I - XLIX
Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
NOUVELLES CHOISIESDE FRANCO SACCHETTI
prédédentNOUVELLE IILe Roi Frédéric de Sicile est piqué au vif par une belle histoire de Ser Mazzeo, épicier de Palerme.
e Roi Frédéric de Sicile fut d'un généreux et noble caractère. En son temps vivait un épicier de Palerme nommé Ser Mazzeo, qui avait pour habitude chaque année, à a saison des citrons, sa perruque bien peignée sous son bonnet, de se mettre une serviette au cou et d'aller porter au Roi d'une main une corbeille de citrons, de l'autre une corbeille de pommes; le Roi recevait ce cadeau très gracieusement. Advint que ce Ser Mazzeo, parvenu à l'âge de la vieillesse, se mit à déraisonner un peu, non assez cependant pour oublier de porter son offrande accoutumée. Entre autres fois, un jour qu'il était bien peigné, sa perruque bien arrangée sous son bonnet, il prit la serviette, les corbeilles de citrons et de pommes, pour aller offrir son petit cadeau, se mit en chemin et arriva à la porte du palais du Roi. Le portier, en le voyant, commença à lui faire une foule de niches et à lui tirer les cordons de son bonnet, tout en lui barrant le chemin ; un autre l'entreprit d'un autre côté, car on le tenait presque pour un idiot. Lorsqu'ils le laissèrent passer, il avait été si bien tiraillé et bousculé de côté et d'autre, que sa perruque en était toute ébouriffée. Cependant, il s'ingéniait à faire parvenir son cadeau en bon état. Enfin, il arriva devant le Roi et lui tira sa révérence ; le Roi, le voyant ainsi en désordre, lui dit : Ser Mazzeo, qu'est-ce que cela signifie? Tues tout ébouriffé. — Monseigneur, il n'en est que ce que vous voulez bien, répondit Ser Mazzeo. — Comment cela? dit le Roi. Ser Mazzeo reprit: — Savez-vous la plus belle histoire qui soit dans la Bible? Le Roi, qui était très entendu en cela, répondit : — J'en connais beaucoup de belles ; mais la plus belle, je ne saurais en décider. Alors Ser Mazzeo de s'écrier : — Si vous m'en donnez la permission, je vous la conterai. — Dis ce que tu veux, en assurance, repartit le Roi.— Monseigneur le Roi, dit alors Ser Mazzeo, la plus belle histoire qui soit en toute la Bible, c'est quand la Reine de Saba, ayant entendu vanter la sagesse admirable de Salomon, se mit en route pour l'aller voir, lui et son royaume, en Egypte. Dès qu'elle eut le pied sur les terres gouvernées par Salomon, elle trouva toutes choses si raisonnablement ordonnées, que plus elle en voyait, plus elle s'émerveillait, et plus elle s'enflammait du désir de le voir lui-même ; si bien qu'étant arrivée à la cité capitale, elle s'approcha du Palais et, à mesure qu'elle s'approchait, regardant et remarquant tout, elle vit les serviteurs et les sujets tous en très bon ordre et bien appris. Enfin, parvenue à la grand'salle, elle fit dire à Salomon qui elle était et pourquoi elle venait le voir. Salomon sortit aussitôt de sa chambre et fut à sa rencontre ; dès qu'elle l'aperçut, la Reine se jeta à genoux en s'écriant : O Roi très sage, béni soit le ventre qui porta autant de sagesse qu'il y en a en toi! Là s'arrêta Ser Mazzeo. — Eh bien, que veux-tu dire, Ser Mazzeo ? demanda le Roi Frédéric. Ser Mazzeo reprit : — Monseigneur le Roi, je veux dire que si cette Reine comprit parfaitement, d'après l'ordre et la bonne tenue du royaume et des sujets de Salomon, qu'il était le plus sage homme du monde ; de la même manière, je peux conjecturer que vous êtes le roi le plus fou qui soit sur terre, puisque moi, votre très humble serviteur, venu me présenter à Votre Majesté pour lui faire mon cadeau habituel, vos valets m'ont arrangé comme vous le voyez. Le Roi, considérant et examinant Ser Mazzeo, le consola de bonnes paroles, et voulut savoir comment et par qui il avait été ainsi traité; il fit venir ses gens, les châtia en présence de Ser Mazzeo, les renvoya de son service et donna l’ordre à tous les autres que jamais sa porte ne fût fermée pour Ser Mazzeo, quand il voudrait venir le voir, et qu'ils lui fissent toujours honneur. Ils s'exécutèrent désormais, émerveillés du résultat final d'une si notable histoire, contée à propos par un pauvre vieux à qui la raison défaillait. Avec son récit, Ser Mazzeo fut cause que ce Roi tint dorénavant sa maison sur un meilleur pied qu'il ne l'avait fait jusque-là : il importe donc qu'il se rencontre des hommes de son espèce.
NOUVELLE IVMessire Bernabo, Seigneur de Milan, commande à un Abbé de lui expliquer quatre choses impossibles; un Meunier, vêtu de la robe de l'Abbé, les lui explique si bien, qu'il reste Abbé, et que l’Abbé reste Meunier.
essire Bernabo, Seigneur de Milan, émerveillé des bonnes raisons d'un Meunier, lui accorda un très riche bénéfice. Ce Prince fut en son temps plus redouté que nul autre, et, quoique cruel, il gardait pourtant dans sa cruauté un grand fonds de justice. Entre autres aventures qui lui arrivèrent, il y eut celle-ci : Un opulent Abbé, coupable de quelque négligence en ce qui regardait la nourriture de dogues qui appartenaient audit Prince et qu'il avait laissé devenir étiques, fut condamné par lui à payer quatre mille écus. L'Abbé commença par crier miséricorde. Le Prince, l'entendant crier miséricorde, lui dit : Explique-moi quatre choses, et je te tiens quitte de tout. Voici ces quatre choses : je veux que tu me dises combien il y a d'ici au ciel ; combien il y a d'eau dans la mer; qu'est-ce que l'on fait dans l'Enfer, et ce que vaut ma propre personne. L'Abbé, à ces questions, soupira fort, et il lui sembla être en pire condition qu'auparavant ; toutefois, afin de laisser passer la tourmente et de gagner du temps, il supplia le Prince de vouloir bien lui accorder un délai pour résoudre de si difficiles problèmes. Le Prince lui donna tout le jour suivant, et comme désireux de connaître la solution qu'il trouverait, lui fit délivrer un sauf-conduit pour le retour. L'Abbé, tout pensif et en grande mélancolie, revint au monastère, soufflant comme un cheval qui s'ébroue. En arrivant, il rencontra un Meunier qui, le voyant ainsi dolent, lui dit : Monseigneur, qu'avez-vous donc à souffler si fort? — J'ai bien de quoi, répondit l'Abbé ; le Prince est pour me faire un mauvais parti, si je ne lui explique pas quatre choses telles que ni Salomon ni Aristote ne pourraient y voir clair. — Et qu'est-ce que ces choses ? demanda le Meunier. L'Abbé les lui fit connaître. Alors, le Meunier, tout en réfléchissant, dit à l'Abbé : Je vous tirerai d'embarras, s'il vous plaît. — Dieu le veuille ! répondit l'Abbé. — Dieu le voudra, je crois, et les Saints aussi, dit le Meunier. L'Abbé, qui ne savait pas trop ce que cela signifiait, s'écria ; — Si tu le fais, demande-moi tout ce que tu voudras : il n'est chose au monde que je ne te donne, pourvu que cela soit possible.—Je laisserai cela à votre discrétion, répondit le Meunier.— Et comment t'y prendras-tu? demanda l'Abbé. Le Meunier alors lui répondit : — Je veux mettre votre soutane et votre manteau ; puis, ma barbe coupée, demain matin de bonne heure, j'irai trouver le Prince, en lui disant que c'est moi l'Abbé, et je répondrai aux quatre questions de façon à le satisfaire, je pense. Il tardait mille ans à l'Abbé de substituer le Meunier en son lieu et place, et ainsi fut fait. Le Meunier, devenu Abbé, le lendemain matin de bonne heure se mit en route. Arrivé à la porte du logis où demeurait le Prince, il frappa, disant que tel Abbé voulait répondre à Monseigneur touchant certaines choses qu'il lui avait demandées. Le Prince, curieux d'entendre ce que l'Abbé pourrait lui dire, le fit appeler; le Meunier, arrivé devant lui, se tint à distance, un peu au demi-jour, et lui fit la révérence tout en se passant souvent la main sur la figure pour ne pas être reconnu. Le Prince lui demanda s'il avait trouvé réponse aux quatre questions qu'il lui avait posées. — Oui, Monseigneur, répondit-il. Vous m'avez demandé combien il y a d'ici au ciel. Toute chose bien considérée, il y a d'ici là-haut trente-six millions huit cent cinquante-quatre mille septante et deux lieues et demie, plus vingt deux pas. — Tu as vu cela bien au juste, dit le Prince; et quelle preuve en donnes-tu? — Faites