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Dezobry, Charles (1798-1871)


 Rome au siècle d'Auguste,
ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère

LETTRE XII.

LES BAINS PRIVÉS ET LES BAINS PUBLICS.

Il est un genre de luxe que je vois croître et se développer tous les jours, c'est celui des Bains. Le bain est non seulement une jouissance, mais un besoin dans ce pays où il fait si chaud que le corps se trouve dans une transpiration pour ainsi dire continuelle. Aussi, riches et pauvres, grands et petits, tous se baignent, et se baignent chaque jour. Il y a environ dix ans, Agrippa, gendre et ministre de l'Empereur, faisant exécuter une foule de travaux et de monuments pour l'agrément et l'utilité du peuple, établit entre autres cent soixante-dix Bains publics, où pendant une année le peuple fut admis gratuitement. Maintenant, excepté les enfants, qui jouissent encore de leurs entrées franches, tout le monde paye à la porte la rétribution d'un quadrans, petite monnaie d'airain. Pour cette minime somme, on peut prendre bain froid, bain tiède, bain chaud, et bain de vapeur. C'est ce que font la plupart des baigneurs, car, d'après les habitudes générales, se plonger dans l'eau froide ou dans l'eau chaude, ce n'est pas se baigner.
Autrefois les bains n'étaient que de simples piscines où l'on venait nager, s’exercer, se laver surtout, comme le prouve leur ancien nom de lavatrina. Vers la fin du dernier siècle, du temps de Pompée, il y avait fort peu d'établissements de ce genre, particuliers ou publics, bâtis avec soin et pourvus des recherches qu'on y trouve communément aujourd'hui. La description suivante te donnera une idée des Bains actuels ; bien que ce soit celle des Bains de Mamurra ; auxquels je voulais consacrer une lettre spéciale, cependant elle convient, sauf quelques détails d'ornementation, à tous les Bains en général : les mêmes besoins ont commandé partout les mêmes dispositions.
Les Bains de mon hôte sont auprès de la Basilique, de l'Exèdre, et du Sphaeristère ; ils ne s'en trouvent séparés que par une petite cour pavée en mosaïque, entourée d'un péristyle en colonnes octogones, et à l'entrée de laquelle est un Baptistère, grand bassin où l'on prend quelquefois le bain froid en commun. Un toit léger, supporté par deux colonnes en avant-corps, couvre le Baptistère. Des peintures représentant des arbres chargés de fruits, des rivières où toutes sortes de poissons semblent nager dans la profondeur des eaux, ornent les parois des portiques.
La première pièce où l'on entre en quittant la cour est une salle nommée Apodytère, nom formé d'un mot grec qui signifie dépouiller, parce que c'est là que l'on dépouille ses vêtements, et que l'on chausse des mules légères, composées d'une semelle plate couverte seulement sur l'avant-pied.
De l'Apodytère on passe dans le Frigidaire, autre salle où l'on trouve encore un Baptistère pour le bain froid, quand on ne veut point le prendre en plein air. L'une des extrémités du Frigidaire se termine par un hémicycle au centre duquel gît la cuve du bain, Labrum ou Solium,, entourée d'un petit espace clos par un Pluteus ou mur d'appui. Des pilastres, des niches, des statues décorent le pourtour de l'hémicycle, dont le soubassement, formé par un double rang de gradins, s'appelle Schola, l'école, parce que c'est là que ceux qui assistent aux Bains sans y prendre part, ou qui attendent qu'il y ait place dans la cuve, viennent s'asseoir pour converser. Entre l'École et la cuve, il reste un chemin, Alveus, pour circuler autour des baigneurs. Le Frigidaire reçoit son jour par en haut, de sorte que les corps n'y projettent point d'ombre.


Le bain tiède, Tepidaire, suit immédiatement le Frigidaire. A peu près carré, et terminé aussi par une École, il est muni de deux grands bassins si larges, que l'on pourrait presque y nager. Comme on n'entre guère dans le Tepidaire que pour s'y baigner, son École sert essentiellement aux baigneurs, soit pour s'essuyer lorsqu'ils se contentent du bain tiède, soit pour se reposer en sortant de la pièce suivante où l'on prend le bain de vapeur, et que pour cette raison l'on nomme Sudatoire, ou Caldaire.
Le Sudatoire est circulaire, entouré de trois gradins, et garni tout à l'entour de niches étroites, contenant chacune un siège.
Un réservoir d'eau bouillante occupe le milieu de la salle. Il fournit des tourbillons d'une vapeur qui se répand partout, monte en nuages épais vers la voûte, de forme hémisphérique, recouverte d'un enduit épais de stuc fin et s'y engouffre avec violence. Elle s'échappe au sommet par une ouverture étroite, fermée avec un bouclier rond, en airain, qui se manoeuvre d'en bas, à l'aide d'une chaîne ; on l'ouvre comme une soupape quand la chaleur devient trop suffocante.
Je n'oublierai de ma vie la première fois que je suis entré dans un Sudatoire : saisi par les flots de la vapeur, haletant, palpitant, poussant de gros sanglots, je crus que j'allais étouffer. L'air mêlé de feu et d'humidité que l'on respire en ce lieu ne laisse pas un seul endroit du corps en repos ; il le secoue, il le remue jusque dans ses moindres parties ; on se croirait presque dans le foyer d'un incendie ; la température de ce bain est si brûlante, que l'on pourrait condamner à être baigné vif un misérable convaincu de quelque crime.
Le Sudatoire et sa cuve sont chauffés par un fourneau extérieur nommé Laconinum, ou Hypocaustum. Ses flammes circulent sous le pavé, qui est porté sur une multitude de petits piliers, et, au moyen de canaux conducteurs, jusque dans l'épaisseur des murs.
Un Eleothése ou Unctoire, lieu dans lequel se déposent les parfums, complète, avec quelques autres petits cabinets, et avec le Sphaeristère, dont j'ai parlé dans ma lettre précédente, l'ensemble des Bains de Mamurra.
Il faudrait être bien difficile pour ne pas trouver ces Bains, si élégants et si riches, dignes de la somptueuse demeure de mon hôte ; cependant ils sont surpassés de beaucoup par ceux de Mécène, et surtout d'Agrippa : le premier possède un Bain avec des bassins d'eau chaude si vastes qu'on peut y nager ; et le second, qui en fait de constructions et de travaux d'art n'a que de grandes idées, s'est construit les Bains les plus spacieux, les plus beaux, les plus somptueux qu'on ait jamais vus à Rome. Agrippa loge au Palatin ; mais il n'y avait pas sur cette montagne un espace suffisant pour lui ; il s'est donc transporté au milieu du Champ de Mars, qu'il avait déjà embelli par le Panthéon, et là, derrière et joignant ce temple, il a construit son édifice, qui occupe une superficie de terrain presque égale à la moitié de celle de la montagne Palatine ; il est élevé sur un carré de six cent cinquante pieds en tous sens où les Bains proprement dits sont un édifice de sept cent dix pieds de face, sur trois cent quarante de côté.
Construit à l'imitation des Palestres grecques, on y trouve, outre les salles destinées aux diverses lotions, des galeries pour les exercices de la paume, de la lutte, et des autres jeux gymniques. La plupart sont autour de deux grandes cours quadrangulaires, de cent soixante-seize pieds sur cent vingt-sept, et entourées de portiques pour la promenade. Les murs des salles sont revêtus de stuc ou peints à l'encaustiques, et le Sudatoire, ajouté aux Bains dix ans après leur construction, est orné de tableaux encadrés de marbre.
L'agrément de cet édifice vraiment royal se trouve encore augmenté par un jardin qu'Agrippa a créé tout exprès. Il y avait là un marais, le fameux Marais de la Chèvre, près duquel Romulus disparut pour devenir immortel ; Agrippa convertit le marais en étang alimenté par des eaux vives, planta autour des jardins délicieux, et s'y bâtit une habitation de plaisance où il peut se reposer après le bain, souper, et passer la nuit au milieu des frais ombrages, jusqu'à ce que le retour du jour le rappelle à Rome, et ramène pour lui le tracas et les soucis des affaires. Ceux qui ne sont pas assez riches pour avoir des Bains à eux (et le nombre en est grand) vont aux Bains publics. Personne ne dédaigne ces établissements ; à côté du pauvre plébéien, on y voit d'illustres citoyens et des riches de second ordre : seulement ces derniers s'y rendent accompagnés de leurs clients. L'heure générale est depuis midi jusqu'au soir.
Aller aux Bains est plus qu'un besoin, c'est une mode; des milliers de personnes y vont par désoeuvrement, par curiosité, pour y rencontrer leurs connaissances ou leurs amis. Là, certains riches quêtent des convives pour souper, et une foule de pauvres hères, un souper pour leur ventre affamés.
Les femmes fréquentent les Bains dans un but moins innocent : elles en font des lieux d'intrigues ; aussi aiment-elles ces établissements avec passion. C'est pour elles comme un terrain de liberté, où la tromperie est d'autant plus facile qu'elle se passe dans la foule, et se cache sous les apparences d'une démarche commandée au moins par l'usage, sinon par la santé.
Un citoyen qui n'appartient pas à la plèbe se fait suivre au bain par un ou plusieurs esclaves qui portent son linge dans une petite corbeille, gardent ses habits, le retirent de l'eau, le soutiennent quand il marche, l'aident à s'avancer dans la foule en un mot lui rendent tous les services dont il peut avoir besoin. Celui qui n'a point d'esclaves trouve là des gens pour lui en tenir lieu ; ces serviteurs bénévoles n'appartiennent point à l'établissement dont tout le personnel se compose d'un baigneur, gardien du bain, d'un chauffeur ou fournier, et de quelques autres esclaves condamnés, comme criminels, aux travaux publics ; mais ils n'en sont que plus empressés : stimulés par leur intérêt privé, ils circulent dans toutes les salles, et se montrent toujours prêts à courir au moindre signe des baigneurs. On les rencontre d'abord dans l'Apodytère. Il y a là, tout autour des murs, de petites niches carrées de deux pieds sur deux pieds et demi environ, où les baigneurs qui se fient à la foi publique placent leurs habits. Les niches sont à six ou sept pieds du pavé, de sorte qu'on n'y peut guère atteindre qu'avec une escabelle. Ce léger obstacle n'arrêtant point certains indévots, des individus se sont ingéniés de se faire les auxiliaires de la foi publique, en offrant aux baigneurs de garder leurs habits moyennant une petite rétribution de deux as où deux as et demi. Ils les mettent dans une cassette Capsa, ce qui les a fait appeler Capsaires. Il est toujours prudent d'accepter leurs services quand on n'a pas de serviteur à soi.
A l'intérieur, vous rencontrerez les aliptes ou oigneurs faisant les fonctions de parfumeurs et de frictionneurs. Ils sont faciles à reconnaître, parce qu'ils portent le petit bagage de leur métier : de la main droite une éponge, de la gauche, et enfilés dans un gros anneau, une ampoule à anses, de terre ou de corne, pleine de parfums, et quelques Strigiles pour les frictions. Les strigiles sont des espèces de grattoirs d'airain , ou de fer, longs de neuf à quinze onces, les uns courbés comme une petite faux ; les autres droits, et tous creusés en cuiller dans la partie opposée à la poignée, de manière à s'appliquer aisément sur les rotondités des bras, des épaules, des cuisses ou des jambes. Après eux viennent les Alipiles, épileurs et les Masseurs : le bain étant toujours accompagné de frictions nombreuses et multipliées ; que les Romains recherchent avec délices.
Au sortir de la Cuve ou du Sudatoire, le baigneur s'étend sur une espèce de lit de repos, et un jeune masseur (ce sont des enfants ou des ennuques qui remplissent ces fonctions, surtout pour les citoyens qui ont des esclaves), un masseur, dis-je, commence par lui presser tout le corps pour lui masser, lui pétrir, pour ainsi dire, la chair, pour lui assouplir les articulations. Ensuite il passe aux frictions : la main armée du Strigile, il frotte vivement, ou plutôt racle la peau, pour enlever la partie de l'épiderme qui se renouvelle, et forme, en se mêlant à la poussière, une impureté nuisible à la transpiration. Ces frictions durent assez longtemps, et pour qu'elles ne deviennent pas douloureuses, il faut que le frictionneur soit doué d'une certaine habileté. Cette opération est suivie de la dépilation des aisselles, que l'Alipile ou le Parfumeur pratique soit au moyen de petites pinces soit à l'aide d'un onguent composé de graine de saule noir amerain, avec égal poids de litharge L'onction suit les frictions : le patient est légèrement oint d'abord avec un liniment de saindoux et d'ellébore blanc, qui a la vertu de faire disparaître les démangeaisons et les échauloulures puis avec des huiles et des essences parfumées Ensuite on l'essuie avec des étoffes de lin, ou d'une laine fine et douce, et tout est fini. Alors il s'enveloppe dans une gausape d'écarlate, espèce de grande toge velue en dedans ; ses esclaves viennent l'enlever, le mettent dans une litière fermée, et le rapportent chez lui : voilà pour les riches, ou les demi-riches.
Les pauvres se contentent d'une simple friction avec la main, ou bien d'une autre, plus économique encore, qu'ils s'administrent eux-mêmes, en s'aidant des murailles contre lesquelles ils se frottent les parties du corps que leurs mains ne sauraient atteindre facilement ; cela suffit à ces petits plébéiens, qui ne sont pas, en général, d'une propreté fort recherchée, et dont la plupart ont pour habitude de se moucher sur le bras.
On se prépare aux frictions par des'jeux et des amusements violents, qui provoquent une sueur abondante : les uns s'exercent à la lutte, ou balancent leurs bras chargés de masses de plomb ; les autres jouent à la paume ; d'autres, les mains liées, montrent leur adresse à ramasser des anneaux, ou bien, mettant un genou en terre, se renversent en arrière,, jusqu'à ce qu'ils touchent avec leur tête l'extrémité de leurs pieds.
Les sexes sont séparés dans les Bains publics, mais tout le monde est entièrement nu. Ici, où le vêtement forme comme une partie de la condition, cette nudité établit une sorte d'égalité dont personne ne se fait faute ; aussi rien de plus bruyant qu'un Bain : figure-toi toute espèce de cris, de clameurs ou de bruits qui peuvent importuner, fatiguer, déchirer les oreilles. Là, ce sont les gémissements naturels ou imités de ceux qui se livrent aux exercices violents ; leurs sifflements et leurs soupirs profonds quand ils laissent échapper leur haleine longtemps retenue ; les exclamations des joueurs de paume comptant leurs balles ; plus loin, des baigneurs qui s'amusent à courir autour de la cuve, en se tenant par les mains, et se les chatouillant de manière à provoquer les éclats de rire les plus perçants ; d'autres qui lisent à haute voix, ou déclament des vers ; d'autres, chanteurs impitoyables, ne trouvant leur voix belle que dans le bain, qui se mettent à chanter jusqu'à faire trembler les voûtes de l'édifice. Des Alipiles, pour se faire mieux remarquer, venant aussi se joindre à ce discordant concert, crient d'une voix grêle et glapissante, et ne se taisent pas qu'ils n'aient trouvé des aisselles à épiler, des patients à faire crier à leur place. Ajoute à ce vacarme, qui serait insupportable, n'eût-il que l'inconvénient d'être renfermé, le bruit des frictions plébéiennes, que l'on entend résonner, suivant que la main du frictionneur frappe du creux ou du plat ; les baigneurs qui se jettent dans l'eau avec fracas ; les filous, pris à voler les habits les ivrognes, les marchands de comestibles et de boissons, car beaucoup de personnes boivent et prennent quelques aliments légers en sortant de l'eau ; les marchands de gâteaux, les vendeurs de boudin, les confiseurs, qui tous ont leur modulation particulière pour crier leur marchandise ; figure-toi tout cela, dis-je, et tu auras une faible idée de l'intérieur d'un Bain public. La seule loi de décence qu'on y observe, c'est que jamais un père et un fils ne se baignent l'un devant l'autre ni même un beau-père devant son gendre.

ACHÈVEMENT. Depuis quelques années, se baigner n'est plus seulement un besoin, mais une passion. Les luxurieux prennent le bain plusieurs fois par jour. Les Bains publics, ou plutôt les Thermes, nom que l'on commence à leur donner, sont devenus d'immenses monuments, où l'on a réuni tous les genres de jouissances, en y plaçant jusqu'à des bibliothèques. Un luxe effréné gagne aussi les Bains privés , qui conservent toujours le nom de Balnea ou Balinea. Avec la propension des Romains à tout porter à l'extrême, je ne sais où cela s'arrêtera. La lettre suivante de quelqu'un qui vient acquérir une maison auprès de Literne, en Campanie, petite ville où Scipion, le premier Africain, finit ses jours dans l'exil, te fera connaître l'état des Bains, tant privés que publics, longtemps après le principat d'Auguste.
« C'est de la villa même de Scipion l'Africain que je vous écris cette lettre, après avoir rendu hommage aux mânes de ce grand homme, sur un autel que je soupçonne être son tombeau. L'âme de ce héros était descendue du ciel, et elle y est remontée, je n'en doute point ; non parce qu'il a commandé de grandes armées, avantage dont a joui comme lui ce furieux Cambyse dont la frénésie eut de si heureux succès, mais à cause de sa rare modération et de sa piété, bien plus admirable quand il quitta sa patrie que quand il la défendit. Il fallait que Rome perdît Scipion ou sa liberté. « Je ne veux, dit-il, déroger à nos lois ni à nos institutions ; la justice doit être égale pour tous les citoyens. Jouis sans moi, ô ma patrie, d'un bien que tu me dois : j'ai été l'instrument de ta liberté, j'en deviendrai la preuve. Je pars, si je suis plus grand que ton intérêt ne le demande. » - Il se retira à Literne, rendant son exil volontaire aussi honteux pour Rome que glorieux pour lui-même.
« J'ai vu sa villa, bâtie en pierre de taille, environnée d'un mur - qu'entoure une forêt, et flanquée de tours lui servant de fortifications. Au bas de la maison et des jardins se trouve une citerne qui suffirait pour l'usage d'une armée entière. Le Bain, fort petit, est obscur, selon la coutume de nos ancêtres : ils ne trouvaient un Bain chaud que quand on n'y voyait pas clair. Ce fut un grand plaisir pour moi de comparer les moeurs de Scipion avec les nôtres. Dans ce réduit, ce héros, la terreur de Carthage, à qui Rome doit de n'avoir été prise qu'une seule fois, baignait son corps fatigué des travaux de l'agriculture ; car il s'exerçait à ce genre de travail, et, selon la coutume des vieux Romains, cultivait son champ lui-même. Voilà donc la chétive demeure qu'il habitait ! le vil pavé que foulaient ses pas vénérables ! Qui voudrait aujourd'hui se baigner à si peu de frais ? On se regarde comme pauvre et misérable, si les pierres les plus précieuses, arrondies sous le ciseau, ne resplendissent de tous côtés sur les murs ; si les marbres d'Alexandrie ne portent des incrustations de marbre de Numidie ; si à l'entour ne règne pas une bordure de pierres dont les couleurs variées imitent à grands frais la peinture ; si les plafonds ne sont lambrissés de verre ; si la pierre de Thast, magnificence que montraient à peine autrefois quelques temples, ne garnit les piscines où nous étendons nos corps épuisés par une excessive transpiration ; si l'eau ne coule de robinets d'argent. Et je ne parle encore là que de Bains destinés à la plèbe : que sera-ce si je viens à décrire ceux des affranchis ? Combien de statues, combien de colonnes qui ne soutiennent rien, mais prodiguées par le luxe pour un vain ornement ! Quelles masses d'eau tombant en cascades avec fracas ! Nous sommes parvenus à un tel point de délicatesse, que nos pieds ne veulent plus fouler que des pierres précieuses. Dans le Bain de Scipion, on trouve des rayères plutôt que des fenêtres, pratiquées dans un mur de pierre pour introduire la lumière sans nuire à sa solidité. Maintenant, on appelle les Bains des cachots, s'ils ne sont pas disposés de manière à recevoir le soleil pendant toute la journée, par d'immenses fenêtres ; si l'on ne s'y hâle en même temps qu'on se baigne ; si de la cuve on n'aperçoit les campagnes et la mer ; si la cuve n'est en argent. Aussi les Bains, qui lors de leur dédicace avaient attiré la foule et excité l'admiration, sont méprisés comme des antiquailles depuis que le luxe est venu à bout de s'écraser lui-même sous les nouveaux ornements qu'il a fait inventer.
« Une des plus bizarres recherches des baigneurs voluptueux sont les bains suspendus. On les prend dans des baignoires en métal, munies de quatre gros anneaux où s'attachent, des chaînes tombant de la voûte du bain. Dès que le baigneur est dans l'eau, on l'enlève avec sa baignoire, souvent très grande, et pendue comme un lustre ; un appareil de machines mués par des esclaves le balance plus ou moins vite, plus ou moins haut, plus ou moins fort, suivant son commandement, tant que dure son bains. Cette invention date du milieu du siècle dernier. Les Romains la trouvèrent si belle, qu'ils citent le nom de l'inventeur : c'est un certain Sergius Orata, qui s'ingénia de disposer des bains suspendus dans des villas, qu'il revendait ensuite avec avantage, tant son invention obtint de succès !
« On ne comptait autrefois qu'un petit nombre de Bains, et ils étaient sans aucune décoration. A quoi bon décorer des lieux où tout le monde pouvait entrer pour un quadrant, des lieux destinés non pas à l'agrément, mais au besoin ? On n'y voyait point, comme aujourd'hui, l'eau couler avec abondance et se renouveler perpétuellement, comme le jet d'une source chaude ; on ne regardait pas comme un point essentiel la transparence de l'eau dans laquelle on déposait sa malpropreté. Mais, bons dieux, quel plaisir d'entrer dans ces Bains obscurs et dont les murs était grossièrement enduits, quand on savait qu'un édile comme Caton, comme Fabius Maximus, ou l'un des Cornélius en avait lui-même réglé la température ! Ces nobles édiles s'acquittaient de ce devoir; ils visitaient ces lieux fréquentés par le peuple, veillaient à leur propreté, et à ce qu'on y entretînt une chaleur utile et salubre, différente de celle que l'on a depuis peu imaginée, qui ressemble à un incendie. Combien ne trouve-t-on pas Scipion grossier de n'avoir point ouvert son caldarium à tous les rayons de la lumière, de ne s'être pas cuit au grand jour, de ne s'être pas proposé de digérer dans le bain. Oh ! l'infortuné! qu'il savait peu vivre ! L'eau dans laquelle il se baignait, loin d'être reposée, était souvent trouble, et même presque bourbeuse pendant les grandes pluies. Mais il ne s'en embarrassait guère : il venait y laver sa sueur et non ses parfums. « Je n'envie pas le sort de Scipion, dirait-on aujourd'hui; c'est être vraiment en exil que de se baigner de cette manière. » Mais je vous dirai plus encore : il ne se baignait pas quotidienne-ment, car, au rapport des écrivains qui nous ont transmis les anciens usages de la ville, on ne se lavait tous les jours que les bras et les jambes, auxquels les travaux avaient pu faire contracter quelque souillure ; l'ablution du corps entier n'avait lieu que tous les neuf jours, à l'époque des marchés, ainsi que cela se pratique encore pour les esclaves de nos villas.
«On était donc bien sale ! » me répondra-t-on. - Depuis l'invention des bains de propreté, on est devenu plus dégoûtant. Que dit le poète Horace pour peindre un homme décrié et, noté par l'excès de son luxe ? « Qu'il sent les parfums. » Du temps de Scipion, les Romains sentaient la guerre, le travail, le héros : lequel préférez-vous? »

