les marchés,
les basiliques, et, lorsqu'il y a une distribution de blé, aux lieux où on la
fait ; enfin dans tous les endroits les plus fréquentés et les plus en
évidence. Elles sont écrites en grandes lettres, faciles à lire d'en bas. Les
lettres sont rouges ou noires, et souvent peintes sur une paroi de muraille
réservée pour cet usage dans divers lieux publics. C'est ce qu'on appelle un
album, parce que .ces parois sont blanchies ou couvertes d'un enduit de gypse ou
de stuc blanc, afin que les inscriptions dont on les couvre soient plus
visibles. Comme on recherche les endroits publics, les murailles autour des
portes de la ville servent aussi d'album. La rédaction des libelles est
toujours pompeuse, et même, par un usage d'autant plus singulier que personne
n'en est dupe, un peu mensongère. Par exemple, annonce-t-on une villa ?
l'affiche porte toujours « belle et bien bâtie, » quoique souvent elle ne
soit ni l'un ni l'autre. Une maison ? de même. On va plus loin encore, car on
suppose des« loyers plus considérables qu'ils ne sont effectivement. Un tel
usage, bien que contraire à la probité, ne passe point pour honteux, tant il
est ordinaire et général ; ni la loi, ni le droit civil ne défendent cette
fraude, tant les moeurs sont corrompues.
Au bas de la table d'enchères sont relatés l'annonce du jour et de l'heure de
la vente; la liste des biens et leur désignation détaillée, s'il y en a de
plusieurs natures ; l'ordre dans lequel on les vendra, et l'avertissement que
tout devra se payer comptant. Si la vente a lieu par autorité de justice,
l'édit du magistrat est suspendu au-dessus de la table. La publication doit
durer trente jours ; et quinze jours seulement pour une vente après décès.
Les ventes poursuivies au nom de la République sont présidées par les
administrateurs du Trésor de Saturne ; les ventes privées se font sous
l'inspection d'un maître, qui n'est autre qu'un créancier élu par les autres
créanciers pour les représenter, défendre leurs intérêts communs, diriger
l'enchère, et veiller à ce que chaque objet soit bien porté à sa valeur.
Afin d'atteindre ce but autant que possible, outre les annonces placées dans
les endroits publics, le lieu même de la vente est marqué, indiqué à tous
les passants par une lance dressée devant, qui est la marque, l'enseigne
ordinaire des ventes à l'encan. Ensuite, après que les biens meubles ont été
exposés à la vue des amateurs de manière à les tenter, à les séduire, un
héraut les crie l'un après l'autre, ou par lots , en mettant une estimation à
chacun. Il est monté sur une pierre, comme sur une tribune, afin que sa voix
puisse être entendue de plus loin. S'il ne se présente point d'amateurs pour
sa première estimation, il la baisse successivement jusqu'à ce que quelqu'un
des assistants, levant l'index, ou faisant de la tête un mouvement précipité
d'acquiescement, déclare ainsi se rendre adjudicataire. L'acquéreur dit son
nom, qui est répété à haute voix, et, pendant que l'enchère se continue,
vient payer son acquisition entre les mains d'un préposé nommé l'argentier ou
le coacteur ou coacteur-argentier, chargé de la recette, et percevant pour
lui-même un pour cent de commission. Le payement se fait avec toutes les
formalités que j'ai déjà rapportées en parlant des esclaves, et qui se sont
conservées depuis le temps, antérieur à la loi des XII Tables, où toute la
monnaie étant d'airain n'était reçue qu'au poids, et où un libripens
(pèse-livre), officier public, pesait lui-même, pour garantir la valeur exacte
de la somme remise.
Pour la légalisation de la vente, chaque objet est inscrit à mesure sur une
liste ouverte par l'argentier et forme un article contenant la dénomination de
l'objet, le prix de l'acquisition, et le nom de l'acquéreur. Ce dernier reçoit
un contrat de vente écrit, où l'on insère toujours une déclaration pour
réserver ses droits, et dans laquelle on lui fait dire en langage direct, comme
s'il s'adressait à son vendeur : « Afin que de vous ou de votre foi je ne
reçoive ni perte ni dommage, comme il convient d'agir entre honnêtes gens, et
sans aucune fraude. »
Malgré cette formule, la fraude n'est pas tellement bannie de ces marchés, que
la loi ne l'ait prévue, car elle a rendu le vendeur garant de ce qu'il déclare
formellement à son acheteur : en vertu des XII Tables, une fausse déclaration
l'expose à une amende dont le taux égale le double de la valeur de la chose
vendue. En outre, les jurisconsultes ont établi une peine pour la réticence,
et statué que tout vice qui se trouverait dans un immeuble, et que le vendeur
aurait connu, retomberait à sa garantie, s'il ne l'avait nominativement
déclaré.
En général, dans toute espèce de vente, le vendeur est garant de ce qu'il
vend ; sa garantie est même formulée avec beaucoup de détails ; je me
souviens d'avoir assisté à un achat de bétail, par Atticus : « Me
répondez-vous, disait-il au vendeur, que ces brebis, dont il est question entre
nous, sont bien saines, et tel que doit être ce genre de bétail quand il est
bien sain ; qu'il n'y en a point de borgne, de sourde, ni de minable pelée sous
le ventre ; qu'elles ne proviennent pas d'un troupeau maladif, et qu'il me sera
libre de les posséder en toute propriété ? - J'en réponds, répliquait le
vendeur. » La même formalité fut répétée pour des truies, et le cédant
alla jusqu'à garantir à mon ami qu'il serait à l'abri de toute poursuite à
raison des dommages qu'elles pourraient avoir causés avant la conclusion du
marché.
Les criées de ventes publiques commencent par une formule assez bizarre : «
Biens de Porsena à vendre ! » De diverses traditions sur l'origine de cet
usage, voici la plus vraisemblable : Porsena, comme tu te le rappelles sans
doute, ayant entrepris une guerre contre Rome pour remettre Tarquin sur le
trône, occupait le mont Janicule avec toute son armée, lorsque l'action de
Mutius Scaevola, le remplissant d'admiration pour le caractère énergique et
déterminé des Romains, l'engagea à faire la paix. Il voulut, en se retirant,
montrer sa munificence, et laissa son camp rempli d'approvisionnements de toutes
espèces, qu'il abandonna au peuple, réduit à une misère extrême par la
longueur du siège. Afin de prévenir un gaspillage inévitable si ces richesses
eussent été abandonnées à la multitude, les magistrats les firent mettre en
vente, et la formule : «Biens de Porsena, » fut une reconnaissance de la
générosité d'un roi que la magnanimité de Rome avait désarmé, ,disent les
historiens de Rome. La vente se sera faite à très vil prix, et c'est pour
rappeler symboliquement qu'une vente doit être avantageuse aux acquéreurs, que
cet antique souvenir a été consacré dans la formule d'enchère. Je ne crois
pas que ce soit par un éternel sentiment de gratitude envers Porsena, sentiment
qui, d'ailleurs, aurait eu le temps de s'affaiblir singulièrement depuis cinq
siècles, sinon de s'effacer tout à fait. Les Romains recherchent partout les
présages heureux, et nous avons vu un exemple analogue à celui-ci dans
l'adjudication des impôts et revenus de la République, qui commence toujours
par la mise à bail du lac Lucrin.
La vente de Nomentanus m'a inspiré quelque tristesse, bien que je ne connaisse
ce fameux prodigue que de nom et de vue, car c'est tout un naufrage que les
conséquences d'un tel acte judiciaire. Malgré soi l'on s'intéresse à des
gens qui n'en sont guère dignes, parce qu'un sentiment d'humanité nous fait
regarder le malheur presque comme une réhabilitation de l'inconduite, et le
malheur de Nomentanus est grand de toutes les manières.
Que la Fortune ait dépouillé un citoyen de ses biens, ou que l'injustice les
lui ait ravis, sa réputation demeure intacte, et l'honneur le console de la
pauvreté. Tel autre frappé d'ignominie, ou flétri par un jugement, jouit
encore de ce qu'il a, et ne se trouve pas réduit à la plus déplorable des
humiliations, celle d'implorer les secours d'autrui : c'est du moins un
soulagement, une consolation à sa misère. Mais celui dont les biens ont été
mis à l'encan ; celui qui a vu, non seulement ses riches domaines, mais
jusqu'à ses vêtements, et jusqu'aux aliments dont il soutient sa vie,
honteusement jetés aux pieds d'un crieur public, celui-là n'est pas seulement
retranché du nombre des vivants ; il est rabaissé, si cela est possible,
au-dessous même des morts. En effet, la saisie juridique de ses biens, ruine
encore un citoyen dans son honneur tout à la fois et dans sa réputation. Celui
dont les tables d'enchères sont écrites aux lieux les plus passants ne peut
pas même mourir obscur et ignoré ; celui auquel la loi donne des maîtres et
des syndics qui décident des formes légales et des conditions de sa perte ;
celui dont le crieur proclame le nom et adjuge les biens, celui-là est conduit
vivant au spectacle cruel de ses propres funérailles, si l'on peut appeler
ainsi une réunion où, au lieu d'amis empressés de lui rendre un dernier
témoignage d'estime, ce ne sont que d'avides acheteurs, accourus comme des
bourreaux, pour déchirer et s'arracher entre eux les tristes débris de son
existence.
Voilà quel est aujourd'hui le sort de Nomentanus, voilà où l'a conduit sa
prodigalité effrénée.
LES PISCINES.
Tu
te rappelles ma fuite de Baïes : la lettre que je t'envoie aujourd'hui remonte
à cette époque. J'avais tourné mes pas vers Putéoles, et dans mon
empressement à m'éloigner du pays, j'étais parti à pied, ma paenula
retroussée jusqu'aux hanches comme les voyageurs qui veulent être plus libres
dans leur marcher. Je m'avançais sur la voie Campanienne ; lorsqu'au milieu des
tombeaux qui la bordent à peu de distance de Putéoles, je rencontrai mon vieil
ami Pomponius Atticus : « Où donc allez-vous ainsi retroussé ? » me dit-il.
Je lui fis connaître en peu de paroles la cause de ma présence en ce pays, et
celle de mon prompt départ. « Par Hercule, reprit-il, je ne veux pas que vous
ayez tout à fait perdu votre temps en venant ici : je me souviens que j'ai fait
un engagement à remplir avec vous ; je vous ai promis de vous faire voir des
piscines et des volières qui manquent à ma villa de Nomentum ; nous sommes ici
dans le vrai pays des piscines, et l'occasion d'accomplir une partie de ma
promesse est trop belle pour que je la laisse échapper. Je m'empare donc de
votre personne. Je vais à l'Académie de Cicéron, sur le chemin de Putéoles
au lac Averne. C'est une villa qu'il avait ainsi nommée parce qu'il y a un
portique et un bois imités de l'Académie d'Athènes. Antistius Vetus ayant
acquis cette villa peu après la mort de Cicéron, il jaillit tout à coup, dans
la cour de l'atrium, une source chaude, dont les eaux sont excellentes pour la
vue, et j'y vais chercher un remède à l'ophthalmie dont je suis menacé.
Montez dans mon rheda ; Antistius sera votre hôte et le mien ; nous passerons
deux ou trois jours ensemble, sans nous égarer dans les bois de ce golfe
délicieux, le plus beau et le plus agréable pays du monde... pour nous autres
Romains. » J'hésitais, par discrétion. « Vous ne pouvez, reprit-il,
continuer votre route, car il va pleuvoir; j'entends les grenouilles qui
exercent leur rhétorique. »
Atticus me fit donc rebrousser chemin, et quelques instants après nous entrions
dans la belle villa d'Antistius. Elle est située au fond du golfe qui sépare
Putéoles du lac Lucrin, dans une admirable situation, sur une côte en face de
la mer. C'était de là que Cicéron, dans ses courts instants de paresse,
s'amusait à compter les flots, comme me dit gaiement Atticus. La façade de la
maison a un portique de vingt arcades air moins, avec pieds-droits ornés de
pilastres, et qui forme une belle galerie longue de deux cent soixante-dix à
deux cent quatre-vingts pieds : c'est le portique académique.
Je passe sur l'accueil empressé qui nous fut fait, et j'arrive au sujet de
cette lettre.
Autrefois, dans toute villa, il y avait une piscine d'eau douce La race ancienne
et rustique des Romains aimait fort à se procurer, dans sa vie agreste,
l'abondance qui règne parmi les habitants de la ville, et calculait, en même
temps, le profit que l'on pourrait retirer en élevant des poissons. Elle s'y
livrait avec un goût et un soin tout particuliers, jusqu'au point de renfermer
des poissons de mer dans de l'eau douce. Ils ne se contentaient point de peupler
les piscines qu'ils avaient construites eux-mêmes ; ils poussaient la
prévoyance jusqu'à remplir les lacs formés par la Nature, de semences de
poissons marins ! C'est ainsi que les lacs Velinus, Saba-. tinus, Vulsiniensis,
et Ciminus, en Étrurie, sont parvenus à produire des loups marins, des dorades
et toutes les espèces de poissons qui ont pu s'habituer à l'eau douce. Voilà
où l'on en était arrivé dans le sixième siècle.
Le siècle suivant dédaigna ces soins, et méprisant les piscines d'eau douce,
piscines à l'usage du peuple, qui ne sont pas sans produit, et que l'on trouve
dans la plupart des villas, il en voulut avoir d'eau salée, auxquelles Neptune
seul fournit l'eau et les poissons.
Vers le milieu du septième siècle, Sergius Orata, riche épicurien, qui,
joignant à de grandes richesses le caractère le plus aimable et le plus
délicat, eut les amis les plus agréables, et sut mettre à profit les biens
que lui avait prodigués la Fortune ; Sergius, dis-je, imagina de former des
parcs d'huîtres dans une villa qu'il avait à Baies. Peu d'années après,
Licinius Murena eut l'idée d'avoir des piscines d'eau de mer pour les autres
genres de poissons : les deux Lucullus, Martius Philippus, Hortensius, Hirrius
et beaucoup d'autres nobles imitèrent son exemple.
Ce ne furent plus des mulets et des chiens de mers que l'on éleva : aux yeux de
ces amateurs, autant aurait valu une piscine remplie de grenouilles, que
peuplée de pareils poissons ; mais des murènes, des loups marins, des dorades,
des turbots, des spondyles, des pétoncles, des pourpres, des barbeaux, des
soles, des passers, des merles, des vielles, des hélops ; en un mot, toutes les
sortes de poissons les plus rares et les plus recherchés, dont chaque espèce
fut assortie à la nature, soit limoneuse, soit aréneuse, soit saxatile, du
terrain où l'on établit ces étangs marins.
