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Dezobry, Charles (1798-1871)


 Rome au siècle d'Auguste,
ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère

ROME AU SIÈCLE D'AUGUSTE

LIVRE TROISIÈME. (suite)

LETTRE LXVI. 

LES PALILIES, OU L'ANNIVERSAIRE DE LA FONDATION DE ROME.

Je viens d'apprendre une singulière chose, c'est que Rome ne s'appelle pas Rome. Je me trouvais hier dans le temple de Volupia, petit édifice situé sur le penchant du mont Palatin, près de la porte Romana, et j'y remarquai une statue de femme qui a la bouche fermée par un bandeau noué et scellé. Je devinai sans peine que ce devait être la déesse du Secret. Je demandai son nom : « C'est Angeronia, me répondit l'édituen ; on lui fait un sacrifice annuel le XII des calendes de janvier. Bien qu'elle partage le temple de Volupia, nous ne la regardons pas moins comme l'une de nos plus importantes déesses, parce qu'elle est la protectrice du nom secret de Rome. » J'avais déjà entendu dire que Rome avait un nom secret, qui était son vrai nom, et je demandai à mon édituen s'il voudrait me le confier. - « Dans le siècle dernier, me répondit-il, Valérius Soranus l'ayant divulgué, paya de sa vie son indiscrétion : il fut mis en croix comme un vil esclave, quoique citoyen romain et tribun du peuple. »
Il eût été cruel d'insister, et sans doute inutile aussi. Ce nom secret de la ville est pour garantir sa divinité tutélaire des évocations religieuses dont j'ai parlé précédemment. Cependant cette révélation avait vivement piqué ma curiosité, et comme je m'imagine qu'en ma qualité d'observateur je dois tout savoir, ou du moins chercher à tout savoir, je m'enquis si bien, que je finis par découvrir que Rome s'appelle Valéntia, mot qui signifie force. Du moment qu'un secret existe entre beaucoup de personnes, il est rare qu'il ne se répète pas à voix basse, ou qu'il n'y ait pas des gens qui en inventent le mot pour avoir l'air plus savant que la foule. Je crois cependant que l'on ne m'a pas trompé, car Valentia est, dans sa signification, l'équivalent de Roma, au moins suivant l'une des traditions sur l'origine de Rome, traditions assez nombreuses. Mon hôte Mamurra, qu'un jour j'interrogeais sur ce sujet, me répondit ainsi : « D'après l'opinion la plus répandue, sans doute à cause de son merveilleux, le fondateur de Rome était fils du dieu Mars et de la vestale Rhea-Silvia. Elle en fit l'aveu pendant sa grossesse, et la renommée put bientôt le publier avec certitude ; car les deux jumeaux qu'elle mit au monde, Romulus et Rémus, ayant été, par l'ordre d'Amulius, usurpateur du trône d'Albe, exposés sur les bords du Tibre pour y trouver la mort, le fleuve arrêta son cours, et une louve, abandonnant ses petits, accourut aux cris des deux enfants, leur présenta ses mamelles gonflées de lait, et leur servit de mère.
« Un berger du roi les trouva dans cet état, auprès d'un arbre, les emporta dans sa cabane et les éleva. Albe était alors la capitale du Latium : Jules l'avait bâtie, dédaignant Lavinium, la ville de son père. Amulius succédait à ces rois, après quatorze générations. Il avait chassé du trône Numitor son frère, et, pour mieux s'assurer l'empire, contraint Rhéa, fille de ce prince détrôné, à se consacrer au culte de Vesta. Mais le dieu Mars trompa des calculs si bien établis, et Romulus et Rémus virent le jour. Dès que ces divins enfants se sentirent animés des premiers feux de la jeunesse, ils renversèrent Amulius du trône, et y replacèrent leur aïeul : L'amour du fleuve et des montagnes où ils furent élevés inspira le désir à Romulus d'y bâtir une ville ; mais son frère lui disputant cet honneur, ils eurent recours aux auspices. Rémus se posta sur le mont Aventin, Romulus sur le mont Palatin. Rémus le premier aperçut six vautours; son frère n'en vit qu'après lui, mais il en vit douze.
Vainqueur dans cette épreuve, Romulus fut déclaré le fondateur de la ville future.
« Quant aux autres traditions, continua-t-il, certains annalistes disent que les Pélasges, les plus anciens peuples de la Grèce, vinrent fonder cette ville, et lui donnèrent le nom de Rome, qui en grec signifie puissance, par allusion à la puissance de leurs armes.
« Suivant les autres, des fugitifs de Troie, jetés par la tempête sur la côte d'Étrurie, abordèrent près du Tibre ; leurs femmes, fatiguées du travail de la mer, mirent le feu à la flotte. Alors les Troyens, contraints par la nécessité de s'arrêter près de la ville de Palantion, ayant été bien accueillis des habitants du pays, appelèrent Rome la ville qu'ils bâtirent, du nom de la plus considérable, ou de la « princesse » des Troyennes, comme nous dirions, qui avait poussé ses compagnes à incendier la flotte.
« Ceux-ci veulent que Rome ait été la fille d'un Italus et d'une Lucaria, ou bien de Téléphus, fils d'Hercule, et femme d'Énée ; ceux-là lui donnent pour père Ascagne, fils d'Énée. D'autres attribuent la fondation de Rome à Romanus, fils d'Ulysse et de Circé, pendant que certains assurent qu'elle fut fondée par Romus, fils d'Émation, roi d'une partie de la Macédoine, et que Diomède y envoya de Troie ; ou par Romis, tyran des Latins, qui chassa de ce quartier-là les Toscans, lesquels, partant de la Thessalie, étaient premièrement passés en Lydie, puis de Lydie, en Italie... Mais je m'arrête, car toutes ces fables, dont il y a bien une douzaine, finiraient par vous lasser.
