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Dezobry, Charles (1798-1871)
Rome au siècle
d'Auguste,
ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une
partie du règne de Tibère
ROME AU SIÈCLE D'AUGUSTE
LIVRE TROISIÈME.
LETTRE LVIII
UNE NOCE ET DEUX MARIAGES.
Les Romains
firent acte de sagesse en laissant chaque peuple qu'ils soumettaient à leur
empire libre de conserver ses lois et ses usages. Ils sentirent que si les
courages se pouvaient dompter, il n'en était pas de même des habitudes, des
croyances, et de certaines idées de prééminence personnelles, qui touchent à
l'honneur, ou à ce qu'on croit être l'honneur des familles. Là devait donc
s'arrêter la conquête, parce qu'il n'y avait plus à livrer que des combats
sans but raisonnable, et sans espoir de succès. Une prudence aussi remarquable
fut sans doute inspirée aux conquérants par ce qui se passait chez eux :
Romulus, peu de temps après l'augmentation de son petit État au moyen des
réfugiés de l'Asyle, avait proclamé l'égalité des droits entre les nouveaux
et les anciens citoyens ; la distinction de patriciens et de plébéiens avait
dû disparaître ; elle se conserva néanmoins, non plus dans les lois, mais
dans les moeurs qui en gardèrent les dénominations, les répulsions, et les
préférences, particulièrement dans les mariages. Après plus de sept
siècles, et malgré toutes les révolutions qui ont été opérées dans la
législation , cet état de choses subsiste encore : comme au premier temps de
Romulus, les Romains ont le mariage patricien et le mariage plébéien. Je vais
te rendre ceci plus sensible par des faits.
Il y a un mois environ, Mamurra m'a fait convier aux noces d'un de ses amis,
membre de l'illustre race Fabia, l'une des plus nobles de Rome, qui épousait
une Métella, et cette alliance avec une race non moins illustre et non moins
noble avait fait le sujet des conversations de la ville. C'était un mariage
purement patricien, et comme ces sortes d'unions sont rares aujourd'hui, c'en
fut assez pour provoquer un grand concours de monde ; aussi, en arrivant chez
Métellus, qui demeure dans le quartier des Carènes, nous trouvâmes le
vestibule de sa maison encombré d'une foule qui refluait sur la voie publique.
C'étaient tous les clients, tous les affranchis des races Fabia et Métella. Ce
ne fut pas sans peine que nous pénétrâmes jusqu'à l'atrium, où les armoires
contenant les images des ancêtres étaient ouvertes, et de là dans le
péristyle et dans la basilique, où les parents et les amis étaient reçus
avec les clients de choix, les clients des premières admissions.
On attendait là que les futurs époux fussent prêts, et la société, divisée
par groupes, se livrait au plaisir toujours nouveau de la conversation. Mamurra
me quitta pour aborder ou recevoir quantité de gens de sa connaissance.
Demeuré seul dans la foule, je m'approchai d'un groupe rangé en demi-cercle
devant un de ces philosophes grecs qui affluent à Rome pour y chercher fortune,
et dont je t'ai parlé précédemment. Il parlait avec une certaine animation et
assurait qu'il avait été l'un des principaux artisans du mariage qu'on allait
célébrer : « Il y a dix ans que je suis lié avec Métellus, disait-il au
groupe qui l'entourait ; sa fille n'était pas plus grande que cela (désignant
le siège où il était assis) lorsque cet excellent homme m'attira dans sa
maison. Depuis ce temps, je n'ai pas cessé un seul jour, pour ainsi dire,
d'être admis dans son intimité et dans celle de Marcia (femme de Métellus) ;
l'oecus a toujours été aussi libre pour moi, que l'atrium pour les clients.
J'ai fait jouer bien des fois la petite Métella avec ses balles de couleur, et
dès qu'elle fut en âge d'apprendre, je lui choisis un précepteur et un
pédagogue. Cette charmante enfant ayant atteint sa douzième année,
ordinairement l'âge du mariage, comme vous savez, ce fut moi qui proposai
Fabius. Après un jour de réflexion, Métella m'apprit qu'elle acceptait, et
voulut que je l'accompagnasse lorsqu'elle alla consacrer ses poupées aux
Pénates de la maison, qu'elle préféra à Vénus, pour faire ainsi acte de
grande fille. Les fiançailles devaient se conclure par procuration ou par
lettres, Fabius étant en Orient avec l'Empereur ; mais il revint l'année
suivante, et la cérémonie eut lieu ici, dans cette basilique, en présence des
amis et des principaux membres des races Fabia et Métella, à la première
heure du jour, ajouta-t-il en souriant, ce qui rend les fiançailles meilleures
et favorables. L'illustre et savant jurisconsulte Antistius Labéon y présida ;
il voulut qu'un acte en fût rédigé par écrit, bien qu'un simple consentement
verbal eût pu suffire. Je l'entends encore dire gravement à la jeune Métella,
avant de présenter l'acte à nos cachets : « Les fiançailles, de même que
les noces, ne se contractent que du libre consentement des parties, et une fille
peut résister à la volonté paternelle, dans le cas où le citoyen qu'on lui
présente pour fiancé a été noté d'infamie, a mené ou mène une conduite
répréhensible. Avez-vous, ma belle enfant, quelque objection de ce genre à
faire ?... Vous ne répondez point ; nous allons donc passer outre, attendu que
la fille qui ne résiste pas ouvertement est censée consentir. »
« L'acte signé, Fabius offrit à sa fiancée, comme garantie de l'engagement
qu'il venait de contracter, un anneau de fer tout uni, sans aucune pierrerie.
Métella l'accepta, et, en signe de l'union cordiale qui devait régner
désormais entre elle et Fabius, elle le mit à l'avant-dernier doigt de la main
gauche, parce qu'il existe, dit-on, un nerf qui correspond de ce doigt au coeur.
« Il fallut ensuite fixer le jour du mariage, poursuivit Anaxagoras (c'est
ainsi qu'on le nomme). L'édit de l'Empereur, qui déclare nulles toutes
fiançailles contractées deux ans d'avance n'existait point encore ; mais
Fabius craignait qu'on ne prît le délai d'une année, comme on fait assez
ordinairement, et il me sut beaucoup de gré quand je proposai la fin du mois,
en rappelant que le mariage suivait quelquefois de très près les fiançailles.
Mais mon savoir se trouva en défaut dans cette occasion. - Nous serons encore
dans le mois de mai, dit aussitôt Marcia , mois funeste, à cause des
Lémuries, et pendant lequel il faut éviter de se marier. - On pourrait
remettre au lendemain, aux calendes de juin. - Vous ignorez encore, cher
philosophe, que tous les jours qui précèdent les ides de juin sont funestes
aussi pour les mariages. - En sautant aux calendes de quintilis, serait-on à
l'abri de la fatalité ? - Pas davantage, cria quelqu'un qui se trouvait
derrière le cercle d'auditeurs, et il faut être un barbare pour ignorer que le
jour des calendes de quintilis est férié, qu'on ne peut alors faire violence
à personne, ou du moins à une jeune fille, et qu'il n'y a qu'une veuve qui
puisse se marier un pareil jour. - C'est ce qui me fut encore objecté par
Marcia,. répondit Anaxagoras à son interrupteur qui s'éloignait ; elle ajouta
que le lendemain des calendes, des nones, des ides, sont également des jours
funestes, des jours « religieux, » pendant lesquels il n'est permis de faire
que les choses absolument indispensables. »
Le petit discours d'Anaxagoras m'avait intéressé, et quand le philosophe eut
cessé de parler, je m'approchai d'un autre groupe où des rires assez bruyants
annonçaient que la conversation était moins sérieuse. C'était un poète
comique qui discourait sur le mariage et sur les filles à marier : «
L'Empereur aura beau faire, disait-il, je doute qu'il parvienne jamais à
propager dans la gent togée le goût du mariage. Je ne connais qu'un moyen,
mais infaillible, ce serait d'assurer de bonnes grosses dots aux femmes. Oh !
alors, l'humeur matrimoniale s'emparerait promptement, non pas de tous les
coeurs, mais de toutes les têtes, et cela suffirait. L'ambition, un intérêt
sordide, ne font-ils pas aujourd'hui presque tous les mariages ? on négocie
pour se marier comme pour acheter une maison, un fonds de terre ; on se
marchande, on se vend ; les sesterces de la dot sont les principales, et souvent
les seules vertus qu'on recherche dans une épouse ; aussi, trouver à marier
une fille qui n'est pas bien dotée est ce qu'il y a de plus difficile, et le
monde regarde presque comme des concubines les femmes ainsi mariées. De là
l'orgueil des femmes riches, leur empire presque absolu sur leurs maris. » - Il
parle ainsi, dit quelqu'un à demi-voix, parce qu'il a sa soeur à doter, et que
la médiocrité de la dot n'attire pas les gros partis. - Je voudrais, continua
le poète, que l'Empereur ordonnât des supplications perpétuelles à Vénus
pour que toutes les jeunes Romaines fussent belles, l'argent, après la beauté,
étant ce dont on s'inquiète le plus. Les pauvres filles sont victimes de cette
exigence, qui devient pour elles un véritable supplice, et depuis que
l'Empereur les a déclarées, par édit, nubiles à douze ans, ce supplice
commence presque dès leur enfance. Les mères n'ont qu'une idée, c'est que
leurs filles soient belles, et dans cette vue elles s'étudient à leur
rabaisser les épaules, à leur serrer la poitrine, afin que les malheureuses
aient la taille plus élégante, désespérées de ne pouvoir rien sur les
traits du visage. Quelqu'une prend-elle de l'embonpoint : « C'est un athlète,
crie aussitôt la mère ! » et elle lui retranche là nourriture jusqu'à ce
que, malgré la bonté de son tempérament, elle l'ait, à force de régime,
rendue mince comme un jonc. C'est une grande affaire pour une mère de « placer
sa fille, » de la fourrer à quelqu'un, et pour lui trouver un époux il n'est
pas d'ami auquel on ne se recommande.
« La religion n'est pas respectée davantage : autrefois, on ne concluait aucun
mariage sans prendre les auspices ; depuis longtemps cette coutume est tombée
en désuétude, et si une jeune Romaine invoque encore les déesses Carrel,
protectrices des filles à marier, sa dévotion ne lui inspire plus d'aller, la
veille de ses noces, avec sa mère ou une parente, passer la nuit dans un temple
pour écouter si quelque oracle ne se fera pas entendre. Un des ministres
sacrés qui auraient de présider à cette sainte consultation de la volonté
céleste, vient, pour la forme, rapporter qu'il n'y a point d'auspices
défavorables, et l'on se contente de sa simple déclaration. »
Ce discours fut interrompu par l'arrivée de la jeune Métella qui sortait des
oeci, situés en parallèle de la basilique, et venait, accompagnée de sa
mère, recevoir les félicitations des personnes conviées à ses noces. On se
porta à sa rencontre avec un empressement d'autant plus vif, qu'il était
augmenté par le désir de voir une fort jolie personne. En effet, Métella peut
passer pour le type de la beauté romaine : elle est blonde a le front bas le
nez petit et légèrement aquilin, des yeux noirs très vifs, surmontés de
sourcils parfaitement arqués jusqu'à la naissance des joues, et se joignant
presque, une bouche que l'on compare à celle de la déesse des amours, un teint
de roses et de le plus joli petit pied du monde, et une main blanche et longue,
dont les doigts galbés et un peu relevés sont ornés d'ongles de rose.
Métella, qui n'a que quatorze ans, empruntait un nouvel éclat de son costume
de mariée : elle avait une longue tunique blanche, unie, tombant jusque sur les
pieds, et par-dessus, une palla qui, gracieusement ramenée sur la tête,
encadrait son visage, et laissait voir sur le front ses cheveux partagés en
deux bandeaux ; c'est le costume ordinaire des matrones, et, dans l'agencement
de la palla et de la coiffure, celui des vestales, comme symbole d'innocence et
de pureté. Mais la palla, au lieu d'être blanche, est couleur de safran, ou
plutôt de flamme jaunâtre, ce qui l'a fait appeler flammeum. Les mariées
seules portent cette palla de couleur ; elles en sont comme voilées, cela a
fait donner au mariage patricien le nom de noces (nuptiae), de nubere,
voiler. Enfin son pied était chaussé d'un brodequin également de couleur
jaune.
Le pouvoir civil n'intervient point dans les mariages ; mais il n'en est pas de
même du pouvoir religieux. Le Pontife Maxime, chef de la religion, et le
prêtre du roi de dieux, le Flamine-Dial, président aux mariages, et les
consacrent. On attendait ces ministres sacrés lorsqu'un bruit de faisceaux
retentit sur la porte, et annonça leur arrivée. Ils furent aussitôt conduits
au sacrarium de la maison, où les suivirent les futurs époux et leurs parents,
ainsi que dix témoins, exigés par la loi pour valider un mariage. Métellus
ordonna d'ouvrir le péristyle à tout le monde, et la foule se rangea sous les
portiques et dans le xyste.
Fabius et Métella se placèrent sur une chaise jumelle, couverte de la toison
avec sa peau d'une brebis ayant servi de victime Le Flamine-Dial mit la main
droite de la jeune fille dans la main droite du jeune homme, prononça certaines
paroles sacramentelles et solennelles par lesquelles il déclara que la femme
devra participer aux biens de son mari ainsi qu'à toutes les choses saintes .
Il offrit ensuite à Junon, qui préside aux mariages, un sacrifice où les
libations furent faites avec du vin miellé et du lait, et dans lequel figura un
pain du froment nommé far, apporté et présenté par la mariée. Cette
offrande du pain de far a valu à ce mariage le nom de Confarréation. On eut
soin, dans ces sacrifices, de jeter le fiel de la victime au pied de l'autel,
pour rappeler que toute aigreur devait être bannie du mariage.
Métellus avait fait à sa fille des présents de noces, lui avait donné un
trousseau, des perles, des pierreries, des parures. C'était un acte de sa
générosité ; mais les conventions, inscrites sur les tablettes nuptiales,
portaient que Métella serait dotée d'un million de sesterces (dot ordinaire
des enfants de bonne maison), acquittés en trois payements, dont le premier
aurait lieu, le jour même du mariage. En sortant du sacrarium les deux familles
rentrèrent dans les oeci, avec les dix témoins et un augure, pour s'occuper de
cette affaire importante ; je dis importante, parce qu'en jetant les yeux sur
les suites du mariage, on ne peut s'empêcher de mettre les biens au nombre des
choses nécessaires à sa félicité. Par une coutume assez fréquente, un
esclave fut compris dans les apports de Métella sous le titre d'esclave dotal.
C'est un serviteur qui suit le sort de l'apport dotal de la femme. Les tablettes
furent ensuite déposées au Tabularium du peuple, et une copie au Tablinum de
la maison.
La foule s'écoula lentement. Je la suivis en gagnant le haut de la Voie
Sacrée, et je descendais sur le Forum lorsque je rencontrai près de l'Arc de
Fabius une nombreuse procession qui se rendait au tribunal du Préteur :
c'étaient deux familles plébéiennes qui allaient s'allier en unissant un
jeune homme et une jeune fille conduits en tête de la bande.
Le mariage plébéien est un achat, une coemption, c'est ainsi qu'on le nomme.
Le mari achète sa femme qui, légalement parlant, devient son esclave. Elle est
vendue par son père ou son tuteur, en présence du magistrat, de cinq témoins,
citoyens romains pubères, et du libripens ou franc-peseur, c'est-à-dire peseur
impartial ; qui figure dans toutes les ventes. Ici la ,vente étant purement
symbolique, le prix de la femme vendue n'est que d'un as. Par une singularité
dont j'ignore l'origine, cet as est fourni par la femmes, de sorte que c'est
elle réellement qui achète son mari.
Mais voici les familles rangées devant le tribunal du Préteur. La première
formalité est un acquiescement mutuel des parties : il est nécessaire. pour
les fiançailles, à plus forte raison l'est-il pour le mariage - « Femme, dit
l'homme, veux-tu être ma mère de famille ? - Je le veux, » répondit-elle.
Puis interrogeant l'homme à son tour : « Homme, veux-tu être mon père de
famille ? » Même réponse affirmative. Remarque ce mot famille, qui rappelle
l'esclavage : la patricienne est matrone ; la plébéienne, mère de famille.
Afin de rappeler à la jeune fille la dépendance nouvelle où elle entrait, son
mari lui sépara légèrement les cheveux avec un javelot dont il lui promena
six fois la pointe sur la tête.
Quelques jeunes gens s'approchèrent ensuite de la femme, l'enlevèrent comme de
force, et la portèrent jusqu'à la maison de son mari, dans laquelle ils la
déposèrent, sans que ses pieds eussent touché le seuil. Cette violence
simulée, accomplie en présence des familles qui escortaient les ravisseurs, a
pour but de rappeler l'enlèvement des Sabines.
Avant d'arriver à la maison conjugale, on s'arrêta, au premier carrefour, où
l'on passa, devant un de ces laraires en plein vent qu'on trouve fréquemment
dans ces endroits ; la jeune femme tira une bourse de son sein, et y prit un as
qu'elle offrit à ces petits dieux publics, puis la procession continua sa
marche.
La femme mariée par coemption n'a point le culte des Pénates de son mari, qui
sont honorés dans la partie la plus secrète de la maison; placée par son
union dans la condition légale des esclaves, elle n'a droit d'honorer que les
Lares publics, dieux protecteurs des esclaves. Elle doit cependant une offrande
au Lare du foyer ; c'est encore un as que, par une coutume assez bizarre, elle
apporte dans sa chaussure, le jour de son mariage peut-être pour signifier
qu'il doit la protéger dans ses démarches.
Telles sont les formalités du mariage plébéien. Mais le mariage patricien
n'est pas terminé par les cérémonies de la confarréation ; il y a encore la
conduite de l'épouse chez l'époux. Mamurra vint me chercher de nouveau pour
assister à cette dernière cérémonie. En descendant par le Tuscus vicus, il
m'arrêta devant une maison décorée de guirlandes de verdure et de fleurs, et
dont la porte était ornée de tentures blanches : « C'est ici, me dit-il, que
Fabius demeure. Entrons : il faut que je vous fasse connaître la disposition
d'une maison où sont attendus de nouveaux mariés. Vous voyez d'ici, me dit
Mamurra, dès que nous eûmes franchi le seuil, vous voyez d'ici, en face même
de ce couloir qui conduit de la voie publique dans l'atrium, la chambre nuptiale
: c'est le tablinum, qui sert à cet usage ce jour-là. » En effet, il était
occupé par un lit superbe, dressé sur une estrade ornée d'ivoire, couvert de
tapis brochés d'or, ou de pourpre tyrienne. Il y avait autour du lit six
statues de dieux et de déesses qui président à l'hymen.
Nous arrivâmes chez le père de Métella au moment où Vesper, l'étoile de
Vénus, apparaissait au ciel : ce fut le signal du départ. Les parents
s'empressèrent pour conduire la nouvelle épouse au domicile du mariage. En
même temps, cinq affranchis, portant chacun une torche nuptiale, qu'ils avaient
été allumer chez les édiles, se mirent en tête du cortège. Les édiles
veillent au maintien des moeurs, et c'est encore en signe de bon présage qu'on
va chez eux chercher le feu des flambeaux de l'hymen. Avant de prendre rang à
la suite des porteurs de flambeaux, les deux époux se placèrent devant Marcia,
l'un à droite, la seconde à gauche, mais un peu écartés de côté. Marcia,
debout derrière eux, leur mit la main sur l'épaule, comme pour les rapprocher,
et dit à sa fille de prendre de la main droite la main droite de son époux.
Alors trois jeunes enfants, vêtus de la toge des jeunes garçons, tous trois
patrimes, c'est-à-dire issus de mariages patriciens, et ayant encore leurs
père et mère, s'approchèrent de Métella, qui tira son flammeum jusque sur
ses yeux. Ils feignirent d'arracher la jeune épouse des bras de sa mère. Deux
la prirent chacun par une main, et le troisième se plaça devant elle avec une
torche d'épine blanches, bois qui préserve des maléfices. Devant eux se
rangèrent une esclave et un jeune camille : la première portait une quenouille
garnie de laine, avec son fuseau ; le second, une corbeille d'osier dans
laquelle se trouvaient les ustensiles de travail de la jeune femme.
Les statues de quatre divinités protectrices des mariages portées sur des
brancards, ouvraient la marche : c'étaient Jugatinus, dieu du joug ; Domiducus,
qui préside à la marche de la femme vers la maison de son mari ; Domicius, qui
doit la faire entrer dans la maison ; et Manturna, déesse par la protection de
laquelle elle demeurera avec son mari. Tu reconnais là l'esprit religieux des
anciens temps, et la fidélité des Romains à garder leurs usages.
Le cortège s'avançait à. la lueur d'une multitude de flambeaux en bois de
sapin. La procession fut bruyante, et animée par des chants fescennins,
plaisanteries fort libres que, par un usage assez singulier, les enfants
faisaient retentir aux oreilles de la jeune épouse. Il y avait aussi une
exclamation symbolique : on criait talassio, vieux mot signifiant panier
à mettre la laine, afin de rappeler à l'épouse ses devoirs de fileuse dans la
maison de son mari. Les femmes accompagnaient ce cri d'un battement de main
léger et cadencé.
Aussitôt que le cortège fut arrivé à la maison nuptiale, Fabius se plaça
devant la porte, et s'adressant à Métella : « Qui êtes-vous, lui dit-il ? -
Là où vous serez Caïus, lui répondit-elle fièrement, je serai Caïa, »,
déclarant ainsi qu'elle comptait vivre avec son mari sur le pied d'égalité,
et, en même temps, qu'elle remplirait avec exactitude les devoirs de maîtresse
de maison, comme la belle-fille de Tarquin, Caïa Caecilia, dont le nom est
resté synonyme de ménagère laborieuse. Après cette déclaration un des
patrimes lui présenta une torche de pin enflammée et de l'eau, en l'engageant
à y porter la main : c'était pour la purifier, ou plutôt pour lui annoncer
que désormais elle jouirait en communauté avec son mari du feu et de l'eau,
c'est-à-dire de la vie. Métella attacha des bandelettes de laine blanche à la
porte, nouvelle manière d'indiquer qu'elle serait bonne fileuse, et en frotta
les jambages avec de la graisse de porc et de loup, pour écarter les
maléfices. C'est de cette onction que la femme mariée a été appelée uxor,
épouse, corruption de unxor, du verbe ungere, oindre.
Lorsqu'il fallut entrer dans la maison, les compagnes de Métella la
soulevèrent pour lui faire passer la porte ; on eût regardé comme une
profanation que ses pieds touchassent le seuil, qui est consacré à Vesta,
déesse de la virginité.
Le mari eut aussi à remplir à son tour une formalité symbolique : il jeta des
noix aux enfants, comme pour déclarer qu'il renonçait aux futilités, et ne
songerait plus désormais qu'aux graves devoirs du père de famille.
Aussitôt que Métella eut pénétré dans l'atrium, on la fit asseoir sur une
toison de laine, autre manière de lui rappeler qu'elle devra filer pour son
époux ; on lui présenta une clef, symbole de l'administration intérieure qui
allait lui être confiée, et Fabius lui offrit, dans un plat, quelques pièces
de monnaie d'or, comme prix de la première nuit nuptiale.
Il y eut ensuite un souper splendide, où les matrones prirent place sur les
lits à côté des hommes. Celles qui n'avaient été mariées qu'une fois
portaient une couronne de fleurs blanches, et le soir, les plus âgées d'entre
elles conduisirent Métella au lit nuptial. Dès qu'elles l'eurent introduite
dans le tablinum, dont les voiles se fermèrent sur elles un choeur de jeunes
garçons et de jeunes filles fit retentir le chant suivant, qu'accompagnait un
concert de flûtes :
« Habitant de la colline Hélicon, fils de Vénus-Uranie, toi qui entraînes
vers un époux la tendre vierge, dieu d'hyménée, Hymen, Hymen, dieu
d'hyménée.
