Voyage du jeune Anacharsis en Grèce,
de l'abbé Barthélemy (1788).
AVERTISSEMENT.
Je suppose qu'un
Scythe, nommé Anacharsis vient en Grèce quelques années avant la naissance
d'Alexandre et que d'Athènes, son séjour ordinaire. Il fait plusieurs voyages
dans les provinces voisines, observant partout les mœurs et les usages des
peuples, assistant à leurs fêtes, étudiant la nature de leurs gouvernements;
quelquefois consacrant ses loisirs à des recherches sur les progrès de
l'esprit humain ; d'autres, conversant avec les grands hommes qui florissaient
alors, tels qu'Épaminondas, Phocion, Xénophon, Platon, Aristote, Démosthène,
etc. Dès qu'il voit la Grèce asservie à Philippe, père d'Alexandre, il
retourne en Scythie, il y met eu ordre la suite de ses voyages ; et, pour
n'être pas forcé d'interrompre sa narration, il rend compte, dans une
introduction, des faits mémorables qui s'étaient passés en Grèce avant qu'il
eût quitté la Scythie.
L'époque que j'ai choisie, une des plus intéressantes que nous offre l'histoire
des nations, peut être envisagée sous deux aspects. Du côté des lettres et
des arts, elle lie le siècle le Périclès à celui d'Alexandre. Mon Scythe a
fréquenté quantité d'Athéniens qui avaient vécu avec Sophocle, Euripide,
Aristophane, Thucydide, Socrate, Zeuxis et Parrhasois. Je viens de citer
quelques-uns des écrivains célèbres qu'il a connus; il a vu paraître les
chefs-d'oeuvre de Praxitèle, d'Euphranor et de Pamphile, ainsi que les premiers
essais d'Apelle et de Protogène ; et dans une des dernières années de son
séjour en Grèce, naquirent Epicure et Ménandre.
Sous le second aspect, cette époque n'est pas moins remarquable. Anacharsis fut
témoin de la révolution qui changea la face de la Grèce, et qui, quelque
temps après, détruisit l'empire des Perses. A son arrivée, il trouva le jeune
Philippe auprès d'Épaminondas; et il le vit monter sur le trône de
Macédoine, déployer pendant vingt-deux ans contre les Grecs toutes les
ressources de son génie, et obliger enfin ces fiers républicains à se jeter
entre ses bras.
J'ai composé un voyage plutôt qu'une histoire, parce que tout est en action
dans un voyage et qu'on y permet des détails interdits à l'historien. Ces
détails, quand ils ont rapport à des usages, ne sont souvent qu'indiqués dans
les auteurs anciens; souvent ils ont partagé les critiques modernes. Je les ai
tous discutés avant que d'en faire usage. J'en ai même, dans une révision,
supprimé une grande partie; et peut-être n'ai-je pas poussé le sacrifice
assez loin.
Je commençai cet ouvrage en 1757 ; je n'ai cessé d'y travailler depuis. Je ne
l'aurais pas entrepris si, moins ébloui de la beauté du sujet, j'avais plus
consulté mes forces que mon courage.
INTRODUCTION AU VOYAGE DE LA GRÈCE.
S'il faut s'en
rapporter aux traditions anciennes, les premiers habitants de la Grèce
n'avaient pour demeures que des antres profonds, et n'en sortaient que pour
disputer aux animaux des aliments grossiers et quelquefois nuisibles. Réunis
dans la suite sous des chefs audacieux, ils augmentèrent leurs lumières, leurs
besoins et leurs maux. Le sentiment de leur faiblesse les avait rendus
malheureux ; ils le devinrent par le sentiment de leurs forces. La guerre
commença, de grandes passions s'allumèrent ; les suites en furent effroyables.
Il fallait des torrents de sang pour s'assurer de la possession d'un pays. Les
vainqueurs dévoraient les vaincus ; la mort était sur toutes les têtes, et la
vengeance dans tous les coeurs.
Mais, soit que l'homme se lasse enfin de sa férocité, soit que le climat de la
Grèce adoucisse tôt ou tard le caractère de ceux qui l'habitent, plusieurs
hordes de sauvages coururent au-devant des législateurs qui entreprirent de les
policer. Ces législateurs étaient des Egyptiens qui venaient d'aborder sur les
côtes de l'Argolide. Ils y cherchaient un asile, ils y fondèrent un empire ;
et ce fut sans doute un beau spectacle de voir des peuples agrestes et cruels
s'approcher en tremblant de la colonie étrangère, en admirer les travaux
paisibles, abattre leurs forêts aussi anciennes que le monde, découvrir sous
leurs pas mêmes une terre inconnue et la rendre fertile, se répandre avec
leurs troupeaux dans la plaine, et parvenir enfin à couler dans l'innocence ces
jours tranquilles et sereins qui font donner le nom d'âge d'or à ces siècles
reculés.
Cette révolution commença sous Inachus (1), qui
avait conduit la première colonie égyptienne ; elle continua sous Phoronée
son fils. Dans un court espace de temps, l'Argolide, l'Arcadie et les régions
voisines changèrent de face.
Environ trois siècles après, Cécrops, Cadmus et Danaüs (2)
parurent, l'un dans l'Attique, l'autre dans la Béotie, et le troisième dans
l'Argolide. Ils amenèrent avec eux de nouvelles colonies d'Égyptiens et de
Phéniciens. L'industrie et les arts franchiront les bornes du Péloponnèse, et
leurs progrès ajoutèrent pour ainsi dire de nouveaux peuples au genre humain.
Cependant une partie des sauvages s'était retirée dans les montagnes, ou vers
les régions septentrionales de la Grèce. Ils attaquèrent les sociétés
naissantes, qui, opposant lu valeur à la férocité, les forcèrent d'obéir à
des lois, ou d'alter en d'autres climats jouir d'une funeste indépendance.
Le règne de Phoronée est la plus ancienne époque de l'histoire des Grecs;
celui de Cécrops, de l'histoire des Athéniens. Depuis ce dernier prince
jusqu'à la fin de la guerre du Péloponnèse, il s'est écoulé environ 1560
ans. Je les partage en deux intervalles; l'un finit à la première des
Olympiades, l'autre à la prise d'Athènes par les Lacédémoniens (3).
Je vais rapporter les principaux événements qui se sont passés dans l'un et
dans l'autre : je m'attacherai surtout à ceux qui regardent les Athéniens; et
j'avertis que, sous la première de ces périodes, les faits véritables, les
traits fabuleux, également nécessaires à connaître pour l'intelligence de la
religion, des usages et des monuments de la Grèce, seront confondus dans ma
narration, comme ils le sont dans les traditions anciennes. Peut-être même que
mon style se ressentira de la lecture des auteurs que j'ai consultés. Quand on
est dans le pays des fictions, il est difficile de n'en pas emprunter
quelquefois le langage.
La colonie de
Cécrops tirait son origine de la ville de Saïs en Égypte. Elle avait quitté
les bords fortunés du Nil pour se soustraire à la loi d'un vainqueur
inexorable, et, après une longue navigation, elle était parvenue aux rivages
de l'Attique, habités de tout temps par un peuple que les nations farouches de
la Grèce avaient dédaigné d'asservir. Ses campagnes stériles n'offraient
point de butin, et sa faiblesse ne pouvait inspirer de crainte. Accoutumé aux
douceurs de la paix, libre sans connaître le prix de la liberté, plutôt
grossier que barbant, il devait s'unir sans effort à des étrangers que le
malheur avait instruits. Bientôt les Égyptiens et les habitants de l'Attique
ne formèrent qu'un seul peuple ; mais les premiers prirent sur les seconds cet
ascendant qu'on accorde tôt ou tard à la supériorité des lumières ; et
Cécrops, placé à la tête des uns et des autres, conçut le projet do faire
le bonheur de la patrie qu'il venait d'adopter.
Les anciens habitants de cette contrée voyaient renaître tous les ans les
fruits sauvages du chêne, et se reposaient sur la nature d'une production qui
assurait leur subsistance. Cécrops leur présenta une nourriture plus douce, et
leur apprit à la perpétuer. Différentes espèces de grains furent confiés à
la terre ; l'olivier fut transporté de l'Égypte dans l'Attique; des arbres,
auparavant inconnus, étendirent sur de riches moissons leurs branches chargées
de fruits. L'habitant de l'Attique, entraîné par l'exemple des Égyptiens
experts dans l'agriculture, redoublait ses efforts, et s'endurcissait à la
fatigue ; mais il n'était pas encore remué par des intérêts assez puissants
pour adoucir ses peines et l'animer dans ses travaux.
Le mariage fut soumis à des lois ; et ces règlements, sources d'un nouvel
ordre de vertus et de plaisirs, firent connaître les avantages de la décence,
les attraits de la pudeur, le désir de plaire, le bonheur d'aimer, la
nécessité d'aimer toujours. Le père entendit, au fond de son coeur, la voix
secrète de la nature ; il l'entendit dans le coeur de son épouse et de ses
enfants. Il se surprit versant des larmes que ne lui arrachait plus la douleur,
et apprît à s'estimer en devenant sensible. Bientôt les familles se
rapprochèrent par des alliances ou par des besoins mutuels ; des chaînes sans
nombre embrassèrent tous les membres de la société. Les biens dont ils
jouissaient ne leur furent plus personnels, et les maux qu'ils n'éprouvaient
pas ne leur furent plus étrangers.
D'autres motifs facilitèrent la pratique des devoirs. Les premiers Grecs
offraient leurs hommages à des dieux dont ils ignoraient les noms, et qui, trop
éloignés des mortels, et réservant toute leur puissance pour régler la
marche de l'univers, manifestaient à peine quelques-unes de leurs volontés
dans le petit canton de Dodone en Épire. Les colonies étrangères donnèrent
à ces divinités les noms qu'elles avaient en Égypte, en Libye, en Phénicie,
et leur attribuèrent à chacune un empire limité et des fonctions
particulières. La ville d'Argos fut spécialement consacrée à Junon, celle
d'Athènes à Minerve, celle de Thèbes à Bacchus. Par cette légère addition
au culte religieux, les dieux parurent se rapprocher de la Grèce, et partager
entre eux ses provinces. Le peuple les crut plus accessibles, en les croyant
moins puissants et moins occupés. Il les trouva partout autour de lui ; et,
assuré de fixer désormais leurs regards, il conçut une plus haute idée de la
nature de l'homme.
Cécrops multiplia les objets de la vénération publique, il invoqua le
souverain des dieux sous le titre de Très-Haut : il éleva de toutes parts des
temples et des autels ; mais il défendit d'y verser le sang des victimes, soit
pour conserver les animaux destinés à l'agriculture, soit pour inspirer à ses
sujets l'horreur d'une scène barbare qui s'était passée en Arcadie. Un homme,
un roi, le farouche Lycaon, venait d'y sacrifier un enfant à ces dieux qu'on
outrage toutes les fois qu'on outrage la nature. L'hommage que leur offrit
Cécrops était plus digne de leur bonté : c'étaient des épis et des grains,
prémices des moissons dont ils enrichissaient l'Attique, et des gâteaux,
tribut de l'industrie que ses habitants commençaient à connaître.
Tous les règlements de Cécrops respiraient la sagesse et l'humanité. Il en
fit pour procurer à ses sujets une vie tranquille, et leur attirer des respects
au delà même du trépas. II voulut qu'on déposât leurs dépouilles mortelles
dans le sein de la mère commune des hommes, et qu'on ensemençât aussitôt la
terre qui les couvrait, afin que cette portion de terrain ne fût point enlevée
au cultivateur. Les parents, la tête ornée d'une couronne, donnaient un repas
funèbre ; et c'est là que, sans écouter la voix de la flatterie ou de
l'amitié, on honorait la mémoire de l'homme vertueux, on flétrissait celle du
méchant. Par ces pratiques touchantes, les peuples entrevirent que l'homme, peu
jaloux de conserver après sa mort une seconde vie dans l'estime publique, doit
au moins laisser une réputation dont ses enfants n'aient point à rougir.
La même sagesse brillait dans l'établissement d'un tribunal qui parait s'être
formé vers les dernières années de ce prince, ou au commencement du règne de
son successeur : c'est celui de l'Aréopage, qui, depuis son origine, n'a jamais
prononcé un jugement dont on ait pu se plaindre, et qui contribua le plus à
donner aux Grecs les premières notions de la justice.
Si Cécrops avait été l'auteur de ces mémorables institutions et de tant
d'autres qu'il employa pour éclairer les Athéniens, il aurait été le premier
des législateurs et le plus grand des mortels; mais elles étaient l'ouvrage de
toute une nation attentive à les perfectionner pendant une longue suite de
siècles. Il les avait apportées d'Égypte ; et l'effet qu'elles produisirent
fut si prompt, que l'Attique se trouva bientôt peuplée de. vingt mille
habitants, qui furent divisés en quatre tribus.
Des progrès si rapides attirèrent l'attention des peuples qui ne vivaient que
de rapines. Des corsaires descendirent sur les côtes de l'Attique, des
Béotiens en ravagèrent les frontières ; ils répandirent la terreur de tous
côtés. Cécrops en profita pour persuader à ses sujets de rapprocher leurs
demeures alors éparses dans la campagne, et de les garantir, par une enceinte,
des insultes qu'ils venaient d'éprouver. Les fondements d'Athènes furent
jetés sur la colline où l'on voit aujourd'hui la citadelle. Onze autres villes
s'élevèrent en différents endroits ; et les habitants, saisis de frayeur,
firent sans peine le sacrifice qui devait leur coûter le plus : ils
renoncèrent à la liberté de la vie champêtre, et se renfermèrent dans des
murs qu'ils auraient regardés comme le séjour de l'esclavage s'il n'avait
fallu les regarder comme l'asile de la faiblesse. A l'abri de leurs remparts,
ils furent les premiers des Grecs à déposer, pendant la paix, ces armes
meurtrières, qu'auparavant ils ne quittaient jamais.
Cécrops mourut après un règne de cinquante ans. Il avait épousé la fille
d'un des principaux habitants de l'Attique. Il en eut un fils dont il vit finir
les jours, et trois filles à qui les Athéniens décernèrent les honneurs
divins. Ils conservent encore son tombeau dans le temple de Minerve; et son
souvenir est gravé, en caractères ineffaçables, dans la constellation du
Verseau, qu'ils lui ont consacrée.
Après Cécrops, régnèrent, pendant l'espace d'environ cinq cent soixante-cinq
ans, dix-sept princes, dont Codrus fut le dernier.
Les regards de la postérité ne doivent point s'arrêter sur la plupart d'entre
eux. Et qu'importe, en effet, que quelques-uns aient été dépouillés par
leurs successeurs du rang qu'ils avaient usurpé, et que les noms des autres se
soient par hasard sauvés de l'oubli ? Cherchons, dans la suite de leurs
règnes, les traits qui ont influé sur le caractère de la nation, ou qui
devaient contribuer à son bonheur.
Sous les règnes de Cécrops et de Cranaüs son successeur, les habitants de
l'Attique jouirent d'une paix assez constante. Accoutumés aux douceurs et à la
servitude de la société, ils étudiaient leurs devoirs dans leurs besoins, et
les moeurs se formaient d'après les exemples.
Leurs connaissances, accrues par des liaisons si intimes, s'augmentèrent encore
par le commerce des nations voisines. Quelques années après Cécrops, les
lumières de l'Orient pénétrèrent en Béotie. Cadmus, à la tête d'une
colonie de Phéniciens, y porta le plus sublime de tous les arts, celui de
retenir par de simples traits les sons fugitifs de la parole et les plus fines
opérations de l'esprit. Le secret de l'écriture, introduite on Attique, y fut
destiné, quelque temps après, à conserver le souvenir des événements
remarquables.
Nous ne pouvons fixer d'une manière précise le temps où les autres arts
furent connus, et nous n'avons à cet égard que des traditions à rapporter.