mesurer, répondit le Meunier, et si ce n'est pas le compte, que je sois pendu par le cou. Secondement, vous demandez combien il y a d'eau dans la mer. Cela m'a été difficile à voir, parce qu'elle ne reste pas tranquille et qu'il y entre de l'eau continuellement. Mais cependant je suis parvenu à savoir qu'il y a dans la mer vingt-cinq mille neuf cent quatre vingt-deux millions de tonnes, sept barils, douze bouteilles et deux verres. — Et comment le sais-tu ? demanda le Prince. — Je l'ai calculé du mieux que j'ai pu, répondit le Meunier; si vous ne m'en croyez pas, faites venir des poinçons et qu'on la mesure ; en cas d'erreur de ma part, que l'on me coupe en quatre. Troisièmement, vous m'avez demandé ce qu'on fait en Enfer. En Enfer, on y massacre, on y écartèle, on y traîne sur la claie, on y pend, ni plus ni moins que vous ne faites ici vous-même. — Et quelle raison en donnes-tu? — J'ai causé tantôt avec un qui en revenait, et c'est de lui que Dante, Florentin, a su tout ce qu'il a écrit des choses de l'Enfer ; mais mon homme est mort. Si vous ne m'en croyez pas, mandez-le à comparaître. Quatrièmement, vous m'avez demandé ce que vaut votre propre personne. Je réponds qu'elle vaut vingt-neuf deniers. Quand Messire Bernabo entendit cela, il se retourna tout furieux contre le Meunier et s'écria : — Que le ver-coquin te vienne ! Suis-je donc si peu de chose que je ne vaille pas plus qu'une marmite? L'autre répliqua, non sans grande frayeur : — Monseigneur, écoutez pourquoi. Vous savez que Notre-Seigneur Jésus-Christ fut vendu trente deniers; je calcule que vous valez un denier de moins que lui. A cette explication, le Prince se douta trop bien que cet homme n'était pas l'Abbé ; il le regarda fixement, et jugeant qu'il avait bien plus de savoir, il lui dit : Tu n'es pas l'Abbé. La peur qu'éprouva le Meunier, chacun peut le penser; il s'agenouilla les mains jointes et demanda grâce en avouant au Prince comment il était le Meunier du couvent, comment et pourquoi il s'était présenté sous un déguisement devant Sa Seigneurie, à quelle occasion il avait pris cet habit, plutôt pour faire plaisir au Prince que par malice. Messire Bernabo, après l'avoir écouté, lui dit : — Eh bien ! puisqu'il t'a fait abbé et que tu en sais plus long que lui, foi de Dieu, je veux te confirmer, je veux que dorénavant tu sois l'Abbé et qu'il soit le Meunier ; que tu aies tous les revenus du monastère et lui ceux du moulin. Et tant qu'il vécut, il tint la main à ce que l'Abbé fût meunier et le Meunier abbé. C'est toujours chose scabreuse et de grand péril que se faire si hardi devant les Princes, comme ce Meunier, et de montrer autant d'audace que lui. Il en est des Princes comme de la mer où l'homme ne s'embarque pas sans grands dangers; mais aux gros risques les gros gains. Fructueuse affaire si la mer est en bonace, et le Prince aussi peut y être ; mais à l’un comme à l'autre il est chanceux de se fier : gare que la tempête ne vienne. Quelques-uns rapportent cette Nouvelle ou une semblable, comme étant arrivée à *****, Pape, qui à l'occasion d'une faute commise par un sien Abbé, lui dit de lui expliquer les quatre choses ci-dessus, plus une cinquième : Quelle était la meilleure aubaine qui lui fût jamais arrivée. L'Abbé, ayant obtenu du temps pour répondre, revint au monastère, et ayant rassemblé les moines, les frères convers, jusqu'au cuisinier et au jardinier, leur exposa ce dont il devait faire réponse au Pape, et pria chacun de lui donner conseil et assistance. Personne ne trouvant rien à dire, tous étaient là comme gens qui ont perdu le sens; alors le jardinier, voyant que chacun restait muet, prit la parole : Messire Abbé, dit-il, puisque personne ne dit rien, je veux être celui qui dira et qui fera ; je crois réussir à vous tirer d'affaire. Mais prêtez-moi vos habits, que j'y aille comme Abbé et que quelques-uns de ces moines me suivent. Ainsi fut fait. Arrivé devant le Pape, il dit que la hauteur du ciel était de trente portées de voix; pour l'eau de la mer : Faites, dit-il, barrer toutes les embouchures des fleuves qui se déversent dedans, et je me charge ensuite de la mesurer; pour ce que valait la personne du Pape, il répondit : Vingt huit deniers, l'estimant deux deniers de moins que le Christ, dont il était le Vicaire. Enfin, pour la meilleure aubaine qui lui fût jamais arrivée, il dit : C'est de jardinier être devenu Abbé. Le Pape le confirma en cette fonction. Qu'il en soit comme on voudra, que la chose soit arrivée à l'un et à l'autre pu seulement à l'un d'eux, l'Abbé devint ou meunier ou jardinier.
NOUVELLE VIIIUn Génois, de piteuse mine, mais de grand savoir, demande au poète Dante comment il pourra se faire aimer d'une femme; Dante lui fait une plaisante réponse.
l y avait naguère dans la cité de Gênes un particulier instruit, expert en toutes sortes de connaissances, mais de petite taille et on ne peut plus décharné. Outre cela, il était fort amoureux d'une belle dame de Gênes, qui soit à cause de sa piteuse mine, soit parce qu'elle avait trop de vertu, ou pour tout autre motif, bien loin de l'aimer, ne pouvait seulement lever les yeux sur lui et le fuyait ou tournait la tête d'un autre côté. Il en résulta que notre homme, de désespoir, connaissant la grande réputation de Dante et sachant qu'il résidait à Ravenne, se disposa enfin à l’aller voir, à pénétrer dans sa familiarité, pour obtenir de lui aide ou conseil, et savoir comment s'y prendre pour se faire aimer de cette dame, ou tout au moins ne pas lui être odieux. Dans ce but, il se mit en route et parvint à Ravenne ; il y fit tant qu'il se trouva être d'un repas auquel Dante assistait. Comme ils étaient à table, assez près l'un de l'autre, le Génois, saisissant l'occasion, dit : O messire Dante, j'ai fort entendu parler de votre génie et du renom que vous avez; pourrais-je obtenir de vous un conseil? — Oui, répondit Dante; pourvu que je sois capable de vous le donner. Le Génois reprit alors:— J'ai aimé, j'aime encore une dame de toute la ferveur dont Amour veut qu'on aime; or, bien loin de me rendre amour pour amour, jamais elle ne m'a seulement favorisé d'un regard. Dante, en l'écoutant, examinait sa piteuse mine ; — Messire, lui répondit-il, je suis tout à votre service; quant à ce que vous me demandez maintenant, je ne vois pas d'autre moyen que celui-ci. Vous savez que les femmes grosses ont toujours envie de choses bizarres ; il faudrait donc que celle que vous aimez tant devînt grosse. Une fois enceinte, puisqu'elles ont si souvent les envies les plus singulières, possible qu'elle eût envie de vous, et de cette façon vous viendriez facilement à bout de ce que vous désirez ; autrement, la chose ne me paraît pas faisable. Le Génois, se sentant mordu, s'écria : — Messire Dante, vous me conseillez deux choses plus difficiles que n'est la principale; d'abord, il serait malaisé que cette dame devînt enceinte, car elle n'a jamais eu d'enfant, et plus malaisé encore qu'étant grosse, entre toutes les envies qui peuvent venir aux femmes, ce fût une envie de moi qui la prît. Mais par Dieu, il n'y avait pas d'autre réponse à ma demande que celle que vous venez de me faire. Le Génois comprit que Dante l'avait mieux connu tout de suite qu'il ne se connaissait lui-même, et qu'il était bâti de façon à faire fuir toutes les femmes. Dante fit encore plus ample connaissance avec lui, car le Génois resta chez lui plusieurs jours, et il l'admit dans son intimité tout le temps qu'ils furent ensemble. Ce Génois était savant, mais il ne devait pas être philosophe, comme le sont aujourd'hui la plupart des gens instruits. La philosophie, en effet, est la connaissance de la nature des choses, et comment l'homme qui ne se connaît pas lui-même connaîtra-t-il ce qui est en dehors de lui? S'il s'était regardé, ou dans le miroir de sa conscience, ou seulement dans un miroir véritable, il se serait aperçu de sa figure, et il aurait considéré qu'une belle femme, honnête par-dessus le marché, désire que celui qui l'aime ait au moins forme d'homme, et non de chauve-souris. Mais il semble qu'à tout le monde s'applique le proverbe : On n'est jamais si bonne dupe que de soi-même.