« Ceins ton front des fleurs de la marjolaine odorante ; prends le Flammeum.
Viens ici, aimable dieu ; accours, portant un jaune brodequin à ton pied blanc
comme la neige.
« Animé par ce jour d'allégresse, mêle ta voix argentine à nos chants
d'hyménée ; que ton pied léger frappe la terre, et que ta main agite le pin
enflammé.
« Appelle en cette demeure celle qui doit y régner. Qu'elle désire son nouvel
époux, et que l'amour enchaîne son âme, comme le lierre enlace l'orme de ses
replis errants.
LES GARÇONS SEULS. « Et vous aussi, chastes vierges, qui verrez naître pour
vous un pareil jour, répétez en cadence : Dieu d'hyménée, Hymen, Hymen, dieu
d'hyménée. »
Bientôt les matrones sortirent, l'époux fut introduit auprès de l'épouse
pendant que les chants continuaient. Tout à coup les portes de l'atrium sont
ouvertes, les voiles du tablinum tirés, et l'on aperçoit Fabius auprès de
Métella. Mais presque au même instant, après cette preuve publique du
mariage, les voiles retombent, les chants cessent, et tout le monde se retire en
silence.
Le lendemain, on vint faire repotia chez les nouveaux mariés : c'est un souper
où la femme remplit pour la première fois les devoirs de maîtresse de maison
et qui signifie proprement réjouissance.
Le mariage est un contrat par lequel un homme et une femme se donnent
mutuellement leur foi et s'engagent à vivre perpétuellement ensemble ; les
noces sont ce même contrat revêtu des formes prescrites par les lois
religieuses. La femme acquiert par les noces le titre d'épouse, uxor ; par le
mariage elle n'a que celui de moitié, mulier : la confarréation est un mariage
avec noces, la coemption est un simple mariage. J'ai voulu te faire connaître
ces deux modes d'union conjugale en usage chez les Romains, mais non pas en
vigueur, car celui par confarréation, bien que le plus respectable, est presque
tombé en désuétude. C'est le plus avantageux pour femmes ; une épouse
confarrée participe au culte religieux particulier à la race de son mari ;
elle est toujours sous le pouvoir de son père, mais elle reste libre vis-à-vis
de son époux. Les enfants qui naissent de son mariage jouissent de certains
privilèges, on les emploie dans les cérémonies religieuses parce qu'ils sont
patrimes, et c'est parmi eux qu'on choisit les flamines et les vestales.
Si la confarréation est avantageuse pour les femmes, elle a des inconvénients
pour les hommes, qu'elle prive du pouvoir conjugal, et souvent du pouvoir
paternel ; en effet, les pères perdent toute autorité sur leurs fils devenus
flamines, et sur leurs filles qui épousent un de ces pontifes. Aujourd'hui que
l'esprit religieux est nul, on évite la confarréation pour échapper à ses
conséquences, et ce mode de mariage n'est plus guère pratiqué que dans les
familles sacerdotales, qui fournissent les grands flamines, dont on exige cette
pureté d'origine.
Mais cet antique mariage religieux n'a pu lutter complètement contre les moeurs
; il a dû être modifié dans une de ses principales conséquences,
l'indépendance de la femme. Cette modification est une loi sous la forme d'une
exception, car rien n'est changé, à l'ancien usage si l'on n'en fait pas la
convention expresse au moment du sacrifice ; aussi jamais on n'y manque. Alors
la femme confarrée tombe sous la nain de son époux, ainsi que disent les
jurisconsultes ; elle devient sa fille, comme si elle avait été mancipée (le
pouvoir sur les enfants étant le même que celui sur les esclaves), et elle
cesse d'appartenir à sa famille consanguine. En revanche, son nouvel état la
rend apte à hériter de son mari, et s'il y a des enfants, elle a droit à une
part égale de l'héritage, comme enfant elle-même, car elle porte réellement
le nom ; on dit la Métella de Fabius, la Terentia de Cicéron, etc.
Cette condition lui crée une deuxième servitude, celle de son beau-père, qui
légalement devient son aïeul, et à ce titre acquiert la puissance sur elle.
La dérogation à la dignité de patricienne ne lui fait rien perdre de sa
considération ; elle garde le titre de matrone, affecté aux femmes mariées
par confarréation, tandis que celles mariées par coemption ne sont appelées
que mère de famille, c'est-à-dire, suivant la rigueur du terme, mère
d'esclaves. C'est son titre irrévocable, qu'elle ait ou qu'elle n'ait pas
d'enfants.
La modification relative à l'état de la femme dans le mariage patricien fut
inspirée par une disposition de la loi des XII Tables en vertu de laquelle
toute femme confarrée tombait sous la puissance de son mari quand elle avait
habité avec lui une année entière, sans coucher trois nuits hors du domicile
conjugal. Cette cohabitation annale était appelée usage. Depuis, on trouva
plus simple de fixer immédiatement la position de l'épouse.
L'usage ne fut pas aboli, mais l'on imagina de l'appliquer à des unions
conclues sans aucune formalité ni civile, ni religieuse, et simplement en
présence de témoins. Une fois l'année révolue, ce mariage produit le même
effet que la coemption. On l'a inventé particulièrement pour les prolétaires,
afin de propager la race citoyenne, qui diminue de jour en jour, et ne peut
naître que dans les unions légitimes. Il ne faut pas moins que cette facilité
pour engager au mariage une plèbe insouciante, qui, logeant dans un grenier,
avec un lit pour tous meubles, et n'économisant pas même sur ses besoins de
quoi acheter une toge, se soumettrait difficilement, pour le bien de la
République, à acheter une femme, quoique cette dernière acquisition soit
beaucoup moins chère que l'autre.
LE DIVORCE ET LA RÉPUDIATION
C'est une assez
remarquable infirmité de notre nature que les sentiments les plus honorables ;
les passions les plus honnêtes puissent quelquefois se changer presque en vices
quand nous les poussons à une certaine extrémité. Le siècle dernier qui,
sauf quelques rares exceptions, ne fut certes pas un siècle de bonnes moeurs,
ni de nobles caractères, a vu l'un des excès dont je parlé ici, et qui
peuvent avoir eu quelque élévation peut-être dans les âges primitifs ou dans
les beaux âges des sociétés.
Le célèbre orateur Q. Hortensius s'était enthousiasmé de la vertu de Caton,
homme d'un caractère à part, qui avait beaucoup d'admirateurs, quoique peu
d'imitateurs. Au nombre des derniers on remarquait Favonius, dont j'ai parlé ;
Hortensius n'était que parmi les premiers : mais à force d'admirer Caton, il
était devenu son ami, son compagnon le plus assidu, et cette fréquentation
habituelle lui fit naître un violent désir de s'allier à lui, et de mêler,
de quelque manière que ce fût, sa maison et sa race avec celle d'un homme si
vertueux. Il n'imagina rien de mieux, pour arriver à cette fin, que de lui
demander en mariage sa fille Porcia ; bien qu'elle fût déjà mariée à
Bibulus, dont elle avait deux enfants. « Ma proposition, dit-il, doit paraître
étrange, si on la juge avec l'esprit du vulgaire ; mais n'est-il pas aussi
honnête en soi-même, qu'utile à la République qu'une femme jeune et belle ne
reste pas inutile en laissant passer l'âge d'avoir des enfants, et qu'elle ne
soit pas à charge à son mari, ne l'appauvrisse pas en lui donnant plus
d'enfants qu`il n'en veut avoir ? Si l'on communiquait ainsi les femmes
honnêtes aux citoyens honnêtes, la vertu se multiplierait et deviendrait
commune dans les familles, et par le moyen de ces alliances la ville se fondrait
pour ainsi dire en un seul corps. » Caton fit observer que Bibulus ne
consentirait sans doute pas à se séparer de sa femme, dont il était toujours
fort épris. « Je la lui rétrocéderai, s'il le faut, repart naïvement
Hortensius, dès qu'elle m'aura rendu père, et que par cette communauté
d'enfants, je me serai plus étroitement uni et à vous et à lui. »
Peux-tu concevoir qu'un pareil discours ait été tenu par un contemporain de
César, de Pompée, et de Cicéron ? ne te prends-tu pas à douter de la
sincérité d'Hortensius, et ne croirais-tu pas qu'il n'a voulu faire qu'un jeu
d'esprit, essayer de mettre son éloquence aux prises avec la vertu de Caton, et
tenter un de ces triomphes oratoires qu'il gagnait si souvent au barreau ? Pour
moi, j'avoue que telle a été ma pensée quand j'ai lu cette anecdote pour la
première fois. Mais voici qui est bien plus fort encore : Caton ayant fini par
faire comprendre à son enthousiaste ami qu'il demandait une chose impossible,
Hortensius, plus ardent que jamais pour la vertu, demande alors à Caton de lui
céder sa propre femme Marcia. Cette proposition devait paraître encore plus
étrange que la première, car Marcia était enceinte, et par conséquent
personne ne pouvait douter de l'affection qu'avait encore pour elle son mari ;
néanmoins Caton ne la rejeta pas, soit que la théorie professée par
Hortensius sur la propagation de la vertu lui eût porté conviction, soit qu'il
fût touché de l'admiration de son ami. Cependant il se réserva de consulter
Philippe, le père de sa femme. Ce dernier, qui sans doute avait quelque
conformité de caractère avec son gendre, le laissa parfaitement libre de faire
ce qu'il voudrait. D'ailleurs que dire à un mari qui trouve lui-même tout
naturel de céder sa femme à un autre ? Mais Philippe mit une certaine finesse
dans le consentement qu'il donna : il voulut, probablement pour s'assurer de la
parfaite sincérité de Caton, il voulut qu'il signât au contrat de mariage de
Marcia et d'Hortensius. Caton ne se démentit point, et signa cet acte,
c'est-à-dire y apposa son anneau comme s'il se fût agi de sa fille.
Hortensius épousa Marcia sans restriction, sans aucun engagement de la rendre
dans un délai déterminé, comme il avait proposé de faire pour la femme de
Bibulus. Il vécut avec elle jusqu'à son dernier jour, et lorsqu'il mourut, il
laissa un testament qui déclarait cette femme vertueuse héritière de tous les
grands biens qu'il avait amassés. Ce qui n'est pas moins curieux que tout ce
qui précède, c'est que Marcia ayant fait son temps de veuvage, Caton l'épousa
de nouveau. Il est vrai qu'il ne vécut pas avec elle, car cet hymen eut lieu au
moment où il allait partir pour suivre Pompée dans la guerre qu'il
entreprenait contre César ; il ne la prit que pour gouverner sa maison, et
servir d'appui à ses filles qui se seraient trouvées seules pendant son
absence.
Quant à l'action d'Hortensius, elle fut jugée diversement : les uns la
louèrent, les autres (et ce fut le plus grand nombre) la blâmèrent : c'était
à leurs yeux presque un adultère légal. On ne dit rien de la docilité de
Marcia, de cette facilité à se laisser commander, pour ainsi dire,
l'indifférence et l'affection pour tel ou tel c'est cependant ce qui me paraît
le plus extraordinaire, et je ne me l'explique que par l'absolutisme du pouvoir
paternel, Philippe étant intervenu dans le second mariage de sa fille.
Quand je disais , en commençant cette lettre, que l'action d'Hortensius
n'était presque qu'un anachronisme, je me rappelais qu'elle lui avait sans
doute été inspirée par une loi de Numa ; cette loi portait que le mari qui se
trouverait assez d'enfants pourrait céder sa femme soit pour un temps, soit à
perpétuité, au citoyen romain qui la lui demanderait pour en avoir également
de la postérité.
Après avoir vu le mariage entouré de formalités qui toutes ont pour but de le
rendre durable, tantôt en le consacrant par les plus saintes cérémonies de la
religion, tantôt en lui donnant le caractère non moins sacré de la
propriété acquise à prix d'argent, il paraît étrange qu'il ne soit pas
irrévocable, car, outre la loi de Numa, il y en a d'autres encore qui
permettent l'annulation de cet acte ; c'est que, dans la pensée du
législateur, le mariage n'a jamais été considéré que comme une association
qui ne doit durer qu'autant que les associés seront de bon accord ; que là où
il n'y a pas accord, il n'y a plus de société possible ; et que pour prévenir
ce mal, il faut pouvoir dissoudre légalement un mariage qui n'est plus, de
fait, qu'une désunion.
Originairement cette dissolution possible fut ménagée pour servir d'auxiliaire
au maintien des bonnes moeurs, comme un châtiment réservé aux épouses qui
s'écarteraient du chemin de la vertu ; Romulus, entre autres ordonnances, en
fit une qui permettait au mari de répudier sa femme si elle avait empoisonné
ses enfants, falsifié ses clefs, commis un adultère, ou seulement bu du vin
fermenté. On craignait que cette boisson ne leur fit commettre quelque action
déshonnêtes, et, par suite d'une telle appréhension, les femmes ne devaient
jamais boire que du vin doux. Bien que cette interdiction soit depuis des
siècles tombée en désuétude, une ancienne coutume, toujours en vigueur, la
rappelle : c'est de baiser les femmes sur la bouche. Originairement ce fut un
droit, et presque un devoir, non seulement pour le mari, mais encore pour les
parents, jusqu'aux cousins ; ils devaient aborder ainsi les femmes de leur
famille, toutes les fois qu'ils les rencontraient, afin de s'assurer si elles ne
sentaient pas le vin.
Les lois de Romulus et de Numa tombèrent en désuétude ou plutôt en oubli
avant d'avoir été appliquées, et l'on aurait pu les regarder comme abolies,
lorsque, l'an 520 de Rome, un citoyen nommé Spurius Carvilius Ruga crut devoir
user de la loi Romuléenne ; mais dans une intention parfaitement honnête : sa
femme était stérile, sans qu'il l'aimât moins pour cela. Cependant il avait
juré devant les Censeurs de se marier pour donner des citoyens à la
République ; sacrifiant donc sa tendresse à son respect pour la religion du
serment, il quitta l'épouse de son choix pour en prendre une autre.
La rupture du mariage de Caton fut un Divorce, celle de Carvilius, une
Répudiation, Le Divorce est la dissolution du mariage patricien, et la
Répudiation, celle du mariage plébéien. Le premier est un acte entre gens
libres, égaux en droits, et peut être demandé par l'un ou l'autre des
conjoints ; le second est une action de maître à esclave, et ne pouvant jamais
venir que du maître, c'est-à-dire du mari.
Peut-être en raison de cette distinction, trouvera-t-on presque incroyable que
pendant plus de cinq siècles il ne se soit trouvé qu'un seul exemple de
Répudiation : le fait s'explique d'abord par la pureté de moeurs qui régnait
autrefois : ensuite par les conditions que Romulus avait imposées à cet acte :
si une femme se mettait dans le cas d'être répudiée pour l'une des causes
mentionnées plus haut, elle était renvoyée purement et simplement ; mais au
contraire si le mari n'avait pas de motifs légitimes, la moitié de ses biens
devait passer à la femme qu'il répudiait, l'autre moitié être consacrée au
temple de Cérès, et lui-même dévoué aux dieux infernaux. C'était là,
comme tu vois, un terrible frein contre les caprices possibles de la
Répudiation.
Le Divorce rappelle, par son nom même, l'indépendance de ceux qui ont droit
d'y recourir : il signifie séparation des parties, qui s'en vont chacune de son
côté, par suite de la divergence dans les esprits, c'est-à-dire de
l'incompatibilité dans les caractères. Cette rupture doit être constatée et
consommée d'une manière aussi authentique que le mariage même : ainsi
l'intervention des ministres du culte est encore nécessaire, parce que seuls
ils peuvent délier ce qu'ils ont lié, et qu'il faut que la confarréation soit
détruite. Les époux doivent donc se soumettre à une autre cérémonie qui
annule tous les effets de la première, dont elle forme comme la contre-partie,
et qu'on appelle la diffarréation.
Au civil, il faut que le Divorce soit déclaré devant le Préteur, en présence
de sept citoyens romains pubères. Un affranchi domestique porte les tablettes
qui contiennent l'acte de mariage et les brise publiquement. Au domicile
conjugal il se consomme ainsi : quand le mari est le provocateur du Divorce, il
redemande à l'épouse les clefs de la maison, et la congédie en lui disant :
« Femme, reprends tes biens, va ; ou : Adieu, sors d'ici. » La femme
confarrée, qui a toujours la propriété des biens qui lui ont été donnés,
quoique par le mariage ils aient été confondus avec ceux de son mari, reprend
sa dot quand les torts de son mari ont provoqué le Divorce ; mais si cette
séparation est causée par la conduite de la femme, le mari a le droit de
retenir une partie de la dot, un sixième par chaque enfant, jusqu'à
concurrence de la moitié de cette dot, car les enfants, en vertu du pouvoir
paternel, demeurent toujours la propriété de leur père. Il y a un cas où la
femme perd toute sa dot, c'est lorsqu'elle a causé le Divorce en commettant le
crime d'adultère. Alors, avant de la congédier, on la dépouille de la stole,
costume des honnêtes femmes, et on la revêt de la toge, habit des courtisanes.
La rupture du mariage plébéien, c'est-à-dire du mariage par coemption, est
extrêmement simple : conclu sous forme de vente, il se défait par une vente ou
plutôt par un rachat. La femme a été, comme disent les jurisconsultes,
mancipée (vendue) par le père ou tuteur au pouvoir duquel elle était ; celui
qui l'a achetée (le mari) la mancipe à son tour, comme une esclave dont il ne
veut plus : seulement c'est celui qui la lui a vendue d'abord qui la rachète ;
ou, pour dire les choses telles qu'elles sont véritablement, elle est rendue au
père ou au tuteur par une vente simulée, de même qu'elle lui avait été
achetée.
La femme mariée par coemption n'a point de dot reconnue légalement, sa
condition d'esclave lui interdisant de rien posséder ; néanmoins, quand elle a
été dotée, bien que sa dot soit devenue la propriété du mari, comme un
pécule d'esclave, elle lui est ordinairement restituée. Autrefois cette
restitution était toute bénévole, et une pure affaire de probité ; mais la
fréquence des répudiations, et la corruption générale ayant appris dès
longtemps à ne rien remettre « à la bonne foi, » on stipule, en rnancipant
une fille en mariage, que dans le cas de Répudiation ou de mort, la dot fera
retour à la femme ou à ses ascendants, excepté une partie laissée pour les
enfants issus du mariage.
La plupart des dispositions relatives au partage et à la retenue de la, dot ont
été établies par la loi des XII Tables, qui a consacré, en les complétant,
les ordonnances de Romulus, dont j'ai parlé plus haut.
L'incompatibilité d'humeur et la stérilité sont, avec l'adultère, les
principales causes de Répudiation et de Divorce, ou du moins celles que l'on
invoque toujours dans ces sortes de séparations. Je me trouvais un jour chez un
homme auquel ses amis reprochaient d'avoir répudié sa femme sans motifs : «
Que trouves-tu à redire en elle ? lui disaient-ils, n'est-elle pas chaste et
honnête ? n'est-elle pas belle ? ne te donne-t-elle pas de beaux enfants ? »
Le mari ainsi attaqué était plus habitué aux calculs des publicains que
familier avec l'exercice de la pensée et l'art de la réplique; il balbutiait
sans dire grand'chose, quand un de ces philosophes grecs dont j'ai déjà
parlé, commensal de la maison, le tira d'embarras : il avança la jambe droite,
montra sa sandale aux interlocuteurs, et leur dit : « Vous voyez cette baxea ?
n'est-elle pas belle ? le cuir n'en contourne-t-il pas bien mon pieds ?
Toutefois il n'y a personne qui sache où elle me blesse. Les grandes fautes
évidemment découvertes, ajouta-t-il, déterminent ordinairement les maris à
quitter leurs femmes ; mais il y a quelquefois de petites hargnes et riotes
souvent répétés, procédant de quelques fâcheuses conditions, ou
dissimilitude et incompatibilité de nature, que les étrangers ne connaissent
pas, lesquelles, par succession de temps, engendrent de si grandes aliénations
de volontés entre des personnes, qu'elles ne peuvent plus vivre ensemble. »
Quelque cause pareille détermina probablement P. Émile lorsqu'il répudia,
sans que l'on en sache le motif, Papyria, sa première femme, après avoir
longtemps vécu avec elles.
Cicéron, dans un âge assez avancé, répudia aussi sa femme Térentia,
alléguant pour motifs le peu d'affection qu'elle avait pour lui et pour sa
fille, son esprit de désordre, et son caractère dépensier. Terentia niait
tout, et Cicéron sembla vouloir la justifier jusqu'à un certain point en se
remariant à une très-jeune fille, qu'il épousa, dit-on, pour sa beauté, ou
plutôt, comme l'a dit Tiron, son affranchi de confiance, pour sa fortune, dont
il était dépositaire par un fidéicommis.
César répudia sa femme, simplement soupçonnée d'adultère.
Anciennement, quand les moeurs étaient aussi pures qu'austères, un Romain
répudia sa femme pour s'être montrée en public le visage découvert ; un
autre, parce qu'elle s'était entretenue en particulier dans la rue avec une
affranchie de mauvaises moeurs ; un autre, seulement pour l'avoir vue assistant
aux Jeux publics sans qu'il l'y eût autorisée.
Le Divorce, non plus que la Répudiation, n'ont jamais empêché une femme de se
remarier, pour ainsi dire immédiatement. Quand les moeurs se furent corrompues,
on abusa tellement de ce droit, que les séparations parurent comme une
conséquence, une suite naturelle et inévitable du mariage. Il y a maintenant
bon nombre de femmes des premières familles de Rome, femmes de beaucoup de
noces, comme on dit, qui pourraient compter, pour ainsi dire, leurs années, non
par le nombre des consuls, mais par celui de leurs maris ; car on en était venu
au point que les épouses avaient acquis aussi le droit de divorcer, même en
l'absence de leurs maris, et il était arrivé à plus d'un époux qu'en
rentrant chez lui après un lointain voyage, il n'y avait plus trouvé la femme
qu'en partant il avait laissée à la tête de sa maison.
C'était là un désordre trop grave pour que l'Empereur, qui s'occupe
incessamment de la réforme des moeurs publiques, n'y portât pas remède ; il a
fait rendre une nouvelle loi qui impose des conditions plus sévères aux
divorces : l'un de ses principaux chefs déclare qu'une femme divorcée ou
répudiée ne pourra se remarier qu'après un délai de dix-huit mois; déjà
une loi de Jules César avait fixé ce délai à six mois.
La réconciliation entre époux séparés per Répudiation ne pouvant avoir
qu'un caractère parfaitement moral, les délais prescrits par la nouvelle loi
de l'Empereur ne leur sont point applicables, et dès qu'ils veulent se remarier
ensemble, il leur est permis de le faire aussitôt. On dirait que cette
exception a été méditée en faveur de Mécène : il a une femme fort jolie,
fort séduisante, dont il est éperdument amoureux ; mais capricieuse à
l'excès, elle le tourmente au point de lui causer des insomnies presque
perpétuelles, qu'il combat en recourant au vin pour s'assoupir ; d'autres fois
il se fait donner, dans une pièce voisine de sa chambre à coucher, une espèce
de symphonie produite par un appareil semblable à un autel rond, garni de
tuyaux percés à leur partie supérieur et dont l'inférieure plonge dans l'eau
: un enfant agite cette eau, l'agitation chasse l'air dans les tuyaux, et il en
résulte un son doux, et comme une harmonie lointaine.
Quand Térentia (c'est le nom de la femme de Mécène) a bien lassé sa
patience, il la renvoie ; mais une fois sa colère passée, il la regrette,
cherche à se rapprocher d'elle, lui fait des visites, lui envoie des présents,
la supplie de revenir, et elle se laisse persuader. Ces séparations sont si
fréquentes qu'on les a qualifiées de quotidiennes, et qu'on dit de Mécène
qu'il a été marié mille fois, quoiqu'il n'ait jamais eu qu'une seule femmes.