Sous le règne d'Érichthonius, la colonie de Cécrops accoutuma les chevaux,
déjà dociles au frein, à traîner péniblement un chariot, et profita du
travail des abeilles, dont elle perpétua la race sur le mont Hymète. Sous
Pandion, elle fit de nouveaux progrès dans l'agriculture ; mais une longue
sécheresse ayant détruit les espérances du laboureur, les moissons de
l'Égypte suppléèrent aux besoins de la colonie, et l'on prit une légère
teinture du commerce. Érechthée, son successeur, illustra son règne par des
établissements utiles, et les Athéniens lui consacrèrent un temple après sa
mort.
Ces découvertes successives redoublaient l'activité du peuple, et, en lui
procurant l'abondance, le préparaient à la corruption : car, dès qu'on eut
compris qu'il est dans la vie des biens que l'art ajoute à ceux de la nature,
les passions réveillées se portèrent vers cette nouvelle image du bonheur.
L'imitation aveugle, ce mobile puissant de la plupart des actions des hommes, et
qui d'abord n'avait excité qu'une émulation douce et bienfaisante, produisit
bientôt l'amour des distinctions, le désir des préférences, la jalousie et
la haine. Les principaux citoyens, faisant mouvoir à leur gré ces différents
ressorts, remplirent la société de troubles, et portèrent leurs regards sur
le trône. Amphictyon obligea Cranaüs d'en descendre; lui-même fut contraint
de le céder à Érichthonius.
A mesure que le royaume d'Athènes prenait de nouvelles forces, on voyait ceux
d'Argos, d'Arcadie, de Lacédémone, de Corinthe, de Sicyone, de Thèbes, de
Thessalie et d'Épire, s'accroître par degrés, et continuer leur révolution
sur la scène du monde.
Cependant l'ancienne barbarie reparaissait ; au mépris des lois et des moeurs,
il s'élevait par intervalles des hommes robustes qui se tenaient sur les
chemins pour attaquer les passants, ou des princes dont la cruauté froide
infligeait à des innocents des supplices lents et douloureux. Mais la nature,
qui balance sans cesse le mal par le bien, fit naître, pour les détruire, des
hommes plus robustes que les premiers, aussi puissants que les seconds, plus
justes que les uns et les autres. Ils parcoururent la Grèce, ils la purgeaient
du brigandage de rois et des particuliers : ils paraissaient au milieu des Grecs
comme des mortels d'un ordre supérieur; et ce peuple enfant, aussi extrême
dans sa reconnaissance que dans ses alarmes, répandait tant de gloire sur leurs
moindres exploits, que l'honneur de le protéger était devenu l'ambition des
âmes fortes.
Cette espèce d'héroïsme, inconnu aux siècles suivante, ignoré des autres
nations, le plus propre néanmoins à concilier les intérêts de l'orgueil avec
ceux de l'humanité, germait de toutes parts, et s'exerçait sur foutes sortes
d'objets. Si un animal féroce, sorti du fond des bois, semait la terreur dans
les campagnes, le héros de la contrée se faisait un devoir d'en triompher aux
yeux d'un peuple qui regardait encore la force comme la première des qualités,
et le courage comme la première des vertus. Les souverains eux-mêmes, flattés
de joindre à leurs titres la prééminence du mérite le plus estimé dans leur
siècle, s'engageaient dans des combats qui, en manifestant leur bravoure,
semblaient légitimer encore leur puissance. Mais bientôt ils aimèrent des
dangers qu'ils se contentaient auparavant de ne pas craindre. Ils allèrent les
mendier au loin, ou les firent mettre autour d'eux ; et comme les vertus
exposées aux louanges se flétrissent aisément, leur bravoure, dégénérée
en témérité, ne changea pas moins d'objet que de caractère. Le salut des
peuples ne dirigeait plus leurs entreprises ; tout était sacrifié à des
passions violentes, dont l'impunité redoublait la licence. La main qui venait
de renverser un tyran de son trône dépouillait un prince juste des richesses
qu'il avait reçues de ses pères, ou lui ravissait une épouse distinguée par
sa beauté. La vie des anciens héros est souillée de ces taches honteuses.
Plusieurs d'entre eux, sous le nom d'Argonautes (4),
formèrent le projet de se rendre dans un climat lointain, pour s'emparer des
trésors d'Aeétês, roi de Colchos. II leur fallut traverser des mers inconnues
et braver sans cesse de nouveaux dangers ; mais ils s'étaient déjà
séparément signalés par tant d'exploits, qu'en se réunissant ils se crurent
invincibles, et le furent en effet. Parmi ces héros on vit Jason, qui séduisit
et enleva Médée, fille d'Aeétès, mais qui perdit pendant son absence le
trône de Thessalie, où sa naissance l'appelait ; Castor et Pollux, fils de
Tyndare, roi de Sparte, célèbres par leur valeur, plus célèbres par une
union qui leur a mérité des autels ; Pélée, roi de la Phthiotide, qui
passerait pour un grand homme si son fils Achille n'avait pas été plus grand
que lui ; le poète Orphée, qui partageait des travaux qu'il adoucissait par
ses chants; Hercule enfin, le plus illustre des mortels, et le premier des
demi-dieux.
Toute la terre est pleine du bruit de son nom et des monuments de sa gloire. Il
descendait des rois d'Argos : on dit qu'il était fils de Jupiter et d'Alcmène,
épouse d'Amphitryon; qu'il fit tomber sous ses coups et le lion de Némée, et
le taureau de Crète, et le sanglier d'Érymanthe, et l'hydre de Lerne, et des
monstres plus féroces encore : un Busiris, roi d'Égypte, qui trempait
lâchement ses mains dans le sang des étrangers; un Antée de Libye, qui ne les
dévouait à la mort qu'après les avoir vaincus à la lutte ; et les géants de
Sicile, et les centaures de Thessalie, et tous les brigands de la terre, dont il
avait fixé les limites à l'occident, comme Bacchus les avait fixées à
l'orient. On ajoute qu'il ouvrit les montagnes pour rapprocher les nations,
qu'il creusa des détroits pour confondre les mers, qu'il triompha des enfers,
et qu'il fit triomher les dieux dans los combats qu'ils livrèrent aux géants.
Son histoire est un tissu de prodiges, ou plutôt c'est l'histoire de tous ceux
qui ont porté le même nom et subi les mêmes travaux que lui. On a exagéré
leurs exploits : en les réunissant sur un seul homme, et en lui attribuant
toutes les grandes entreprises dont on ignorait les auteurs, on l'a couvert d'un
éclat qui semble rejaillir sur l'espèce humaine ; car l'Hercule qu'on adore
est un fantôme de grandeur élevé entre le ciel et la terre, comme pour
combler l'intervalle. Le véritable Hercule ne différait des autres hommes que
par sa force, et ne ressemblait aux dieux des Grecs que par ses faiblesses : les
biens et les maux qu'il fit dans ses expéditions fréquentes lui attirèrent
pendant sa vie une célébrité qui valut à la Grèce un nouveau défenseur en
la personne de Thésée.
Ce prince était fils d'Égée, roi d'Athènes, et d'Éthra, fille du sage
Pitthée, qui gouvernait Trézène. Il était élevé dans cette ville, où le
bruit des actions d'Hercule l'agitait sans cesse : il en écoutait le récit
avec une ardeur d'autant plus inquiète que les liens du sang l'unissaient à ce
héros ; et son âme impatiente frémissait autour des barrières qui la
tenaient renfermée, car il s'ouvrait un vaste champ à ses espérances. Les
brigands commençaient à reparaître ; les monstres sortaient de leurs forêts,
Hercule était en Lydie.
Pour contenter ce courage bouillant, Éthra découvre à son fils le secret de
sa naissance ; elle le conduit vers un rocher énorme et lui ordonne de le
soulever ; il y trouve une épée et d'autres signes auxquels son père devait
le reconnaître un jour. Muni de ce dépôt, il prend la route d'Athènes. En
vain sa mère et son aïeul le pressent do monter sur un vaisseau ; les conseils
prudents l'offensent, ainsi que los conseils timides ; il préfère le chemin du
péril et de la gloire, et bientôt il se trouve en présence do Sinnis. Cet,
homme cruel attachait les vaincus à des branches d'arbres qu'il courbait avec
efforts, et qui se relevaient chargées des membres sanglants de ces malheureux.
Plus loin, Scirron occupait un sentier étroit sur une montagne, d'où il
précipitait les passants dans la mer. Plus loin encore, Procuste les étendait
sur un lit dont la longueur devait être la juste mesure de leurs corps, qu'il
réduisait ou prolongeait par d'affreux tourments, Thésée attaque ces
brigands, et les fait périr par tes supplices qu'ils avaient inventés.
Après des combats et des succès multipliés, il arrive à la cour de son
père, violemment agitée par des dissensions qui menaçaient le souverain. Les
Pallantides, famille puissante d'Athènes, voyaient à regret le sceptre entre
les mains d'un vieillard qui, suivant eux, n'avait ni le droit ni la force de le
porter ; ils laissaient éclater, avec leur mépris, l'espoir de sa mort
prochaine et le désir de partager sa dépouille. La présence de Thésée
déconcerte leurs projets; et, dans la crainte qu'Égée, en adoptant cet
étranger, ne trouve un vengeur et un héritier légitime, ils le remplissent de
toutes les défiances dont une âme faible est susceptible ; mais, sur le point
d'immoler son fils, Égée le reconnaît et le fait reconnaître à son peuple.
Les Pallantides se révoltent: Thésée les dissipe, et vole soudain aux champs
de Marathon, qu'un taureau furieux ravageait depuis quelques années : il
l'attaque, le saisit, et l'expose, chargé de chaînes, aux yeux des Athéniens,
non moins étonnés de la victoire qu'effrayés du combat.
Un autre trait épuisa bientôt leur admiration. Minos, roi de Crète, les
accusait d'avoir fait périr son fils Androgée, et les avait contraints, par la
force des armes, à lui livrer, à des intervalles marqués (5),
un certain nombre de jeunes garçons et de jeunes filles. Le sort devait les
choisir, l'esclavage ou la mort. devenir leur partage. C'était pour la
troisième fois qu'on venait arracher à de malheureux parents les gages de leur
tendresse. Athènes était en pleurs, mais Thésée la rassure ; il se propose
de l'affranchir de ce tribut odieux ; et, pour remplir un si noble projet, il se
met lui-même au nombre des victimes, et s'embarque pour la Crète.
Les Athéniens disent qu'en arrivant dans cette Île leurs enfants étaient
renfermés dans un labyrinthe, et bientôt dévorés par le Minotaure, monstre
moitié homme, moitié taureau, issu des amours infâmes de Pasiphaé, reine de
Crète. Ils ajoutent que Thésée, ayant tué le Minotaure, ramena les jeunes
Athéniens, et fut accompagné à son retour par Ariadne, fille de Minos, qui
l'avait aidé à sortir du labyrinthe, et qu'il abandonna sur les rives de
Naxos. Les Crétois disent, au contraire, que les otages athéniens étaient
destinés aux vainqueurs dans les jeux célébrés en l'honneur d'Androgée ;
que Thésée, ayant obtenu la permission d'entrer en lice, vainquit Taurus,
général des troupes de Minos, et que ce prince fut assez généreux pour
rendre justice à sa valeur et pardonner aux Athéniens.
Le témoignage des Crétois est plus conforme au caractère d'un prince renommé
pour sa justice et sa sagesse ; celui des Athéniens n'est peut-être que
l'effet de leur haine éternelle pour les vainqueurs qui les ont humiliés ;
mais de ces deux opinions il résulte également que Thésée délivra sa nation
d'une servitude honteuse, et qu'en exposant ses jours il acheva de mériter le
trône qui restait vacant par la mort d'Égée.
A peine y fut-il assis, qu'il voulut mettre des bornes à son autorité, et
donner au gouvernement une forme plus stable et plus régulière. Les douze
villes de l'Attique, fondées par Cécrops, étaient devenues autant de
républiques qui toutes avaient des magistrats particuliers et des chefs presque
indépendants; leurs intérêts se croisaient sans cesse, et produisaient entre
elles des guerres fréquentes. Si des périls pressants les obligeaient
quelquefois de recourir à la protection du souverain, le calme, qui succédait
à l'orage, réveillait bientôt les anciennes jalousies: l'autorité royale,
flottant entre le despotisme et l'avilissement, inspirait la terreur ou le
mépris ; et le peuple, par le vice d'une constitution dont la nature n'était
exactement connue ni du prince ai des sujets, n'avait aucun moyen pour se
défendre contre l'extrême servitude ou contre l'extrême liberté.
Thésée forma son plan; et, supérieur même aux petits obstacles, il se
chargea des détails de l'exécution, parcourut les divers cantons de l'Attique,
et chercha partout à s'insinuer dans les esprits. Le peuple reçut avec ardeur
un projet qui semblait le ramener à sa liberté primitive ; mais les plus
riches, consternés de perdre la portion d'autorité qu'ils avaient usurpes et
de voir s'établir une espèce d'égalité entre tous les citoyens, murmuraient
d'une innovation qui diminuait ta prérogative royale : cependant ils n'osèrent
s'opposer ouvertement aux volontés d'un prince qui tâchait d'obtenir par la
persuasion ce qu'il pouvait exiger par la force, et donnèrent un consentement
contre lequel ils se promirent de protester dans des circonstances plus
favorables.
Alors il fut réglé qu'Athènes deviendrait la métropole et le centre de
I'empire ; que les sénats des villes seraient abolis ; que la puissance
législative résiderait dans l'assemblée générale do la nation, distribuée
en trois classes, celle des notables, celle des agriculteurs et celle des
artisans ; que les principaux magistrats, choisis dans la première, seraient
chargés du dépôt des choses saintes et du l'interprétation des lois ; que
les différents ordres de citoyens se balanceraient mutuellement, parce que le
premier aurait pour lui l'éclat des dignités, le second l'importance des
services, le troisième la supériorité du nombre ; il fut réglé enfin que
Thésée, placé à la tête de la république, serait le défenseur des lois
qu'elle promulguerait, et le général des troupes destinées à la défendre.
Par ces dispositions, le gouvernement d'Athènes devint essentiellement
démocratique; et, comme il se trouvait assorti au génie des Athéniens, il
s'est soutenu dans cet état, malgré les altérations qu'il éprouva du temps
de Pisistrate. Thésée institua une fête solennelle, dont les cérémonies
rappellent encore. aujourd'hui la réunion des différents peuples de l'Attique
; il fit construire des tribunaux pour les magistrats ; il agrandit la capitale,
et l'embellit autant que l'imperfection des arts pouvait le permettre. Les
étrangers, invités à s'y rendre, y accoururent de toutes parts, et furent
confondus avec les anciens habitants ; il ajouta le territoire de Mégare à
l'empire ; il plaça sur l'isthme de Corinthe une colonne qui séparait
l'Attique du Péloponnèse, et renouvela, près de ce monument, les jeux
isthmiques, à l'imitation de ceux d'Olympie, qu'Hercule venait d'établir.
Tout semblait alors favoriser ses voeux. Il commandait à des peuples libres que
sa modération et ses bienfaits retenaient dans la dépendance. Il dictait des
lois de paix et d'humanité aux peuples voisins, et jouissait d'avance de cette
vénération profonde que les siècles attachent par degrés à la mémoire des
grands hommes.
Cependant il ne le fut pas assez lui-même pour achever l'ouvrage de sa gloire.