On étudia aussi les modifications de goût que les transmigrations forcées
faisaient éprouver aux poissons : ainsi, l'observation découvrit aux amateurs.
que les huîtres, de Brindes (c'est là que l'on approvisionne les parcs aux
huîtres), parquées dans le lac Averne, retiennent leur suc ; au lieu que
parquées dans le lac Lucrin, elles y prennent une nouvelle saveur. Le fameux
Sergius Orata avait décidé que les huîtres du Lucrin étaient les meilleures
de toutes, et surpassaient celles de Brindes ; il imagina, pour augmenter les
plaisirs des gourmands, et par spéculation, de faire parquer dans le Lucrin les
huîtres Brindisiennes, affamées par ce long trajet. Hirrius sépara le premier
les poissons par espèces, et forma chez lui une piscine pour les murènes
seulement. Il en éleva une si grande quantité, qu'il, put en fournir six mille
à César, lorsqu'à l'occasion de ses triomphes, il donna des, festins au
peuple. Hirrius les lui prêta au poids n'en voulant recevoir le prix ni en
argent ni en aucune autre valeur. Très peu de temps après, sa villa, qui
n'était pas très-grande, fut vendue quatre millions de sesterces, à cause des
piscines, qui cependant n'étaient pas d'un grand revenu : elles produisaient
annuellement douze mille sesterces, et la nourriture des poissons consumait tout
ce profit.
Les piscines marines aussi sont faites pour le plaisir de la vue plus que pour
le profit, et contribuent à vider la bourse du maître plutôt qu'à la remplir
; car elles coûtent beaucoup à construire, beaucoup à peupler, beaucoup à
entretenir ; aussi dit-on, en faisant un jeu de mots, que les piscines
plébéiennes, celles situées au milieu des terres, sont douces, tandis que
celles des nobles sont amères. En effet, ces dernières, distribuées en
différents bassins, sont peuplées de poissons auxquels un cuisinier n'ose pas
plus toucher que s'ils étaient sacrés.
Atticus me promenait dans les jardins d'Antistius avec une sorte de
prédilection. Il me conduisit sous l'ombrage d'une grande avenue en terrasse,
qui se déploie en avant de la villa, presque jusqu'au bord de la mer, et plonge
sur le golfe Là il s'arrêta quelques instants, et me dit : « Dans le temps
que notre ami Hortensius possédait à Baules, vis-à-vis de nous, ajouta-t-il
en étendant la main vers la côte de Baïes, ces piscines qu'il construisit à
si grands frais, il m'est souvent arrivé d'aller avec lui à sa villa, afin de
m'assurer qu'il envoyait toujours acheter du poisson de ce côté-ci du golfe,
à Putéoles, pour l'usage de sa table. C'était trop peu pour lui de ne point
se nourrir du poisson de ses piscines il fallait encore qu'il le nourrît
lui-même, et cela lui coûtait beaucoup. Il occupait continuellement une foule
de pêcheurs à prendre des petits poissons pour les donner à manger à ses
surmulets. Outre cela, quand l'agitation de la mer ne permettait point d'aller
à la pêche, il faisait jeter dans ses piscines du poisson salé, des morceaux
de pain bis, ou des fruits coupés par morceaux, tels que des figues vertes ou
sèches, des amandes concassées, des sorbes bouillies, du fromage mou, du lait
caillé : jamais ses troupeaux aquatiques ne manquaient de provisions, alors
même que les pêcheurs ne pouvaient amener de poisson au rivage pour la
nourriture du peuple. Hortensius aurait plutôt consenti à tirer de son écurie
des mules d'attelage pour vous les donner, qu'un seul vieux barbeau de sa
piscine. La santé de ses poissons lui était plus chère que celle de ses
esclaves ; lorsque les premiers étaient malades, il s'inquiétait bien plus
qu'ils n'eussent point d'eau trop froide, que d'en voir boire aux derniers. Il
taxait d'incurie Marcus Lucullus, frère de Lucius, le vainqueur de Mithridate,
et professait un souverain mépris pour ses piscines, parce que l'on n'y
trouvait point, du moins à une certaine époque, de quartiers de
rafraîchissements pour l'été, et que, selon lui, il laissait ses poissons
dans une eau croupissante et dans des lieux malsains. »Alors (et je ne pense
pas que cela excuse beaucoup Hortensius) on portait si loin la passion des
piscines, que des citoyens reçurent des surnoms empruntés aux poissons, et ne
se plurent pas moins à les porter que d'autres illustres Romains, avant eux ,
ne se plurent à se parer des surnoms pris des nations qu'ils avaient conquises.
Les Licinius furent appelés Murena, de leur passion pour les murènes, et
Sergius fut surnommé Orata, parce qu'il aimait beaucoup les dorades, oratae.
Croirais-tu que Crassus, jouissant de la réputation d'un homme grave et sensé
; Crassus, savant distingué, le premier parmi les illustres citoyens ; Crassus,
homme censorial, se passionna tellement pour une murène, qu'il la para de
pendants d'oreilles et d'un collier de perles, comme une jeune fille ; l'habitua
à venir à sa voix, à manger dans sa main ; et que ce poisson étant mort, il
prit le deuil, et le pleura comme il eût pleuré son enfant ! Ce fait n'est
point douteux : Domitius, collègue de Crassus dans la Censure, le lui reprocha
en plein Sénat, comme une chose honteuse, et Crassus, loin d'en rougir, l'avoua
hautement, s'en vantant comme d'un acte de piété et de sensibilité !Une si
bizarre faiblesse fut aussi reprochée à Hortensius; mais elle étonne moins de
sa part. Au surplus cette espèce de dégradation était alors générale à
Rome, quoique à des degrés différents.« Nos grands, écrivait Cicéron à
Pomponius Atticus, vers la fin du septième siècle, croient toucher le ciel du
doigt, quand ils ont dans leurs piscines de vieux barbeaux qui viennent manger
à la main, et ils ne se soucient nullement des affaires de l'État. Ils sont
assez fous pour s'imaginer qu'ils conserveront leurs piscines quand il n'y aura
plus de République ! Faisons revivre Manius Curius ou quelque autre de ces
Romains dans la maison de qui, soit à la ville, soit à la campagne, il n'y eut
jamais rien de beau, rien de grand, si ce n'est eux-mêmes, et qu'il voie un
citoyen comblé des bienfaits du peuple tirer des barbeaux de la piscine, les
quitter, les reprendre, et se glorifier du grand nombre de ses murènes : ne le
regardera-t-il pas comme un esclave incapable même de quelque importante
fonction ? »
Les piscines construites par ces Romains que Cicéron appelait assez plaisamment
« Piscinaires, » et « Tritons de piscines, » existent encore aux environs de
Baïes, de Putéoles, et de Neapolis.
Ce sont des piscines marines, et voici, en général, leurs dispositions :
construites sur le rivage de la mer, elles sont tournées de manière que le
flot en y entrant chasse celui qui l'a précédé, en le faisant tourbillonner.
Cet état ressemble le plus à celui de la mer elle-même, qui, perpétuellement
agitée par les vents, se renouvelle sans cesse, et ne peut jamais s'échauffer,
parce que ses eaux inférieures, toujours les plus fraîches, remontent à sa
partie supérieure. Tu comprendras facilement cet échauffement possible, des
eaux de la mer, et à plus forte raison de celles des piscines, en te rappelant
qu'à Rome, en été, les eaux courantes du Tibre sont tièdes ; et il fait
encore plus chaud dans la Campanie que dans le Latium.
Il y a des étangs maritimes qui sont taillés dans les rochers. Cela est
d'autant plus facile, qu'ici la plupart des rochers sont composés de tuf
volcanique, peu résistant, et par conséquent facile à creuser. Beaucoup de
piscines sont construites en maçonnerie de blocage, composée de cinq parties
de sable, de deux de chaux, et d'une quantité de petits morceaux de pierre ou
de tuf, du poids d'une livre environ. Ce mélange est foulé avec des pilons de
bois ferrés. Dans toutes les piscines on ménage ou l'on creuse, le long des
rives, des cavernes, les unes droites pour servir de retraite aux poissons à
écailles ; les autres contournées en forme de vis, et pas trop larges, dans
lesquelles les murènes peuvent se cacher.
Quand la position le permet, un courant traverse la piscine ; l'eau entre par un
côté et ressort par l'autre, de sorte qu'elle se renouvelle beaucoup mieux.
Les passages ménagés pour produire ce courant sont percés à sept pieds
au-dessous du niveau de la mer, parce que plus l'eau vient du fond, plus elle
est fraîche.
On donne à une piscine neuf pieds de profondeur lorsque le sol où on
l'établit ne s'élève pas au-dessus du niveau de la mer. Son canal de
communication avec les eaux marines est profond de deux pieds seulement, mais
très large, afin d'offrir un accès facile à la marée qui, dans cette mer, ne
monte que de quelques doigts, et pour que le flot, arrivant avec impétuosité,
puisse refouler et faire soulever l'eau dormante dans le fond du bassin.
Les piscines profondes sont destinées aux poissons qui nagent sur champ ; pour
ceux qui vont à plat, tels que les soles et les turbots, on se contente d'une
profondeur de deux pieds au-dessous de la basse mer.
Dans beaucoup de piscines où la mer ne peut former un courant, on évite de
pratiquer des cavernes droites ou contournées, parce que l'eau s'y renouvelle
très mal , et que ces réduits deviennent ainsi plus nuisibles aux poissons,
par l'eau croupissante qu'ils renferment, qu'avantageux par l'abri qu'ils leur
offrent. Néanmoins, pour que ces animaux ne soient pas privés de tout moyen de
se garantir des ardeurs du soleil, on pratique dans la digue des espèces de
cellules, dont le peu de profondeur permet, à l'eau de s'écouler aisément.
Toutes les ouvertures des canaux d'entrée et de dégorgement sont garnies de
grilles d'airain, à petites mailles, pour empêcher le poisson de s'enfuir.
Dans les grands étangs, on a poussé la recherche jusqu'à renfermer de place
en place des rochers du rivage, surtout de ceux qui sont couverts d'algues, afin
d'imiter, autant que possible, une mer véritable, et que les poissons
s'aperçoivent moins qu'ils sont en prison.
J'ai vu ces dispositions dans la plupart des piscines, particulièrement dans
celles des deux Lucullus, d'Hortensius, et de Pollion, les plus célèbres de la
contrée, et pour la création desquelles ces opulents citoyens semblent s'être
joués de leurs immenses richesses. Atticus m'a d'abord conduit au promontoire
de Misène, à la villa qui conserve encore le nom de Marcus Lucullus, bien
qu'elle appartienne maintenant à l'Empereur. La maison, le prétoire, selon le
terme consacré, s'élève au sommet du cap et regarde le grand golfe du Crater
et la mer de Sicile Ses jardins, peu spacieux, s'étendent jusqu'au bas du
rocher. Là, au fond d'une petite anse, sur la face occidentale du cap Misène,
sont les Piscines couvertes. Elles consistent en plusieurs renfoncements,
excavés de main d'homme dans la montagne même. En avant s'élève une espèce
de digue, qui, longeant la côte, forme un canal où la mer s'engouffre en un
courant rapide au moment du reflux, et renouvelle ainsi l'eau jusqu'au fond des
piscines. Le canal aboutit à une vaste piscine souterraine de deux cents pieds
de long sur cent cinquante de large. C'est comme un portique pour la promenade
des poissons, car douze gros piliers réservés dans la masse, et soutenant la
voûte, le divisent en plusieurs galeries. Ces cryptes qui furent originairement
une citerne se trouvent à une centaine de pieds du rivage. Il fallut y faire
pénétrer la mer, et pour cela excaver un long aqueduc dans le rocher. Ce
travail, la construction de la digue devaient entraîner des dépenses
considérables ; mais le but était si important ! Marcus Lucullus n'hésita
pas; une aussi belle entreprise enflamma son génie, il commanda à son
architecte, dût-il le ruiner, de se mettre à l'oeuvre, afin que depuis le
premier quartier jusqu'à la fin de la lune, ses Piscines pussent être
rafraîchies deux fois le jour par le flux et le reflux.
Du cap Misène, nous suivîmes la côte, après avoir traversé le port, et nous
gagnâmes Baules ; villa d'Hortensius, située à quelques milles plus au
septention, proche de la pointe gauche du petit golfe de Baies. Les Piscines,
fort belles aussi, ont cela de remarquable qu'au moyen de constructions tout
entières de main d'homme, elles s'avancent jusque dans la mer.
Nous visitâmes le même jour la villa à Piscines de Lucius Lucullus, le rival
de son frère, et celle de Pollion. L'une et l'autre se trou vent au mont
Pausilype, sur la côte septentrionale du Crater. Celle de Lucullus est à la
pointe de la montagne ; celle de Pollion, un peu au-dessus, du côté de
Neapolis. Il y a loin de Baules à Pausilype ; mais Atticus avait tout prévu ;
le vent était favorable, et une barque à voiles, qui devait aller à Pompéia,
vint nous prendre, et nous transporta, en moins d'une heure, de l'autre côté
du golfe de Putéoles.
La voie de mer n'était pas seulement la plus commode, mais aussi la plus
favorable pour les excursions que nous allions faire ; en effet, rien n'est
séduisant comme la pointe du Pausilype, meublée des villas et des Piscines de
Lucullus et de Pollion. La villa de Lucullus est bâtie dans une petite île de
rochers, très élevée, dite l'île Nésis, d'où l'on jouit d'une vue
magnifique. Un détroit large d'un demi-mille la sépare du continent. Les
Piscines sont un mille plus bas, en descendant vers Neapolis. Elles se divisent
en piscines d'hiver et piscines d'été, L. Lucullus ayant voulu que ses
poissons fussent traités comme les troupeaux des villas, qui ont doubles
pâturages Les Piscines d'été sont d'abord sept ou huit grands
canaux-cavernes, perpendiculaires à la mer, et creusés dans le tuf, sous le
Pausilype même. Ils ont vingt-trois à vingt-quatre pieds de large, sur environ
cent trente de profondeur. Il y en a un qui mesure plus de deux cents pieds sur
quatre-vingt-quatre. Tous n'ont d'autre issue que leur embouchure dans la mer,
les uns à l'orient, les autres à l'occident. A la suite de celles-ci on en
voit une plus extraordinaire encore, en ce que c'est un petit bras de mer
factice : Lucullus a fait trancher dans la côte, qui forme un cap en cet
endroit, trois énormes blocs de rochers, pour avoir un Euripe véritable, large
de cent cinquante pieds, et long de sept cents, qu'il a couvert d'une haute
voûte, afin que ses chers poissons eussent une galerie d'été digne d'eux et
de lui. Les Piscines d'été sont à l'occident, et occupent tout un petit golfe
clôturé à même la mer, comme le serait un parc sur la terre. Ces travaux,
exécutés dans un but si futile, embrassent une étendue de plus de trois mille
deux cents pieds : ils semblent des ouvrages publics et coûtèrent plus que la
villa même, qui est cependant fort belles. Lorsque Pompée les vit pour la
première fois, il en fut frappé de stupéfaction, et dit de Lucullus, avec une
certaine ironie : « C'est un Xerxès en toge, » faisant allusion à ce roi de
Perse, qui, dans son invasion de la Grèce, coupa le mont Athos sur
l'emplacement duquel il creusa un canal pour y passer avec sa flotte. Voici un
fait qui te donnera une idée de l'importance de ces piscines : après la mort
de L. Lucullus, le poisson qu'elles contenaient ayant été mis en vente, on en
réalisa la somme énorme de quatre millions de sesterces ! Cette vente se fit
sous l'inspection de Caton d'Utique, tuteur du fils de Lucullus.