« Ce qui paraît constant, ou du moins le plus généralement admis, c'est que Rome est d'origine grecque : La version qui lui donne pour fondateur Romulus, fils de Mars, a sans doute l'éclat des fictions de la poésie, plus que l'authenticité des monuments historiques ; je ne veux pas plus la contredire que l'affirmer ; on pardonne à l'Antiquité cette intervention des dieux dans les choses humaines, qui donne à la naissance des cités un caractère plus auguste. S'il faut permettre à quelque peuple de consacrer son origine en la rapportant aux dieux, le peuple romain s'est acquis assez de gloire par la guerre pour avoir droit de prendre Mars pour son auteur et pour père de son fondateur, et il faut que tous les peuples se soumettent à cette prétention comme ils se soumettent à son empire. Sans nier tout ce qu'il y a de fabuleux dans ces récits ; sans nier même une autre tradition possible, que Rome fut fondée par le roi Évandre, et non par Romulus, qui en tira son noms, nous devons respecter une croyance qui s'appuie, non seulement sur l'Antiquité, mais sur la sagesse de nos ancêtres, et ne point blâmer ceux qui, en reconnaissant un génie divin dans les bienfaiteurs des peuples, ont aussi voulu leur attribuer une naissance divine. »
La tradition qui fait Romulus fondateur de Rome, à la tête d'une colonie de delà mille hommes, et moins de trois cents cavaliers, pâtres, esclaves et brigands, est si bien et si généralement établie, qu'on trouve dans de vieilles annales le détail des cérémonies qui, dit-on, furent alors pratiquées, et que les Romains pratiquent, encore aujourd'hui dans l'établissement de toute ville ou colonie nouvelle.
Suivant ce récit, Romulus manda d'Étrurie des hommes qui lui apprirent les cérémonies et les formules qu'il fallait observer, comme pour la célébration des mystères. Ils firent creuser une fosse ronde et profonde, à l'endroit dit aujourd'hui Area d'Apollon, du temple qu'on y a bâti depuis. Elle symbolisait une communication avec le séjour des dieux infernaux, très redoutés dans ce pays, où l'on rencontre fréquemment des feux souterrains. Les devins y jetèrent, en offrande, des prémices de toutes les choses dont on use légitimement comme bonnes, et naturellement nécessaires; puis chacun des assistants y jeta une poignée de terre apportée de son pays, et l'on mêla le tout ensemble. Cette fosse fut appelée Monde, comme représentant l'Univers, et recouverte d'une pierre sur laquelle on plaça un autel.
Romulus invita son peuple à venir y faire des sacrifices propitiatoires. En même temps des feux furent allumés devant les tentes, et les colons de la future ville se purifièrent en sautant à travers les flammes.
Romulus ayant accompli les rites nécessaires pour se rendre les dieux propices, ceignit sa toge à la manière des Gabiens, saisit le manche d'une charrue attelée d'une vache blanche à gauche, côté intérieur, et d'un taureau blanc à droite, vers la campagne, et traça les limites de sa future ville, en observant les mêmes cérémonies que j'ai rapportées lorsque je parlai du Pomoerium. Le sillon formait une enceinte carrée, ou plutôt quadrangulaire,, qui commençait au Forum Boarium, embrassait l'Autel Maxime, consacré au grand Hercule ; longeait tout le côté méridional du mont Palatin, en passant près l'Autel de Consus, au milieu du Cirque Maxime ; tournait à gauche au bout du mont, qu'il longeait encore de ce côté, jusqu'au bois et au petit temple des Pénates publics, comme fait maintenant la voie Triomphale ; là, il se repliait encore à gauche et allait droit au Forum romain, d'où, par une quatrième inflexion, il rejoignait son point de départ. Ce tracé était le Pomoerium de la ville future ; aussi passait-il partout dans les lieux bas, ce qui n'avait nul inconvénient. Mais la cité devant être dans une position facile à défendre, Romulus en choisit l'emplacement sur le plateau de la montagne, du côté de l'occident, partie la plus escarpée. Il en fit l'enceinte quadrangulaire aussi, et lui donna une superficie de vingt-quatre jugères, environ, en ne prenant que les deux tiers de la montagne. Le Pomoeriurn renfermait quatre fois au moins cet espace, et son circuit équivalait à près de deux milles et demi. Le fondateur, en traçant ce vaste sillon, souleva trois fois sa charrue, pour laisser, la place de trois portes, nombre sacramentel, suivant les rites étrusques. Elles existent encore ; ce sont la Mugonia et la Romana, vers le côté septentrional, et la troisième, dont j'ignore le nom, à l'angle du quartier Germalus, aux Degrés du haut escarpement.
Dès que Romulus'eut tracé ses limites, il prononça l'invocation suivante : « Jupiter, et toi, Mars, mon père, et toi, mère Vesta, soyez présents ; vous aussi, dieux que la piété doit invoquer, écoutez-moi tous : Que mon ouvrage s'élève sous vos auspices ! que sa durée soit longue, et que sa puissance domine la terre. »
Jupiter consacra cette prière par un heureux présage, en faisant gronder le tonnerre à sa gauche. Les colons réjouis se hâtèrent de jeter les fondements de la nouvelle ville, après que leur chef eut immolé le taureau et la vache, ainsi que plusieurs autres victimes, aux dieux Medioximess, c'est-à-dire mitoyens, qui tiennent le milieu entre ceux du ciel et de la terres.
Cette fondation eut lieu le XI des calendes de Mai, commencement de l'année pastorale, entre la seconde et la troisième heure du jour, à l'époque d'une fête alors en vigueur dans le pays, et que l'on appelait les Palilies, ou Pairilies, soit du nom de Pales, déesse des bergers, soit des sacrifices que l'on faisait à cette divinité pour les enfantements des troupeaux, partus pecorum. Romulus n'avait alors que dix-huit ans.
Les Palilies ayant été choisies par ce roi, comme un jour propice pour fonder sa ville, sont naturellement devenues l'anniversaire de cette fondation, et les Romains les célèbrent encore à présent au même jour des calendes de Mai, comme leur solennité la plus mémorable, car, suivant une croyance bien établie, les auspices assurèrent à Rome une durée éternelle.