NOUVELLE XXIIDeux Frères Mineurs passent par la Marche, en un endroit où quelqu'un est mort; l'un deux fait au trépassé une telle oraison funèbre, que ceux qui avaient envie de pleurer auraient eu sujet de rire.
l n'y a pas longtemps que dans la Marche d'Ancône mourut à la Villa un riche paysan dont le nom était Giovanni. Ses parents, tant hommes que femmes, tous dans les larmes et les gémissements, se trouvaient rassemblés avant qu'on le mît en terre; ils voulaient lui faire honneur, et il n'y avait aucune Règle de religieux dans les environs. Vinrent à passer deux Frères Mineurs ; ceux qui étaient chargés de la dépense les prièrent de faire quelque sermon pour le repos de Pâme du mort. Les Frères, étrangers dans le pays et à qui le mort était encore bien plus étranger, se mirent d'abord à sourire, puis s'étant tirés à part, l'un d'eux dit à l’autre : Veux-tu prendre la parole ou aimes-tu mieux que je la prenne ? — Prends-la toi-même, répondit l'autre. — Si je prêche, je veux que tu me promettes de ne pas rire, reprit le premier. Le compère promit. Renseigné tant sur l’ordre et l’heure de la cérémonie que sur le nom du défunt, le vaillant Moine se rendit, comme il est d'usage, à l’endroit où se trouvait le mort avec toute la société, et s'étant un peu exhaussé, commença : Qui, quœ ! Par qui, il faut entendre Janni et par quœ Joanni dello Barbagianni ; je ne dis pas de bêtises, puisque les barbagianni (chats-huants) volent de nuit. Messieurs et Mesdames, je sais que ce Joanni a été un bon pécheur, et quand il a pu fuir les tracas, il l’a fait volontiers; il a bien vécu selon le monde; il a pris grand profit à rendre service et trouvé très mauvais qu'on le desservît; il a toujours largement pardonné à tous ceux qui lui ont fait du bien et détesté qui lui a fait du mal. Avec grand plaisir il a gardé les jours fériés, et, suivant ce qu'on m'a dit, les jours ouvrables il s'est gardé des péchés et des actions mauvaises. Quand ses voisins ont eu besoin de lui, évitant les choses inutiles, toujours il les a aidés ; il jeûnait quand il s'était rendu malade à force de manger; il a vécu chaste, quoi qu'il lui en coûtât. C'était un beau parleur, m'assure-t-on ; il a dit beaucoup de Pater Noster en allant au lit, et l'Ave Maria, du moins quand l'Angélus sonnait au village. Souvent il faisait l'aumône en dehors des jours de la semaine. Pour en venir à la conclusion, ses mœurs et ses œuvres furent telles, qu'il y a bien peu de séculiers qui ne les approuveraient. Et si l’on me demandait : O mon frère, crois-tu qu'il soit en Paradis? — Je ne le pense pas. — Crois-tu qu'il soit en Purgatoire? — Dieu le veuille. — Crois-tu qu'il soit en Enfer? — Dieu l'en préserve. Adonc, consolez-vous; laissez de côté les lamentations et espérez de lui tout le bien possible; en priant Dieu de nous faire la grâce, à nous qui sommes au nombre des vivants, d'y rester longtemps encore, et que les morts s'en aillent au diable, dont nous garde Celui qui vivit et regnat in sœcula sœculorum. Dites tous votre Confiteor, etc. Il n'y eut qu'une voix dans tout ce monde ignorant et pleurard pour assurer gue le Moine avait noblement prêché et affirmé que le mort, par ses vertus, était monté tout droit au Ciel. Les Capucins s'en allèrent avec un bon souper dans le ventre et de bons deniers dans la bourse, riant de l'histoire tout le long de leur chemin. Peut-être fut-il plus vrai et plus substantiel, ce sermon du Moine, que ne le sont ceux des grands théologiens qui mettent en paroles les riches usuriers dans le Paradis, et savent bien qu'ils mentent par la gorge. Lorsqu'un riche est mort, qu'il soit tout ce qu'on voudra, qu'il ait fait tout le mal possible, ils n'éprouveront aucun scrupule à prêcher de lui tout comme s'ils prêchaient de Saint François; ils font les flatteurs pour se gorger des biens de ceux qui vivent.
NOUVELLE XXVMessire Dolcibene, par ordre du Gouverneur de Forli, châtre un prêtre d'une façon nouvelle; il vend ensuite li testicoli vingt quatre livres de Bologne.
u temps que messire Francesco degli Ardelaffi était seigneur de Forli, une fois entre autres vint Messire Dolcibene. Comme ledit seigneur voulait faire publiquement châtrer un prêtre, et qu'il ne se présentait personne qui fût capable de procéder à l'opération, Messire Dolcibene dit qu'il s'en chargeait; le Gouverneur n'en aurait pas voulu d'autre, il accepta volontiers. Messire Dolcibene fit apprêter un tonneau défoncé par un bout, et donna ordre qu'on le portât sur la place, puis qu'on amenât le prêtre ; lui-même il s'y rendit, apportant un rasoir et un petit sac. Arrivés là tous les deux, et presque tous les gens de Forli pour voir, Messire Dolcibene dit que l’on ôtât au prêtre les entraves, et le fit mettre à califourchon sur le tonneau, de façon que li sacri testicoli passassent par le trou de la bonde. Cela fait, il entra par en dessous dans le tonneau, coupa les bourses avec le rasoir, les détacha net, les mit dans le petit sac, puis serra le tout dans sa gibecière, s'avisant, en homme malicieux, d'en tirer quelque profit : ce qui arriva. Le prêtre enlevé, tout meurtri, de dessus le tonneau, fut placé, ainsi chaponné, sous quelque mue, et guérit après de longs soins. Le Gouverneur riait de l'histoire à gorge déployée. Quelque temps après, un cousin du prêtre vint secrètement trouver Messire Dolcibene et le pria avec instances de lui rendre les grelots en question, l'assurant qu'il lui en tiendrait bon compte, parce que, sans eux, le prêtre chaponné ne pouvait dire la messe. Messire Dolcibene, qui attendait le chaland, les avait déjà salés et fumés ; il dit son prix, l'autre marchanda, enfin il en eut vingt-quatre livres de Bologne. Le marché conclu, il s'en fut en riant aux éclats conter au Gouverneur quelle singulière denrée il avait réussi à vendre ; la jubilation et le bon sang que se fit le Gouverneur, cela ne pourrait se dire. A la fin, pour s'amuser et non par avarice, vice qu'il détestait, il dit qu'il voulait cet argent, que cet argent lui appartenait. Messire Dolcibene eut beau se secouer, il lui fallut, entre les griffes de Pharaon, se saigner de douze livres de Bologne et donner moitié au Gouverneur: Ainsi se termina l'histoire; le prêtre s'en alla sans ses grelots, le Gouverneur eut douze livres de l'un, et Messire Dolcibene tout autant de l'autre. Oh! la belle et singulière marchandise ! Si l’on en vendait souvent de semblable, le monde n'en irait que mieux. Plût au ciel qu'on les coupât à tous les autres, pour qu'ils fussent forcés de les racheter et de subir ainsi double désagrément! ils pourraient les porter ensuite dans leur poche. Comme cela, du moins, ils ne s'occuperaient pas toute leur vie de pourchasser les femmes d'autrui, d'en entretenir publiquement sous le nom d'amies, de compagnes ou de cousines; les fils qui leur en naissent, ils les baptisent leurs neveux, et ils n'ont pas honte de peupler les lieux saints de concubines et de bâtards issus de leur luxure effrénée.
NOUVELLE XXVIIISer Tinaccio, curé de Castello, met coucher avec sa fille un jeune homme, croyant que c'est une femme, et le beau jeu qui en résulte.
e mes propres jours vivait curé d'une église de Castello, bourg du territoire de Florence, un nommé Ser Tinaccio, alors déjà vieux, qui, dans le temps passé, s'était donné ou pour amie ou pour ennemie une belle jeunesse de Borgo Ognissanti ; il en avait eu une fille qui, à l'époque dont je parle, était fort belle et bonne à marier : le bruit courait partout que la nièce du curé était une merveille. Non loin d'elle restait un jeune gars, dont je veux taire le nom et la famille qui, ayant vu plus d'une fois cette fillette et en étant amoureux, imagina une bonne malice pour se trouver avec elle et la mit à exécution. Un soir, par un temps pluvieux, tout à fait sur le tard, il s'habilla à la mode des campagnardes, et, bien encapuchonné, se rembourra par devant de bouchons de paille et de linges, faisant mine d'avoir le ventre au menton, puis se rendit à l'église demander la confession, comme font les femmes quand elles sont près d'accoucher. A son arrivée à l'église, une heure de la nuit[6] allait sonner; il frappa à la porte et le clerc vint ouvrir; il demanda le curé. Le clerc lui dit : Il est allé tout à l'heure porter la communion à quelqu'un et reviendra bientôt. Là-dessus, la femme grosse de s'écrier : Holà ! malheureuse ! je n'en puis plus de fatigue; et s'essuyant souvent avec un mouchoir, plutôt pour n'être pas reconnue que pour la sueur qu'elle aurait eue sur la figure, elle s'assit, comme tombant d'épuisement en disant : Je vais l'attendre ; rapport à ma grossesse, je ne pourrais pas revenir. Quand Dieu devrait me rappeler à lui, je ne voudrais pas m'en aller. — Restez-donc, et que Dieu vous bénisse, dit le clerc. Elle attendit un peu et le prêtre revint à une heure. Sa cure était considérable, et il avait beaucoup de paroissiens qu'il ne connaissait pas. Lorsqu'il l'aperçut dans la demi-obscurité, la prétendue femme, à grand-peine, et s'essuyant toujours le visage, lui conta qu'elle l'avait attendu, l'accident qui l'amenait et toute l'histoire. Le prêtre se mit à la confesser. Le gars en jupons fit sa confession bien longue pour que la nuit arrivât tout à fait. La confession achevée, il se met à soupirer en disant : Malheureuse ! où aller ce soir, à l'heure qu'il est?