La villa de Pollion est bâtie partie sur la côte et partie dans la mer. Comme
chez Lucullus, les piscines sont des vrais bassins à flots, que les ondes
marines viennent remplir et dégorger alternativement. Les digues, les piliers,
les arcades, les voûtes n'en sont pas moins multipliés que chez Lucullus. Ni
la difficulté de bâtir sous les eaux, ni la nécessité de s'assurer contre
les furies de la mer, n'ont arrêté Pollion dans sa fièvre de magnificence.
J'ai vu la piscine, ou plutôt l'emplacement de la piscine que le divin Auguste
a fait combler, et dans laquelle Pollion jetait quelquefois à ses murènes des
esclaves tout vivants à dévorer.
La passion, la folie, la rage pour les piscines (je ne saurais trouver de termes
assez forts pour rendre mon idée) n'est pas moins grande aujourd'hui que du
temps de Cicéron, et les bassins à poissons disputent le sol à la charrue.
Non seulement on apprivoise, comme jadis, les barbeaux, les mulets, les murènes
: et ceux qui les nourrissent les font venir en frappant des mains ; bien plus,
on leur donne des noms, on leur apprend à y répondre, à connaître leur
maître, à venir à sa voix, à lui baiser la main, à peu près comme ferait
un chien. Bien plus : il y a des nomenclateurs chargés de désigner et
d'appeler ces espèces de clients aquatiques ; on tient note de leur âge, et à
la villa de Pollion, qui appartient maintenant à l'Empereurs (Pollion l'ayant
léguée au divin Auguste), un nomenclateur nous a montré, avec une sorte
d'orgueil mêlé de regrets, un poisson qui venait de mourir âgé de soixante
ans, et deux autres très vieux aussi, mais paraissant devoir vivre encore de
longues années.
Tout récemment, Antonia, femme de Drusus, bru de l'Empereur Tibère, et
propriétaire des piscines d'Hortensius, a mis des pendants d'oreilles à une
murène qu'elle aime avec passion. Cette singularité, à laquelle on devrait
être habitué, après en avoir vu tant d'autres, attire une foule de curieux à
Baules.
On ne saurait en disconvenir, c'est une chose magnifique que les viviers de tous
ces riches Romains, et je crois que la grandeur du travail paraît encore plus
merveilleuse quand on songe à la petitesse du but. Cependant la première
surprise passée, il ne vous reste de tout cela qu'un souvenir de regret et de
pitié ; on a presque honte pour la nature humaine de voir combien une immense
prospérité peut dégrader de grands caractères, abaisser des esprits
supérieurs, les ravaler jusqu'à la folie. Quel autre nom donner en effet à
cette tendre sollicitude pour des poissons, quand on voit chaque jour tant
d'indifférence ou de cruauté pour les esclaves ? Ces malheureux, qu'on accable
de travaux, sont mal nourris, mal habillés, entassés dans des bouges étroits,
tandis que les trésors ravis au monde entier sont prodigués pour que des
murènes et des mulets soient traités comme d'opulents citoyens, aient des
habitations d'été et des habitations d'hiver, une nourriture abondante,
choisie et variée. On les respecte, on veille sur leurs jours comme si le salut
de la patrie en dépendait ! Pauvre peuple romain !
LES VOLIÈRES.
Atticus
avait trop besoin de soigner sa vue pour que je consentisse à ce qu'il
accomplît son projet de venir avec moi visiter les volières. Les principales,
les plus remarquables sont aux environs de Rome, dans le Latium, et dans la
Sabine, et mon ami ne pouvait quitter la contrée de Baïes. On lui conseillait
même de ne point s'en tenir à la source de l'Académie, et d'essayer aussi des
eaux Leucogées, qui se trouvent entre Putéoles et Neapolis. Je le forçai donc
d'obéir au placet des médecins. « Quelques indications me suffiront, lui
dis-je, pour accomplir ma seconde excursion projetée. - Eh bien, me
répondit-il, il faut que vous ayez un guide de mon choix ; ce sera le villicus
d'une de mes villas. Il est ici pour affaire, et je le mets à votre service. »
J'acceptai. Cet homme, étant très connu des amis de son maître, devait me
faire trouver plus facilement des gîtes hospitaliers, et me signaler en même
temps les volières dignes de l'attention d'un observateur curieux.
Dans notre long trajet, nous fûmes obligés, deux ou trois fois, de loger chez
des colons libres. Quelle triste condition que la leur ! Une pauvre chaumière
forme leur habitation. On y voit pour principal meuble un lit en bois de saule,
couvert d'une natte de jonc en guise de housse et de matelas. Le reste du
mobilier est à l'avenant : quelques plats et des cratères de terre cuite, des
coupes de hêtre, polies et cirées, un grand vase, également de hêtre,
suspendu par son anse à un clou, composent toute la vaisselle. Trois ou quatre
jambons fumés, réservés pour les jours de fête seulement, pendent au
plafond. L'hôte en décrochait un avec une fourche, en coupait une tranche
qu'il faisait bouillir dans de l'eau, et c'était là notre souper. Les colons
supportent volontiers leur misérable sort ; ils sont libres, et la liberté
tient lieu de bien des choses. Les oiseaux des riches sont mieux logés que ces
pauvres gens : non pas qu'on ait fait, comme aux piscines, des folies pour les
volières; au contraire, et j'en suis étonné, les volières, en général,
sont des objets de spéculation. C'est encore un reste des vieilles moeurs : les
anciens Romains, renfermés dans les bornes de la frugalité, élevaient des
oiseaux pour le produit ; dans une basse-cour, des poules, et dans une tour ou
sous les combles de la villa, des pigeons. On nommait ces endroits des
oiselleries ; mais depuis qu'ils sont peuplés de toutes sortes d'oiseaux rares,
on leur donne le nom un peu plus pompeux de volières. Aujourd'hui une
oisellerie ne renferme que des oiseaux aquatiques, qui se plaisent sur les
étangs et les piscines.
On commença vers la fin du VIIe siècle, du temps de la guerre des Pirates, à
élever des paons et des grives pour la table. Le piscinaire Hortensius imagina
le premier d'en servir dans un repas public, aux convives d'un festin augural,
et certain Aufidius Lurco, d'en engraisser par spéculation. On prit goût à ce
nouveau mets, au point que maintenant les paons sont préférés aux poulardes.
Ils se vendent fort cher, et j'ai visité une volière où cent de ces oiseaux
rapportent annuellement plus de soixante mille sesterces. Il y en a qu'on vend
quarante et cinquante deniers pièce, et leurs oeufs jusqu'à cinq deniers.
Les grives ne sont pas d'un moins grand produit, et dans la Sabine, où les
pourvoyeurs des marchés de Rome ont leurs volières à grives, parce que la
qualité du terroir attire ces oiseaux, dans la Sabine, j'ai vu une volière
dont il sort par an jusqu'à cinq mille grives, vendues communément trois
deniers chaque, ce qui fait soixante mille sesterces, double du revenu d'une
terre de deux cents jugères, dans la même province, auprès de Réate !Les
pigeons, surtout ceux des volières de luxe, se vendent aussi fort cher.: quand
les pères et mères sont beaux, d'une belle couleur, sans défauts, d'une bonne
espèce et d'une bonne race (on tient note de la généalogie et de la noblesse
de chacun), ils valent communément deux cents, et quelquefois même jusqu'à
seize cents sesterces la paire ! La passion pour les pigeons date de la même
époque que celle pour les paons et les grives.
On compte deux espèces principales de pigeons : les saxatiles, qui sont
sauvages, et se retirent dans des tours ou sur les combles, columina, des
villas, ce qui les a fait nommer columbae, colombes, et les pigeons
domestiques. Ces derniers, plus apprivoisés, se contentent de la nourriture
qu'on leur donne dans les maisons. Ils sont particulièrement blancs ; les
autres sont bigarrés, mais sans aucune tache blanche. De ces deux races
réunies on forme une troisième, destinée à produire, et dont la couleur est
mélangée.
On renferme ceux de cette troisième espèce dans un bâtiment que les uns
appellent Péristère, d'un mot grec signifiant colombe ; les autres
Péristérotrophe, tirant la dernière partie du mot d'une expression grecque
qui veut dire « nourrir. » Ces Péristères ou Péristérotrophes contiennent
des milliers de colombes. Ils sont couverts d'une grande coupole, et n'ont pour
entrée qu'une porte étroite et basse, qui s'ouvre de bas en haut au moyen
d'une vis. Le pourtour de l'enceinte est percé de petites fenêtres oblongues,
garnies intérieurement et extérieurement de treillages destinés à fermer
tout accès aux serpents ou autres animaux nuisibles. Au pied des murs se trouve
la mangeaille des pigeons, dans de petites auges couvertes, que l'on remplit par
dehors avec des tuyaux.
La paroi intérieure des murailles, depuis le sol jusqu'à la voûte, est
creusée de milliers de petites niches demi-circulaires, de trois palmes en tous
sens. Sous chaque rangée de niches se trouvent des tablettes de deux palmes de
largeur, servant de vestibules, et sur lesquelles les pigeons se posent avant
d'entrer dans leur cellule. Tout l'intérieur du Péristère, y compris la
voûte, est revêtu d'un stuc très poli ; et à l'extérieur, le tour des
fenêtres seulement. Cela a pour but d'empêcher les rats ou les lézards de
pénétrer jusqu'aux nids, attendu qu'aucun animal n'est plus craintif que le
pigeon. Comme ces oiseaux sont très propres, on a soin, autant que possible, de
faire passer au milieu du Péristère un petit cours d'eau où ils peuvent boire
et se baigner.
Dans beaucoup d'endroits, on trouve encore, auprès du grand colombier, un autre
petit colombier, qui n'en est séparé que par un filet, et sert à retirer les
couveuses. Elles n'y sont point privées de la faculté de sortir, car il faut,
si elles s'ennuient, qu'elles puissent aller jouir au milieu des champs d'un air
plus libre. Cela procure même un avantage, c'est qu'elles attirent d'autres
pigeons au colombier, où elles ne manquent jamais de revenir avec leurs petits,
à moins qu'ils ne soient enlevés par l'épervier.
On prend beaucoup de soin des pigeons : plusieurs fois par mois leur demeure est
nettoyée, tant pour la propreté que pour recueillir leur fiente. Dans une
villa un esclave, appelé le colombier ou le pasteur colombier, est
spécialement chargé de les soigner ; il veille aux couveuses, retire les
petits dès qu'ils sont bons à vendre, traite les malades, et enlève les
morts. Il fait la guerre aux éperviers et aux corbeaux, grands ennemis des
colombes. Il se sert pour cela d'une petite machine assez ingénieuse et fort
simple, consistant en deux baguettes enfoncées en terre, recourbées l'une vers
l'autre, et enduites de glu. Entre les deux baguettes on attache un pigeon, et
quand l'épervier ou le corbeau vient pour fondre dessus, il s'empêtre dans la
glu et se trouve pris.
On nourrit les pigeons avec du millet, du blé, de l'orge, des pois, des
haricots, de l'ers. Ceux qui sont dans l'usage d'engraisser les petits pour les
vendre plus cher les mettent à l'écart dès qu'ils ont des plumes ; puis ils
les empâtent avec du pain blanc mâché. Ils leur donnent cette nourriture deux
fois par jour en hiver, et trois fois en été, savoir : le matin, à midi et le
soir. En hiver, on retranche la portion du midi. Le pasteur laisse dans le nid
ceux dont les ailes commencent à pousser, mais en même temps il leur casse les
pattes, pour qu'ils ne puissent prendre leur essor et s'envoler. Les pigeons
élevés de cette manière engraissent plus tôt, et sont plus blancs que les
autres.
La disposition des Volières où l'on engraisse des grives diffère peu de celle
des Péristères : comme dans ces derniers, le toit est une vaste coupole
couverte de tuile ou d'un filet ; les murs sont enduits de stuc, et un ruisseau
d'eau vive traverse le sol. Il y a peu de fenêtres, et toutes sont percées en
abat-jour, de manière que l'on ne peut voir dehors ; car la vue des oiseaux en
liberté ou celle des arbres, excitant le regret des grives, les ferait maigrir.
La différence la plus sensible consiste en ce qu'ici les murs, au lieu d'être
intérieurement creusés en niches, comme dans les Péristères, sont simplement
garnis de petites perches scellées en encorbellement. Ensuite d'autres perches
plus longues, plantées en terre , inclinées sur la muraille qu'elles touchent,
et traversées par des gaules, forment encore des espèces de gradins,
interrompus de place en place par des planches qui offrent des juchoirs plus
faciles.
Attenant à cette volière, il y en a une autre que l'on nomme le séclusoire,
dans laquelle le pasteur colombier met les oiseaux morts, afin de pouvoir
toujours rendre compte au maître du nombre porté sur les états. Le
séclusoire sert encore à un autre usage veut-on retirer de la grande volière
les grives bonnes à vendre, on les chasse dans cet endroit qui, pour cette
cause, a une plus grande porte et plus de jour que la volière principale; quand
on a chassés tous les oiseaux que l'on veut prendre, on les tue en cachette, de
peur que les autres, témoins de leur mort, ne se désespèrent et ne périssent
de chagrin.