LETTRE XIII.

LES REPAS.

« Quatre fois de suite as partout, et mon adversaire trois fois le coup de Vénus ! décidément je renonce aux Tessères, ce jeu me ruine.» C'est dans le Sphéristère même de Mamurra, mon hôte, que j'écris ma lettre; en laissant échapper cette exclamation, pour me consoler un peu de mon infortune de joueur. Vois si ce n'est pas une vraie fatalité : le jeu des tessères se joue avec trois petits cubes d'ivoire portant sur leurs six faces une série de points commençant par un et s'augmentant successivement à chaque face par unité, jusqu'à six, de manière que deux faces opposées composent toujours le nombre sept : ce sont trois et quatre ; cinq et deux ; six et uns. On jette les dés dans un cornet, on les agite, on les verse sur une table creuse ; quelquefois dans une petite tour posée sur la table, et munie de plusieurs cercles où les dés font des cascades. On les découvre, et le plus fort nombre de points fait gagner. Triple six est le coup de Vénus.
Après avoir écrit ces quelques lignes, je fus forcé d'interrompre ma lettre, tant j'étais distrait et dérangé par tout ce qui se passait. dans le Sphéristère, et dans les Aleatoria, petits réduits qui sont à la suite. On jouait partout : au milieu, à la paume trigonale ; ailleurs, aux Duodecimscripta, aux Latrunculi, à la Mica, à Pair ou impair, et surtout aux Dés et aux Osselets. Ce n'étaient que conversations à haute voix, exclamations, cris, ou rires éclatants.
Les Osselets sont encore un jeu de hasard. On y joue comme aux Tessères, mais avec quatre osselets soit naturels, soit d'ivoire. Ils ne portent aucune marque ; néanmoins chaque face a une valeur de convention : le côté plan vaut 1 ; le concave, qui lui correspond, 3 ; le convexe, ou celui qui fait le dos, A ; et le sinueux, ayant un peu la forme de la lettre 4, vaut 6. Les coups ne s'énoncent pas par ces valeurs numériques, mais par des noms spéciaux qui en tiennent lieu : c'est d'abord le coup de Vénus, quand les quatre osselets présentent quatre faces différentes, répondant. aux points 1, 3, 4, 6 ; puis le coup royal ou d'Hercule, les Vautours, enfin les Chiens, qui se composent d'as partout. Lorsqu'un des osselets tombe de manière à présenter en l'air un de ses petits bouts, le coup devient nul.
On fait aussi des Osselets un jeu d'adresse : le joueur en prend cinq, les lance en l'air, et tâche à les recevoir sur le dos de la main. Presque toujours plusieurs tombent à côté. Alors il rejette en l'air ceux recueillis sur la main, ramasse très vivement les autres, et, avec non moins de célérité, tend cette même main à ceux qui sont en train de retomber. L'adresse est qu'aucun ne lui échappe.
J'ai peu de chose à te dire des Duodecimscripta ou Douze lignes, sinon que c'est un jeu tenant du hasard et du calcul. Il se joue sur une petite table creuse, quadrangulaire oblongue, et peinte, perpendiculairement à ses grandes faces, de douze lignes de chaque côté. Deux joueurs, antagonistes, versent alternativement sur la table deux tessères ou dés, après les avoir d'abord agités dans un cornet ; ensuite, selon les nombres que ces dés amènent, ils prennent des calculs, ou disques, blancs pour un joueur, noirs pour l'autre, et, après un instant de réflexion, les rangent sur une ou plusieurs des douze lignes, tantôt les avançant, tantôt les reculant. Ce jeu a des combinaisons savantes, et je ne le comprends pas assez pour t'en expliquer plus en détail la marche et les péripéties.
Le jeu des Latruncules (de latro, ancien nom des soldats mercenaires offre une espèce d'image de la stratégie. On le joue à deux personnes, qui sont comme deux généraux manoeuvrant l'un contre l'autre. Des calculs de cristal ou de verre, les uns noirs, les autres blancs, sont leurs soldats. Il y en a dans chaque couleur deux sortes, distinguées par une figure de cire, qui fait des uns de l'infanterie légère, des autres de la grosse. infanterie. Les premiers sont lancés en éclaireurs, tandis que les seconds ne marchent qu'en ligne droite. Chaque joueur range sa couleur sur une table divisée en carreaux alternativement blancs et noirs où il les fait manoeuvrer suivant une foule de combinaisons que je ne saurais t'expliquer ici. Je te dirai seulement que certaines consistent à bloquer un ou plusieurs ennemis, et qu'en général, dans cette petite guerre, comme dans la grande, tout est au savoir, à la ruse, et au nombre, de sorte qu'un seul disque risqué contre deux, se trouve en prise', et serait presque toujours enlevé s'il ne faisait pas retraite à temps ; qu'enfin la victoire consiste à porter le ravage jusque dans les derniers rangs de son ennemi, ou de réduire à l'impuissance les pièces que l'on n'a pu lui enlever. Le vainqueur est, comme à la guerre, proclamé imperator.
Le jeu le plus bruyant après la paume, c'est la Mica ou Mourre. Il ne faut ni table, ni ustensiles, ni appareil d'aucun genre : deux personnes se placent debout l'une devant l'autre, le bras droit replié vers l'épaule. Elles l'abaissent simultanément en étendant un ou plusieurs doigts de la main et criant un nombre qui ne dépasse jamais dix. Cette énonciation est une conjecture sur la somme totale des doigts ouverts des deux joueurs : on gagne quand on a rencontré juste. Le hasard seul décide, attendu que des deux côtés la parole est aussi prompte que le geste et devance le regard. La Mourre se joue en cinq, et quelquefois en trois parties liées. Comme on jette très vite (jeter est le terme consacré), chaque joueur compte ses victoires partielles en élevant un doigt, deux doigts, etc. de la main gauche qu'il tient immobile et perpendiculaire à la hauteur de son épaule.
Il n'y a que le jeu de Pair ou impair qui, par le bruit, se rapproche un peu de la Mica ou Mourre.Le plus paisible des amusements consiste à former un tissu de noeuds compliqués, que l'on donne à défaire à ceux qui en ignorent la texture.
L'invitation de passer au Bain fit déserter le Sphéristère et les Aleatoria, et bientôt on quitta le Bain pour entrer au Triclinium. Mais j'oublie de te dire que ce sont les préludes du souper dans une grande maison, que je te conte là. Mon dépit de joueur malheureux, peut-être aussi mon goût pour le jeu, m'ont conduit à te donner ces détails ; car le but principal de ma lettre d'aujourd'hui est de parler des repas. On en fait quatre par jour : le déjeuner, Jentaculum ; le dîner, Prandium ; le souper, Coena ; et la Collation, Comissatio.
Le Jentaculum, par lequel en commence la journée, mérite à peine le nom de repas : pour les gens frugaux, c'est un peu de pain et de fromage, ou un coup de vins dans lequel on mêle une plante aromatique nommée Silum, ce qui fait donner quelquefois au déjeuner le nom de Silatum. Pour les enfants ce sont de petits gâteaux, que les pâtissiers mettent en vente dès l'aurore.
Vers le milieu du jour, à la sixième heure, a lieu le Prandium ou dîner, repas léger, d'un facile apprêt, que l'on prend souvent seul, et pour se sustenter un peu jusqu'au soir. Rarement on y sert quelque chose de chaud, et même bien des personnes ne se mettent point à table et se contentent d'un morceau de pain sec. Autrefois le dîner s'appelait Merenda, de meridies, midi. La ressemblance entre le dîner et le déjeuner a fait appeler quelque-fois ce dernier Prandiculum, le petit dîner.Le souper, Coena, fut toujours le principal repas, on pourrait même dire le seul repas. Cela se conçoit : il se prend lorsque le soleil est à son déclin, quand les affaires sont terminées, la journée finie, c'est-à-dire à la neuvième, ou plus habituellement, la dixième heure. Ceux qui se mettent à table avant le soir, ou dès la huitième heure, passent pour des gens d'une conduite peu régulière.
Ce sont ces gens-là qui font la Collation, Comissatio ; en sortant de souper dans une maison ils vont collationner dans une autre, et prolongent ce dernier repas jusqu'au milieu de la nuit. Rigoureusement la Collation n'est point un repas ; c'est plutôt une partie de débauche, une orgie pratiquée par les jeunes gens et les courtisanes.
Le vrai, l'unique repas, c'est le Souper. On invite à souper, et jamais à dîner, et ce repas du soir a presque rang parmi les institutions de la cité. Tu te plains quelquefois de ce que chez nous les affaires sont toujours des festins ; de ce que l'on passe des jours et des nuits à boire ; de ce que c'est à table qu'on traite des réconciliations, des mariages, de la paix, de la guerre, et de l'élection des chefs ; il en est presque de même à Rome, et l'on n'y voit guère de cérémonie publique ou privée qui ne soit suivie d'un ou de plusieurs festins. C'est ce qu'on appelle souper Aditial c'est-à-dire d'admission ou d'installation. Les repas que les citoyens se donnent entre eux en entraînent d'autres, l'usage étant que chaque convive, chef de maison, rende le repas qu'il a reçu, et le rende pareil, autant que possible, à celui qu'on lui a offert. Enfin les Romains, trouvant que les festins entretiennent la sociabilité, ont, dans toutes les classes, des associations volontaires dites sodalités, où des amis, des camarades se réunissent les uns chez les autres pour souper, et passer la soirée dans la gaieté des conversations.
Voici maintenant sur le Souper, ce repas fondamental, les détails que je t'annonçais tout à l'heure. Je reprends les choses où je les avais laissées.
En sortant du bain, ou l'on reste une heure environ, chaque convive revêt une synthèse , habit de festin, tunique blanche sans ceinture, fournie par le maître de la maison, puis on passe dans le Triclinium.
Je t'ai dit que les Romains mangent à demi couchés sur des lits ; j'ajouterai que les trois lits d'un Triclinium ne sont pas indistinctement occupés par les convives, et que même sur ces lits il y a des places désignées pour chaque personne, suivant son rang, sa richesse, ses relations d'estime ou d'amitié avec le maître de la maison. Parmi les lits, qui sont rangés, comme tu t'en souviens, sur les trois côtés d'un carré dont le quatrième reste vide pour le service, celui du milieu est le plus honorable on l'appelle le lit du haut. Le maître de la maison s'y met, et prend la première place du côté de l'intérieur du carré. Près de lui se range sa femme, ou ses enfants s'ils ne sont pas trop jeunes : dans ce dernier cas, les enfants mangent assis sur des chaises à côté du lit. La troisième et dernière place, vers le dehors du carré, s'offre toujours au plus honorable personnage de la société. On la nomme place consulaire, parce que, quand un Consul est parmi les convives, jamais il ne se met autre part, afin que l'on puisse l'aborder avec plus de facilité s'il survient quelque affaire dont il ait besoin d'être informé sur-le-champ. Les convives de ce lit ont la figure tournée du côté du lit de gauche, qui est le second plus honorable. Celui de droite, auquel les convives du centre tournent à peu près le dos, est assigné aux convives les moins considérés, et pour ce motif on l'appelle le lit inférieur. S'il y a plusieurs femmes au festin, elles se mettent toutes ensemble.
On est ordinairement trois sur un lit, quelquefois quatre, quelquefois cinq et six, quand les invités sont nombreux ; mais cela n'est pas de bon goût.
Il arrive néanmoins de temps en temps qu'un maître de maison se trouve forcé de manquer malgré lui de ce bon goût ; car bien que les invitations se fassent habituellement par écrit, et que souvent l'on y marque combien l'on pourra amener de personnes avec soi, il est assez rare de savoir au juste le nombre de convives qu'on aura, grâce à la coutume qui permet à chacun de se présenter avec quelque ami. On donne à ces amis inattendus, ou invités indirectement, un nom assez plaisant : on les appelle Ombres, comme s'ils étaient l'ombre du corps de ceux qui les présentent. Il est cependant de la politesse d'amener peu d'Ombres, de ne le faire qu'autant que ce sont des amis avec lesquels on n'aurait point d'occasion favorable de se trouver, soit qu'ils arrivent d'un lointain voyage, soit qu'ils partent ; ou bien encore quand on désire leur faire faire connaissance avec le Père du festin, c'est-à-dire avec la personne qui reçoit.
Une autre espèce de convives que l'on ne refuse guère, mais avec lesquels on ne se gêne pas beaucoup, parce qu'ils font métier de courir les festins et de vivre aux dépens d'autrui, ce sont les Parasites. Quand il n'y a plus de place sur les lits, ils se mettent sur des bancs, et là on leur fait payer par toutes sortes d'ignominies les repas qu'on prétend leur donner, et qu'ils ont sollicités. Je reviendrai plus tard sur ce sujet.
D'après la disposition et l'ameublement des Triclinia, tu peux voir que les Romains n'aiment pas les nombreuses réunions ; il n'y a réellement de place dans leurs salles de festins que pour neuf personnes, et habituellement ils n'en ont pas davantage. Le nombre des convives ne doit pas être moins grand que celui des Grâces, a dit un de leurs écrivains, ni excéder celui des Muses, prescription qui a été traduite dans le proverbe suivant : "Sept convives, repas ; neuf convives, fracas." J'ai remarqué que les Romains aiment le nombre impair : ils le regardent comme parfait, et plus heureux que le nombre pairs.
Dans les grandes maisons, dès que l'on a pris place sur les lits, après avoir d'abord quitté sa chaussure, de jeunes esclaves s'empressent autour de vous ; les uns vous versent de l'eau fraîche sur les mains et vous présentent des étoffes de laine rase pour vous essuyer ; d'autres vous lavent les pieds, vous nettoient les ongles des orteils avec une surprenante dextérité. Cela est nécessaire, puisque l'on va toujours les jambes et les pieds presque nus. Cette opération terminée, et la table servie, le Père du festin adresse une prière aux dieux avant de toucher aux mets, et fait, au son de la flûte, quelques libations de vin. On distribue ensuite des couronnes de fleurs ou de feuillage, que les convives gardent sur leur tête pendant toute la durée du repas. Elles sont tressées d'ache et de lierre, ou d'ache et de lis, ou de myrte et d'ache entremêlé s; et le plus souvent de roses, de violettes, de safran, ou de nard ; ou encore, bizarre recherche! composées de feuilles de roses cousues ensemble sur des écorces de tilleul ornées de petits bas-reliefs. Dans les festins où l'on doit faire plus d'excès (tu as déjà compris que je te parle ici des repas priés), outre les couronnes de tête, on en a d'autres encore bien plus grandes, passées autour du cou, et tombant un peu sur la poitrine. Les couronnes sont des préservatifs contre l'ivresse. L'odeur des fleurs, ouvrant les pores, donne au vin moyen d'évaporer ses fumées, et repousse les vapeurs qui montent au cerveau. C'est pour le même motif qu'on se fait parfumer les cheveux avec des essences de nard, de safran, de balanus, et d'autres substances odorantes que le maître fournit chez les riches, mais que les convives apportent eux-mêmes, chez les personnes d'une fortune médiocre.
L'hiver, quand toute végétation est éteinte, on a des couronnes d'amarante d'Égypte, fleur qui se garde cueillie, et, lorsqu'elle est desséchée, reprend sa première fraîcheur dès qu'on la met dans l'eau. On fait également usage de fleurs artificielles, composées soit avec des raclures de cornes, soit avec de l'étoffe de soie de diverses couleurs. Pour achever de rendre l'imitation parfaite, ces couronnes sont imprégnées du parfum des fleurs qu'elles représentent.
Un souper en règle, ce que l'on désigne sous le nom de Coena recta, se compose de trois services, et quelquefois de six, c'est-à-dire de trois ou de six petits soupers à la suite les uns des autres. On commence par manger des oeufs durs, un ou deux, ou des laitues crues, des olives, des figues, quelques fruits et des mets légers, pour se mettre en appétit ; aussi ce premier service est-il nommé Gustatio, du mot Gustus, goût.
Au deuxième service brille tout l'art des cuisiniers : on sert des ragoûts en grand nombre, toujours accompagnés d'un morceau de veau rôti.
Au troisième service, qui n'est réellement que la continuation du deuxième, puisqu'on le désigne sous le nom de second service, ce sont des confitures, du miel, ou de la graine de pavot blanc rôtie assaisonnée dans du miel, des pâtisseries, des fruits servis dans de larges corbeilles de jonc, et quelquefois de baguettes d'or tressées comme du joncs. Ces mets sont désignés sous le nom général de Bellaria, et avec eux arrivent aussi des parfums.
Je passe sur les détails : j'ai commencé à recueillir sur le luxe des repas quelques notes que je t'enverrai dès qu'elles seront complètes ; pour aujourd'hui, je t'entretiendrai seulement de la manière dont se fait le service.
Les personnes qui se piquent de quelque élégance ont soin de n'avoir que des esclaves jeunes, beaux , tous du même âge, et bien appareillés, surtout pour servir à boire. Ils sont vêtus d'une petite tunique, descendant un peu au-dessus du genou, ont les cheveux bien arrangés, et portent à leur ceinture un linge dont ils se servent pour la propreté du service. Attentifs à prévenir les désirs des convives, on n'a pas besoin de leur parler ; un signe suffit : en faisant seulement claquer le pouce avec l'index, ils accourent aussitôt. Tous les esclaves employés à l'apprêt et au service des festins ont chacun leur grade et leurs fonctions : le Promuscondus est le cellérier, le pourvoyeur de l'office, et l'inspecteur du cellier au vin; l'Archimagirus est le chef de la cuisine, il ordonne le repas; le Structor le sert, met sur table, et range les mets dans un ordre étudié et symétrique, car il ne suffit pas de contenter le goût, il faut encore plaire aux yeux ; le Scissor découpe, et son habileté est si grande, qu'il a aussi vite dépecé une volaille qu'un autre l'a regardée ; enfin un Praegustator goûte chaque mets avant qu'il soit servi aux convives.
Après ceux-ci viennent une foule d'autres serviteurs dont les noms m'échappent. Ils sont sous l'inspection du Tricliniarque, esclave chargé de veiller au service du Triclinium. Les uns vont offrir du pain dans des plats d'argent, ou dans des corbeilles ; les autres versent à boire entre chaque service ; d'autres, plus jeunes, veillent à la propreté du Triclinium, essuient sur le pavé les traces de la malpropreté ou de l'ivresse des convives ; leur présentent, sur le lit même, le vase indispensable à tous ceux qui ont bu avec un peu d'excès ; ramassent à terre, à chaque changement de service, tout ce qui pourrait choquer la vue ou l'odorat ; nettoient la table avec un torchon de pourpre, ou une éponge légèrement mouillée lorsqu'elle n'est pas couverte d'une pièce de linge nommée Mantile, usage qui commence à s'introduire ; entretiennent les lampes d'une huile mélangée de parfums. D'autres font des aspersions avec une infusion de verveine et d'adiante, pour exciter la gaieté des convives, et, au moment du dernier service, répandent sur le sol de la sciure de bois.
Outre tout ce monde, on a encore son propre esclave, qu'il est assez d'usage d'amener, et qui se tient debout au pied du lit oit vous êtes.
En été, par un raffinement de luxe et de mollesse, on joint à ce troupeau de serviteurs un certain nombre de petits enfants et de jeunes et jolies filles : les premiers, armés d'une baguette de myrte, sont chargés de chasser les mouches qui importunent les convives, et il y a beaucoup de mouches ici en été ; les secondes les rafraîchissent en agitant devant eux un éventail de verdure ou de légères feuilles de bois.
Les Romains, qui ont fabriqué une foule d'ustensiles pour tous les usages de la vie, en ont inventé fort peu pour les festins ; ainsi l'on a des couteaux pour couper les viandes, des cuillers pour manger des oeufs ou quelques aliments sans consistance, des tuyaux de plume ou des brins de lentisque pour se curer les dents, et voilà tout : quand les aliments solides sont dépecés, on saisit les morceaux avec les doigts ; aussi ne va-t-on jamais souper dehors sans porter avec soi une pièce de linge nommée Lintea ou Mappa, pour s'essuyer en mangeant, ce qui est bien nécessaire, la position sur un lit ne laissant pas aux mouvements assez de liberté pour que l'on ne se barbouille et ne se tache pas continuellement. C'est afin de parer à cet inconvénient que l'on quitte la toge, en se passant le Sudarium autour du cou, et qu'on revêt une synthèse. La mappa serait même très insuffisante si les esclaves ne venaient, après chaque service, donner à laver aux convives : de la main gauche ils vous présentent un bassin, vous avancez les doigts au-dessus, et ils vous les purifient en y versant de l'eau d'un Gutturnium, vase à col étroit qu'ils tiennent de l'autre main.
Après cette lotion, de jeunes servants distribuent des coupes à la ronde, car un lit ne permet pas d'en avoir près de soi. Souvent ce sont des coupes sans pied dites Rhytium, ayant la forme d'une corne de boeuf longue de dix à douze doigts ; elles sont en terre cuite avec ou sans anse, et leur petit bout se termine par une jolie tête de chien de chasse, de jeune cerf ou de gros oiseau. Des échansons suivent, chargés de plusieurs sortes de vins dans des cratères vases à large ouverture; un esclave y puise avec un cyathe petite mesure à long manche perpendiculaire, tenant environ la dixième partie d'une coupe, et chacun dit combien il veut de cyathes soit de vin, soit d'eau On rend sa coupe après avoir bu. Pendant ce temps, à un signal du maître, le service se renouvelle vivement ; on l'apporte d'une seule fois sur un Ferculum ou Repositorium, grand plateau d'argent ou revêtu d'argent, qui couvre toute la table et en forme comme le dessus, de sorte que l'on dit la première Table, la seconde Table, etc., ou le premier ferculum, pour le premier, le second service.
Les plats sont tout arrangés sur le Ferculum, et quelquefois posés sur de petits réchauds, afin que les mets ne se refroidissent point.
Chez beaucoup de citoyens riches, on ne se contente pas de flatter le palais par les saveurs les plus exquises ; on cherche encore à réjouir les oreilles par des concerts de musique, à occuper les yeux par des spectacles pleins de charme ou d'intérêt. A la fin du festin, quand chacun a cessé de boire et de manger, on introduit soit un choeur de jeunes garçons qui chantent des poésies érotiques grecques ou latines, ou quelques nouvelles élégies des poètes modernes ; soit de jeunes filles qui exécutent seules ou à plusieurs les danses les plus gracieuses. Elles sont vêtues de tuniques longues, un peu amples et d'un tissu léger. Les Gaditanes sont surtout renommées pour les danses voluptueuses où elles s'accompagnent avec des crotales.
Quelquefois ce sont des bouffons, ou bien des Pétauristaires, saltimbanques-percheurs qui dansent au sommet d'une échelle qu'ils tiennent eux-mêmes dans une position verticale, et assaisonnent leurs exercices de plaisanteries grossières et souvent indécentes.
D'autres fois, des scènes sérieuses remplacent ces jeux futiles des acteurs appelés Homéristes, et armés en guerriers, jouent des épisodes tirés de l'Iliade ou d'autres acteurs, dits pantomimes, représentent des drames dont toute l'action s'exprime par des gestes.
Ces spectacles sont le perfectionnement, ou plutôt la corruption d'un usage fort louable des anciens Romains, chez lesquels de jeunes enfants, avec toute la modestie de leur âge, et même tous les convives, chantaient, simplement au son d'une flûte, les exploits et les vertus des grands hommes.
L'humeur querelleuse de nos compatriotes fait que souvent nos festins sont ensanglantés, et que les convives se lèvent pour aller terminer, le glaive à la main, une discussion entamée la plupart du temps sur des sujets frivoles. Cette lutte sanglante, qui dans notre patrie n'est jamais qu'un accident, les Romains en ont une image dans leurs repas : ils introduisent dans la salle du festin des esclaves qui combattent avec des armes émoussées, et, dans une lutte prolongée, récréent les convives par le simulacre d'un combat à outrance. Ce spectacle est aussi très ancien : il a été inventé par les Campaniens, qui commettaient ensemble des combattants, appelés Samnites en commémoration d'une victoire remportée par eux sur le peuple de ce nom. Mais en Campanie c'était un combat réel avec des armes véritables, et les coupes et la table étaient arrosées de sang.
Les hommes graves et studieux mettent le temps du souper mieux à profit : ils font faire une lecture à haute voix, dans quelque auteur grec ou latin et cela dès que la table est servie. Quelquefois après souper, des déclamateurs dits Arétalogues viennent discourir sur des sujets de vertu, ou bien il y a concert de musique et comédie.
Dans les repas donnés à l'occasion des fêtes, on s'amuse assez habituellement à élire un Roi du festin. Le sort le désigne ; on apporte une petite table et quatre osselets', et le convive qui amène le coup de Vénus est déclaré roi. Les autres sont tenus, sous peine d'amende, d'exécuter les ordres de ce souverain qui, bien que revêtu d'un pouvoir despotique, néanmoins l'exerce toujours d'une manière assez raisonnable : il se contente, pour l'ordinaire, de fixer à chacun le nombre des coupes qu'il doit vider, et leur grandeur ; de régler la conversation, de veiller sur les jeux, et de défendre ceux qui pourraient causer du désordre. Il s'occupe aussi du plaisir de ses sujets, commande à ceux qui ont de la voix de chanter, aux rhéteurs de déclamer, aux philosophes de résoudre quelque difficulté, et aux poètes de réciter leurs vers, ou d'en improviser : on ne saurait être meilleur roi.
Mais comme il n'existe point de despote qui n'ait de temps en temps ses petits accès de tyrannie, ne fût-ce que pour éprouver son pouvoir, le Roi du festin commande quelquefois à ses sujets des choses contraires à leur caractère connu ; il se fait un malin plaisir de les embarrasser par des ordres contre lesquels personne n'a jamais osé se révolter depuis l'établissement de cette royauté, qui est fort ancienne. Un roi débonnaire laisse boire chacun à son gré, sans obliger personne à égoutter sa coupe sur le pavé après avoir bu, pour faire voir que l'ordonnance bachique a été remplie. Quand on est libre, vers le milieu du festins on commence à se porter des santés, on échange sa coupe avec la personne à laquelle on s'adresse, on boit autant de coups qu'il y a de lettres dans son nom, et l'on se souhaite mutuellement autant d'années que l'on absorbe de cyathes.
Il arrive aussi que ces repas sont égayés par une loterie : le roi fait circuler à la ronde une coupe remplie de petites tablettes, chaque convive tire son lot, et un jeune esclave proclame à haute voix la décision du sort. Le piquant de ce jeu, c'est que certaines tablettes contiennent des objets d'une valeur réelle, tels qu'un habillement, de l'or, de l'argent, des monnaies étrangères ; tandis que d'autres donnent une tunique de poil de chèvre, une éponge, une pelle à four, des pinces, ou des lots encore plus bizarres. Mais la loterie la plus amusante est celle où, la plupart des lots ne sont point conformes à l'énonciation de la tablette, de sorte qu'ils deviennent une déception pour celui qui les reçoit. Cette innocente tromperie, bien que prévue, excite toujours la gaieté pansa bizarrerie, sa soudaineté, et souvent sa signification satirique. Dernièrement je pris une tablette dont la devise philosophique semblait me promettre un beau cadeau ; le petit crieur avait lu : « argent scélérat ! » Aussitôt on m'apporta un jambon sur lequel était une burette à vinaigre. Parmi les autres lots tirés il y eut « absinthe et affront, » qui valurent au convive des fraises sauvages, une perche et une pomme ; des «poireaux et une persique », excellent fruit, se trouvèrent être un fouet et un couteau ; « des passereaux et un chasse-mouches, » furent des raisins secs et du miel ; une « toge de festin et une toge de Forum, » un morceau de pâte crue et des tablettes ; « un tuyau et un pied » (mesure) firent paraître un lièvre et une sandale ; une « murène (poisson rare) et une lettre » devinrent une botte de poirée et un rat lié avec une grenouille ; enfin un « oreiller » fut une corde à étrangler.
Les Romains ont un singulier moyen d'engager, au milieu des festins, leurs convives à jouir des plaisirs de la vie, moyen qui, tout philosophique qu'il soit, ne me plaît guère : c'est de faire placer sur la table même un squelette humain. J'en ai vu un construit en argent et disposé de manière à ce qu'au moyen d'une petite chaîne de même métal, on mettait en mouvement toutes ses articulations. Le maître de la maison l'animait ainsi dé temps en' temps, puis s'écriait ensuite : « Combien l'homme est peu de chose ! la vie ne tient qu'à un fil ! voilà ce que nous serons quand l'enfer nous aura engloutis ; parfumons nos, cheveux, couronnons-nous de roses, la mort approche, hâtons-nous de vivre. »
La plupart des soupers se terminent parle partage aux convives des restes du dernier service. Chacun choisit ce qu'il veut pour envoyer à ses parents ou à ses amis. Les Mappae servent à envelopper ce butin friand.
Les dieux de la maison ne sont point oubliés dans le partage : deux petits esclaves, en tuniques blanches, les apportent et les posent sur la table, autour de laquelle un troisième promène une coupe de vin, en disant à haute voix : « Que ces dieux nous soient propices ! » Ensuite on leur offre des mets, on leur fait des libations, on mêle à leur nom le nom de l'Empereur et l'on prie le ciel de combler le prince de félicités, sans oublier de faire des voeux pour soi-même. Alors, si l'on ne veut pas se baigner une seconde fois, usage qui commence à s'introduire, on dépouille la synthèse, on demande ses chaussures à l'esclave qu'on a amené avec soi, et qui a dû en prendre soin on lui crie d'allumer la torche et l'on se quitte en se souhaitant réciproquement la santé du corps et de l'esprit.
Voilà, cher Induciomare, quels sont les repas chez les Romains. Si j'avais uniquement voulu t'éblouir, t'étonner par des choses extraordinaires, je t'aurais parlé d'un souper qui a eu lieu dernièrement, et dans lequel on a déployé toutes les ressources de l'art du mécanicien joint à celui des cuisiniers, pour offrir un spectacle aussi dispendieux que magnifique. On imagina de disposer la voûte du Triclinium de manière qu'elle s'ouvrit en deux parties. Au moment du dernier service, on l'entendit craquer tout d'un coup ; les convives, qui n'étaient point prévenus, voulurent prendre la fuite, croyant que la maison s'écroulait, quand aussitôt ils virent descendre au milieu d'eux un cercle immense, autour duquel pendaient des couronnes d'or et de petites boites d'albâtre pleines de parfums, présents que le Père du festin leur offrait. En même temps la table se garnissait d'un service complet, composé de quantité de fruits et de pâtisseries qui, dès qu'on les touchait, répandaient une odeur parfumée de safran.
Mais ce caprice d'un dissipateur ne pouvait figurer dans un récit où j'ai voulu peindre la coutume générale ; si je t'en parle ici, c'est afin que si jamais ce récit arrivait jusqu'à toi par une autre voie que la mienne, tu ne t'imaginasses pas que je t'ai fait un tableau incomplet des habitudes des gens riches de Rome.