Il se lassa des hommages paisibles qu'il recevait, et des vertus faciles qui en
étaient la source. Deux circonstances fomentèrent encore ce dégoût. Son
âme, qui veillait sans cesse sur les démarches d'Hercule, était importunée
des nouveaux exploits dont ce prince marquait son retour dans la Grèce. D'un
autre côté, soit pour éprouver le courage da Thésée. soit pour l'arracher
au repos, Pirithoüs, fils d'Ixion et roi d'une partie de la Thessalie, conçut
un projet conforme au génie des anciens héros. Il vint enlever, dans les
champs de Marathon, les troupeaux du roi d'Athènes ; et, quand Thésée se
présenta pour venger cet affront, Pirithoüs parut saisi d'une admiration
secrète, et lui tendant la main en signe de paix : « Soyez mon juge, lui
dit-il ; quelle satisfaction exigez-vous? - Celle, lui répondit Thésée, de
vous unir à moi par la confraternité des armes. » A ces mots ils se jurent
une alliance indissoluble, et méditent ensemble de grandes entreprises.
Hercule, Thésée, Pirithoüs, amis et rivaux généreux, déchaînés tous
trois dans la carrière, ne respirant que les dangers et la victoire, faisant
pâlir le crime et trembler l'innocence, fixaient alors les regards de la Grèce
entière. Tantôt à la suite du premier, tantôt suivi du troisième,
quelquefois se mêlant dans la foule des hèros, Thésée était appelé à
toutes les expéditions éclatantes. Il triompha, dit-on, des Amazones, et sur
les bords du Therrnodon en Asie, et dans les plaines de l'Attique ; il parut à
la chasse de cet énorme sanglier de Calydon, contre lequel Méléagre, fils du
roi de cette ville, rassembla les princes les plus courageux de son temps ; il
se signala contre les centaures de Thessalie, ces hommes audacieux qui, s'étant
exercés les premiers à combattre à cheval, avaient plus de moyens pour donner
la mort et pour l'éviter.
Au milieu de tant d'actions glorieuses, mais inutiles au bonheur de son peuple,
il résolut, avec Pirithoüs, d'enlever la princesse de Sparte et celle
d'Épire, distinguées toutes deux par une beauté qui les rendit célèbres et
malheureuses. L'une était cette Hélène, dont les charmes tirent depuis couler
tant de sang et de pleurs ; l'autre était Proserpine, fille d'Aïdonée roi des
Molosses en Épire.
Ils trouvèrent Hélène exécutant une danse dans le temple de Diane, et,
l'ayant arrachée du milieu de ses compagnes, ils se dérobèrent par la fuite
au châtiment qui les menaçait à Lacédémone, et qui les attendait en Épire;
car Aïdonée, instruit de leurs desseins, livra Pirithoüs à des dogues
affreux qui le dévorèrent, et précipita Thésée dans les horreurs d'une
prison dont il ne fut délivré que par les soins officieux d'Hercule.
De retour dans ses états, il trouva sa famille couverte d'opprobres, et la
ville déchirée par des factions. La reine, cette Phèdre dont le nom retentit
souvent sur le théâtre d'Athènes, avait conçu pour Hippolyte, qu'il avait eu
d'Antiope, reine des Amazones, un amour qu'elle condamnait, dont le jeune prince
avait horreur, et qui causa bientôt la perte de l'un et de l'autre. Dans le
même temps les Pallantides à la tête des principaux citoyens, cherchaient à
s'emparer du pouvoir souverain, qu'ils l'accusaient d'avoir affaibli : le peuple
avait perdu, dans l'exercice de l'autorité, I'amour de l'ordre et le sentiment
de la reconnaissance. Il venait d'être aigri par la présence et par les
plaintes de Castor et de Pollux, frères d'Hélène, qui, avant de la retirer
des mains auxquelles Thésée l'avait confiée, avaient ravagé l'Attique, et
excité des murmures contre un roi qui sacrifiait tout à ses passions et
abandonnait le soin de son empire, pour aller au loin tenter des aventures
ignominieuses et en expier la honte dans les fers.
Thésée chercha vainement à dissiper de si funestes impressions. On lui
faisait un crime de son absence, de ses exploits, de ses malheurs ; et, quand il
voulut employer la force, il apprit que rien n'est si faible qu'un souverain
avili aux yeux de ses sujets.
Dans cette extrémité, ayant prononcé des imprécations contre les Athéniens,
il se réfugia auprès du roi Lycamède dans l'île de Scyros . Il y périt
quelque temps après (6), ou par les suites d'un
accident, ou par la trahison de Lycomède, attentif à ménager l'amitié de
Mnesthée, successeur de Thésée.
Ses actions, et l'impression qu'elles firent sur les esprits, pendant sa
jeunesse, au commencement de son règne et à la fin de ses jours, nous
l'offrent successivement sous l'image d'un héros, d'un roi, d'un aventurie r;
et, suivant ces rapports différents, il mérita l'admiration l'amour et le
mépris des Athéniens.
Ils ont depuis oublié ses égarements et rougi de leur révolte. Cimon, fils de
Miltiade, transporta par ordre de l'oracle ses ossements dans les murs
d'Athènes. On construisit sur son tombeau un temple embelli par les arts, et
devenu l'asile des malheureux. Divers monuments le retracent à nos yeux, ou
rappellent le souvenir de son règne. C'est un des génies qui président aux
jours de chaque mois, un des héros qui sont honorés par des fêtes et par des
sacrifices. Athènes enfin le regarde comme le premier auteur de sa puissance,
et se nomme avec orgueil la ville de Thésée.
La colère des dieux, qui l'avait banni de ses états, s'appesantissait depuis
longtemps sur le royaume de Thèbes. Cadmos chassé du trône qu'il avait
élevé, Polydore déchiré par des bacchantes, Labdacus enlevé par une mort
prématurée, et ne laissant qu'un fils au berceau et entouré d'ennemis ; tel
avait été depuis son origine le sort de la famille royale, lorsque Laïus,
fils et successeur de Labdacus après avoir perdu et recouvré deux fois la
couronne, épousa Épicaste ou Jocaste, fille de Ménaecée. C'est à cet hymen
qu'étaient réserves les plus affreuses calamités. L'enfant qui en naîtra,
disait un oracle, sera le meurtrier de son père et l'époux de sa mère. Ce
fils naquit, et les auteurs de ses jours le condamnèrent à devenir la proie
des bêtes féroces. Ses cris, au le hasard, le firent découvrir dans un
endroit solitaire. Il fut présenté à la reine de Corinthe, qui l'éleva dans
sa cour sous le nom d'Oedipe et comme son fils adoptif.
Au sortir de l'enfance, instruit des dangers qu'il avait courus, il consulta les
dieux ; et, leurs ministres ayant confirmé par leur réponse l'oracle qui avait
précédé sa naissance, il fut entraîné dans le malheur qu'il voulait
éviter. Résolu de ne plus retourner à Corinthe, qu'il regardait comme sa
patrie, il prit le chemin de la Phocide, et rencontra dans un sentier un
vieillard qui lui prescrivit avec hauteur de laisser le passage libre, et voulut
l'y contraindre par la force. C'était Laïus : Oedipe se précipita sur lui, et
le fit périr sous ses coups.
Après ce funeste accident, le royaume de Thèbes et la main de Jocaste furent
promis à celui qui délivrerait les Thébains des maux dont ils étaient
affligés. Sphinge, fille naturelle de Laïus, s'étant associée à des
brigands, ravageait la plaine, arrêtait les voyageurs par des questions
captieuses, et les égarait dans les détoura du mont Phinée pour les livrer à
ses perfides compagnons. Oedipe démêla ses pièges, dissipa les complices de
ses crimes ; et, en recueillant le fruit de sa victoire, il remplit l'oracle
dans toute son étendue.
L'inceste triomphait sur la terre; mais le ciel se hala d'en arrêter le cours
Des lumières odieuses vinrent effrayer les deux époux. Jocaste termina ses
infortunes par une mort violente. Oedipe, à ce que rapportent quelques auteurs,
s'arracha les yeux, et mourut dans l'Attique, où Thésée lui avait accordé un
asile. Mais, suivant d'autres traditions, il fut condamné à supporter la
lumière du jour, pour voir encore des lieux témoins de ses forfaits ; et la
vie, pour la donner à des enfants plus coupables et aussi malheureux que lui.
C'étaient Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène, qu'il eut d'Euriganée, sa
seconde femme.
Les deux princes ne furent pas plutôt en âge de régner, qu'ils reléguèrent
Oedipe au fond de son palais, et convinrent ensemble de tenir chacun à son tour
les rênes du gouvernement pendant une année entière. Étéocle monta le
premier sur ce trône, sous lequel l'abîme restait toujours ouvert, et refusa
d'en descendre. Polynice se rendit auprès d'Adraste, roi d'Argos, qui lui donna
sa fille en mariage, et lui promit de puissants secours.
Telle fut l'occasion de la première expédition (7)
où les Grecs montrèrent quelques connaissances de l'art militaire. Jusqu'alors
on avait vu des troupes sans ordre inonder tout à coup un pays voisin, et se
retirer après des hostilités et des cruautés passagères. Dans la guerre de
Thèbes on vit des projets concertés avec prudence et suivis avec fermeté ;
des peuples différents, renfermés dans un même camp et soumis à la même
autorité, opposant un courage égal aux rigueurs des saisons, aux lenteurs d'un
siège et aux dangers des combats journaliers.
Adraste partagea le commandement de l'armée avec Polynice, qu'il voulait
établir sur le trône de Thèbes; le brave Tydée, fils d'Oenée roi d'Étolie
; l'impétueux Capanée ; le devin Amphiaraüs ; Hippomédon et Parthénopée A
la suite de ces guerriers, tous distingués par leur naissance et par leur
valeur, parurent, dans un ordre inférieur de mérite et de dignité, les
principaux habitants de la Messénie, de l'Arcadie et de l'Argolide.
L'armée s'étant mise en marche entra dans la forêt de Némée, où ses
généraux instituèrent des jeux qu'on célèbre encore aujourd'hui avec la
plus grande solennité. Après avoir passé l'isthme de Corinthe, elle se rendit
en Béotie, et força les troupes d'Étéocle à se renfermer dans les murs de
Thèbes.
Les Grecs ne connaissaient pas encore l'art de s'emparer d'une place défendue
par une forte garnison. Tous les efforts des assiégeants se dirigeaient vers
les portes ; toute l'espérance des assiégés consistait dans leurs fréquentes
sorties. Les actions qu'elles occasionnaient avaient déjà fait périr beaucoup
de monde de part et d'autre ; déjà le vaillant Capanée venait d'être
précipité du haut d'une échelle qu'il avait appliquée contre le mur, lorsque
Étéocle et Polynice résolurent de terminer entre eux leurs différends. Le
jour pris, le lieu fixé, les peuples en pleurs, les armées en silence, les
deux princes fondirent l'un sur l'autre ; et, après s'être percés de coups,
ils rendirent le dernier soupir sans pouvoir assouvir leur rage. On les porta
sur le même bûcher; et dans la vue d'exprimer, par une image effrayante, les
sentiments qui les avaient animés pendant leur vie, on supposa que la flamme,
pénétrée de leur haine, s'était divisée pour ne pas confondre leurs
cendres.
Créon, frère de Jocaste, fut chargé, pendant la minorité de Laodames, fils
d'Étéocle, de continuer une guerre qui devenait de jour en jour plus funeste
aux assiégeants, et qui finit par une vigoureuse sortie que firent les
Thébains. Le combat fut très meurtrier ; Tydée et la plupart des généraux
argiens y périrent: Adraste, contraint de lever le siège, ne put honorer par
des funérailles ceux qui étaient restés sur le champ de bataille; il fallut
que Thésée interposât son autorité pour obliger Créon à se soumettre au
droit des gens qui commençait à s'introduire.
La victoire des Thébains ne fit que suspendre leur perte. Les chefs des Argiens
avaient laissé des fils dignes de les venger. Dès que les temps furent
arrivés (8), ces jeunes princes , connus sous le nom
d'Épigones, c'est-à-dire successeurs , et parmi lesquels on voyait Diomède,
fils de Tydée, et Sthénélus, fils de Capanée entrèrent, à la tête d'une
armée formidable, sur les terres de leurs ennemis.
On en vint bientôt aux mains, et les Thébains, ayant perdu la bataille,
abandonnèrent la ville, qui fut livrée au pillage. Thersander, fils et
successeur de Polynice, fut tué, quelques années après, en allant au siège
de Troie. Après sa mort deux princes de la même famille régnèrent à
Thèbes; mais le second fut tout à coup saisi d'une noire frénésie, et les
Thébains, persuadés que les Furies s'attacheraient au sang d'Oedipe tant qu'il
en resterait une goutte sur la terre, mirent une autre famille sur le trône.
Ils choisirent, trois générations après, le gouvernement républicain , qui
subsiste encore parmi eux.
Le repos dont jouit la Grèce après la seconde guerre de Thèbes ne pouvait
être durable. Les chefs de cette expédition revenaient couverts de gloire, les
soldats chargés de butin. Les uns et les autres se montraient avec cette
fierté que donne la victoire; et, racontant à leurs enfants, à leurs amis
empressés autour d'eux, la suite de leurs travaux, de leurs exploits, ils
ébranlaient puissamment les imaginations, et allumaient dans tous les coeurs la
soif ardente des combats. Un événement subit développa ces impressions
funestes.
Sur la côte de l'Asie, à l'opposite de la Grèce, vivait paisibles ment un
prince qui ne comptait que des souverains pour mieux, et qui se trouvait à la
tête d'une nombreuse famille, presque toute composée de jeunes héros : Priam
régnait à Troie, et son royaume, autant par l'opulence et par le courage des
peuples soumis à ses lois que par ses liaisons avec les rois d'Assyrie,
répandait en ce canton de l'Asie le même éclat que le royaume de Mycènes
dans la Grèce.
La maison d'Argos, établie en cette dernière ville, reconnaissait pour chef
Agamemnon, fils d'Atrée. Il avait joint à ses états ceux de Corinthe, de
Sicyone et de plusieurs villes voisines. Sa puissance, augmentée de celle de
Ménélas, son frère, qui venait d'épouser Hélène, héritière du royaume de
Sparte, lui donnait une grande influence sur cette partie de la Grèce qui, de
Pélops, son aïeul, a pris le nom de Péloponnèse.
Tantale, son bisaïeul, régna d'abord en Lydie, et, contre les droits les plus
sacrés, retint dans les fers un prince troyen nommé Ganymède. Plus récemment
encore, Hercule, issu des rois d'Argos, avait détruit la ville de Troie, fait
mourir Laomédon, et enlevé Hésione sa fille.
Le souvenir de ces outrages, restés impunis, entretenait dans les maisons de
Priam et d'Agamemnon une haine héréditaire et implacable, aigrie de jour en
jour par la rivalité de puissance, la plus terrible des passions meurtrières.
Paris, fils ds Priam, fut destiné à faire éclore ces semences de division.
Paris vint en Grèce, et se rendit à la cour de Ménélas, où la beauté
d'Hélène fixait tous les regards. Aux avantages de la figure le prince troyen
réunissait le désir de plaire et l'heureux concours des talents agréables.
Ces qualités, animées par l'espoir du succès, firent une telle impression sur
la reine de Sparte, qu'elle abandonna tout, pour le suivre. Les Atrides
voulurent en vain obtenir par la douceur une satisfaction proportionnée à
l'offense ; Priam ne vit dans son fils que le réparateur des torts que sa
maison et l'Asie entière avaient éprouvés de la part des Grecs, et rejeta les
voies de conciliation qu'on lui proposait.