Les grives sont des oiseaux de passage qui viennent tous les ans en Italie vers
l'équinoxe d'automne, et s'en retournent vers l'équinoxe de printemps. Dans
cet espace de six mois, les spéculateurs se hâtent d'en peupler les volières,
où ils les engraissent. La nourriture qu'ils leur donnent pour les rendre
dignes de l'appétit des gourmands se compose de figues sèches soigneusement
broyées et mêlées de fleur. de farine. On leur en met une ration assez
abondante pour qu'il en reste toujours. Dans les volières peu nombreuses, on
fait quelquefois mâcher les figues ; mais faut renoncer à cette méthode quand
on a une grande quantité de grives, parce que les gens employés à cette
mastication sont d'un loyer plus cher, et qu'outre cela, la douceur du fruit
fait qu'ils en avalent une certaine quantité.
Beaucoup d'amateurs diversifient la nourriture des grives, de peur qu'elles ne
viennent à se dégoûter : la variété consiste à donner des graines de myrte
et de lentisque, ou des baies d'olivier sauvage, de lierre ou d'arbousier. Ces
fruits, recherchés par les grives lorsqu'elles sont en liberté, préviennent
le dégoût, excitent leur appétit, et contribuent à les faire engraisser plus
vite. Outre cela, on tient toujours auprès de ces oiseaux de petits auguets
pleins de millet : c'est leur nourriture la plus solide; on ne leur donne les
autres choses que comme bonne chère. Quand elles sont presque grasses, vingt
jours avant de les prendre, on les réduit à la pâtée de figues et de fleur
de farine.
Les volières à paons se composent d'une grande cour verte, ombragée d'arbres
; et fermée de hautes murailles. Sur trois des côtés, des portiques
s'adossent aux murs ; et sur le quatrième, deux maisonnettes, dont l'une sert
d'habitation au gardien, et l'autre de retraite aux oiseaux. Sous les portiques
sont des enceintes de roseaux en forme de cages, et partagées en plusieurs
cases par des claies également de roseaux, de manière que chaque compartiment
a son entrée particulière. Sur le sol, s'élèvent des rangées de petits
pieux supportant des perches transversales et carrées, servant de perchoirs.
Elles sont mobiles, et s'enlèvent pour donner la facilité de nettoyer la
volière.
En disant, au commencement de cette lettre, que les volières sont restées, en
général, des objets de spéculation, cependant je n'ai pas avancé cela d'une
manière absolue, car il n'est rien que le luxe ne puisse envahir, tant la
déraison est souvent ingénieuse pour stimuler ses propres caprices ; il y a
donc aussi ce que l'on pourrait appeler des volières de plaisance. Le chevalier
romain M. Laenius Strabon les inventa, un peu avant la guerre civile de César
et de Pompée. Il construisit dans le péristyle d'une maison qu'il possédait
à Brindes, un exèdre garni de filets où il renferma des oiseaux de toute
espèce. Je ne connais point cette volière, mais j'en ai vu d'autres, et deux
particulièrement, qui, établies après celle de Strabon, ne lui cèdent point
en magnificence : l'une est à Tusculum, et l'autre à Casinum, sur les
frontières du Latium et de la Campanie.
La première est une création de Lucius Lucullus, qui ne voulut pas sans doute
faire moins pour les oiseaux que pour les poissons. Elle se compose d'un vaste
édifice, renfermant sous le même toit une Volière et un Triclinium ; de sorte
qu'en soupant on a sous les yeux les oiseaux vivants dont les mêmes espèces
sont servies sur la table. A vrai dire, ce plaisir est singulièrement gâté
par l'odeur de la volière, qu'il faut respirer en même temps.
La seconde Volière, celle de Casinum, est encore plus étonnante; elle fut
construite par l'illustre Terentius Varron, auteur, entre autres ouvrages, d'un
Traité d'agriculture, dans lequel il parle aussi de tous les genres de
volières. J'emprunterai à son livre la description de ce monument. « Au bas
de la ville de Casinum, dit-il, coule un fleuve large de cinquante-sept pieds,
d'une eau claire et profonde, et qui traverse ma villa entre deux quais de
pierre. Une allée découverte, large de dix pieds, en longe le cours. C'est en
remontant cette allée vers la plaine, dans un endroit fermé à droite et à
gauche de hautes murailles, que se trouve ma Volière. Son plan forme un
parallélogramme de quarante-huit pieds de large et de soixante-douze de long,
terminé par un hémicycle de vingt-sept pieds d'ouverture. « Sur la ligne
inférieure du parallélogramme s'élève un portique couvert qui en occupe
toute la largeur. Il est en colonnade double, entièrement à jour, avec un
petit arbuste dans chaque entre-colonnement : c'est l'entrée de l'enceinte de
la volière. Devant s'étend une vaste area ou vestibule carré.
« Au delà de ce portique on en trouve, à droite et à gauche, deux autres, en
retour, qui se raccordent avec ses extrémités, de sorte que le tout fait comme
une galerie à-trois côtés. Ces portiques latéraux sont également en double
colonnade à jour ; mais comme ils servent de volières, leurs
entre-colonnements sont fermés avec des filets de chanvre tendus de l'épistyle
au stylobate. Ils sont à ciel ouvert ; et un pareil filet leur sert de voûte.
Il y a, à chaque extrémité, un pavillon fermé, où les oiseaux peuvent
s'abriter. Ces spacieuses et magnifiques cages sont remplies de toutes sortes d’oiseaux
auxquels on jette à manger au travers des filets. Un petit ruisseau leur porte
ses ondes.
« Devant les portique-volières, dans l'intérieur du parallélogramme,
brillent deux piscines oblongues, séparées par une allée. Elles commencent à
l'entrée de l'Area, et se prolongent jusqu'à l'hémicycle, où s'élève une
espèce de temple ou pavillon circulaire porté sur une double colonnade à
jour. Il y a un espace de cinq pieds entre les colonnes extérieures qui sont de
pierre, et les colonnes intérieures qui sont en bois de sapin et très sveltes.
Des filets de nerfs forment la paroi du pavillon ; et remplissent les
entre-colonnements extérieurs ; des filets de chanvre, les entre-colonnements
intérieurs, de sorte que l'on jouit de la vue d'un bois très épais et très
sombre, qui est derrière, sans que les oiseaux puissent s'échapper. Des
gradins entre les deux colonnades forment comme un petit théâtre pour les
oiseaux. De plus, les colonnes portent une grande quantité de mutules qui
servent de perchoirs.
« Cette volière est destinée principalement aux oiseaux chanteurs, tels que
les rossignols et les merles. Un petit canal leur fournit de l'eau, comme dans
les premiers portiques, et on leur jette à manger au travers du filet.
« Un bassin circulaire, du milieu duquel sort une petite île, occupe le centre
du pavillon. Ce bassin n'arrive pas jusqu'au pied des colonnes : il en est
séparé par un socle de pierre plus bas d'un pied neuf onces que le stylobate
de la colonnade, large de cinq pieds, et élevé de deux au-dessus du niveau de
l'eau. On peut se promener dans cet endroit, ou bien y ranger des coussins quand
on veut y prendre le repas. A cet effet, il y a au centre de l'île une
colonnette portant une roue radiée, à l'extrémité des rayons de laquelle, au
lieu d'un cercle, se trouve adaptée une table. Cette table, creuse comme un
tympan, est large de deux pieds et demi, et profonde d'un palme. Un jeune
esclave suffit pour la faire tourner, et les mets placés dessus viennent se
présenter devant les convives. Le pourtour de cette table est encore garni de
petits robinets dont les uns donnent de l'eau froide, et les autres de l'eau
chaude.
« Le bassin circulaire et les piscines communiquent ensemble par des canaux
ménagés sous la maçonnerie, et assez grands pour livrer passage à des
canards qui se jouent sur leurs belles eaux.
« Dans la, coupole du pavillon, on voit l'étoile Lucifer pendant le jour, et
le soir, l'étoile Hespérus. Elles se meuvent à la naissance de cette voûte
hémisphérique, de manière à marquer les heures.
« Au milieu de ce même hémisphère est tracée la rose des huit vents. Une
tige, portant à sa partie inférieure une aiguille, et à sa partie supérieure
une girouette élevée au-dessus du dôme, et bien exposée au vent, indique
intérieurement de quel côté il souffle. »
Telle est la volière de Varron. Il serait superflu de parler des autres après
celle-ci, car il n'en n'existe ni de plus ingénieuse, ni de plus élégante ;
il y en a seulement de plus grandes encore, et qui contiennent jusqu'à cinq
mille grives ou merles ; mais ce sont des volières de spéculation.
LES ARCHITECTES ET LES BÂTISSEURS. - LOIS DES BÂTIMENTS. - MACHINES ET PROCÉDÉS DE CONSTRUCTION. - PRIX DES MAISONS.
Je
commence à me dégoûter du séjour de Rome. Depuis le nouveau principat, tout
a pris, et prend de plus en plus chaque jour un aspect triste et sombre ;
Tibère paraît craindre les hommes, les mépriser et les haïr ; il évite de
se montrer en public, n'aime ni les réceptions, ni les jeux. Il vient de
rétablir les gardes du corps germains, que son père avait supprimés, et le
bruit court qu'il doit quitter la ville pour aller se cacher à Caprée : c'est
une île sur les côtes de la Campanie, à l'extrémité du cap de Minerve, dont
un bras de mer de trois milles la sépare. Comme site et comme climat, rien de
plus charmant que ce séjour, bien que d'un aspect un peu sauvage : hérissée
partout de rochers, sans aucun port, l'île offre à peine quelques lieux de
refuge aux bâtiments légers ; mais par là, dit-on, elle plaît encore plus à
Tibère. Il y fait construire, pour son habitation, douze villas qui la
couvriront presque en entier car elle n'a guère que trois milles de long sur
environ un mille de large. Quoi qu'il en soit de ces bruits, l'absence presque
totale de jeux dans une ville que le divin Auguste semblait prendre à tâche
d'amuser ; la réclusion du Prince, quand le peuple était habitué à voir
familièrement le défunt Empereur, inspirent un secret sentiment de défiance
et de désaffection pour le chef de la République, et font que Rome est
maintenant un séjour plein d'ennuis, en attendant peut-être qu'il devienne
plein de dangers.
Ce mauvais air moral qui affecte la cité influe aussi sur moi au point de me
mettre dans une si maussade disposition d'esprit, que je viens de me contrarier
assez vivement pour une chose qui n'en vaut guère la peine, pour un
inconvénient très fréquent ici, mais qui ne m'avait pas encore atteint, le
voisinage d'une maison en construction. On bâtit vis-à-vis de moi, et depuis
le lever du soleil jusqu'à la chute du jour, je suis assourdi par les cris des
manoeuvres, le bruit de la pierre qu'on taille ou qu'on scie, du marbre qu'on
gratte ou qu'on polit, du gypse qu'on broie, de la chaux qu'on éteint, qu'on
pétrit en mortier, du bois qu'on travaille, qu'on roule, qu'on frappe ; le tout
avec force accompagnement de nuages de poussière, tantôt blanche, tantôt
grise, dont je suis aveuglé par instants ; avec embarras de longues files de
mulets attelés à des chars pesants qui, chargés de matériaux, charpente ou
pierre, font trembler le sol à cent pas à la ronde.
Pour dédommagement, j'ai la vue de murailles brutes et comme pelées,
hérissées d'échafauds supportés par des perches reliées entre elles ou
entées l'une sur l'autre avec des cordages. Sur ces échafauds demi-branlants
circulent les maçons, les uns portant du mortier dans des paniers cylindriques,
tenus sur leur épaule gauche ; d'autres, une pierre d'un médiocre volume sur
la nuque, en la maintenant avec une double corde passée autour, ou la soutenant
avec deux bras de leviers appuyés sur les épaules, ramenés en avant et
fortement empoignés de chaque main ; d'autres enfin posant, ces matériaux aux
places qu'ils doivent occuper.
Avant de bâtir une maison, on en dessine le plan et les diverses dispositions
sur des membranes de pergamin, ou bien on en fait une petite forme en relief.
Hier, plus fatigué qu'à l'ordinaire de ces travaux de maçonnerie, j'allai les
visiter pour savoir, d'après les dessins, s'ils devaient durer encore
longtemps. Je trouvai d'abord un mesureur d'édifices. Il était armé d'une
quincupeda, perche de bois de chêne de cinq pieds de long, terminée d'un bout
par une pointe de fer, et il mesurait des colonnes, des pans de muraille, des
blocs de pierre. Je crus que je pouvais m'adresser à lui ; mais absorbé dans
ses vérifications, il ne me répondit même pas. Nous étions près d'un homme
qui débitait du marbre en tablettes, avec une lame de fer sans dents, montée
comme une scie. Il jetait sous sa lame du sable fin d'Éthiopie mouillé ; la
scie promenait ce sable sur une ligne très fine, l'y enfonçait, et par là
opérait la section de la pierre. Son travail faisait beaucoup de bruit, et
probablement empêcha le mesureur de m'entendre. J'allais renouveler ma
question, quand un manoeuvre, qui remuait avec un gros bâton du mortier dans un
panier cylindrique, me fit signe de m'adresser à l'entrepreneur. Ce dernier
tenait ses plans à la main, il les déploya devant moi, et j'appris avec peine
que je n'étais pas au bout de mon mal, que la partie en construction ne devais
former que la moitié du bâtiment projeté, et qu'une autre partie, qui sera
prochainement entreprise, me masquera toute ma vue sur la ville et sur le Champ
de Mars. Je n'avais nulle observation à faire, puisque mon voisin n'use que
d'un droit commun. Ma visite devait être stérile ; le hasard me la rendit
profitable, et j'en revins après avoir fait un petit cours pratique de
construction avec l'entrepreneur, homme très communicatif, et qui me prit sans
doute pour quelqu'un qui a envie de faire bâtir.
