Isaac

ISAAC BEN ABRAHAM IBN LATIF

 

EXTRAIT DU SEFER GHINSE AH-MELECH

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 


 

 

ISAAC BEN ABRAHAM IBN LATIF

 

EXTRAIT DU

 

SEFER GHINSE AH-MELECH[1]

 

Traduction d’E. Carmoly, Revue Orientale.

 

C'est au fond de l'ouvrage qu'il faut chercher le système de l'auteur. A quoi sert le plus souvent une vaste nomenclature ? A laisser usurper aux noms une place qu'il ne faudrait accorder qu'aux choses. D'ailleurs, c'est bien moins à l'abondance et à la variété des titres des livres qu'à leur étude, que tient la connaissance de l'écrivain. Nous possédons tous la faculté d'apprécier un auteur ; mais il n'appartient qu'à la critique approfondie de sa production, de le bien juger. N’attendez que de l'examen profond que vous ferez d'un écrit, surtout d'un écrit philosophique, le fil qui vous guidera dans le labyrinthe de ses idées, qui vous servira à les reconnaître, à les éclaircir, jusqu'à ce que vous parveniez enfin à les comprendre véritablement. C'est alors, seulement alors que vous pouvez porter un jugement sain et exact d'un livre, Quelle obligation avons-nous au nombre infini des biographes qui se sont exercés jusqu'à présent et qui s'exercent encore sur les philosophes arabes ? Servilement attachés aux traces de leurs prédécesseurs, ils ont reproduit les mêmes vues et les mêmes erreurs, seulement sous d'autres formes. Uniquement occupés de ce qui s'est fait jusqu'à eux, ils n'ont jamais porté leur regard sur ce qu'il était possible de faire, et ces hommes parlent, prononcent, décident en législateurs, en souverains. Pourquoi le vrai savant n'arrache-t-il pas d'entre leurs mains un sceptre qui n'aurait jamais dû sortir des siennes ? Mais il est temps de parler de l'ouvrage d'Alatif qui nous a inspiré ces réflexions.

Ishak ben Abraham Alatif[2] est l'un des philosophes les plus distingués que l'école arabe ait produits au treizième siècle. Génie vaste et profond, placé entre deux époques philosophiques séparées par une réaction religieuse, comme pour servir de transition de l'une à l'autre. Il naquit dans cette partie de l'Espagne, sous la domination des Arabes, et il avait à peine terminé ses études lorsqu'il publia, en 1244, un traité philosophique, sous le titre de Schaar ha-Schamaïm, la Porte du Ciel. Cet ouvrage, dans lequel il s'était proposé pour but d'imiter le livre Dalâlat al-Hâyirîn de Mousa ben-Maïmoun, fut suivi du livre intitulé Rab Pealim. C'est un traité philosophique et théologique divisé en quatre parties, dans lequel l'auteur explique différentes choses qui concernent la divinité et ses attributs, le système du monde, de l'homme en général, de l'âme, etc.

Un troisième et un quatrième traités philosophiques d'Alatif, qui portent les titres de Zeror ha-Mor et Zurat ha-Olam, roulent sur les différents noms de Dieu, de la Cosmogonie, etc., mais son plus grand ouvrage est le Ghinsé ha-Mélech, dont nous allons essayer de reproduire ici les deux premiers chapitres, dans une traduction littérale.

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CHAPITRE Ier.

Le prophète parle. Voici ce qu'a dit le Seigneur : « Que le sage ne se glorifie point dans sa sagesse, que le fort ne se glorifie point dans sa force, que le riche ne se glorifie point dans sa richesse. »