Il ne s'agit là que de Répudiation, et sans doute le Divorce offrirait plus
d'obstacles à un rapprochement désiré par des époux divorcés ; car le
Divorce est un acte sérieux, et doit, aux termes. de la loi, avoir un
caractère irrévocable. Le maître fait ce qu'il veut de son esclave ; il la
prend, il la quitte, personne n'a de compte à lui demander, et c'est le cas de
la Répudiation. Le citoyen au contraire ne doit pas faire légèrement un acte
civil non moins important que le mariage même.
On rapporte que jadis les divorces fondés sur incompatibilité d'humeur
étaient inconnus ; s'élevait-il quelque différend entre deux époux, ils se
rendaient au mont Palatin, dans le petit temple de Viriplaca, déesse qui apaise
les hommes, et là, après s'être expliqués, ils renonçaient à leur querelle
et s'en allaient réconciliés. Cette déesse, assurément bien respectable,
mériterait peut-être un culte particulier, comme gardienne de la paix
journalière des familles ; car son nom même, sans blesser l'égalité
résultant d'une tendresse mutuelle, exprime le respect que doit la femme à la
dignité du mari.
Dans ce siècle corrompu et peu religieux, la meilleure Viriplaca c'est la
beauté. Je passais dernièrement dans le Comitium, près du tribunal du
Préteur, où Sulpicius avait assigné sa jeune épouse pour entendre prononcer
leur Divorce. Elle arrivait en litière fermée. - « Qu'elle sorte ! s'écrie
le mari courroucé ; qu'elle comparaisse ! depuis assez longtemps elle me rend
malheureux ! » - La litière s'abaisse et la jeune femme en sort dans tout
l'éclat de la parure la plus séduisante. Sulpicius devient muet ; son regard
s'adoucit, et laissant tomber les doubles tablettes de son mariage, toutes
prêtes à être brisées, se précipite vers son épouse, l'embrasse en
s'écriant : « Tu as vaincu, Paula ! » et il la ramène chez lui aux
applaudissements de la foule.
LES FUNÉRAILLES OU L'INÉGALITÉ DEVANT LA MORT.
Inégalité à court
terme, et qui finit au sépulcre ; mais jusque-là honneur du rang, distinction,
de la richesse persistent devant un cadavre. Tu vas en voir un exemple. Depuis
les calendes de septembre je n'avais pas été chez Mamurra, lorsque, vers la
fin du mois, je me rendis à sa salutation. J'entrai par la porte trompeuse, le
Pseudothyrum, et j'arrivai jusqu'à l'atrium où je ne trouvai que l'affranchi
Atimétus, intendant ou dispensateur de mon hôte, en conférence avec des
comédiens et un chorége ; il débattait des prix pour une représentation
scénique, et leur faisait signer divers engagements. Un poète survint, qui
avait proposé une tragédie. Atimétus l'avait lue, il la fit estimer par l'un
des comédiens, et en paya immédiatement le prix, en puisant dans une caisse à
argent qu'il avait près de lui. Il chargea un troisième individu, qui se fit
connaître comme procurateur de la scène, de chercher des costumes pour tous
les acteurs, et fit porter la pièce au temple d'Apollon-Palatin, à des
examinateurs publics qui doivent en autoriser la représentation . « Dès qu'on
aura cette autorisation, ajouta-t-il, qu'on commence immédiatement les
répétitions ; elles se suivront ici, et nous y inviterons des littérateurs,
pour avoir leur avis. » Un esclave atriense annonça le général des travaux
théâtraux. « Nos jeux, lui dit Atimétus, auront lieu au théâtre de
Marcellus ; on jouera le Siège de Troie. »
Je croyais être désoeuvré, comme cela m'arrive encore quelque-fois, et
j'avais assisté patiemment à ce qui venait de se passer, lorsque m'approchant
d'Atimétus, quand tous ces gens furent sortis : « Mamurra est donc édile ou
préteur ? lui dis-je. - Quoi ! me répondit-il, vous ne savez pas l'affreuse
nouvelle ? ces jeux scéniques que je viens d'ordonner sont pour des
funérailles, c'est par ordre de notre maître ; son père nous est décédé. -
Se peut-il ! Mamurra... --- Il a vécu. »
Ici la douleur d'Atimétus se réveilla si vivement que les sanglots coupèrent
la voix de ce vieux serviteur, et ce ne fut qu'après un assez long intervalle
que je pus apprendre comment, depuis deux jours à peine, il avait perdu son
maître, mon hôte et mon ami.
La veille de son trépas, Mamurra paraissait encore plein de santé. Il a
succombé à la pernicieuse influence de l'automne, aux variations de
température de cette saisons : après une chaude journée, le froid du soir le
saisit, et il se coucha mal disposé. Le lendemain, il voulut, à son ordinaire,
descendre au Forum ; mais au moment de monter en litière il s'évanouit. Les
esclaves cubiculaires s'empressent autour de lui, et le reportent dans sa
chambre. On court aussitôt quérir Marcus son fils ; il arrive en toute hâte ;
sa voix et ses soins raniment un peu le malade qui fait un effort pour se
dépouiller de ses anneaux et les lui remettre (manière dont les Romains
désignent leur héritier). Cet effort l'épuise, et il retombe dans son
évanouissement. L'infortuné Marcus n'eut que le temps de coller sa bouche sur
celle du vieillard pour recevoir son dernier soupir, pieuse coutume à laquelle
un fils ne manque jamais volontairement. Lorsqu'il fut bien sûr que les glaces
de la mort avaient saisi son père, il lui ferma les yeux, puis sortit pour se
dérober au déchirant spectacle qu'il avait devant lui.
Aussitôt on descend au temple de Libitine faire la déclaration du décès, et
prévenir les libitinaires (ce sont les entrepreneurs des funérailles)
d'envoyer leurs esclaves pour préparer le corps. Cette préparation consiste en
lotions d'eau chaude et en embaumement avec des aromates, tels que l'amome, la
myrrhe, et la casse. Pendant qu'on y procède, on appelle de temps en temps le
défunt à haute voix, pour s'assurer qu'il a bien cessé de vivre. Lorsque les
serviteurs de Libitine ont lavé et parfumé le mort, ils lui arrangent la
figure à l'aide d'une sophistication composée de pollen, fleur de farine,
d'où le nom de pollinctores, que portent ces agents dont la fonction est
de donner aux cadavres la pâleur d'une mort paisible, en réparant les
déformations de l'agonie ou de la maladie. Si le défunt a été tué par un
accident qui lui a détruit la figure, ils la remplacent par un masque à sa
ressemblance.
Cela est nécessaire, car on fait un spectacle des funérailles : les morts sont
offerts aux yeux de tous, la face découverte, le corps enveloppé de linceuls
blancs, mais habillés comme s'ils vivaient. C'est, je crois, une manière
d'authentiquer leur trépas, et, pour mieux atteindre encore ce but , les
funérailles sont précédées d'une exposition.
Mamurra fut revêtu d'une toge en pourpre ; on lui mit sur la tête une couronne
de chêne qu'il avait gagnée à la guerre en sauvant un citoyen ; on le déposa
sur un lit élevé, enrichi d'ivoire, couvert d'étoffes attaliques et décoré
de faisceaux. Le fils de mon hôte, aidé de quelques parents, vint placer ce
lit dans l'atrium de la maison, les pieds du cadavre tournés vers la rue. La
demeure de Mamurra, naguère si animée et si brillante, était maintenant
déserte et comme flétrie par les insignes du deuil et de la mort : des
tentures sombres, bleu de mer très foncé, vêtaient les portes ; sur le
vestibule il y avait un petit autel où brûlaient des parfums, et, en avant ,
un grand rameau de pesse ou de cyprès indiquait aux Pontifes qu'ils eussent à
s'écarter de cette maison, parce qu'ils y seraient souillés par la vue d'un
mort.
Le corps resta exposé pendant sept jours, gardé par un serviteur qui se tenait
auprès. Le huitième jour, dès l'aurore, des hérauts allèrent par les rues,
places et carrefours de la ville, annoncer les funérailles, dans la forme
suivante : « Mamurra est décédé. Ceux auxquels il conviendrait de venir aux
funérailles de ce quirite, il est temps. On célébrera des jeux, et le maître
des funérailles (l'héritier) aura un appariteur et des licteurs. »
Peu d'heures. après cette proclamation, l'atrium se remplit de monde. Les
hommes étaient vêtus de la paenula (manteau de voyage) et non de la toge,
qu'on ne porte pas dans les funérailles ; les femmes avaient, par-dessus leur
tunique, un ricinium brun-roux ou bleu foncé, comme habit de deuil. Le ricinium
se compose de deux pièces carrées, qui, jointes sur les épaules par un ou
plusieurs boutons, tombent sur la poitrine et sur le dos, en descendant jusqu'à
la ceinture ou jusqu'aux hanches. Une praefica, chanteuse et pleureuse à gages,
fournie par les libitinaires dans l'appareil du convoi, récita, au son des
flûtes et de la lyre, des nénies, poèmes funèbres à la louange du défunte.
Les chants terminés, un désignateur, autre agent des libitinaires, préposé
à l'ordonnance des funérailles, donna le signal du départ. Marcus Mamurra et
trois de ses parents, en prétexte brune et la tête couverte, vinrent enlever
le lit mortuaire et le portèrent à l'épaule. Le convoi suivit, à la lueur de
quantité de flambeaux de cire et de torches, bien qu'il fît grand jour. Le
désignateur marchait en tête, précédé de licteurs en tuniques bleu foncé.
Derrière lui s'avançaient, dans l'ordre suivant , une troupe nombreuse de
joueurs de trompette droite, remplissant les airs de la plus lugubre harmonie ;
des choeurs de satyres exécutant une danse comique appelée la sicinne ; la
bande nombreuse des affranchis de Mamurra, tous le bonnet de liberté sur la
tête.
Ensuite on voyait à part un archimime ou chef de mimes, habillé et masqué
tout à fait à la ressemblance du défunt, dont il imitait la démarche, toutes
les habitudes de corps, et jusqu'aux ridicules. Il tâchait, dans des discours
très libres, de rappeler les défauts de caractère du père de Mamurra.
Rien ne m'a plus étonné d'abord que l'archimime aux funérailles des grands ;
cette espèce de jugement de la vie et de la mort figuré en action me paraît
toujours bizarre dans une cérémonie lugubre.
Mais les Romains aiment les contrastes de ce genre, et nous en verrons encore un
semblable, à peu près, dans la pompe si majestueuse du triomphe.
Après l'archimime venaient, dans un long ordre chronologique, les ancêtres de
Mamurra représentés dans leurs portraits en cire coloriée, faits à l'instar
des masques de théâtre, et portés, à la manière des acteurs, par des gens
dont la stature, et même les habitudes de corps, ressemblaient au personnage
dont ils avaient le masque. A quelque distance, on croirait voir les ancêtres
eux-mêmes. Le costume aide à l'illusion et complète la ressemblance, car
chaque personnage, ainsi ressuscité, porte l'habit des honneurs qu'il a reçus
pendant sa vie, qu'il ait été consul, préteur, censeur, ou même
triomphateur, et de plus il a les insignes de ces honneurs : le triomphateur est
en char, et les autres magistrats sont précédés des licteurs ou des
appariteurs attachés à leur dignité, mais les faisceaux ou les verges
renversés.
Le corps du défunt, précédé d'un appariteur, suivait immédiatement, puis
encore une quantité d'autres lits funéraires chargés des insignes de toutes
les magistratures que Mamurra avait obtenues pendant sa vie.
Après cette pompe s'avançaient les parents et les amis, en vêtements gros
bleu, et sans anneau, ce qui est une grande marque de deuil.
Les femmes fermaient la marche. Les habits en désordre, les cheveux épars,
elles versaient des larmes abondantes, et jetaient des cris de désespoir. A
leur tête s'avançait la mère de Mamurra, accompagnée de ses filles et de la
femme de son fils. La troupe se composait essentiellement de leurs servantes,
dirigées par la praefica, qui leur indiquait la pantomime de la douleur, et
leur donnait le ton des gémissements.
Le convoi descendit sur le Forum romain, où il s'arrêta au pied des Rostres.
Les images des ancêtres se placèrent tout autour. Des chaises d'ivoire
étaient réservées aux simulacres de ceux qui avaient occupé des
magistratures curules On déposa le lit funèbre sur la tribune même, et le
corps fut dressé debout, de manière à être vu de tous les assistants. Je me
trompe en disant le corps ; il était caché dans la litière ; mais un corps de
cire fait à la ressemblance du défunts. Marcus Mamurra se tint auprès du
pieux fardeau qu'il venait de porter, et devant cet auditoire, dont tant de
siècles semblaient faire partie, prononça un magnifique discours où il
rappela, dans les termes les plus louangeurs, et l'origine des Mamurra, et les
principales actions de la vie du défunt. Le discours fut long, parce qu'il
embrassa aussi l'éloge de tous les ancêtres représentés à cette pompe. De
temps en temps l'orateur s'interrompait pour se reposer. Dans ces intervalles,
des flûtistes et des chanteurs faisaient entendre des hymnes d'un ton grave et
lugubre. Ces discours, ces chants, cette musique émurent beaucoup les
assistants, et il y eut même un moment où l'émotion devint si générale, que
le peuple entier parut pénétré de la douleur d'une seule famille.
En quittant le Forum la pompe se dirigea par le Cirque Maxime et la porte
Capène, sur la voie Appia, où un bûcher avait été préparé, les Romains,
ainsi que nous, brûlant leurs morts ; il se composait d'une très haute pile de
bois de pesse ou d'ilex, avait la forme d'un autel, était décoré de
guirlandes et de rameaux de cyprès, et entouré d'une haie de même arbre.
Avant d'y déposer le lit, la mère de Mamurra vint ouvrir les yeux de son fils
(ce serait un crime, dit-on, de priver le ciel des regards d'un mort), lui remit
ses. anneaux, lui introduisit entre les lèvres, et jusqu'aux dents, un triens,
pour payer le passage au nautonier des enfers, baisa ses lèvres glacées, puis
lui cria d'une voix entrecoupée de sanglots : « Adieu! adieu ! adieu ! Nous te
suivrons tous dans l'ordre que la nature nous assignerai. »
Aussitôt les trompettes retentirent, et le corps fut porté sur le bûcher,
auprès duquel on égorgea les chevaux et les chiens favoris du défunt ; des
perroquets, des merles, des rossignols qu'il avait aimés. On répandit aussi
sur la terre, en forme de libations, deux grands vases de vin pur, deux patères
pleines d'un lait écumeux, et deux coupes remplies du sang des victimes.
Cependant les assistants se groupent autour du bûcher. La face tournée à
l'Orient, ils partent par la gauche, et en font processionnellement le tour, en
y jetant toutes sortes de présents, les uns des parfums, de l'encens, du nard,
de la myrrhe, du cinnamome ; les autres de l'huile, du vin ; d'autres, et
principalement ceux qui avaient fait la guerre avec Mamurra, des couronnes et
autres récompenses militaires gagnées par leur valeur. On vint déposer aussi
sur cette pile sacrée les animaux sacrifiés, et jusqu'à des mets de festin.
Les femmes prenaient part à ces tristes offrandes d'une manière extrêmement
touchante : elles s'arrachaient des poignées de cheveux, et les joignaient aux
dons funéraires ; elles se frappaient le sein et se déchiraient le visage,
pour honorer les Mânes, qui aiment le lait et le sang. Afin de mieux flatter
encore ces goûts sanguinaires, il y eut autour du bûcher des combats à
outrance dans lesquels cent vingt hommes, achetés ou gagés, furent commis
ensemble, et s'entre-tuèrent presque tous. Ce qui produisit le plus
d'impression sur l'assemblée, ce fut le désespoir de deux vétérans qui, ne
pouvant supporter l'idée d'être séparés de leur ancien chef, se percèrent
de leur épée devant son bûcher.
La procession accomplie, les offrandes terminées, le cortège se rangea autour
de l'enceinte de cyprès. Un brûleur, agent libitinaire, présenta des torches
enflammées à Marcus et à quelques-uns des parents, qui les mirent sous le
bûcher, en détournant la vue. Bientôt de noirs tourbillons de fumée
s'élèvent dans les airs ; des pleurs, des gémissements éclatent de toutes
parts, et se mêlent aux chants de deuil et au bruit des trompettes.
Lorsque la pyramide ne présenta plus qu'un amas de cendres et de charbons
éteints, la vieille mère et la femme de Mamurra, après avoir plongé leurs
mains dans une eau pure, vinrent recueillir au milieu de ces tristes résidus
les os, ou plutôt les débris d'os blanchis et encore brûlants de leur fils et
de leur mari. Les parfums dont les corps sont frottés aidant à la prompte
combustion des chairs, les os ne peuvent être complètement consumés. C'était
un spectacle bien touchant de voir ces deux femmes, penchées vers la terre,
trier dans ces cendres encore chaudes des parcelles d'os, chères reliques
qu'elles mettaient dans le pan de devant de leur Ricinium , légèrement relevé
de la main gauche. Elles arrosèrent cette sainte récolte de vin vieux et de
lait, la pressèrent dans des voiles de lin, et l'enfermèrent dans une urne
d'airains, avec des roses et des aromates.
Le maître des funérailles, Marcus Mamurra, reçut alors du désignateur un
rameau de laurier, et faisant trois fois le tour de l'assemblée, la purifia par
une aspersion d'eau pure ; puis il la congédia en disant : « Vous pouvez vous
retirer. » La plupart des assistants reconduisirent l'image du mort à la
maison de Mamurra, où on la plaça dans l'Atrium, parmi les portraits des
ancêtres. - Le jour suivant, les jeux scéniques furent célébrés. Il y eut
une visceratio ou distribution de chair crue au peuple, et de plus, un repas
public pour lequel des lits furent dressés dans le Forum.
Le neuvième jour, les parents apportèrent dans le tombeau de Mamurra l'urne
contenant les cendres du défunt, et dès qu'elle y fut déposée, des
siticines, trompettes d'un son grave, annoncèrent par leur sombre harmonie que
le dernier acte des funérailles était accompli.
Mais tout n'était pas fini pour le pauvre Marcus qui, ce jour-là même, dut
réunir ses parents dans un grand festin. Les émotions de cette affreuse
neuvaine avaient été bien multipliées pour lui ; ne sortant point à cause de
son deuil récent, il n'avait pas trouvé de repos dans son intérieur ; il
avait eu à débattre avec les libitinaires les frais des funérailles,
ordinairement prélevés sur le plus liquide des biens du défunt ; il avait eu
surtout à recevoir les nombreuses visites de ses amis, qui tous lui vinrent
exprimer combien ils prenaient part à sa douleur.
Le dépôt des cendres dans le sépulcre termina les cérémonies funèbres ;
mais la purification de la famille, c'est-à-dire des parents et des esclaves,
suivit ce dernier acte ; c'est l'héritier qui doit y procéder. Marcus
commença donc par balayer la maison avec de la verveine ; il alluma ensuite du
feu dans l'atrium, jeta un peu de soufre sur les charbons ardents, et, suivi de
toute la famille, il traversa plusieurs fois cette fumigation sulfureuse. Alors
seulement les cérémonies qui accompagnent les funérailles furent
complètement terminées. Cette purification , que chaque personne qui a paru au
convoi mortuaire pratique aussi chez soi, s'appelle les Denicales, parce qu'elle
s'accomplit le dixième jour du décès, pourvu qu'il n'y ait ce jour-là ni
fête privée, ni fête publique ; elle est elle-même une férie pour la
famille, qui, à son occasion, suspend tout travail. On a un si profond respect
pour les devoirs dus aux morts, que les parents qui doivent les rendre ne
peuvent être cités en justice depuis le premier jour des funérailles jusqu'à
la fin de la purification, afin que rien ne les dérange de leurs pieuses
fonctions.
Le malheureux événement de la mort de Mamurra m'ayant conduit à te parler des
funérailles, je saisirai cette occasion d'entrer dans quelques autres détails
sur ce sujet ; conformément à ma méthode de tâcher de peindre toutes les
conditions, je vais opposer à ces obsèques d'un riche celles des citoyens d'un
état médiocre, et celles des pauvres.
Les premières se passent avec un certain petit appareil : on n'y invite pas le
peuple, parce qu'on n'a pas de jeux à lui faire voir, de festin à lui donner,
mais les parents y assistent ; il y a un lit funèbre, non pas garni de tapis
précieux, mais simplement de papyrus ; l'usage, d'après lequel un mort doit
être porté au bûcher par ses enfants, petits-enfants, ou gendres, quelle que
soit leur qualité, ou ses parents les plus proches, et, à défaut de parents,
par des amis, est religieusement observé ; des joueurs de flûte marchent
devant le convoi si le défunt est mort à la fleur de l'âge, et des joueurs de
trompette droite s'il a atteint la vieillesse ; il y a dix instrumentistes,
juste le nombre permis par une lois, que, du reste, on viole tous les jours.
Mais ce convoi passe rapidement au milieu de la foule, et ne s'arrête point sur
le Forum. Qu'y ferait-il ? il n'y a point de matière à éloge pour le citoyen
qui a vécu obscur, point d'ancêtres à louer pour celui qui ne descend de
personne, et n'a pas le droit d'images, n'ayant pas usé du droit d'honneurs ?
Cependant, dans cette petite pompe, on retrouve les flambeaux et le bûcher des
grandes pompes funèbres ; les flambeaux par un reste d'une ancienne coutume
prescrivant de ne faire ces cérémonies que de nuit, afin qu'elles ne soient
point rencontrées par des magistrats ou des prêtres qu'elles auraient
souillés ; le nom même de funérailles (funus), emprunté au mot funale,
torche funèbre, est tiré de cette coutume. Quant au bûcher, il est petit,
bas, et contient tout juste assez de bois pour consumer le corps, dont les
cendres sont ensuite recueillies dans une modeste urne de terre cuite déposée
dans un tombeau non moins modeste. Du reste, point de sacrifice autour du
bûcher, point de cuisine (c'est la partie réservée pour les mets de festin),
point de parfums, point de libations, point d'offrandes, point de combats
sanglants pour complaire aux Mânes ; toute la satisfaction sanguinaire, si l'on
peut s'exprimer ainsi, qu'on leur accorde, consiste à couvrir le corps avec une
pièce de pourpre de Tyr, qui rappelle la couleur du sang. Le mort qui sur cette
terre a vécu médiocrement et dans les privations, éprouvera le même sort
ailleurs, dès qu'il n'a pas le moyen de payer les jouissances qui sont le lot
de la richesse.
Rien de plus humble que les funérailles des petits plébéiens, que les grands,
dans leur superbe, appellent acheteurs, c'est-à-dire mangeurs de pois frits et
de noix. Un pauvre meurt comme il a vécu, incognito. Aucun cyprès placé
devant sa porte n'indique qu'il y a un mort dans la maison. A peine trois jours
sont-ils écoulés depuis qu'il a rendu l'âme, qu'on se hâte de jeter son
corps dans une espèce de petite litière étroite, ou de coffre appelé aroa ou
sandapila. Une méchante toge, passée à force de servir à tout le monde,
couvre le malheureux, qui souvent revêt ainsi pour la première fois cet habit
du citoyen. Quatre misérables esclaves marqués courent s'en débarrasser hors
de la porte Esquiline, dans un champ où sont beaucoup de petits celliers,
construits et voûtés comme des citernes. On les appelle « petits puits, »
sans doute d'un orifice circulaire, ménagé sur la voûte, et qui se ferme avec
une dalle. Chaque soir un de ces celliers s'ouvre à tous les morts de la
journée. Les véspillons, agents libitinaires qui reçoivent les corps, les y
précipitent pêle-mêle. La plupart des corps n'ont pas de linceul : ce
spectacle est horrible, et le serait davantage si les ombres du soir ne le
voilaient en partie. C'est même de là que les ensevelisseurs sont nommés
vespillons, de vesper, « Soir » car ces funérailles vulgaires ne se
font jamais qu'à la chute du jours, suivant la rigueur de l'ancienne coutume ;
le pauvre seul n'a pas droit de la violer. Elles se passent avec d'autant plus
d'indécence que les vespillons sont comme le rebut des libitinaires : on les
appelle « dépouilleurs de cadavres, » parce qu'ils volent le linceul du mort
dont les parents surveillent mal, ou ne surveillent pas l'émission au « petit
puits; » ils lui arrachent jusqu'au pauvre triens d'airain qu'on lui met entre
les dents ou sur la langue pour payer son passage au nautonier des enfers. Dès
qu'un cellier est plein, on scelle sa dalle pour ne la relever qu'au bout d'une
année, temps suffisant pour la dessiccation des cadavres.