LETTRE XIV.

LES TAVERNES.

L'immensité de Rome est toujours pour moi une chose merveilleuse, et quand du haut du Janicule, où j'aime à m'aller promener, je contemple cette agrégation prodigieuse de maisons, j'ai peine à me persuader que ce soit une seule ville. Les Romains eux-mêmes paraissent être dans cette idée, car ils ont divisé Rome en quatorze villes contiguës qu'ils appellent Régions, et subdivisé ces régions en près de deux cents Quartiers. Chaque région a un numéro d'ordre et un non emprunté soit à quelque monument, soit à la localité principale de sa circonscription, soit encore à sa situation topographique. Quatre régions sont à l'orient, une au septentrion, cinq à l'occident, deux au midi, et deux au centre des autres.
Les régions orientales sont la Ire, dite Porte Capène ; la IIe, Mont Coelius ; la IIIe, Isis et Sérapis ; et la Ve, Esquiline.
Celle du septentrion est la VIe, appelée Alta semita, le Haut chemin, très-haut en effet, car cette région est située sur la Colline des Jardins, qui domine le Champ de Mars de plus de deux cents pieds.
Les cinq de l'occident portent les numéros VII, VIII, IX, XI et XIV, et sont désignées sous les noms de Voie Lata, Forum romain, Cirque Flaminius, Cirque Maxime, et Transtibérine.
Les deux régions dites Piscine publique, XIIe, et Aventine, XIIIe, sont celles du midi.
Enfin les deux du centre sont la Palatine, la Xe, et la Voie Sacrée, la plus centrale de toutes, la IVe.
Les quartiers n'ont point de numéro d'ordre, mais seulement un nom, pris d'un magistrat ou d'un monument et souvent encore tiré du genre d'individus qui les habitent. Il serait superflu de te dire les deux cents noms de ces subdivisions de Rome, mais je m'arrêterai à quelques-uns qui sont une vraie topographie morale de la ville, et prouvent que dans ce monde de maisons il s'est établi une espèce d'ordre qui ressemble un peu aux classifications politiques du peuple. Au centre, les quartiers qui avoisinent le Forum romain sont particulièrement habités par les riches, les nobles, et les marchands qui vivent aux dépens de ces deux classes. La plèbe occupe les extrémités, ce sont les manoeuvres et les ouvriers : ainsi au bout du Coelius, dans la IIe région, on trouve les quartiers des constructeurs, des loueurs d'ânes, des ouvriers en laine ; dans la Ve région, sur l'Esquilin, il y a ceux des brûleurs de cadavres, et des frotteurs de parfums genre de professions qui vont ensemble dans la VIIe, au pied du Quirinal, vers la Colline des Jardins, habitent les éleveurs de chèvres, les herbagers, les affranchis, les pêcheurs, les ciseleurs, les constructeurs de litières, les tabletiers ; les marchands ambulants peuplent la région Transtibérine la XIVe. Là aussi sont les porteurs de litières au service des citoyens qui n'ont ni une litière ni des porteurs à eux. Le quartier qu'ils occupent est appelé camp des lecticaires, du peu d'importance de ses habitations, qui ne valent guère mieux que des tentes.
Une fois que ces différentes nuances du grand tableau que j'ai sous les yeux me furent connues, je me livrai à l'examen de quelques parties, et les tavernes, étroits locaux dans lesquels les petits marchands font leur négoce ou exercent leur industrie, attirèrent d'abord mon attention. Dans une société, ainsi que dans une immense forêt, on aperçoit aisément les sommités, mais il est difficile de voir ce qui est au bas. Or, les tavernes sont dans ce cas-là : c'est dans les tavernes que vivent les petites gens, la plèbe, toute cette foule de travailleurs qui sont les agents, les fabricateurs, et comme la matière première du luxe, de la grandeur éblouissante, de la magnificence qui fait de Rome la merveille du monde. Les tavernes donnent à la ville une physionomie toute particulière, un aspect très pittoresque, très gai, très animé. Elles se composent pour l'ordinaire d'une chambre de neuf à dix pieds carrés environ, et d'un petit étage au-dessus où loge le marchand. La devanture est occupée par une large baie ouverte pendant le jour, et fermée la nuit au moyen de planches glissant dans deux rainures, l'une au linteau du plafond, l'autre sur le seuils, et assujetties ensuite avec une chaîne, et une barre tournante dont l'axe tient aux volets de la fermeture.
Il y a des tavernes dans de simples baraques de bois couvertes en planches et adossées à une maison ; mais en général les tavernes font partie d'une île, dont elles bordent la lisière au rez-de-chaussée. C'est si bien là leur place habituelle que le nom leur en est resté, et que souvent on dit une île pour une taverne. Quoique dans ces étroits locaux on mesure pour ainsi dire l'air et le jour à ceux qui les habitent, quoique plusieurs n'aient point de logement pour le marchand et sa famille, qui sont obligés d'aller coucher au faîte de la maison, dans des cœnacula cependant ces cases se louent fort cher, surtout dans les quartiers du centre ; le produit en est si avantageux, que de riches propriétaires en font entourer leurs somptueuses et vastes demeures, pour se créer par là un revenu quelquefois très considérable.
On trouve des tavernes dans toutes les rues, mais principalement sur les places publiques et sous les portiques de certains monuments, tel que le Cirque Maxime, par exemple, dont je parlerai plus tard avec détail. Le même instinct, ou la même nécessité qui a conduit telles classes de citoyens ou d'habitants de Rome à se loger dans tel quartier plutôt que dans tel autre, a de même réglé, en quelque sorte, la distribution des tavernes dans les divers quartiers de la ville, suivant leur nature et leur genre ; car il y a des tavernes de toutes sortes, depuis celles où l'on trouve les objets du luxe le plus recherché, jusqu'à celles où l'on vend à la plèbe les aliments communs dont elle se nourrit.
Les endroits où il existe le plus de tavernes de haut étage, sont d'abord la voie Sacrée, qui passe au milieu des plus opulentes régions; ensuite le quartier situé au midi du Forum romain, et le Champ-de-Mars. La voie Sacrée, depuis l'angle oriental du mont Palatin jusqu'à l'Arc de Fabius, est peuplée de tous les fournisseurs des milles bagatelles brillantes qu'on offre en présent aux femmes, telles que des éventails en plumes de paon, des boules de cristal, des osselets d'ivoire, des tablettes à écrire, des coffrets de bois précieux, des dés, des tables à jouer, et cent autres colifichets semblables. Il y a encore dans cette rue des marchands de drogues médicinales', et des ciseleurs.
A partir de l'Arc de Fabius, dans toute la traversée du Forum on ne trouve plus sur la voie Sacrée que quelques tavernes de banquiers. En effet, le Forum est le centre des affaires sérieuses ; on n'y vient que pour s'occuper de procès, d'intrigues politiques, de nouvelles, de ventes, de prêts, d'usures d'argent, de remboursements, etc. ; on n'a pas le temps d'y penser, aux futilités ; voilà pourquoi les marchands se sont réfugiés en deçà de l'Arc de Fabius, quartier moins bouillant, moins agité, où les passants peuvent s'arrêter, voir, et se laisser tenter.
Si le Forum est comme un lieu mort pour les vendeurs d'objets de luxe, parce qu'il n'y a ni tavernes ni maisons sur cette place, comme je l'ai déjà dit, en-revanche, les taverniers, toujours avisés, se sont postés à ses abords, du côté du midi, derrière la basilique Julia : on voit là un quartier dit Vicus Tuscus presque rempli de marchands de soieries. La soie est une espèce de laine très fine, que les Sères, peuple d'Asie, récoltent sur les feuilles des arbre, de leurs forêts. On y trouve aussi des parfumeurs et des pigmentaires. Ces derniers sont des débitants de drogues, telles que la ciguë, la salamandre, l'aconit, les chenilles de pin, la buprestis, la mandragore, les cantharides, etc.
Vis-à-vis, ou plutôt en parallèle, au pied du mont Capitolin, derrière le temple et le Trésor de Saturne, le quartier d'Argilète est peuplé de marchands de chaussures élégantes, dont les jeunes gens et les femmes se font une parure. Les taverniers sont encore très bien placés dans ces deux endroits : non seulement ils se trouvent aux deux débouchés du Forum de ce côté, mais encore en partie sur le chemin du Champ de Mars, quartier très fréquenté, lieu de récréation et d'affaires pour la ville, rendez-vous quotidien des riches bien plus encore que des pauvres. En se reliant ainsi au Champ de Mars, leurs tavernes font comme une longue traînée de luxe, car dans cette « ville aux monuments » plusieurs des beaux portiques qui la décorent servent encore, de refuge à tous ces pourvoyeurs de l'opulence, et c'est, par exemple, au portique des Argonautes ou de Neptune, près des Septa Julia, qu'on trouve les marchands de riches habits. Les environs des Théâtres, des Cirques, des Bains, et généralement de tous les lieux où le-peuple se réunit en masse, sont envahis par les marchands de vins, les débitants d'aliments cuits, les salsamentaires, vendeurs de porc salé, et les botulaires, vendeurs de boudins. Dans le Vélabre majeur, près du Forum Piscarium, on trouve les pâtissiers, les bouchers, et les marchands d'huile. Après le choix de l'emplacement, il y a encore deux choses très importantes observées par les marchands pour faire distinguer leurs tavernes entre elles, c'est l'enseigne, et l'étalage dit l'oculifère ou porte-à-l'oeil. L'enseigne se compose ordinairement de quelque figure hideuse, ou d'un petit bas-relief en terre cuite, dont le sujet est relatif à la profession du tavernier. Un marchand de vin suspend à sa porte une couronne de lierre, attribut de Bacchus. L'oculifère, supplément ou complément de l'enseigne, consiste dans une exhibition ingénieusement arrangée des marchandises en vente. Afin de mieux frapper la vue des passants, de séduire les curieux, de tenter les acheteurs, on leur barre pour ainsi dire le passage en formant cet étalage sur la façade de la taverne, en dehors de la porte, et empiétant sur la voie publique.
Les étals de luxe sont naturellement ceux auxquels cela réussit le mieux ; cependant, les autres, même ceux qui paraissent se prêter le moins à ce genre de séduction, ont aussi leur montre : le marchand de vin étale des bouteilles, enchaînées, pour les garantir contre les voleurs ; le boucher expose sa viande en dehors, et quand c'est de la chèvre, la pare avec quelques petits rameaux de myrte, indice que l'animal dont elle provient a été élevé dans un pâturage planté de cet arbuste et que la chair en sera plus tendre ; le marchand d'aliments cuits place des tétines de truie, des foies, des oeufs, et en général un échantillon des menus mets qu'il débite, dans des vases de verre pleins d'eau, où, par un effet d'optique assez simple, ils paraissent plus gros qu'ils ne sont en effet ; dans la taverne du salsamentaire, des centaines de jambons ou de pièces de lard pendent du plafond ; dans d'autres on voit, accrochés aux murs, des bottes de légumes, ou des fromages ronds traversés dans leur centre par un brin de genêt. Cette coutume si rationnelle et si bien entendue des petits commerçants, fait que Rome ressemble à une taverne immense.