Le sens de ce verset, et la figure de chacune des trois qualités qui y sont contenues, je veux dire, la science, la force et la richesse, ont été amplement expliquées par le savant docteur Mousa (de glorieuse mémoire), dans le discours qu'il a fait sur leur existence et leurs qualités ; je n'ajouterai ni ne diminuerai rien à tout ce qu'il en a dit, d'autant plus que toutes ses paroles sont très claires, et son explication très solide. Mais ce qu'il faut que j'éclaircisse davantage suivant l'idée que je me propose dans cet ouvrage, c'est une partie du verset qui suit, je veux dire celui-ci : « Que celui qui se glorifie, dit le Seigneur, mette sa gloire à me connaître et à savoir que je suis le Seigneur. » Avec l'explication des autres choses qui s'en suivent, ce que je ferai après avoir posé ce principe, qui est, que l'existence de Dieu est absolue et nécessaire, et tous les êtres, excepté lui, leur existence est possible, lorsque nous la comparerons à son existence divine, qui est la cause première, le grand principe, et le vrai fondement par lequel tous les êtres supérieurs, mitoyens et inférieurs, se soutiennent ; comme il est prouvé et confirmé par les démonstrations les plus évidentes et par les preuves les plus certaines, sur lesquelles on ne saurait avoir ni former le moindre doute. Et la connaissance de cette haute et excellente existence, je veux dire l'existence de Dieu, est connue par le moyen de ses créatures, tant par les naturelles que par les spirituelles, et celle qui s'acquiert par le moyen des êtres spirituels est la plus parfaite et la plus solide de toutes les connaissances. De sorte que nous n'avons pas besoin de rechercher ni de prendre les preuves de l'existence de Dieu parmi les êtres naturels, comme l'a fait Aristote ainsi que la plupart des anciens, en donnant les causes, ou raisons des mouvements sphériques, lesquelles ne sont appuyées que sur le système de l'éternité du monde, bien que souvent ce philosophe produit des preuves très fortes, tirées des êtres naturels, sur lesquelles on peut s'appuyer ; mais cela tant qu'elles ne répugneront à aucuns des principes fondamentaux de la loi. Je ferai quelques remarques sur une partie de leurs principes au troisième chapitre de cet ouvrage.

Mais notre explication, à appuyer dans cet endroit ; les preuves de l'existence de Dieu, prises des êtres spirituels seulement, c'est parce qu'elles nous suffisent, et quand ces seules preuves, nous arrivons au but que nous nous proposons, sans nous fatiguer l'esprit à chercher des preuves de l'existence de Dieu parmi les êtres naturels et sensibles. D'autant que la plupart des sens pèchent quelquefois dans les choses sensibles. Et c'est à quoi le verset fait allusion, en disant  me connaître et savoir, le sens est que la connaissance que l'on doit avoir de l'existence de Dieu, doit être par la voie de l'esprit, parce que c'est là la vraie connaissance. Je ne puis m'expliquer davantage sur ce sujet dans cet endroit-ci, crainte de m'écarter un peu trop du but que je me proposé dans cet ouvrage.

CHAPITRE II.

L'esprit humain perçoit les formes et qualités des espèces élémentaires par une conception spéculative générale, et par une conception particulière ; j'entends par le mot particulière, qui sépare leurs formes particulières de la matière, et reçoit leurs êtres et leurs qualités, parce que la composition de tous les êtres élémentaires se trouve dans celle de l'homme, et c'est pourquoi, par le moyen de la connaissance que l'homme a de soi-même, il a celle de tous les êtres élémentaires.

Son esprit perçoit aussi les formes des corps, des globes célestes et sphériques par le moyen des sens, mais il ne connaît point leurs qualités, n'ayant rien en lui qui leur soit analogue ni par la matière, ni par la forme, ni par la nature. Mais pour les êtres intelligents qui sont au-dessus de lui, et particulièrement l'esprit, ou l'intelligence active, l'esprit humain conçoit son existence seulement, mais non sa forme ; parce que sa forme c'est lui-même, et son essence. Et s'il en conçoit l'existence, c'est parce qu'il est de son espèce. Et la raison de son ignorance sur l'essence et les qualités de l'espèce active, est que l'esprit actif est la cause, et que l'esprit humain n'est que l'esprit et l'étendue, ou le terme de la conception, et que celui qui conçoit renferme totalement la chose conçue. Or, si l'esprit humain concevait ce qui est au-dessus totalement de lui, alors celui qui conçoit serait plus grand et au-dessus de la chose conçue, et s'en suivrait que l'effet serait le contenant et la cause le contenu, ce qui est faux. Il en est de même de l'esprit actif, eu égard aux êtres qui sont au-dessus de lui.