Cette fête a deux caractères on la célèbre d'une manière à la ville, et d'une autre à la campagne. A la ville, elle commence par de longues processions de citoyens , parcourant les rues au bruit des flûtes, des cymbales et des tambours, instruments auxquels des groupes nombreux de chanteurs mêlent leurs voix. Les processions se rendent au temple de Vesta, où elles vont prendre sur l'autel de la déesse divers objets d'expiations, consistant en sang de cheval, en cendres de veau, et en tiges de fèves desséchées. Il y a ensuite des jeux dans le Cirque Maxime : ce sont des courses de chevaux dites Jeu Troyen, et que le jeune Ascagne, fils d'Énée, célébra lorsqu'il fonda Albe-la-Longue. Il en introduisit l'usage, et apprit aux Latins à les célébrer de la même manière qu'il l'avait fait lui-même avec de jeunes Troyens. Les Albains les transmirent à leurs descendants ; Rome les reçut de ceux-ci, et les a conservés comme un monument glorieux de son origine. Ils portent encore le nom de Troie, et ceux qui les représentent, Bande Troyenne ; ce sont des jeunes gens et des adolescents de race patricienne. Ils forment une troupe de trente-six cavaliers seulement, divisés en trois turmes, rappelant les trois tribus primitives de Rome. Chaque turme a son chef. Tous, chefs et soldats, sont habillés et armés à la légère : une tunique blanche sans cuirasse, une petite parme, un casque ceint d'une couronne de laurier, deux javelots, et quelques-uns un carquois, voilà leur équipement. Les plus jeunes portent la bulle ; les plus âgés, une chaîne d'or retombant sur leur poitrine. Le triple escadron a quelque chose de si élégant, sa jeunesse, sa candeur, l'émotion qu'il éprouve en paraissant ainsi dans l'assemblée du peuple, le parent si bien, que son arrivée excite un tonnerre d'applaudissements .
Les bandes commencent par faire le tour du Cirque, puis se rangeant en avant des carcères, elles attendent le signal de la joute. Le président des jeux le donne par un cri accompagné d'un claquement de fouet. Elles partent ensemble sur deux rangs égaux et parallèles, en serrant la parme au flanc. Bientôt les lignes se rompent, et les turmes se forment. Rappelées par leurs chefs, elles chargent les unes contre les autres la lance en arrêt ; repartent encore une fois, exécutent de nouvelles marches et contre-marches, sur des lignes opposées ; élèvent leurs boucliers sur la tête, ou les frappent de l'épée ; se replient tour à tour, cherchent à s'envelopper, décrivent des cercles multipliés, s'enlaçant, figurent une mêlée, puis reviennent à des lignes régulières. Leurs évolutions sont l'image d'un combat : tantôt prenant la fuite en désordre, à un signal ils font volte face, se rallient et passent à l'offensive ; tantôt, comme des alliés, ils marchent tranquillement et de front. En un mot, ils croisent leurs courses et replient en tous sens leur fuite et leurs attaques simulées. Toutes ces manoeuvres s'exécutent avec une extrême prestesse, et quoique les chevaux soient bien dressés au frein, elles sont souvent dangereuses, et causent d'autant plus de plaisir aux spectateurs.
La fête agreste a quelque chose de plus simple et qui rappelle tout à fait son origine. Elle commence également par des purifications, des offrandes et des expiations. On n'immole aucune victime, parce que les Romains croient qu'une fête consacrée à la naissance de leur ville doit être entièrement pure, et qu'il ne faut pas la souiller de sang. Les bergeries sont ornées de feuillage, de rameaux piqués dans la terre, et leurs portes embellies de longues guirlandes. Les pasteurs, dès le crépuscule, prennent des branches de laurier, les trempent dans une eau lustrale, aspergent la terre, et la balayent ensuite avec ces mêmes branches. Ils purifient leurs troupeaux en les exposant à des fumigations de soufre; ils brûlent aussi du romarin, des bois résineux, des herbes sabines et du laurier qui pétille au milieu de la flamme. Ils offrent à Palès de larges gâteaux de farine de millet, un fromage dans un panier de paille de la même plante, et du lait encore chaud. Ils accompagnent ces modestes offrandes de voeux et de prières, dont un poète moderne a donné une idée dans le morceau suivant. Ce n'est pas une copie des rituels, dont la poésie se serait mal accommodée ; il y faut voir seulement une imitation :
« O Palès, protège, veuille-le ainsi, et le troupeau et le maître du troupeau. Éloigne les maléfices de nos étables.
« Si j'ai fait paître mon troupeau dans un pâturage sacré, si je me suis assis sous un arbre sacré ; si ma brebis innocente a brouté l'herbe des tombeaux ; si j'ai pénétré dans un bois interdit aux mortels, et que ma présence ait mis en fuite ou les nymphes, ou le Dieu aux pieds de chèvre ; si ma serpe a dépouillé un bois sacré de quelque rameau touffu, pour fournir à ma brebis malade une corbeille de feuillage, pardonne-moi ma faute.
« Ne me reproche pas non plus d'avoir mis mon troupeau à l'abri de la grêle sous quelque temple champêtre.
« Nymphes, pardonnez-moi, si mes troupeaux ont troublé vos lacs, et sous leurs pas, obscurci la limpidité des eaux.
« Et toi, Palès, apaise pour nous les fontaines et les divinités des fontaines; apaise les dieux épars dans les bois. Puissions-nous ne voir ni les Dryades, ni les bains de Diane, ni Faune quand il dort dans la campagne, au milieu du jour !
« Chasse loin de nous les maladies ; conserve la santé et aux hommes et aux troupeaux ; conserve-la aux chiens vigilants, troupe prudente.
« Fais que le soir je ramène le même nombre que le matin, et que je n'aie point à gémir en rapprtant des toisons arrachées au loup.
« Loin de nous la cruelle famine ; que les herbes et le feuillage abondent, et les eaux pour baigner, et celles pour abreuver le troupeau.