Quand la mortalité est trop considérable, la plébécule reçoit les honneurs
du bûcher, mais en masse : les vespillons rangent les cadavres par piles, et
pour tenir lieu des parfums et des aromates qui aident à la combustion, ils
mettent un corps de femme parmi dix corps d'hommes, parce que les femmes,
disent-ils, renferment plus de calorique et s'enflamment plus aisément.
Dans les premiers temps de Rome, on inhumait les corps, même ceux des riches.
L'usage de les brûler s'établit quand les Romains eurent connu, dans les
guerres lointaines, que les tombeaux n'étaient pas toujours des asiles sacrés.
Néanmoins plusieurs familles ou races conservèrent l'ancienne coutume, et dans
la race Cornelia, par exemple, le dictateur Sylla est le premier dont on ait
brûlé le corps. Il le voulut ainsi parce qu'ayant fait exhumer le cadavre de
Marius, il craignit une pareille vengeance pour lui-même. Aujourd'hui les
Romains brûlent les corps par un point de religion, afin, disent-ils, que
l'âme retourne aussitôt à sa nature première. Les personnes tuées par la
foudre, les enfants morts avant d'avoir des dents, sont les seuls qu'on ne
brûle point ; on les inhume.
On s'abstient aussi de toutes les cérémonies de la sépulture, telles que
l'exposition, la pompe et l'oraison funèbre, pour les morts prématurées,
quels que soient d'ailleurs la condition et le sexe des défunts. La croyance
générale est qu'une maison serait souillée par les funérailles d'une
personne morte en bas âge ; afin donc de dérober, autant que possible, à tous
les regards ces obsèques appelées funestes, on les célèbre de nuit et à la
lueur des torches, portées en avant du convoi. Quel que soit l'âge des
enfants, le père assiste toujours à leurs funérailles.
La loi défend de prendre le deuil des enfants morts âgés de moins de trois
ans ; au-dessus de cet âge elle ne permet de le porter qu'autant de mois qu'ils
ont vécu d'années, jusqu'à dix ans inclusivement. Le deuil, en général,
n'est qu'une obligation morale ; l'usage y astreint les femmes, mais il est tout
à fait facultatif pour les hommes. Dans tous les cas il ne peut durer plus
d'une année, pour toute espèce de parents, même les plus proches, comme un
père, un frère, ou un mari.
J'ai voulu savoir ce que coûtèrent les funérailles de Mamurra : la dépense
s'en éleva à onze cent mille sesterces ! et cela d'après les ordres de
Mamurra lui-même, qui, dans un codicile de son testament, réglant toute sa
pompe funèbre, comme font assez souvent les riches avait ordonné que l'on y
consacrât cette somme.
Cela ne t'étonnera pas quand tu sauras que la vanité des Romains ne brille pas
moins dans ces cérémonies que dans beaucoup d'autres ; on y étale une
richesse, une pompe et un luxe extrêmes. Ce luxe a été porté si loin, même
dans les premiers temps de la République, que la loi des XII Tables renferme
plusieurs dispositions pour le réprimer : ainsi, elle règle la quantité de
parfums que l'on pourra employer pour oindre le corps ; prohibe les somptueuses
aspersions, les grandes couronnes ; défend de placer devant les morts un autel
pour y brûler de l'encens ; d'étendre plusieurs lits, de polir le bois du
bûcher, et de célébrer plusieurs fois des obsèques en l'honneur d'une seule
personne, ce qui avait lieu soit en rassemblant les os du défunt, soit, avant
de le brûler, en réservant un de ses membres, un seul doigt, auquel on rendait
les mêmes honneurs funéraires, déjà rendus au reste du corps. Ces doubles
funérailles n'étaient permises que pour les citoyens morts à la guerre, en
pays étrangers : on les brûlait dans le lieu du décès, et l'on rapportait
leurs os renfermés dans une urne. Cela se pratique encore aujourd'hui.
La même loi des XII Tables défendait aussi d'employer plus de trois ricinia,
ces espèces de demi-stoles de deuil dont j'ai parlé plus haut, pour jeter sur
le bûcher, ni de faire accompagner les funérailles par plus de dix joueurs de
flûte. Elle alla jusqu'à régler la douleur, et enjoignit aux femmes de ne
point s'abandonner à de trop grandes lamentations, et surtout de ne point se
déchirer le visage.
Ces prescriptions ont été depuis longtemps transgressées, et il n'en pouvait
guère être autrement : quand le luxe des habits, des ameublements, des
maisons, faisait de continuels progrès, celui des funérailles ne pouvait
rester stationnaire. Tu viens de voir combien l'on fait peu de compte de la loi
décemvirale, relativement aux parfums, aux lamentations, etc.; mais c'est bien
autre chose pour les lits, et cela va jusqu'à l'extravagance. Croiras-tu qu'aux
funérailles de Marcellus, fils d'Octavie et neveu de l'Empereur, lesquelles
eurent lieu l'année même de mon arrivée à Rome, le convoi en comptait six
cents ! Je l'ai vu de mes propres yeux, et comme je me récriais, on m'apprit
qu'aux funérailles de Sylla on en porta un nombre dix fois plus considérable !
ACHÈVEMENT.
- Des funérailles publiques. J'avais essayé pour ce sujet le tableau. des
funérailles de Marcellus, neveu de l'Empereur, qui le regardait comme un fils ;
mais encore trop ignorant des usages des Romains, je dus ajourner ce récit,
parce qu'il y avait une foule de choses que je n'avais point comprises. Tout ce
dont je me souviens maintenant, c'est qu'on fit à Marcellus des obsèques
magnifiques. Bien qu'il fût mort à Baïes, en Campanie, elles eurent lieu à
Rome, où l'on rapporta son corps en grande pompe. L'Empereur prononça
l'oraison funèbre (il est d'usage qu'un père rende lui-même ce triste honneur
à son fils), et fit placer les cendres au Mausolée du Champ de Mars, qu'il
avait élevé pour lui et sa famille quelques années auparavant.
Les funérailles publiques sont de deux sortes : celles appelées proprement
publiques, décernées par le Sénat, et payées par la République, et celles
nommées collectives, parce qu'elles se font au moyen d'une collecte faite parmi
tous les citoyens. Valérius Publicola eut l'honneur des funérailles
collectives ; les citoyens se taxèrent eux-mêmes à un quadrant ou quart d'as
par tête, pour en acquitter les frais.
Ménénius Agrippa reçut un pareil honneur, et la cotisation fut d'un sixième
d'as seulement. Pareille cotisation eut lieu pour Fabius Maximus, et elle
produisit une si forte somme, que son fils y trouva encore de quoi donner au
peuple une visceratio et un repas public.
Les Funérailles publiques étaient autrefois décernées aux citoyens qui
avaient rendu de grands services à la patrie. Le Sénat les décernait ; il
jouit encore de ce droits, mais il le partage avec l'Empereur, et la facilité
avec laquelle Auguste, dans les commencements de son principat , accorda cet
honneur, lui a beaucoup fait perdre de son prix.
Parmi beaucoup de funérailles publiques, j'en choisirai deux seulement dont je
t'offrirai le récit : celles de Sylla, et celles de Germanicus, fils adoptif de
l'empereur Tibère. Je fus témoin de celles de Germanicus ; les commentaires du
temps me fourniront le tableau de celles de Sylla.
LES FUNÉRAILLES DE SYLLA. (L'an 676.)
« Sylla étant
mort, vers la fin de l'année, à sa villa de Putéoles, en Campanie, son
trépas devint le sujet d'une sédition les uns voulaient que ses restes fussent
portés en pompe par toute l'Italie, conduits à Rome, sur le Forum, et
ensevelis aux frais du public, le consul Aemilius Lépidus, et les chefs du
parti démagogique s'y opposaient. La démagogie avait fait à Sylla tout le mal
possible pendant la guerre contre Mithridate, où il ne dut son salut qu'à son
énergie indomptable et à son génie. Vainqueur, il se vengea à outrance de
tous ses ennemis, et gardant le peuple pour le dernier, lui ôta presque tous
ses pouvoirs, et rendit la prépondérance à l'oligarchie. Les démagogues
voulurent se venger en refusant les honneurs qu'on voulait faire à ses restes
mortels. Ils échouèrent contre Caïus Catulus, l'autre consul, soutenu par
Pompée et les nombreux partisans de Sylla. Le corps de l'ancien dictateur fut
porté presque triomphalement à travers l'Italie, et arriva à Rome, sur une
litière d'or, avec un appareil royal.
« Le cortège se composait d'une innombrable multitude de trompettes, d'une
nombreuse cavalerie, et de quantité de fantassins en armes. Tous ceux qui
avaient fait la guerre sous Sylla accouraient, en armes aussi, se joindre au
convoi de leur ancien général : jamais on ne vit un tel concours. On portait
en avant de la litière les vingt-quatre haches et les insignes de la dictature.
Il y avait six mille lits funèbres.
« Ce convoi majestueux suivit la voie Appienne, entra dans Rome par la porte
Capène et le Cirque Maxime. Lorsqu'il pénétra dans la grande cité, plus de
deux mille couronnes d'or faites à la hâte, offrandes des villes, des légions
autrefois commandées par l'illustre défunt, et de ses amis, furent étalées
à tous les regards.
Il serait, impossible de décrire le luxe déployé dans ces funérailles, que
Pompée conduisait lui-même. Les matrones romaines s'empressèrent d'y
contribuer par une si grande quantité de parfums de tous genres, qu'outre ce
que l'on porta dans deux cents corbeilles, il en resta encore assez pour former,
avec de l'encens et du cinnamome, une fort grande statue de Sylla, et une autre
d'un licteur placé devant lui, avec ses faisceaux et sa hache !
« Par précaution contre les diverses affections du grand nombre de soldats
confondus avec le cortège, les collèges de prêtres et celui des Vestales
entourèrent le corps. Puis venaient le Sénat entier, tous les magistrats avec
les insignes de leur dignité, et tous les chevaliers en trabée. Après les
chevaliers marchait l'armée, corps par corps, telle qu'elle avait été réunie
sous le commandement de Sylla, et au complet, avec des enseignes d'or. Beaucoup
avaient des armures d'argent reçues en récompenses militaires. De temps en
temps une grosse troupe des trompettes faisait entendre des airs tristes et
lugubres, et le Sénat proférait diverses acclamations qui, répétées par les
chevaliers, l'étaient ensuite par les soldats, puis par le peuple. Les uns
regrettaient Sylla sérieusement ; les autres par crainte, comme s'il était
encore vivant, et menaçaient le peuple d'une nouvelle dictature.
« Le corps fut déposé sur les Rostres, et l'oraison funèbre prononcée non
par Faustus, fils de Sylla, il était encore trop jeune, mais par un personnage
qui passait pour très éloquent. Quelques sénateurs des plus robustes
enlevèrent ensuite la litière à l'épaule et vinrent la déposer sur un
magnifique bûcher élevé clans le Champ de Mars. Dès qu'on y eut mis le feu,
et pendant tout le temps qu'il brûla, l'ordre équestre et l'armée tournèrent
autour trois fois, en poussant des gémissements auxquels se mêlait le son des
trompettes. Les sacrifices ordinaires de victimes, les oblations de casques,
d'armes précieuses, de harnais jetés sur le bûcher, accompagnèrent ces
lugubres processions.
« Comme on était en décembre, le temps menaçant pluie dès le matin fit
retarder le convoi : il ne se mit en marche qu'à la neuvième heure, et le ciel
parut le favoriser. Au moment où l'on enflamma le bûcher, un grand vent
s'éleva, qui hâta la combustion, et dès que le bûcher né fut plus qu'un
monceau de charbons et de cendres rouges, une pluie torrentielle les éteignit
en peu de temps. Alors le jeune Faustus recueillit les os de son père en
présence de la foule consternée. Un sépulcre. érigé dans ce Champ même,
où jusqu'alors les rois seuls avaient été ensevelis, reçut les cendres de
l'homme qui gouverna la République romaine avec une puissance plus que royale.
»
LES FUNÉRAILLES DE GERMANICUS. (L'an 772.)
La mort de
Germanicus frappa tous les honnêtes gens d'indignation et de terreur, le peuple
de désespoir, car le bruit courut généralement que ce jeune homme, à peine
âgé de trente ans, avait été empoisonné par ordre de Tibère. Il venait
d'être revêtu de pouvoirs extraordinaires, et envoyé en Orient pour calmer
quelques mouvements qui s'y étaient manifestés, et menaçaient d'enlever à la
domination romaine plusieurs provinces de ce pays, lorsque la mort le frappa. On
brûla son corps à Antioche et sa veuve Agrippine, ayant recueilli les cendres
de son mari, s'embarqua aussitôt pour les rapporter à Rome. L'hiver
n'interrompit pas un instant la navigation de cette malheureuse épouse ; elle
arrive à Corcyre, île située vis-à-vis des côtes de la Messapie, et y
demeure quelques jours pour calmer ses esprits emportés par la douleur et
impatients de souffrir. Cependant au premier bruit de son arrivée, tous ses
amis, ainsi que la plupart de ceux qui avaient fait la guerre sous Germanicus,
et même un grand nombre d'inconnus, habitants des municipes voisins, les uns
croyant flatter le prince, d'autres, entraînés par l'exemple, étaient
accourus à Brindes, le premier port et le plus sûr où elle pût aborder.
Aussitôt qu'on découvrit la flotte à l'horizon, non seulement le port et tous
les lieux voisins de la mer, mais encore les remparts et les toits, et tous les
lieux d'où l'on pouvait apercevoir de plus loin, se couvrirent de spectateurs
éplorés qui se demandaient les uns aux autres s'ils recevraient Agrippine en
silence ou avec quelque acclamation. Pendant que durait cette incertitude, la
flotte entra insensiblement dans le port, non avec cette allégresse ordinaire
aux navigateurs qui arrivent, mais lentement et avec un air triste et lugubre.
Dès que l'on eut vu sortir du vaisseau Agrippine, l'urne sépulcrale dans les
mains, les regards baissés vers la terre, et deux de ses enfants avec elle, ce
ne fut qu'un seul et même cri de douleur, et l'on n'aurait distingué ni
hommes, ni femmes, ni étrangers, ni parents. Seulement, épuisé par une longue
affliction, le cortège d'Agrippine montrait une désolation moins vive que les
autres, dont la douleur était récente.
Tibère avait envoyé deux cohortes prétoriennes, avec ordre aux magistrats de
la Messapie, de l'Apulie, et de la Campanie, de rendre à la mémoire de son
fils les honneurs suprêmes. Les tribuns et les centurions portaient les cendres
sur leurs épaules ; en avant marchaient les enseignes nues, les faisceaux
renversés. Les soldats portaient également leurs lances le fer baissé vers la
terre, et leurs boucliers face tournée en dedans, de peur que les images des
dieux qui y sont peintes ne fussent souillées par l'aspect du mort. Dans toutes
les colonies où l'on passait, le peuple vêtu de toges sombres, les chevaliers
en trabée, brûlaient solennellement, sur des bûchers élevés au bord de la
voie publiques, des étoffes, des parfums, et d'autres offrandes funéraires,
proportionnées à la richesse du lieu. Les habitants même des villes
éloignées de la route venaient au-devant du convoi, sacrifiaient des victimes,
élevaient des autels aux dieux Mânes, exprimaient leur désolation par des
cris et des larmes unanimes.
Drusus s'avança jusqu'à Terracine, avec Claude, frère de Germanicus ; et ceux
de ses enfants que ce dernier avait laissés à Rome. Les consuls, M. Valérius
et C. Aurélius, qui avaient déjà pris possession de leur charge, le Sénat,
une grande partie du peuple, couvraient la voie Appienne par troupes éparses,
et pleuraient chacun séparément. L'adulation n'y avait aucune part, car nul
n'ignorait la joie mal déguisée que causait à Tibère la mort de son fils
adoptif.
On porta les restes de Germanicus au Mausolée d'Auguste. Le jour où l'on fit
ce solennel dépôt fut marqué tantôt par un morne silence, tantôt par un
bruit tumultueux de gémissements. La multitude remplissait les rues ; le Champ
de Mars étincelait de flambeaux ; les soldats sous les armes, les magistrats
dépouillés de leurs insignes, le peuple rangé par tribus, s'écriaient que la
République était perdue, qu'il ne restait plus d'espérance. Ils le disaient
publiquement, avec emportement, paraissant oublier quels étaient leurs
maîtres.
Mais rien n'ulcéra plus Tibère que l'enthousiasme qu'ils firent éclater pour
Agrippine : ils l'appelaient l'honneur de la patrie, le vrai sang d'Auguste,
l'unique modèle des vertus antiques ; et tous ensemble, les yeux tournés vers
le ciel et les dieux, les suppliaient de conserver sa famille, et de la faire
survivre à ses ennemis.
Quelques-uns eussent désiré plus de pompe pour des funérailles publiques ; on
ne manqua pas de rappeler tout ce qu'Auguste avait déployé de magnificence et
d'honneurs funèbres pour celles de Drusus, père de Germanicus : il s'était
avancé, au coeur de l'hiver, jusqu'à Ticinum, à plus de trois cents milles de
Rome d'où il n'avait cessé d'accompagner le corps jusqu'au milieu de la Ville
; et Tibère, dans la circonstance actuelle, ne daignait pas même paraître en
public ! On avait rangé autour du lit funéraire les images des Claudes et des
Jules ; on avait pleuré le défunt dans le Forum ; on l'avait loué sur les
Rostres, on avait prodigué tous les honneurs inventés par les anciens Romains
ou leurs descendants.
Germanicus, au contraire, ne reçut pas même les distinctions ordinaires,
celles auxquelles tout noble avait droit de prétendre. L'éloignement des lieux
avait, il est vrai, contraint de brûler son corps sans pompe dans une terre
étrangère ; mais plus le sort refusa d'abord d'honneurs à sa cendre, plus il
eût été juste de l'en dédommager. Son frère n'avait été au-devant de lui
qu'à une jour-née, son oncle pas même aux portes de Rome. Qu'étaient.
devenues ces coutumes antiques, l'image du défunt sur le lit funéraire, les
vers chantés à la louange de ses vertus, les éloges, les larmes, enfin tout
ce qui prouve ou représente la douleur ? Ces murmures parvinrent jusqu'à
Tibère. Pour les réprimer, il fit aussitôt paraître un édit dans lequel,
commençant par féliciter le peuple de sa douleur, il finissait par lui
représenter qu'elle ne convenait ni aux chefs d'un grand empire, ni à un
peuple-roi, et qu'après avoir cédé aux premières impressions du moment, il
fallait que chacun retournât à ses travaux, et même aux plaisirs qu'allaient
ramener les Jeux Mégalésiens que l'on était sur le point de célébrer.
LA DÉDICACE D'UN TEMPLE.
Cette lettre sera
courte ; il faut en attribuer la brièveté à une visite que j'ai faite dans
les Bains d'Agrippa : hier on m'a conduit dans ces somptueux édifices, qui sont
installés à peu près comme une palestre grecque. J'y ai pris le bain, et en
sortant du Sudatoire, je suis entré dans une des salles d'exercices appelée
Corycée. Là, sur le défi de quelques personnes, j'ai voulu m'essayer à la
corycomachie, jeu gymnique qui consiste à pousser devant soi un gros ballon de
cuir, bourré de graines de figues, ou de farine, ou même de sable, parce qu'il
faut qu'il soit dur et lourd. Il pend au bout d'une grosse corde attachée au
centre du plafond de la salle, et qui laisse tomber le ballon jusqu'à hauteur
du ventre du joueur. Le jeu, ou plutôt l'exercice consiste à le porter ou
pousser devant soi aussi loin que le permet la corde ; puis on le lâche tout à
coup en reculant devant lui. Ensuite on le chasse violemment à deux mains, et
l'on cherche à l'arrêter au retour, soit des paumes, soit de la poitrine en
étendant les bras ou les croisant derrière le dos. Cette manoeuvre exige
beaucoup de vigueur, car la moindre faiblesse, un faux mouvement suffit pour
vous faire renverser. La corycomachie est, dit-on, un excellent remède contre
l'embonpoint. J'ajouterai qu'elle n'a pas son second pour provoquer une
abondante et prompte transpiration. Je me souviendrai longtemps d'avoir eu la
fantaisie d'en essayer : je m'y suis plus fatigué que je n'aurais fait en un
jour tout entier de combat ; j'en ai encore les bras presque rompus et les
poings meurtris, car on m'avait donné le ballon des plus robustes, le ballon de
sable. Sans le départ des tabellaires, je ne t'aurais pas écrit aujourd'hui,
d'autant plus que je n'ai rien de complet en ce moment sur mon journal. Voici
cependant un fragment : c'est presque de l'histoire ancienne, mais il faudra
t'en contenter pour cette fois.
Parmi les divers Fora de Rome, qui n'en compte pas moins de neuf ou dix, il y en
a un au pied du mont Quirinal qui peut passer pour le plus beau de tous
peut-être, c'est le Forum de César. Il n'a, pour ainsi dire, d'un Forum que le
nom, car c'est un monument complet, régulier, bâti sur un plan uniforme, en
une seule fois, et qui, malgré son nom de place publique, ne renferme aucune
maison particulière, aucun autre monument qu'un temple. Situé très près du
Forum romain, son entrée principale se trouve vis-à-vis d'une rue droite qui
part de cette place et passe sur le côté gauche de la Basilique Aemilia. Cette
entrée se compose d'une galerie à jour supportée par quatre rangs de
colonnes. La galerie se continue en retour sur les deux parties latérales du
Forum, dans toute sa longueur, et s'adosse à un mur qui ferme la place.
Au fond, entre ces portiques, s'élève un beau temple consacré à
Vénus-Génitrice, et qui s'avance de cent cinquante pieds environ sur l'aire du
Forum. Il est tout en marbre banc, avec un péristyle de huit colonnes d'ordre
corinthien et de front, trois de profondeur, et une colonnade à simple rang sur
les côtés. Les socles de son perron, qui n'a que quelques marches, sont ornés
de deux belles statues grecques ayant servi de support à la tente d'Alexandre
le Grand.
A moitié de la longueur des deux grands portiques latéraux du Forum, sur leur
flanc extérieur, s'ouvrent deux vastes hémicycles dont le développement vient
presque se profiler avec le mur de fond du temple. Ils sont formés par une
haute muraille en grosses pierres de taille d'un gris cendré, tout unie, mais
divisée comme en deux étages par une corniche, et au-dessus, par un
entablement surmonté d'un attique. Deux rangs de niches à fond carré,
décorées de statues, sont ménagés dans le pourtour de la partie inférieure
des hémicycles, ainsi que dans celle qui surmonte la corniche.