— Ce serait de la folie, s'écria Ser Tinaccio; la nuit est noire et pluvieuse, et il semble qu'il va tomber de l'eau encore davantage ; restez ce soir avec ma fillette, et demain, à votre aise, vous partirez. A cette proposition, la fausse campagnarde pensa bien être en bon chemin de ce qu'elle souhaitait, et toute émoustillée par les paroles du prêtre, lui dit : — Mon père, je ferai ce que vous me conseillez, car je suis si fatiguée de la route, que je ne crois pas pouvoir faire cent pas sans grand danger; le temps est mauvais, voici la nuit, je ferai comme vous voudrez. Mais, je vous en prie, si mon mari disait quelque chose, prenez ma défense.— Laissez-moi faire, répondit le prêtre. Entrée dans la cuisine, sur l'invitation du curé, elle soupa avec la nièce, tout en manœuvrant souvent le mouchoir, pour se cacher la figure. Le souper fini, elles se mirent au lit en une chambre séparée de celle de Ser Tinaccio par une simple cloison au milieu. La fillette était dans son premier sommeil, elle avait déjà dormi un bout de temps, quand le gars s'enhardit à lui caresser les tétons ; on entendait le curé ronfler bruyamment. La prétendue femme grosse se rapprocha, la fillette qui la sentait se redresser tout contre elle se mit à appeler Ser Tinaccio en criant : C'est un garçon ! Elle l'appela plus de trois fois avant qu'il se réveillât; au quatrième Ser Tinaccio, c'est un garçon, Ser Tinaccio tout endormi lui demande : Qu'est-ce que tu dis? — Je dis que c'est un garçon, Ser Tinaccio croit que la bonne femme accouche et répond : — Aide, aide, ma fille.—Ser Tinaccio, Ser Tinaccio, répétait la pauvrette, je vous dis que c'est un garçon! —Aide, aide, ma fille, répliquait Ser Tinaccio, Dieu te bénira; et fatigué qu'il était, tombant de sommeil, Ser Tinaccio se rendormit. La fillette, fatiguée aussi de lutter et contre le jeune homme et contre le sommeil, convaincue de plus que le curé l'engageait d'aider à l'opération, cette nuit se passa le mieux qu'il soit possible. A la pointe du jour, le jeune homme ayant pris autant de plaisir qu'il voulait, lui découvrit qui il était, comment il s'était métamorphosé en femme par amour pour elle, rien que plus que tout au monde. Il lui donna pour arrhes, en se levant et au moment de partir, l'argent qu'il avait sur lui, jurant que tout ce qu'il possédait était à elle ; il arrangea enfin les moyens de se revoir souvent à l'avenir, et cela fait, après beaucoup de baisers et d'embrassades, il prit congé d'elle en lui disant : Quand Ser Tinaccio te demandera ce qu'est devenue la femme enceinte, tu lui répondras : Elle est accouchée cette nuit d'un garçon, quand je vous ai appelé, et ce matin de bonne heure, à la grâce de Dieu, elle s'en est allée avec son enfant. La femme grosse partie, laissant dans la paillasse de Ser Tinaccio la paille dont elle s'était rembourré le ventre, Ser Tinaccio, aussitôt levé, entra dans la chambre de la fille et s'écria : Que diable est-il donc arrivé cette nuit, que tu ne m'as pas laissé dormir? Toute la nuit : Ser Tinaccio, Ser Tinaccio! Eh bien! qu'y a-t-il ? — Cette femme a fait un beau garçon, répondit la fillette. — Où est-il ?—Ce matin, dès le petit jour, elle s'en est allée avec son enfant, plus par honte, je crois, que pour toute autre chose. — Eh ! reprit Ser Tinaccio, envoie-la au diable. Ces femmes attendent au dernier moment, si bien qu'après elles s'en vont pisser leurs enfants n'importe où. Si je peux la retrouver ou savoir qui est son mari, qui doit être quelque mauvais sujet, je lui dirai quelque sottise. — Vous ferez bien, repartit la donzelle; moi non plus, elle ne m'a pas laissé dormir de la nuit. Ainsi finit l'histoire. A partir de ce moment-là, il n'y eut pas besoin de grande alchimie pour opérer la conjonction des planètes ; les deux amoureux se rencontrèrent assez souvent, à l'occasion, et le curé eut sa charge de cette denrée que ses confrères donnent si bien aux autres. Qu'il leur en arrive autant à tous, et puisqu'on ne peut se venger sur leurs femmes, qu'on se venge sur leurs nièces ou sur leurs filles, comme celle-ci l'était, à l'aide d'un bon tour semblable à celui-ci, certainement l'un des meilleurs et des plus relevés qu'on ait jamais ouïs. Pour moi, je crois que le jeune homme ne commit qu'un péché véniel en attrapant un de ceux qui, sous le couvert de la religion, du matin au soir, ne font que chasser sur les terres d'autrui.
NOUVELLE XXXIVFerrantino degli Argenti, de Spolète, étant à Todi, à la solde de l’Eglise, fait une sortie; au retour, revenant tout trempé par la pluie, il entre dans une maison où il trouve devant le feu des victuailles et un tendron ; il y reste trois jours de suite fort à son aise
orsque le Cardinal de Fiesque vint à Todi pour le compte du Saint-Siège, et prit des troupes à sa solde, il y eut dans le nombre un certain Ferrantino degli Argenti, de Spolète, que moi-même et beaucoup d'autres connurent prévôt de Florence, à telles enseignes qu'il montait un cheval harnaché d'une paire de croupières d'une taille si démesurée que leurs courroies avaient bien un quart de brasse de large. Un château du territoire de Todi ayant été pris par un gentilhomme des environs, il fut décidé que tous les soldats de l'Église monteraient à cheval ; Ferrantino partit avec eux. Ils firent autour du château tous les ravages qu'ils purent, sans parvenir à le reprendre, et, comme ils s'en retournaient à Todi, survint une grande pluie dont ils furent tous trempés, et Ferrantino plus que les autres, car ses habits étaient si usés, qu'ils paraissaient de serge d'Irlande. Ainsi mouillé, il rentra dans Todi et descendit devant une masure qu'il tenait à loyer, disant à un sien petit page de mettre les chevaux à l'écurie; pour lui, il alla, furetant par le logis, voir s'il y avait du feu quelque part ou du bois pour en allumer. Il ne trouva rien du tout, n'étant qu'un pauvre écuyer ; sa maison semblait être l'Abbaye des Quatre-Vents. Bien assuré de la chose, réfléchissant qu'il était tout trempé et qu'il se refroidissait, il dit: Je ne peux pas rester comme cela. Vite il sortit, et mettant le nez de porte en porte, grimpant les escaliers, il s'en alla chercher par les maisons voisines, comptant bien s'imposer aux gens et se sécher, s'il y avait du feu. En allant de côté et d'autre, il arriva par hasard à une porte où il entra, monta l'escalier, et vit dans une cuisine un immense brasier avec deux marmites pleines, des chapons et des perdrix enfilés à la broche, et une servante assez jolie et jeune qui tournait le susdit rôti. Elle était de Pérouse et avait nom Caterina. Lorsqu'elle vit Ferrantino entrer ainsi subitement dans la cuisine, elle en fut toute troublée : Que veux-tu ? s'écria-t-elle. — J'arrive à l'instant de tel endroit, répondit-il, et je suis tout mouillé, comme tu le vois ; je n'ai pas de feu à la maison et je ne pouvais durer comme cela : j'en serais mort. Je te prie de me laisser sécher, puis je partirai. La servante dit : — Oh ! sèche-toi vite, et va-t'en avec Dieu; si Messire Francesco revenait, lui qui a beaucoup de monde à souper, il ne le trouverait pas bon et me donnerait des coups. — Je vais me dépêcher, répondit Ferrantino ; mais qui est ce Messire Francesco? — C'est Messire Francesco de Narni, il est Chanoine et demeure en cette maison. — Je suis son plus intime ami, répliqua Ferrantino (il ne le connaissait pas du tout). — Eh ! dépêche-toi ; j'en ai la fièvre par tout le corps ; dit la servante. Et Ferrantino de s'écrier : — Ne crains rien ; je serai bien vite sec. Comme il en était là, Messire Francesco rentra, et venant à la cuisine s'occuper des victuailles, aperçut Ferrantino qui se faisait sécher; il s'écria : Que fais-tu ici? qu'est-ce que cet homme? Et Ferrantino : — Qu'est-ce? qu'y a-t-il ? — Que le diable t'emporte : dit Messire Francesco; tu dois être quelque filou, pour entrer ainsi dans les maisons des autres. — O Pater reverende, patientia vestra dit Ferrantino, jusqu'à ce que je me sèche. Et le Chanoine: Quel Pater merdende? Je te dis de t'en aller d'ici, et c'est ce que tu as de mieux à faire ; sinon je te fais prendre comme voleur. — O prêtre Dei, miserere mei, répliquait Ferrantino, sans bouger. Quand Messire Francesco voit qu'il ne détale pas, il empoigne une épée et s'écrie : Par le corps de Dieu, je vais