« Que mes doigts ne pressent que des mamelles pleines ; que mon fromage se vende bien, et que les clayons peu serrés laissent écouler le petit-lait.
« Que le bélier soit ardent et sa femelle féconde ; que de nombreux agneaux remplissent mes étables. Que je recueille une laine douce, qui ne blesse point les jeunes filles, et puisse passer par des mains délicates.
« Exauce mes voeux, et chaque année nous t'offrirons de grands gâteaux, ô Palès, déesse des bergers. »
On se tourne vers l'Orient en priant les dieux; on répète la prière trois fois ; on se purifie les mains. dans une eau vive ; on boit, dans une gamelle au lieu de cratère, de la burranique, breuvage roux, fait de lait tiède et de vin cuit.
Un festin suit ce sacrifice : le gazon sert de lit et de table. Bientôt les convives, domptés par Bacchus, vont se coucher çà et là sur l'herbe, soit à l'ombre de quelque grand arbre, soit sous une tente ou seulement des abris faits avec leurs toges et des branchages, et la coupe, couronnée de fleurs, reste oisive devant les buveurs assoupis.
Cependant des amas de chaume, disposés en trois monceaux sont enflammés devant les tentes des joyeux festoyants ; à leur vue ils se lèvent, et s'animant l'un l'autre, traversent bravement d'un pied rapide ces flammes légères et pétillantes. C'est le dernier acte, la fin de cet anniversaire si mémorable.
A la ville, les Palilies sont un jour néfaste gai, c'est-à-dire de fête complète.
Quant à la fête en elle-même, comme elle existait avant Rome, cette antiquité rend très obscure son origine ainsi que le sens symbolique de ses cérémonies : les flammes qu'on allume alors annoncent, disent quelques savants, le règne de la lumière et du feu qui commence le printemps ; mais suivant l'opinion générale, les Palilies sont une fête purificatoire. Les Romains pratiquent des purifications à tous les renouvellements périodiques : nous l'avons vu, il y a peu de temps, pour les Jeux Séculaires, pour diverses fêtes dont j'ai parlé dans ma lettre XXXIe, et en remontant plus haut, pour la Clôture du lustre. Les Palilies devraient mettre hors de doute certaines traditions sur l'origine de Rome, car la ville guerrière, qui depuis huit siècles célèbre une fête agreste. comme son jour natal, dut être fondée par des pasteurs.

LETTRE LXVII.

 LES EAUX ET LES AQUEDUCS. - DE L'ADMINISTRATION DES EAUX.

Un peuple superstitieux comme les Romains est toujours porté à voir, à se créer des dieux partout, suivant les exigences de ses craintes, les bizarreries de ses goûts, le caprice de ses désirs ; je t'en ai déjà cité des exemples. Dans un pays où il fait aussi chaud, où la fraîcheur est un délice et la chaleur un supplice, le peuple devait diviniser les fontaines, et c'est ce qu'il a fait : elles ont un culte comme des déesses, et une fête appelée les Fontanales. Cette fête revient annuellement le III des ides d'Octobre. Elle se célèbre hors de la porte Fontinale ou Fontanale, sur la pente du mont Coelius, dans un lieu dit le Champ des Fontaines. Sa durée est d'une demi-journée, pendant laquelle, on couronne partout les puits de fleurs et de feuillage, et l'on jette de semblables couronnes dans les sources d'eaux vives, et de plus, des offrandes de quelques petites monnaies d'airain.
Mais les Romains ont fait mieux que d'instituer les Fontanales, ils ont été chercher au loin des fontaines, et les ont amenées à grands frais dans leur ville, privée d'eaux abondantes, pures et fraîches. En effet, le Tibre est souvent trouble : la couleur naturelle de ses eaux est blanchâtres, tirant un peu sur le vert ; mais dès qu'il pleut, elles deviennent rousses, et presque immédiatement jaunes, et si chargées de sable qu'elles sont littéralement fangeuses. De plus, elles sont presque tièdes en été. Pendant près de quatre siècles et demi, les habitants de Rome se contentèrent néanmoins des eaux de ce fleuve, de celle des puits, des citernes, et de quelques sources domestiques telles que là fontaine de Juturne, au bout du Forum, celle de Servilius, à l'entrée du vicus Jugarius, et celle de Mercure, près de la porte Capène : mais l'an quatre cent quarante-deux, les censeurs Appius Claudius et C. Plautius conçurent le projet de conduire à Rome une source qui en était éloignée de plus de onze mil, et devait suffire abondamment aux besoins ainsi qu'à la salubrité de la ville, où l'on appelait infâme l'air qu'on y respirait, tant il était vicié par la chaleur. L'entreprise était aussi hardie que nouvelle, car il ne s'agissait pas uniquement de détourner un cours d'eau, mais tantôt de le cacher dans des conduits souterrains, tantôt de le faire couler à travers des vallons en lui construisant des rives de pierre élevées sur des arcades en maçonnerie. Plautius mit tant d'ardeur à rechercher les veines de cette eau, qu'il en acquit le surnom de Venox ; mais Appius eut seul l'honneur de lui donner son nom, parce qu'au moyen d'une ruse il fit abdiquer la Censure à son collègue, et se la fit proroger jusqu'à ce qu'il eût achevé tous les travaux de ce premier Aqueduc que la ville posséda, et qui coûta au Trésor public huit millions quatre cent mille sesterces.
Rome compte aujourd'hui sept Aqueducs publics, et il ne lui a pas fallu moins de trois cent dix ans pour les avoir.
Quarante-un ans après Appius et Plautius, l'an quatre cent quatre-vingt-trois, Curius Dentatus, censeur, y conduisit une seconde source qu'il alla chercher dans les environs de Tibur, proche du fleuve l'Anio, dont il donna le nom à cette eau nouvelle.
La ville resta avec ces deux aqueducs pendant cent vingt-cinq ans, et, l'an six cent huit, Q. Marcius Rex, préteur, dota Rome d'une troisième eau, qui fut appelée la Marcia.