Chaque espèce de taverne a son nom propre : on nomme Popinae celles où l'on vend des, aliments cuits Ce nom vient de la manière dont elles s'approvisionnent ordinairement : les popes, sacrificateurs victimaires, vendent aux taverniers leur part des victimes, de là le nom de Popinae donné aux petits établissements où se débitent ces viandes. Les taverniers s'approvisionnent encore, mais sans trop s'en vanter, avec les chairs des sangliers, des cerfs, et des ours, que l'on fait combattre contre des hommes dans certaines fêtes publiques. On ne peut songer sans frémir qu'un homme qui mange de l'ours exhale ensuite l'odeur de cette viande nourrie du sang et repue de la chair d'un autre homme !
C'est dans les Popinae que se prépare la nourriture du peuple, des esclaves et des artisans. On y trouve tous les comestibles dont ils composent ordinairement leurs repas : des lupins, pois cuits à l'eau, et qui, mangés froids, nourrissent et désaltèrent tout ensemble: des cicers, autre sorte de pois qu'on vend bouillis ou frits ; des fèves avec leurs cosses, ou des choux crus, et quelques autres légumes assaisonnés dans du vinaigre ; des noix frites ; de la polenta, gruau d'orge, des bettes, dont la fadeur naturelle disparaît dans une sauce composée de vin et de poivre ; des têtes de moutons bouillis, surtout de la viande de porc, cette bonne chair que nous aimons tant, fraîche ou salée, et des saucisses, dont ils sont grands amateurs, le tout avec force ail, force ciboule, et autres ingrédients extrêmement relevés, et accompagné d'un pain grossier de froment ou d'orge nommé pain plébéien. Les petites gens trouvent à se rassasier dans ces tavernes pour deux as environ. Les aliments y sont toujours prêts, et en cuisson perpétuelle et publique. Une espèce de table en maçonnerie, dans laquelle sont scellées quatre urnes, grands vases de terre cuite, qui servent à conserver les comestibles, occupe presque toute la devanture de la taverne. En retour d'équerre est un fourneau où une femme fait la cuisine ; et derrière le fourneau, sont trois gradins couverts de diverses petites mesures de capacité.
Ces humbles établissements, où il fait une chaleur étouffante, et dans lesquels règne une malpropreté extrême, sont les asiles de la joie, le rendez-vous des esclaves, qui, pendant que leurs maîtres soupent en ville, ou se récréent à quelque fête publique où ils les ont conduits, viennent les attendre dans ces endroits. Assis sur des bancs, ils y passent le temps à boire du vin, surtout du vin cuit de l'île de Crète ; à manger des gâteaux de farine et de fromage ; des Bardeaux ayant la forme d'une tuile de bois, gâteaux un peu grossiers, faites de farine d'ers avec du vin ; à jouer aux dés, à raconter ce qui se passe dans la maison, et à médire de leurs maîtres, pour se venger des mauvais traitements qu'ils en endurent. Une Syrienne, servante ou maîtresse du lieu, récrée ses hôtes, par une danse de son pays : coiffée. d'une petite mitre grecque, elle contourne ses hanches, contracte son corps de cent manières différentes, souvent très libres, et accompagne du claquement de longues castagnettes de roseaux cette danse, où les bras et les jambes sont presque immobiles. Souvent une misérable courtisane prend une flûte, et la troupe servile se met à bondir en faisant retentir l'air de paroles assorties à la scène de ces ébats. Les Popinae sont le repaire de tout ce que Rome a de plus vil, de plus misérable, de plus abject : on y trouve souvent des voleurs, des assassins, des mariniers, des esclaves fugitifs, parmi des bourreaux, des faiseurs de cercueils, et des prêtres de Cybèle étendus et ronflant à côté de leurs, muettes cymbales, qu'ils vendent quelquefois pour satisfaire leur intempérance. Les maîtres de ces tavernes ne valent pas mieux que leurs hôtes ; la plupart n'ont pas même de vêtement et sont ordinairement nus, avec un simple caleçon ; les moins misérables ont une tunique de lin.


Il y a un autre genre de tavernes pour les gens d'une condition un peu plus relevée, quoique encore inférieure : ce sont les Thermopoles. On y vend des boissons chaudes, du vin cuit, du vin doux, de l'hydromel et du miel,. Leurs habitués sont particulièrement des Grecs, espèce de faux philosophes qui, enveloppés du Pallium, se couvrant soigneusement la tête, et chargés de livres et de sportules, s'arrêtent pour discourir entre eux à la dérobée, vous ferment le passage, et vous assomment de sentences. Ont-ils enlevé ou amassé quelque chose, ils boivent chaud, en couvrant leur tête légère, et quand ils ont bien bu, qu'ils ont grecqué et pergrecqué, comme on dit (leur intempérance a fait forger ces verbes, qui signifient boire dans de grandes coupes, et boire pur, ils s'en retournent à demi ivres, dissimulant leur ivresse sous un air mélancolique.
Les Tavernes Vinariae sont celles où des marchands détaillent aux personnes qui n'ont point de provisions chez elles, des vins de toutes qualités, qu'assez ordinairement ils mélangent d'eau, pour augmenter leur bénéfice, ce que le peuple de notre pays, si passionné pour le vin, regarderait comme un véritable empoisonnement. Elles sont fréquentées par la plèbe, qui souvent même y passe la nuit. A propos de ces tavernes et de celles où l'on vend des fruits, il y en a où la vente se fait pour le compte d'un riche citoyen, qui les alimente du produit de ses domaines. On les reconnaît en ce qu'elles sont ordinairement situées en bordure d'une île, et qu'il y a une communication avec l'intérieur de la maison du maître.
Un endroit à noter encore, où l'on trouve aussi beaucoup de belles tavernes, surtout pour les objets d'art et de luxe, c'est la Villa publica, particulièrement du côté de la place des Septa Julia. Les curieux, les amateurs s'y portent en foule, et la réunion de ces tavernes, où Rome étale les trésors de son opulence, provoque bien des tentations, fait naître bien des désirs, et rend malheureux des gens qui ont la passion de ces objets, presque tous inutiles, mais qu'ils mettraient leur bonheur à posséder.
Ce fut dans une de ces tavernes que j'appris à connaître la pourpre, sur laquelle tu me demandes quelques détails. Cette étoffe précieuse est foncièrement rouge, mais d'un rouge qui varie depuis la teinte la plus éclatante jusqu'à la plus sombre. Au commencement de ce siècle on préférait celle qui tirait sur le violet, puis l'écarlate devint en honneur. Maintenant on considère comme la plus belle celle qui a la couleur du sang figé paraît noirâtre de face, et brillante regardée devant le jour. Cette belle pourpre s'expédie de Tyr, ville d'Asie. Elle est de beaucoup supérieure à l'écarlate qui se fabrique en Italie même, à Tarente. La pourpre tyrienne est teinte dans une liqueur qui vaut plus de mille deniers la livre ; c'est une véritable essence, obtenue par la cuisson jusqu'à évaporation de quinze parties de liquide sur seize. Un poisson de mer, appelé pourpre, fournit cette riche teinture ; il la porte dans une petite veine blanchâtre située au milieu de son gosier, et sa couleur naturelle est un rose obscur. Les pêcheurs tâchent de prendre les pourpres vivantes ; parce que ce n'est qu'au moment de mourir qu'elles dégorgent leur suc. On tire les grandes de leur conque pour le leur enlever ; les petites sont écrasées dans la conque même, et d'un seul coup, sans quoi la liqueur tinctoriale ne vaudrait rien. La belle pourpre, qui est une nuancé combinée du violet et de l'écarlate, s'obtient par un mélange de deux tiers de suc de buccin, autre poisson de mer, avec la véritable pourpre. On imite cette teinture à Aquinum, ville du Latium ; mais un connaisseur un peu exercé reconnaît aisément l'imitation. Pendant les dernières guerres civiles, beaucoup de citoyens,. donnant carrière à leur goût pour la pourpre, s'en faisaient faire des Paenula. Il y a une quinzaine d'années environ, l'Empereur réprima ce luxe, et défendit à quiconque ne serait ni sénateur, ni magistrat, de porter de la pourpre. Cette défense est toujours observée.
La Villa publica fait le malheur de tous ceux qui ne sont pas assez raisonnables pour régler leurs désirs sur leur bourse. J'y ai vu des amateurs arrêtés devant des coupes de myrrhe jaspées, devant de jeunes esclaves, devant des meubles de bois de citre, verser des larmes de regret de ne pouvoir les acquérir.
Un autre, c'est Albius, après avoir passé tous les étalages en revue, les avoir mangés des yeux, rassasié de cet examen, entre enfin dans une des plus riches tavernes. Il examine des tables, des vases couverts, et des patelles en jolie terre rouge, fabriquées à Cumes ; des coupes d'argile de Sagonte ou de Surrente ; des vases d'Arretium, en terre cuite aussi, couleur de corail et ornés de petits bas-reliefs si jolis, que ces poteries sont préférées au cristal ; s'arrête devant un lit de table orné d'airain, venant d'Asie, lui dit le marchand, et pièce de butin du triomphe de Cn. Manlius, l'an 667, choisie parmi les plus beaux meubles de ce genre, qui parurent alors pour la première fois à Rome ; demande un riche meuble d'ivoire placé tout en haut de la montre, prend jusqu'à quatre fois la mesure d'un Hexaclinon (lit de festin à six places) enrichi d'écaille, et se désole de ne le point trouver assez grand pour sa table de citre. Il consulte son nez pour savoir si des vases d'un vert clair sont vraiment d'airain de Corinthe, matière plus précieuse que l'or (on a vu un vase de cet airain vendu aussi cher qu'un fonds de terre) ; il critique des statues de Polyclète, des plats de la main d'Évandre ; se plaint de ce qu'on a gâté la pureté du cristal par l'alliance d'un verre de moindre valeur. Cependant il a mis à part dix coupes de Murrhe, et il considère sous toutes les faces ces vases fragiles, que les Romains aiment avec passion et font venir de l'Orient et surtout du royaume des Parthes, où on les fabrique avec une matière cuite au feu, dont on ignore la composition. Il les flaire, car un de leurs mérites est d'être odorants ; il se mire dans leurs parois plutôt luisantes qu'éclatantes; il fait admirer à plusieurs personnes qui l'entourent comme ces délicieux calices sont mélangés de taches purpurines et blanches, entremêlées d'une troisième couleur, nuance des deux autres, et où l'on voit la pourpre tirant sur le feu, et le blanc prenant une teinte rouge ; il vante dans les uns les bords chatoyants et certains reflets pareils à ceux de l'arc-en-ciel ; dans d'autres des points glaceux ; il fait observer que dans tous il n'y a rien de transparent, rien de pâle, et que nulle part la pâte n'est déshonorée soit par des grains, soit par des inégalités en creux. Il aperçoit une de ces coupes plus grande que les autres, et de la contenance de trois Sextarii ; il la reconnaît pour avoir appartenu à un consulaire, qui, par un excès de passion, en a rongé les bords. Ces objets de luxe acquièrent de la célébrité, et par conséquent du prix, lorsqu'ils ont été possédés par une succession d'amateurs de bon goût. Il marchande le précieux morceau, qu'en raison de cette circonstance on lui fait la somme énorme de soixante-dix talents ! « Ce n'est point trop, dit-il, elle vaut au moins cela. » Le marchand ne se sent pas d'aise de voir un amateur si facile ; il a peine à respirer, tant il éprouve de contentement, et lâche un peu la ceinture qui tient sa tunique retroussée ; un mouvement machinal lui conduit aussi la main à la bourse qu'il porte pendue au cou. Mais Albius passe à d'autres cratères admirablement ciselés, il en prend deux qui ont appartenu à Lucius Crassus auquel ils coûtèrent cent mille sesterces ; il s'arrête ensuite, à des pendants d'oreilles dont il compte les émeraudes enchâssées dans un filigrane d'or ; il cherche sur chaque tablette de véritables, sardoines, et met un prix aux jaspes de la plus grande dimension. Enfin, excédé d'une visite qu'il prolonge jusqu'à la onzième heure, il achète deux calices qu'il paye un as, et se retire en les emportant avec lui.
Tous ces taverniers, tous ces gens de métiers étant plébéiens du plus bas étage, ou esclaves, ou affranchis, ou étrangers, sont fort méprisés, et le produit d'un trafic de détail est regardé comme un salaire de servitude, un gain avilissant. Ce mépris s'étend plus ou moins sur la race des commerçants en général ; celui qui trafique en grand, le Négociant, comme on l'appelle, qui exerce une industrie profitable à la République, n'est pas encore complètement estimé. Voilà sans doute pourquoi il n'y a guère à Rome d'autre commerce que celui de consommation, celui des objets à l'usage journalier de la ville. Les citoyens qui veulent commercer en grand et d'une manière lucrative, le font dans les provinces, en Ligurie, dans la Gaules, en Espagne, dans la Sicile, en Égypte, en Afrique, en Asie, et jusque dans les Indes. Mais ceux qui se livrent à ce négoce sont en quelque sorte répudiés par leur patrie, et comme si on ne voulait plus voir en eux des citoyens romains, mais des étrangers, on les appelle Espagnols, Siciliens, Asiatiques, etc., suivant la contrée où ils trafiquent. « Je fais cas d'un marchand actif qui travaille à agrandir sa fortune, » a dit le vieux Caton ; on se tromperait beaucoup si l'on prenait cette parole pour l'expression d'une opinion générale, car de tout temps les Romains ont eu le commerce en aversion. Le peu d'estime qu'ils en font tient à leur origine, et par suite à leurs moeurs. La petite bande de pâtres fugitifs qui vint fonder Rome sur le mont Palatin était habituée à vivre de violence et de rapine. Lorsque la ville fut constituée en corps d'État, Romulus, voulant entretenir chez ses sujets cet instinct guerrier, leur défendit toutes les professions qui tendaient à les détourner du métier des armes, et notamment le commerce et les arts mécaniques. Le règne pacifique de Numa ne fut qu'une trêve, après laquelle les agitations de la guerre reprirent avec une nouvelle ardeur. Rome était trop petite encore ; il lui fallait ou s'agrandir ou succomber, et, par nécessité, elle devint envahissante. Tu sais comment d'exploits en exploits, et de conquête en conquête, la vie de la nation romaine ne fut, pour ainsi dire, qu'un long duel successif avec tous les peuples de la terre. La guerre devint la pensée constante, l'occupation perpétuelle de Rome, et quelquefois presque un moyen de gouvernement à l'intérieur. Carrière ouverte à tous, commandée même par les lois sur le service militaire, on s'y jetait avec d'autant plus d'ardeur qu'on était encouragé par des succès toujours nouveaux. Au milieu de cet entraînement général, le commerce fut et dut être délaissé ; ceux qui s'y livraient, être méprisés par leurs concitoyens, passer à leurs yeux pour des gens à sentiments bas, sans énergie comme sans noblesse dans le caractère ; enfin, pour des hommes qui dans leurs relations acceptaient une position d'égalité ou d'infériorité, au lieu de rechercher celle du conquérant et du maître, de préférer une profession qui non seulement illustrait la patrie, mais pouvait donner en même temps la gloire personnelle, l'aisance, la richesse, et jusqu'à la plus splendide opulence. En effet, si l'on veut examiner l'origine des grandes fortunes de Rome, on verra qu'elles ont été toutes acquises à la guerre ou dans les commandements des provinces. Les moyens employés pour amasser ces richesses sont, il est vrai, indignes, souvent affreux, et presque toujours déshonorants ; mais à Rome, ils ne choquent personne, excepté peut-être quelques moralistes. On trouve tout naturel que les généraux étant conquérants, ou envoyés pour régir des pays conquis, en regardent les peuples comme leur proie, comme leur butin. Tant que ces peuples ne sont pas citoyens romains, ils sont citoyens conquis, et traités comme tels de génération en génération, sans prescription ; Rome est toujours prête à répondre à leurs plaintes par cette fière parole que nous lui avons apprise chez elle-même ; « Malheur aux vaincus !»