Rome est en général bien bâtie, si l'on veut ne pas tenir compte de
l'irrégularité de ses rues, et ne voir que les grandes maisons. Elle doit cet
avantage à sa situation : la pierre, le bois, le marbre, la brique, et le
gypse, cette matière si commode pour les enduits, les corniches et les
bas-reliefs, se trouvent, pour ainsi dire, à ses portes Gabies, à dix ou douze
milles, sur la voie Prénestine ; Fidènes, à cinq milles, sur la voie Salaria,
et la plaine de Tibur, lui fournissent des pierres connues sous le nom de
Tiburtines, de Gabiennes, et de Rouges. La Tiburtine est une pierre assez dure,
d'un grain fin, et d'une belle couleur d'ocre jaune, qui n'a d'autre
inconvénient que d'éclater au feu (de là les grands dégâts des incendies
dans les monuments), tandis que celles d'Albe et de Gabies y résistent très
bien, mais sont tendres, poreuses et grisâtres. On tire des environs de
Fidènes et de l'Ombrie, une pierre appelée Tuf noir ou simplement Tuf,
variété de ces dernières espèces. Elle est tendre, se coupe très bien à la
scie à dents, comme du bois, et s'emploie avec avantage en élévation, au sec
et dans les endroits abrités Enfin presque tout autour de la ville, et
notamment vers l'orient et l'occident, à deux ou trois milles, au plus, il y a
des Arénaires, grandes et longues cavernes fournissant un sable volcanique avec
lequel on compose des mortiers indestructibles. L'exploitation ne s'y fait pas
seulement pour Rome : ce précieux sable est si renommé et si abondant, qu'on
en trafique aussi avec l'étranger; des chars à boeufs le transportent au
Tibre, où il est embarqué pour l'exportation.
Rome est alimentée de bois de charpente par les forêts des Apennins, et
particulièrement celles des environs de Pise ; là on trouve des sapins plus
longs, plus forts, plus durs que sur le versant opposé, qui est humide et
ombragé. Le pin et le sapin sont les bois de charpente employés ordinairement
dans les constructions.
La Tyrrhénie fournit aussi du marbre : les montagnes de Luna, au pays des
Ligures, envoient à la métropole des marbres blancs ou tachetés de vert. Ces
carrières, fort abondantes, se prolongent jusqu'au bord de la mer ; les navires
viennent charger presque à leur entrée. De là, ils gagnent l'embouchure du
Tibre et remontent jusqu'à Rome. Ils arrivent au pied du mont Aventinun peu
au-dessous des Navalia inférieurs. Chaque bloc porte, gravée sur une de ses
faces, et enluminée en vermillon, une inscription relatant son cubage, le nom
de l'expéditeur, le jour de l'expédition pour Rome, et sous quels consuls la
commande fut faite à la carrière : avec ces renseignements, les erreurs ou la
fraude deviennent à peu près impossibles. L'Anio, le Nar, le Tinias, le
Clanis, qui tous se déversent dans le Tibre, apportent également à la grande
ville le produit des pays qu'ils arrosent. Il ne faut pas moins que la
proximité des carrières et des forêts pour subvenir à la quantité de
constructions qui se font journellement. Enfin la ville de Teanum, en Campanie,
fournit d'excellents ouvriers de bâtiments ; des tignaires (charpentiers), des
cémentaires (maçons), pour la mise en oeuvre de ces matériaux.
Tu sais qu'il y a deux sortes de maisons : celles des grands et des riches, et
celles du vulgaire, de la foule. Ces dernières sont naturellement les plus
nombreuses, et des lois générales sur les bâtiments règlent, d'une manière
indirecte, leur édification. Ainsi, une loi d'Auguste défend de donner aux
murs mitoyens plus d'un pied et demi d'épaisseur, et aux murs de face sur la
rue, plus de soixante-dix pieds d'élévation. Or, comme le terrain est fort
cher (tu peux en avoir une idée par ce que je t'ai dit du petit Forum de
César), on ménage les espaces en ne donnant partout que l'épaisseur prescrite
pour la mitoyenneté. Mais des murs aussi minces ne pourraient porter plus d'un
étage, surtout les murs mitoyens soumis quelquefois à la servitude de recevoir
les poutres d'une maison voisine, sans pour cela devenir une propriété
commune. L'intérêt des propriétaires et des spéculateurs se serait donc
trouvé lésé si l'on n'avait imaginé de faire des murs partie en pierre de
taille et partie en briques et moellons, matériaux économiques, et d'un plus
facile emploi. On les entremêle par assises régulières, et la pierre formant
toute l'épaisseur du mur relie les matériaux de faible échantillon, leur
donne plus d'assiette et d'adhérence.
C'est au moyen de ces assises de pierre de taille qu'on peut employer le
Réticulaire, maçonnerie faite de petits moellons quadrangulaires de tuf, de
trois ou quatre doigts de diamètre, sur cinq ou six de long, posés en
diagonale les uns sur les autres, de manière à imiter les mailles d'un
réseau, ce qui lui a valu son nom. Comme aux constructions en briques, les
joints en sont très épais, parce que le mortier ne conserve toute sa vertu
qu'à la condition de contenir, à l'état permanent, une notable quantité
d'eau. Néanmoins le Réticulaire, sans assiette par lui-même, est sujet à se
lézarder. On le remplace souvent par des assises en blocage, égales en hauteur
à celles en pierres de taille ordinaires. Un bon mortier a une si grande force
d'adhérence, qu'on l'emploie même à cintrer des voûtes tout en blocage :
ainsi sont faites celles qui portent les gradins du théâtre de Pompée, et,
dans des proportions infiniment plus grandes, la coupole entière du Panthéon
d'Agrippa. Cependant le meilleur mode de construction est l'incertain ou
antique, composé de petits moellons en assises horizontales, à joints
perpendiculaires contrariés, et avec force mortier.
En fait de matériaux, on préfère toujours la brique. Sa durée est
éternelle, tandis qu'un mur tout de moellons ne dure guère que quatre-vingts
ans.
Comme constructions économiques, et prenant peu de place sans que ce soit au
détriment de la solidité, il y a encore les pans de bois, espèce de muraille
à claire voie, en charpente d'orme ou de frêne, posée sur un soubassement de
maçonnerie. On la remplit avec des éclats de pierre, et on la couvre ensuite
d'un enduit de mortier. Mais les pans de bois, qui sont d'une prompte et facile
exécution, ont deux graves inconvénients : souvent ils se crevassent par les
variations d'humidité et de sécheresse qu'éprouve leur charpente lorsqu'elle
est enfermée dans un enduit d'abord humide, et qui sèche ensuite; et dans les
incendies, ils deviennent d'actifs propagateurs du feu.
Le besoin d'espace a fait imaginer encore, pour agrandir les étages
supérieurs, de les avancer au-dessus de la voie publique par des saillies en
encorbellement. C'est ce qu'on appelle des maeniennes, du nom de Maenius leur
inventeur. Cela n'est ni gracieux, ni élégant ; mais c'est commode, même pour
les passants, qui dans beaucoup de rues trouvent ainsi de l'ombre et peuvent
s'abriter en allant à leurs affaires.
Cette petite revue des divers genres de constructions me rappelle que tu m'as
demandé si je ne me trompais point en te parlant de murailles construites sans
ciment : je ne t'ai dit que la vérité. Ce mode est constamment employé pour
les édifices en pierres de taille ou en marbre, et avec des matériaux d'un
fort appareil. Leur poids, la perfection de la taille et de la pose suffisent
pour assurer la solidité de la construction. Les plus anciens monuments de Rome
sont ainsi construits. C'est une des choses qui m'étonnent le plus, car des
pierres énormes sont ajustées avec une telle précision, que leurs joints ont
à peine l'épaisseur du cheveu le plus fin, de sorte que des murailles
entières paraissent pour ainsi dire d'un seul morceau. Voici le procédé qu'on
emploie : on taille la pierre avec beaucoup d'exactitude, on la dresse à la
règle et à l'équerre, puis on la rode sur ses lits et dans ses joints avec
une plaque de fer parfaitement, plane, sous laquelle on jette du sable fin
mouillé. Après cette opération, il est impossible que la cohésion ne soit
pas parfaite. Pour compléter la solidité, les principales assises sont
reliées entre elles soit dans leurs joints, soit sur leurs lits, tantôt par
des agrafes ou des pivots d'airain, incrustés et scellés en plomb dans
l'épaisseur même de l'assise ; tantôt par des morceaux de bois taillés en
double queue d'aronde, également incrustés dans l'épaisseur des murs, à
mesure qu'on les monte, de sorte que rien ne paraît au dehors.
Ces moyens et ces soins entraînent de grandes lenteurs dans l'édification, et
il se passe ordinairement plusieurs lustres entre la fondation et l'achèvement
d'un édifice de quelque importance ; il a fallu quatorze ans pour construire le
Temple actuel de Jupiter Capitolin ; vingt-un ans pour la Basilique Aemilia ;
douze ou quinze pour le Forum de César qui, bien que dédié par César après
neuf ans de travaux, ne fut achevé que par Auguste ; dix-neuf ans pour le
Théâtre de Pompée ; treize ans pour la Curie Julia ; neuf ans pour le Temple
et l'Atrium d'Apollon Palatin. J'ai vu s'élever avec la même lenteur les
monuments plus nouveaux, déjà en cours d'exécution lors de mon arrivée ici :
par exemple, le Théâtre de Marcellus, bâti aux deux tiers environ, n'a été
fini que dix ans plus tard, après trente-quatre ans de travaux ; le Théâtre
de Corn. Balbus n'a pas exigé moins de temps ; le Forum d'Auguste, malgré
l'impatience de l'Empereur, n'a pu être terminé qu'après vingt-sept ans ; le
Portique de Livie environ vingt-six ans, et il a fallu plus de trente-deux ans
pour réédifier la Basilique Julia, brûlée vers sept cent trente-quatre.
Mais voici qui t'intéressera plus encore, sans doute, que ces détails; ce sont
les procédés ingénieux et savants employés pour enlever et mettre en place
les lourds fardeaux, pierre, marbre, ou bois.
On installe à terre, ou sur la construction même, un long triangle en
charpente, maintenu dans une position presque verticale par des amarres
arrêtées soit à la construction, soit à des pieux scellés en terre, et
inclinés en sens inverse du tirage. A l'angle supérieur de cet appareil
pendent des trochlées, système de poulies accouplées par deux ou par trois,
mais fixées chacune dans une chape différente. Un câble, en se doublant ou se
tierçant, passe sur chacune, redescend en lignes parallèles pour embrasser un
second système de poulies, et s'attache ensuite sur un treuil qui, percé de
lumières, est manoeuvré à l'aide de leviers. Le treuil enroule le câble, et
fait ainsi monter les fardeaux.
Les trochlées sont conçues d'après une loi mécanique qui veut que tout ce
qu'on perd en vitesse on le gagne en force, et réciproquement. Aussi plus le
poids à enlever est considérable, plus la machine employée est calculée pour
agir lentement : il y a le trispaste, machine à trois poulies et à câble
tiercé ; le pentaspaste, à cinq poulies, trois en haut et deux en bas. Les
plus fortes trochlées ont jusqu'à huit poulies dans leurs chapes supérieures,
et six dans les inférieures. Celles-ci, n'étant employées que pour des poids
considérables, sont manoeuvrées, non plus à l'aide de leviers, mais au moyen
d'un tympan, grande roue creuse, fixée sur le treuil, et dans l'intérieur de
laquelle des hommes marchent pour la faire tourner.
La machine la plus ordinairement en usage se nomme polyspaste. Figure-toi un
grand mât, coiffé d'une poutre transversale à laquelle s'attachent de petites
trochlées dont les cordages sont tirés, à bras d'hommes, ce qui va beaucoup
plus vite qu'avec un treuil. Les travailleurs règlent l'unanimité de leurs
efforts par un cri qu'ils poussent tous à la fois. La poutre de tête tourne
sur pivot, s'élève ou s'abaisse à volonté, ce qui donne la facilité de
conduire et de déposer les matériaux à leur place, sans avoir besoin de les
remanier une seconde fois pour les y faire arriver.
Je ne reviendrai pas ici sur le luxe des bâtiments ; ce que j'en ai dit en
décrivant la maison de Mamurra et la nouvelle maison Palatine doit suffire ;
mais il ne sera pas hors de propos d'ajouter que Crassus l'orateur, mort l'an
six cent soixante-deux, décora sa maison de six colonnes de douze pieds de
hauteur, en marbre. du mont Hymette, blanc un peu cendré, et que ce fut le
premier exemple de marbre étranger apporté à Rome pour un édifice privé. Un
an après la mort de Sylla, l'an six cent soixante-seize, Lepidus se bâtit une
maison qui passa pour la plus belle de la ville. Il ne se contenta pas d'y
montrer le marbre employé en colonnes; on le foula aux pieds, et il y eut des
seuils en marbre jaune de Numidie, nouvelle importation du luxe, et de ces beaux
lithostrates, dont j'ai déjà parlé aussi, et alors presque inconnus.
L'exemple de Lepidus produisit un tel effet sur les riches, qui ont toujours
été en émulation de magnificence, que moins de trente-cinq ans après on
comptait plus de cent maisons qui, par la profusion des marbres, des peintures,
par des dépenses vraiment royales, la surpassaient, et depuis ont été
surpassées par d'autres. On admirait, dans plusieurs de ces maisons, des
colonnes d'impluvium qui avaient coûté jusqu'à quarante mille sesterces
chacune ; la somptuosité devint presque une gloire : on cita Lucullus pour
avoir introduit chez lui un très beau marbre noir tiré de l'île de Chio, et
qui fut appelé Lucullin ; et Mamurra, mon hôte, pour avoir, le premier,
revêtu de tables de marbre les murs de sa maison tout entière, dans laquelle
il n'admit que des colonnes massives en marbre de Caryste blanc veiné de vert,
et de Luna d'un blanc très pur. Au commencement de ce siècle, il y avait tant
de colonnes dans les maisons que, pendant les guerres civiles, César imagina de
les frapper d'un impôt dit Columnarium.
Je dois dire cependant que le marbre fut d'abord employé à Rome pour honorer
les dieux, et que les premiers édifices bâtis de cette belle pierre furent les
temples de Jupiter et Junon, érigés par Q. Caecilius Metellus, l'an six cent
six, les mêmes qui sont aujourd'hui enveloppés dans le Portique d'Octavie.