A cette étrange nouvelle, des cris tumultueux et sanguinaires, des bruits
avant-coureurs des combats et de la mort, éclatent et se répandent de toutes
parts. Les nations de la Grèce s'agitent comme une forêt battue par la
tempête. Les rois dont le pouvoir est renfermé dans une seule ville, ceux dont
l'autorité s'étend sur plusieurs peuples, possédés également de l'esprit
d'héroïsme, s'assemblent à Mycènes. Ils jurent de reconnaître Agamemnon
pour chef de l'entreprise, de venger Ménélas, de réduire Ilium en cendres. Si
des princes refusent d'abord d'entrer dans la confédération, ils sont bientôt
entraînés par l'éloquence persuasive du vieux Nestor, roi de Pylos ; par les
discours insidieux d'Ulysse, roi d'Ithaque ; par l'exemple d'Ajax, de Salamine;
de Diomède, d'Argos ; d'Idoménée, de Crète ; d'Achille, fils de Pélée, qui
régnait dans un canton de la Thessalie, et d'une foule de jeunes guerriers,
ivres d'avance des succès qu'ils se promettent.
Après de longs préparatifs, l'armée, forte d'environ cent mille hommes, se
rassembla au port d'Aulide ; et près de douze cents voiles la transportèrent
sur les rives de la Troade.
La ville de Troie, défendue par des remparts et des tours, était encore
protégée par une armée nombreuse que commandait Hector, fils de Priam : il
avait sous lui quantité de princes alliés, qui avaient joint leurs troupes à
celles des Troyens. Assemblées sur le rivage, elles présentaient un front
redoutable à l'armée des Grecs, qui, après les avoir repoussées, se
renfermèrent dans un camp, avec la plus grande partie de leurs vaisseaux.
Les deux armées essayèrent de nouveau leurs forces , et le succès douteux de
plusieurs combats fit entrevoir que le siège traînerait en longueur.
Avec de frêles bâtiments et de faibles lumières sur l'art de la navigation,
les Grecs n'avaient pu établir une communication suivie entre la Grèce et
l'Asie. Les subsistances commencèrent à manquer. Une partie de la flotte fut
chargée de ravager ou d'ensemencer les îles et les côtes voisines, tandis que
divers partis, dispersés dans la campagne, enlevaient les récoltes et les
troupeaux. Un autre motif rendait ces détachements indispensables. La ville
n'était point investie ; et, comme les troupes de Priam la mettaient à l'abri
d'un coup de main, on résolut d'attaquer les alliés de ce prince, soit pour
profiter de leurs dépouilles, soit pour le priver de leurs secours. Achille
portait de tous côtés le fer et la flamme : après s'être débordé comme un
torrent destructeur, il revenait avec un butin immense qu'on distribuait à
l'armée, avec des esclaves sans nombre que les généraux partageaient entre
eux.
Troie était située au pied du mont Ida, à quelque distance de la mer ; les
tentes et les vaisseaux des Grecs occupaient le rivage ; l'espace du milieu
était le théâtre de la bravoure et de la férocité. Les Troyens et les
Grecs, armés de piques, de massues, d'épées, de flèches et de javelots ;
couverts de casques, de cuirasses, de cuissarts et de boucliers; les rangs
pressés, les généraux à leur tête , s'avançaient les uns contre les
autres, les premiers avec de grands cris, les seconds dans un silence plus
effrayant : aussitôt les chefs, devenus soldats, plus jaloux de donner de
grands exemples que de sages conseils, se précipitaient dans le danger, et
laissaient presque toujours au hasard le soin d'un succès qu'ils ne savaient ni
préparer ni suivre; les troupes se heurtaient et se brisaient avec confusion,
comme les flots que le vent pousse et repousse dans le détroit de l'Eubée. La
nuit séparait les combattants; la ville ou les retranchements servaient d'asile
aux vaincus ; la victoire coûtait du sang et ne produisait rien.
Les jours suivants, la flamme du bûcher dévorait ceux que la mort avait
moissonnés ; on honorait leur mémoire par des larmes et par des jeux
funèbres. La trêve expirait, et l'on en venait encore aux mains.
Souvent, au plus fort de la mêlée, un guerrier élevait sa voix, et défiait
au combat un guerrier du parti contraire. Les troupes en silence les voyaient
tantôt se lancer des traits ou d'énormes quartiers do pierre, tantôt se
joindre l'épée à la main, et presque toujours s'insulter mutuellement pour
aigrir leur fureur. La haine du vainqueur survivait à son triomphe : s'il ne
pouvait outrager le corps de son ennemi et le priver de la sépulture, il
tachait du moins de le dépouiller de ses armes. Mais, dans l'instant, les
troupes s'avançaient de part et d'autre, soit pour lui ravir sa proie, soit
pour la lui assurer, et l'action devenait générale.
Elle le devenait aussi lorsqu'une des armées avait trop à craindre pour les
jours de son guerrier, ou lorsque lui-même cherchait à les prolonger par la
fuite. Les circonstances pouvaient justifier ce dernier parti : l'insulte et le
mépris flétrissaient à jamais celui qui fuyait sans combattre, parce qu'il
faut, dans tous les temps, savoir affronter la mort pour mériter de vivre. On
réservait l'indulgence pour celui qui ne se dérobait à la supériorité de
son adversaire qu'après l'avoir éprouvée ; car, la valeur de ces temps-là
consistant moins dans le courage d'esprit que dans le sentiment de ses forces,
ce n'était pas une honte de fuir lorsqu'on ne cédait qu'à la nécessité ;
mais c'était une gloire d'atteindre l'ennemi dans sa retraite, et de joindre à
la force qui préparait la victoire la légèreté qui servait à la décider.
Les associations d'armes et de sentiments entre deux guerriers ne furent jamais
si communes que pendant la guerre de Troie. Achille et Patrocle, Ajax et Teucer,
Diomède et Sthénélus, Idoménée et Mérion, tant d'autres héros dignes de
suivre leurs traces, combattaient souvent l'un près de l'autre ; et, se jetant
dans la mêlée, ils partageaient entre eux les périls et la gloire : d'autres
fois, montes sur un même char, l'un guidait les coursiers, tandis que l'autre
écartait la mort et la renvoyait à l'ennemi. La perte d'un guerrier exigeait
une prompte satisfaction de la part de son compagnon d'armes : le sang versé
demandait du sang.
Cette idée, fortement imprimée dans les esprits, endurcissait les Grecs et les
Troyens contre les maux sans nombre qu'ils éprouvaient. Les premiers avaient
été plusieurs fois sur le point de prendre la ville ; plus d'une fois les
seconds avaient forcé le camp, malgré les palissades, les fossés, les murs
qui le défendaient. On voyait les armées se détruire et les guerriers
disparaître : Hector, Sarpedon, Ajax, Achille lui-même, avaient mordu la
poussière. A l'aspect de ces revers, les Troyens soupiraient après le renvoi
d'Hélène ; les Grecs, après leur patrie : mais les uns et les autres étalent
bientôt retenus par la honte et par la malheureuse facilité qu'ont les hommes
de s'accoutumer à tout, excepté au repos et eu bonheur.
Ce n'est qu'environ cent cinquante ans après la première olympiade que commence, à proprement parler, l'histoire des Athéniens. Aussi ne renferme-t-elle que trois cents ans si on la conduit jusqu'à nos jours ; qu'environ deux cent vingt si on la termine à la prise d'Athènes. On y voit, en des intervalles assez marqués, les commencements, les progrès et la décadence de leur empire. Qu'il me soit permis de désigner ces intervalles par des caractères particuliers. Je nommerai le premier le siècle de Solon, ou des lois ; le second le siècle de Thémistocle et d'Aristide, c'est celai de la gloire ; le troisième le siècle de Périclès, c'est celui du luxe et des arts.
SECTION PREMIÈRE
SIÈCLE DE SOLON (16).
La forme de gouvernement établie par Thésée
avait éprouvé des altérations sensibles : le peuple avait encore le droit de
s'assembler ; mais le pouvoir souverain était entre les mains des riches ; la
république était dirigée par neuf archontes ou magistrats annuels, qui ne
jouissaient pas assez longtemps de l'autorité pour en abuser, qui n'en avaient
pas assez pour maintenir la tranquillité de l'état.
Les habitants de l'Attique se trouvaient partagés en trois fractions, qui
avaient chacune à leur tête une des plus anciennes familles d'Athènes. Toutes
trois, divisées d'intérêt par la diversité de leur caractère et de leur
position, ne pouvaient s'accorder sur le choix d'un gouvernement. Les plus
pauvres et les plus indépendants, relégués sur les montagnes voisines,
tenaient pour la démocratie ; les plus riches, distribués dans la plaine, pour
l'oligarchie ; ceux des côtes, appliqués à la marine et au commerce, pour un
gouvernement mixte, qui assura leurs possessions sans nuire à la liberté
publique.
A cette cause de division se joignait, dans chaque parti, la haine invétérée
des pauvres contre les riches ; les citoyens obscurs, accablés de dettes,
n'avaient d'autre ressource que de vendre leur liberté ou celle de leurs
enfants à des créanciers impitoyables, et la plupart abandonnaient une terre
qui n'offrait aux uns que des travaux infructueux, aux autres qu'un éternel
esclavage et le sacrifice des sentiments de la nature.
Un très petit nombre de lois, presque aussi anciennes que l'empire, et connues,
pour la plupart, sous le nom de lois royales, ne suffisaient pas depuis que, les
connaissances ayant augmenté, de nouvelles sources d'industrie, de besoins et
de vices s'étaient répandues dans la société. La licence restait sans
punition, ou ne recevait que des peines arbitraires : la vie et la fortune des
particuliers étaient confiées à des magistrats qui, n'ayant aucune règle
fixe, n'étaient que trop disposés à écouter leurs préventions ou leurs
intérêts.
Dans cette confusion, qui menaçait l'état d'une ruine prochaine, Dracon fut
choisi pour embrasser la législation dans son ensemble, et l'étendre jusqu'aux
petits détails. Les particularités de sa vie privée nous sont peu connues ;
mais il a laissé la réputation d'un homme de bien, plein de lumières, et
sincèrement attaché à sa patrie. D'autres traits pourraient embellir son
éloge, et ne sont pas nécessaires à sa mémoire. Ainsi que les législateurs
qui l’ont précédé et suivi, il fit un code de lois et de morale ; il prit
le citoyen au moment de sa naissance, prescrivit la manière dont on devait le
nourrir et l'élever, le suivit dans les différentes époques de la vie; et,
liant ces vues particulières à l'objet principal, il se flatta de pouvoir
former des hommes libres et des citoyens vertueux : mais il ne fit que des
mécontents ; et ses règlements excitèrent tant de murmures, qu'il fut obligé
de se retirer dans l'île d'Égine, où il mourut bientôt après.
Il avait mis dans ses lois l'empreinte de son caractère : elles sont aussi
sévères que ses mœurs l'avaient toujours été. La mort est le châtiment
dont il punit l'oisiveté, et le seul qu'il destine aux crimes les plus légers
ainsi qu'aux forfaits les plus atroces : il disait qu'il n'en connaissait pas de
plus doux pour les premiers ; qu'il' n'en connaissait pas d'autre pour les
seconds. Il semble que son âme, forte et vertueuse à l'excès, n'était
capable d'aucune indulgence pour des vices dont elle était révoltée, ni pour
des faiblesses dont elle triomphait sans peine. Peut être aussi pensa-t-il que,
dans la carrière du crime, les premiers pas conduisent infailliblement aux plus
grands précipices.
Comme il n'avait pas touché à la forme du gouvernement, les divisions
intestines augmentèrent de jour en jour. Un des principaux citoyens, nommé
Cylon, forma le projet de s'emparer de l'autorité : on l'assiégea dans la
citadelle; il s'y défendit longtemps ; et, se voyant à la fin sans vivres et
sans espérance de secours, il évita par la fuite le supplice qu'on lui
destinait. Ceux qui l'avaient suivi se réfugièrent dans le temple de Minerve :
on les tira de cet asile en leur promettant la vie, et on les massacra aussitôt
(17). Quelques-uns même de ces infortunés furent
égorgés sur les autels des redoutables Euménides.
Des cris d'indignation s'élevèrent de toutes parts. On détestait la perfidie
des vainqueurs ; on frémissait de leur impiété : toute la ville était dans
l'attente des maux que méditait la vengeance céleste. Au milieu de la
consternation générale, on apprit que la ville de Nisée et, l'île de
Salamine étaient tombées sous les armes des Mégariens.
A cette triste nouvelle succéda bientôt une maladie épidémique. Les
imaginations déjà ébranlées étaient soudainement saisies de terreurs
paniques, et livrées à l'illusion de mille spectres effrayants. Les devins,
les oracles consultés, déclarèrent que la ville, souillée par la profanation
des lieux saints, devait être purifiée par les cérémonies de l'expiation.
On fit venir de Crète Épiménide, regardé de son temps comme un homme qui
avait un commerce avec les dieux et qui lisait dans l'avenir ; de notre temps,
comme un homme éclairé, fanatique, capable de séduire par ses talents, d'en
imposer par la sévérité de ses moeurs ; habile surtout à expliquer les
songes et les présages les plus obscurs, à prévoir les événements futurs
dans les causes qui devaient les produire. Les Crétois ont dit que, jeune
encore, il fut saisi, dans une caverne, d'un sommeil profond, qui dura quarante
ans suivant les uns, beaucoup plus suivant d'autres; ils ajoutent qu'à son
réveil, étonné des changements qui s'offraient à lui, rejeté de la maison
paternelle comme un imposteur, ce ne fut qu'après les indices les plus
frappants qu'il parvint à se faire reconnaître. Il résulte seulement de ce
récit qu'Épiménide passe les premières années de sa jeunesse dans des lieux
solitaires, livré à l'étude de la nature, formant son imagination à
l'enthousiasme par les jeunes, le silence et la méditation, et n'ayant d'autre
ambition que de connaître les volontés des dieux pour dominer sur celles des
hommes. Le succès surpassa son attente : il parvint à une telle réputation de
sagesse et de sainteté, que, dans les calamités publiques, les peuples
mendiaient auprès de lui le bonheur d'être purifiés, suivant les rites que
ses mains, disait-on, rendaient plus agréables à la divinité.
Athènes le reçut avec les transports de l'espérance et de la crainte (18).
Il ordonna de construire de nouveaux temples et de nouveaux autels, d'immoler
des victimes qu'il avait choisies, d'accompagner ces sacrifices de certains
cantiques. Comme, en parlant, il paraissait agité d'une fureur divine, tout
était entraîné par son éloquence impétueuse : il profita de son ascendant
pour faire des changements dans les cérémonies religieuses ; et l’on peut,
à cet égard, le regarder comme un des législateurs d'Athènes : il rendit ses
cérémonies moins dispendieuses ; il abolit l'usage barbare où les femmes
étaient de se meurtrir le visage en accompagnant les morts au tombeau, et, par
une foule de règlements utiles, il tâcha de ramener les Athéniens à des
principes d'union et d'équité.
La confiance qu'il avait inspirée, et le temps qu'il fallut pour exécuter ses
ordres, calmèrent insensiblement les esprits ; les fantômes disparurent.
Épiménide partit, couvert de gloire, honoré des regrets d'un peuple entier ;
il refusa des présents considérables, et ne demanda pour lui qu'un rameau de
l'olivier consacré à Minerve, et pour Cnosse, sa patrie, que l'amitié des
Athéniens.
Peu de temps après son départ les factions se réveillèrent avec une nouvelle
fureur ; et leurs excès furent portés si loin, qu'on se vit bientôt réduit
à cette extrémité où il ne reste d'autre alternative à un état que de
périr ou de s'abandonner au génie d'un seul homme.
Solon fut, d'une voix unanime, élevé à la dignité de premier magistrat, de
législateur et d'arbitre souverain (19). On le
pressa de monter sur le trône ; mais, comme il ne vit pas s'il lui serait aisé
d'en descendre, il résista aux reproches de ses amis, et aux instances des
chefs des factions et de la plus saine partie des citoyens.