LETTRE XV.

LES TONDEURS.

Il existe ici un singulier usage, c'est que les jeunes gens portent leur barbe, et que les hommes faits se la coupent. Il semble qu'en arrivant à l'âge mûr, un citoyen doive mettre tous ses soins à cacher cette preuve de virilité, cette enseigne de l'expérience et de la sagesse ; en un. mot, que les vieux doivent paraître jeunes, et les jeunes vieux.
Jusqu'à l'âge de vingt ans ou vingt-cinq au plus, un Romain laisse croître sa barbe, et pousser sa chevelure, qui flotte en longues boucles sur ses épaules. Une fois la virilité arrivée, il les coupe l'une et l'autre. Cette opération, qui constate la sortie de l'adolescence, forme une époque mémorable dans la vie : on en fait un sujet de fête et de réjouissances ; les amis et les clients y prennent part, et signalent leur joie par quelques présents qu'ils envoient au nouvel hommes.
Quand l'Empereur, alors le jeune Octave, âgé de vingt-quatre ans, « déposa sa barbe, » comme disent les Romains, il célébra cet événement par une fête splendide, et donna un repas à tout le peuple.
Un jeune homme, en déposant sa première barbe et ses premiers cheveux, les recueille soigneusement, et les enferme dans une petite boîte plus ou moins riche, suivant son état de fortune. Il consacre ces singulières prémices à quelque grande divinité, comme Jupiter Capitolin, ou bien il les conserve auprès de ses dieux personnels, que l'on appelle Lares.
Autrefois les Romains de tout âge portaient leur barbe et leurs cheveux. L'an quatre cent cinquante-quatre de la fondation de la ville, un nommé P. Ticinius Ména eut l'idée d'amener de Sicile à Rome des barbiers, ou pour parler plus exactement, des Tondeurs, parce qu'ils coupaient également la barbe et les cheveux, comme encore aujourd'hui. La mode d'avoir le menton ras et les cheveux courts régnait depuis longtemps en Grèce, d'où elle avait passé en Sicile. Elle devint bientôt générale à Rome, et Scipion, le second Africain, se fit couper la barbe tous les jours. Il avait alors quarante ans, et les citoyens les plus distingués suivirent son exemple.
Dans l'origine, les Tondeurs commencèrent par exercer leur métier en plein vent, comme ils le pratiquent encore pour la plèbe et pour les esclaves ; mais bientôt ils eurent des tavernes que l'on appela tonstrines, et qui finirent par devenir ce qu'elles sont maintenant, des lieux de réunion pour les oisifs et les nouvellistes, qui s'y rassemblent dans le but de causer et de passer le temps.
Les tonstrines sont très nombreuses ; on en trouve dans tous les quartiers, dans les plus beaux comme dans les plus vilains, parce que l'immense majorité des citoyens, à l'exception des riches qui ont chez eux des esclaves tondeurs, se sert des tondeurs publics, et vient à la tonstrine. Aussi un tondeur du bon genre doit savoir pratiquer les sept opérations suivantes : raser, épiler, racler l'épiderme, poncer, coiffer, polir, et farder.
L'Oculifère d'une tonstrine se compose d'un étalage de rasoirs, de petits couteaux et de miroirs, étalage plus ou moins simple, suivant la réputation et l'habileté du Tondeur : les plus habiles affectent de ne laisser voir qu'un petit nombre d'outils du métier, avec un seul miroir assez étroit ; ceux au contraire qui n'ont aucune adresse véritable exposent aux regards des passants une foule de petits couteaux et de grands miroirs. Ce luxe d'instruments n'empêche pas leur inhabileté d'être connue, et ne tente personne : on vient se mirer dans leurs miroirs, mais en sortant de faire faire sa barbe et ses cheveux chez leurs voisins.
Les tonstrines des gens un peu élégants sont en haut du Forum, auprès de la Graecostase, et dans le beau quartier des Carènes ; celles du petit peuple dans la voie Suburane. Souvent dans ces dernières une femme fait l'office de tondeuse, et la plupart du temps travaille devant sa porte, au risque de blesser les passants. Ces tavernes sont fréquentées par tout ce que la ville renferme de plus ignoble, des esclaves venant attendre là les enfants qu'ils ont con-duits à l'école, des voleurs, qui en font le centre de leurs trames criminelles. Des femmes de la plèbe s'y rendent aussi pour s'y faire coiffer. Le salaire de l'opérateur ou de l'opératrice est de deux as.
Tous les Tondeurs sont curieux et bavards ; pas un événement ne se passe dans leur quartier qu'ils ne soient les premiers à le connaître; les premiers à le répandre. On reconnaît dans ce caractère l'influence, de la société singulièrement mélangée qui se rassemble dans leurs tavernes, et peut-être aussi le besoin, la nécessité où ils se trouvent d'amuser les gens qui viennent réclamer leur ministère. Un jour quelqu'un entre chez un Tondeur, et ce dernier lui demande comment il veut qu'on lui fasse la barbe : - « Sans parler, » répond-il. C'était demander une chose presque pénible.
Voici comment se pratique le service de Tondeur : il commence par vous offrir un siège, il faut que vous soyez assis pour qu'il puisse opérer plus sûrement, et vous met autour du cou une pièce de linge qui retombe sur les épaules pour garantir vos habits. Puis, avant de s'embesoigner, il vous adresse la question d'usage, et vous donne à choisir entre les ciseaux, le rasoir, et les pinces parce qu'il y a des personnes qui se font tondre, d'autres raser, d'autres arracher la barbe, quoique cette opération soit douloureuse. Beaucoup se font tondre ou raser certaines parties du visage, épiler les autres. La barbe coupée aux ciseaux demeure encore très apparente; elle est assez longue pour être rasée, quand on préfère le rasoir. Il faut d'abord une sorte de courage pour l'affronter, car, au premier coup d'oeil, il paraît un instrument de meurtre, et l'on pourrait craindre que le barbier ne vous coupât le cou. Ce rasoir a la forme d'un croissant, avec le coupant en dehors. Ce n'est qu'une lame d'airain, forte, large, percée au milieu d'un trou rond, et terminée par un crochet à l'un des bouts. L'opérateur passe le pouce dans le trou, empoigne le reste de la lame en mettant le petit doigt dans le crochet, et promène avec dextérité l'outil sur la face du patient. La dépilation ne laisse aucune trace. On la pratique souvent avec le Dropax ou le Psilothrum, sortes d'onguents où il entre de la résine, et qui fait tomber le poil sans douleurs.
Donnez-vous la préférence au rasoir, aussitôt l'instrument est tiré de son étui ; on vous présente un bassin plein d'eau, vous vous mouillez la barbe pour l'attendrir puis l'opérateur promène sur votre visage sa lame, qu'il essuie de temps en temps sur un petit sudarium de linge, pour la débarrasser de la moisson barbue qu'elle a fauchée.
Quand on veut-se faire parer complètement, le tondeur passe de la barbe (c'est toujours par là qu'il commence) à la chevelure. Armé d'un peigne et de ciseaux, il retranche tout ce qui lui paraît superflu. Après cette opération il vous frise avec un fer chaud, et vous parfume. Puis il arrive aux sourcils qu'il peigne, qu'il lisse ; aux narines, et surtout aux aisselles qu'il épile. Si l'on est un peu recherché, il passe aux bras et aux jambes qu'il traite de même, ou bien dont il brûle les poils à la flamme d'une noix ardente, et qu'il polit ensuite avec une pierre ponce, car tout le monde va nu-bras et nu-jambes. Il finit en vous faisant les ongles. On se charge quelquefois soi-même de cette dernière opération, mais dans la taverne même du Tondeur, et avec ses petits couteaux dont on affûte le fil sur une pierre que l'on mouille de salive.
Pendant que le maître de la tonstrine s'évertue sur votre barbe ou votre chevelure, vous suivez ses mouvements dans un petit miroir qu'il vous a mis en main avant de commencer ; vous appelez son attention tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et vous le faites revenir sur les parties qui vous semblent oubliées ou négligées.
Les Tondeurs sont aussi prompts qu'habiles dans leur service et manient le rasoir avec une dextérité, une hardiesse, et une légèreté de main étonnantes. Il est vrai qu'ils font un apprentissage avec un fer émoussé, longtemps avant de pratiquer.
Depuis que l'on ne porte plus sa barbe ni sa chevelure, les Tondeurs sont devenus des personnages indispensables pour tout le monde ; aussi, il y a quelques années, Agrippa, voulant plaire au peuple, fournit gratis, pendant un an, des Tondeurs pour les hommes et pour les femmes. Ce genre de libéralité a depuis été imité par l'Empereur.
Le besoin général de Tondeurs a fait tourner la spéculation vers ce genre d'industrie : il y a des riches (ceci est un trait à joindre à ma lettre précédente), il y a des riches, dis-je, qui se sont ingéniés d'avoir des esclaves tondeurs ou tondeuses, installés dans des tavernes publiques. Ils y travaillent pour leurs maîtres à qui ils rapportent et comptent les gains du métier.
Mais entrons chez un Tondeur libre, riche, dit-on, ce qui prouverait que la profession est lucrative. Il se nomme Licinius, et sa tonstrine, une de celles qui touchent à la Graecostase, est toujours entourée de monde, parce qu'on y voit une pie qui, d'elle-même et sans avoir été dressée, contrefait la parole des hommes, la voix ou le chant des bêtes, et jusqu'au son des instruments. A l'intérieur, cette taverne est le rendez-vous des efféminés, qui y passent des heures entières pour se faire arracher . les moindres poils qui ont pu croître la nuit précédente ; pour tenir conseil sur chaque cheveu ; soit pour qu'on relève leur coiffure abattue, soit pour qu'on ramène sur leur front dépouillé les cheveux de droite et de gauche. Comme ils se mettent en colère s'ils croient Licinius coupable de négligence ! Comme ils pâlissent de courroux s'il a mal coupé la moindre parcelle de cette précieuse crinière, si quelques cheveux dépassent les autres ; si tous ne tombent pas en boucles bien égales ! Pas un de ces efféminés qui n'aimât mieux voir la République en désordre que sa chevelure ; qui ne soit, plus soucieux de l'ajustement de sa tête que de sa santé ; qui ne préférât être bien coiffé plutôt qu'honnête homme. La chevelure de ces gens perpétuellement occupés entre le peigne et le miroir, une fois arrangée à leur goût, devient pour ainsi dire sacrée pour eux ; craignant d'y porter la main, ils n'y touchent plus que du bout du doigt ; aussi les Romains, pour désigner les luxurieux et les efféminés, disent-ils : « C'est un homme qui se gratte la tête d'un doigts. »
J'aime assez ces rendez-vous de causeurs, parce que j'y trouve toujours moyen d'apprendre quelque chose. Hier j'entrai dans la taverne de Licinius, où j'avisai un homme de médiocre mine, qui semblait attendre son tour pour se faire raser, et se tenait silencieusement à l'écart. Je voulus savoir sa condition ; j'allai à lui, le saluai ; et lui demandai poliment s'il était chevalier ?- « Je suis décurial scribe questorien, me répondit-il avec douceur et modestie, et presque toute notre décurie vient habituellement chez Licicius, dont nous aimons la dextérité. » Je n'avais encore entendu parler ni de ces scribes, ni de cette décurie ; et ma curiosité s'éveillant aussitôt, j'invitai mon scribe à venir faire quelques tours sur le Vulcanal, jusqu'à ce que la taverne se fit un peu vidée. Tout en causant, voici ce que j'appris :
Les magistrats ont, comme marque d'autorité, et comme auxiliaires subalternes dans leur charge, un certain nombre d'appariteurs (c'est le nom générique) appelés licteurs, hérauts, scribes ou scribes-libraires; accensi, viateurs, nomenclateurs. Ces humbles fonctionnaires doivent être en disponibilité perpétuelle, et, à cet effet, chaque sorte forme un collège dit décurie, composé de citoyens romains du plus bas degré, car ils sont affranchis ou fils d'affranchis. Les décuries ont un album ou tableau de leurs membres déposé au Trésor de Saturne. C'est là qu'aux calendes de décembre de chaque année, un mois avant d'entrer en charge, les magistrats désignés viennent demander le genre et le nombre d'appariteurs afférents à leur magistrature, et qu'ils garderont pendant toute sa durée ; par exemple, un consul reçoit 12 licteurs, 1 viateur, 1 héraut, et des scribes ; on donne à un questeur, 4 viateurs, hérauts, et des scribes. Il en choisit un certain nombres, et d'autres lui sont assignés par le sort. Le Trésor paye un salaire modique aux appariteurs qui entrent en activité de service. Les décuries se distinguent entre elles par le nom de la magistrature qu'elles doivent desservir; ainsi il y a la décurie lictorienne consulaire ; la viatorienrie consulaire ; la questorienne ; celle des hérauts ; celle des scribes-libraires pour les édiles curules ; celle des viateurs pour les magistrats autres que les consuls. La décurie des scribes ou scribes-libraires, réservée aux préteurs, aux questeurs, propréteurs, proconsuls, édiles, est la première, parce que ses membres doivent avoir des connaissances en comptabilité, et les scribes prétoriens être en état de rédiger les jugements. Dans cette décurie, renommée pour sa probité, les offices se vendent, tandis que les autres se recrutent par voie d'élection de la décurie. On comprend que les viateurs, les licteurs, les hérauts soient moins considérés, leur service étant quasi servile, et se bornant à exécuter un ordre, une consigne, même un commandement où la force matérielle doit exécuter. Ils en portent l'insigne. Les licteurs, des faisceaux de verges, avec ou sans hache, suivant les circonstances ; les viateurs et les hérauts, un long bâton.
Voilà un petit détail du grand gouvernement de la République romaine, détail si mince, que le hasard seul pouvait me mettre à même de le connaître. Cette espèce d'armée de serviteurs publics n'est-elle pas une conception bien entendue ? Le service des appariteurs décurials dure autant que la fonction des magistrats auxquels ils sont attachés. Tu vois que je n'ai pas perdu mon temps chez Licinius.
En revenant au véritable sujet de ma lettre, tu vas sans-doute me dire : « Et toi, as-tu conservé tes cheveux et ta barbe ? » Dans les commencements, j'ai résisté à la mode du pays ; mais enfin il m'a fallu céder aux instances de mes nouveaux amis : ma chevelure qui, relevée sur le front, s'élançait vers le ciel, est tombée sous les ciseaux du Tondeur, et ma moustache inculte sous son rasoir. Un philosophe cynique, en me voyant sortir de la tonstrine la figure ainsi dégarnie, me cria dans son brusque langage : «Tu fais donc un crime à la nature de ce qu'elle t'a fait homme, au lieu de te faire femme ? » Et je crois que le cynique avait raison.
En Germanie et particulièrement chez les Cattes, les jeunes gens sont dans l'usage, comme à Rome, de se laisser croître les cheveux et la barbe dès qu'ils sont adultes, et par un voeu qui les enchaîne à la valeur, ils ne les coupent qu'après avoir tué un ennemi. C'est sur son sang et sur ses dépouilles qu'ils se découvrent le front. De ce moment seulement ils prétendent avoir payé le prix de leur naissance, être dignes de leur patrie et de leur père. Les lâches, et ceux qui ne vont point à la guerre, gardent toute leur vie une barbe et une chevelure hideuse. Combien cette coutume de nos frères n'est-elle pas plus noble que celle des Romains, fondée seulement sur un vain caprice, ou une misérable recherche de parure.

LETTRE XVI.

MON EMMÉNAGEMENT. - LES MAISONS A LOYER. - UNE MAISON DE LA VOIE SUBURANE.

« Quelle que soit l'amitié de l'hôte qui vous donne l'hospitalité, vous êtes à charge au bout de trois jours. Ne demeurez jamais dix jours de suite, car le maître s'en accommodât-il, les esclaves murmurent. »
Cette sorte d'adage répandu à Rome m'a servi de règle de conduite. Chez nous, quand nos provisions sont consommées, nous conduisons notre hôte au voisin, qui lui fait bon accueil, même sans le connaître ; ici la maxime est « tout pour soi ; » et bien qu'il n'y ait guère que les riches qui exercent l'hospitalité, et qu'on ne puisse pas craindre d'épuiser leur maison, il ne faut user de leur générosité qu'avec beaucoup de réserve. Je ne dis pas cela pour Mamurra ; si je l'écoutais, son hospitium serait ma demeure perpétuelle ; je parle en général, je constate un esprit d'égoïsme rappelé et résumé dans la sentence qui forme le début de cette lettre, sentence que je n'ai point prise dans son sens rigoureux, puisque voilà plusieurs mois que j'use de l'hospitalité de mon hôte. Cependant, malgré ses instances pressantes pour me retenir, je me suis mis à la recherche d'un logement.
A Rome chaque famille n'a pas sa maison, comme dans notre petite Lutèce ; les riches seuls jouissent de cet avantage : la plupart ont envahi les hauts lieux de cette ville, dont le sol inégal semble une image de la société qui l'habite. Mais à côté de ces belles et spacieuses demeures, on trouve dans les vallées des sept collines beaucoup de maisons collectives, si je puis m'exprimer ainsi, non moins considérables, et dans lesquelles la foule urbaine, qu'on appelle le peuple-roi, s'entasse pour passer les quelques heures du jour, et surtout de nuit, où elle n'est pas dehors, dans ce pays où l'on vit tant dehors. Quiconque a peu de biens occupe un dixième, un vingtième, souvent moins encore, d'un de ces grands domaines, moyennant une petite rétribution eh argent ; on n'a que son mobilier à fournir. Il y a même certaines de ces maisons où l'on trouve un mobilier tout en place ; le prix de l'usage en est compris dans le loyer. Ces logements garnis sont particulièrement occupés par les capitecensi et les prolétaires, qui ne sauraient avoir de demeure, de lare fixe, comme on dit, parce qu'ils vivent au jour le jour, que, ne possédant rien, ils ne tiennent à rien, et par suite ont l'esprit, le caractère, et les goûts un peu vagabonds.
Entre ces pauvres citoyens et les riches, il existe une classe moyenne qui tient à n'habiter que dans un logement à soi, qu'elle possède en propriété, regardant comme une honte d'être ce qu'on appelle inquilinus, locataire. Afin d'éviter cette note, ces demi-riches se réunissent, trois, quatre ensemble, plus ou moins, pour simuler les opulents : ils bâtissent ou ils achètent à frais communs une maison dont ils se divisent la propriété ; l'un a le rez-de-chaussée, l'autre le premier étage, un autre le deuxième, et ainsi de suite.
Ces demi, ces tiers, ou quarts de propriétaires sont néanmoins encore en petit nombre comparativement au reste des habitants de Rome, et l'immense majorité des citadins est simplement locataire. Les maisons à loyer sont une spéculation, un placement d'argent très avantageux, et il est tel riche dont , elles forment presque tout le revenu. Le nombre de ces maisons et des logements qu'elles renferment est très considérable ; aussi les propriétaires ont soin de solliciter la préférence des inquilini en faisant inscrire sur les murs l'annonce des logements qu'ils ont à louer, leur plus ou moins d'importance, et jusqu'à l'indication du fondé de pouvoirs auquel il faut s'adresser pour entrer en arrangement. C'est une habitude générale d'avertir ainsi le peuple, même pour lui dire qu'on a perdu ou trouvé un objet, et que le perdant ou l'inventeur est un tel. Les écriteaux sont souvent en grandes lettres d'une coudée, et comme ils se succèdent assez fréquemment, on les peint les uns sur les autres, après avoir couvert le précédent d'une peinture blanche. Les lettres en sont noires, à l'exception de la dernière ligne, contenant le nom du bailleur, pour les écriteaux de location, laquelle est en rouge, afin de mieux attirer l'attention. Elles sont peintes à la grosse brosse, et si l'écriteau est long, placé bas, et l'espace restreint, les lettres n'ont que cinq à dix doigts de hauteur ; mais dans le cas contraire on leur donne jusqu'à un pied et demi ; les grands. caractères sont ceux des deux écriteaux suivants que je transcris dans leur teneur textuelle:

DANS L'HÉRITAGE DE JVLIA, FILLE DE SPVRIVS FÉLIX.
SOIENT LOVÉS
VN BAIN, VN VENERIVM ET QUATRE-VINGT-DIX
TAVERNES, DES TREILLES
DES COENACVLA, A PARTIR DES PROCHAINES KALENDES D'AVGVSTE
AV SIX DES IDES D'AVGVSTE
POVR CINQ ANNÉES CONSÉCVTIVES.
QVE CELVI QVI NE CONNAÎTRAIT PAS LA MAÎTRESSE DE CE LIEV
AILLE TROVVER SVETTIVS VERVS ÉDILE.