De nouveaux censeurs, Cn. Servilius Caepion et Cassius Longinus, établirent, l'an six cent vingt-sept, le quatrième aqueduc, nommé la Tepulae, du nom de sa source.
Agrippa, édile l'an sept cent dix-neuf, construisit le cinquième, qu'il appela la Julia, en l'honneur de la famille des Jules.
Et l'an six cent trente-deux, le sixième, nommé la Virgo, parce qu'une jeune fille indiqua cette source ; ou. suivant une autre tradition, moins sûre, à cause de la pureté de ses eaux.
Enfin le septième est dû à l'Empereur Auguste : il l'a construit l'an sept cent cinquante-deux ; pour arroser le Janicule, seule région de Rome qui manquait d'eau. On nomme cet aqueduc l'Alsietina, du lac Alsietinus, dans l'Étrurie, qui l'alimente ; ou l'Augusta, du nom même de l'Empereur.
Parmi les sources de la rive gauche du Tibre cinq viennent des montagnes du Latium ou de la Sabine, et deux, la Virgo et l’Appia, sont tirées de la campagne de Rome, non loin de l'Anio. Les vieux Aqueducs ne peuvent guère arroser les quartiers hauts de la ville, parce qu'autrefois on maintenait les eaux à une moindre élévation, soit que les anciens Romains ne connussent pas bien l'art de niveler, soit qu'ils aient enfoui les conduits avec intention, de crainte qu'ils ne fussent trop faciles à couper par l'ennemi, dans des temps où Rome avait des guerres fréquentes avec les peuples voisins. Les modernes, plus habiles ou délivrés des craintes qui avaient gêné les Anciens, purent élever les eaux aussi haut que possible, de sorte que maintenant tous les quartiers sont rafraîchis. C'est encore Agrippa qui a doté Rome de ce bienfait, car l'Aqueduc le plus haut est celui de la Julia : il se répand sur l'Esquilin, la plus élevée dés sept collines, sur le Quirinal et le Viminal, qui occupent le second et le troisième rang, ainsi que sur le Coelius.
Le Viminal et le Quirinal ne recevaient auparavant que les eaux de la Tépula, qui passent jusqu'au mont Capitoline, au moyen d'un petit aqueduc construit sur les murs mêmes de la ville, au-dessus des portes Catularia et Ratumena.
La Marcia, la troisième en hauteur, arrose les mêmes lieux que la Tépula, y compris le Capitole, mais sur des points moins élevés.
L'Anio occupe le quatrième rang, et s'arrête sur les pentes inférieures de l'Esquilin.
Le Champ de Mars et toute la région Flaminienne reçoivent leurs eaux de la Virgo, qui coule au bas de la Colline des Jardins, et vient se distribuer sur la place des Septa Julia.
L'Appia alimente une partie du Coelius, et le mont Aventin, la plus basse des collines urbaines. Son canal, dirigé d'orient en occident, est tout souterrain et aboutit aux Salines, près la porte Trigemina, sur la rive gauche du Tibre.
Le mont Palatin reçoit ses eaux d'un embranchement de la Julia.
Enfin, l'Alsiétina, ou Augusta, baigne seulement les pentes inférieures du mont Janicule. Tu vois que dans toutes les régions de la ville il y a des eaux abondantes.
Chaque Aqueduc aboutit et se déverse dans un ou plusieurs bassins en maçonnerie appelés châteaux, parce qu'ils sont toujours placés sur un point élevé, comme des châteaux forts. Là ont lieu les principaux départs ; ils s'opèrent au moyen de calices posés sur des tuyaux distributeurs, qui sont maintenus d'un diamètre égal pendant une longueur de cinquante pieds. Les tuyaux sont fondus en plomb très épais; et les calices en airain, parce que cette dernière matière, fort dure, empêche qu'on n'altère les orifices, soit en les élargissant, soit en les resserrant. Leur hauteur est de douze doigts au moins ; leur diamètre varie suivant l'importance de la concession (il y en a de quinze modules différents), et se trouve indiqué par un timbre, de même que celui du tuyau auquel chaque calice correspond. Tous sont immergés à une profondeur égale dans les bassins de départ.
Les eaux appartiennent à la République ; celles qui ne sont point employées pour les fontaines, les bains et les abreuvoirs à l'usage du peuple, sont vendues aux citoyens; elles coulent dans les quartiers les plus éloignés, par les tuyaux des châteaux, qui courent dans toute la ville sous le pavé des rues. De petits tuyaux appelés points s'embranchent sur ces maîtresses conduites pour les concessions privées. La plupart des maisons ont des concessions, ce qui nécessite une comptabilité minutieuse, et une surveillance perpétuelle pour que chacun jouisse de son droit et n'usurpe rien sur le public. La concession donne droit à un jet continu. Les pauvres ont l'eau gratuitement, mais ils doivent l'aller puiser aux fontaines publiques.
Autrefois, l'administration des Aqueducs était confiée aux censeurs, qui les premiers amenèrent des eaux à Rome, ou aux édiles curules ; mais depuis l'édilité d'Agrippa, pendant laquelle il fit réparer à ses frais tous les Aqueducs, ces monuments pouvant passer à bon droit pour son ouvrage, puisque la plupart tombaient presque en ruines, et qu'il les restaura avec une magnificence extraordinaire, l'Empereur a créé, en faveur de ce généreux ministre, la charge de Curateur perpétuel des eaux.
Revêtu de cette nouvelle magistrature, Agrippa introduisit dans l'administration un ordre admirable : il fit ouvrir un registre sur lequel fut inscrit le compte général des eaux amenées à Rome, et le détail de leur distribution tant aux ouvrages publics que dans les propriétés des particuliers. De plus, il établit à ses frais une famille ou troupe d'esclaves, pour veiller à la conservation des Aqueducs et des divers monuments où les eaux se distribuent.