bien voir si tu resteras chez moi malgré moi ; et il court l’épée haute sur Ferrantino. Voyant cela, Ferrantino se lève, met la main à la sienne et tout en disant : Non truffemini ! il dégaine et marche sur le Chanoine, qu'il fait aller à reculons jusque dans la salle ; il le presse vivement et les voilà tous les deux au beau milieu de la pièce à s'escrimer, sans se toucher. Messire Francesco, voyant qu'il ne pouvait le mettre dehors, même l'épée à la main, et que Ferrantino ferraillait très bien de la sienne, s'écrie : Par le corps de Dieu, je vais tout de suite t'accuser près du Cardinal. — J'y veux aller aussi, réplique Ferrantino ; partons, partons ! Tous les deux descendent ensemble l'escalier et, arrivés à la porte, Messire Francesco dit à Ferrantino: Passez. — Je ne passerai pas avant vous, répond Ferrantino; vous êtes officier du Christ. Il fit tant, que Messire Francesco sortit le premier. Quand il fut dehors, Ferrantino poussa la porte, se renferma en dedans, et à l'instant, le plus vite qu'il put, poussa dans l'escalier tout ce qu'il trouva d'ustensiles sous sa main, de façon que l’huis fût bien assujetti à l'intérieur; il en remplit si bien l'escalier, que deux portefaix ne l'auraient pas débarrassé en un jour, et fut ainsi bien sûr que l'on pouvait ébranler la porte, du dehors, mais l'ouvrir, non. Se voyant ainsi mis sur le pavé, le Chanoine comprit qu'il était le plus mal partagé, surtout de ce qu'il laissait sa viande cuite et sa viande crue en possession d'il ne savait qui. Du dehors, il demandait très amicalement qu'on lui ouvrît; Ferrantino se mit à la fenêtre et lui dit: Va-t'en avec Dieu, c'est ce que tu as de mieux à faire. — Eh! ouvre-moi, disait le Chanoine. — J'ouvre, répondait Ferrantino ; et il ouvrait la bouche. Enfin, voyant qu'il était bien et dûment exproprié de son logis et de tout le reste, le Chanoine s'en fut trouver le Cardinal et se plaignit à lui de l'aventure. Cependant, l'heure du souper étant venue, ceux qui devaient manger chez lui arrivent et frappent. Ferrantino se met à la fenêtre : Que voulez-vous ? — Nous venons souper avec Messire Francesco. — Vous vous trompez de porte, répond Ferrantino; il n'y a ici, ni de Messire Francesco ni de Messire Tedesco. Les invités balancent un moment, en gens qui ont perdu la tête, puis reviennent et frappent. Ferrantino se remet à la fenêtre : Je vous ai dit que ce n'est pas ici ; combien de fois faut-il vous le répéter? Si vous ne délogez, je m'en vais vous jeter sur la tête quelque chose dont vous ne serez pas bien aises, et mieux vaudrait pour vous n'être pas venus ici. En même temps, il lance une pierre contre une porte en face, pour faire le plus de bruit. Bref, les bonnes gens crurent à propos de s'en retourner souper en leur logis, qu'ils trouvèrent assez mal approvisionné. Le Chanoine, qui était allé se plaindre au Cardinal et qui ne se trouvait pas mieux partagé, eut à se pourvoir de souper et d'auberge. Le Cardinal eut beau envoyer dire à l'intrus de sortir de la maison : dès qu'on frappait à la porte, il. allait vous jeter une grosse pierre sur la tête, de sorte qu'on se sauvait à toutes jambes. Les gens du dehors s'étant enfin fatigués, Ferrantino dit Caterina: Fais en sorte que nous soupions ; me voilà sec maintenant. — Et toi, fais donc en sorte d'ouvrir au maître du logis et de t'en retourner chez toi, répondit Caterina. — La maison est à moi, répliqua Ferrantino ; c'est celle que Dieu dans sa miséricorde a toute préparée pour moi hier soir. Veux-tu donc que je refuse un présent à moi fait par un tel maître ? Tu as commis un péché mortel en prononçant les paroles que tu viens de dire. Et elle eut beau chanter, Ferrantino ne voulut déguerpir; il lui fallut enfin, de gré ou de force, mettre les plats sur la table et s'asseoir auprès de Ferrantino. Ils soupèrent l'un et l'autre fort bien; puis ayant serré le reste des viandes : Où est la chambre ? demanda Ferrantino ; allons nous coucher. — Tu es bien ressuyé, dit Caterina ; tu t'es bien rempli la panse, et maintenant tu veux coucher ici ? en bonne conscience, tu n'agis pas bien. — Oh ! ma Caterina, répondit Ferrantino, si en survenant ici j'avais empiré ta condition, que me dirais-tu donc? Je t'ai trouvée en train de cuisiner pour les autres, comme une servante ; moi, je t'ai traitée en grande dame. Si Messire Francesco et tout son monde avaient soupé ici, ta portion aurait été bien maigre, tandis qu'avec moi tu as eu doubles morceaux, sans compter que tu as gagné le paradis en me secourant, moi qui étais tout mouillé et le ventre creux. La Caterina lui dit : — Tu ne dois pas être gentilhomme, autrement tu ne ferais pas de pareilles choses. — Je suis gentilhomme, et comte, par-dessus le marché, répliqua Ferrantino ; ils ne sont rien de tel, ceux qui devaient venir souper ici ; tu n'en as fait qu'œuvre plus méritoire ; allons dormir. La Caterina disait que non, mais à la fin elle se coucha tout de même avec Ferrantino et n'eut pas besoin de changer de lit, car c'était celui-là même où elle dormait avec le Chanoine. Ferrantino se ressuya près d'elle toute la nuit ; le matin, il se leva et resta dans la maison tant que les provisions durèrent, c'est-à-dire plus de trois jours. Pendant ce temps-là, Messire Francesco errait dans Todi, revenant de temps à autre regarder de loin sa maison et pareil à une âme en peine ; parfois il y dépêchait des espions, pour savoir si Ferrantino était parti ; mais si quelqu'un s'approchait, les pierres de la fenêtre entraient en danse. A la fin, toutes les provisions épuisées, Ferrantino s'en alla par une porte de derrière : celle de devant était trop bien bouchée par l'amas de toutes sortes d'affaires qu'il avait jetées en dedans pour que cela fût possible; il s'en retourna à son pauvre logis tout délabré, où son page et ses deux chevaux avaient assez mal mangé, et il fit pénitence. Messire Francesco rentra chez lui par la porte de derrière et, au lieu de souper, il eut à déménager et à raccommoder un tas de choses. La Caterina lui donna à entendre qu'elle avait toujours boudé l'autre, qu'elle s'était bien défendue et n'avait voulu avoir affaire en rien avec lui. Le Cardinal, sur la réclamation du Chanoine, les manda l'un et l'autre et invita Ferrantino à se disculper de l'accusation que le Chanoine lui intentait. Ferrantino dit pour s'excuser: Messire le Cardinal, vous ne cessez de prêcher qu'il faut avoir de la charité à l'égard de son prochain. Comme je revenais de devant l'ennemi, tout trempé, de telle sorte que j'étais plus mort que vif, ne trouvant chez moi ni feu, ni rien de bon, cependant je ne voulus pas mourir. Je tombai, par la volonté de Dieu, dans la maison de cet honorable religieux que voici, et j’y trouvai un grand feu avec des marmites et des rôtis tout autour. Je me mis à me sécher devant, sans causer de dommage ni de dérangement à personne. Cet homme survint ; il commença par me dire des injures, et que j'eusse à déloger de chez lui. Je lui répondis par de bonnes paroles, le priant de me laisser sécher ; mais rien n'y fit, et, l'épée à la main, il courut sur moi pour me tuer. Moi, qui ne voulais pas rester sur le carreau, je mis la main à la mienne pour me défendre jusqu'à la porte du logis; là, il sortit, afin d'avoir les mouvements plus libres et de me tuer, quand je franchirais le seuil ; je me renfermai en dedans, le laissant dehors, rien que par peur de mourir. J'y suis resté, Dieu sait comment, jusqu'aujourd'hui, toujours dans ces mêmes transes. S'il veut me faire condamner, il a tort; je n'ai rien à perdre avec vous; je puis m'en aller chez moi et y rester ; mais je ne sortirai pas d'ici que je ne sache pourquoi. Quant à moi, je me tiens offensé par cet homme. Après avoir écouté, le Cardinal prit le Chanoine à part et lui dit : Que veux-tu faire ? Tu as entendu ce qu'il raconte, et tu peux voir quel homme c'est ; faites donc la paix entre vous, je crois que ce sera le mieux, plutôt que de te mettre en procès avec un homme qui est à la solde. Le Chanoine y consentit. Le Cardinal prit également à part Ferrantino et les raccommoda ensemble, non toutefois si bien que le Chanoine ne regardât fort longtemps de travers Ferrantino. Ainsi Ferrantino, quand il se fut bien séché et bien rempli la panse trois jours durant, et qu'il eut pris avec la femme du Chanoine le plaisir qu'il voulait, fit un bon accommodement. Je voudrais que l’on en fît un pareil en faveur de tous les laïques et séculiers, aux dépens des morceaux délicats et des superfluités des prêtres; je voudrais qu'il en fût toujours de leurs rôtis, de leurs soupers et de leurs maîtresses comme il en advint à ce noble Chanoine, car sous honnête apparence de religion, ils s'abandonnent sans aucune retenue à tous les excès de gourmandise, de luxure et autres, selon ce que leurs appétits réclament.