A peu près vers ce temps, il fut posé en principe que la maison d'un citoyen
considérable et honoré devait servir d'accompagnement à sa dignité. On tint
à honneur à Cn. Octavius, le premier de cette famille qui obtint le consulat,
d'avoir bâti sur le mont Palatin une maison superbe et imposante ; et comme
elle était l'objet de la curiosité publique, elle devint pour son maître,
homme nouveau, une sorte de titre au consulat. Alors aussi une maison commença
à valoir autant qu'un riche patrimoine ; il fallait au moins deux millions des
sesterces pour avoir une de ces belles demeures. Celle de Cicéron, sur le mont
Palatin, lui fut vendue par Crassus trois millions cinq cent mille sesterces, et
Clodius, celui que fit tuer Milon, en acheta une qui ne revenait pas à moins de
quatorze millions huit cent mille sesterces. Je ne te montre que le beau côté
de Rome, en te parlant de ses splendides édifices ; car si nous descendons aux
maisons vulgaires, il n'y a pas, je crois, de ville moins solidement construite
: elle paraît toujours neuve, et elle n'est que caduque. Soit insuffisance,
soit mauvaise application des lois sur les bâtiments, on n'y saurait faire dix
pas sans rencontrer des murs hors d'aplomb, ou des maisons soutenues sur des
flûtes, c'est-à-dire des étais, souvent même si frêles, qu'on doute s'ils
résisteront. Que le Tibre déborde pendant quelques jours, qu'il arrive le plus
léger tremblement de terre, aussitôt des quartiers entiers s'écroulent. Ces
accidents viennent surtout de la cupidité des bâtisseurs qui, par un mauvais
choix de matériaux, par une épargne frauduleuse de la chaux, font des ciments
sans fermeté ; ou bien encore qui emploient de la chaux trop nouvelle. En
effet, cette matière renferme des parties qui ne se dissolvent qu'à la longue
; prise trop tôt , elle fermente encore après son emploi, et fait déclarer
des crevasses sur les murs. Une ancienne loi sur les bâtiments interdisait
l'emploi de toute chaux qui n'était pas éteinte au moins depuis trois ans.
L'architecte Vitruve voulait qu'on laissât sécher la pierre de taille ; et
même le moellon, pendant deux ans, avant de les employer.
Si toutes les maisons étaient construites par des architectes, cela
n'arriverait pas; mais une foule de personnes n'osent les employer parce
qu'elles les regardent comme des agents de ruine. Il y a beaucoup d'architectes,
et tous ne font pas comme le vieux Vitruve , qui disait fièrement : « Les
maîtres que j'ai suivis m'ont appris qu'il fallait attendre que l'on
m'appelât, et non pas aller me proposer moi-même. Il est dans l'ordre que les
sollicitations viennent de ceux qui sont obligés, et non de ceux qui obligent.
» Les architectes courent les affaires, ils se les arrachent, et pour les
obtenir, dissimulent la dépense dans leurs devis préparatoires, souvent faits
à moitié, ou plus de moitié de ce qu'ils devraient être ; ils en rient parce
qu'il n'y a point de pénalité contre ceux qui se permettent de telles fraudes,
et qu'aucune loi n'engage leur responsabilité. La construction a tant de cas
aléatoires, d'après Vitruve lui-même, qu'un architecte n'est pas
déraisonnable quand il ne dépasse son devis que d'un quart.
Il y aurait cependant toujours profit à recourir au savoir d'un artiste plutôt
que de bâtir soi-même, comme font beaucoup de pères de famille, ou que de
s'adresser à des bâtisseurs, espèces d'architectes-maçons, ignorants et sans
études ; car rien n'est plus coûteux qu'une maison qu'il faut réparer
continuellement ou réédifier. Vers le milieu du siècle dernier, l'empereur
Auguste lut lui-même au Sénat un discours publié récemment par Rutilius, sur
l'ordonnance des édifices. C'était sans doute une leçon que le Prince voulait
donner aux ignorants, qui ne semblent pas en avoir profité ; car tandis que
personne n'oserait essayer du métier de cordonnier, de foulon, ou de tout autre
facile à exercer, quantité de gens n'hésitent pas à se livrer à la pratique
d'un art aussi difficile que l'architecture. L'invasion de tant d'ignorants a
jeté cette noble profession dans un grand décri ; le vulgaire, incapable de
juger, confond les architectes et les bâtisseurs , et l'on dit proverbialement,
en parlant d'un enfant inepte, auquel on ne saurait découvrir de vocation :
Faites-en un crieur public ou un architecte.
Bien de plus injuste que cette confusion. Le véritable architecte doit être
très savant , doit avoir le génie de la composition : architecte vient du
verbe architectari signifiant composer. Il faut qu'il dessine habilement,
sache les mathématiques et la géométrie, qu'il ait des notions de l'optique,
des connaissances en histoire, en philosophie, en musique, en médecine, en
jurisprudence, en astrologie. Mais le savoir seul ne lui suffit pas s'il n'y
joint encore la pratique, parce que l'un sans l'autre ne produit jamais qu'un
artiste très incomplet.
Les architectes ne sont pas seulement des constructeurs de maisons et de
monuments, mais ils sont aussi des ingénieurs très utiles à la guerre, et
leurs inventions ont sauvé bien des villes. L'opiniâtre résistance de
Marseille, pendant la guerre civile de César, fut due à ce que la place
renfermait d'habiles architectes. Dans une partie secondaire, qui tient de plus
près à leurs travaux civils, les architectes ne brillent pas moins : on les
choisit pour ordonnateurs des triomphes, et surtout des jeux publics, dans
lesquels il y a toujours des choses extraordinaires. En voici deux exemples que
j'emprunte au temps où il n'avait pas encore été permis de bâtir à Rome un
théâtre de pierre.
Scaurus, gendre de Sylla, créé édile entre les années six cent
soixante-seize et six cent quatre-vingt, fit construire, pour les jeux de son
édilité, un théâtre en charpente qui contenait quatre-vingt mille
spectateurs, trois fois autant que le vaste théâtre de Pompée La scène
était à trois étages, décorés par trois cent soixante colonnes de marbre
Lucullin. Les colonnes du rang inférieur avaient trente-huit pieds de haut, et
se détachaient sur un fond de marbre ; une muraille revêtue de verre, genre de
luxe dont on n'a plus revu d'exemple, faisait valoir celles du milieu ; et dans
les fûts polis des colonnes supérieures resplendissait une muraille de bois
doré. Trois mille statues d'airain décoraient ce magnifique édifice, orné de
tableaux, de belles tapisseries dites étoffes attaliques, et d'un nombre très
grand d'objets d'art ou de luxe, évalués cent millions de sesterces ! Et tout
cela, pour un monument qui devait durer à peine un mois !
Mon second exemple sera pris dans les commentaires de Curion, de ce fameux
tribun du peuple dont les intrigues poussèrent César et Pompée à la guerre
civile. Curion, une vingtaine d'années après Scaurus, voulant donner des jeux
funèbres en l'honneur de son père, imagina de faire élever, en face l'un de
l'autre, deux vastes théâtres de bois suspendus sur pivot, et roulant sur
galets. Au spectacle du matin, où l'on représentait des jeux scéniques, ils
étaient adossés, afin que les acteurs ne s'étourdissent pas mutuellement ;
l'après-midi, sans que les spectateurs eussent quitté leurs places, ou après
qu'ils les avaient reprises, le chef des travaux commandait l'évolution des
deux édifices : ils se joignaient par les ailes et formaient un amphithéâtre
dans lequel Curion donnait des présents de gladiateurs. La forme de ce
monument, bien plus favorable que les cirques, où l'on avait jusqu'alors donné
des gladiateurs, était une innovation très heureuse. Joins à cela que la
métamorphose des deux édifices en un offrait un spectacle plein de grandeur et
de majesté ; ces milliers de spectateurs ainsi promenés dans les airs
ajoutaient encore à l'extraordinaire de la conception, parce qu'ils étaient en
quelque sorte acteurs et témoins tout à la fois dans l'accomplissement d'une
oeuvre audacieuse. Portés d'un théâtre dans un amphithéâtre, reportés d'un
amphithéâtre dans un théâtre, ils éprouvaient un plaisir tout nouveau,
aiguillonné par le danger, et qui se manifestait, après chaque changement, par
des applaudissements unanimes. Le danger était véritable, car après plusieurs
évolutions, les deux pivots et les galets se forcèrent, et il fallut renoncer
à cette merveilleuse manoeuvre. Alors Curion varia sa magnificence ; la forme
d'amphithéâtre fut conservée ; il fit paraître des athlètes sur les deux
avant-scènes ; puis l'une et l'autre ayant été tirées tout d'un coup vers
les extrémités, elles laissèrent entre elles une arène, où combattirent les
gladiateurs vainqueurs pendant les jours précédents.
Combien n'a-t-il pas fallu de savoir, de talent, de génie pour exécuter ces
prodigieux théâtres de Scaurus et de Curion, dans lesquels il dut entrer
littéralement une forêt de charpente ! Plus on y réfléchit, plus on demeure
frappé d'admiration. C'est dans de pareilles entreprises, c'est aussi dans la
construction des monuments que les architectes prennent le rang qui leur est
dû, et n'ont de rivaux qu'eux-mêmes. Là les misérables bâtisseurs n'osent
leur faire concurrence, ne le peuvent même pas, parce que leur ignorance serait
promptement mise à découvert par toutes les précautions que l'on prend pour
assurer la bonne exécution des travaux faits aux frais du public, ou pour son
usage.
Autrefois le Sénat ordonnait l'édification, ou permettait la restauration des
monuments. Les censeurs, ou les consuls, autorisés par un sénatus-consulte,
mettaient la construction ou la réparation aux enchères, après les
publications préalables, faites dix jours à l'avance, comme je l'ai déjà
dit. S'ils n'y pouvaient procéder eux-mêmes, ils se faisaient représenter par
des commissaires spéciaux, appelés duumvirs, triumvirs, ou quinquevirs,
suivant leur nombre.
L'adjudication se faisait avec toutes les formalités des enchères, et au
rabais,. Un édit prétorial la confirmait, et relatait que l'entrepreneur
fournirait de bons matériaux. S'il s'agissait d'une restauration, il
spécifiait que le dommage, causé par la faute de l'entrepreneur dans quelque
partie de l'édifice, serait à sa charge ; enfin, qu'il aurait les vieux
matériaux. Les magistrats refusaient un adjudicataire s'ils croyaient qu'il
n'exécuterait pas bien les travaux. Celui qu'ils admettaient fournissait
caution en immeubles pour garantie du traité et des dommages qui pourraient
donner lieu à réclamations. Le Sénat allouait l'argent nécessaire.
L'adjudicataire recevait moitié de la valeur estimative à l'ouverture des
travaux, et moitié après leur entière confection, dans un délai fixé, et
leur approbation. Le Sénat nommait des commissaires, les censeurs ou les
édiles, pour reconnaître et « approuver, » c'est-à-dire recevoir les
travaux, qui devaient être parfaits pour être acceptés. Dans le cas
contraire, l'adjudicataire perdait sa caution.
Quand Rome eut accompli ses principales conquêtes, et vit ses grands citoyens
aussi opulents que des rois, la République ne fit presque plus faire de travaux
; elle laissa ce soin aux riches. Nous avons vu cela dans ma Lettre sur les
Voies consulaires ; nous le voyons, pour les monuments, dans presque tous ceux
qui ont été construits depuis près d'un siècle, notamment au Forum et au
Champ de Mars : Auguste continua cette noble coutume; il encourageait tous les
riches à bâtir, et la plupart du temps abandonnait aux triomphateurs les
dépouilles montrées dans leurs triomphes, et le butin de guerre, sa
propriété comme général de la République, sous condition de l'employer à
embellir Rome de quelque monument qui rappelât la gloire de leurs hauts faits.
Lui-même exécuta tant de travaux, soit en son propre nom, soit au nom de sa
femme ou de ses fils, qu'il mérita le surnom de « fondateur ou restaurateur de
tous les temples. » Il en restaura ou réédifia plus de quatre-vingts, et
souvent avec la plus noble générosité, ne mettant pas son nom sur les
monuments restaurés, bien qu'il en eût le droit et que ce fût l'usage ; c'est
ainsi que la magnifique basilique Aemilia, presque réédifiée par lui, il y à
environ une trentaine d'années, garde encore le nom d'Aemilius Lepidus, homme
médiocre, frère de l'ancien triumvir, et dont elle fait aujourd'hui toute
l'illustration. On exécuta tant de constructions nouvelles pendant le principat
d'Auguste, et Rome acquit une telle splendeur monumentale, que l'Empereur put se
vanter en mourant de laisser une ville de marbre, qu'il avait reçue de briques.
Au surplus, cette magnificence était un trait de politique : bâtir fut en tout
temps un moyen de capter la faveur populaire. Le peuple aime le luxe des
bâtiments ; il y trouve tout à la fois une jouissance, car la plupart sont
pour lui, et y voit une partie de sa gloire, beaucoup des monuments de Rome,
surtout ceux élevés par des citoyens, l'ayant été avec les dépouilles des
peuples vaincus.
Si l'édification des monuments publics par les citoyens a son avantage pour le
Trésor, d'un autre côté il en résulte un inconvénient assez grave, c'est
qu'ils restent, comme des propriétés privées, à la charge des fils et de la
postérité des fondateurs. Or, s'ils sont insouciants, s'ils sont déchus de
l'opulence de leurs ascendants; enfin si la race s'éteint, le monument est mal
entretenue ou ne l'est point du tout, et finit par tomber en ruines, accident
assez fréquent, même pour les édifices sacrés. On m'a cité un temple de
Junon-Sospita qui est ainsi entièrement disparu. Il faut une main étrangère,
et bénévole, pour prévenir un tel malheur : c'est ainsi que l'empereur
Auguste a sauvé le petit temple de Jupiter-Férétrien, dans la forteresse
capitoline et son gendre Tibère, le superbe temple de la Concorde, au bas du
Tabularium. Tout récemment, Tibère, empereur, a commencé la réédification
de la scène du théâtre de Pompée, détruite par un incendie, restauration
que les descendants de Pompée, n'étaient pas en état d'entreprendre. Quand un
simple citoyen veut restaurer un monument qui n'est point l'oeuvre de sa
famille, il faut qu'il en obtienne la permission du Sénat, bien que les
descendants du fondateur ne s'acquittent point, ou soient hors d'état de
s'acquitter de ce devoir. Je reviens aux architectes. Par une singulière
fatalité, plus je parle de leurs oeuvres, plus je semble oublier leurs
personnes ; mais je ne fais qu'obéir à l'état des choses, et ce qui paraît
un oubli de ma part n'est que le résultat et, pour ainsi dire, la constatation
d'un fait : les architectes sont ici comme une race anonyme ; on ne sait pas
ostensiblement les noms de ceux qui ont élevé, ou qui élèvent tant de beaux
édifices, et la postérité devra les ignorer complètement ; tandis que les
noms, les dignités des citoyens qui les ont commandés, restaurés, ou
seulement dédiés, sont partout rappelés dans des inscriptions gravées en
grandes lettres sur la partie la plus apparente de ces édifices.