Solon descendait des anciens rois d'Athènes. Il s'appliqua dès sa jeunesse au
commerce, soit pour réparer le tort que les libéralités de son père avaient
fait à la fortune de sa maison, soit pour s'instruire des moeurs et des rois
des nations. Après avoir acquis dans cette profession assez de bien pour se
mettre à l'abri du besoin ainsi que des offres généreuses de ses amis, il ne
voyagea plus que pour augmenter ses connaissances.
Le dépôt de lumières était alors entre les mains de quelques hommes
vertueux, connus sous le nom de sages, et distribués en différents cantons de
la Grèce. Leur unique étude avait pour objet l'homme, ce qu'il est, ce qu'il
doit être, comment il faut l'instruire et le gouverner.
Ils recueillaient le petit nombre de vérités de la morale et de la politique,
et les renfermaient dans des maximes assez claires pour être saisies au premier
aspect, assez précises peur être ou pour paraître profondes. Chacun d'eux eu
choisissait une de préférence, qui était comme sa devise et la règle de sa
conduite. « Rien de trop, » disait l'un. « Connaissez-vous vous-même, »
disait un autre.
Cette précision, que les Spartiates ont conservée dans leur style, se trouvait
dans les réponses que faisaient autrefois les sages aux questions fréquentes
des rois et des particuliers. Liés d'une amitié qui ne fut jamais altérée
par leur célébrité, ils se réunissaient quelquefois dans un même lieu pour
se communiquer leurs lumières et s'occuper des intérêts de l'humanité.
Dans ces assemblées augustes paraissaient Thalès de Milet, qui, dans ce
temps-là, jetait les fondements d'une philosophie plus générale, et
peut-être moins utile ; Pittacus de Mitylène, Bias de Priène, Cléobule de
Lindus, Myson de Chen, Chilon de Lacédémone, et Solon d'Athènes, le plus
illustre de tous. Les liens du sang et le souvenir de lieux qui m'ont vu natte
ne me permettent pas d'oublier Anacharsis, que le bruit de leur réputation
attira du fond de la Scythie, et que la Grèce, quoique jalouse du mérite des
étrangers, en place quelquefois au nombre des sages dont elle s'honore.
Aux connaissances que Solon puisa dans leur commerce, il joignait les talents
distingués : il avait reçu en naissant celui de la poésie, et il le cultiva
jusqu'à son extrême vieillesse, mais toujours sans effort et sans prétention.
Ses premiers essais ne furent que des ouvrages d'agrément. On trouve dans ses
autres écrits des hymnes en l'honneur des dieux, différents traits propres à
justifier sa législation, des avis ou des reproches adressés aux Athéniens ;
presque partout une morale pure, et des beautés qui décèlent le génie. Dans
les derniers temps de sa vie, instruit des traditions des Égyptiens, il avait
entrepris de décrire dans un poème les révolutions arrivées sur notre globe,
et les guerres des Athéniens contre les habitants de l'île Atlantique, située
au delà des Colonnes d'Hercule, et depuis engloutie dans les flots. Si, libre
de tout autre soin, il eût, dans un âge moins avancé, traité ce sujet si
propre à donner l'essor à son imagination, il eût peut-être partagé la
gloire d'Homère et d'Hésiode.
On peut lui reprocher de n'avoir pas été assez ennemi des richesses, quoiqu'il
ne fût pas jaloux d'en acquérir; d'avoir quelquefois hasardé sur la volupté
des maximes peu dignes d'un philosophe, et de n'avoir pas montré dans sa
conduite cette austérité de mœurs si digne d'un homme qui réforme une
nation. Il semble que son caractère doux et facile ne le destinait qu'à mener
une vie paisible dans le sein des arts et des plaisirs honnêtes.
Il faut avouer néanmoins qu'en certaines occasions il ne manqua ni de vigueur
ni de constance. Ce fut lui qui engagea les Athéniens à reprendre l’île de
Salamine, malgré, la défense rigoureuse qu'ils avaient faite à leurs orateurs
d'en proposer la conquête ; et ce qui parut surtout caractériser un courage
supérieur, ce fut le premier acte d'autorité qu'il exerça lorsqu'il fut à la
tête de la république.
Les pauvres, résolus de tout entreprendre pour sortir de l'oppression,
demandaient à grands cris un nouveau partage des terres, précédé de
l'abolition des dettes. Les riches s'opposaient avec la même chaleur à des
prétentions qui les auraient confondus avec la multitude, et qui, suivant eux,
ne pouvaient manquer de bouleverser l'état. Dans cette extrémité, Solon
abolit les dettes des particuliers, annula tous les actes qui engageaient la
liberté du citoyen, et refusa la répartition des terres. Les riches et les
pauvres crurent avoir tout perdu, parce qu'ils n'avaient pas tout obtenu ; mais
quand les premiers se virent paisibles possesseurs de biens qu'ils avaient
reçus de leurs pères, ou qu'ils avaient acquis eux-mêmes ; quand les seconds,
délivrés pour toujours de la crainte de l'esclavage, virent leurs faibles
héritages affranchis de toute servitude ; enfin, quand on vit l'industrie
renaître, la confiance se rétablir, et revenir tant de citoyens malheureux que
la dureté de leurs créanciers avait éloignés de leur patrie, alors les
murmures furent remplacés par des sentiments de reconnaissance ; et le peuple,
frappé de la sagesse de son législateur, ajouta de nouveaux pouvoirs à ceux
dont il l'avait déjà revêtu.
Solon en profita pour revoir les lois de Dracon, dont les Athéniens demandaient
l'abolition. Celles qui regardent l'homicide furent conservées en entier. On
les suit encore dans les tribunaux, où le nom de Dracon n'est prononcé qu'avec
la vénération que l'on doit aux bienfaiteurs des hommes.
Enhardi par le succès, Solon acheva l'ouvrage de sa législation. Il y règle
d'abord la forme du gouvernement ; il expose ensuite les lois qui doivent
assurer la tranquillité du citoyen. Dans la première partie, il eut pour
principe d'établir la seule égalité qui, dans une république, doit subsister
entre les divers ordres de l'état ; dans la seconde, il fut dirigé par cet
autre principe, que le meilleur gouvernement est celui où se trouve une sage
distribution des peines et des récompenses.
Solon, préférant le gouvernement populaire à tout autre, s'occupa d'abord de
trois objets essentiels : de l'assemblée de la nation, du choix des magistrats
et des tribunaux de justice.
Il fut réglé que la puissance suprême résiderait dans des assemblées où
tous les citoyens auraient droit d'assister, et qu'on y statuerait sur la paix,
sur la guerre, sur les alliances, sur les lois, sur les impositions, sur tous
les grande intérêts de l'état.
Mais que deviendront ces intérêts entre les mains d'une multitude légère,
ignorante, qui oublie ce qu'elle doit vouloir pendant qu'on délibère, et ce
qu'elle a voulu après qu'on a délibéré ? Pour la diriger dans ses jugements,
Solon établit un sénat composé de quatre cents personnes, tirées des quatre
tribus qui comprenaient alors tous les citoyens de l'Attique. Ces quatre cents
personnes furent comme les députés et les représentants de la nation. Il fut
statué qu'on leur proposerait d'abord les affaires sur lesquelles le peuple
aurait à prononcer, et qu'après les avoir examinées et discutées à loisir,
ils les rapporteraient eux-mêmes à l'assemblée générale ; et de là cette
loi fondamentale : Toute décision du peuple sera précédée par un décret du
sénat.
Puisque tous les citoyens ont le droit d'assister à l'assemblée, ils doivent
avoir celui de donner leurs suffrages ; mais il serait à craindre qu'après le
rapport du sénat des gens sans expérience s'emparassent tout à coup de la
tribune, et n'entraînassent la multitude. Il fallait donc préparer les
premières impressions qu'elle recevrait : il fut réglé que les premiers
opinants seraient âgés de plus de cinquante ans.
Dans certaines républiques il s'élevait des hommes qui se dévouaient au
ministère de la parole ; et l'expérience avait appris que leurs voix avaient
souvent plus de pouvoir dans les assemblées publiques que celles des lois. II
était nécessaire de se mettre à couvert de leur éloquence. On crut que leur
probité suffirait pour répondre de l'usage de leurs talents : il fut ordonné
que nul orateur ne pourrait se mêler des affaires publiques sans avoir subi un
examen qui roulerait sur sa conduite ; et l'on permit à tout citoyen de
poursuivre en justice l'orateur qui aurait trouvé le secret de dérober
l'irrégularité de ses moeurs à la sévérité de cet examen.
Après avoir pourvu à la manière dont la puissance suprême doit annoncer ses
volontés, il fallait choisir les magistrats destinés à les exécuter. En qui
réside le pouvoir de conférer les magistratures ? à quelles personnes,
comment, pour combien de temps, avec quelles restrictions doit-on les conférer
? Sur tous ces points les règlements de Solon paraissent conformes à l'esprit
d'une sage démocratie.
Les magistratures, dans ce gouvernement, ont des fonctions si importantes
qu'elles ne peuvent émaner que du souverain. Si la multitude n'avait autant
qu'il est en elle le droit d'en disposer et de veiller à la manière dont elles
sont exercées, elle serait esclave et deviendrait par conséquent ennemie de
l'état. Ce fut à l'assemblée générale que Solon laissa le pouvoir de
choisir les magistrats et celui de faire rendre compte de leur administration.
Dans la plupart des démocraties de la Grèce, tous les citoyens, même les plus
pauvres, peuvent aspirer aux magistratures. Solon jugea plus convenable de
laisser ce dépôt entre les mains des riches, qui en avaient joui jusqu'alors.
Il distribua les citoyens de l'Attique en quatre classes. On était inscrit dans
la première, dans la seconde, dans la troisième, suivant qu'on percevait, de
son héritage, cinq cents, trois cents, deux cents mesures de blé ou d'huile.
Les autres citoyens, la plupart pauvres et ignorants, furent compris dans la
quatrième, et éloignés des emplois. S'ils avaient eu l'espérance d'y
parvenir, ils les auraient moins respectés ; s'ils y étaient parvenus en
effet, qu'aurait-on pu en attendre ?
Il est essentiel à la démocratie que les magistratures ne soient accordées
que pour un temps, et que celles du moins qui ne demandent pas un certain degré
de lumières soient données par la voie du sort. Solon ordonna qu'on les
conférerait tous les ans, que les principales seraient électives comme elles
l'avaient toujours été, et que les autres seraient tirées au sort.
Enfin les neuf principaux magistrats présidant, en qualité d'archontes, à des
tribunaux où se portaient les causes des particuliers, il était à craindre
que leur pouvoir ne leur donnât trop d'influence sur la multitude. Solon voulut
qu'on pût appeler de leurs sentences an jugement des cours supérieures.
Il restait à remplir ces cours de justice. Nous avons vu que la dernière et la
plus nombreuse classe des citoyens ne pouvait participer aux magistratures. Une
telle exclusion, toujours avilissante dans un état populaire, eût été
infiniment dangereuse si les citoyens qui l'éprouvaient n'avaient pas reçu
quelque dédommagement, et s'ils avaient vu le dépôt de leurs intérêts et de
leurs droits entre les mains des gens riches. Solon ordonna que tous, sans
distinction, se présenteraient pour remplir les places de juges, et que le sort
déciderait entre eux.
Ces règlements nécessaires pour établir une sorte d'équilibre entre les
différentes classes de citoyens, il fallait, pour les rendre durables, en
confier la conservation à un corps dont les places fussent à vie, qui n'eût
aucune part à l'administration et qui pût imprimer dans les esprits une haute
opinion de sa sagesse. Athènes avait dans l'aréopage un tribunal qui
s'attirait la confiance et l'amour des peuples par ses lumières et par son
intégrité. Solon, l'ayant chargé de veiller au maintien des lois et des
moeurs, l'établit comme une puissance supérieure qui devait ramener sans cesse
le peuple aux principes de la constitution et les particuliers aux règle de la
bienséance et du devoir. Pour lui concilier plus de respect st l'instruire à
fond des intérêts de la république, il voulut que les archontes en sortant de
place fussent, après un sévère examen, inscrits au nombre des sénateurs.
Ainsi le sénat de l'aréopage et celui des quatre cents devenaient deux
contre-poids assez puissants pour garantir la république des orages qui
menacent les états : le premier, en réprimant, par la censure générale, les
entreprises des riches ; le second, en arrêtant, par ses décrets et par sa
présence, les excès de la multitude.
De nouvelles lois vinrent à l'appui de ces dispositions. La constitution
pouvait être attaquée ou par les factions générales qui depuis si longtemps
agitaient les différents ordres de l'état, ou par l'ambition et les intrigues
de quelques particuliers.
Pour prévenir ces dangers, Solon décerna des peines contre les citoyens qui,
dans un temps de troubles, ne se déclareraient pas ouvertement pour un des
partis. Son objet, dans ce règlement admirable, était de tirer les gens de
bien d'une inaction funeste, de les jeter au milieu des factieux, et de sauver
la république par le courage et l'ascendant de la vertu.
Une seconde loi condamne à la mort le citoyen convaincu d'avoir voulu s'emparer
de l'autorité souveraine.
Enfin, dans le cas où un autre gouvernement s'élèverait sur les ruines du
gouvernement populaire, il ne voit qu'un moyen pour réveiller la nation : c'est
d'obliger les magistrats à se démettre de leurs emplois ; et de là ce décret
foudroyant : Il sera permis à chaque citoyen d'arracher la vie non seulement à
un tyran et à ses complices, mais encore au magistrat qui continuera ses
fonctions après la destruction de la démocratie.
Telle est en abrégé la république de Solon. Je vais parcourir set lois
civiles et criminelles avec la même rapidité.
J'ai déjà dit que celles de Dracon sur l'homicide furent conservées sans le
moindre changement. Solon abolit les autres, ou plutôt se contenta d'en adoucir
la rigueur, de les refondre avec les siennes, et de les assortir au caractère
des Athéniens. Dans toutes il s'est proposé le bien général de la
république plutôt que celui des particuliers. Ainsi, suivant ses principes,
conformes à ceux des philosophes les plus éclairés, le citoyen doit être
considéré : 1° dans sa personne, comme faisant partie de l'état ; 2° dans
la plupart des obligations qu'il contracte, comme appartenant à une famille qui
appartient elle-même à l'état; 3° dans sa conduite, comme membre d'une
société dont les moeurs constituent la force d'un état.
1° Sous le premier de ces aspects, un citoyen peut demander une réparation
authentique de l'outrage qu'il a reçu dans sa personne. Mais, s'il est
extrêmement pauvre, comment pourra-t-il déposer la somme qu'on exige d'avance
de l'accusateur ? Il en est dispensé par les lois. Mais, s'il est né dans une
condition obscure, qui le garantira des attentats d'un homme riche et puissant ?
Tous les partisans de la démocratie, tous ceux que la probité, l'intérêt, la
jalousie et la vengeance rendent ennemis de l'agresseur, tous sont autorisés
par cette loi excellente : Si quelqu'un insulte un enfant, une femme, un homme
libre ou esclave, qu'il soit permis à tout Athénien de l'attaquer en justice.
De cette manière l'accusation deviendra publique, et l'offense fuite au moindre
citoyen sera punie comme un crime contre l'état ; et cela est fondé sur ce
principe : La force est le partage de quelques-uns, et la loi le soutien de
tous. Cela est encore fondé sur cette maxime de Solon : Il n'y aurait point
d'injustices dans une ville, si tous les citoyens en étaient aussi révoltés
que ceux qui les éprouvent.