NOUVELLE XXXVUn clerc, sans savoir un mot de Latin, veut, par le moyen d'un Cardinal, dont il est le domestique, obtenir du Pape Boniface un bénéfice, et, à l'audience, il explique ce que c’est que le Terribile.
our montrer combien fréquemment les ecclésiastiques viennent à jouir des bénéfices, sans posséder ni instruction, ni savoir-vivre, je rapporterai ici une anecdote que tu pourras très bien comprendre, lecteur. Au temps du pape Boniface, il y avait au service d'un de ses Cardinaux un tonsuré qui, bien loin de connaître le Latin, savait à peine lire. Ledit Cardinal, voulant en faire quelque chose, fit rédiger en sa faveur une supplique au Saint-Père afin de lui obtenir un bénéfice ; et comme il connaissait bien son lourdaud, il lui dit : Je t'ai fait rédiger une supplique ; je veux que tu la donnes en mains au Saint-Père, et je te mènerai devant lui. Va hardiment ; il te fera quelque question de Latin ; si tu peux répondre de toi-même à ce qu'il te demandera, réponds et n'aie pas peur ; si tu ne comprends pas et ne sais quoi répondre, regarde-moi. Je me tiendrai près du Pape et je t'indiquerai par signe ce que tu dois dire ; selon que tu auras compris, tu répondras. Le clerc, qui aurait mieux avalé un plat de fèves, dit : Je le veux bien. Le Cardinal prit la supplique, la lui donna et le mena devant le Pape, le recommandant à Sa Sainteté. Le clerc, se jetant à genoux, la lui présenta, et le Cardinal se tint debout, à côté du Pape, le visage tourné vers son client, tout prêt à lui indiquer ce qu'il devait dire, au besoin. Dès que le Pape eut la supplique, il la parcourut, et regardant ce tonsuré, voyant l'homme que c'était, lui demanda : Quid est Terribilis? Le clerc, entendant cet effrayant vocable et ne sachant que répondre, regarda le Cardinal qui se balança le bras comme quand on encense avec le terribile;[7] notre homme crut reconnaître le signe qu'on lui faisait et dit tout crûment : C'est le chose d'un âne, quand il est roide, Saint-Père. Il paraît que le Pape, en l'entendant, s'écria : Il a répondu de son mieux; qu'y a-t-il de plus terrible que cela? Et il ajouta : Fiat! fiat![8] Puis se tournant vers le Cardinal, tout en riant, il lui dit : Emmenez-le; fiat, fiat! Et ainsi fut fait. Voyez un peu la sottise de ce clerc qui ne faisait attention ni à ce qu'il disait, ni à celui devant qui il parlait, en donnant cette belle explication. Il n'en eut pas moins le bénéfice que peut-être il n'eût pas obtenu s'il avait su quelque chose. Peut-être sa sottise fut-elle cause qu'il monta en dignité, ce qui arrive à plus d'un de ceux à qui Notre-Seigneur passe par les mains et qui sont plus mal appris que les animaux privés de raison. NOUVELLE XXXVIIIMessire Ridolfo de Camerino confond d'un mot heureux les Bretons, ses ennemis, qui se moquaient de lui, parce qu'il ne sortait pas de Bologne.
e vais rapporter quelques paroles notables et brèves reparties de Messire Ri-dolfo de Camerino ; je les tiens de bonne source, car, moi qui parle, je me trouvai quelque temps à Bologne avec lui, quand il était Capitaine général de l'armée des Florentins et de toute la ligue, du temps de la guerre de l'Église, et que le Cardinal de Genève, qui depuis s'appela le Pape Clément, en Avignon, vint avec les Bretons jusqu'à la porte de ladite ville. Un neveu de Messire Ridolfo, fils de sa sœur, nommé Gentile de Spolète, allant pour faire un coup de main, à la façon des gens d'armes, et ayant engagé une escarmouche avec les Bretons, fut fait prisonnier par eux. dédain : Nous attendions votre Capitaine; pourquoi ne sort-il pas de la ville ? nous comprenons, il reste sans doute dans son lit. Qu'il vienne donc dehors ; qu'il y vienne ! Gentile répondit qu'il attendait de la troupe, et qu'il saurait bien venir les voir en temps et lieu. Ils le taxèrent à cinquante ducats de rançon et le laissèrent partir sur parole pour qu'il allât les chercher. De retour à Bologne et dès qu'il fut près de Messire Ridolfo, celui-ci lui demanda : Que disent les Bretons? — Ils disent: Que fait votre Capitaine, à rester ainsi renfermé? Que ne sort-il un peu? Nous l'attendons. — Et qu'as-tu répondu ? demanda Messire Ridolfo. — J'ai répondu, dit Gentile, que vous sortiriez bientôt; que vous attendiez de la troupe. — Mauvaise réponse ; que Dieu te damne ! dit Ridolfo. — Et pourquoi, Messire ? demanda Gentile. — Dois-tu y retourner ? dit Ridolfo. — Oui, Messire, il faut que je leur porte cinquante ducats pour la rançon qu'ils m'ont imposée. Messire Ridolfo lui dit: — S'ils te demandent encore pourquoi Messire Ridolfo ne sort pas, réponds-leur : C'est pour vous empêcher d'entrer ; et ne t'inquiète pas du reste. N'est-il pas beau ce mot d'un Capitaine ? Certes, il l’est, et notable, tout comme s'il eût été dit par Scipion ou par Annibal. Cette réponse était la meilleure manière de montrer aux ennemis, si Gentile la leur rapporta, quel homme était Messire Ridolfo ; elle le montrait mieux que s'il les eût défaits deux fois en bataille rangée. D'autres moins habiles, moins expérimentés dans l'art de la guerre, se seraient laissés aller à un flux de paroles, et plus ils en auraient dit, moins on les aurait estimés. NOUVELLE XXXIXAgnolino Bottoni, de Sienne, envoie à Messire Ridolfo de Camerino un chien à chasser le cochon ; Ridolfo le renvoie au susdit Agnolino, avec une plaisante réponse.
a repartie suivante de Messire Ridolfo donna beaucoup à rire. Francesco, Seigneur de Matelica, fut pendant un certain temps en guerre avec ledit Messire. A la mort de Francesco, restèrent ses fils; pour leur sûreté et leur défense, certain Foscherello de Matelica, capitaine dans la troupe d'un nommé Boldrino, tenait garnison à Matelica, par engagement de Boldrino et de tous ses hommes avec les fils de Francesco. Comme on en use en guerre, Foscherello, cordial ennemi de Ridolfo, faisant une chevauchée à la tête de ses gens d'armes sur les terres de Messire Ridolfo, prit et enleva huit cents porcs, qu'il emmena à Matelica. Plusieurs jours s'étaient passés sans que Messire Ridolfo pût prendre sa revanche sur l'ennemi, lorsque survint un valet d'Agnolino Bottoni, de Sienne, tenant en laisse un très beau dogue; conduit devant Messire Ridolfo, et après lui avoir fait la révérence, il lui dit qu'Agnolino Bottoni lui offrait ce chien. Messire Ridolfo, regardant la bête et le valet, demanda à quoi ce dogue était bon. —A chasser le cochon, Monseigneur, répondit le valet. — Et combien en prend-il? dit Messire Ridolfo. — Quelquefois un, quelquefois deux par jour, répondit le valet, selon ce que l'homme en rencontre. Messire Ridolfo dit alors : — Mon ami, ce chien-là ne fait pas mon affaire; remmène-le à Agnolino et dis-lui que je tiens le cadeau pour fait, mais que ce chien ne m'est bon à rien s'il ne prend pas plus d'un cochon à la fois. S'il lui en venait entre les mains un de ceux de Foscherello de Matelica, qui en prennent huit cents d’un coup, prie-le de me l'envoyer. Le valet, l'ayant écouté et voyant qu'il refusait le cadeau, s'en retourna tout confus, avec de dogue et le message, vers Agnolino qui, entendant la chose, dit : Messire Ridolfo a très bien répondu. Comme s'il se reprochait d'avoir eu, pour un homme à qui on venait d'enlever huit cents cochons, si peu d'égards que de lui envoyer un chien incapable peut-être d'en prendre un seul une fois par mois. Qu'on juge si le mot de Ridolfo était, plaisant, car après un cadeau offert: à quelqu'un qui le refuse et le renvoie, il est rare que celui qui l'a fait n'en garde du dépit et de la rancune. La repartie fut si spirituelle que, loin de s'offenser, Agnolino confessa de s'être trompa, à cause de la perte des huit cents cochons de Messire Ridolfo.
NOUVELLE XLLe même Messire Ridolfo prouve à un sien neveu, de retour de Bologne où il était allé apprendre le Droit, qu'il avait perdu son temps.
'anecdote qui suit n'est pas moins belle, ni le mot moins plaisant; il le dit à un sien neveu qui avait bien mis dix ans à étudier les Lois à Bologne. De retour à Camerino et devenu très vaillant Légiste, il vint rendre visite à Messire Ridolfo. Après les compliments d'usage, Messire Ridolfo lui dit : Et qu'as-tu fait à Bologne ? — Monseigneur, répondit-il, j'ai appris le Droit. — Tu as mal employé ton temps, dit Messire Ridolfo. — Et pourquoi donc, Monseigneur? demanda le jeune homme, à qui le mot parut singulier. — Parce que, répondit Messire Ridolfo, tu aurais dû apprendre% la force, qui vaut deux fois le droit. Le jeune homme se mit à sourire, mais en y pensant et repensant, lui et d'autres qui avaient écouté, ils virent que c'était vrai, ce qu'avait dit Messire Ridolfo. Moi qui parle, comme je me trouvais avec des écoliers qui suivaient les leçons de Messire Agnolo de Pérouse, je leur dis qu'ils perdaient leur temps à étudier comme ils faisaient. Ils me demandèrent pourquoi, et je poursuivis : Qu'apprenez-vous ? — Nous apprenons le Droit, répondirent-ils. — Et qu'en ferez-vous, leur dis-je, s'il n'est plus d'usage? Il est sûr que le droit n'a plus guère cours; ait raison qui veut, s'il y a un peu plus de force de l'autre côté, le droit n'est plus bon à rien. C'est pourquoi l’on voit aujourd'hui porter rondement, contre les pauvres et les faibles, condamnations corporelles et pécuniaires; contre les riches et les puissants, cela n'arrive guère... Malheur à qui ne peut pas grand-chose.