DANS L'ÎLE ARRIANA
POLLIANA DE GN. ALIFIVS NIGIDIVS L'AÎNÉ,
SOIENT LOVÉS DES PROCHAINES KALENDES DE JVLIVS DES TAVERNES
AVEC LEVRS TREILLES ET DES COENACVLA
ÉQVESTRES. QVE CELVI QVI VOVDRA LOVER
S'ADRESSE D'ABORD' A L'ESCLAVE DE GN. ALIFIVS
NIGIDIVS L’AÎNÉ .

Les locations étant de véritables aliénations temporaires de propriétés, ne se font jamais que pour une durée déterminée, soit de plusieurs années, soit seulement de six mois.
Tout logement vacant peut être loué n'importe quand ; cependant, comme il a paru commode, nécessaire même, que les volontés de ceux qui laissent et de ceux qui cherchent des logements puissent coïncider, l'usage a établi une périodicité dans les mutations, a réglementé, en quelque sorte, l'humeur changeante, les caprices, les vouloirs. et les impatiences de chacun : ainsi les Calendes de Julius, qui tombent dans la belle saison, sont l'époque généralement choisie pour les locations et les déménagements. Alors il y a dans la ville pendant quelques jours un redoublement d'activité. L'empressement de chacun à profiter de l'époque fatale pour se pourvoir fait hausser momentanément le prix des loyers. Afin d'éviter, pour mon compte, cet inconvénient, je voulus commencer mes recherches quelques jours à l'avance. Je m'informai quel était le quartier le plus proche du mont Coelius où je pourrais me loger à meilleur marché, et l'on m'indiqua la voie Suburane, qui s'en trouve effectivement peu distante : elle fait suite à la voie Sacrée, et s'étend jusque sur le mont Esquilin. J'aurais bien aimé loger dans les environs du Forum, mais tous les quartiers qui avoisinent cette place sont envahis par les magistrats, par les citoyens qui poursuivent les honneurs ou s'occupent d'affaires publiques et le petit nombre de logements à loyer qu'on y pourrait trouver sont fort chers. Cette considération calma mon désir, et je descendis vers Subure.
L'aspect du quartier n'a rien du tout de séduisant : dès l'abord on y trouve des tondeurs, des cordonniers, et des marchands de fouets à châtier les esclaves La rue étroite, sale, mal pavée, fangeuse, monte sur l'Esquilin par une pente escarpée. Je fus sur le point de revenir sur mes pas ; mais une espèce d'instinct d'observateur qui semblait me. dire : «Au moins il faut voir, » me poussa en avant. Dès que je me fus engagé dans ce misérable défilé, les aboiements d'une multitude de chiens saluèrent mon entrée, et. quelques pas plus loin je faillis être renversé par de longues files de mulets tirant à force de cordes un énorme bloc de marbre. Cependant à travers mille aboiements sans fin, mille bruits qui, plus éclatants qu'ailleurs en raison de l'étroitesse de la rue, lui ont valu la désignation de « Subure la criarde, la bouillante Subure, » j'arrivai devant un large écriteau de location peint sur une de ces vieilles maisons, où, dans une hauteur de plus de soixante-dix pieds, six ou sept étages sont montés les uns au-dessus des autres.
Le genre d'habitants qui l'occupaient n'était guère propre à détruire l'impression défavorable que le quartier m'avait inspirée ; c'étaient, pour la plupart, des courtisanes, dont cette rue est infestée ; puis un maître découpeur, chez lesquels les esclaves viennent apprendre à dépecer les viandes. Il leur montre, avec un fer sans tranchant et sur des modèles de bois représentant des lièvres, des sangliers, des gazelles, des oiseaux de Gétulie, à les découper, à en séparer proprement toutes les parties. Le moindre manque d'attention ou d'adresse est aussitôt puni par les verges et les fouets, de sorte que son école est un véritable enfer. Plus haut, dans un bouge , un vrai trou, je vis un malheureux qui fait profession de mendier un festin, d'y dérober le plus de mets qu'il peut, et de les accumuler chez lui pour revendre le lendemain ses larcins de la veille. Le dispensateur de Mamurra (affranchi chargé des comptes de recette et de dépense) m'accompagnait : « Que viens-je faire ici ? lui dis-je presque en courroux, et en m'éloignant, repoussé par l'odeur qui s'échappait de ce bouge : vous raillez-vous de moi ? - Cette maison est à mon patron, se hâta-t-il de répliquer ; plusieurs des logements vont être libres aux Calendes prochaines, et j'ai pensé que vous seriez bien aise de profiter de cette circonstance pour voir un spectacle que vous n'aurez pas souvent occasion de rencontrer. - A ce compte, dis-je, en me radoucissant, continuons notre visite. »
Ma vivacité avait rendu mon guide presque craintif, aussi me dit-il avec une sorte de réserve : « Voulez-vous monter à la treille. » On nomme ainsi le dernier étage d'une maison, par analogie de situation avec des treilles véritables, qui souvent couronnent des maisons couvertes en terrasses. Ces treilles nominales sont la demeure des plus pauvres gens. « Allons, » repartis-je. Nous montâmes encore, et j'entrai dans un logement où nous entendîmes d'abord des cris de douleur. C'étaient ceux d'une grosse et robuste Syrienne ou Égyptienne que l'on battait. Une esclave de cette sorte est censée bonne à tout, elle file, travaille en linge, moud le blé, fend du bois, nettoie la maison, apprête chaque jour à manger pour la famille, et compose ordinairement à elle seule tout le domestique d'un petit ménage. J'ignore la faute de la malheureuse, mais notre présence n'interrompait pas les sévices qu'on exerçait contre elle ; je me hâtai de me retirer, car ici personne n'a rien à dire à quiconque maltraite son esclave.
J'entrai dans une chambre située sur le même palier. Là je trouvai le tableau d'une affreuse misère : un grabat plein de punaises, couvert d'une natte en guise de matelas, un coffre et une tasse, formaient à peu près tout le mobilier de ce chétif logis.
C'était la demeure d'un grammairien, rhéteur ou philosophe je ne me rappelle plus lequel, que sa science ne peut tirer de la pauvreté, et qui mange du pain noir et boit de la piquette. Pour tout vêtement il n'avait qu'une toge qui lui sert la nuit et le jour, et sur laquelle il dort. Un ami cependant adoucissait son infortune en la partageant : c'était son chien. J'avais déjà monté deux cents degrés, et je redescendis avec un certain plaisir.
En sortant je rencontrai le déménagement d'une de ces familles de la basse plèbe qui compose essentiellement la population de la voie Suburane. Trois femmes au teint couleur de buis, l'une rousse, l'autre d'une taille de géant, et la dernière, à tête chauve, paraissant être leur mère, transportaient à elles seules tout leur mobilier. On voyait un grabat à trois pieds, une table qui n'en avait que deux, une lampe, une tasse de corne, un vieux vase de nuit ébréché. La plus grande portait sur la tête une amphore surmontée d'un foyer. L'odeur empoisonnée qui s'exhalait de l'amphore annonçait la présence de quelques vieilles bribes, de restes dégoûtants doués du parfum de la marée puante. Ces provisions étaient, accompagnées d'un quart de fromage de Toulouse, d'un chapelet de pouliot, que quatre années au moins avaient noirci, et d'une guirlande d'oignons, d'ail et de poireaux. Une autre portait à l'épaule un filet rempli de pain, et la troisième tenait entre ses bras deux corbeilles de jonc, dans lesquelles le peuple met ordinairement son blé. Enfin,, un vieux pot rempli d'une résine malpropre destinée à servir de remède épilatoire, achevait de donner à ce déménagement un air tout à fait minable.
En rentrant je contai mon espèce de mésaventure à Mamurra. - « Si j'avais connu vos intentions, me répondit-il, je vous aurais détourné d'aller dans ce quartier, où vous ne pouviez rencontrer rien de convenable. - On m'a cependant assuré que Jules César y avait occupé une petite maison. - Qu'il habita même jusqu'à l'époque où il fut élu Pontife Maxime, c'est vrai ; et l'on aurait pu vous dire encore que l'un des Gracchus quitta le mont Palatin pour venir y loger aussi, afin de se rendre plus populaire ; mais ce qui détermina Gracchus, qui voulait se fourrer au milieu de la plèbe dont il avait besoin chaque jour, dont il faisait sa milice, devait au contraire vous détourner de cette rue. - Elle ne m'éloignait point trop de vous, voilà ce qui me poussa de ce côté. - La meilleure manière serait de rester ici ; mais puisque je ne puis gagner cela, laissons passer huit ou dix jours, et nous chercherons ailleurs. -Est-ce que les Calendes n'arrivent pas après-demain ?- Justement. Vous savez que l'empressement général fait alors monter les prix ; plus tard ils diminueront. Cette baisse est tellement infaillible et ordinaire, que beaucoup de gens, qui déménagent au terme, vont habiter provisoirement dans des jardins pour laisser passer les Calendes. Je ne vous parlerai pas d'aller demeurer à la campagne, où, pour le prix que coûte ici un logement ténébreux, vous auriez une maison tout entière avec un petit jardin, car pour n'avoir dans la ville qu'un local assez modeste, et encore à un étage supérieur, il vous y faudra mettre au moins deux mille sesterces, et trois mille si vous voulez demeurer en bas. »
Au jour dit, je rappelai à Mamurra sa promesse, et nous partîmes en nous dirigeant vers la région transtibérine, habitée aussi par beaucoup de petit peuple, mais que je préférai parce qu'elle se trouve sur la route de notre patrie. Chemin faisant nous entrâmes, par curiosité, dans toutes les maisons portant écriteau, même dans celles dont la somptuosité annonçait ne pas devoir nous convenir. Ainsi nous vîmes des logements de six mille sesterces un entre autres qu'un sénateur venait de quitter, nous dit-on, et qui nous parut bien modestes pour « un habitant propres, » terme, usuel signifiant un locataire distingué. Nous en visitâmes d'autres de dix mille, qui n'avaient rien d'extraordinaire ; plusieurs de trente mille, mais fort beaux, et convenables pour des magistrats ou des aspirants. aux magistratures. En général, le taux moyen de la plupart des loyers est de deux mille sesterces environ, à trois mille.
Nous trouvâmes au sommet du Janicule une petite maison isolée, modeste et jolie tout à la fois, à laquelle sa situation dans un quartier tranquille, et sa position admirable me déterminèrent à m'arrêter. Elle est située tout près d'une antique forteresse, bâtie par le roi Ancus ; pour protéger la navigation du Tibre. De là, je vois Rome à près de trois cents pieds au-dessous de moi : vers la droite c'est le Capitole, quelques-uns des grands édifices du Forum romain, et tout le mont Palatin. Au milieu de cet amas de constructions vraiment prodigieux, quelques touffes de verdure, indiquant les maisons des riches, rompent la monotonie du tableau et récréent la vue. A gauche s'étend le Champ de Mars. Je vois entrer le Tibre dans Rome, et je l'en vois sortir à replis sinueux, comme s'il quittait à regret la belle reine de l'univers. Cette vue est bornée par un immense hémicycle de montagnes verdoyantes, dont les plus éloignées apparaissent environnées d'une légère brume bleuâtre, qui les harmonise avec l'horizon : c'est la chaîne des Apennins. Leurs dernières cimes étalent de place en place des tapis de neige qui brillent sous les rayons du soleil, et bravent jusqu'aux chaleurs du printemps. Tout me plaît dans ma nouvelle demeure, même son isolement. Là, du moins, on est vraiment chez soi, tandis que dans ces hautes maisons des quartiers du centre, les bruits de ceux qui demeurent au-dessus ou au-dessous de vous troublent souvent votre repos, et de plus, les vis-à-vis voient les uns chez les autres, et peuvent, de leurs fenêtres, se parler, et souvent se donner la main. Je serai bien logé, mais il m'en coûtera un peu plus cher : mon loyer est de dix mille sesterces.
Enfin me voilà chez moi, avec un mobilier un peu plus nombreux que je n'aurais voulu ; c'est une magnificence obligée, réglée par l'importance de la location, attendu que les meubles doivent servir de caution au propriétaire, qui a droit de s'en emparer si on ne le paye pas, petit accident encore assez fréquent. Dans l'endroit le plus apparent de nia demeure, brille la coupe de corne, garnie en argent sur les bords, seul objet que j'aie emporté de Lutèce. Ce fut toi qui en ravis la matière au front d'un Urus, dans une de ces chasses auxquelles s'endurcit la jeunesse gauloise ; je la conserve comme un souvenir et de ton amitié, et de notre patrie.
Hier, je pris congé de Mamurra. - « Mon cher hôte, lui dis-je, il existe dans notre pays un usage ou plutôt un droit de l'hospitalité que vous connaissez sans doute : lorsqu'on quitte un toit hospitalier, si vous demandez quelque chose à celui qui vous a reçu, il ne vous le refuse jamais. En même temps cette demande lui donne les mêmes droits sur vous. Voici un anneau d'or qui m'a été légué par mon aïeul, voudriez-vous l'accepter en échange du vôtre ? - Volontiers , me répondit-il ; cela m'est d'autant plus agréable que cette bague m'a appartenu autrefois. Je l'avais donnée moi-même à votre vénérable aïeul dans une circonstance semblable, lorsque je traversai le pays des Aulerciens. Qu'elle soit désormais notre tessère hospitalière, qu'elle achève de serrer les noeuds de l'amitié que nous venons de former. J'espère, jeune homme, que, malgré la distance du Janicule au Coelius, vous nous dédommagerez, par vos fréquentes visites, du trop court séjour que vous avez fait au milieu de nous. Je veux qu'avec le temps nous devenions « amicissimes , » - Que la vie m'échappe, repartis-je, si je ne le désire autant que vous. » Cette formule toute romaine fit sourire Mamurra, mais il parut touché lorsque je le pressai dans mes bras, suivant notre manière cordiale. Il m'embrassa à son tour d'un air content et satisfait, comme un ami, et me reconduisit jusque sur le vestibule de sa maison. Là, il me serra la main droite, et en me quittant, me laissa, suivant l'usage des Romains, un souhait impératif de bonne santé.

LETTRE XVII.