La liberté du citoyen est si précieuse, que les lois seules peuvent en
suspendre l'exercice ; que lui-même ne peut l'engager ni pour dettes, ni sous
quelque prétexte que ce soit, et qu'il n'a pas le droit de disposer de celle de
ses fils. Le législateur lui permet de vendre sa fille ou sa sœur, mais
seulement dans le cas où, chargé de leur conduite, il aurait été témoin de
leur déshonneur (20).Lorsqu'un Athénien attente
à ses jours, il est coupable envers l'état, qu'il prive d'un citoyen. On
enterre séparément sa main ; et cette circonstance est une flétrissure. Mais,
s'il attente à la vie de son père, quel sera le châtiment prescrit par les
lois ? Elles gardent le silence sur ce forfait : pour en inspirer plus
d'horreur, Solon a supposé qu'il n'était pas dans l'ordre des choses
possibles.
Un citoyen n'aurait qu'une liberté imparfaite si son honneur pouvait être
impunément attaqué. De là les peines prononcées contre les calomniateurs, et
la permission de les poursuivre en justice ; de là encore la défense de
flétrir la mémoire d'un homme qui n'est pas. Outre qu'il est d'une sage
politique de ne pas éterniser la haine entre los familles, il n'est pas juste
qu'on soit exposé, après sa mort, à des insultes qu'on aurait repoussées
pendant sa vie.
Un citoyen n'est pas le maître de son honneur, puisqu'il ne l'est pas de sa
vie. De là ces lois qui, dans diverses circonstances, privent celui qui se
déshonore des privilèges qui appartiennent au citoyen.
Dans les autres pays, les citoyens des dernières classes sont tellement
effrayés de l'obscurité de leur état, du crédit de leurs adversaires, et de
la longueur des procédures, et des dangers qu'elles entraînent, qu'il leur est
souvent plus avantageux de supporter l'oppression que de chercher à s'en
garantir. Les lois de Solon offrent plusieurs moyens de se défendre contre la
violence ou l'injustice. S'agit-il, par exemple, d'un vol: vous pouvez
vous-même traîner le coupable devant les onze magistrats préposés à la
garde des prisons ; ils le mettront aux fers, et le traduiront ensuite au
tribunal, qui vous condamnera à une amende si le crime n'est pas prouvé.
N'êtes-vous pas assez fort pour saisir le coupable, adressez-vous aux
archontes, qui le feront traîner de prison en prison par leurs licteurs.
Voulez-vous une autre voie, accusez-le publiquement. Craignez-vous de succomber
dans cette accusation, et de payer l'amende de mille drachmes: dénoncez-le au
tribunal des arbitres; la cause deviendra civile, et vous n'aurez rien à
risquer. C'est ainsi que Solon a multiplié les forces de chaque particulier, et
qu'il n'est presque point de vexations dont il ne soit facile de triompher. La
plupart des crimes qui attaquent la sûreté du citoyen peuvent être poursuivis
par une accusation privée ou publique. Dans le premier cas, l'offensé ne se
regarde que comme un simple particulier, et ne demande qu'une réparation
proportionnée aux délits particuliers : dans le second, il se présente en
qualité de citoyen, et le crime devient plus grave. Solon a facilité les
accusations publiques, parce qu'elles sont plus nécessaires dans une
démocratie que partout ailleurs. Sans ce frein redoutable, la liberté
générale serait sans cesse menacée par la liberté de chaque particulier.
2° Voyons à présent quels sont les devoirs du citoyen dans la plupart des
obligations qu'il contracte.
Dans une république sagement réglée, il ne faut pas que le nombre des
habitants soit trop grand ni trop petit. L'expérience a fait voir que le nombre
des hommes en état de porter les armes ne doit être ici ni fort au-dessus ni
fort au-dessous-de vingt mille.
Pour conserver la proportion requise, Solon, entre autres moyens, ne permet de
naturaliser les étrangers que sous des conditions difficiles à remplir. Pour
éviter, d'un autre côté, l'extinction des familles, il veut que leurs chefs,
après leur mort, soient représentés par des enfants légitimes ou adoptifs ;
et dans le cas où un particulier meurt sans postérité, il ordonne qu'on
substitue juridiquement au citoyen décédé un de ses héritiers naturels, qui
prendra son nom et perpétuera sa famille.
Le magistrat chargé d'empêcher que les maisons ne restent désertes,
c'est-à-dire sans chefs, doit étendre au soins et la protection des lois sur
les orphelins ; sur les femmes qui déclarent leur grossesse après la mort de
leurs époux ; sur les filles qui, n'ayant point de frères, sont en droit de
recueillir la succession de leurs pères.
Un citoyen adopte-t-il un enfant, ce dernier pourra quelque jour retourner dans
la maison de ses pères ; mais il doit laisser, dans celle qui l'avait adopté,
un fils qui remplisse les vues de la première adoption ; et ce fils, à son
tour, pourra quitter cette maison, après y avoir laissé un fils naturel ou
adoptif qui le remplace.
Ces précautions ne suffisaient pas. Le fil des générations peut s'interrompre
par des divisions et des haines survenues entre les deux époux. Le divorce sera
permis, mais à des conditions qui en restreindront l'usage. Si c'est le mari
qui demande la séparation, il s'expose à rendre la dot à sa femme, ou du
moins à lui payer une pension alimentaire fixés par la loi ; si c'est la
femme, il faut qu'elle comparaisse elle-même devant les juges, et qu'elle leur
présente sa requête.
Il est essentiel dans la démocratie, non seulement que les familles soient
conservées, mais que les biens ne soient pas entre les mains d'un petit nombre
de particuliers. Quand ils sont répartis dans une certaine proportion, le
peuple, possesseur de quelques légères portions de terrain, en est plus
occupé que des dissensions de la place publique. De là les défenses faites
par quelques législateurs de vendre ses possessions hors le cas d'une extrême
nécessité ; ou de les engager pour se procurer des ressources contre le
besoin. La violation de ce principe a suffi quelquefois pour détruire la
constitution.
Solon ne s'en est point écarté : il prescrit des bornes aux acquisitions qu'un
particulier peut faire ; il enlève une partie de ses droits au citoyen qui a
follement consumé l'héritage de ses pères.
Un Athénien qui a des enfants ne peut disposer de ses biens qu'en leur faveur :
s'il n'en a point et qu'il meure sans testament, la succession va de droit à
ceux à qui le sang l'unissait de plus près : s'il laisse une fille unique
héritière de son bien, c'est au plus proche parent de l'épouser ; mais il
doit la demander en justice, afin que, dans la suite, personne ne puisse lui en
disputer la possession. Les droits du plus proche parent sont tellement
reconnus, que, si l'une de ses parentes, légitimement unie avec un Athénien,
venait à recueillir la succession de son père mort sans enfants mâles, il
serait en droit de faire casser ce mariage et de la forcer à l'épouser.
Mais, si cet époux n'est pas en état d'avoir des enfants, il transgressera la
loi qui veille au maintien des familles; il abusera de la loi qui conserve les
biens des familles. Pour le punir de cette double infraction, Solon permet à la
femme de se livrer au plus proche parent de l'époux.
C'est dans la même vue qu'une orpheline, fille unique ou aînée de ses soeurs,
peut, si elle n'a pas de bien, forcer son plus proche parent à l'épouser ou à
lui constituer une dot s'il s'y refuse, l’archonte doit l'y contraindre, sous
peine de payer lui-même mille drachmes (21). C'est
encore par une suite de ces principes que d'un côté l'héritier naturel ne
peut pas être tuteur, et le tuteur ne peut pas épouser la mère de ses
pupilles ; que, d'un autre côté, un frère peut épouser sa soeur consanguine,
et non sa soeur utérine. En effet, il serait à craindre qu'un tuteur
intéressé, qu'une mère dénaturée, ne détournassent à leur profit le bien
des pupilles ; il serait à craindre qu'un frère, en s'unissant avec sa soeur
utérine, n'accumulât sur sa tête et l'hérédité de son père et celle du
premier mari de sa mère.
Tous les règlements de Solon sur les successions, sur les testaments, sur les
donations, sont dirigés par le même esprit. Cependant nous devons nous
arrêter sur celui par lequel il permet au citoyen qui meurt sans enfants de
disposer de son bien à sa volonté. Des philosophes se sont élevés, et
s'élèveront peut-être encore, contre une loi qui paraît si contraire aux
principes du législateur ; d'autres le justifient, et par les restrictions
qu'il mit à la loi, et par l'objet qu'il s'était proposé. Il exige, en effet,
que le testateur ne soit accablé ni par la vieillesse ni par la maladie, qu'il
n'ait point cédé aux séductions d'une épouse, qu'il ne soit point détenu
dans les fers, que son esprit n'ait donné aucune marque d'aliénation. Quelle
apparence que dans cet état il choisisse un héritier dans une autre famille,
s'il n'a pas à se plaindre de la sienne ? Ce fut donc pour exciter les soins et
les attentions parmi les parents que Solon accorda aux citoyens un pouvoir
qu'ils n'avaient pas eu jusqu'alors, qu'ils reçurent avec applaudissement, et
dont il n'est pas naturel d'abuser. Il faut Ajouter qu'un Athénien qui appelle
un étranger à sa succession est en même temps obligé de l'adopter.
Les Égyptiens ont une loi par laquelle chaque particulier doit rendre compte de
sa fortune et de ses ressources. Cette loi est encore plus utile dans une
démocratie, où le peuple ne doit ni être désoeuvré, ni gagner sa vie par
des moyens illicites; elle est encore plus nécessaire dans un pays où la
stérilité du sol ne peut être compensée que par le travail et par
l'industrie.
De là les règlements par lesquels Solon assigne l'infamie à l'oisiveté ;
ordonne à l'aréopage de rechercher de quelle manière les particuliers
pourvoient à leur subsistance ; leur permet à tous d'exercer des arts
mécaniques, et prive celui qui a négligé de donner un métier à son fils des
secours qu'il doit en attendre dans sa vieillesse.
3° Il ne reste plus qu'à citer quelques-unes des dispositions plus
particulièrement relatives aux moeurs.
Solon, à l'exemple de Dracon, a publié quantité de lois sur les devoirs des
citoyens, et en particulier sur l'éducation de la jeunesse. Il prévoit tout,
il y règle tout, et l'âge précis où les enfants doivent recevoir des leçons
publiques, et les qualités des maîtres chargés de les instruire , et celles
des précepteurs destinés à les accompagner, et l'heure où les écoles
doivent s'ouvrir et se fermer. Comme il faut que ces lieux ne respirent que
l'innocence : Qu'on punisse de mort, ajoute-t-il, tout homme qui, sans
nécessité, oserait s'introduire dans le sanctuaire où les enfants sont
rassemblés, et qu'une des cours de justice veille à l'observation de ces
règlements.
Au sortir de l'enfance, ils passeront dans le gymnase. Là se perpétueront des
lois destinées à conserver la pureté de leurs moeurs, à les préserver de la
contagion de l'exemple et des dangers de la séduction.
Dans les diverses périodes de leur vie, de nouvelles passions se succéderont
rapidement dans leurs coeurs. Le législateur a multiplié les menaces et les
peines ; il assigne des récompenses aux vertus et le déshonneur aux vices.
Ainsi les enfants de ceux qui mourront les armes à la main seront élevés aux
dépens du public ; ainsi des couronnes seront solennellement décernées à
ceux qui auront rendu dos services à l'état.
D'un autre côté, le citoyen devenu fameux par la dépravation de ses moeurs,
de quelque état qu'il soit, quelque talent qu'il possède, sera exclu des
sacerdoces, des magistratures , du sénat, de l'assemblée générale : il ne
pourra ni parler en public, ni se charger d'une ambassade, ni siéger dans les
tribunaux de justice ; et s'il exerce quelqu'une de ces fonctions, il sera
poursuivi criminellement, et subira les peines rigoureuses prescrites par la
lui.
La lâcheté, sous quelque forme qu'elle se produise, soit qu'elle refuse le
service militaire, soit qu'elle le trahisse par une action indigne, ne peut
être excusée par le rang du coupable, ni sous aucun autre prétexte: elle sera
punie, non seulement par le mépris général, mais par une accusation publique
qui apprendra au citoyen à redouter encore plus la honte infligée par la loi
que le fer de l'ennemi.
C'est par les lois que toute espèce de recherche et de délicatesse est
interdite aux hommes ; que les femmes, qui ont tant d'influence sur les moeurs,
sont contenues dans les bornes de la modestie ; qu'un fils est obligé de
nourrir dans leur vieillesse ceux dont il a reçu le jour. Mais les enfants qui
sont nés d'une courtisane sont dispensés de cette obligation à l'égard de
leur père : car, après tout, ils ne lui sont redevables que de l'opprobre de
leur naissance.
Pour soutenir les moeurs, il faut des exemples, et ces exemples doivent émaner
de ceux qui sont à la tète du gouvernement. Plus ils tombent de haut, plus ils
font une impression profonde. La corruption des derniers citoyens est facilement
réprimée, et ne s'étend que dans l'obscurité ; car la corruption ne remonte
jamais d'une classe à l'autre : mais, quand elle ose s'emparer des lieux où
réside le pouvoir, elle se précipite de là avec plus de force que les lois
elles-mêmes : aussi n'a-t-on pas craint d'avancer que les moeurs d'une nation
dépendent uniquement de celles du souverain.
Solon était persuadé qu'il ne faut pas moins de décence et de sainteté pour
l'administration d'une démocratie que pour le ministère des autels. De là ces
examens, ces serments, ces comptes rendus qu'il exige de ceux qui sont ou qui
ont été revêtus de quelque pouvoir : delà sa maxime, que la justice doit
s'exercer avec lenteur sur les fautes des particuliers, à l'instant même sur
celles des gens en place ; de là cette loi terrible par laquelle on condamne à
la mort l'archonte qui, après avoir perdu sa raison dans les plaisirs de la
table, ose paraître en public avec les marques de sa dignité.
Enfin, si l'on considère que la censure des moeurs fut confiée à un tribunal
dont la conduite austère était la plus forte des censures, on concevra sans
peine que Solon regardait les moeurs comme le plus ferme appui de législation.
Tel fut le système général de Solon. Ses lois civiles et criminelles ont
toujours été regardées comme des oracles par les Athéniens, comme des
modèles par les autres peuples. Plusieurs états de la Grèce se sont fait un
devoir de les adopter ; et, du fond de l'Italie, les Romains, fatigués de leurs
divisions, les ont appelées à leur secours. Comme les circonstances peuvent
obliger un état à modifier quelques-unes de ses lois, je parlerai ailleurs des
précautions que prit Solon pour introduire les changements nécessaires, pour
éviter les changements dangereux.
La forme du gouvernement qu'il établit diffère essentiellement de celle que
l'on suit à présent. Faut-il attribuer ce prodigieux changement à des vices
inhérents à la constitution même ? doit-on le rapporter à des événements
qu'il était impossible de prévoir ? J'oserai, d'après les lumières puisées
dans le commerce de plusieurs Athéniens éclairés, hasarder quelques
réflexions sur un sujet si important ; mais cette légère discussion doit
être précédée par l'histoire des révolutions arrivées dans l'état, depuis
Solon jusqu'à l'invasion des Perses.
Les lois de Solon ne devaient conserver leur force que pendant un siècle. Il
avait fixé ce terme pour ne pas révolter les Athéniens par la perspective
d'un joug éternel. Après que les sénateurs, les archontes, le peuple, se
furent par serment engagés à les maintenir, on les inscrivit sur les diverses
faces de plusieurs rouleaux de bois, que l'on plaça d'abord dans la citadelle.
Ils s'élevaient du sol jusqu'au toit de l'édifice qui les renfermait ; et,
tournant au moindre effort sur eux-mêmes, ils présentaient successivement le
code entier des lois aux yeux des spectateurs. On les a depuis transporté dans
le Prytanée et dans d'autres lieux, où il est permis et facile aux
particuliers de consulter ces titres précieux de leur liberté.