NOUVELLE XLINombreuses anecdotes et nombreux bons mots de Messire Ridolfo, plaisants et de grand sens.
l me convient en ce chapitre, puisque je suis en train de parler de ce vaillant homme, de rapporter quelques-uns de ses mots, parce qu'à mon avis c'était un Philosophe d'instinct, à la parole brève. Je commence donc. Un de ses amis, qui ne l'avait pas vu depuis longtemps, lui dit : Messire Ridolfo, vous êtes rajeuni de dix ans, depuis que je ne vous ai vu. Messire Ridolfo le regarda du coin de l'œil en lui répondant : — Ce que tu me dis, j'en suis bien aise; mais tu sais bien que ce n'est pas vrai. Messire Ridolfo n'entendait pas que ses valets eussent le meilleur, et lui le reste. Quand il faisait grand froid, il leur disait : Allez, allumez du feu et chauffez-vous bien. Quand il y aura de la braise, vous m'appellerez. Il voulait que ses gens eussent la fumée, et n'en pas avoir lui-même. Messire Ridolfo se trouvant à Bologne comme général en chef des Florentins, lorsqu'ils étaient en guerre avec l'Église, il lui fut rapporté que le Pape avait vendu ou mis en gage Avignon, pour faire longue guerre. Il dit : Notre Pape a vraiment beaucoup de sagesse. Il veut vendre ce qu'il possède pour acquérir il ne sait quoi. Lorsqu'il était avec la Reine et les autres en train de mener à bien l'élection du Pape, à Fondi, comme il s'en retournait à son logis, il rencontra Messire Galeotto, son gendre, qui lui remontra combien ce qu'il venait de faire était contre Dieu et le salut de son âme. Ridolfo lui dit : J'ai agi de la sorte parce que c'est à nous de si bien arranger leurs affaires, qu'ils ne s'occupent pas des nôtres. Comme il était allé visiter Jean Auguthi établi avec son armée en dehors des murs de Pérouse, puis l'Abbé de Monte-Major, qui gouvernait Pérouse pour le Pape et venait d'être promu Cardinal, il lui dit : Pour le mal que tu as fait ici, on t'a fait Cardinal ; si tu avais fait pis, on t'aurait fait Pape. Lorsqu'il mariait sa fille, encore toute jeune, à Messire Galeotto, qui était déjà mûr, beaucoup de ses proches, tant hommes que femmes, lui dirent : Eh ! Messire Ridolfo, à quoi pensez-vous de donner une enfant à un vieillard? Il répondit : — Je l'ai fait pour nous, et non pour elle. Il fut exposé en effigie à Florence, pour lui faire honte, lorsqu'il se brouilla avec la République. La chose lui fut rapportée ; il s'écria : On représente les Saints en peinture ; donc je suis devenu un Saint. Il disait qu'il en était des Papes comme des cochons. Quand on tue un cochon, toute la maison, tout le voisinage est en fête. Ainsi à la mort des Papes le monde entier, toute la catholicité fait réjouissance. Quand les Florentins, en 1362, eurent la guerre avec les Pisans et qu'il fut leur général en chef, il vint placer son camp à Valdera, ayant avec lui deux Conseillers Florentins, quelques marchands peut-être, quelques cardeurs de laine, qui une belle nuit s'avisèrent de trouver le camp mai établi en tel endroit : ils pensaient qu'il serait mieux sur une hauteur voisine. Ils se levèrent dès le matin avec cette idée, prirent à part Messire Ridolfo, et lui dirent : Il nous semble que le camp serait bien mieux en cet endroit. Messire Ridolfo, après les avoir écoutés et clignant de l'œil en les regardant: — Allez, allez, leur dit-il, allez dans vos boutiques vendre votre drap. S'il disait juste, c'est ce que chacun doit penser. Qu'est-ce que peuvent avoir de commun le négoce ou les métiers mécaniques avec l'art militaire ? Ceux du gouvernement de Florence, n'ayant pas été contents de lui à la fin de la guerre avec l'Église, le firent exposer en effigie, comme il a été dit plus haut. Quelque temps après, lorsqu'on eut effacé cette peinture, des Ambassadeurs Florentins lui furent envoyés et il leur joua deux bons tours. Le premier, c'est que les ayant invités à sa table en plein mois de Juillet, il fit allumer derrière eux dans la cheminée un grand feu, comme si l'on avait été au mois de Janvier. Les Ambassadeurs se sentant dans le dos cette chaleur, insupportable par la canicule, demandèrent à Messire Ridolfo pourquoi il faisait allumer du feu en Juillet, à dîner. — C'est que, leur répondit Messire Ridolfo, lorsque les Florentins m'ont exposé en effigie, ils m'ont fait peindre les jambes nues, sans mes culottes. Depuis ce temps-là j'ai si froid aux jambes, que je n'ai jamais pu me les réchauffer, et il me faut entretenir bon feu. Les Ambassadeurs sourirent un tout petit peu, mais ce mot leur ferma la bouche. Ensuite, après les ragoûts, vinrent des chapons bouillis avec des lasagnes; Messire Ridolfo avait commandé qu’on eût soin de lui servir sa portion toute refroidie, devant lui, et que celles des Ambassadeurs fussent on ne peut plus chaudes, bouillantes. Dès que les assiettes furent sur la table, Messire Ridolfo se mit à manger tranquillement, à pleine cuiller ; les Ambassadeurs, le voyant faire, crurent de bonne foi pouvoir y aller avec la même assurance, et à la première bouchée se brûlèrent si fort le palais, que l'un se mit à larmoyer, et l'autre à considérer le plafond, en renâclant. Que regardez-vous donc ? lui demanda Messire Ridolfo. — Je regarde ce plafond, répondit-il, comme il est beau ; qui est-ce qui l'a fait ? — C'est maître Soufflez-moi-ça ; dit Messire Ridolfo ; ne le connaissez-vous pas ? Les Ambassadeurs comprirent l’Allemand et laissèrent refroidir les lasagnes. Après, entre eux, ils se dirent : Belle affaire pour nous, de nous dépêcher d'exposer les Princes en effigie, comme de simples portefaix ; il nous l'a bien montrée, que c'est une belle affaire. Tout penauds, ils s'en revinrent à Florence où, dès que l'histoire fut connue, tout le monde dit que Messire Ridolfo avait rendu pain pour fouace. Il avait envoyé un de ses gens porter une lettre ; celui-ci fut pris par un de ses ennemis, qui lui fit couper les mains. De retour avec ses moignons près de Messire Ridolfo, cet homme lui dit : Monseigneur, j'ai eu cela pour vous. — Quand tu voudras te boutonner, lui répondit-il, tu verras si tu l’as eu pour toi ou pour moi.
NOUVELLE XLIIMessire Macheruffo de Padoue montre très bien leur tort aux Florentins, à propos de certaine mauvaise farce que lui ont faite de jeunes écervelés; il le leur montre en parole et en action.
essire Macheruffo de Macheruni, de Padoue, vieux Chevalier chargé d'années et anciennement envoyé comme Podestat à Florence, ne le cède en rien à Messire Ridolfo, dans cette nouvelle. Il était arrivé en qualité de Podestat à Florence, comme je viens de le dire, vêtu d'un long manteau garni de fourrure par-devant, de sorte qu'il ressemblait plutôt à un Médecin qu'à un Chevalier; tout le monde le regarda, le reluqua curieusement, surtout quelques jeunes gens facétieux, qui en rirent plus que les autres et se proposèrent de lui jouer quelque bon tour. Pour que le fait s'ensuivît, le premier jour qu'il entra en charge, à la nuit tombante, ils suspendirent à sa porte, avec des clous, quantité de fioles pleines d'urine. Le lendemain matin, le portier, ouvrant le guichet au Chevalier, qui voulait aller faire sa ronde, vit qu'une dizaine de fioles y étaient appliquées, et, s'avançant au dehors, pour regarder toute la porte, il aperçut le reste. Aussitôt il courut conter la chose au Podestat, qui, après l'avoir écouté, lui dit : Va, ordonne qu'on me les apporte toutes ici, telles qu'elles sont, et prends bien garde qu'il ne s'en casse pas une. Pour ce faire, il fallut que le Chevalier employât toute la prévôté, prête à aller en ville à sa suite, à apporter ces fioles devant lui. Lorsqu'il les vit, le Podestat se mit à les prendre en main une à une, examina le liquide, puis les donna à ses gens avec ordre de les suspendre tout autour de la grand’ salle, et, s'il n'y avait pas de quoi, d'y enfoncer des clous. Ainsi commandé, ainsi exécuté ; notre gentilhomme avait examiné toutes ces urines, de tant de variétés, ni plus ni moins qu'un Médecin. Le jour suivant, soit que le Conseil se réunît en cette salle suivant l'ancien usage, soit que le Podestat eut exprès mandé un grand nombre des principaux Bourgeois, ils arrivèrent sans se douter de rien, et voyant ces fioles d'urine, s'en émerveillèrent. Lorsqu'ils furent au complet, le Podestat vint les rejoindre et leur parla en ces termes : Messieurs les Florentins, j'ai toujours entendu dire que vous étiez les gens les plus sages du monde, et depuis que je suis arrivé ici, en si peu de temps, je m'aperçois que vous êtes encore plus sages qu'on ne le croit; vous m'en donnez une preuve manifeste. Sitôt la venue de votre Podestat, en gens avisés, considérant qu'il faut que le Gouverneur de la ville purge les vices et les désordres de ceux dont il a la charge, ni plus ni moins qu'il appartient au Médecin de guérir les infirmités de ses malades, vous m'avez cette nuit fait apporter de vos urines, en guise d'indices, dans ces fioles que vous voyez là suspendues tout autour, et qui ont toutes été mises à ma porte. Je les ai examinées, et, quoique je ne sois pas très fort en médecine, j'y ai vu et reconnu que vos concitoyens ont de graves indispositions ; mais avec la grâce de Dieu, j'espère les en guérir, et vous laisser plus sains, en meilleur état que je ne vous trouve. Quand il eut ainsi parlé, les Bourgeois se concertèrent à part et chargèrent l'un d'entre eux de répondre pour tous. Celui-ci dit au Podestat qu'il était impossible que dans une grande ville il ne se trouvât toutes sortes de gens, des imbéciles, des sots, des insensés; qu'ils le priaient fort de faire rechercher ceux qui avaient suspendu les fioles et d'en tirer telle punition qu'elle servît d'exemple à tous; il ajouta encore d'autres paroles. Le Podestat leur répliqua : — Vous me dites qu'il y a ici toutes sortes de gens, des ignorants, des fous ; c'est pour ceux-là que nous sommes envoyés, moi et les autres Gouverneurs; si toutes les populations étaient sages, il n'y aurait besoin ni de Gouverneurs ni d'officiers. Les bourgeois prirent alors congé et se retirèrent. Resté seul, le Podestat, quoique homme de cœur, ne put dormir, tant il était agité par la colore; mais, à l'aide d'informations, très soigneusement et en secret, il connut tous ceux qui étaient de mauvaises mœurs et de mauvaise vie, et prenant tantôt un voleur, tantôt deux, tantôt trois ou quatre assassins, pipeurs de dés ou d'autres de pires conditions, il commença de les dépêcher et expédier en l'autre monde; dans le nombre, il y en eut bien quelques-uns de ceux qui avaient apporté les fioles. Bref, il en pendit, décapita et justicia de toutes les façons tant et tant, qu'au sortir de sa charge, il laissa notre ville entièrement saine et guérie, et elle resta en repos assez longtemps. Il ne faut donc jamais juger sur les apparences et se, moquer de personne, surtout. des Gouverneurs ; l’apparence donne souvent à l'homme qui a de la valeur les dehors de qui ne vaut rien, et qui n'est rien semble quelque chose. Et je crois qu'il en fut ainsi par la permission de Dieu : il voulait que la chose arrivât pour que les scélérats fussent punis et la mauvaise herbe arrachée, de façon que cette cité s'en portât mieux.