DU DROIT DE CITÉ ROMAINE

Il ne suffit pas de vivre à Rome pour être citoyen romain ; il faut encore avoir ce qu'on appelle la cité romaine, c'est-à-dire la jouissance d'une douzaine de droits particuliers qui sont : le droit de race et de famille, ceux de milice, de suffrage, d'honneurs, de liberté, de cens, de mariage, de testament, d'héritage ; le droit paternel, celui dé propriété légitime, et celui de tutelle.
Le droit de race et de famille est comme la base et le résumé de tous les autres. Il date de l'origine de la ville et formait jadis deux droits très distincts : le droit de race appartenait aux seuls fondateurs de Rome. Ceux-qui en jouissaient concouraient à l'élection des magistrats, pouvaient occuper les magistratures, être chargés du culte public des Dieux, et même avoir ou fonder des sacrifices particuliers, transmissibles de génération en génération. Chez eux, ils avaient le pouvoir conjugal et le pouvoir paternel ; mais le premier n'était point absolu, et le second s'évanouissait pour les fils à un certain âge, et pour les tilles quand on les mariait.
Le droit de famille fut créé pour la deuxième population de Rome, pour les fugitifs qui vinrent peupler l'Asyle et le bas du Palatin. Ils ne reçurent qu'une partie de la cité romaine, le droit de concourir à l'élection des magistrats, sans pouvoir devenir magistrats eux-mêmes. Leurs mariages, ou plutôt leurs unions, produit du rapt et de la violence, n'eurent aucun caractère légitime. Leurs femmes, vrai butin de guerre, n'étaient que des esclaves, et, par suite, leurs enfants naissaient esclaves. Enfin, dans la haute ville, liberté pour tous, filiation reconnue et consacrée par le nom même de patriciens, pris par ces citadins exclusivement, et qui signifiait alors que ceux qui le portaient pouvaient nommer leurs pères, ou peut-être jouissaient seuls du véritable pouvoir paternel. Dans la ville basse, au contraire, esclavage pour tous ou presque tous ; un maître dans chaque maison, et des esclaves, famuli : en termes plus précis, une famille et un père de famille. L'ensemble de cette population, ramas d'individus sans parenté, sans père qu'ils pussent nommer, est appelé plèbe, et plébéiens.
Cette séparation de Rome en deux peuples et comme en deux cités ne dura pas longtemps ; Romulus lui-même l'abolit, soit parce que les moins favorisés étaient les plus nombreux et les plus forts, soit plutôt parce que l'inégalité des droits privait son petit État de l'unité qui devait en faire la force. Alors le droit de race fut communiqué aux familles, et celui de famille aux races. Les patriciens gagnèrent le pouvoir paternel absolu et la tutelle complète de leurs épouses ; les plébéiens le droit d'admission aux magistratures, et une sorte de légitimité pour leurs unions conjugales. Désormais les deux droits n'en formèrent plus qu'un seul.
Cependant l'égalité juridique ne put faire oublier l'inégalité des origines ; les gens de race maintinrent les noms de patriciens et de plébéiens, dont peu à peu la signification primitive s'oublia ; mais ils en acquirent une autre, inspirée encore par l'esprit de distinction, c'est celle dont j'ai déjà parlé, c'est-à-dire que les patriciens sont les membres du Sénat ou des familles sénatoriales, et les plébéiens le reste du peuple. Le temps a introduit aussi une légère modification dans les termes de race et de famille, que le décret de Romulus avait rendus parfaitement synonymes : aucune idée d'infériorité réelle ne s'attache à l'un ou à l'autre ; mais on se sert volontiers aujourd'hui du mot famille pour désigner une branche de la race. Le mot race s'emploie toujours de préférence pour indiquer une origine libre, et l'on dit d'un citoyen d'une naissance obscure ou ignoble : « C'est un homme sans race. » Le vieux mot aristocratique a survécu à la chose ; il se montre encore dans le nom qui désigne tous les membres des familles issus d'un auteur commun, qui sont appelés gentils, de gens, race. Néanmoins, le nom de pères de famille s'applique aussi bien aux patriciens qu'aux plébéiens.
Depuis dix-sept ans jusqu'à quarante-cinq, tout citoyen romain peut être appelé à faire partie des légions : c'est là le droit de milice ; je dis des légions, car il n'y a pas de milice pour la marine : tous ceux qui font ce service sont levés parmi les affranchis romains ou chez les alliés, qui n'ont que le droit d'affranchis romains.
L'âge est aussi requis pour le droit de suffrage et pour celui d'honneurs : c'est encore dix-sept ans pour le premier, et vingt ans pour le second, dans les magistratures inférieures; il faut pour les hautes magistratures un âge plus élevé, gradué suivant leur importance. Par une exception unique, il est aussi un âge où ces deux droits se perdent, parce que la République romaine fut organisée pour être toujours jeune, et vigoureuse : ses magistratures, presque toutes annuelles, donnent une énergie singulière au gouvernement ; les citoyens qui ne font que passer au pouvoir, sont empressés de se signaler pour mériter d'y rentrer un jour, et il n'y a pas un moment de perdu pour l'ambition. Afin que rien ne périclite dans un aussi beau système, tout citoyen âgé de quarante-cinq ans accomplis est regardé comme trop peu valide pour combattre à l'armée, et à soixante ans trop vieux pour voter dans les comices ; le législateur a craint l'engourdissement de l'âge, même pour cette milice pacifique.
Le droit de liberté consiste dans l'inviolabilité de la personne. Un Romain ne doit jamais être battu de verges, jamais réduit en servitude, jamais mis à mort, en principe du moins. Je dis en principe, parce que les délits ou les crimes ne pouvant être réprimés ou punis que par une atteinte à la liberté ou par la privation de la vie, l'inviolabilité absolue du citoyen n'est que fictive. En effet, dès qu'un Romain s'est rendu coupable d'un crime digne de mort, on suppose que par là même il devient serf de la peine, et c'est comme tel qu'il subit le châtiment qu'il a mérité. S'est-il refusé à servir dans la milice, il est vendu comme serf, parce que celui qui n'a pas voulu s'exposer au péril pour conserver sa liberté n'est point réputé libre.
S'agit-il de l'exil, une autre fiction rend encore l'inviolabilité illusoire : on interdit au coupable le feu et l'eau dans sa patrie et on le force ainsi à s'expatrier. La seule inviolabilité bien véritable est celle de la vie, parce que tout citoyen mis en jugement, et tant que sa sentence n'est pas prononcée, peut, en s'exilant lui-même, éviter une condamnation à mort. L'exil lui est proprement un port, un asile pour se dérober au supplice.
Le droit de liberté n'est complètement respecté que dans le peuple en masse : tout ce qui peut porter atteinte à la liberté publique est soigneusement évité, jusque-là qu'une armée ne peut entrer dans Rome à moins d'une autorisation expresse des comices, et que cette interdiction existe même pour un seul citoyen, s'il est revêtu d'un commandement militaire.
La cité romaine est une chose si recherchée, qu'une foule de gens essayent de l'usurper ; mais afin d'obvier autant que possible à ces larcins politiques, des listes publiques sont ouvertes ou les Romains de condition libre ont droit de se faire inscrire. Cette inscription, contrôlée par des magistrats, donne la jouissance de tous les autres droits, elle est la constatation légale de l'état de citoyen. C'est là ce qu'on appelle le droit de cens.
Depuis que le droit de mariage appartient aux plébéiens comme aux patriciens, à tout le peuple en un mot, il a été soumis à certaines restrictions ; ainsi, un citoyen romain ne doit épouser qu'une Romaine libre : il ne peut se marier ni avec une esclaves, ni avec une affranchie, ni avec une étrangère ; toute union avec une autre qu'une Romaine n'a aucun caractère légitime, et n'est considérée que comme une simple cohabitation.
Il fut un temps où les alliances entre les patriciens et les plébéiens étaient défendues; mais cette prohibition, établie par la loi des XII Tables, ne dura guère que six ou sept ans, et fut abolie par une loi du tribun du peuple Canuléius.
Le droit de testament consiste à pouvoir disposer de ses biens après soi ; celui d'héritage rend apte à recueillir toute sorte de successions.
Le droit paternel, que Romulus rendit commun aux patriciens et aux plébéiens, permettait aux pères de mettre leurs enfants en prison, de les faire battre de verges, de les charger de fers, de les reléguer à la campagne pour y travailler à la terre, et de leur ôter la vie quand même ils seraient revêtus des premières charges quand même ils auraient rendu à la République les services les plus signalés. Ce fut en vertu de cette loi que d'illustrés personnages, haranguant sur la tribune en faveur du peuple contre le Sénat, en ont été arrachés par leurs pères, dans le temps même qu'on applaudissait à leurs discours, pour subir la punition à laquelle ils jugeaient à propos de les condamner. Ils les conduisaient à travers le Forum, sans que personne pût les arracher de leurs mains, ni consul, ni tribun, pas même le peuple, en faveur duquel ils avaient parlé, et qui, dans toute autre occasion, ne connaissait aucune autorité égale à la sienne.
Romulus permit encore aux pères de vendre leurs enfants comme des esclaves, qu'ils fussent mariés ou non mariés. Numa modifia cette dernière loi en établissant que les citoyens mariés avec le consentement de leurs parents ne pourraient plus être vendus ; mais les autres dispositions du fondateur de Rome, confirmées depuis par la loi des XII Tables sont encore toutes en vigueur, jusqu'à ce terrible droit de vie et de mort, qu'un père. peut toujours exercer, même pour punir des crimes contre l'État, et en réclamant l'horrible privilège, de se faire l'agent de la justice publique. Ce fut comme père, et non comme consul, que le premier Brutus fit mourir ses fils ; l'auteur de la première loi agraire, Cassius, fut mis à mort par son père pour avoir proposé cette loi ; et dans des temps moins éloignés, plusieurs complices de Catilina subirent cette peine par suite de semblables con-damnations domestiques.
Aujourd'hui, cependant, l'odieux d'une pareille justice doit être adouci par des circonstances qui commandent d'en user, et l'opinion publique se soulève contre ceux qui en font abus ; j'ai vu le peuple percer à coups de stylet un chevalier romain qui avait fait périr son fils sous le fouet ; l'autorité de l'Empereur ne put l'arracher qu'avec peine aux mains acharnées des pères et des enfants.
Le droit paternel s'étend, sur tous les descendants, non seulement enfants, mais petits-enfants et arrière-petits-enfants. Il ne se perd que par la libre renonciation, ou par suite d'une condamnation, soit du père, soit du fils, à l'interdiction du feu et de l'eau, à la déportation ou à la peine de mort.
Pour les citoyens âgés de moins de vingt-cinq ans, le pouvoir paternel survit à ses auteurs sous le nom de tutelle, au moins dans tous ses effets civils.
La tutelle est la force et l'autorité sur une tête libre pour protéger la personne qui, à raison de son âge ou de sa légèreté d'esprit, ne peut se défendre soi-même. Par la raison que la puissance paternelle est absolue et ne peut se prescrire, un père a le droit de la léguer par testament à un autre citoyen. C'est presque un devoir pour lui d'en agir ainsi, s'il a des enfants en bas âge ; néanmoins, lorsque, par impossible, ou par tout autre motif, il n'a rien disposé à cet égard, la tutelle des mineurs ne périclite pas, et des tuteurs leur sont donnés soit par la majorité des tribuns du peuple, soit par le Préteur urbain, magistrat justicier dont je parlerai plus tard. Les personnes en tutelle sont les privilégiées de la loi, et l'usucapion, autrement la prescription, ne prévaut jamais contre elles. Un fils de famille majeur de vingt-cinq ans est affranchi de la tutelle par la mort de ses ascendants directs ; il n'en est pas de même d'une fille ou d'une femme mariée : pour elles, ainsi que je l'ai déjà dit, la tutelle est à perpétuité. Mais la tutelle de la femme mariée est très mitigée par la manière dont est choisi son tuteur : souvent le mari laisse par testament à sa femme non seulement la faculté de le choisir elle-même, mais aussi d'en changer une fois, si le premier qu'elle a pris ne lui convient pas. Certains maris vont encore plus loin : ils ne fixent aucune limite à ce changement, de sorte que la femme, pouvant toujours quitter un tuteur qui la gêne ou qui lui déplaît, n'est, en réalité, sous la tutelle de personne.
Il n'y a que les gens libres qui puissent posséder légitimement, jouir du droit de propriété. Et par libres je n'entends pas seulement ceux qui sont nés hors des liens de l'esclavage, mais ceux qui ne dépendent de personne, qu'aucun pouvoir domestique ne domine. Ainsi un citoyen sous la puissance paternelle n'a pas le droit de propriété légitime, parce que sa condition l'assimile aux esclaves pour tous les actes de la vie civile, que la propriété qu'il acquiert est de même nature que celle acquise par les esclaves, et que son père peut en disposer comme de la sienne propre et particulière.
Le Droit de Cité romaine est exclusif de tout autre droit de cité : le citoyen romain est trop élevé pour pouvoir obéir à d'autres lois qu'à celles de son pays. Il demeure libre de choisir une autre patrie s'il veut, mais en renonçant à la première, et dès qu'il a été reçu citoyen d'une ville étrangère, il perd sa cité romaine : il ne doit plus même porter la toge.
Ce droit ne peut cependant être enlevé à un citoyen malgré lui, aucune puissance ne saurait l'en priver, hors les cas de condamnations judiciaires rapportés plus haut. On a plusieurs fois tenté de le faire, et toujours inutilement. Une des plus formidables puissances qui aient pesé sur le peuple romain y échoua comme les autres : sur la proposition de Sylla, dictateur, les grands Comices du peuple avaient ôté à quelques villes d'Italie le droit de cité romaine dont elles jouissaient, et leur avaient confisqué une partie de leur territoire. Cette dernière disposition est restée : le pouvoir du peuple s'étendait jusque-là ; mais la première ne dura pas même autant que la dictature de Sylla, et ce général ne put, quoique appuyé par les Comices, ravir le droit de cité aux Volaterrans, qui avaient encore les armes à la main contre Rome.
Quand un citoyen a perdu sa cité romaine par un cas de force majeure non légale, telle que l'absence, suite d'un esclavage comme prisonnier de guerre, il peut la récupérer au moyen d'un autre droit appelé de Postliminie, que l'on conserve toujours, et qui n'est autre que le retour dans la patrie naturelle, où l'on vient reprendre son domicile, ou même sur le territoire d'une ville ou d'un roi allié ou ami du peuple romain. Un citoyen ne peut user du droit de Postliminie que dans le cas où il n'a pas été banni ou déporté juridiquement. Sont exclus aussi de ce droit, et celui qui, vaincu par les armes, s'est rendu à l'ennemi ; et le transfuge, parce qu'il abandonna sa patrie.
Si le peuple romain ne peut enlever à quelqu'un son droit de cité, en revanche, il est tout puissant pour l'accorder, et il l'accorde en effet à ceux qui lui rendent des services publics importants. Ses généraux peuvent aussi faire un tel octroi en son nom, et jamais aucun des peuples ou des individus qui ont ainsi reçu ce bienfait ne fut inquiété comme rie le possédant pas bien légitimement. Il est vrai que pour constater la légitimité de la concession, on la fait ratifier d'une manière solennelle sous la forme d'une loi votée clans les Comices par tribus. Les noms des gratifiés sont ensuite inscrits sur la liste des citoyens romains, tenue par le Préteur de la ville ; cette inscription forme leur titre véritable, en cas de contestation. Les tables censoriales n'ont point la même valeur légale ; elles prouvent seulement que ceux qui y sont portés se donnaient alors pour citoyens romains, mais non pas qu'ils l'étaient réellement.
L'Empereur, tout puissant dans la République, concède aussi la cité romaine, mais il n'use de son pouvoir à cet égard qu'avec infiniment de retenue, afin de conserver le peuple pur de tout mélange de sang étranger ou esclave. Tibère son fils sollicitant un jour ce droit pour un Grec son client : «Je ne vous accorderai votre demande, répondit-il, qu'autant que vous m'en aurez démontré la justice. » Il refusa également à Livie sa femme, qui jouit cependant d'un grand empire sur lui, le même droit pour un Gaulois tributaire ; il offrit de le décharger de son tribut, affirmant qu'il souffrirait plus volontiers que l'on fit perdre quelque chose au fisc, que de prodiguer le droit de cité romaine.
La législation a veillé avec un soin extrême à maintenir la pureté du sang romain ; ainsi, dans l'état de mariage légitime, les enfants naissent dans la condition du père ; s'il n'y a que concubinage, ils suivent la condition de leur mère : l'enfant d'une Romaine et d'un étranger est étranger ; celui d'un citoyen romain et d'une Latine est Latin ; celui d'un citoyen romain et d'une esclave est esclave.
Le Droit de Cité romaine est la faveur la plus insigne que des étrangers puissent recevoir. Le peuple en a une si haute idée, qu'il forme à ses yeux une sorte de royauté qui rend le citoyen romain respectable à tous les peuples de la terre. La simple exclamation « Je suis citoyen romain ! » doit arrêter toute persécution, tout attentat contre l'inviolabilité personnelle. C'était le cri des victimes du fameux Verrès, qui porta la peine d'avoir, en leur personne, attenté à la majesté romaine ; et avec ces pirates que Pompée fut chargé de détruire, c'était encore ainsi que les citoyens capturés réclamaient hautement la liberté qu'on leur ravissait, cherchaient à se faire respecter et croyaient sauver leurs jours. En vérité, il n'y a qu'un très grand peuple qui puisse avoir une pareille foi en lui-même ; je ne sais rien de plus imposant : et cette hauteur, cette intrépidité d'orgueil que les plus terribles périls n'abaissent jamais, doit être un des secrets de l'omnipotence romaine.

LETTRE XVIII. 

LES PROMENADES DE LA VILLE.

Il y a un quartier de Rome que je préfère à tous les autres, pour lequel j'ai une prédilection qui date du premier jour où je l'ai vu, c'est le Champ de Mars. J'y vais très souvent, j'y vais presque tous les jours. Mon admiration, et l'habitude générale d'aller s'y promener l'agrès-midi pendant une heure ou deux, m'y attirent constamment. Les Romains sont grands promeneurs ; ils font de la promenade un délassement et un spectacle; ils vont se promener pour voir et pour être vus : aussi, au lieu de se disséminer, de chercher les endroits les plus vastes, les plus spacieux, ils se pressent tous dans les mêmes points. La partie bâtie du Champ de Mars est leur rendez-vous ordinaire, parce qu'ils trouvent là de beaux portiques où ils se promènent à l'ombre. Il faut sentir l'ardeur du soleil comme on la sent ici, seulement quatre ou cinq heures après le lever de cet astre, pour comprendre tout le charme qu'il peut y avoir à se trouver à l'ombre. Les promenades couvertes sont d'ailleurs un besoin dans cette ville : pendant six mois, le soleil y donne la fièvre, et les pluies d'orage sont si subites et si violentes, qu'en très peu d'instants on peut être mouillé comme si l'on sortait du Tibre. Aussi depuis longtemps, les puissants courtisans du peuple romain se sont efforcés de lui bâtir de beaux portiques pour la promenade, pour l'agrément, et même d'établir, pendant les étés les plus enflammés, un ombrage temporaire sur le Forum ; César, étant dictateur, fit couvrir de voiles cette place tout entière, y compris la voie Sacrée, depuis la Regia, jusque sur le Clivus capitolin. Tout récemment, Marcellus, neveu de l'Empereur, étant édile, répéta la même magnificence pendant tout le mois de Sextilis, afin que les plaideurs fussent plus à leur aise. Mais la véritable magnificence, parce qu'elle est durable, ce sont les portiques-promenades en maçonnerie.