Quand on les eut méditées à loisir, Solon fut assiégé d'une foule
d'importuns qui l'accablaient de questions, de conseils, de louanges ou de
reproches. Les uns le pressaient de s'expliquer sur quelques lois, susceptibles,
suivant eux, de différentes interprétations ; les autres lui présentaient des
articles qu'il fallait ajouter, modifier ou supprimer. Solon, ayant épuisé les
voies de la douceur et de la patience, comprit que le temps seul pouvait
consolider son ouvrage : il partit après avoir demandé la permission de
s'absenter pour dix ans, et engagé les Athéniens, par un serment solennel , à
ne point toucher à ses lois jusqu'à son retour.
En Égypte, il fréquenta ces prêtres qui croient avoir entre leurs mains les
annales du monde ; et comme un jour il étalait à leurs yeux les anciennes
traditions de la Grèce : « Solon ! Solon ! dit gravement un de ces prêtres,
vous autres Grecs, vous êtes bien jeunes : le temps n'a pas encore blanchi vos
connaissances. » En Crète, il eut l'honneur d'instruire dans l'art de régner
le souverain d'un petit canton, et de donner son nom à une ville dont il
procura le bonheur.
A son retour, il trouva les Athéniens près de retomber dans l'anarchie. Les
trois partis qui depuis si longtemps déchiraient la république semblaient
n'avoir suspendu leur haine pendant sa législation que pour l'exhaler avec plus
de force pondant son absence : ils ne se réunissaient que dans un point,
c'était à désirer un changement dans la constitution, sans autre motif qu'une
inquiétude secrète, sans autre objet que des espérances incertaines.
Solon, accueilli avec les honneurs les plus distingués, voulut profiter de ces
dispositions favorables pour calmer des dissensions trop souvent renaissantes.
Il se crut d'abord puissamment secondé par Pisistrate, qui se trouvait à la
tête de la faction du peuple, et qui, jaloux en apparence de maintenir
l'égalité parmi les citoyens, s'élevait hautement contre les innovations
capables de la détruire ; mais il ne tarda pas à s'apercevoir que ce profond
politique cachait sous une feinte modération une ambition démesurée.
Jamais homme ne réunit plus de qualités pour captiver les esprits. Une
naissance illustre, des richesses considérables, une valeur brillante et
souvent éprouvée, une figure imposante, une éloquence persuasive à laquelle
le son de sa voix prêtait de nouveaux charmes, un esprit enrichi des agréments
que la nature donne et des connaissances que procure l'étude : jamais homme
d'ailleurs ne fut plus maître de ses passions, et ne sut mieux faire valoir les
vertus qu'il possédait en effet et celles dont il n'avait que les apparences.
Ses succès ont prouvé que, dans les projets d'une exécution lente, rien ne
donne plus de supériorité que la douceur et la flexibilité du caractère.
Avec de si grands avantages, Pisistrate, accessible aux moindres citoyens, leur
prodiguait les consolations et les secours qui tarissent la source des maux, ou
qui en corrigent l'amertume. Solon, attentif à ses démarches, pénétra ses
intentions ; mais tandis qu'il s'occupait du soin d'en prévenir les suites,
Pisistrate parut dans la place publique, couvert de blessures qu'il s'était
adroitement ménagées, implorant la protection de ce peuple qu'il avait si
souvent protégé lui-même. On convoque l'assemblée : il accuse le sénat et
les chefs des autres factions d'avoir attenté à ses jours ; et montrant ses
plaies encore sanglantes : « Voilà, s'écrie-t-il, le prix de mon amour pour
la démocratie, et du zèle avec lequel j’ai défendu vos droits. »
A ces mots, des cris menaçants éclatent da toutes parts ; les principaux
citoyens, étonnés, gardent le silence ou prennent la fuite. Solon, indigné de
leur lâcheté et de l'aveuglement du peuple, tache vainement de ranimer le
courage des uns, de dissiper l'illusion des autres : sa voix, que les années
ont affaiblie, est facilement étouffée par les clameurs qu'excitent la pitié,
la fureur et la crainte. L'assemblée se termine par accorder à Pisistrate un
corps redoutable de satellites chargé d'accompagner ses pas et de veiller à sa
conservation. Dès ce moment tous ses projets furent remplis : il employa
bientôt ses forces à s'emparer de la citadelle ; et, après avoir désarmé la
multitude, il se revêtit de l'autorité suprême (22).Solon
ne survécut pas long-temps à l'asservissement de sa patrie. Il s'était
opposé, autant qu'il l'avait pu, aux nouvelles entreprises de Pisistrate. On
l'avait vu, les armes à la main, se rendre à la place publique et chercher à
soulever le peuple ; mais son exemple et ses discours ne faisaient plus aucune
impression : ses amis seuls, effrayés de son courage, lui représentaient que
le tyran avait résolu sa perte. « Et, après tout, ajoutaient-ils, qui peut
vous inspirer une telle fermeté !... - Ma vieillesse , » répondit-il.
Pisistrate était bien éloigné de souiller son triomphe par un semblable
forfait. Pénétré de la plus haute considération pour Solon, il sentait que
le suffrage de ce législateur pouvait seul justifier, en quelque manière, sa
puissance : il le prévint par des marques distinguées de déférence et de
respect ; il lui demanda des conseils; et Solon, cédant à la séduction en
croyant céder à la nécessité, ne tarda pas à lui en donner ; il se flattait
sans doute d'engager Pisistrate à maintenir les lois et à donner moins
d'atteinte à la constitution établie. Trente-trois années découlèrent
depuis la révolution jusqu'à la mort de Pisistrate (23)
; mais il ne fut à la tête des affaires que pendant dix-sept ans. Accablé par
le crédit de ses adversaires, deux fois obligé de quitter l'Attique, deux fois
il reprit son autorité ; et il eut la consolation, avant que de mourir, de
l'affermir dans sa famille. Tant qu'il fut à la tête de l'administration, ses
jours, consacrés à l'utilité publique, furent marqués, ou par de nouveaux
bien-faits, ou par de nouvelles vertus.
Ses lois, en bannissant l'oisiveté, encouragèrent l'agriculture et l'industrie
: il distribua dans la campagne cette foule de citoyens obscurs que la chaleur
des factions avait fixés dans la capitale ; il ranima la valeur des troupes, en
assignant aux soldats invalides une subsistance assurée pour le reste de leurs
jours. Aux champs, dans la place publique, dans ses jardins ouverts à tout le
monde, il paraissait comme un père au milieu de ses enfants, toujours prêt à
écouter les plaintes des malheureux, faisant des remises aux uns, des avances
aux autres, des offres à tous.
En même temps, dans la vue de concilier son goût pour la magnificence avec la
nécessité d'occuper un peuple indocile et désœuvré, il embellissait la
ville par des temples, des gymnases, des fontaines ; et, comme il ne craignait
pas les progrès des lumières, il publiait une nouvelle édition des ouvrages
d'Homère, et formait pour l'usage des Athéniens une bibliothèque composée
des meilleurs livres que l'on connaissait alors.
Ajoutons ici quelques traits qui manifestent plus particulièrement
l'élévation de son âme. Jamais il n'eut la faiblesse de se venger des
insultes qu'il pouvait facilement punir. Sa fille assistait à une cérémonie
religieuse : un jeune homme qui l'aimait éperdument courut l'embrasser, et
quelque temps après entreprit de l'enlever. Pisistrate répondit à sa famille,
qui l'exhortait à la vengeance : « Si nous haïssions ceux qui nous aiment,
que ferons-nous à ceux qui nous haïssent ? » Et, sans différer davantage, il
choisit ce jeune homme pour l'époux de sa fille.
Des gens ivres insultèrent publiquement sa femme : le lendemain ils vinrent,
fondant en larmes, solliciter un pardon qu'ils n'osaient espérer. « Vous vous
trompez, leur dit Pisistrate ; ma femme ne sortit point hier de toute la
journée. »
Enfin quelques-uns de ses amis, résolus de se soustraire à son obéissance, se
retirèrent dans une place forte. Il les suivit aussitôt avec des esclaves qui
portaient son bagage; et comme ces con-jurés lui demandèrent quel était son
dessein : « Il faut, leur dit-il, que vous me persuadiez de rester avec vous,
ou que je vous persuade de revenir avec moi. »
Ces actes de modération et de clémence, multipliés pendant sa vie, et
rehaussés encore par l'éclat de son administration, adoucissaient
insensiblement l'humeur intraitable des Athéniens, et faisaient que plusieurs
d'entre eux préféraient une servitude si douce à leur ancienne et tumultueuse
liberté.
Cependant il faut l'avouer, quoique dans une monarchie Pisistrate eût été le
modèle du meilleur des rois ; dans la république d'Athènes on fut, en
général, plus frappé du vice de son usurpation que des avantages qui en
résultaient pour l'état.
Hippias, Hipparque, Harmodius, Aristogiton
Après sa mort, Hippias et Hipparque, ses fils,
lui succédèrent avec moins de talents, ils gouvernèrent avec la même
sagesse. Hipparque, en particulier, aimait les lettres. Anacréon et Simonide
attirés auprès de lui, en reçurent l'accueil qui devait le plus le flatter :
il combla d'honneurs le premier, et de présents le second. Il doit partager
avec son père la gloire d'avoir étendu la réputation d'Homère. On peut lui
reprocher, ainsi qu'à son frère, de s'être trop livré aux plaisirs, et d'en
avoir inspiré le goût aux Athéniens. Heureux néanmoins si, au milieu de ces
excès, il n'eût pas commis une injustice dont il fut la première victime !
Deux jeunes Athéniens, Harmodius et Aristogiton, liés entre eus de l'amitié
la plus tendre, ayant essuyé, de la part de ce prince, un affront qu'il était
impossible d'oublier, conjurèrent sa perte et celle de son frère. Quelques-uns
de leurs amis entrèrent dans ce complot, et l'exécution en fut remise à la
solennité des Panathénées : ils espéraient que cette foule d'Athéniens qui,
pendant les cérémonies de cette fête, avaient la permission de porter les
armes, seconderait leurs efforts, ou du moins les garantirait de la fureur des
gardes qui entouraient les fils de Pisistrate.
Dans cette vue, après avoir couvert leurs poignards de branches de myrte, ils
se rendent aux lieux où les princes mettaient en ordre une procession qu'ils
devaient conduire au temple de Minerve. Ils arrivent ; ils voient un des
conjurés s'entretenir familièrement avec Hippias : ils se croient trahis; et,
résolus de vendre chèrement leur vie, ils s'écartent un moment, trouvent
Hipparque, et lui plongent le poignard dans le coeur (24).
Harrnodius tombe aussitôt sous les coups redoublés des satellites du prince.
Aristogiton, arrêté presque au même instant, fut présenté à la question ;
mais, loin de nommer ses complices, il accusa les plus fidèles partisans
d'Hippias, qui sur-le-champ les fit traîner au supplice. « As-tu d'autres
scélérats à dénoncer? » s'écrie le tyran transporté de fureur. « Il ne
reste plus que toi, répond l'Athénien ; je meurs, et j'emporte en mourant la
satisfaction de t'avoir privé de tes meilleurs amis. »
Dès lors Hippias ne se signala plus que par des injustices ; mais le joug qui s’appesantissait
sur les Athéniens fut brisé trois ans après (25).
Clisthène, chef des Alcméonides, maison puissante d'Athènes, de tout temps
ennemie des Pisistratides, rassembla tous les mécontents auprès de lui ; et,
ayant obtenu le secours des Lacédémoniens, par le moyen de la pythie do
Delphes qu'il avait mise dans ses intérêts, il marcha contre Hippias, et le
força d'abdiquer la tyrannie. Ce prince, après avoir erré, quelque temps avec
sa famille, se rendit auprès de Darius, roi de Perse, et périt enfin à la
bataille de Marathon.
Les Athéniens n'eurent pas plutôt recouvré leur liberté, qu'il rendirent les
plus grands honneurs à la mémoire d'Harmodius et d'Aristogiton. On leur éleva
des statues dans la place publique : il fut réglé que leurs noms seraient
célébrés à perpétuité dans la fête des Panathénées, et ne seraient sous
aucun prétexte donnés à des esclaves. Les poètes éternisèrent leur gloire
par des pièces de poésie (26) que l'on chante
encore dans les repas, et l'on accorda pour toujours à leurs descendants des
privilèges très étendus.
Clisthène, qui avait si fort contribué à l'expulsion des Pisistratides, eut
encore à lutter, pendant quelques années, contre une faction puissante ; mais
ayant enfin obtenu dans l'état le crédit que méritaient ses talents, il
raffermit la constitution que Solon avait établie, et que les Pisistratides ne
songèrent jamais à détruire. Jamais, en effet, ces princes ne prirent le
titre de roi, quoiqu'ils se crussent issus des anciens souverains d'Athènes. Si
Pisistrate préleva le dixième du produit des terres, cette unique imposition
que ses fils réduisirent au vingtième, ils parurent tous trois l'exiger moins
encore pour leur entretien que pour les besoins de l'état. Ils maintinrent les
lois de Solon, autant par leur exemple que par leur autorité. Pisistrate,
accusé d'un meurtre, vint, comme le moindre citoyen, se justifier devant
l'aréopage. Enfin ils conservèrent les parties essentielles de l'ancienne
constitution, le sénat, les assemblées du peuple et les magistratures, dont
ils eurent soin de se revêtir eux-mêmes et d'étendre les prérogatives.
C'était donc comme premiers magistrats, comme chefs perpétuels d'un état
démocratique, qu'ils agissaient et qu'ils avaient tant d'influence sur les
délibérations publiques. Le pouvoir le plus absolu s'exerça sous des formes
légales en apparence, et le peuple asservi eut toujours devant les yeux l'image
de la liberté. Aussi le vit-on, après l'expulsion des Pisistratides, sans
opposition et sans efforts, rentrer dans ses droits plutôt suspendus que
détruits. Les changements que Clisthène fit alors au gouvernement ne le
ramenèrent pas tout à fait à ses premiers principes, comme je te montrerai
bientôt.
Réflexions sur la législation de Solon
Le récit des faits m'a conduit aux temps où les
Athéniens signalèrent leur valeur contre les Perses. Avant que de les
décrire, je dais exposer les réflexions que j'ai promises sur le système
politique de Solon.
Il ne fallait pas attendre de Solon une législation semblable à celle de
Lycurgue. Ils se trouvaient l'un et l'autre dans des circonstances trop
différentes.
Les Lacédémoniens occupaient un pays qui produisait tout ce qui était
nécessaire à leurs besoins. Il suffisait au législateur de les y tenir
renfermés pour empêcher que des vices étrangers ne corrompissent l'esprit et
la pureté de ses institutions. Athènes, située auprès de la mer, entourée
d'un terrain ingrat, était forcée d'échanger continuellement ses denrées,
son industrie, ses idées et ses moeurs contre celles de toutes les nations.
La réforme de Lycurgue précéda celle de Solon d'environ deux siècles et
demi. Les Spartiates, bornés dans leurs arts, dans leurs connaissances, dans
leurs passions même, étaient moins avancés dans le bien et dans le mal que ne
le furent les Athéniens du temps de Solon. Ces derniers, après avoir éprouvé
toutes les espèces de gouvernements, s'étaient dégoûtés de la servitude et
de la liberté, sans pouvoir se passer de l'une et de l'autre. Industrieux,
éclairés, vains et difficiles à conduire, tous, jusqu'aux moindres
particuliers, s'étaient familiarisés avec l'intrigue, l'ambition et toutes les
grandes passions qui s'élèvent dans les fréquentes secousses d'un état : ils
avaient déjà les vices qu'on trouve dans les nations formées ; ils avaient de
plus cette activité inquiète et cette légèreté d'esprit qu'on ne trouve
chez aucune autre nation.