Un large renfoncement, orné d'un petit fronton porté sur deux colonnes, se
trouve au centre de chacun de ces hémicycles : ce sont deux tribunaux. Le divin
Jules avait destiné son Forum uniquement aux affaires judiciaires, et c'est par
suite de cette destination, encore la même aujourd'hui, qu'il y prodigua les
portiques, au point que le temple de Vénus se trouve presque pressé par ceux
qui passent sur ses flancs. Mais César, qui pendant son édilité couvrit de
voiles tout le Forum romain et la voie Sacrée, depuis l'Arc de Fabius jusqu'au
mont Capitolin, savait combien l'ombre est agréable au peuple ; il songea donc
aux plaideurs, à la foule qui devait se presser devant ses tribunaux, et voilà
pourquoi il encadra son Forum de portiques qui en forment presque la partie la
plus considérable. Du reste, pour faciliter la circulation, deux larges portes
ont été réservées à droite et à gauche du temple, à l'extrémité de
l'aire découverte bordée par les portiques latéraux.
Cette splendide constructions coûta des sommes énormes : il y avait sur son
emplacement un quartier tout entier, couvert de maisons qu'il fallut acheter, et
cette acquisition monte à plus de cent millions de sesterces, faible partie, il
est vrai, de. l'immense butin que César rapporta de ses guerres. Cependant ce
Forum est infiniment moins spacieux que le Forum romain; aussi a-t-il valu à ce
dernier le surnom de Grand Forum.
La statue de César, en airain doré, orne la nouvelle place dont il a doté
Rome. Elle s'élève devant le temple de Vénus. Le dictateur est représenté
en guerrier, et monté sur son cheval de bataille, qui, dit-on, n'a jamais voulu
supporter d'autre cavalier. Cet animal avait les sabots des pieds de devant
fendus, et presque façonnés comme les doigts d'une main humaine. C'était là
un prodige que les Romains n'avaient garde d'oublier, et cette singulière
conformation a été soigneusement reproduite par le sculpteur. Ici finira ma
lettre : le reste, qui traite de la dédicace du temple de Vénus-Génitrice,
est encore un fragment de Gniphon ; il complétera la relation des cérémonies
religieuses des Romains.
Extrait du
Journal de Gniphon.
L'an IeCCVIII de Rome.
« Jules César, la
veille de la bataille de Pharsale, promit à Vénus de lui bâtir un temple à
Rome, s'il remportait la victoire. La déesse, mère de Jules, entendit la
prière de son petit-fils, qui, fidèle à sa promesse, fit ériger un
magnifique édifice qu'il vient de lui dédier.
« La dédicace d'un temple fut de tout temps une cérémonie très importante
et fort honorable pour celui qui s'en trouve chargé. On a vu quelquefois les
premiers magistrats de la République se disputer cet honneur. Ordinairement ils
tiraient au sort entre eux ; mais quand ils ne pouvaient s'accorder, on portait
la contestation devant le Sénat, qui la décidait lui-même, ou bien en
renvoyait la décision au peuple.
« Anciennement il fallait être consul, ou tout au moins empereur,
c'est-à-dire général vainqueur, pour avoir le droit de dédier un temple.
Néanmoins, aucune loi écrite n'excluait ceux qui ne possédaient pas l'une de
ces qualités ; ce n'était qu'une coutume généralement respectée, et à
laquelle le peuple ne dérogea que deux fois : une première en faveur d'un
simple centurion, et une seconde pour un petit-fils d'affranchi, parvenu, il est
vrai, à l'édilité curule. Cette nouvelle dérogation choqua vivement
l'orgueil des nobles, et l'année même où elle eut lieu, l'an quatre cent
quarante-neuf, les sénateurs firent proposer au peuple une loi qu'il
sanctionna, et en vertu de laquelle personne ne put désormais dédier un temple
ou un autel sans un ordre exprès du Sénat, ou sans un popliscite ou un
plébiscite. Cette loi, connue sous le nom de loi Papiria, du nom du tribunal
Papirius, qui la présenta, a, jusqu'aujourd'hui, régi la matière.
« En donnant la faculté d'éloigner les indignes, elle a permis d'admettre
diverses magistratures, telles que la préture urbaine et la censure, à
l'honneur de faire des dédicaces. On alla même jusqu'à nommer pour ces
cérémonies des magistrats spéciaux, appelés duumvirs, quelquefois anciens
magistrats qui avaient voué le temple à consacrer.
« J'ignore si Jules César, qui s'inquiète assez peu de l'autorité du Sénat
et du peuple, se fit autoriser par eux à dédier son temple de
Vénus-Génitrice ; quoi qu'il en soit, la cérémonie a été très belle, et
un concours immense de monde s'y porta. Ce fut le XIII des calendes de Sextilis,
en plein mois de Quintilis, et par un temps splendide, qu'elle eut lieu.
« Le peuple y avait été convoqué par un édit, et dès avant le jour une
foule immense remplissait déjà les environs. César partit de sa maison, la
Regia de la voie Sacrée, et, à la tête d'une procession composée du Roi des
sacrifices, des flamines, des pontifes majeurs et mineurs, se rendit au Forum
qui porte son nom depuis le jour qu'il est commencé. La pompe sacrée s'arrêta
devant le temple. Le Dictateur s'avança seul vers l'édifice, monta les
degrés, pénétra sous le péristyle, posa la main sur l'un des jambages de
marbre de la porte, le saisit, et se tournant vers le collège pontifical : «
Venez, Publius, dit-il à l'un de ses membres, venez, pendant que je dédie ce
temple, me dicter les paroles sacramentelles. » Le pontife cité monta vers
César, et lui dicta la formulé suivante, qu'il répéta mot à mot : «
Vénus, mère des Jules, César, vainqueur de tous ses ennemis, te donne et te
dédie ce temple, qu'il t'a voué autrefois, pour que tu sois volontiers propice
à lui et au peuple romain »
« Cette formule fut dite à haute et intelligible voix, condition de rigueur
pour la validité de la consécration, à ce point qu'à l'occasion d'une
dédicace semblable, un Pontife maxime, qui était bègue, s'exerça pendant
plusieurs jours à prononcer le nom de la déesse Ops-Opifera, à laquelle il
devait dédier un temple .
« Pendant la prière, le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le
Dictateur fit attention à tenir sa main toujours bien appliquée sur le
jambage, de peur d'interrompre la Dédicace. Il pénétra ensuite dans le
temple, dont l'intérieur répond à toute la dignité de l'extérieur : on y
voit une ordonnance de douze colonnes en deux rangs peu distants des murs.
Quatorze statues assises remplissent les entre-colonnements, et chaque colonne
porte une statue debout. Le fond se terminé par un grand hémicycle pour la,
statue de la déesse. Elle ne l'occupait pas encore, et reposait, frottée
d'essences précieuses, au milieu du temple, sur un lit splendide, en attendant
que César vînt aussi la dédier. Il s'approcha d'elle à genoux, et lui
adressa cette courte prière : « Vénus, mère des Jules, nous t'avons
préparé ce temple digne de ta majesté ; je te demande, je te prie et te
supplie de vouloir bien y demeurer ; les Romains te rendront un culte aussi beau
que et plus beau que dans aucun autre de tes temples. De même que ta présence
embaume cette enceinte, que ta divinité remplisse notre Empire ; veuille, ô
Vénus, reine de la beauté, prendre sous ta protection toute puissante, et
Rome, et les descendants de ta race. »
« Après la Dédicace il y eut deux jours de Jeux que, suivant l'usage, César
offrit au peuple. Il y déploya une grande magnificence, et les composa de tous
les exercices du Cirque et du Théâtre. »
J'ajoute au récit de Gniphon que César institua à perpétuité ces Jeux en
l'honneur de Vénus-Génitice la Victorieuse, et créa un collège pour les
célébrer ; qu'on les observe encore aujourd'hui au même jour anniversaire, et
qu'au centre du théâtre, sur les gradins, on dresse alors un trône d'ors, sur
lequel on place une couronne d'or ornée de pierreries, parce que le Sénat
avait décerné ce double honneur à César, avec le droit de s'en servir en
public, lorsqu'il présidait les Jeux ; mais s'il n'y venait qu'en spectateur,
il s'asseyait sur le simple tabouret dit subsellium, parmi les tribuns du
peuple, dont sa puissance tribunitienne le rendait le collègues. L'Empereur
faisait de même dans les premiers temps où il fut revêtu de cette puissance.
Gniphon finit son récit par les réflexions suivantes ; qu'il écrivit après
la mort du Dictateur :
« Depuis son entrée dans la carrière des honneurs, César a toujours saisi
les occasions de se montrer magnifique et prodigue en toutes choses ; car cet
homme n'eut jamais que de grandes idées : quand il donna des Jeux, ils furent
d'une magnificence inconnue avant lui ; ses triomphes surpassèrent ceux de tous
les autres triomphateurs ; la Dictature, il la lui fallut plus, grande qu'elle
n'était, c'est-à-dire perpétuelle. Dans ses monuments, même goût de
l'extraordinaire : il fit une basilique qui surpassa en grandeur et en beauté
celles que Rome possédait ; il donna au Cirque Maxime des proportions encore
plus colossales en augmentant le nombre de ses gradins ; enfin il éleva un
Forum monumental tel que personne n'en avait encore eu l'idée. Lorsqu'il
mourut, il allait commencer deux entreprises encore plus extraordinaires, le
comblement des Marais Pontins, et l'agrandissement de Rome. Pour ce dernier
projet, il devait joindre à la ville tout le Champ de Mars, en créer un
nouveau dans le champ Vatican, et afin que l'on n'eût pas à traverser le
fleuve pour s'y rendre, il allait prendre le Tibre au pont Milvius, à trois
milles et demi, et lui creusait un autre lit qui venait passer au pied du
Vatican. Encore quelques années, et César faisait de Rome la merveille du
monde, en y mettant partout le sceau de son génie. »
LES STATUES.
C'est d'un peuple,
ou tout au moins d'une armée de marbre et d'airain que je vais te parler, et
dont l'effectif, tant à Rome que dans les jardins, les maisons des faubourgs et
des environs, n'est pas évalué à moins de soixante-dix mille sujets ! Oui,
soixante-dix mille statues. La chose est aussi vraie qu'elle paraît
invraisemblable. Quand je t'écrivais, il y a bien des années, qu'il y avait
sur le Forum romain « littéralement un peuple de statues mon attention était
alors attirée et distraite par des milliers de choses neuves pour moi ; je
n'avais pas encore eu le temps de remarquer que mon observation devait se
généraliser, et que la ville abondait en images de ce genre. Le nombre n'a
cessé de s'en accroître depuis ce temps-là, et va devenir plus patent, du
moins je le pense, par suite d'une espèce de joute provoquée entre les
possesseurs des plus belles statues. Voici le fait .
Ces jours derniers, à l'heure de la promenade au Champ, ou au Champ de Mars, si
tu aimes mieux, il se manifesta dans la foule, ordinairement paisible, des
promeneurs et des promeneuses du beau Portique d'Octavie, une certaine émotion,
causée par une longue affiche fixée aux murs de sa jolie place demi-circulaire
qu'on appelle l'École. Cette table contenait un discours d'Agrippa, que ce
ministre de l'Empereur a composé pour engager tout le monde à rendre publics
ses tableaux et ses statues. La surprise était grande, car bien des gens
pensent qu'Agrippa a plus de rusticité que de délicatesse, et l'on disait
qu'en cette occasion il avait obéi sans doute à quelque inspiration ou quelque
ordre secret de l'Empereur. Je n'en crois rien ; j'ai souvent vu Agrippa et je
trouve que sa physionomie annonce la perspicacité, l'énergie et la finesse, et
qu'elle est parfaitement d'accord avec sa vie connue et ses actions : il a un
beau front, un peu soucieux, l'oeil très couvert, le nez légèrement aquilin,
le menton retroussé , la lèvre supérieure très mince, la bouche petite, et
des cheveux bouclés. Je ne vois dans cet ensemble rien qui dénote la
rusticité. Les beaux et grands travaux qu'il a fait exécuter dans Rome et
ailleurs sont encore des arguments en faveur de mon opinion. Agrippa n'est plus
dans l'âge des grandes entreprises, et il cherche à faire jouir le peuple des
trésors d'art qu'il ne peut pas lui offrir lui-même. Il aura dignement
couronné sa carrière gouvernementale, si son invitation réussit ; et elle
réussira, car tant de gens sont disposés à faire leur cour aux puissances,
qu'ils ne manqueront pas une occasion où doivent aussi trouver leur compte la
vanité personnelle, la petite gloire de passer pour un homme, de goût, et la
satisfaction secrète de faire voir qu'on possède des choses que d'autres
peuvent envier.
La singulière invitation d'Agrippa m'a donné l'idée de prendre quelques
renseignements sur l'art statuaire, comme pour servir de complément à ma
lettre sur les tableaux. Je me suis proposé, dans les notes que je t'envoie,
non de traiter à fond, mais d'effleurer ce sujet, que j'ai d'ailleurs plutôt
considéré sous le rapport des mœurs qu'au point de vue de l'art en lui-même.
La sculpture est aussi ancienne en Italie que la peinture ; dès les premiers
temps les Romains eurent des statues pour honorer soit les dieux, soit les
hommes. On voit au Forum Boarium, devant les carcères du Cirque Maxime, une
statue d'Hercule en airain qui remonte au temps du roi pasteur Évandre, et dans
le temple de Janus Geminus, en dehors de la porte Carmentale ou Scélérate, un
Janus au double front ; consacré par Numa.
Ce fut surtout pour récompenser les services publics que l'on multiplia les
statues les inscriptions parurent insuffisantes ; en effet, elles parlent peu à
l'esprit de la foule, et point du tout à ses yeux. On voulut au contraire que
le peuple pût voir, en quelque sorte tout à fait, ceux qui se dévouaient pour
lui, et auxquels on désirait assurer une mémoire éternelle en échange d'une
vie courte et passagère ; que le plus ignorant, le plus grossier plébéien
pût reconnaître au premier coup d'oeil ces citoyens recommandables. D'ailleurs
les images des grands, hommes sont une perpétuelle excitation à la vertu.
Voilà pourquoi le Forum romain fut choisi de préférence pour ces espèces
d'apothéoses des vivants, et sur cette place les lieux les plus célèbres,
tels que les Rostres et le Comitium. Je t'ai dit les principales statues qui s'y
trouvent ; s'il fallait les compter toutes, on en trouverait un nombre très
considérable.
On en éleva aussi à des femmes illustres : Clélie , par exemple, l'otage du
roi Porsena, a une statue équestre au Sommet de la voie Sacrée, près du
Clivus Palatin, devant le temple de Jupiter-Stators; et Cornélie, mère des
Gracques, est représentée assise, avec des sandales sans courroies, dans les
édifices du portique d'Octavie.
II serait bien difficile d'énumérer toutes les statues qui n'ont fait que
passer sur le Forum, temple, tout à la fois, et Gémonies de quantité
d'illustrations romaines. En effet, les Romains, depuis leurs discordes civiles
des deux derniers siècles, moins sages que leurs ancêtres, proscrivent
jusqu'à ces simulacres de marbre ou d'airain, et l'on pourrait presque écrire
l'histoire des partis qui tour à tour ont dominé la République pendant ces
époques funestes, par celle des statues qui brillèrent près des Rostres ;
ainsi, à l'endroit où est aujourd'hui la statue dorée de l'Empereur, on a vu
successivement celles de Sylla, de Pompée, de César, de Lépide. Ce fut le
Sénat qui décréta et proscrivit tour à tour ces images, avec un zèle qui
lui permettait d'être constamment prêt à exalter le vainqueur et proscrire le
vaincu.
L'honneur d'une statue fut d'abord une récompense décernée à des services
publics, et dont quelquefois le peuple fournit la matière : la contribution de
chacun était de la menue monnaie d'airain. Ordinairement, quand le Sénat
votait une statue, il allouait le crédit nécessaire à l'érection, dont il
chargeait les questeurs du Trésor. Cette récompense éclatante alluma toutes
les vanités : les magistrats auxquels le Sénat ou le peuple ne la
décrétèrent pas l'usurpèrent souvent, et, pour perpétuer le souvenir de
leurs magistratures, se firent représenter en consuls, en préteurs, en
tribuns, etc., dans un endroit public, quelquefois dans un temple mais la
plupart du temps sur le Forum. Je ne saurais affirmer que ce droit leur
appartint ; je le croirais cependant volontiers, d'autant qu'ainsi je trouverais
expliqué par une usurpation frauduleuse l'établissement de cette multitude de
statues que d'obscurs citoyens se sont dressées à eux-mêmes en public. Il y a
tant de magistrats, ils se renouvellent si souvent, qu'il est à peu près
impossible, dans ce grand tourbillon de Rome, de savoir si tel homme à
véritablement été questeur, édile, tribun, censeur, duumvir, etc., ou s'il
n'a rien fait de remarquable pendant sa magistrature. Le peuple, ensuite,
n'attache pas assez d'importance à une distinction si commune pour prendre la
peine de contrôler les usurpations. Le droit d'ériger des statues est
tellement abandonné à tout le monde, si peu surveillé par l'autorité
publique, qu'Annibal lui-même est représenté dans trois endroits de cette
ville contre laquelle, seul parmi tous les ennemis du nom romain, il osa lancer
une javeline !
Les statues auraient pu, jusqu'à un certain point, servir de supplément aux
annales du peuple romain, si on y avait toujours mis une inscription, comme cela
se fait depuis environ un siècle ; mais dans l'origine, suivant un usage pris
des Grecs, la statue était l'image même de la personne à qui le peuple ou le
Sénat l'avait décernée : elle reproduisait non seulement les traits de son
visage, mais les proportions de ses membres et de sa taille. Les Grecs
appelaient « iconiques » ce genre de statues. A la ressemblance, chacun voyait
qui elle représentait ; mais après l'extinction de la génération
contemporaine, la tradition s'effaçait peu à peu, et le nom finissait par se
perdre ; ainsi, on ne sait plus aujourd'hui à qui appartiennent plusieurs
anciennes statues : par exemple, celle que j'ai, tout à l'heure, citée avec le
nom de Clélie, d'autres prétendent qu'elle représente Valérie, fille du
consul Valérius Publicola.
Quant à la statue de soi-même à soi-même, principalement sur le vestibule de
la maison, et dont j'ai parlé ailleurs, elle est de droit pour le
propriétaire, le vestibule n'étant pas censé public, bien qu'il le soit
véritablement. Là, les maîtres des plus belles demeures de la ville donnent
carrière à leur vanité d'autant plus librement qu'ils sont pour ainsi dire
dans le cercle d'une publicité domestique. Hier, en passant dans le quartier
des Carènes, j'en ai vu un nouvel exemple assez comique : c'est celui d'un
orateur qui vient de se faire représenter en guerrier, lui qui n'a jamais
combattu que dans l'étroite enceinte de la chicane, au temple de Mars Vengeur,
et cueilli des lauriers que... dans un gâteau, comme on dit assez gaîment d'un
présomptueux qui cherche à acquérir de la gloire à peu de frais, allusion à
des gâteaux couverts de feuilles de laurier.
Il y a déjà longtemps que les gens sensés dédaignent l'honneur d'une statue,
si toutefois on peut encore dire que ce soit un honneur ; quelqu'un se récriait
un jour devant Caton le Censeur de ce qu'une foule d'inconnus avaient des
statues, tandis que lui Caton n'en avait pas : « J'aime mieux, repartit le
vertueux magistrat, entendre demander pourquoi on n'a pas élevé de statue à
Caton, plutôt que pourquoi on lui en a dressé une. »Le plus grand
inconvénient de cette espèce de droit d'images abandonné à tous, c'est
d'avoir pour résultat d'embarrasser la voie publique. L'an cinq cent
quatre-vingt-seize, le nombre de ces parasites de gloire était déjà si grand
sur le Forum, que les Censeurs furent obligés de faire enlever toutes les
statues qui n'avaient point été posées par ordre du peuple ou du Sénats.
Mais depuis, d'autres les ont remplacées, l'encombrement a recommencé, et le
bruit court que l'Empereur va renouveler l'édit des vieux Censeurs, et
reléguer dans le Champ de Mars tout ce peuple de marbre et d'airain.
Ce ne sera une perte pour la ville sous aucun rapport, car excepté quelques
morceaux, parmi ceux qui ne datent que du dernier siècle, les autres, au dire
des connaisseurs, passent pour fort médiocres. Tous les vieux ouvrages de
sculpture sont étrusques ; en ne connut pas d'autres sculptures à Rome
jusqu'au commencement du IVe siècle. Beaucoup existent encore sur les frontons
des temples, tant à Rome que dans les municipes. Ce qui les distingue est la
fermeté du modelé, la perfection du travail et la solidité de l'oeuvre. Ils
sont cependant en argile cuite, matière toujours employée jadis, même pour
les simulacres des dieux. Voilà pourquoi l'on enluminait de vermillon la statue
de Jupiter-Capitolin, coutume qui dure encore, bien que la matière soit
aujourd'hui plus précieuse.
Après la plastice, qui est l'art de modeler en argile, vinrent les statues de
marbre ou d'airain, et les statues dorées. La première de ce dernier genre que
l'on vit à Rome, et même dans toute l'Italie, fut érigée l'an cinq cent
soixante-onze, au Forum Olitorium, devant le temple de la Piété, en l'honneur
d'Acilius Glabrion, qui avait remporté une victoire signalée sur le roi
Antiochus, auprès des Thermopyles. Elle est équestre, et l'érection en est
due au fils même de Glabrion. Plus d'un siècle auparavant le goût des statues
était déjà si répandu que les Romains, s'il faut en croire un annaliste
plein de haine contre eux, assiégèrent Volsinies, ville étrusque, pour
s'emparer de deux mille statues qui s'y trouvaient.
Les statues grecques obtinrent la préférence dès qu'elles furent connues ;
Scaurus, pendant son édilité ; Marcellus, Mummius, les Lucullus, par leurs
conquêtes, et le droit de butin né de la guerre, commencèrent à remplir Rome
de ces statues étrangères, ravies aux temples et aux monuments publics.
Autrefois les Romains estimaient si peu les statues, qu'ils les laissaient comme
un vain amusement, et une consolation de la servitude aux peuples qu'ils avaient
conquis. Depuis qu'ils eurent changé de goût, l'invasion des statues produisit
une révolution artistique et morale : on représentait jadis les personnages
romains avec leur costume national, avec la toge, afin que de toutes manières
la ressemblance de ceux dont on voulait transmettre le souvenir à la
postérité fût plus parfaite. Mais dès que l'on eut vu des statues grecques,
on s'attacha aux nouveaux modèles avec une fidélité ridicule, et les
personnages furent représentés complètement nus, parce que chez les Grecs,
qui aiment à ne rien voiler, les jeunes gens paraissent ainsi dans les
gymnases. Ces statues sont appelées achillées, du grand guerrier Achille,
toujours représenté de la sorte. J'ai peine à me faire à cet usage, et je ne
conçois pas comment les Romains reconnaissent leurs héros dépouillés de tout
costume. C'est plus beau, disent les. connaisseurs, il y a plus d'art et de
charme dans la représentation de la nature que dans celle d'un costume
quelconque. Reste à savoir s'il vaut mieux sacrifier la vérité, la
ressemblance exacte à ce qu'on appelle la beauté de la forme, et si cela n'est
pas contraire au but principal que doit se proposer le statuaire. L'Empereur a
fait placer ces jours-ci une statue semi-colossale en marbre blanc, sur une
porte ou arc de même matière, joignant le théâtre de Pompée du côté de la
Curie Pompéia. Cette statue est entièrement nue, sauf une légère draperie
qui lui passe sur les épaules et retombe sur l'un de ses bras. Eh bien, c'est
là Pompée, le grand Pompée, comme l'appellent les Romains. Que les Grecs, qui
érigent souvent des statues à leurs athlètes, les montrent nus, rien de
mieux, puisque ces jouteurs combattent ainsi ; mais que l'on imite cette
méthode pour représenter un général, un magistrat, un consul de la
République romaine, cela me parait un contre-sens.
Cette coutume n'est cependant pas tellement absolue qu'on n'y ait dérogé
quelquefois : ainsi, la statue de Jules César, celle qui décore le milieu de
son Forum, est exempte de ce défaut ; soit que le statuaire ait été plus
raisonnable, soit que le héros ait donné des ordres en conséquence, César,
le premier guerrier du monde, a du moins été représenté en guerrier : il
porte le thorax, cuirasse des généraux romains.