Cette administration existe encore telle qu'elle fut montée alors; seulement la famille d'esclaves appartient maintenant au public, qui en a été gratifié par Auguste, auquel Agrippa l'avait léguées. Elle se compose d'ouvriers et d'agents au nombre de deux cent quarante environ : il y a les campagnards, gardes des sources ; les castellaires, gardiens des châteaux ; les circiteurs ou inspecteurs ambulants ; les salicaires ou paveurs ; les couvreurs ou faiseurs d'enduits ; les plombiers, qui font et posent les tuyaux ; les aiguayeurs, chargés d'établir les prises d'eau dans les châteaux; les niveleurs, qui posent les calices et les tuyaux aux départs des prises d'eau ; les mesureurs, qui règlent la distribution dans chaque quartier ; enfin les pointeurs, fixant sur les gros tuyaux de circulation les petits tuyaux d'embranchement appelés points, devant chaque maison qui achète une concession.
Quelques-uns de ces esclaves restent à la campagne, afin de se trouver à portée d'exécuter promptement les ouvrages qui, sans être considérables, exigent beaucoup de célérité ; les autres habitent dans la ville, aux environs des réservoirs et des lieux de partage des distributions, toujours prêts à opérer, et, quand la nécessité exige, à retirer l'eau de plusieurs quartiers pour la conduire dans celui qui a besoin d'un secours plus abondant. Le Trésor public paye l'entretien de cette famille, et se trouve défrayé par le produit de la vente des eaux dont on retire annuellement à peu près deux cent cinquante mille sesterces. C'est une somme bien modique ; mais d'une part les concessions gratuites sont considérables, et de l'autre, la République n'a pas voulu mettre à haut prix une jouissance qui est ici un besoin de première nécessité. Néanmoins cette somme est plus que suffisante, car tu sais avec quelle parcimonie les esclaves sont traités.
Après Agrippa, divers sénatus-consultes et une loi furent promulgués sur l'administration des eaux, qui jusqu'alors avait été abandonnée à l'autorité particulière du Curateur. L'Empereur confirma par un édit le droit de ceux qu'Agrippa avait fait jouir d'une concession, et régla les proportions des modules. A la mort d'Agrippa, l'an 711, il nomma Messala Corvinus Curateur des eaux, et lui donna deux adjoints. Un sénatus-consulte leur accorda les mêmes insignes qu'aux magistrats ; lorsqu'ils sortent de la ville pour cause de leurs fonctions, deux licteurs, trois esclaves publics, un architecte les accompagnent. Ils ont de plus deux scribes, deux écrivains-libraires, deux accensi, deux hérauts. Le même cortège, à l'exception des licteurs, les suit dans la ville. C'est encore le Trésor public qui paye tout ce monde, ainsi que les tablettes, le papier, et tout ce qui est nécessaire pour la comptabilité et l'administration. Les appariteurs reçoivent en outre des rations de vivres et de pain.
Depuis cette loi, les Curateurs, ou plutôt le Curateur des eaux (il n'y en à qu'un), est nommé par l'Empereur et confirmé par le Sénat. La durée de ses fonctions, sans être positivement déterminée, est d'environ dix ans. Il doit tenir le compte de toutes les fontaines publiques, et veiller à ce qu'elles coulent très exactement jour et nuit, pour l'usage du peuple. En ce qui regarde les concessions, il est placé dans une sorte de tutelle vis-à-vis du Prince, auquel seul elles doivent être demandées. La demande se formule dans une lettre qu'il lui présente lui-même, et sur laquelle il prend ses ordres.
Toute concession est à titre gratuit ou à titre onéreux, et ,surtout expressément personnelle ; elle n'est transmissible ni à l'héritier, ni à l'acquéreur, enfin à nul nouveau propriétaire des liens où elle gît. Pour qu'elle continue, il faut que le titre soit renouvelé. Les bains publics et les domaines gratifiés par l'Empereur jouissent seuls d'une possession perpétuelle.
Les ordonnances défendent de conduire l'eau autre part que dans le domaine pour lequel elle a été concédée, et de la tirer d'un autre château que celui désigné dans la lettre du Prince. Dès qu'une concession devient vacante, on l'annonce publiquement, on la note sur les registres où sont inscrites les eaux à vendre ou vendues et la distribution cesse aussitôt.
Les eaux tombantes, c'est-à-dire provenant du trop-plein des châteaux et du suintement des tuyaux, sont aussi concédées ; mais ces concessions exigent la plus grande surveillance, parce que les ouvriers s'entendent avec les concessionnaires pour faire déborder les réservoirs. Autrefois, il n'y avait d'eaux tombantes que celles provenant du trop-plein des fontaines à bassin ; c'étaient même les seules que l'on vendît, et encore uniquement pour l'usage des bains et des foulons.
D'autres fraudes plus hardies s'exécutent par l'établissement de prises d'eau non concédées. Les propriétaires des champs où passent les canaux de conduite emploient très souvent ce moyen, et l'on pourrait citer tel aqueduc dont on vole ainsi la moitié des eaux ! Dans Rome, les aiguayeurs ou fontainiers ne se font pas faute non plus de ces larcins ; ils percent un nouveau trou au château, quand une concession passe en d'autres mains, et vendent à leur profit l'eau de l'ancien trou qu'ils ne suppriment pas ; ou bien encore ils établissent des points. De telles malversations sont d'autant plus faciles que le jaugeage de chaque aqueduc, et son produit dans un temps donné, portés sur les registres publics, ont presque tous été faits originairement d'une manière fort inexacte, et le volume d'eau coté au-dessous de son importance véritable ; du moins c'est ce que l'on dit.