La maison de Lycurgue occupait depuis longtemps le trône de Lacédémone , les
deux rois qui le partageaient alors ne jouissant d'aucune considération,
Lycurgue était, aux yeux des Spartiates, le premier et le plus grand personnage
de l'état. Comme il pouvait compter sur son crédit et sur celui de ses amis,
il fut moins arrêté par ces considérations qui refroidissent le génie et
rétrécissent les vues d'un législateur. Solon, simple particulier, revêtu
d'une autorité passagère qu'il fallait employer avec adresse pour l'employer
avec fruit ; entouré de factions puissantes qu'il fallait ménager pour
conserver leur confiance ; averti, par l'exemple récent de Dracon, que les
voies de sévérité ne convenaient point aux Athéniens, ne pouvait hasarder de
grandes innovations sans en occasionner de plus grandes encore, et sans
replonger l'état dans des malheurs peut-être irréparables.
Je ne parle point des qualités personnelles des deux législateurs. Rien ne
ressemble moins au génie de Lycurgue que les talents de Solon, ni à l'âme
vigoureuse du premier que le caractère de douceur et de circonspection du
second. Ils n'eurent de commun que d'avoir travaillé avec la même ardeur, mais
par des voies différentes, au bonheur des peuples. Mis à la place l'un de
l'autre, Solon n'aurait pas fait de si grandes choses que Lycurgue : ou peut
douter quo Lycurgue en eût fait de plus belles que Solon.
Ce dernier sentit le poids dont il s'était chargé; et lorsque, interrogé s'il
avait donné aux Athéniens les meilleures de toutes les lois, il répondit : «
Les meilleures qu'ils pouvaient supporter, » il peignit d'un seul trait le
caractère indisciplinable des Athéniens, et la funeste contrainte où il
s'était trouvé.
Solon fut obligé de préférer le gouvernement populaire, parce que le peuple,
qui se souvenait d'en avoir joui pendant plusieurs siècles, ne pouvait plus
supporter la tyrannie des riches, parce qu'une nation qui se destine à la
marine penche toujours fortement vers la démocratie.
En choisissant cette forme de gouvernement, il la tempéra de manière qu'on
croyait y retrouver l'oligarchie dans le corps des aréopagites, l'aristocratie
dans la manière d'élire les magistrats, la pure démocratie dans la liberté,
accordée aux moindres citoyens, de siéger dans les tribunaux de justice.
Cette constitution, qui tenait des gouvernements mixtes, s'est détruite par
l'excès du pouvoir dans le peuple, comme celle des Perses par l'excès du
pouvoir dans le prince.
On reproche à Solon d'avoir hâté cette corruption par la loi qui attribue
indistinctement à tous les citoyens le soin de rendre la justice, et de les
avoir appelés à cette importante fonction par la voie du sort. On ne
s'aperçut pas d'abord des effets que pouvait produire une pareille prérogative
; mais, dans la suite, on fut obligé de ménager ou d'implorer la protection du
peuple, qui, remplissant les tribunaux, était le maître d'interpréter les
lois, et de disposer à son gré de la vie et de la fortune des citoyens.
En traçant le tableau du système de Solon, j'ai rapporté les motifs qui
l'engagèrent à porter la loi dont on se plaint. J'ajoute
1° qu'elle est non seulement adoptée, mais encore très utile dans les
démocraties les mieux organisées ;
2° que Solon ne dut jamais présumer que le peuple abandonnerait ses travaux
pour le stérile plaisir de juger les différends des particuliers.
Si, depuis, il s'est emparé des tribunaux, si son autorité s'en est accrue, il
faut en accuser Périclès, qui, en assignant un droit de présence aux juges,
fournissait aux pauvres citoyens un moyen plus facile de subsister.
Ce n'est point dans les lois de Solon qu'il faut chercher le germe des vices qui
ont défiguré son ouvrage ; c'est dans une suite d'innovations qui, pour la
plupart, n'étaient point nécessaires, et qu'il était aussi impossible de
prévoir qu'il le serait aujourd'hui de les justifier.
Après l'expulsion des Pisistratides, Clisthène, pour se concilier le peuple,
partagea en dix tribus les quatre qui, depuis Cécrops, comprenaient les
habitants de l'Attique ; et tous les ans on tira de chacune cinquante sénateurs
: ce qui porta le nombre de ces magistrats à cinq cents.
Ces tribus , comme autant de petites républiques, avaient chacune leurs
présidents, leurs officiers de police, leurs tribunaux, leurs assemblées, et
leurs intérêts. Les multiplier et leur donner plus d'activité, c'était
engager tous les citoyens sans distinction à se mener des affaires publiques ;
c'était favoriser le peuple, qui, outre le droit de nommer ses officiers, avait
la plus grande influence dans chaque tribu.
Il arriva, de plus, que les diverses compagnies chargées du recouvrement et de
l'emploi des finances furent composées de dix officiers nommés par les dix
tribus ; ce qui, présentant de nouveaux objets à l'ambition du peuple, servit
encore à l'introduire dans les différentes parties de l'administration.
Mais c'est principalement aux victoires que les Athéniens remportèrent sur les
Perses qu'on doit attribuer la ruine de l'ancienne constitution. Après la
bataille de Platée, on ordonna que les citoyens des dernières classes, exclus
par Solon des principales magistratures, auraient désormais le droit d'y
parvenir. Le sage Aristide, qui présenta ce décret, donna le plus funeste des
exemples à ceux qui lui succédèrent dans le commandement. Il leur fallut
d'abord flatter la multitude, et ensuite ramper devant elle.
Auparavant elle dédaignait de venir aux assemblées générales ; mais dès que
le gouvernement eut accordé une gratification de trois oboles à chaque
assistant, elle s'y rendit en foule, en éloigna les riches par sa présence
autant que par ses fureurs, et substitua insolemment ses caprices aux lois.
Périclès, le plus dangereux de ses courtisan, la dégoûta du travail et d'un
reste de vertu, par des libéralités qui épuisaient le trésor public, et qui,
entre autres avantages, lui facilitaient l’entrée des spectacles ; et, comme
s'il eût conjuré la ruine des moeurs pour accélérer celle de la
constitution, il réduisit l'aréopage au silence, en la dépouillant de presque
tous ses privilèges.
Alors disparurent et restèrent sans effet ces précautions si sagement
imaginées par Solon pour soustraire les grands intérêts de l'état aux
inconséquences d'une populace ignorante et forcenée. Qu'on se rappelle que le
sénat devait préparer les affaires avant que de les exposer à l'assemblée
nationale ; qu'elles devaient être discutées par des orateurs d'une probité
reconnue ; que les premiers suffrages devaient être donnés par des vieillards
qu'éclairait l'expérience. Ces freins, si capables d'arrêter l'impétuosité
du peuple, il les brisa tous ; il ne voulut plus obéir qu'à des chefs qui
l'égarèrent, et recula si loin les bornes de son autorité, que, cessant de
les apercevoir lui-même, il crut qu'elles avaient cessé d'exister.
Certaines magistratures, qu'une élection libre n'accordait autrefois qu'à des
hommes intègres, sont maintenant conférées, par la voie du sort, à toute
espèce de citoyens : souvent même, sans recourir à cette voie ni à celle de
l'élection, des particuliers, à force d'argent et d'intrigues, trouvent le
moyen d'obtenir des emplois et de se glisser jusque dans l'ordre des sénateurs.
Enfin le peuple prononce en dernier ressort sur plusieurs délits dont la
connaissance lui est réservée par des décrets postérieurs à Solon, ou qu'il
évoque lui-même à son tribunal, au mépris du cours ordinaire de la justice.
Par là se trouvent confondus les pouvoirs qui avaient été si sagement
distribués ; et la puissance législative, exécutant ses propres lois, fait
sentir ou craindre à tous moments le poids terrible de l'oppression.
Ces vices destructeurs ne se seraient pas glissés dans la constitution, si elle
n'avait pas eu des obstacles insurmontables à vaincre ; mais, dès l'origine
même, l'usurpation des Pisistratides en arrêta les progrès, et bientôt
après les victoires sur les Perses en corrompirent les principes. Pour qu'elle
pût se défendre contre de pareils événements, il aurait fallu qu'une longue
paix, qu'une entière liberté, lui eussent permis d'agir puissamment sur les mœurs
des Athéniens. Sans cela, tous les dons du génie réunis dans un législateur
ne pouvaient empêcher Pisistrate d'être le plus séducteur des hommes, et les
Athéniens le peuple le plus facile à séduire : ils ne pouvaient pas faire que
les brillants succès des journées de Marathon, de Salamine et de Platée ne
remplissent d'une folle présomption le peuple de la terre qui eu était le plus
susceptible.
Par les effets que produisirent les institutions de Solon, on peut juger de ceux
qu'elles auraient produits en des circonstances plus heureuses. Contraintes sous
la domination des Pisistratides, elles opéraient lentement sur les esprits,
soit par les avantages d'une éducation qui était alors commune, et qui ne
l'est plus aujourd'hui ; soit par l'influence des formes républicaines, qui
entretenaient sans cesse l'illusion et l'espérance de la liberté. A peine
eut-on banni ces princes, que la démocratie se rétablit d'elle-même, et que
les Athéniens déployèrent un caractère qu'on ne leur avait pas soupçonné
jusqu'alors. Depuis cette époque jusqu'à celle de leur corruption, il ne s'est
écoulé qu'environ un demi-siècle ; mais, dans ce temps heureux, on respectait
encore les lois et les vertus : les plus sages n'en parlent aujourd'hui qu'avec
des éloges accompagnés de regrets, et ne trouvent d'autre remède aux maux de
l'état que de rétablir le gouvernement de Solon.
1.
En 1970 avant J.-C.
2. Cécrops, en 1657 avant J: C. ;
Cadmus, en 1594; D'anaüs, en 1580.
3. Première olympiade, en 776
avant J: C. ; prise d'Athènes, en 404.
4. Vers l'an 1360 avant
J.-C.
5. Tous les ans, suivant
Apollodore, lib. III, p. 253 ; tous les sept ans, suivant Diodore, III. IV, p.
263 ; tous les neuf ans, suivant Plutarque in Thes., t. I, p. 6.
6. Vers l'an 1305 avant J.-C.
7. En 1329 avant J.-C,
8. En 1319 avant J.-C.
9. L'an
1282 avant J.-C.
10. En
1202 avant J.-C.
11. En
1092 avant J.-C.
12. L'an
752 avant J.-C.
13. L'an
684 avant J.-C.
14. Vers
l’an 900 avant J.-C.
15. Homère emploie
souvent les divers dialectes de la Grèce. On lui en fait un crime. C'est,
dit-on, comme si un de nos écrivains mettait à contribution le languedocien,
le picard, et d'autres idiomes particuliers. Le reproche paraît bien fondé ;
mais comment imaginer qu'avec l'esprit le plus facile et le plus fécond,
Homère, se permettant des licences que n'oserait prendre le moindre des
poètes, eût oser se former, pour construire ses vers, une langue bizarre et
capable de révolter non seulement la postérité, mais son siècle même,
quelque ignorant qu'on le suppose ! il est donc plus naturel de penser qu'il
s'est servi de la langue vulgaire.
Chez les anciens peuples de la Grèce, les mêmes lettres firent d'abord
entendre des sons plus ou moins âpres, plus on moins ouverts ; les mêmes mots
eurent plusieurs terminaisons, et se modifièrent de plusieurs manières.
C'étaient des irrégularités, sans doute, mais assez ordinaires dans l'enfance
des langues, et qu'avaient pu maintenir pendant plus longtemps parmi les Grecs
les fréquentes émigrations des peuples. Quand ces peuplades se furent
irrévocablement axées, certaines façons de parler devinrent particulières à
certains cantons, et ce fut alors qu'on divisa la langue en des dialectes qui
eux-mêmes étaient susceptibles de subdivisions. Les variations fréquentes que
subissent les mots dans les plus anciens monuments de notre langue nous font
présumer que la même chose est arrivée dans la langue grecque.
A cette raison générale il faut en ajouter une qui est relative au pays où
Homère écrivait. La colonie ionienne qui, deux siècles avant ce poète, alla
s'établir sur les cites de l'Asie mineure , sous la conduite de Nélée, fils
de Codrus, était composée en grande partie des Ioniens du Péloponnèse ; mais
ii m'y joignit aussi des habitants de Thèbes, de la Phocide et de quelques
autres pays de la Grèce.
Je pense que de leurs idiomes mêlés entre eux, et avec ceux des Éoliens et
des autres colonies grecques voisines de l'Ionie, se forma la langue dont
Homère se servit. Mais dans la suite, par les mouvements progressifs
qu'éprouvent toutes les langues, quelques dialectes furent circonscrits en
certaines villes, prirent des caractères plus distincts, et conservèrent
néanmoins des variétés qui attestaient l'ancienne confusion. En effet,
Hérodote, postérieur à Homère de quatre cents ans, reconnaît quatre
subdivisions dans le dialecte qu'on parlait en Ionie.
16. Depuis
l'an 630 jusqu'à l'an 490 avant J.-C.
17. L'an
612 avant. J.-C.
18. vers
l'an 597 avant J.-C.
Tout ce qui regarde Épiménide est plein d'obscurités. Quelques auteurs
anciens le font venir à Athènes vers l'an 600 avant J.-C. Platon est le seul
qui fixe la date de ce voyage à l'an 500 avant la même ère. Cette difficulté
a tourmenté les critiques modernes. On a dit que le texte de Platon était
altéré ; et il paraît qu'il ne l'est pas. On a dit qu'il fallait admettre
deux Épiménides ; et cette supposition est sans vraisemblance. Enfin, d'après
quelques anciens auteurs, qui donnent à Épiménide cent cinquante-quatre, cent
cinquante-sept, et même cent quatre-vingt dix-neuf années de vie, on n'a pas
craint de dire qu'il avait fait deux voyages à Athènes, l'un à l'âge de
quarante ans, l'antre à l'âge de cent cinquante. Il est absolument possible
que ce double voyage ait eu lieu ; mais il l'est encore plus que Platon se soit
trompé. Au reste, ou peut voir Fabricius.
19. Vers
l'an 594 avant J.-C.
20. Quand
on voit Solon ôter aux pères le pouvoir de vendre leurs enfants, comme ils
faisaient auparavant, on a de la peine à se persuader qu'il leur ait attribué
celui de leur donner la mort, comme l'ont annoncé d'anciens écrivains
postérieurs à ce législateur. J'aime mieux m'en rapporter au témoignage de
Denys d'Halicarnasse, qui, dans ses Antiquités romaines, observe que, suivant
les lois de Solon, de Pittacus et de Charondas, les Grecs ne permettaient aux
pères que de déshériter leurs enfants, ou de les chasser de leurs maisons,
sans qu'ils pussent leur infliger des peines plus graves. Si dans la suite les
Grecs ont donné plus d'extension au pouvoir paternel, il est à présumer
qu'ils en ont puisé l'idée dans les lois romaines.
21. Neuf
cents livres.
22. L'an
560 avant J.-C.
23. L'an
528 avant J.-C.
24. L'an
514 avant J.-C.
25. L'an
510 avant J.-C.
26. Athénée
a rapporté une des chansons composées en l'honneur d'Harmodius et
d'Aristogiton, et M. de la Nauze l'a traduite de cette manière :
« Je porterai mon épée couverte de feuilles de myrte, comme firent Harmodius
et Aristogiton quand ils tuèrent le tyran, et qu'ils établirent dans Athènes
l'égalité des lois.
« Cher Harmodius, vous n'êtes point encore mort : on dit que vous êtes dans
les îles des bienheureux, où sont Achille aux pieds légers, et Diomède, ce
vaillant fils de Tydée.
« Je porterai mon épée couverte de feuilles de myrte, comme tirent Harmodius
et d'Aristogiton lorsqu'ils tuèrent le tyran Hipparque, dans le temps des
Panathénées.
« Que votre gloire soit éternelle, cher Harmodius, cher Aristogiton, parce que
vous avez tué le tyran et établi dans Athènes l'égalité des lois. »