Rome doit aux Grecs une autre innovation plus heureuse, celle des statues
équestres et des statues curules, dont on n'avait encore, eu que très peu
d'exemples ; on ne connaissait guère que les statues pédestres. Vers la fin du
siècle dernier, Rome avait vu des statues d'argent apportées des pays
barbares, et représentant des rois : c'étaient des butins de guerre.
L'Empereur étant comme un roi dans la République, la flatterie imagina de le
traiter de même, et on lui dressa aussi des statues en argent. Les flatteurs
étaient nombreux, car ici la puissance a beaucoup de courtisans, de sorte qu'au
bout de quelques années Auguste se trouva avoir environ quatre-vingts statues
d'argent, tant pédestresqu'équestres, ou curules, c'est-à-dire dans des
quadriges. Mais ne voilà-t-il pas qu'un jour l'Empereur s'avisa de faire main
basse sur ces riches images, et de les envoyer au fourneau du fondeur. C'était,
dit-il, pour en employer le prix à des trépieds d'or destinés au temple
d'Apollon-Palatin, et qu'en effet il y consacra tant en son nom qu'au nom de
ceux qui avaient érigé les statues. Comme les sommes produites par cette fonte
générale furent très considérables, je m'imagine que l'Empereur fut inspiré
dans la proscription de ses propres images par un calcul financier, plus que.
par un sentiment de piété pour Apollon, car on assure qu'une partie de ce
riche butin fut convertie en monnaies, et servit probablement à payer les
énormes dépenses de construction du superbe Atrium et du magnifique temple du
dieu. Si ma conjecture est vraie, Auguste eut bien raison d'employer aussi
utilement des décorations qui n'ont plus aucune valeur honorifique depuis qu'on
les a tant prodiguées.
La sculpture, malgré le goût général qu'on montre ici pour ses oeuvres ;
malgré l'usage journalier et domestique qu'on en fait pour les portraits de
famille, pour ceux d'amis et d'amies exécutés par des modeleurs en cire, la
sculpture est toujours demeurée, ainsi que la peinture, un art grec ; les
Romains s'y livrent fort peu, et ce sont principalement des Grecs qui l'exercent
; s'ils voulaient s'y adonner, ils pourraient y réussir aussi, mais ils
montrent pour la culture des arts une sorte d'antipathie, ou plutôt de dédain
plein d'une noble fierté. J'interrogeais le fils de Mamurra sur cette espèce
d'inconséquence, et je lui demandais pourquoi les Romains ne poursuivaient pas
un genre de gloire qui pourrait aussi leur appartenir : « Nos arts et notre
gloire, me répondit-il, sont de gouverner le monde, d'être les arbitres de la
paix, d'épargner les vaincus, et de soumettre les superbes. Que des Grecs
promènent le pinceau sur le bois, sur l'ivoire, sur le buis, sur les murs de
nos temples ou de nos portiques ; qu'ils façonnent l'argile, le marbre ou
l'airain, c'est leur métier : mais nous!... - Ici il s'interrompit. - Vous,
repris-je, vous prodiguez votre admiration aux habiles ouvriers qui les
exécutent. - Non, répliqua-t-il, pas même à nos concitoyens, et Fabius, qui
reçut le surnom de peintre, dégrada son génie dans un art sordide. Notre
admiration pour des arts si misérables ! n'avons-nous pas des peintres parmi
nos affranchis ou nos esclaves ? Notre admiration est pour Mummius, qui nous a
fait connaître ces curieux ouvrages en les conquérant, pour Pompée, pour
Lucullus, pour tous les triomphateurs qui les ont importés chez nous. Chercher
à rivaliser avec les Grecs, ce serait lutter avec nos esclaves ; les rois
payent les artistes sans s'amuser à faire de l'art, et nous sommes le
peuple-roi ! »
UNE NUIT DE ROME.
La République vient
de perdre Agrippa, gendre de l'Empereur, qui l'avait associé à la puissance
tribunitienne. Il est mort à l'âge de cinquante-un ans. Ses talents
supérieurs et son activité, après avoir contribué à la fortune d'Auguste,
furent ensuite les meilleurs auxiliaires du Prince dans l'administration de
l'Empire. Utile jusqu'aux derniers instants, il revenait de la Pannonie, qu'il
avait soumise, lorsqu'en arrivant en Campanie il tomba malade : c'était pendant
les Quinquatries. L'Empereur célébrait cette fête par un combat de
gladiateurs, quand la funeste nouvelle lui fut apportée. Aussitôt il part pour
voir son ministre, son ami, le compagnon de son enfance ; mais c'était trop
tard : à son arrivée, Agrippa n'existait plus. Alors il ramena son corps à la
ville, et hier, Rome entière a célébré les funérailles de ce grand homme.
Auguste a voulu y présider ; sa qualité de Pontife Maxime était un obstacle,
parce que la vue d'un cadavre est interdite au chef de la religion : mais il fit
étendre un voile entre lui et son ami mort, et en plein Forum, du haut des
Rostres, il prononça lui-même l'oraison funèbre, en présence d'un peuple
immense. Le corps fut brûlé au Champ de Mars, et les cendres portées dans un
tombeau que le défunt s'était fait ériger depuis longtemps dans cette plaine.
Homme d'un caractère simple et réservé, Agrippa avait admirablement compris
son époque : « La concorde accroît les petites choses, disait-il, et la
discorde ruine les grandes. » Cette maxime, à laquelle il devait beaucoup,
formait comme son principe de conduite ; aussi était-il aimé de tout le monde,
et très populaire. Il rendait au peuple affection pour affection, et lui en a
donné un dernier témoignage dans son testament : il lui a légué ses Jardins,
les magnifiques Bains qu'il avait bâtis derrière et joignant le Panthéon, et
de plus une petite somme d'argent par tête.
Les funérailles d'Agrippa ayant interrompu les habitudes de la ville, je
n'allai voir ce jour-là aucun de mes. amis, je soupai seul chez moi, et vers le
commencement de la première. veille, je sortis pour me promener.
Je t'ai parlé de la division du jour en XII heures ; tu sauras que les Romains
partagent aussi la nuit en XII heures : la première commence après la XIIe
heure du jour, dont le coucher du soleil marque la fin, comme je te l'ai
expliqué dans ma lettre sur Une Journée de Rome. La nuit a des subdivisions
usuelles, marquant ses progrès, puis son décroissement; ce sont : vesper,
le soir, la chute du jour ; viennent ensuite le crépuscule, lorsque les vraies
ténèbres ne sont pas encore arrivées, et que la lumière est incertaine et
douteuse ; prima fax, la première torche, c'est-à-dire quand les
premières torches apparaissent dans la rue ; pour éclairer en avant les
litières des riches ; conticinium, le silence ; concubitum ou intempestum,
l'heure où chacun est couché, le temps le plus intempestif pour les
occupations ; gallicinium, le chant du coq, l'approche du jour, matutinum,
le matin ; et diluculum, le point du jours.
J'étais donc sorti un peu avant la première torche. Ma promenade, favorisée
par un de ces beaux clairs de lune de printemps, qui sont ici presque égaux à
la clarté du jour, s'était prolongée jusqu'à la nuit close. Déjà la ville
était paisible, les tavernes fermées, et j'allais quitter le mont Coelius, où
j'avais égaré mes pas dans les quartiers des constructeurs, des loueurs
d'ânes, et des ouvriers en laines, lorsqu'en passant auprès des Mansions des
Albains, je vis faiblir la lumière de la lune, et, peu après, son disque se
voiler : c'était une éclipse. Une petite place qui se trouve devant les
Mansions se remplit aussitôt de plébéiens: Ils accoururent de tous côtés,
les uns avec des torches, d'autres avec des tisons ardents, beaucoup avec des
lanternes en feuilles de cornes, en peau de vessie, en toile huilée,
illuminées par une petite lampes, et d'autres avec des bassins d'airain. A la
lueur vacillante de milliers de flambeaux, on lisait sur les visages la terreur
et la consternation. Cette plèbe superstitieuse attribuait les ténèbres dont
la lune se couvrait à des enchantements pratiqués pour, la faire mourir ; elle
voyait dans l'éclipse de cet astre le présage des plus grands malheurs, qui ne
pourraient être détournés qu'autant qu'il recouvrerait promptement sa
splendeur primitive.
Dans cette idée, pour empêcher la déesse des nuits d'entendre les prétendus
enchantements dirigés contre elle, les uns font un grand bruit en frappant sur
les bassins d'airain, en soufflant dans des trompettes, en agitant des
sonnettes, pendant que d'autres élèvent vers elle leurs flambeaux ardents,
leurs tisons enflammés comme pour ranimer ses feux près de s'éteindre ; et
suivant qu'elle leur paraît répandre une lumière plus brillante ou plus
obscure, ils s'affligent ou se réjouissent. Au moment où elle disparut tout à
fait, la croyant entièrement ensevelie dans les ténèbres, ils éclatèrent en
marques du plus violent désespoir, persuadés que le ciel, sourd à leurs
prières, leur annonçait d'éternelles infortunes. Cette terreur ne cessa
qu'après l'accomplissement de l'éclipse.
Je m'éloignai, un peu assourdi par le bruit que je venais d'entendre, et je
traversais le quartier des Carènes, en songeant à retourner chez moi,
lorsqu'en passant devant l'ancienne maison de Pompée, maintenant à Tibère,
quelqu'un sortit d'auprès des trophées et des rostres qui en décorent le
vestibules, et, me frappant sur l'épaule, m'interpella ainsi : « D'où et où
? » Je reconnais aussitôt Labéon, et le prie de répéter ce qu'il m'a dit :
« Je vous parle notre langage elliptique de la conversation, me dit-il ; je
vous demande d'où vous venez, et où vous allez ? - Je rentre chez moi, et je
viens du Coelius. - Vous venez d'y voir un beau spectacle, repart-il. J'ai
entendu d'ici le bruit des batteries d'airain, des trompettes, des sonnettes, et
tout cela, doit vous donner une bien haute idée du peuple romain ? - Je sais
que les gens, qui ont quelque instruction ne s'épouvantent pas des éclipses,
dont ils connaissent parfaitement la cause et les effets. »
Labéon allait au Quirinal, et nous suivions le vicus Cyprius, après avoir
passé sous le fameux Soliveau de la Soeur, lorsqu'à la jonction du vicus
Cyprius et du vicus Sceleratus, vis-à-vis d'un temple de Diane, nous
entendîmes dans l'intérieur d'une maison des coups de cloche précipités. -
« Écoutons, me dit Labéon en m'arrêtant : c'est un veilleur de nuit qui
appelle ; il crie : « A l'eau !... » cette lueur rougeâtre, ce tocsin,... le
feu est ici. Courons prévenir la cohorte voisine. »
Mais déjà l'alarme avait été entendue à la porte Sanqualis, et deux
cohortes d'affranchis accouraient avec les pistons publics, du vinaigre, des
échelles, des seaux, des balais de chiffons, des éponges, des haches, des
crampons et tout l'attirail nécessaire en pareille circonstances. Des enfants
de la plèbe couraient devant, en criant : « Les Spartiotes ! les Spartiotes !
» sorte de sobriquet des Vigiles d'incendie, corruption plaisante du nom de
Spartiate, parce que leurs seaux sont faits de sparte poissé à l'intérieur.
La maison était fermée, on brisa la porte à coups de hache, et tout le monde
entra pêle-mêle. On se dirigea vers la cuisine, d'où partait l'incendie, et
malgré les lamentations et les frayeurs des femmes et des enfants, qui, en se
cherchant, entravaient les secours ; malgré la singulière avidité des
esclaves de la maison, qui se jetaient sur les provisions de l'office avant de
s'occuper du feu, malgré les voleurs accourus du dehors pour profiter d'un
désordre qu'ils augmentaient encore afin d'exercer plus aisément leurs
rapines, les bonnes dispositions prises par les tribuns, le Préfet des vigiles,
accouru aussi sur le lieu du sinistre, et l'édile Egnatius Rufus, qui amena ses
propres esclaves pour travailler, firent qu'en peu de temps le feu fut dompté
sans qu'on eût besoin, comme quelques personnes le proposaient déjà,
d'abattre les deux maisons voisines, pour empêcher le fléau de s'étendre.
Au moment où les flammes paraissaient se développer avec le plus de violence,
il se passait une scène assez extraordinaire entre le maître de la maison, les
propriétaires des habitations voisines, et Sénécion, vieil usurier, que l'on
trouve à tous les incendies. Il y vient pour acheter les maisons en danger, que
la crainte et l'incertitude de l'événement lui fait souvent obtenir à vil
prix. Une lueur plus ou moins grande, un pan de mur qui s'écroule ou qui
résiste, hâte ou arrête le marché. Cette spéculation, dont l'invention
appartient à Crassus, est fort bonne, et Sénécion possède des rues entières
qu'il a acquises ainsi à la lueur des incendies.
Dans le tumulte inséparable d'un pareil événement, dont nous ne pûmes rester
spectateurs oisifs, je perdis Labéon. Je le cherchai pendant quelques instants
; on me dit qu'il venait de se retirer, et l'idée me vint, je ne sais comment,
de passer le reste de la nuit dehors, en observateur. La saison est si douce,
que dans peu de jours, au commencement d'avril, les hirondelles vont arriver :
d'ailleurs une nuit de Rome me parut devoir être un spectacle assez curieux :
je voulus le voir au moins une fois.
J'avais à peine formé cette résolution, que je fus sur le point de m'en
repentir; j'entrais je ne sais plus dans quelle petite rue, derrière le Forum
de César, quand je me trouvai face à face avec un homme plus long qu'une grue.
C'était un plébéien en tunique et en sabots : « Halte-là ! » me crie-t-il.
Mon homme paraissait sortir de quelque souper de frairie, et sa démarche peu
ferme sur la ligne droite témoignait qu'il avait, comme on dit ici, bu à son
dam. Néanmoins il me barra le chemin en me criant à tue-tête : « D'où
viens-tu? où t'es-tu bourré de fèves et de vinaigre? quel cordonnier a
partagé avec toi ses poireaux et sa tête de mouton? où loges-tu ? Dans quelle
synagogue ? Réponds, si tu ne veux pas que je réchauffe la pointe de mon
glaive dans ta jugulaire, ajouta-t-il, en brandissant un bout de bois qu'il
prenait pour un poignard ; réponds ! ou d'un coup de pied... » Cette dernière
démonstration lui fit perdre tout à fait l'équilibre, je sautai par-dessus
lui et je continuai paisiblement ma route jusqu'au Forum de César, où j'entrai
par l'une des portes du fond, sur le côté du temple de Vénus-Génitrice. En
même temps que moi, par l'autre porte se précipitèrent cinq ou six jeunes
gens, les uns coiffés d'un bonnet, les autres d'une espèce de casque de laine.
Ils riaient, parlaient très-haut, et paraissaient aussi sortir d'un souper qui
s'était prolongé outre mesure. Je les suivis de loin : ils prirent la voie
Neuve, remontèrent dans la voie Sacrée par l'Arc de Fabius, après s'être
amusés à casser les calices dans une taverne de marchand de vins, et
brisèrent la fermeture de deux ou trois autres tavernes dont ils répandirent
les marchandises sur la voie publique. Les femmes qu'ils rencontraient, ils les
insultaient ; les hommes, ils les attaquaient, les battaient, les plongeaient
dans les cloaques, s'adressant de préférence à ceux qui leur paraissaient
ivres ou peu vigoureux : ceux que l'ivresse troublait, ils les renversaient sur
un sagum (grand manteau militaire), les lançaient bien haut, puis les
laissaient retomber à terre; tout cela, en s'animant les uns les autres, et
riant comme avec les joues d'autrui, ainsi qu'on dit des rieurs immodérés. Une
ronde de Vigiles vint à passer, et tous prirent la fuite, heureusement pour les
victimes, qui furent recueillies par les soldats de la garde.
En quittant le lieu de cette scène, je me trouvai dans la voie Suburane, dont
je garde toujours le souvenir, voie infâme, plus affreuse, encore la nuit que
le jour : elle est le repaire des courtisanes de bas étage, qui se tiennent
assises sur des chaises hautes, devant des maisons illuminées de petites
lampes. En fuyant cette voie je tombai dans le vices Patritius, sur le mont
Esquilin, où je rencontrai les mêmes infamies ; je me sauvai vers le Cirque
Maxime, et je trouvai encore beaucoup de ses arcades peuplées de ces
sentinelles de prostitution.
Dans une ville comme Rome, il y a pendant le jour un assemblage confus de tous
les bruits, dont la plupart n'arrivent pas jusqu'à vous : mais ils planent dans
l'air et produisent un bourdonnement général qui pénètre partout. Cet état
d'agitation cesse à la chute du jour, et pendant la nuit il règne un calme au
milieu duquel un léger bruit résonne comme l'écho dans le silence; vous
entendez alors au loin un cri isolé, ou la marche d'un individu, tandis que
pendant le jour mille cris confus, poussés à cent pas de vous, n'ont point
frappé votre oreille.
J'éprouvai cet effet en me hâtant de passer devant les longs portiques du
Cirque ; j'arrivais derrière le Forum Boarium lorsque j'entendis quelques
exclamations qui venaient dans la direction du Quirinal. Je doublai le pas, je
passai entre la basilique Julia et le temple de Saturne, je traversai le Forum
romain dans sa largeur, et, parvenu près du petit temple de Janus Geminus,
j'entendis distinctement les exclamations suivantes à l'extrémité opposée de
la voie Forum de Mars : « Accourez, citoyens ! arrêtez le voleur ! tenez-le !
tenez-le ! » Bientôt j'aperçus un esclave de taverne, vêtu d'une longue
tunique tombant jusque sur ses talons, puis cinq ou six cuisiniers armés de
fourchettes à découper les viandes, de broches encore pleines de rôti, de
couteaux et autres instruments de cuisine. Ils couraient à perdre haleine.
Derrière eux venait une vieille femme ceinte d'un lambeau de toile sale,
chaussée d'une paire de sabots dépareillés, et traînant par la chaîne un
grand chien molosse qu'elle animait contre un malheureux fuyant devant la bande
servile qui le poursuivait en criant. Le fugitif fut bientôt atteint. Désarmé
sur-le-champ d'un candélabre de bois dont il se servait pour se défendre, il
lui fallut se rendre à discrétion. - « Par Hercule ! dit un homme tout hors
de lui, et qui paraissait le chef de la bande, tu voulais donc décamper pour ne
point payer le loyer de ta chambre ! mais cela, ne se passera point de la sorte
; ma maison n'est pas celle d'une pauvre veuve, mais de Marcus Manicius,
sache-le bien, qui ne doit un as d'airain à personne, et nourrit vingt ventres,
et son chien. - Je n'ai point voulu vous faire tort, dit le fugitif à Manicius
; j'en jure par les ossements de ma mère et par ceux de mon père. Si je mens,
que les cendres de l'une et de l'autre me soient pesantes. - Misérable sacre,
scélérat ! champignon pourri ! Va conter cela à un toqué de Cérès, à
quelque cervelle pleine de larves ; mais moi, je suis dans mon bon sens, et tu
ne me prendras pas ainsi. »
Sur ces entrefaites survint le Procurateur du quartier, qu'on avait été
chercher dans une maison voisine, où il soupait. Il était dans une litière à
deux porteurs, à cause de la goutte qui le tourmente, et commença par
s'estomaquer d'une voix braillarde et sauvage contre les ivrognes et les
vagabonds ; puis apercevant l'homme qu'on venait d'appréhender : « O le
meilleur de nos poètes, c'est vous ? et ces misérables esclaves ne
s'éloignent pas au plus vite, ils osent porter les mains sur vous ! ma femme me
méprise, continua-t-il en baissant la voix ; si vous m'aimez, faites donc
quelques vers contre elle pour qu'elle rougisse de sa conduite. » Je
m'éloignai en voyant l'affaire prendre cette tournure ; poète et procurateur
étaient gens de la même farine, ce qui ne parut pas plaire beaucoup à
Manicius. J'errai quelque temps dans le vicus Aemilianus, et rentrant par la
porte Catularia, je finis par me retrouver sur le Forum romain. Un bruit de voix
et de bravos en troublaient le silence : c'étaient quelques jeunes gens
applaudissant du haut des Rostres à une jeune femme qui venait d'en descendre,
et déposait une couronne de fleurs sur la statue du satyre Marsyas. J'entendis
appeler Julie, et peut-être j'allais apprendre ce que signifiait cette scène,
lorsque l'approche d'une litière éclairée par un esclave qui portait une
torche en avant, mit le groupe en fuite. « L'Empereur ! l'Empereur ! »
cria-t-on ; et tous disparurent au milieu de l'obscurité. C'était
effectivement Auguste qui arrivait de la campagne nuitamment, suivant son
habitude, afin de ne point déranger les citoyens, et s'épargner à lui-même
l'honneur de voir le peuple venir au-devant de lui.
La nuit touchait à l'intempestum ; je tournai mes pas vers le mont Aventin,
sans faire d'autres rencontres que celles de quelques riches revenant de souper
en ville, et dont la litière était éclairée soit par un seul esclave, soit
par plusieurs portant des torches. D'autres s'avançaient à la clarté d'une
belle lanterne d'airain, qu'un esclave abaissait devant eux. Ceux-là 'allaient
à quelque affaire secrète, et comme ils ne voulaient pas être reconnus, ils
avaient préféré à la torche la lanterne, qui éclaire la marche et laisse le
visage dans l'obscurité. La torche est d'ailleurs plus habituellement
l'éclairage du voyageur. Arrivé au bas du clivus Publicius, du côté des
carcères du Cirque Maxime une petite pluie me força de m'abriter dans
l'embrasure de la porte d'une maison ornée d'une petite colonnade, car je
n'avais pas de capuchon, comme en portent la plupart des gens qui sortent la
nuit. En me renfonçant, j'aperçus quelques-unes de ces inscriptions que les
amants viennent écrire avec du charbon, ou suspendre à la porte des femmes
qu'ils poursuivent de leur amour. Ils y tracent l'expression poétique de leurs
sentiments d'affection, de dépit ou de haine. A l'aide de la lumière
intermittente de la lune, je m'amusai à les déchiffrer, et parmi quatre ou
cinq assez communes, j'ai retenu les deux suivantes :
Confiez votre voile aux caprices d'Éole,
Mais craignez Valérie et ses serments d'un jour;
Oui, les flots sont encor plus sûrs que sa parole,
Et moins douteux que son amour.
Un amant plus heureux avait fait une sorte d'apologie de Valérie, sur l'autre
battant de la porte, et vantait ses charmes, et surtout sa bonté. Un rival
dédaigné, ou quelque vieux célibataire morose, inscrivit ce distique
au-dessous :
Femme et bonnet je n'en crois rien;
Comment un mal deviendrait-il un bien ?
Je réfléchissais sur cette singulière mode de mettre le public dans la
confidence de ses amours, lorsque j'aperçus à une trentaine de pas, presque
vis-à-vis de moi, un homme couché sur le seuil d'une maison, et enveloppé
dans une lacerna (grand manteau) dont un pan lui couvrait la tête et lui
cachait en partie le visage. Je le pris d'abord pour tin voleur en embuscade ;
mais je le vis baiser la porte, la frotter de parfums dont le vent m'apportait
l'odeur, et je reconnus que c'était un amant. Tout à coup une flûte modula un
air plaintifs, et il chanta le petit poème suivant :
O Lycé, quand tu serais née
Près des sources du Taries,
Quand tu serais même enchaînée
Au plus sévère des maris,
Tu me donnerais quelques larmes,
Lorsque, devant ta porte assis,
J'endure, esclave de tes charmes,
L'outrage des vents ennemis.
Entends-tu ce vent redoutable
Dont ta porte même frémit ?
D'un sifflement épouvantable
Le bosquet voisin retentit.