L'habitude de tout commander, de ne s'entourer que d'esclaves ou d'affranchis, a
fait que ces fiers Romains ont voulu avoir des architectes parmi la race servile
qui les entoure : il n'y a que de rares exceptions à cette coutume, et si
quelques noms d'architectes sont connus, ce n'est guère que ans l'intimité. Le
hasard m'ayant mis à même de lire, chez Atticus, une demi-douzaine de lettres
de Cicéron, j'y rencontrai les noms de quatre architectes qui furent employés
par lui ; ce sont : Cluatius, Chrysippus, Corumbus, et Cyrus. La célébrité de
Cicéron donne un petit intérêt de curiosité à ce détail, du reste
stérile, puisqu'il me serait impossible de dire s'ils furent de grands
architectes, et si l'on doit leur attribuer l'érection de quelques monuments de
leur âge ; peut-être excepterait-on Corumbus qui, étant affranchi de Balbus,
pourrait bien avoir construit le théâtre portant le nom de ce Romain. J'ai
entendu dire à Vitruve que le temple de l'Honneur et de la Vertu, hors de la
porte Capène, fut bâti par un certain Mutius ; le portique d'Octavie, par un
Hermodus ; le temple de Brutus Callaïque, ou de Mars, par Hermodore de Salamine
; mais j'ignore, et tout le peuple ignore, par qui ont été conçus et
exécutés lés édifices les plus célèbres de la ville ; il semble qu'ils se
soient élevés tout seuls : nul ne pourrait dire quel architecte a bâti le
Capitole ; quels, les temples de Jupiter-Tonnant, de la Concorde, du divin
Jules, d'Apollon-Palatin, les basiliques Aemilia et Julia, la Curie Julia, le
Forum de César, celui d'Auguste, et bien d'autres superbes édifices. Presque
pas un nom d'artiste n'est révélé par la magnifique ville du Champ de Mars,
par les théâtres de Pompée et de Marcellus, par les portiques de Philippe et
de Pompée ; par le Cirque Flaminius, le Panthéon, les Bains d'Agrippa,
l'Amphithéâtre de Statilius Taurus, le Mausolée, le Portique des Argonautes,
les Septa Julia, le Septa Agrippiana, pas même par le Diribitorium. On peut
dire seulement que ce sont des Grecs, parce que depuis bien longtemps on a
coutume de faire venir des architectes de Grèce, quand on n'en a pas parmi ses
esclaves ou ses affranchis.
Deux architectes de ce pays, Saura et Batrachus, chargés de bâtir le temple de
Jupiter et celui de Junon, dans le portique d'Octavie, demandèrent qu'il leur
fût permis d'y mettre leurs noms. Cette faveur leur ayant été refusée, ils
l'usurpèrent d'une manière fort ingénieuse en faisant graver un lézard et
une grenouille (signification de leurs deux noms) sur la base de l'une des
colonnes et dans la volute de plusieurs chapiteaux ioniques du temple de Junon.
Ce sont les seuls noms d'architectes qui soient sur un monument de Rome ; encore
ne s'y trouvent-ils que d'une manière hiéroglyphique. Les Romains ont
appliqué tacitement aux oeuvres de l'art architectonique leur loi d'auspices :
tout l'honneur de l'entreprise appartient de droit, non à celui qui l'a
exécutée, mais à celui qui l'a ordonnée, et qui est censé l'avoir conçue.
On reconnaît là comme partout l'esprit égoïste et dominateur du conquérant.
LES GLORIEUX, OU ÊTRE ET PARAÎTRE.
En
assistant aux derniers Jeux romains, j'ai découvert un genre d'industrie des
plus singuliers, un petit métier que je n'aurais jamais soupçonné, celui
d'applaudisseur. Tu te souviens sans doute de ce que je t'ai dit des
applaudissements donnés dans les jeux à certains spectateurs. Des citoyens,
plus jaloux d'usurper que de mériter cette récompense de l'homme de bien, ont
eu l'idée de disposer dans la foule un certain nombre de mercenaires, chargés
de les applaudir à leur arrivée, et par là de donner au peuple le signal d'un
accueil honorable et distingué. Il y a longtemps que la vanité s'est avisée
de cette ruse, aussi les spectateurs se tiennent-ils toujours un peu en
défiance : il faut une certaine adresse, un certain tact pour les entraîner.
De là, je crois, est né l'art des applaudissements. Il y en a de plusieurs
sortes, de plusieurs degrés, pour ainsi dire, suivant les personnages, et
combinés de manière à laisser aux opérateurs une certaine latitude dans les
limites du possible et du vraisemblable, pour mieux atteindre le but auquel ils
doivent viser.
Les Romains, malgré leur caractère passionné, gesticulent peu pour applaudir
: ils se contentent de frapper la main droite dans la main gauche sans remuer
les bras. Les enthousiastes gagés ont imaginé trois modes appelés les
bourdonnements, les pots, et les tuiles. Les bourdonnements sont des
applaudissements sourds, qui s'obtiennent en frappant modérément l'une contre
l'autre les deux paumes un peu courbées en creux. Les pots désignent un
applaudissement plus clair, dans lequel la paume de la main gauche est frappée
par les doigts réunis de la droite ; ce son a quelque ressemblance avec celui
rendu par des vases de terre cuite sur lesquels on battrait la mesure. Enfin les
tuiles forment le plus éclatant des applaudissements : il est produit par le
choc vivement répété des deux paumes bien épanouies, et son retentissement
imite le bruit d'une forte pluie ou de la grêle tombant sur des tuiles. Avec
ces trois manières on a des applaudissements à tous prix, dont l'humilité, la
modération, ou la hardiesse peut solliciter, stimuler, ou seconder
vigoureusement ceux du peuple.
Je vais te parler aujourd'hui des gens vaniteux, des Glorieux comme on les
appelle. J'ai commencé ma lettre par ce petit fait, parce qu'il m'a paru assez
plaisant, et que d'ailleurs il se rattachait à mon sujet. La gloire, en prenant
ce terme dans le sens de vanité, tourmente ici presque tout le monde, depuis
les classes les plus hautes de l'a société jusqu'aux plus humbles : le riche
veut se donner toutes les jouissances de l'amour-propre, et le pauvre toutes les
apparences de la richesse ou de l'aisance. Les Glorieux de cette dernière
espèce s'imposent les privations les plus dures sur les besoins de la vie pour
satisfaire leur vanité.
Hier je me promenais aux Septa-Julia avec Cremutius Cordus. Un homme en toge
violette, et à la démarche grave et vagabonde, vient à passer devant nous. Le
luxe de ses habits le disputait à ce que la ville a de plus élégant ; une
troupe de clients et d'esclaves à longs cheveux le suivaient. Il sortit sur la
place, monta dans une litière ornée de rideaux et de franges, et disparut. Je
le prenais tout au moins pour un des plus opulents de la ville, quand Cremutius
me dit : « Cet homme qui fait tant d'embarras, je l'ai vu dernièrement sur le
comptoir du banquier Claudius, engager son anneau pour huit sesterces, afin
d'avoir de quoi souper. »
Les femmes ont aussi ce genre de vanité, et j'en connais qui, n'ayant aucun
train de maison, ne viennent cependant jamais aux Jeux que dans le plus pompeux
appareil ; elles louent tout ce qui leur manque : une litière, des esclaves,
des amies, une nourrice, une jeune suivante blonde, un coussin pour s'asseoir au
cirque ou au théâtre, et jusqu'à des habits pour elles-mêmes.
Si les pauvres aiment à se parer des insignes de la richesse, certains riches
ne sont pas moins Glorieux : ils aimeraient presque autant se trouver réduits
à la mendicité que privés du plaisir de faire parade de leur opulence. Zoïle
est malade : le luxe de son lit lui donne la fièvre. Que deviendrait cet
étalage de pourpre écarlate ? que lui serviraient ces magnifiques couvertures
d'Égypte : que ferait-il de ces tissus de lin parfumés des plus suaves odeurs
? sans sa maladie, comment ferait-il voir ces ridicules richesses ? A quoi bon
les médecins ? congédiez-les tous ; voulez-vous guérir Zoïle : couchez-le
sur un grabat.
La chasse est une des distractions que les Romains aiment le plus, tous ceux qui
le peuvent s'y livrent, chacun suivant sa position : les uns s'amusent à la
petite chasse, à la chasse aux oiseaux, soit avec des roseaux englués posés
sur les arbres, jusqu'aux branches les plus élevées : les pauvres volatiles,
attirés par un chant perfide, viennent s'empêtrer les pattes et les ailes, et
tombent à terre ; soit avec des filets, soit encore avec des flèches. Les
autres (et ce sont les riches) chassent la grande bête, telle que le cerf, le
daim, le sanglier, le loup, le renard. Ce genre de chasse est très en honneur ;
espèce de petite image de la guerre, on y acquiert de la gloire, en même temps
que de la force et de la santé. Quelquefois aussi ils chassent le lièvre et
les oiseaux. Ils ont pour ces divers plaisirs des équipages très dispendieux.
Gargilius n'est point chasseur ; mais pour trancher du grand personnage, il
affiche la passion de la chasse. Il part avant l'aurore, c'est l'heure des
chasseurs, le temps où la terre couverte de rosée garde la trace du gibier ;
c'est aussi l'heure où les clients se mettent en course ; il peut donc être
vu, son départ peut être raconté à toutes les salutations. Ses jambes sont
emprisonnées dans des bottines de cuir, à l'usage des chasseurs à la grosse
bête, sa tête couverte d'un casque en peau de fouine blanche, et à sa
ceinture pend un couteau de Tolède. Il traverse ainsi le Forum, en se faisant
précéder de l'attirail qu'un riche peut seul posséder : des chevaux de
bât ouvrent la marche, chargés de filets immenses destinés à envelopper des
parties de bois très étendues, pour y cerner le cerf ou le sanglier ; il y a
filets d'Étolie et filets de Campanie : ces derniers, fabriqués à Cumes,
résistent même au tranchant du fer ; ils sont spécialement destinés au
sanglier. Tous sont garnis de plumes blanches et rouges, de plumes de vautour,
qui forment un épouvantail pour les animaux, par l'éclat, le mélange des
couleurs, et la mobilité qui, en fait un je ne sais quoi d'éblouissant,
d'étourdissant. Les plumes de vautour effrayent le cerf rien que par leur
odeur.
Après les chevaux de charge viennent les chevaux de main, pour forcer le grand
gibier, et même le lièvre qui se chasse aussi à courre, ou encore au lacet.
Une bande d'esclaves à pied suivent les chevaux : ce sont des chasseurs
proprement dits, des rabatteurs, et des piqueurs. Tous sont armés d'épieux, et
plusieurs mènent en laisse une meute non moins nombreuse de chiens molosses ou
laconiens, ou de chiennes de Crète, tous très hauts sur pattes, la poitrine
large, les flancs retroussés, les oreilles un peu rigides, la queue rase et
relevée ; enfin de chiens toscans, renommés pour la chasse au lièvre.
Ce n'est pas tout encore, et le train Gargilius né serait pas complet si l'on
n'y voyait aussi quelques éperviers dressés à aller prendre des oiseaux dans
les plaines de l'air, pour venir ensuite les apporter à leur maître.
Gargilius sait que le cerf ne se chasse qu'au printemps, le sanglier que dans la
saison des pluies ou des neiges, et ce n'est jamais qu'à ces époques qu'il
fait son étalage. Le soir, il rentre fièrement en ville, et comme s'il
arrivait des bois de Bovianum ou de Laurentum, il rapporte sur un mulet ou sur
un lourd chariot tiré par deux boeufs, un sanglier énorme. Il l'a acheté dans
les environs ; mais comme si c'était trop peu pour lui d'une pareille chasse,
il dit à qui veut l'entendre que, dans la forêt, il a laissé, suspendue à un
pin, la ramure d'un vieux cerf. Je crois même qu'il pousse l'imitation de la
vérité jusqu'à ramener ses chiens le museau rougi et barbouillé de sang.
Tous ces riches qui veulent éblouir la foule me semblent fastidieux; je
préfère les pauvres, en fait de glorieux, parce que presque toujours ils sont
amusants par les expédients nouveaux, et, souvent ingénieux, qu'ils sont
forcés d'inventer incessamment pour cacher leur misère sous les apparences de
la splendeur. Leur bourse est pleine d'araignées, suivant une expression assez
plaisante des Romains, et il faut qu'elle paraisse pleine d'or. Le type, le
modèle de ces glorieux de richesse est Annius de Préneste, ville renommée
pour sa gloriole.
Annius regarde tout le monde d'un air superbe : « Je payerais volontiers,
semble-t-il dire, si vous ne m'importuniez pas. » Quand il soutient son menton
de la main gauche, il croit éblouir tous les yeux par l'éclat d'une pierre
précieuse et par la splendeur de l'or. Quelquefois, se retournant vers le seul
petit esclave qu'il possède, il l'appelle par un nom, puis par un autre, puis
par un troisième, puis par un autre encore. « Hé ! toi, dit-il, Sannion,
viens ici, de peur que. ces barbares nouveaux venus n'exécutent mal mes ordres.
» Il veut que les étrangers qui' l'entendent se figurent qu'il choisit Sannion
parmi tous les autres. Il lui dit à l'oreille de garnir les lits de la table ou
d'aller emprunter à son oncle un esclave éthiopien pour l'accompagner aux
bains, ou de faire en sorte qu'on place devant sa porte quelque cheval asturien,
ou de préparer quelque autre fragile décoration de sa fausse gloire. Ensuite,
il crie, pour que tout le monde l'entende : « Vois à ce que la somme soit
comptée avec soin, et, s'il se peut, avant la nuit. » Sannion depuis longtemps
sait son maître : « Envoyez-nous plusieurs, lui dit-il, si vous voulez que
tout soit compté et transporté aujourd'hui chez vous. - Va donc, et emmène
avec, toi Libanus et Sosie. - Je les emmènerai. »A peine le petit Sannion
est-il parti, qu'Annius voit par hasard. venir à lui des hôtes qui l'avaient
reçu magnifiquement pendant un voyage. La rencontre commence par le troubler un
peu ; néanmoins il ne sort pas de son caractère : « Que vous avez bien fait,
leur dit-il, de venir ici ! mais vous eussiez mieux fait encore d'aller tout
droit à ma maison. - Nous ignorons où vous demeurez, répondent les
étrangers. - Rien de plus facile, tout le monde vous l'aurait indiqué ; mais
venez avec moi. »
Ils le suivent. Chemin faisant, toutes ses paroles sont des paroles
d'ostentation ; il leur demande si la moisson s'annonce bien « Pour moi,
continue-t-il, je ne puis visiter mes terres, car mes villas ont été
brûlées, et je n'ose encore les rebâtir ; cependant j'ai commencé de faire
cette folie dans mon bien de Tusculum ; l'on travaille sur les anciennes
fondations. » Alors il leur fait une description de ce bien imaginaire, qu'il
porte aux nues.