Voici quels sont, au Champ de Mars, ceux de ces beaux édifices offerts à l'empressement des promeneurs. En sortant par la porte Carmentale ou la porte Ratumène, au bas des deux extrémités du mont Capitolin, on trouve d'abord le portique d'Octavie ; celui de Philippe, en parallèle ; un peu plus avant, celui d'Octavius dit aussi portique Corinthien ; sur la droite, le magnifique portique de Pompée, derrière la scène du Théâtre de Pompée ; puis, faisant corps avec ce portique, sur son flanc septentrional, l'Hécatonstylon.
Ces cinq portiques sont les plus beaux et les plus fréquentés. Groupés dans un même quartier, et très rapprochés, ils forment, pour ainsi dire, presque comme une seule promenade. En second ordre, il y a encore le portique de Minucius, devant ceux de Philippe et d'Octavie ; et les portiques du Bon Événement plus vers le septentrion, et de Neptune ou des Argonautes, près de la voie Flaminia.
Je ne compte ici ni les Septa Julia, qui ont plus de 1500 pieds de long, ni les Septa Agrippiana, très longs aussi, parce qu'ils n'ont pas été bâtis spécialement pour servir de promenades.
Je vais essayer maintenant de te donner une légère idée de la magnificence de ces ouvrages.
Le Portique d'Octavie est un grand parallélogramme de trois cent soixante-dix-huit pieds de long, sur deux cent soixante-dix-sept de large, composé de quatre galeries en double colonnade à jour, de 200 colonnes environ. Elles enveloppent deux temples dédiés l'un à Jupiter, l'autre à Junon, situés au milieu de cette belle enceinte, et séparés par une voie de soixante-douze pieds de large. Cette voie répond à une espèce de pronaos ou de porche composé d'une double file de six grandes colonnes surmontées d'un fronton, et formant l'entrée du Portique du côté du théâtre de Marcellus. Elle aboutit, par son autre extrémité, à un autre édifice situé en dehors des galeries, et qu'on nomme la Curie Octavienne , monument destiné aux réunions du Sénat. Les temples de Jupiter et de Junon, ainsi que tout le porche, sont en marbre blanc. Le toit et la partie supérieure des portiques sont aussi du même marbre, mais les colonnes sont alternativement en granit rose, et en marbre phrygien, blanc veiné de vert, avec des chapiteaux corinthiens et des bases en marbre blanc. Un hémicycle, adossé à la partie postérieure des temples, forme devant la Curie une petite place appelée l'École des Portiques, parce qu'elle ressemble, par sa forme demi-circulaire, à l'École d'un bain.
C'est l'Empereur qui a bâti, il y a une dizaine d'années, ce magnifique portique auquel il a donné le nom de sa sœur Octavie. Les temples de Jupiter et de Junon sont beaucoup plus anciens : on les doit à Métellus le Macédonique ; mais Auguste, en les enclavant dans sa construction nouvelle, leur a donné une plus grande splendeur. Le portique est décoré de statues, et l'École, de superbes tableaux peints par des artistes grecs.
Le Portique bâti par Philippe, dont il porte le nom, présente à peu près la même disposition et la même étendue. Il y a au centre un temple consacré à Hercule Musagète.
Le Portique de Minucius est peu important ; il accompagne de grandes constructions servant de magasins à blé. Mais celui d'Octavius, dit aussi Portique Corinthien, mérite plus d'attention : c'est un dés plus anciens monuments de ce genre, et le premier qui fut fait à double colonnade. Octavius, personnage consulaire, le construisit vers la fin du sixième siècle. Il le disposa de manière à en faire une promenade d'été et d'hiver tout à la fois, en orientant les deux grands côtés de son monument au midi et au septentrion, et le coupant, dans le sens de sa longueur, par un massif qui intercepte les rayons solaires vers le septentrion, et les retient vers le midi. Le massif est décoré de niches, de pilastres, et contient cinq salles circulaires. Rien de mieux entendu que ce portique, l'un des plus agréables de Rome, bien que son heureuse disposition soit maintenant en partie annulée par le théâtre de Corn. Balbus, qu'on vient d'élever sur son côté méridional. Les colonnes sont d'ordre corinthien, avec des chapiteaux en airain, si beaux qu'ils ont valu au monument le surnom de Portique Corinthien.
On donne ordinairement la forme d'un carré allongé, comme la plus favorable, aux. galeries destinées à la promenade ; c'est aussi celle du Portique de Pompée, le plus vaste de tous en même temps que le plus agréable. Il se développe autour d'une aire de cinq cent quatre-vingt-quinze pieds de long sur trois cent quarante pieds de large, avec deux rangs de galerie en colonnades sur chaque face. Une troisième galerie, également en colonnade, divise dans sa longueur l'aire centrale, qui est très vaste, et en forme comme deux cours, chacune ombragée par une avenue de platanes, ornée de statues d'animaux, et rafraîchie par des fontaines jaillissantes. Des murs, dans lesquels on trouve de place en place de petits renfoncements, tantôt quadrangulaires, tantôt demi-circulaires, ferment les galeries de ceinture. Ils sont garnis de bancs où les promeneurs fatigués jouissent, en se reposant, du spectacle toujours animé et changeant que présente la promenade. Quand je suis seul, j'aime à me placer en observateur dans un de ces réduits, plus encore qu'à circuler en me promenant. Les parties droites de cette clôture sont enrichies de tableaux des plus fameux peintres de la Grèce. Des voiles en étoffes attaliques, tissus de laine peints à l'aiguille et brochés d'or, se tirent à volonté dans les entrecolonnements pour garantir les promeneurs des feux du soleil. Toutes les colonnes, au nombre de plus de trois cents, sont en granit rose.
Ce portique déjà si grand est mitoyen avec l'Hécatonstylon, galerie étroite et longue, qui en fait presque partie, et n'a pas moins de cent colonnes, ainsi que l'indique son nom d'Hécatonstylon.
La première fois que j'allai au Portique de Pompée, je voulus voir la Curie Pompéia, qui y tient du côté du midi, et dans laquelle César tomba sous les coups des assassins ; mais ma curiosité fut trompée, car depuis ce meurtre, la porte en a été murée, comme pour condamner à l'oubli ce lieu funeste.
Le Portique du Bon Événement et celui de Neptune ou des Argonautes sont encore autour de temples, comme celui de Philippe. Ils se trouvent situés à peu près sur la lisière de la partie bâtie du Champ de Mars, de sorte qu'on peut faire le tour de ce quartier en passant d'un portique à l'autre, et franchissant seulement de petits intervalles : du portique d'Octavie on passe au portique de Philippe ; de celui-ci au portique Corinthien ; du portique Corinthien au portique de Pompée et à l'Hécatonstylon ; puis, longeant, les Jardins d'Agrippa, au portique du Bon Événement ; de là enfin, après avoir traversé la place du Panthéon, au portique de Neptune. En ne comptant que l'espace parcouru sous les galeries, on peut faire ainsi une promenade de deux milles environ.
Presque en face du portique de Neptune, de l'autre côté de la voie Lata, Agrippa a commencé, sous le nom de Pola sa soeur, un nouveau Portique, qui allongera encore cette merveilleuse promenade, sans en déranger la symétrie presque circulaire.
Ces galeries, vraiment dignes de la majesté romaine, et qui sont toutes pavées en beaux marbres de couleur ou en granit, deviennent des lieux d'intrigues, à l'heure de la promenade, à cause de l'affluence de promeneurs et de promeneuses qui s'y portent. Un homme recherche-t-il l'affection d' une femme, il commence par s'informer des Portiques qu'elle fréquente, et il l'y suit assidûment. Les amants sont-ils déjà d'accord, c'est aux Portiques qu'ils viennent se rencontrer : tous accourent dans ces beaux endroits pour y briller, pour y faire assaut d'élégance et de grâces. Les petites ruses de l'amour ou de la jalousie ; les manèges de la coquetterie la plus ingénieuse, la plus timide, et quelquefois aussi la moins déguisée, sont constamment mises en oeuvre. Là, c'est une femme qui, dans sa démarche, dessine les contours d'une taille élégante ; qui, pour montrer une peau blanche comme la neige, permet au zéphire de se jouer dans sa tunique, de découvrir de temps en temps son épaule et une partie de son bras. Plus loin, une autre, vêtue de manière à laisser entrevoir une poitrine d'albâtre, s'avance entourée de servantes vieilles ou laides, ou d'une blonde, si elle-même est brune. Ce cortège parait tout naturel, car les femmes ne sortent jamais seules, et se font accompagner assez volontiers par des esclaves ou des affranchies qui les ont allaitées dans leur enfance. D'un autre côté, c'est un jeune homme qui se presse sur les pas d'une dame jusqu'alors insensible à son amour : tantôt il la devance pour attirer ses regards ; tantôt il quitte la file des promeneurs, qui marche toujours lentement, et vient la reprendre auprès d'elle. Cette petite manoeuvre est d'autant plus facile, que les galeries des Portiques sont fort larges ; par exemple, au Portique d'Octavie, neuf ou dix personnes circulent de front ; au Portique de Pompée, dix-huit personnes dans les galeries de ceinture, et vingt-trois dans les trois galeries centrales.
Les femmes qui, dans les promenades, se font remarquer par leurs agaceries sont des courtisanes ; les matrones, plus sages ou plus retenues, ne viennent aux Portiques que pour le plaisir de la promenade. A l'exception de la figure, elles sont presque invisibles : une longue Stole leur descend jusque sur les pieds, chaussés du soccus de peau blanche, qui les couvre entièrement et en outre une Palla, ample manteau qui est la toge des femmes, les enveloppe et ne permet point de voir leur taille, leur cache même une partie de la tête, car jamais elles ne se montrent en public tête nue. Une troupe de gardiens et de femmes les suit et les entoure, de manière à empêcher la foule d'approcher d'elles. C'est tout au plus si dans les gestes multipliés dont les personnes de leur sexe accompagnent toujours la conversation, elles se permettent l'innocente coquetterie de montrer une jolie main, de laisser voir des doigts gracieux, brillants d'ongles rosés.
La plupart des femmes portent des voiles qui leur cachent à moitié le visage, moins pour se conformer à l'ancienne coutume qui défendait aux Romaines de sortir la figure découverte, que pour irriter la curiosité, et prêter à leur beauté le charme d'un demi-mystère. Beaucoup, par une recherche toute voluptueuse, tiennent dans les mains, pour se les entretenir fraîches, des boules soit de cristal, espèce de glace naturelle infusible, soit d'ambre jaune, matière qui donne d'abord une fraîcheur douce, remplacée par un parfum des plus suaves quand elle et échauffée. Il y en a qui s'enlacent autour du col des petits serpents privés, qu'elles laissent flotter sur leur sein comme des colliers, pour se rafraîchir par le contact de ces animaux à sang glacial.
C'est encore aux Portiques, et particulièrement à celui de Pompée, affectionné par la plus brillante société de la ville, qu'il faut se rendre pour rencontrer des hommes non moins curieux de leur parure et de leur beauté que des femmes. On les appelle des Beaux. Vous reconnaissez un Beau à ses doigts ornés de bagues ; presque toutes les articulations en sont chargées ; il y en a quelquefois six à chaque doigt, et au plus long doigt, ils dépassent la première phalange. En hiver, ces anneaux ont relativement un grand poids (certains pèsent jusqu'à une once), en été, ils sont d'une extrême légèreté. Vous reconnaissez encore un Beau à ses mains, à ses bras et à ses jambes polis à la pierre ponce, et dont pas un seul poil n'altère la blancheur ; à sa chevelure soigneusement peignée, et parfumée de nard, de baume ou de cinnamome ; à son menton imberbe, ou couvert d'une barbe touffue, à la longueur de sa tunique et aux manches qui descendent jusque sur ses mains ; enfin à l'éclat de la pourpre et à la finesse du tissu de sa toge, remarquable. par son ampleur exagérée. Quelquefois il se drape dans une lacerna brune, vêtement militaire qu'un reste d'habitude des guerres civiles a mis en usage. Enfin un Beau considéré dans sa parure est, suivant l'expression romaine, « un homme fait à l'ongle, » c'est-à-dire parfait.
Barrus est le type de cette espèce : dès qu'il paraît, les regards des jeunes filles se dirigent sur lui. Barrus parle d'un ton mol et languissant, grasseye en parlant, et affecte de ne pas prononcer toutes les syllabes, exagération d'un usage qui permet de retrancher les lettres dures de certains mots, par exemple, de dire apè midi pour « après midi. » Aussi à son aise en public que chez lui, il fredonne les voluptueuses chansons de Cadix et du Nil. Ses gestes semblent réglés par la musique. Assis et désoeuvré pendant tout le jour au milieu d'un cercle de femmes, il a toujours quelques mots à leur dire à l'oreille. Il reçoit, il écrit, il expédie de tous côtés de tendres missives. Il court les soupers, et récite de mémoire la généalogie des plus fameux coursiers du Cirque. Barrus a toujours une chaussure dont la peau lui serre bien le pied. Il change plusieurs fois de laticlave dans la même journée, et se croirait presque déshonoré si sa toge n'était pas bien lustrée par le foulon. Jamais il ne sort sans l'avoir arrangée devant un miroir, sans en avoir drapé largement le sinus, partie croisant sur la poitrine, et chaque soir ce précieux manteau est remis en presse pour lui conserver des plis si savamment étudiés.
Dehors, il évite avec soin le coude importun des passants. Un jour ayant eu la structure laborieuse de sa toge dérangée par quelqu'un qui le heurta dans un passage étroit, il en fut si irrité qu'il lui intenta une action d'injure.
On donne encore un autre nom aux Beaux, on les appelle Trossules de Trossula, ville d'Étrurie que les chevaliers romains, lorsqu'ils servaient dans les légions, emportèrent d'assaut sans le secours de l'infanterie, ce qui leur valut le glorieux surnom de Trossules. Tant qu'ils n'abandonnèrent point la milice, cette dénomination leur fut appliquée dans ce sens ; mais dès que quantité de chevaliers vieillirent à Rome sans voir les armées, on ne prit plus l'expression que dans un sens ironique, comme une contre-vérité, et c'est ainsi qu'on l'emploie toujours maintenant.
Ces chevaliers Trossules ne sont pas moins ridicules que les Beaux : Rufus se farde, et marche gravement à pas mesurés, afin d'étaler sa beauté comme un paon qui fait la roue. Cotilus, au contraire, guindé dans sa démarche, se promène sur la pointe des orteils, afin de se donner une taille avantageuse.
Mécène (le ministre de l'Empereur) ne se montre qu'avec un Pallium, petit manteau grec qu'il ramène sur sa tête, jusqu'aux oreilles, pour cacher la calvitie presque complète qui l'afflige.
A peine habillé, en tunique traînante et sans ceinture, comme tous les efféminés ou les débauchés (on ne quitte jamais la ceinture que chez soi, et l'on dit d'un homme énergique qu'il se ceint haut, il se fait accompagner partout de deux eunuques, assurément plus hommes que lui, et cherche à attirer les regards.
Sabellus se montre avec une barbe coupée par parties : la lèvre supérieure rasée, et tout le reste dans l'état naturel. Ses habits sont d'une couleur bizarre, et il porte une toge transparente. Qu'on le ridiculise, qu'on le blâme, Sabellus sera content si on le regarde.
Malgré la liberté qui règne ici, les rangs ne s'y confondent jamais en public, et l'on ne voit guère que les classes privilégiées aux belles promenades des Portiques ; la plèbe n'y vient pas, soit par cette sorte de propension que l'individu a de n'aller qu'où vont ses semblables, soit peut-être que quelque édit lui en défende l'accès.
Le Champ de Mars est le rendez-vous général des promeneurs à pied ; les promeneurs à cheval, en char ou en litière, vont sur la voie Appia, en dehors de la porte Capène. Ce lieu situé au midi de la ville est séparé du Champ de Mars par la onzième région. On traverse le quartier des Vélabres, tout le Cirque Maxime, et, à deux ou trois cents pas de ce monument, on trouve la porte Capène qui débouche immédiatement sur la voie Appia. C'est là, sur cette belle route, que les Trossules viennent montrer leurs brillants équipages attelés de mules luisantes d'embonpoint, bien appareillées pour la taille ainsi que pour la couleur, parées de riches housses de pourpre et de harnais couverts d'o r; leurs voitures garnies de tapis précieux, ornées d'ivoire, d'airain, quelquefois même d'argent ciselé, et dont les noms sont aussi variés que les formes : ce sont des Petorrita, chars à quatre roues, et à deux chevaux, imités de ceux de notre pays ; des Cisia, équipages légers auxquels cependant on attelle trois mules ; des Covini, voitures entièrement couvertes, que l'on conduit soi-même ; des Rhedae, autres chars à quatre roues, où l'on tient deux personnes ; des Carruccae, voitures élevées ; des Esseda, chars légers, des Vehicula ; d'autres encore dont j'ignore les noms, et qui presque toutes sont dirigées par un conducteur à face noire. Les plus belles voitures sont attelées de quatre chevaux.
Beaucoup de ces beaux promeneurs sont si fiers de leurs équipages, que prenant la place de leur esclave, ils les conduisent eux-mêmes en grandes guides, et le fouet à la main, se montrent ainsi comme dans le char de triomphe de leur vanité ; ils regardent à droite et à gauche si on les admire, et dès qu'ils aperçoivent une simple connaissance, se signalent à son attention en s'empressant de la saluer par un mouvement abaissé de leur fouet .
La plupart se font précéder par une troupe de cavaliers numides ou libyens, qui soulèvent des flots de poussière, et font écarter brutalement la foule sur leur passage. On croirait qu'ils courent à quelque affaire pressée, ou qu'ils volent à la conquête d'une province. Les plus modestes se contentent de lancer devant leurs chars rapides un seul coureur à tunique courte, ou bien quelques gros chiens molosses parés de colliers.
Les élégants qui se montrent en litière sont élevés sur les épaules de six et huit lecticaires ou porteurs de haute taille, qu'ils appellent Calones, noms de certains esclaves qui, dans les armées, servent les officiers et les soldats. Les Trossules sont bien aises de se donner ainsi quelque air militaire : les uns ont leurs Numides, cavalerie africaine renommée ; les autres, leurs Calones, comme s'ils étaient tribuns des soldats, ou tout au moins centurions. Ils habillent ces esclaves, cavaliers ou porteurs, de magnifiques Penulae de laine blanche ou rousse, espèce de tunique fermée de toutes parts. C'est un habit porté par les citoyens en voyage, et les Trossules ne craignent pas de le prostituer à des esclaves. Rien ne leur coûte pour flatter leur vanité : ces magnifiques marcheraient volontiers sur la face de leurs concitoyens.
Les femmes viennent également embellir cette promenade ; mais les conditions sont fort mêlées ; il n'est pas rare d'y rencontrer des femmes galantes, des courtisanes, qui dans tout l'éclat de la jeunesse ou de la beauté, et couchées à demi sur une litière découverte, ou montées sur des chars garnis de soie, dont elles-mêmes, penchées sur le timon, dirigent les rapides coursiers, semblent conduire en triomphe l'amant qu'elles sont en train de ruiner. On ne se douterait pas en voyant de pareilles scènes, qu'il existait jadis une loi qui défendait aux femmes de se servir de chars, quand elles ne s'éloignaient pas à plus d'un mille de la ville, à moins que ce ne fût pour aller à un sacrifice ; ni qu'il y a moins de quarante ans, Jules César, Dictateur, interdit les litières à celles qui n'étaient pas mariées ou n'avaient pas d'enfants, à moins qu'elles ne fussent âgées de quarante-cinq ans.
L'équipage des Matrones a quelque chose de plus majestueux, et, sans faire autant de fracas, annonce cependant le train d'une grande maison. Une matrone se fait promener soit dans un Carpentum, char à deux roues dont les femmes de son rang ont seules droit de se servir ; ou bien dans une chaise découverte, où elle est étendue, le corps un peu relevé sur le bras gauche qui foule un coussin de soie rempli du plus moelleux duvet. Dans le cortège qui l'accompagne, il y a deux esclaves qui ne quittent pas ses côtés : l'une, la suivante, porte une ombrelle ronde de toiles tendues sur de légers bâtons, à l'extrémité d'un long roseau des Indes ; au moindre signe, elle dirige sur sa maîtresse l'ombre du mobile abri. La seconde, la porteuse d'éventail, tient une espèce de palme en plumes de paon, qu'elle agite devant la dame, afin de lui procurer de la fraîcheur et d'écarter les mouches importunes. Quatre coureurs noirs, indiens ou africains, précèdent la litière. Un tissu de la toile la plus fine et la plus blanche d'Égypte leur entoure les reins. Deux esclaves blancs, ordinairement des Liburniens, marchent derrière la chaise, tout prêts, quand elle s'arrête, à placer de chaque côté un petit marchepied, afin que la dame n'ait pas même besoin de faire un signe pour indiquer de quel côté elle veut descendre. Quelquefois c'est un ami de la dame qui tient son ombrelle.
L'éclat de ce tableau si animé est encore augmenté par les départs ou les arrivées des gouverneurs de provinces, souvent en habit militaire. La voie Appia aboutissant à Brindes, point de communication avec la Sicile, la Grèce et beaucoup de pays d'outre-mer , est très fréquentée par ces nobles envoyés. Une nombreuse suite les accompagne, et se trouve grossie par la foule des citoyens accourus au-devant d'eux s'ils rentrent à Rome, ou sortis pour les conduire à quelque distance s'ils partent. Les licteurs marchent en avant de ces groupes. Cependant, excepté cette espèce de voyageurs ou de promeneurs, il ne faudrait pas juger par l'apparence de tous ceux qui brillent sur la voie Appia : on risquerait fort de se tromper ; souvent les personnages qui font le plus de bruit, étalent le luxe le plus élégant ou le plus insolent, sont de misérables affranchis tout cicatrisés de coups, et dont l'opulence est un scandale public.
Hier je fus témoin de la mésaventure d'un de ces beaux promeneurs : il avait un équipage presque royal ; sa main brillait de l'éclat d'une sardoine ; rien n'égalait la blancheur de sa toge, et par-dessus, il portait une lacerna, espèce de manteau s'agrafant sur l'épaule gauche et qui était en pourpre tyrienne. Les plus suaves parfums embaumaient sa chevelure ; ses bras étaient soigneusement polis et épilés ; sa haute chaussure était ornée d'un croissant, comme celle des sénateurs, et une forme couleur d'écarlate enveloppait son pied. Enfin, pour compléter sa parure, il avait collé sur son visage de petites mouches, avec lesquelles les élégants croient ajouter à la grâce de leur figure. Quelques-unes lui tombèrent du front : que vit-on ? le honteux stigmate dont on marque les esclaves fugitifs !
J'ai dit en commençant que les Romains font de la promenade un délassement et un spectacle ; les plus graves en font aussi une affaire. Dans cette ville où l'on ne peut être quelque chose qu'à force de se mettre en avant, qu'en ouvrant sa maison à tout le monde, qu'en descendant tous les jours au Forum, la promenade devient le complément et l'auxiliaire de cette vie de fracas, d'importance et de brigue. Un homme qu'on ne verrait pas dans les endroits de délassement où se rend toute fa société, serait à demi oublié : une partie de la ville ignorerait qu'il existe, car les femmes ne vont ni aux salutations, ni au Forum, et cependant elles n'en jouissent pas moins d'une très grande influence. Il faut donc que le citoyen politique, si je puis ainsi parler, se montre dans ces lieux d'oisiveté, pour lui lieux d'affaires, parce qu'en s'y promenant il pratique, de fait, une sorte de petite candidature générale auprès des oisifs et des futiles, partie notable, de ce peuple, sans lequel on n'arrive à rien. Les promenades sont un terrain neutre, où, par la raison qu'on y rencontre toute la ville, on peut, sous les apparences de simples politesses, préparer de sérieuses candidatures, habituer tout le monde à soi, et soi à tout le monde. Le temps que beaucoup d'hommes sérieux paraissent y perdre est donc mieux employé qu'on ne croirait.
Il m'a fallu bien des petites observations, bien des révélations indiscrètes ou malignes de mes amis avant que je sois arrivé à comprendre cela. Mamurra me racontait un jour que dans la campagne qu'il fit en Espagne avec César, des Vettons, nation voisine de la Celtibérie, étant venus pour la première fois au camp des Romains, et voyant des tribuns qui allaient et revenaient sur leurs pas pour le plaisir de la promenade, les prirent pour des insensés, et offrirent de les reconduire à leurs tentes. En vérité, avant de connaître les moeurs romaines, j'aurais volontiers fait comme les Vettons, car j'avais comme eux quelque peine à m'imaginer que, dès qu'il ne s'agissait plus de combattre, on pouvait mieux faire que de rester en repos.