L'air est pur; l'haleine glacée
De ces sauvages aquilons
A durci la neige entassée,
Qui couvre et blanchit nos sillons.
Quitte cette fierté rebelle
Que hait la mère de l'Amour,
Ou de la Fortune infidèle
Redoute un funeste retour.
D'un Toscan serais-tu donc née
Pour être, à la fleur de tes ans,
Une Pénélope obstinée
A désoler tes courtisans?
Tu veux rester inaccessible
A nos voeux comme à nos présents,
Tu fais gloire d'être insensible
A la pâleur de tes amants;
Tu ne sens pas même l'outrage
Que par son infidélité
Le coeur de ton époux volage
Fait tous les jours à ta beauté.
Le chanteur fit une pause à cet endroit. La tempête (toute poétique) qu'il se
plaignait d'endurer, les sillons couverts de neige (sans doute ceux des
Apennins) ne parurent pas produire beaucoup d'effet : Alors il reprit d'un ton
assez menaçant, et avec une certaine fermeté
Plus inébranlable qu'un chêne,
Plus cruelle que les serpents
Que nourrit la plage africaine,
Lycé, prends d'autres sentiments;
Qu'à la fin la pitié l'emporte,
Car toujours tu ne verras pas
Un amant, au seuil de ta porte,
Souffrir le vent et les frimas.
Le silence seul répondit à la sommation du jeune homme. Alors, désespérant
d'avoir touché le coeur de celle qu'il aimait, il déposa une couronne de roses
sur le seuil de la porte de son in sensible, et s'éloigna. Un autre amant, non
mieux traité, avait déjà laissé là une torche renversée, en témoignage
d'une attente inutile.
Il pleuvait toujours, et j'étais encore sous mon portique, lorsqu'un homme, qui
me parut assez 'âgé, vint frapper rudement à la porte d'une autre maison
toute voisine. Les aboiements du chien, des lumières que je vis aller et venir
derrière les croisées, et surtout le temps qui s'écoula avant que l'on
ouvrît à ce vieillard appelant d'un ton de voix impérieux et courroucé, ne
me permirent point de douter du trouble que causait son arrivée, et me firent
soupçonner que celui-ci pouvait bien être un mari. Mon soupçon se changea à
peu près en certitude, lorsqu'au moment où une nourrice lui ouvrit la porte,
je vis un jeune homme en tunique, sans ceinture, et pieds nus, sauter par la
fenêtre.
Je ne jugeai pas à propos de demeurer là plus longtemps, et je montai vers le
haut du clivus, où, tout près du temple de Junon-Reine, il se passait une
scène moins sérieuse : un homme en toge de préteur frappait à la porte d'une
maison où l'on entendait de bruyants éclats de rire : « C'est moi, criait-il
; ouvre, Aspasie. » Et comme on ne lui répondait point : « Cruelle !
reprit-il ; et les cinq talents que je t'ai donnés hier, est-ce là ce que tu
m'avais promis ? » Alors une fenêtre s'ouvre, et une amphore d'eau froide est
versée sur la tête de cet amoureux-plaintif.
Je continuai mes excursions solitaires en m'aventurant dans le quartier du
Vélabre et de la Voie Triomphale. Je rencontrai encore quelques jeunes gens
soupirant à la porté de leurs amies, après avoir passé une partie de la nuit
sur le seuil ; d'autres, chancelants d'ivresse, une torche éteinte à la main,
chantaient de petits poèmes adressés à la porte qui ne s'était point ouverte
devant eux, et cherchaient, comme si elle eût été un être animé, à
l'attendrir par leurs prières : « Pardonne, lui disaient-ils, si dans ma,
fureur j'ai proféré quelques imprécations contre toi. - Salut, ô porte que
j'aime comme mes yeux, comment va la santé ? etc. »
Sans m'arrêter à écouter ces espèces d'insensés, je me dirigeai vers mes
Pénates, car il n'était plus nuit, sans qu'il fût encore jour. Cependant la
ville n'avait pas repris sa vie, elle était toujours livrée au, silence et à
la solitude, au point qu'on l'aurait crue veuve de ses habitants. Je m'arrêtais
de temps en temps, et tout en écoutant sans rien entendre, je me pris à
remarquer combien cette solitude et ce silence lui prêtaient de charme et même
de majesté. Le point du jour est le moment le plus favorable pour apprécier
Rome sous le rapport monumental ; pendant la journée on ne la voit vraiment pas
: mille distractions pour l'esprit ; pour la vue, mille obstacles mobiles, les
voitures, les chevaux, les litières, les piétons, les étalages de marchands,
enfin un frémissement, un bourdonnement général, tout vous distrait, vous
étourdit, vous éblouit, vous aveugle presque. A la fin du crépuscule, au
contraire, alors que les gens de nuit sont eux-mêmes rentrés dans le repos, le
calme est complet : on se trouve seul à seul avec la ville. Les longues
perspectives de ses rues s'allongent devant vous comme les paisibles avenues
d'un vaste jardin, et les marges, ces petits chemins des gens de pied, qui
détachent, en quelque sorte, les maisons de la voie publique, prêtent à cette
illusion en accusant plus fortement leurs lignes. Les monuments aussi semblent
emprunter à ce calme général quelque chose de plus grand et de religieux. De
loin en loin quelques individus isolés apparaissent comme des ombres ; le bruit
léger de leurs pas fait retentir le silence, et ces rares passants servent, par
contraste, à mieux faire voir la longueur des rues, l'immensité de certaines
places, ainsi que l'étendue, la grandeur des édifices et des monuments.
Je me plaisais dlans cette observation, qui avait un certain charme mystérieux
; mais bientôt l'aurore dora le ciel de ses feux, le calme cessa, et j'entendis
commencer l'agitation du jour. Les artisans allaient à leurs travaux ; quelques
gros chariots chargés de fumier se hâtaient plus ou moins, suivant la nature
de leur attelage, chevaux, mulets, ou boeufs, de gagner les portes de la ville
avant que le soleil fût tout à fait sur l'horizon, de peur de stationner dans
Rome jusqu'au soir ; les pauvres clients couraient à la salutation, et les
tavernes s'ouvraient et se paraient.
Je me retirai par la porte Flumentane, en suivant la voie de ce nom jusqu'au
théâtre de Cornelius Balbus, où je pris à gauche, en passant devant le
temple des Lares Marins, pour gagner le pont du Janicule. Déjà je l'avais
franchi, et je me croyais au terme de mes aventures, lorsqu'en arrivant devant
ma porte je vis un homme de mauvaise mine qui semblait en vouloir forcer la
serrure : « Que fais-tu là ? m'écriai-je en me précipitant sur lui. - Je
cherche à me guérir de la fièvre quarte, » me répondit-il d'une voix,
languissante. Je crus qu'il voulait se moquer de moi : « Sache, repris-je en le
secouant fortement, sache qu'il n'est pas facile de m'en donner à garder. Viens
chez le procurateur du quartier. - Par Pol ! me réplique-t-il en tombant à mes
genoux, je ne dis que la vérité. Je vous en prie, je vous en conjure par votre
Génie, par votre main droite, par vos dieux Pénates, ne me perdez pas,
prêtez-moi l'oreille un instants. - Que tiens-tu dans ta main ? - Un morceau de
cire. Miné depuis longtemps par la fièvre, je fus consulter un mage sur les
moyens de me guérir, et voici sa réponse : Prenez les rognures des ongles de
vos pieds et de vos mains, amalgamez-les avec de la cire, et, avant le lever du
soleil, allez les appliquer à la porte d'une autre maison que celle où vous
demeurez, en criant : « Cherche un remède pour la fièvre tierce, pour la
fièvre quotidienne, pour la fièvre quarte ! » Par ce moyen vous arriverez
promptement à la guérison aux dépens de celui à la porte duquel vous vous
serez adressé. »
« Que les dieux te ruinent jusqu'à la racines ! » lui criai-je en le poussant
de l'autre côté de la rue. Après cette exclamation toute romaine, je rentrai
chez moi, plus satisfait encore que fatigué de l'emploi de ma nuit.
LES ADOPTIONS.
Je rencontre souvent
dans la société des citoyens qui, attachés par leurs antécédents ou par
leurs sympathies à l'ancienne République, respectent l'ordre de choses actuel
sans l'avoir accepté, et se considérant comme vaincus, mais non soumis,
attendent un moment favorable pour arracher l'Empereur son pouvoir usurpé, et
rétablir le peuple dans tous ses droits. Ce sont là peut-être de nobles
projets ; mais ces citoyens que j'appellerai volontiers des âmes d'élite,
aveuglés par l'ardeur de leurs désirs, ne voient pas qu'ils attendent après
une chimère, et que chaque jour l'esprit du peuple, au lieu de se rapprocher
d'eux, s'en éloigne. Ils viennent dernièrement d'en avoir une preuve qui les
aurait fait renoncer à leurs espérances, si des espérances si pures et d'une
origine si haute pouvaient jamais mourir dans les coeurs qui les ont conçues.
L'Empereur, qui n'a point d'enfants, et qui voudrait laisser un successeur
capable de continuer l'oeuvre politique qu'il a commencée, avait jeté ses vues
sur le fils de sa soeur, le jeune Marcellus. Tout le monde le considérait comme
devant hériter un jour de l'Empire ; il avait été comblé d'honneurs : le
Sénat l'avait autorisé à demander le consulat dix ans avant l'âge requis; il
était édile à dix-huit.ans, et c'était, après l'Empereur, le citoyen le
plus considérable de Rome. Mais la mort a déjoué de si belles espérances :
Marcellus succomba à une maladie de langueur qui dura deux années, et l'enleva
peu de jours après mon arrivée à Rome pendant qu'il était édile.
En voyant tomber cet héritier présomptif du pouvoir impérial, ce jeune homme
qui, par ses qualités et son caractère, s'était montré digne d'une aussi
haute position, les vieux républicains frémirent de joie ; leur ennemi, leur
vainqueur était affaibli de son plus puissant soutien ; ils le voyaient seul,
face à face avec son usurpation, et n'ayant plus à qui la laisser un jour.
Mais la joie de ces vétérans de la liberté fut éphémère ; le peuple les
désespéra par la part qu'il prit à l'affliction de l'Empereur, par
l'empressement qu'il mit à se porter aux funérailles de Marcellus, par les
témoignages de regrets dont il honora la mémoire de ce jeune homme. Cependant
Auguste demeurait sans postérité, et l'espérance de voir la tyrannie bornée
à la vie du tyran leur restait encore, lorsque quatre ans après la mort de
Marcellus, l'Empereur adopta les deux fils d'Agrippa, son gendre et son
ministre, et longtemps après adrogea Claude Tibère, fils de Livie, et Agrippa,
fils posthume d'Agrippa.
Mais il faut ici quelques explications préliminaires.
Parmi les lois romaines, il en est une qui permet de changer de famille, et
produit une filiation fictive, imitant, autant que possible, la filiation
naturelle jusqu'à en conférer tous les avantages, c'est-à-dire le droit de
succéder au nom, aux biens, ainsi qu'aux sacrifices domestiques de la famille
où l'on entre. Cette mutation d'état, qui n'est point irrévocable, car tous
ceux dont le père naturel meurt sans enfants peuvent rentrer dans leur
véritable famille ; cette mutation, dis-je, a lieu par une cérémonie ou
plutôt un acte civil que l'on appelle Adoption.
Il y en a deux espèces : l'Adoption proprement dite et l'Adrogation. L'Adoption
est pour les enfants, encore au pouvoir de leur père ; l'Adrogation pour le
citoyen maître de lui-même et qui a déjà reçu la toge viriles. La première
se fait à Rome, devant le Préteur urbain ; en province devant le gouverneur de
la province ; la seconde ne peut se faire qu'à Rome parce qu'elle requiert le
suffrage du peuple : ce suffrage doit être précédé de la demande formelle de
l'adoptant, et du consentement de l'adopté qui, devenant fils de famille du
citoyen qui l'adopte, subit toutes les conséquences de la puissance paternelle,
à laquelle il n'était plus soumis. Ces consentements divers sont donnés
publiquement sur l'interrogation du magistrat ; et c'est de cette interrogation
ou demande que l'acte a été appelé Adrogation.
Un pupille, non plus qu'une femme, alors même qu'elle ne se trouve plus sous
l'autorité d'un père, ne peuvent être adrogés ; les femmes, parce qu'elles
n'ont pas droit d'assister aux comices ; les pupilles, parce que leurs tuteurs
ne sont pas armés par la loi d'assez de puissance pour qu'ils puissent livrer
à des mains étrangères un enfant confié à leur garde et à leurs soins.
Une particularité de l'Adoption, c'est que l'adopté ne se trouve lié de
parenté qu'avec les membres de la famille dans laquelle il entre, et nullement
avec ceux qui sont alliés à cette famille : cela vient de ce que l'adoption ne
donne pas les droits du sang. Il devient donc fils du mari, dont il prend les
noms, ou, pour mieux dire, dont il ajoute les noms à son nom de race, le seul
qu'il garde, en lui donnant souvent une terminaison adjective, commeAemilius,
Aemilianus ; Octavius, Octavianus, etc. L'épouse d'un adoptant ne tient point
lieu de mère au fils adoptif de son mari, parce que réellement ce fils n'entre
pas dans la famille de la femme. Mais, bien qu'enfant adoptif, il devient frère
de la fille légitime de son père par adoption, parce que cette fille est le
sang du père, fait partie de sa famille, et en raison de cette fraternité le
mariage est prohibé entre eux.
Une autre cause encore qui empêche toute affinité, toute parenté légale
entre l'épouse d'un adoptant et un adopté, c'est que les femmes ne peuvent
faire acte d'adoption, c'est-à-dire mettre quelqu'un en leur pouvoir,
puisqu'elles n'ont pas même le droit d'y avoir leurs propres enfants.
La différence entre l'Adoption et l'Adrogation prend sa source dans
l'absolutisme du pouvoir paternel. Le consentement du fils est si peu
nécessaire pour son adoption dans une nouvelle famille, qu'on ne le lui demande
même pas : un esclave n'a pas droit d'avoir une volonté. Il y a plus : qu'un
père de famille se donne lui-même en Adrogation, tous ses biens présents et
à venir passent de plein droit à l'adoptant ; ses enfants deviennent les
petits-enfants de cet adoptant, et tombent en sa puissance. La sanction du
peuple est nécessaire pour une Adrogation, parce qu'un citoyen ne s'appartenant
pas à lui seul, mais aussi à toute la cité, a besoin du consentement de ses
concitoyens pour changer d'état, pour aliéner sa liberté en faveur d'un
nouveau père.
Voici maintenant un exemple de chacun des deux genres d'Adoptions dont je viens
de parler. Le premier est ancien, et la relation en est écrite depuis bien des
années ; le second est un événement tout récent.
UNE ADOPTION.
L'an DCCXXXVII de la fondation de la ville.
L'Empereur,
inconsolable de la mort de son neveu Marcellus, a voulu de nouveau s'assurer
contre les embûches que l'on pourrait lui dresser, en adoptant les deux jeunes
fils de sa fille Julie, enfant de Scribonia, sa première femme, et femme
d'Agrippa.
Cet abandon de ses enfants par un père placé dans une si brillante position
n'a paru extraordinaire à personne, et de tout temps on l'a vu pratiquer même
par les citoyens les plus recommandables. Les deux familles de cette race
glorieuse des Scipions, par exemple, où l'on trouve réunis l'un et l'autre
Africain, se sont ainsi trouvées alliées par une adoption : Paul-Émile le
Macédonique ayant répudié sa première femme Papyria, en épousa une autre,
dont il eut deux enfants, et donna en adoption dans les familles Fabia et
Cornelia les deux fils de son premier mariage.
Revenons à l'Adoption des enfants d'Agrippa. Le Préteur urbain fut mandé à
la maison palatine ; il s'y rendit accompagné d'un libripens ou peseur, portant
sa balance, ainsi que de plusieurs scribes. Introduits dans l'atrium, ils ne
tardèrent pas à voir arriver l'Empereur, Agrippa et ses deux fils, dont
l'aîné en très-bas âge, et le plus jeune encore dans les bras de sa
nourrice. Auguste déclara au Préteur que son intention était d'adopter, sous
la dénomination de Lucius et Caïus, prénoms de la famille Julia, les fils
d'Agrippa, tous deux présents. Agrippa élevant alors la voix : « César,
dit-il en s'adressant à l'Empereur, je remets en votre pouvoir ces fils qui
sont les miens. - D'après le droit des Quirites, répondit Auguste, que ces
enfants m'appartiennent : je les achète avec cette monnaie et cette balance
d'airain. » En même temps, frappant sur la balance du libripens, il donna, par
manière d'acquit, un as à son gendre Agrippa, comme s'il lui achetait ses
enfants et lui en payait le prix. C'est ce qu'on nomme la mancipation.
Immédiatement après, Agrippa racheta ses fils, qui lui furent revendus par
Auguste avec les mêmes formalités.
Alors l'Empereur les revendiqua comme étant ses propres enfants. Agrippa
n'opposant aucune dénégation, la prétention fut admise, et le préteur
ordonna que Lucius et Caïus eussent à suivre Auguste.
La revendication s'exécuta aussi sous forme d'une revente ou remancipation.
L'adoption ainsi consommée, des scribes transcrivirent l'acte sur des registres
publics, en présence du libripens et de cinq témoins, citoyens romains en âge
de pubertés. Voilà bien des formalités pour un acte où le consentement
réciproque de celui qui demande et de celui qui donne à adopter semblerait
devoir suffire. Aucune cependant n'est inutile : pour effectuer une Adoption, il
faut qu'il y ait dissolution de la puissance paternelle ; transmission de ladite
puissance à un tiers ; constitution à l'adopté du droit d'agnation,
c'est-à-dire de descendant par mâles d'une même souche masculine.
La puissance paternelle se dissout par la vente de l'enfant.
La vente d'un enfant par son père le met dans la catégorie des esclaves ; pour
éviter ce malheur, l'adoptant revend l'enfant à un tiers, ordinairement au
père même qui vient de le lui vendre, et, dépossédé par ce moyen, il le
revendique comme son fils. Le père naturel acceptant cette fiction, le Préteur
déclare le revendiqué vraiment fils de l'adoptant.
Ainsi, la première vente du père naturel au père adoptif dissout la puissance
paternelle.
La revente ou remancipation du père adoptif au père naturel met l'enfant en
état d'être revendiqué.
Enfin la troisième vente, qui n'est que l'exécution de la sentence rendue sur
revendication, constitue à l'adopté le droit d'agnation.
Tu vois que toutes ces formalités, bien que roulant sur des fictions, sont
utiles, et même indispensables. Mais si les Romains admettent des actes fictifs
dans tout ce qui, peut être utile aux citoyens, ils reviennent à la réalité
quand il s'agit de conserver des droits avantageux : ainsi, dans le cas
présent, quoique les liens de parenté naturelle soient considérés comme
rompus par l'Adoption, néanmoins le vrai père conserve tous ses droits à la
succession de son fils, de même que son fils à la sienne, sauf une ou deux
exceptions.
On ne suppose jamais que les droits du sang ou de la parenté puissent être
détruits par aucune loi civile.
UNE ADROGATION.
L'an DCCLVII de la fondation de la ville.
Il y avait dix-huit
ans que l'Empereur avait adopté les fils d'Agrippa, lorsqu'il perdit Lucius ;
et un an et demi après, Caïus. Le coup fut d'autant plus cruel que, plusieurs,
années auparavant, la mort lui avait déjà ravi ses deux ministres, Agrippa et
Mécène, le premier l'an sept cent quarante-deux, le second l'an sept cent
quarante-six. Toute sa tendresse, toute sa confiance, tous ses rêvés d'avenir
avaient été concentrés sur Lucius et Caïus, qui, par leur orgueil, leur
dureté, et leurs mauvaises moeurs, se montrèrent peu dignes du haut rang
auquel il les destinait. Encore en bas âge, de neuf à onze ans, il les avait
comblés d'honneurs, tels que le sacerdoce, le droit d'entrer au Sénat, de
prendre rang, dans les Jeux publics, parmi les Sénateurs, et même plusieurs
des attributions consulaires. Avant dix-sept ans, il les envoyait en tournée
dans les provinces, afin de les faire connaître comme ses futurs successeurs.
Les provinces s'empressaient de les accueillir, et poussaient la soumission et
la flatterie jusqu'à élever des statues à ces jeunes gens encore imberbes,
incapables encore de rendre un service public. Par exemple, la ville de
Nicomédie en éleva une à Caïus l'année où il prit la toge virile. Je le
tiens d'un publicain Asiatique pour les péages du pays. Enfin Auguste avait une
telle affection pour ses petits-fils, que peu de temps après leur adoption, le
feu ayant détruit la basilique Julia, il entreprit de la reconstruire au nom de
Lucius et Caïus, en donnant leurs noms au monument, dont il effaçait ainsi le
nom du grand et glorieux Jules, à la mémoire duquel il devait sa prodigieuse
fortune.
Après la mort de ces enfants, dont l'adoption devint une de ses erreurs, il se
trouvait donc encore une fois sans héritier ; son édifice politique, élevé
au prix de tant de sang versé, redevenait incertain alors que lui-même venait
d'atteindre un âge qui déjà dépassait de quatre ans la soixantaine. Il ne
voyait dans sa maison personne qui lui inspirât de la confiance ou même de
l'affection ; aussi demeura-t-il deux années dans une espèce de veuvage
filial.
Cependant, soit raison d'État, soit pour céder aux instances secrètes de
Livie, soit plutôt par l'un et l'autre motif, il se décida à demander encore
des fils à l'adoption, et jeta ses vues tout à la fois sur Agrippa, fils
posthume d'Agrippa, et sur Claude Tibère, fils de Livie, l'un tout jeune homme
encore, l'autre homme de quarante-cinq ans. Ils n'avaient plus de père ni l'un
ni l'autre : maîtres d'eux-mêmes, ils durent donc être adrogés. La loi
constitutive de cet acte fut, suivant l'usage, affichée pendant trois Nundines
ou jours de marché. Hier, V des calendes de Juin, ce délai expira, et dès le
matin on vit descendre au Forum l'Empereur entre Agrippa et Tibère. Les consuls
Aelius Catus et Sentius Saturninuss les accompagnaient tous les trois. Le
collège des Pontifes, et les trente licteurs représentants des trente curies,
se trouvaient déjà réunis dans le Comitium.
L'un des Pontifes, président des Comices, reçut la déclaration de l'Empereur,
qu'il voulait adopter Agrippa, fils posthume d'Agrippa, et Claude Tibère, fils
de Livie, et les prendre tous deux pour ses fils. Le collège et les comices
entrèrent en consultation : il fit les informations d'usage sur l'âge de
l'adoptant (qui doit avoir soixante ans) ; sur son état sanitaire (s'il n'a pas
soixante ans, il faut que sa santé ne lui permette plus d'avoir d'enfants par
lui-même), l'adoption ayant été instituée pour que l'on puisse se procurer
par le bienfait de la loi ce que l'on ne peut plus obtenir de la nature ; si,
lorsqu'il était en âge d'avoir des enfants, il s'était mis dans le cas d'en
avoir, et s'il en avait encore. Dans ce dernier cas, la permission d'adopter
s'accorde très difficilement, de peur que les enfants nés en légitime mariage
ne voient diminuer leurs espérances, ou que l'adopté ne recueille pas des
avantages convenables.
Les Pontifes durent aussi examiner si le but secret de l'adoptant n'était pas
de s'emparer par surprise des biens de ceux qu'il se proposait d'adopter.
L'Empereur ayant juré, dans les termes voulus, qu'aucun motif blâmable
n'entrait dans sa détermination, ils s'assurèrent si les futurs adoptés
étaient pubères, c'est-à-dire avaient au moins dix-huit ans ; si l'adoptant
les précédait de la pleine puberté, l'Adrogation ainsi que l'Adoption
n'étant permise qu'à l'égard de ceux qui peuvent être respectivement père
et fils suivant l'ordre de nature ; enfin si ce changement d'état ne porterait
pas atteinte à la dignité de la famille Julia et ne laisserait point périr
les sacrifices des races Marcia et Claudia.