Tous les aqueducs sont, à l'instar de l'Appia, de véritables monuments ; il a fallu pour les établir percer des montagnes, combler des vallons, établir des canaux suspendus ; souvent fort élevés, aux endroits où les remblais auraient été trop considérables. Dans la partie de la campagne romaine d'où la ville reçoit ses eaux, dans ce vaste triangle formé par l'Anio, la voie Appienne, les montagnes des Eques et des Herniques, et dont la pointe occidentale tombe sur Rome, on voit souvent de longues files d'arcades au sommet desquelles coule une petite rivière. Leurs lignes décrivent des sinuosités ou font des coudes, comme si l'on avait voulu ajouter au pittoresque du coup d'oeil ; mais c'est un artifice de construction pour empêcher les eaux d'acquérir une vitesse trop impétueuse, sans diminuer leur pente, ce qui n'aurait pu se faire qu'en érigeant les arcs à des hauteurs plus considérables. Ces arcs, ainsi que leurs piliers, sont pour la plupart en briques ou en maçonnerie de blocaille, quelques-uns en grosses pierres taillées, mais tous d'une parfaite solidité. L'aqueduc proprement dit, le canal, a cinq à six pieds de haut, sur deux à trois pieds de large. Il est revêtu d'une épaisse couche de ciment qui le rend aussi imperméable que s'il ne formait qu'une seule pièce.
Les six aqueducs de la rive gauche du Tibre viennent verser leurs eaux dans des piscines couvertes situées aux environs du septième milliaire de la voie Latine. Là, suspendant leur cours, elles déposent le limon dont elles sont chargées, et ne recommencent à couler vers la ville qu'après s'être ainsi épurées. En sortant des piscines, trois de ces eaux, la Julia , la Marcia, et la Tepula, sont conduites dans un même Aqueduc à triple canal : la Marcia a son lit en bas, la Tepula au-dessus, et la Julia au-dessus de la Tepula. Arrivé devant les murs de Rome, en dehors de la porte Esquiline, l'Aqueduc traversant la voie publique a la forme d'un bel arc de triomphe, qui accuse dans son architecture extérieure les trois petites rivières superposées coulant au-dessus de la tête des passants.
La pureté et la salubrité des eaux ont été de tout temps l'objet d'une surveillance particulière. Il existe d'anciennes lois qui défendant à qui que ce soit de corrompre l'eau qui coule pour le public, condamne les coupables à une amende de dix mille sesterces. En vertu d'un décret des édiles curules, deux citoyens sont choisis parmi les habitants ou les propriétaires de chaque canton pour surveiller les eaux publiques, et assurer l'exécution de cette loi.
Les Aqueducs sont par leur nature sujets à de très grandes réparations ; leur entretien et leur conservation n'occupent pas moins le Curateur que le soin des eaux. Dans les cas un peu graves, il fait des consultations d'architectes renommés par leurs talents et leur probité, et se détermine, d'après leur avis, à presser ou à différer les ouvrages, soit qu'ils doivent être donnés à l'entreprise, soit qu'ils se trouvent du ressort des familles d'ouvriers. Quelque-fois l'Empereur les fait exécuter à ses frais. On choisit ordinairement le printemps ou l'automne pour ces travaux ; rarement l'été, afin de ne pas interrompre la distribution de l'eau dans la saison où son usage est le plus nécessaire .Sous l'ancienne République, l'entretien des Aqueducs était affermé à des entrepreneurs tenus par leur marché d'avoir un certain nombre d'esclaves ouvriers employés aux conduits extérieurs, et d'autres à ceux de l'intérieur de la ville. De plus le nom de chacun de ces ouvriers, l'ouvrage spécial dont ils étaient chargés, et les quartiers où ils devaient travailler, étaient inscrits sur des tables publiques. Les Censeurs, les Édiles, et quelquefois même les Questeurs, recevaient les ouvrages exécutés.
Les parties d'Aqueducs voisines de la ville, celles comprises depuis le septième milliaire, aux Piscines, exigent une très active surveillance, parce que ce sont les plus considérables ; que sur six fontaines, trois coulent sur les mêmes arcs, et que, quand on est forcé d'en interrompre le cours, Rome se trouve privée de la plus grande partie de ses eaux. Aussi, lorsque les travaux doivent durer longtemps, on établit sur le côté de la partie à restaurer, un canal provisoire, doublé de plomb, dans lequel l'eau poursuit son cours vers la ville.
La réparation des conduits souterrains offrit pendant longtemps beaucoup de difficultés provenant, non de la nature des travaux, en eux-mêmes, mais de la situation des Aqueducs auxquels on ne pouvait arriver, à cause des difficultés suscitées par les citoyens dont ils traversent les champs. Le Sénat, qui jouit d'un pouvoir suprême en matière d'administration, surtout en ce qui touche les Aqueducs, fut obligé de venir au secours des entrepreneurs, et l'an 741, rendit le sénatus-consulte suivant : « Les consuls Q. Dias Tubéron et Paullus Fabius Maximus ayant fait un rapport au Sénat sur la nécessité de réparer les canaux, voûtes souterraines et arcades des eaux Julia, Harda, Appia, Tepala, et Anio, ont demandé au Sénat ce qu'il lui plaisait d'ordonner à ce sujet ; sur quoi il a été arrêté que les réparations des canaux et arcades qu'Auguste César a promis de faire à ses frais, seraient exécutées ; que tout ce qui pourrait être tiré des champs des particuliers à proximité, comme la terre, la glaise, la pierre, la brique, te sable, les bois et tous autres matériaux nécessaires au travail, après avoir été estimés par des arbitres, seraient cédés, enlevés, pris et transportés sans que personne puisse s'y opposer ; que pour le transport de ces matériaux et la facilité des réparations, on pratiquerait, toutes les fois que le besoin l'exigerait, les chemins ou sentiers nécessaires, au travers des champs des particuliers, en les indemnisant. »
Les mêmes Consuls, non contents d'avoir fait rendre ce sénatus-consulte pour la réparation des Aqueducs, en provoquèrent un second pour leur conservation. L'ancienne législation ordonnait qu'il y eût des chemins le long des canaux qui amènent l'eau à la ville ; ces chemins ayant été envahis par les propriétaires riverains et interceptés par des monuments, des édifices et des plantations d'arbres, plus nuisibles encore que tout le reste, parce que leurs racines, s'insinuant dans les joints des murs et des voûtes, les disjoignent et finissent par les détruire, Tubéron et Fabius firent ordonner par le Sénat que, pour faciliter les réparations des canaux et conduits, il y aurait de chaque côté des fontaines, murs et voûtes des Aqueducs, un isolement de quinze pieds, que l'on réduirait à cinq pour les canaux souterrains et ceux situés dans l'intérieur de la ville ; qu'à l'avenir il ne serait plus permis de construire des monuments, ni des édifices, ni de planter des arbres qu'aux distances susmentionnées ; que les arbres actuellement existant dans ces limites seraient arrachés, à moins qu'ils ne soient renfermés dans des domaines ou dans des édifices; que les contrevenants encourraient une amende de dix milles sesterces, dont la moitié appartiendrait, comme récompense, au dénonciateur, et l'autre moitié au Trésor public ; qu'enfin les Curateurs des eaux connaîtraient de ces délits et les jugeraient.