La seconde raison pour laquelle l'esprit humain conçoit l'existence de l'esprit actif, est, que comme l'esprit humain existe en puissance, il a absolument besoin de quelque chose qui le mette en action, et il faut que ce qui le fait agir soit nécessairement hors de lui-même ; car ce qui le fait agir étant en lui-même, et comme ne se présente aucun obstacle à son action, il serait par conséquent continuellement en action. Il faut aussi nécessairement que l'agent soit un esprit actif séparé de la matière, et qu'il soit de l'espèce de celui qui fait agir. Car si cet agent était une faculté ou puissance attachée au corps, il aurait besoin d'un agent pour le mettre en action, et si ce second agent n'était qu'une puissance, ou qu'une faculté, il lui faudrait un troisième agent pour le mettre en action, ce qui irait à l'infini, et ils ne seraient tous que des puissances, ou des facultés corporelles. Car l'esprit n'existe en puissance que parce qu'il est joint au corps ; et comme cet agent doit être nécessairement de l'espèce de celui qu'il fait agir, il est par conséquent impossible que l'esprit actif soit la cause première, ou Dieu. Et la raison de cela, est que l'idée de la différence que l'on a des esprits ou intelligences séparées, ne vient que parce que l'un est la cause et l'autre l'effet, et c'est là 3a raison qui constitue la différence qu'il y a parmi eux ; et comme ils sont tous compris sous l'espèce de l'intelligence, cela fait qu'ils sont communs en substance ; non que l'espèce soit la cause de leur existence, car elle n'est que la cause de leur analogie seulement, parce que l'espèce est la substance des individus, et non autre chose hors d'eux-mêmes, parce que l'existence de toutes espèces est dans les individus, et l'existence des individus est dans l'espèce.

C'est pourquoi, il s'ensuit nécessairement qu'il faut qu'il existe une cause première sur toutes, et que cette cause première soit simple et séparée de tous les autres êtres, sans composition ni pluralité, comme il est évidemment prouvé par les règles des syllogismes.

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Telle est la traduction de deux premiers chapitres du Séfer Ghinsé ha-Mélech, qui n'a jamais été imprimé. Le manuscrit que j'ai sous les yeux, appartient à la Bibliothèque royale de Paris, qui possède également les trois premiers traités philosophiques ci-dessus mentionnés. Alatif est encore auteur de commentaires, sur lesquels on peut consulter le Dictionnaire historique de DeRossi ; mais la lettre écrite de Jérusalem, que cet écrivain lui attribue n'est pas de lui. Elle se trouve manuscrite dans notre cabinet à la suite de l'Épitre du Nassi Scheschet ben Ishak Sarragosse, datée de l'an 1430 et signée d'Ishak ben Meir Latif.

 

 


 

[1] L’orthographe semble être aujourd’hui, du moins dans la langue anglaise, Ginzei Ha-Melekh, ce qui signifie Les Archives ou les Trésors du Roi.

[2] Isaac b. Abraham Ibn Latif (1210-1280), l'un des principaux porte-paroles du néoplatonisme juif de l’Espagne du 13ème siècle. Philosophe et commentateur biblique, il vécut et enseigna principalement à Tolède (capitale de la Castille-chrétienne) une génération après la publication du Guide des Egarés de Maïmonide et une génération avant l'apparition du Séfer Ha Zohar (Livre de la Splendeur), un des ouvrages majeurs de la Kabbale.

Bien que Tolède ait été reconquise par les chrétiens en 1212, Ibn Latif reçut cependant une éducation selon l'héritage judéo-andalous ; il parlait couramment l'arabe et l'hébreu. Ses premières années de maturité furent consacrées aux affaires, mais il décida ensuite (vers vingt cinq ans) de se consacrer à une étude approfondie de la gamme des sciences philosophiques, de la logique à la métaphysique. (Traduction d’un extrait du site www.jewishvirtuallibrary.org)