C'est surtout pour cette dernière information qu'aucune Adrogation ne se peut
faire sans les Pontifes. La même crainte n'existe pas pour l'Adoption, parce
que le père qui cède ses enfants demeure pour veiller aux devoirs de la
famille.
Tous ces points examinés, et aucun empêchement n'ayant été reconnu, le
Pontife dit à l'Empereur : « César-Octave-Auguste, voulez-vous que Claude
Tibère et Posthume Agrippa deviennent vos fils légitimes ? et vous, Claude
Tibère et Posthume Agrippa, consentez-vous à ce que César-Octave-Auguste vous
tienne pour ses fils, ait sur vous droit de vie et de mort comme un père sur
ses enfants ? - Nous le voulons, » répondirent-ils.
Le Pontife, se tournant alors vers les trente licteurs représentant les trente
curies : « Voulez-vous, ordonnez-vous, Quirites, dit-il, que Claude Tibère et
Posthume Agrippa soient déclarés fils de César-Octave-Auguste, avec autant de
droits et aussi légitimement que s'ils étaient nés du père et de la mère de
cette famille ; qu'il ait sur eux pouvoir de vie et de mort, comme un père doit
avoir sur ses fils ? Ce que je viens de vous proposer, Quirites, je vous demande
de le sanctionner. »
Le consentement de cette singulière assemblée du peuple ne fut pas et ne
pouvait être douteux un instant. Auguste ayant ajouté : « Je ne fais ces
adoptions que dans l'intérêt de la République ! » des cris, des transports
d'allégresse éclatèrent de toutes parts à la fois, et quand l'Empereur se
retira avec ses nouveaux fils, la foule monta avec eux au Palatin.
L'Adoption ainsi que l'Adrogation produisent ce qu'en termes de jurisprudence on
appelle la petite diminution de tête. Parce qu'il en résulte pour les familles
de l'adopté et de l'adrogé la diminution d'un membre.
La loi sur les Adoptions est une des plus remarquables de ce peuple ; qui en a
beaucoup de belles. Les deux bases de la société romaine, la famille et la
propriété, étant périssables, la famille par la marche de la Nature, qui,
après une certaine durée, laisse s'éteindre les races ; les biens par leur
division, soit en vertu, soit à défaut de testaments, le législateur a voulu
atténuer ces défaillances en remédiant à la stérilité ou aux malheurs des
mariages. C'est une grande et sage loi politique ; appliquée dans l'Adoption ou
dans l'Adrogation, elle a toutes sortes d'avantages publics et privés, et pas
un inconvénient : par elle, les familles se rajeunissent et se perpétuent ; et
de plus, ceux que l'orge attarde dans la vie peuvent, avec cette loi, se
préserver de l'isolement et de l'abandon, suite trop ordinaire d'une vieillesse
prolongée.
ACHÈVEMENT. Tu viens de voir combien de sages exigences entourent le droit d'Adrogation ; cependant, quelque temps après, l'Empereur ordonna à Tibère. d'adopter son propre neveu, Germanicus, jeune homme de vingt-deux ans, tandis que lui, Tibère, n'était âgé que de quarante-un, et avait un fils, Drusus le jeune. Auguste se repentait d'avoir adopté Posthume Agrippa, d'un caractère bas et farouche, et il venait de casser cette adoption. Alors, ne voulant pas diminuer le nombre de ses héritiers présomptifs, il concilia son désir et les ménagements qu'il devait à Tibère en lui faisant adopter Germanicus. La loi fut violée, diras-tu : oui, mais régulièrement, le Sénat ayant dispensé Auguste de toutes les lois.
LE JOUR NATAL.
L'Empereur Auguste
vieillit beaucoup, mais son amour pour les embellissements de Rome, pour les
plaisirs et l'agrément du peuple romain ne se ralentit pas. Il vient encore,
tout dernièrement, d'en donner une preuve, en lui offrant un nouveau et vaste
Portique pour la promenade. Tu te rappelles ce que je t'ai dit il y a longtemps
des beaux portiques publics où les Romains, et surtout les Romaines, aiment
tant à se promener ; tu sais que tous sont hors des murs ; dans la région
Flaminienne et joignant le Champ de Mars. Le nouveau Portique se trouve dans la
IIIe région, dite Isis et Sérapis, au centre de la ville, où il n'existait
pas encore de monument de ce genre. Il y a vingt-six ans, environ, Védius
Pollion, celui qui jetait des hommes vivants à dévorer à ses murènes, mourut
et légua à l'Empereur la fameuse villa de Pausylipe, une immense maison de
ville, enfin une grande part de ses biens, en ordonnant d'élever quelque
splendide monument pour le peuple. Auguste accepta le legs ; mais en visitant la
maison, située au bas du mont Esquilin, vers le midi, et tout près du brillant
quartier des Carènes, avec lequel elle communique par une large voie
débouchant sur une petite place devant son entrée principale, il la trouva
d'une rare magnificence, et beaucoup plus grande que la sienne au Palatin, celle
dont le peuple lui fit don il y a seize ou dix-sept ans.
Soit qu'il lui parût scandaleux qu'un fils d'affranchi, bien que devenu
chevalier, ait pu donner le spectacle d'une telle somptuosité ; soit que
lui-même eût honte du legs ou plutôt de son origine, et qu'il voulût en
effacer le souvenir, il prit prétexte de la demande de Pollion pour raser la
maison, puis, quelque temps après, commença de bâtir sur son emplacement le
Portique dont je vais essayer de te donner une idée. Alors Lucius et Caïus
étaient ses fils adoptifs depuis deux à trois ans ; il voulait les
populariser, et leur attribua l'honneur de cette entreprise, dont lui-même
faisait la dépense. De Pollion, il ne parut pas avoir le moindre souvenir, et
ce fut justice : quel orgueil à ce descendant d'affranchi d'avoir prétendu
mettre son nom sur un monument public ! quelle folie de s'être imaginé que
l'Empereur, si jaloux de ce qui touche à l'honneur du droit de cité romaine,
ferait fléchir pour lui, Védius, sa noble rigidité ! Cependant les travaux
n'étaient pas à moitié de leur cours, que les héritiers présomptifs de
l'Empire moururent. Dix ans après le monument s'achève, et il faut le nommer.
Tibère et Posthume Agrippa occupaient depuis huit ans la place de Lucius et
Caïus dans la maison impériale, et l'on pensait que le vieil Empereur leur
décernerait l'honneur qu'il avait destiné à leurs prédécesseurs ; mais il
ne les aime ni l'un ni l'autre, et donna son monument le nom de Livie, sa femme,
la princesse des Romaines.
Le Portique de Livie ne le cède en magnificence à aucun de ceux dont
resplendit la région Flaminienne. Son ensemble présente un parallélogramme
long de quatre cents pieds passés, et large de trois cents, environ, entouré
d'une double galerie en colonnade. La galerie extérieure est close d'un mur où
sont ménagés des espèces de petits exèdres ou réduits tantôt circulaires,
tantôt quadrangulaires, refuges et lieux de repos pour les promeneurs
fatigués. C'est une imitation du Portique de Pompée, si beau et si bien
entendu. La paroi des murs est ornée de tableaux antiques. Il n'y a pas ici de
bosquets, comme au Portique de Pompée : néanmoins le frais ombrage de la
verdure ne lui manque pas : l'architecte a eu l'idée assez neuve de couvrir
l'aréa entre ses portiques d'une immense treille, sur laquelle courent les jets
d'un cep de vigne phénoménal par son développement, ce qui procure de
délicieuses promenades sous une ombre épaisse.
J'ai débuté par te parler de ce Portique parce que j'aime à noter tout ce qui
peint la conduite du chef de la République avec le peuple ; que d'ailleurs le
monument appartient à la physionomie de la Rome Augustale, que je n'oublie
jamais à l'occasion ; enfin parce qu'il est, dit-on, un présent de Jour natal
à Livie. J'ignore si ce dernier fait est bien vrai ; dans tous les cas il n'a
rien d'invraisemblable, l'usage d'un cadeau du mari à sa femme étant général
à cette occasion, comme tu le verras tout à l'heure. Ici l'association
indirecte du peuple romain au splendide cadeau donnerait à cette gracieuseté
maritale une grandeur dune du pouvoir souverain.
L'anniversaire de naissance, appelé le Jour natal, ou, par abréviation, le
Natal, est l'une des plus aimables de ces féries instituées pour resserrer de
temps en temps, par des communications plus démonstratives et plus
affectueuses, des liens d'amitié, d'amour ou de parenté qui font le charme et
l'agrément de la vie. On reconnaît évidemment ce caractère dans les Calendes
de Janvier, ainsi que dans les Saturnales, autre fête dont je parlerai bientôt
; mais le Jour natal, quoique simple fête privée, atteint peut-être encore
plus efficacement ce but ; les deux premières fêtes ne sont qu'annuelles,
tandis que la dernière se renouvelle continuellement, et autant de fois par an
dans une famille, que cette famille compte de membres.
Le Jour natal se sanctifie par le culte des divinités domestiques. Dès le
matin, la personne dont ce jour ramène l'anniversaire revêt une toge blanche,
se pare soigneusement, et vient honorer ses dieux Lares, et principalement son
Génie. Elle verse des parfums précieux sur cette divinité, qui préside à
son destin ; lui met des couronnes de fleurs sur la tête et autour du cou, lui
offre des liba crus, gâteaux de sacrifices, sur lesquels est marquée
l'époque de la naissance du festoyant ; lui présente des rayons de miel ;
brûle de l'encens sur son autel paré de guirlandes de fleurs ; fait pétiller
des libations de vin dans le feu sacré, et accompagne ces offrandes de prières
polir obtenir la santé, de longs jours, une vieillesse heureuse, en un mot, ce
qui constitue le bonheur.
Toute immolation de victimes est soigneusement évitée, parce que les anciens
Romains avaient coutume, lorsqu'à cette époque ils payaient à leur Génie son
présent annuel, de ne point se souiller les mains de sang, afin qu'aucun être
n'eût à regretter sa vie le jour où ils avaient reçu la leur.
A l'instar de ce qui se pratique aux Calendes de Janvier, les parents, les amis,
les clients et les patrons se font de mutuels présents. Ces dons n'ont aucun
caractère particulier : c'est de l'argenterie, une coupe, une ombrelle, une
chandelle de cire ; ce sont des toges ; le tout suivant la richesse ou la
générosité des donneurs, et la condition ou le sexe des personnes auxquelles
on offre. A son natal anniversaire, l'Empereur Auguste recevait toujours une
coupe de Mécène.
Le Jour natal devient aussi quelquefois une occasion de bonne fortune pour les
hommes, et ce jour-là, des femmes, des jeunes filles, qui n'auraient pas osé
faire un don à un amant, à un ami, profitent de l'usage pour lui offrir cette
légère marque d'amour ou d'amitié.
Toute espèce de petits présents sont admis : un chasseur envoie un lièvre ;
un fermier un chevreau ; un pêcheur du poisson ; et les poètes quelque produit
de leur muse.
Les deux petits poèmes suivants ont été composés pour une pareille
circonstance, le premier par le poète Tibulle, et le second par le poète
Properce. L'un est adressé à un ami, l'autre à une amante. Tu y trouveras un
tableau assez complet des cérémonies d'un Jour natal célébré par l'amitié
ou par l'amour.
Le Jour natal de Cerinthus.
« Proférons des
paroles de bon augure, voici le Jour natal de Cerinthus. Hommes ou femmes, vous
qui êtes aux pieds des autels, tenez votre langue captive. Qu'un pieux encens
fume dans le foyer ; qu'on y brille ces parfums que nous envoie l'opulente
Arabie. Que ton Génie lui-même, Cerinthus, vienne, la tête ceinte de fleurs,
assister aux honneurs que nous lui rendons. Que le nard le plus pur découle de
son front ; que les gâteaux s'empilent sur son autel, et qu'on lui fasse de
copieuses libations de vin. Puisse-t-il t'accorder tout ce que tu lui
demanderas. Allons, forme des voeux : qu'attends-tu ? il va t'exaucer : demande.
« Je le devine : tu désires que ton épouse te garde de fidèles amours.
Déjà les dieux le savaient, j'en suis certain. Tu ne préférerais à ce
bonheur ni toutes les richesses que de laborieux agriculteurs arrachent à la
terre, ni les perles que l'heureux Indien recueille dans les ondes de la mer
Rouge. Tes voeux sont exaucés : vois l'amour venir vers toi d'une aile
frémissante. Il t'apporte des liens de fleurs, des liens qui dureront toujours,
et que tu porteras encore quand la pesante vieillesse ridera ton front et
blanchira ta belle chevelure. Qu'alors ton Jour natal te revoie aïeul, et qu'à
tes pieds 'se joue une troupe de tendres enfants. »
Écoutons maintenant Properce, dont l'épître est empreinte de délicatesse et de passion.
Le Jour natal de Cynthie.
« Le soleil
commençait à rougir l'horizon lorsqu'il m'a semblé voir les Muses debout
devant mon lit. Elles m'annoncèrent le Jour natal de mon amie, en faisant
retentir un triple applaudissement.
« O jour, sois sans nuages ! vents, retenez vos haleines ! mer, endors sur le
rivage ton onde menaçante ! Que 'ce jour ne soit témoin d'aucune douleur. Que
Niobé elle-même sèche ses larmes, que le cri plaintif des Alcyons ne trouble
plus les airs, et que Progné cesse de pleurer sur la perte d'Itys.
« Et toi, ô ma chérie ! née sous les plus heureux auspices, lève-toi , et
viens faire à nos dieux de justes prières. Mais d'abord, qu'une onde pure
dissipe ton sommeil ; que tes doigts délicats façonnent ta brillante
chevelure. Revêts cette même stole qui te parait quand tu charmas pour la
première fois les yeux de Properce. N'oublie pas non plus de mêler des fleurs
à tes cheveux. Viens demander aux dieux d'être toujours belle, et de conserver
toujours ton empire sur moi.
« Après, tu brûleras l'encens sur l'autel ceint de guirlandes, et les torches
sacrées rempliront ta maison d'une clarté propice. Alors nous nous livrerons
au plaisir de la table, et, prolongeant la nuit dans un bachique festin, nous
respirerons les parfums du safran dans des vases de myrrhe et d'onyx.
Infatigables dans nos danses nocturnes, nous fatiguerons la flûte qui les
animera. La licence enflammera tes voluptueux propos. Les charmes de cette fête
écarteront loin de nous le sommeil importun, et les carrefours voisins
retentiront des éclats de notre allégresse. Nous interrogerons les dés, pour
décider lequel l'amour a le mieux frappé de ses traits. Quand nous aurons
ainsi passé bien des heures, quand Vénus nous invitera aux doux mystères de
la nuit, nous terminerons dans notre couche ce solennel anniversaire, et ainsi,
ô Cynthie, nous achèverons ton Jour natal. »
Cette dernière
pièce m'a été communiquée un peu indiscrètement, car elle fut faite pour
une grande dame romaine, une matrone nommée Hostia, ou plutôt Hostilia, que
Properce a célébrée souvent dans ses vers sous ce nom de Cynthie, et qui
descend de la race du roi Tullus Hostilius. J'ai dit autrefois que les poètes
illustraient des courtisanes dans leurs vers ; mais bien souvent ce sont des
matrones, auxquelles ils donnent un nom de fantaisie ; ainsi, parmi les poètes
érotiques contemporains, Catulle chante une Claudia sous le nom de Lesbie ;
Tibulle une Flavia sous celui de Délie ; et dans Ovide, Pérille cache une
Métella. Ces petits déguisements prouvent bien des désordres, dont l'origine
est toujours dans la vie futile et oisive des femmes patriciennes.
L'usage d'offrir des présents aux anniversaires de naissance a fini par
dégénérer en abus, et devenir, sinon ruineux, au moins fort dispendieux pour
les maris, et surtout pour les amants. A l'époque de son Jour natal, une femme
mande un marchand chez elle, comme pour acheter, et lui fait étaler ses
marchandises. Elle prie son bien-aimé, dont elle vante le goût, de les
regarder, de lui dire son avis ; elle finit par le conjurer de lui acheter
quelque chose ; rappelle que c'est son Jour natal, et, à l'aide de quelques
baisers affectueux, a l'art de se faire donner beaucoup plus que l'on ne
songeait à lui offrir.
Certaines femmes, et particulièrement les courtisanes, poussent l'adresse
encore plus loin : toutes les fois qu'elles n'ont pas de motif pour exiger un
cadeau, elles feignent que c'est leur Jour natal en étalant chez elles des liba.
Elles pensent que celui qui aime ne suppute pas ses actes de générosité, ou
tout au moins qu'il sait les oublier ; d'après ce petit raisonnement, elles
font revenir jusqu'à sept ou huit fois par an leur bienheureux jour de
naissance, sans cependant se vieillir pour cela, car la grande passion des
femmes romaines est de vouloir sans cesse se rajeunir en dissimulant leur âge ;
aussi ces quêteuses de présents multiplient les anniversaires sans même
compter les années véritables ; et il semblerait que chaque Jour natal, loin
d'accuser pour elles un pas de plus dans la vie, ne sert qu'à les rajeunir. Un
amant, las des anniversaires peu annuels inventés pour stimuler incessamment sa
libéralité, finit par envoyer un jour en cadeau à son amie l'épigramme
suivante :
J'ai voulu, par
complaisance,
M'imposer le joug pesant
De t'envoyer un présent
Chaque jour de ta naissance.
Mais enfin pour m'escroquer
Le don de cette journée,
Lucrèce, c'est se moquer ;
Tu nais six fois par année !
Bien qu'à tes naissants appas
On ne te crût pas nubile,
Qui ne t'estimerait pas
Plus vieille qu'une sibylle?
Entre nous; si désormais
Sur ce haut pied tu te mets
De naître six fois l'année,
Sais-tu ce que je ferai ?
Lucrèce, je compterai
Que tu n'es pas encor née .
On célèbre aussi
le Natal des enfants, si jeunes soient-ils ; mais la fête est toute domestique,
et les misérables esclaves doivent prendre sur leur pécule, si durement
amassé, de quoi faire au rejeton du maître un cadeau qui profite à là mère
seule. Les pauvres donnent aux riches, et cela revient souvent ; ainsi, à
chaque progrès que l'enfant fait dans la vie, et qu'une divinité nouvelle le
prend sous sa protection, ainsi que je l'ai déjà dit, il faut que les esclaves
se réjouissent de cette initiation en apportant au marmot un présent dont la
mère le débarrasse toujours.
Le Romain qui célèbre son Jour natal termine la journée par un festin auquel
il invite tous ses parents et amis, et qui se prolonge dans la nuit. La maison
prend aussi un air de fête : on l'illumine le soir, on pare les fenêtres avec
des files de lampes ornées de violettes.
On avait vu de tout temps des citoyens célébrer chez eux le Jour natal de
leurs amis de prédilection, avec le même appareil que le leur propre ; mais
jusqu'à l'époque du Triumvirat, jamais on n'avait fait de cet anniversaire
d'un citoyen un sujet de fête publique, lorsque l'an 712, deux ans après la
mort de Jules César, les Triumvirs, par un excès de flatterie pour la mémoire
du Dictateur, ordonnèrent que son Jour natal serait célébré par tout le
monde, le III des nones de juillet ; que l'on manifesterait de la joie, et que
chacun se couronnerait de laurier. Ils dévouèrent à la colère de Jupiter et
de César lui-même, devenu dieu, ceux qui résisteraient à cet ordre, et, par
surcroît de précaution, ajoutèrent une amende d'un million de sesterces si
les récalcitrants étaient sénateurs ou fils de sénateurs.
Ce qu'il y a d'assez singulier dans cet anniversaire si puissamment recommandé,
c'est qu'il est faux : César est bien né dans le mois de juillet, mais le IV
des ides ; or ce jour faisant partie des Jeux Apollinaires, pendant lesquels un
oracle sibyllin défend de s'occuper d'aucun autre dieu, les Triumvirs
anticipèrent de sept jours l'anniversaire natal Césarien, en le plaçant la
veille des Jeux. Mais par une autre coïncidence bizarre, ce Jour natal
substitué se trouve être le jour mortel de Romulus, celui où, lui aussi,
passa d'une mort violente à l'apothéose.
Le Sénat, suprême instituteur des fêtes publiques, pensa que l'ancien
Triumvir, qui fut l'un des promoteurs de l'anniversaire natal de son père
adoptif, ne serait pas fâché, au milieu de sa toute puissance, de se voir
honoré, lui vivant, d'une distinction semblable. Un sénatus-consulte alla, ou
parut aller au-devant de ses voeux : il déclara sa nativité férie avec
Supplications, Jeux du Cirque, et voilà déjà sept ou huit ans que le IX des
calendes d'octobre le peuple romain ne manque jamais de la célébrer. Les
chevaliers romains, par amour pour leur Empereur, et de leur propre mouvement,
le célèbrent pendant deux jours.
ACHÈVEMENT.
Depuis la mort d'Auguste, l'habitude est demeurée de célébrer l'anniversaire
de la naissance de l'Empereurs. On continue en même temps de fêter celui du
divin Auguste, et la servilité va jusqu'à fêter celui du favori de Tibère,
de Séjan, qui, à la vérité, est presque aussi puissant que le chef de
l'Empire.
Pendant que le peuple dégrade ainsi son caractère par une adulation outrée,
quelques nobles âmes se chargent, au milieu de cette abjection générale, de
soutenir la dignité du citoyen romain : ils fêtent, en particulier,
l'anniversaire posthume de quelques personnages qui n'ont d'autres faveurs à
donner à leurs fidèles, que l'exemple de leurs talents et de leurs vertus.
C'est ainsi que dans plusieurs maisons on célèbre, aux ides d'octobre, la
naissance de Virgile, et dans d'autres, celle de Brutus et de Cassius. Honneur
à ces fiers courtisans du génie et de la gloire ! Leurs fêtes sont plus
honorables, plus illustres que celles de tels riches où sont invités le Sénat
et un grand nombre de chevaliers, et où l'on distribue à la porte une
abondante sportule à la troupe famélique des petits clients.
Je manifestais ces`sentiments devant Xénarque, le philosophe qui fit un si beau
discours sur l'allaitement des enfants par les mères : « Louez, me dit-il, les
dévots au Natal de Virgile, ils honorent dans le génie l'art qui élève les
âmes et les ravit par la divine poésie ; mais n'associez aux mêmes éloges ni
Brutus, ni Cassius, car jamais le meurtre ne sera héroïque. Celui de César,
en particulier, fut une action aussi lâche que contraire à toute saine morale.
Qu'un certain nombre de Romains pense autrement, je ne m'en étonne pas : la
passion politique exaltée est souvent si démoralisante, qu'elle dégrade ceux
qu'elle égare jusqu'à leur faire glorifier les actes les plus monstrueux. Si
ces brutiens et ces cassiens aimaient véritablement leur patrie, ils
honoreraient de préférence les Fabius, les Cincinnatus, les Décius, les
Scipions, les Mummius, les Paul-Émile, les Gracques même, et tant d'autres qui
l'ont rendue grande et glorieuse. - Mais, repris-je, on se plaint du nouveau
régime jusque dans la famille impériale : ainsi, Drusus, le fils de Livie,
veut, dit-on, avec son frère aîné Tibère, contraindre Auguste à rendre la
liberté aux Romains. - Voyez comme on doit compter sur ce complot, repartit
Xénarque ; je sais de source sûre que Tibère a porté à l'Empereur une
lettre de Drusus qui en traçait le plan. Au surplus, retenez bien ceci,
Camulogène : si l'ancienne République pouvait revivre avec son anarchie du
dernier siècle, les hommes qui se dégradent aujourd'hui dans la servilité,
deviendraient les plus féroces démagogues. »