Tandis qu'il leur tient ce langage, il les conduit à une maison où il devait y
avoir un festin de frairie. Il connaît le maître du logis et il entre avec ses
hôtes. « C'est ici ma demeure, » dit-il. Il voit l'argenterie étalée, et
les lits du Triclinium préparés : « Fort bien, fort bien ! » - Un petit
esclave s'avance, lui dit tout bas que son maître va venir, et l'invite à se
retirer. « Est-il vrai ? s'écrie-t-il ; partons, mes chers hôtes ; mon frère
arrive de Salerne, je vais au-devant de lui ; ne manquez pas d'être ici à la
dixième heure. » - Ses hôtes le quittent, et il rentre aussitôt en secret
chez lui.
Les étrangers reviennent à l'heure fixée ; le cherchent, le demandent,
apprennent alors à qui appartient la maison, et s'en vont tout confus loger
dans une hôtellerie. Le lendemain ils retrouvent leur homme, racontent leur
aventure, se plaignent, l'accusent. « La ressemblance des lieux vous a
trompés, leur dit-il ; vous aurez pris une impasse pour l'autre. Ma maison est
d'un si bel aspect, si commode, qu'un de mes amis a voulu en avoir une pareille,
et de l'eau ne ressemble pas plus à de l'eau, que la sienne ne ressemble à la
mienne. Une chose non moins certaine, c'est que je suis malade pour vous avoir
attendus fort avant dans la nuit. »
Cependant il a chargé Sannion d'emprunter à la hâte de la vaisselle, des
tapis pour des lits, de jeunes esclaves. Le petit Sannion, qui n'est pas
maladroit, a fait la commission avec assez de promptitude et d'habileté, et le
Glorieux conduit alors les hôtes chez lui. Il leur dit qu'il a prêté sa
grande maison à un ami pour y célébrer des noces. Soudain son esclave
l'avertit qu'on redemande l'argenterie. Celui qui l'avait prêté craignait de
la perdre. « Quoi ! s'écrie Annius, j'ai prêté ma maison, j'ai cédé tous
mes esclaves, et l'on veut encore mon argenterie ! Eh bien, quoique j'aie des
hôtes, je ne refuse rien ; nous nous contenterons de la blanche et fragiles
vaisselle de Samos, si renommée pour la table, ou de celle de Campanie, d'un
noir si brillant. »
Les pauvres hôtes d'Annius ne sont pas agi bout de leurs tribulations, ou
plutôt de leurs mystifications : l'argenterie est donc enlevée, et la terre de
Samos la remplace. Le premier service se passe. Il n'est pas aussi somptueux que
le voudrait notre Glorieux ; mais enfin l'homme y trouve encore à montrer son
caractère : les fruits, les légers légumes qui le composent, le poisson, le
gibier, tout, en un mot, vient de ses terres, de ses vergers, de ses piscines,
de ses viviers, de ses volières. Il le dit avec une imperturbable assurance,
quoiqu'il sache bien que Sannion les a achetés le matin même au marché de la
voie Sacrée.
Pendant qu'il vante à ses hôtes la délicatesse de ces mets, tout à coup
entre. Sannion, couvert de sueur et de fumée, et l'air consterné. Il annonce
à son maître qu'en faisant rôtir des grives, le cuisinier a mis le feu à la
cuisine, que les, flammes ont tout dévoré, et que ce n'est qu'avec les plus
grandes peines que l'on a empêché l'incendie de se communiquer au reste de la
maison. - « O mes amis ! dit le Glorieux en s'adressant à ses convives avec
l'air de la plus grande affliction, la Fortune a juré ma ruine ! après m'avoir
ravi mes villas, elle me poursuit jusque dans mes maisons de Rome. Mais ce qui
m'afflige le plus, c'est de vous faire faire un si triste festin. Croyez
cependant que je ne vous tiens pas quittes : je rentre demain dans ma grande
maison, et aussitôt que tout y sera remis en ordre, je veux vous traiter avec
une magnificence digne de vous et de moi. » Il leur promet mers et monts, comme
on dit ici , c'est-à-dire il leur fait les plus merveilleuses promesses, qui,
comme les autres, n'aboutiront à rien.
Voici un autre genre de vanité non moins commun, non moins répandu, et qui,
quoique inspirée par des motifs honorables, ne m'en paraît pas moins
singulièrement bizarre. Une prérogative que les patriciens possédaient seuls
autrefois, et dont aujourd'hui les plébéiens, par suite de leur admission à
toutes les grandes magistratures, jouissent également, est celle que l'on nomme
le Droit d'Images. Ce droit s'acquiert par l'occupation d'une magistrature
curule. Il consiste à pouvoir perpétuer ses traits en se faisant représenter
dans un buste en cire coloriée. Tu te rappelles que ces images se placent dans
l'Atrium, afin de flatter la vanité des familles, bien plus que pour avertir
les descendants d'imiter les vertus de leurs ancêtres ; dans des siècles moins
corrompus, ce dernier but était celui qu'on se proposait : les Q. Maximus, les
P. Scipion, et d'autres personnages distingués disaient qu'à la vue de ces
portraits leur âme s'enflammait de la plus grande ardeur pour la vertu, et
qu'ils brûlaient du désir d'obtenir par leur conduite la même réputation et
la même gloire. Assez souvent les familles qui comptent ainsi une nombreuse
suite d'aïeux les font sculpter sur des médaillons qui s'attachent, par ordre
de généalogie, aux rameaux d'un arbre peint sur la muraille. Plus les bustes
ou les médaillons sont nombreux, plus une famille est considérée; on dit «
un homme de beaucoup d'Images », pour un homme d'une antique noblesse . Qu'un
étranger entre dans la maison, leur obscur descendant les lui montre l'un
après l'autre, avec une baguette, en les nommant et disant les vertus de
chacun. Il y a des gens qui font ainsi remonter leur origine jusque par delà la
fondation de Rome ; ils se croient sans doute fils de la Terre. Mais comme dans
cette suite nombreuse de siècles la liste généalogique n'a pas toujours été
tenue exactement, il s'y trouve des lacunes que la vaniteuse modestie de ces
Nobles remplit en mettant un dieu partout où il leur manque un homme.
Un autre genre de vanité consiste à exposer son arbre de généalogie dans un
temple ou dans une basilique. Un homme vrai ment illustre, Appius Claudius,
consul l'an deux cent cinquante-neuf, donna cet exemple le premier : il plaça
dans le temple de Bellone les images de ses ancêtres, sculptées sur des
boucliers d'argent. Aemilius a fait de même dans la basilique Aemilia, qu'il
bâtit vers la fin du siècle dernier.
L'introduction des dieux dans les arbres généalogiques étant patente, il n'en
résulte aucun inconvénient ; mais que penser d'une soif d'illustration qui va
jusqu'à se créer une généalogie entière ; jusqu'à anoblir des plébéiens
en supposant des hommes d'une origine obscure issus d'une race illustre qui
porte le même nom ; à placer de fausses inscriptions sous les portraits de
famille ; à feindre des consulats, des triomphes, pour attirer sur son nom, par
ces ambitieuses supercheries, le lustre des belles actions ou des grandes
dignités ? Ces actes de faussaires, qu'aucune loi ne réprime, ont lieu surtout
dans les éloges prononcés publiquement aux funérailles des personnes de
distinction. des deux sexes. Ces discours sont faits par les plus proches
parents, un fils pour un père, un père pour son fils ; quelquefois on les
demande à un orateur, qui s'évertue à montrer toutes les habiletés de son
éloquence. Au milieu d'une telle émulation, la vérité se grossit, se
transforme, se dissimule, et bien souvent le mensonge en prend la place. Ces
pompeuses oraisons n'ont guère plus de valeur que les chants des pleureuses, et
conservées dans les familles, quelquefois même gravées sur le marbre, elles
altèrent les monuments historiques, et jettent de l'incertitude sur les
personnes auxquelles on doit rapporter les faits.
La manie d'une antique illustration, vraie ou fausse, la crainte de passer pour
ce que l'on appelle « un homme nouveau, » c'est-à-dire le premier à
illustrer sa race, parce que (chose incroyable) beaucoup de gens regardent cela
comme une injure, quoique Caton, Cicéron, Marius, aient été des hommes
nouveaux, et s'en soient vantés. Cette singulière aberration de la vanité a
été flétrie assez énergiquement par le- même Marius dont je viens de
parler.« Vous m'avez chargé de la guerre contre Jugurtha, dit-il au peuple :
la noblesse est fort offensée de ce choix. Examinez mûrement, je vous prie, si
vous ne feriez pas mieux de changer votre décret, et, parmi ce bataillon de
nobles, de chercher pour cette expédition, ou pour toute autre semblable, un
homme de vieille lignée, mais qui n'a pas fait une seule campagne... S'ils se
croient en droit de me mépriser, moi « homme nouveau, » qu'ils en usent donc
de-même à l'égard de leurs aïeux, ennoblis comme moi par leur vertu... Quand
ils parlent devant vous on au Sénat, la plus grande partie de leur discours
exalte leurs ancêtres ; ils s'imaginent que les hauts faits de ces grands
hommes les rendent eux-mêmes plus illustres. C'est le contraire , car plus la
vie des uns eut d'éclat, plus la nullité des autres est dégradante. Et c'est
un fait certain : la gloire des aïeux est comme un flambeau qui ne permet point
que les vertus ni les vices de leurs descendants restent dans l'obscurité. Pour
moi, Romains, je suis dépourvu de l'avantage de la naissance ; mais, ce qui est
beaucoup plus beau, j'ai droit de parler de mes exploits. Maintenant, voyez
l'iniquité des nobles: l'avantage qu'ils tirent de la vertu d'autrui, ils ne
veulent pas que je le tire de la mienne, et parce que je n'ai pas d'images à
montrer, et que ma noblesse est nouvelle ; comme s'il ne valait pas mieux en
être l'auteur, que de dégrader celle dont on a hérité. »
Le discours de Marius prouve une chose, c'est que de son temps la Noblesse de
race n'était pas sans utilité matérielle pour ceux qui la possédaient, et
que, dans la carrière des honneurs, elle valut quelquefois à des gens
diffamés, ou peu capables, la préférence sur des hommes de mérite, mais
Nouveaux.
Il en est encore de même aujourd'hui ; l'homme nouveau est presque comme
l'affranchi : lui personnellement conserve toujours la tache originelle, et la
nouveauté ne cesse qu'à la deuxième génération, au moins. Cicéron, après
avoir été questeur, édile curule, préteur urbain, était encore considéré
comme « homme nouveau », et il fallut que les nobles eussent besoin de lui au
moment de la conjuration de Catilina, pour l'élire consul. Comme à leurs yeux
il était entaché de nouveauté, ils auraient cru, malgré l'éminence de son
mérite, polluer pour ainsi dire le consulat en le lui confiant : mais à
l'approche du péril, l'envie et l'orgueil se turent. Je me trouvais hier à la
salutation d'un grand du jour que tu ne connais point. Un philosophe stoïcien,
qui attendait comme tout le monde que le maître voulût bien se montrer,
discourait ainsi devant l'arbre généalogique qui, décore l'Atrium.
« Ce que la philosophie a de plus grand, c'est de ne pas regarder à la
généalogie. Tous les hommes, si l'on remonte à leur origine, sont issus des
dieux. Vous êtes chevalier romain, dit-il à l'un de ses auditeurs ; votre
mérite vous a fait entrer dans cet ordre : mais, par Hercule, à combien
d'autres les quatorze gradins ne demeurent-ils pas fermés ! Le Sénat ne
s'ouvre pas à tout le monde ; les camps eux-mêmes sont difficiles sur le choix
de ceux destinés aux travaux et aux dangers : mais la sagesse est accessible à
tous ; pour elle nous sommes tous nobles. La philosophie ne rejette, ne
préfère personne ; son flambeau luit pour tous. Socrate n'était point
Patricien ; Cléanthe louait ses bras pour arroser un jardin ; et Platon dut sa
noblesse à la philosophie. Pourquoi désespérer d'égaler ces grands hommes ?
ils seront vos ancêtres, si vous en êtes digne, et vous le serez en vous
persuadant dès aujourd'hui que personne ne vous surpasse en noblesse. Nous
avons tous le même nombre d'aïeux ; notre origine à tous remonte au delà des
temps connus. - Pas de roi, dit Platon, qui n'ait pour aïeux des esclaves, ni
d'esclave qui n'ait des rois pour aïeux. - Le temps et la Fortune ont confondu
les rangs et croisé toutes les races. Quel est donc le vrai noble ? celui que
la Nature a formé pour la vertu ; voilà le point essentiel : autrement, si
vous remontez aux anciens temps, chacun date d'une époque avant laquelle il n'y
eut rien. Depuis les commencements du monde jusqu'à nos jours, les vicissitudes
du sort nous ont fait passer tour à tour par des degrés obscurs ou brillants.
Un atrium rempli de portraits enfumés ne fait pas la noblesse : nul n'a vécu
pour notre gloire, et ce qui fut avant nous n'est pas à nous. - Maître, dit
quelqu'un au philosophe, laissez-nous considérer, nous autres vulgaires, comme
sacrée la mémoire des grandes vertus, et croire que plus d'hommes
s'attacheront à bien faire, si le mérite de leurs bonnes actions ne périt pas
avec eux. Qui a porté, par exemple, Cicéron le fils au consulat, si ce n'est
le nom de son père ? Nous devons honorer la vertu non seulement présente, mais
encore lorsque le temps l'a ravie à nos regards. Ses bienfaits n'étant pas
bornés à un siècle, mais lui survivant, ne bornons donc pas notre
reconnaissance dans les limites d'une seule génération. Celui-ci a donné la
vie à de grands hommes ; quel qu'il soit lui-même, il est digne de bienfaits,
puisqu'il a engendré des hommes qui en sont dignes ; cet autre est né d'aïeux
illustres : qu'il reste, quel qu'il soit, sous leur ombrage tutélaire. De même
que la réverbération du soleil éclaire les lieux immondes, que d'obscurs
descendants tirent aussi de leurs ancêtres un éclat emprunté. »
Ce dernier raisonnement parut plaire davantage à la foule qui écoutait les
deux interlocuteurs, et peut-être est-il plus juste que l'autre, parce qu'il
répond au sentiment d'égoïsme bien entendu sans lequel les sociétés ne
subsisteraient pas. Dans ce sens on doit excuser ascendants ou descendants de se
montrer un peu glorieux, car ce sentiment est pour eux comme un droit naturel.