La sagesse d'un tel sénatus-consulte, en revendiquant ces espaces libres afin de protéger des monuments d'une si haute importance, ressortira davantage lorsque l'on saura avec quelle religieuse équité les anciens Romains se sont appliqués à ne point frustrer les particuliers au bénéfice du public ; car lors de l'établissement des Aqueducs, s'ils rencontraient un propriétaire qui fit quelque difficulté de vendre la partie de son champ dont on avait besoin, ils achetaient le champ entier, revendant ensuite le reste, afin d'établir d'une manière certaine le droit des limites.
Le vol des eaux, les entraves mises à leur distribution et les dommages faits aux Aqueducs, ont été pareillement l'objet d'une loi spéciale rendue, l'an sept cent quarante-cinq, sur la proposition du consul T. Quinctius Crispinus : cette loi punit le coupable d'une amende de cent mille sesterces, s'il a agi sciemment ; et, dans le cas contraire, le condamne à rétablir, reconstruire, replacer sur-le-champ ce qu'il a dérangé, ou à démolir ce qu'il a fait. Si le délit a été commis par un esclave, son maître paye pour lui.
La même loi, corroborant une disposition de celle de Tubéron et de Fabius, ajoute : « Quant aux vignes et aux arbres renfermés dans les villas, les édifices ou murs de clôture que les Curateurs des eaux ont reconnus ne point se trouver dans le cas d'être démolis, il faudra que la permission de les conserver soit inscrite et gravée sur ces clôtures, ainsi que le nom des Curateurs qui l'ont accordée. Du reste, il n'est point dérogé aux autorisations déjà existantes de prendre ou puiser de l'eau dans les fontaines, canaux en arcades ou souterrains, pourvu qu'on n'y emploie ni roue, ni calice, ni machine, que l'on ne creuse aucun puits, et qu'on ne perce aucune nouvelle-ouverture. »
On dit à Rome que les Aqueducs sont un des principaux témoignages de la grandeur, du peuple romain ; il est impossible, en effet, de ne pas partager cette idée quand on a vu ces monuments. Le simple relevé de leur étendue, tant en substructions qu'en conduits souterrains ou autres, achèvera de te donner une idée de leur importance. L'Aqueduc de l'Appia, depuis son origine jusqu'aux Salines, son lieu d'aboutissement, parcourt onze mille cent quatre-vingt-dix pas, sur lesquels onze mille cent trente sont en conduits souterrains, et les soixante autres tout en substructions ou en arcades. Il reçoit en outre les eaux d'une autre source qui s'y joint par un conduit souterrain de six mille trois cent quatre-vingts pas.
L'Anio a quarante-trois mille pas, dont quarante-deux mille sept cent soixante-dix-neuf en conduits souterrains, et deux cent vingt-un en substructions.
La Marcia mesure une longueur totale de soixante-un mille sept cent dix pas et demi. La partie en canal souterrain est de cinquante-quatre mille deux cent quarante-sept pas et demi ; celle sur terre, de sept mille-quatre cent soixante-trois pas, dont quatre cent soixante-trois pas pour les parties en arcades. Elle a de plus un affluent que l'Empereur y a conduit par un canal souterrain de huit cents pas, pour la suppléer dans les temps de sécheresse. Cette seconde source, appelée aussi Augusta, du nom de l'inventeurs, double les eaux de la première, qui sont les plus pures et les plus froides de toutes celles amenées à Rome.
La Julia et la Tepula comptent ensemble quinze mille quatre cent vingt-six pas, dont sept mille au-dessus de terre, savoir : cinq cent vingt-huit en substructions, et six mille quatre cent soixante-douze en arcades.
La Virgo a quinze mille cinq cent dix pas) : quatorze mille deux cent soixante-dix en canaux souterrains, et douze cent quarante au-dessus de terre, dont cinq cent quarante en substructions, et sept cents en arcades.
L'Alsiétina, vingt-deux mille cent soixante-douze pas, dont trois cent cinquante-huit en arcades.
Ainsi, les Aqueducs qui viennent rafraîchir Rome y arrivent par seize mille trois cent quarante-deux pas de canaux en substruction, et cent cinquante-huit mille huit cent vingt pas en parties souterraines ; ce qui forme un total de cent soixante-quinze mille cent soixante-deux pas, équivalant à un peu plus que la distance existante entre notre petite Lutèce et le pays des Atuatiques, dans la Gaule Belgique.
L'ensemble de ces magnifiques travaux est complété par cent trente châteaux, alimentant cent six fontaines jaillissantes, et trois cent soixante-cinq fontaines à bassin ou abreuvoirs, sans préjudice des maisons privées, qui absorbent plus de la moitié du produit des Aqueducs. Nulle merveille dans l'Univers n'a plus de droit à l'admiration des hommes. Si les sept canaux qui viennent rafraîchir Rome étaient réunis, ils équivaudraient à une petite rivière d'environ trente pieds de large sur six de profondeur, coulant avec la vitesse moyenne de la Seine à Lutèce ; ou mieux, à peu près aussi considérable que le bras gauche de notre fleuve avant les diminutions que lui font subir les chaleurs de l'été.