NOUVELLE XLVIIILapaccio di Geri de Montelupo, à la Cà Salvadega, couche avec un mort et le jette en bas du lit; ne le sachant mort, il croit l'avoir tué; enfin il apprend la vérité et s'en va à la grâce de Dieu, à moitié fou.
apaccio di Geri de Montelupo, dans le pays de Florence, vivait de mon temps, je lai connu et je me suis trouvé souvent avec lui, parce que c'était un plaisant compagnon, assez simple. Si quelqu'un, après l'avoir touché de la main, venait à lui dire : Un tel est mort, vite Lapaccio voulait lui rendre l'attouchement, et si le camarade se sauvait et qu'il ne pût le rejoindre, il courait toucher n'importe quel passant dans la rue ; faute d'attraper personne, il aurait donné un coup de pied à un chien ou à une chatte, et s'il n'y avait là ni chat ni chien, il touchait du moins la lame de son couteau. Il était si superstitieux, qu'ayant été frôlé dans une telle circonstance et ne pouvant rendre la pareille à personne, il serait pour sûr trépassé du même trépas que le mort qui en aurait été la cause, et vitement. Pour cette raison, si un malfaiteur était mené à la potence ou qu'il vînt à passer une bière, une croix, tout le monde était si bien au fait, que chacun s'empressait d'aller le toucher; notre homme alors de se mettre à courir tantôt après l'un, tantôt après l'autre, et ceux qui lui avaient joué ce tour s'en donnaient à cœur joie. Il lui arriva, par hasard, d'être délégué par le Gouvernement de Florence pour l'élection d'un Podestat. C'était pendant le Carême. Il partit de Florence, gagna Bologne, puis Ferrare, et, sortant de cette ville, parvint un soir, sur le tard, en un endroit assez sauvage et marécageux, qui s'appelle la Cà Salvadega. Descendu à l'auberge, il réussit enfin à loger ses chevaux, fort mal, parce qu'il y avait là beaucoup de Bohémiens et de Pèlerins, qui étaient déjà au lit, trouva quelque chose à manger et son repas fait, demanda à l'hôte où coucher. L'hôte lui répondit : Tu feras comme tu pourras ; entre là-dedans, voilà tous les lits que je possède, et il y a déjà beaucoup de Pèlerins ; regarde s'il ne reste pas une place vide quelque part et arrange-toi de ton mieux; d'autres lits et d'autre chambre, je n'en ai pas. Lapaccio s'avança dans la salle, et regardant de lit en lit, dans une demi-obscurité, les trouva tous pleins, sauf un seul dans un coin duquel était un Bohémien, mort de la veille. Lapaccio, ne se doutant point de la chose, car il aurait mieux aimé se mettre dans le feu que dans ce lit, et voyant qu'il n'y avait personne dans l'autre coin, s'y coucha. Comme il arrive souvent qu'en s'enveloppant pour s'endormir, il vous semble que le compagnon empiète sur votre terrain, Lapaccio dit : Eh, bonhomme, recule un peu. Le compagnon resta muet et roide : son âme était dans l'autre monde. Un moment après, Lapaccio le pousse en disant : Oh! oh! tu dors comme un pieu; fais-moi un peu de place, je te prie. Le bonhomme était toujours immobile. Lapaccio, voyant qu'il ne bougeait pas, le pousse plus fort : Eh, recule-toi, Dieu te damne ! Autant le dire au mur; l’autre n'était pas près de remuer. Lapaccio commence à se fâcher et s'écrie : Puisses-tu te faire couper le cou, car tu dois être un coquin. Puis, lui mettant ses jambes en travers du corps et appuyant ses mains au bois de lit, il lui flanque une paire de coups de talons et le pousse de toute sa force; le cadavre tombe du lit si lourdement et avec un tel bruit, que Lapaccio se met à dire à part soi : Malheureux, qu'est-ce que j'ai fait là? En tâtant la couverture, il se dirige vers l'autre bord du lit, au pied duquel le compagnon gisait par terre, et lui dit tout doucement : Voyons, est-ce que tu t'es fait mal? remonte donc au lit. Le camarade, muet comme de l'huile, laissait dire à Lapaccio tout ce qu'il lui plaisait ; il n'était pas pour répondre ni retourner au lit. Lapaccio, qui avait bien entendu la lourde chute du corps, voyant maintenant que l'autre ne geignait pas et ne bougeait du plancher, se met à se dire : Holà, malheureux que je suis, je l'ai tué. Il regarde, regarde, et plus il considère, plus il croit l’avoir tué. O mon pauvre Lapaccio, se dit-il, que faire? où aller? si du moins je pouvais me sauver, mais je ne sais où, car je ne suis jamais venu en ce pays. Plût au ciel que je fusse mort à Florence au lieu de venir ici ! Si j'y reste, je vais être mandé à Ferrare ou ailleurs, et on me fera couper la tête. Si je dis tout à l'hôte, il aimera mieux me voir mourir que d'en courir le risque. Toute la nuit il demeura dans ce tourment et cette perplexité, comme un condamné qui a reçu l'ordre de recommander son âme à Dieu, et s'attend à être mené le matin au supplice. Dès que l'aube parut, les Pèlerins commencèrent à se lever et à sortir. Lapaccio, plus mort que le cadavre, se mit à se lever, lui aussi, et résolut de s'échapper le plus tôt possible, pour deux motifs, dont je ne saurais dire celui qui le tourmentait le plus : le premier était de fuir le péril et s'en aller avant que l'hôte ne s'aperçût de rien ; le second, de s'éloigner du mort, à cause de la superstition qui lui faisait éviter tous les cadavres. Une fois sorti de la salle, Lapaccio dit au garçon de seller les chevaux, va trouver l'hôte, demande ce qu'il doit et paye. En comptant l'argent, les mains lui tremblaient comme la feuille. Eh ! vous avez froid ? lui demanda l'hôte ; il put à peine répondre : — Je crois que c'est à cause du brouillard qui s'est élevé sur ces marais. Pendant que l'hôte et Lapaccio en étaient là, survint un des Pèlerins se plaindre de ne pas retrouver sa besace à l'endroit où il avait couché. L'hôte, avec une chandelle allumée qu'il tenait à la main, tout de suite va dans la salle, cherchant de tous côtés. Lapaccio, les yeux pleins d'inquiétude restait au loin, lorsque l'aubergiste, s'approchant du lit où il avait dormi, et regardant par terre avec sa chandelle, aperçut le cadavre du Bohémien, au pied du lit. A cette vue, il se prit à dire : Que diable est cela? Qui a couché dans ce lit? Lapaccio, qui se tenait tout tremblant aux aguets, ne savait trop s'il était mort ou vif. Un Pèlerin, peut-être celui-là même qui avait perdu sa besace, s'écria, montrant Lapaccio : — C'est lui qui a couché là. Notre homme se voyant découvert et croyant déjà se sentir le couperet sur la nuque, prit l'hôte à part et lui dit : — Je me recommande à toi, pour l'amour de Dieu; j'ai couché dans ce lit, et je n'ai jamais pu obtenir que le compagnon me fît de la place et restât dans son coin; en le repoussant à coups de talons, je l'ai fait tomber par terre, je ne croyais pas le tuer. C’est un accident; il n'y a pas de ma faute. — Comment t'appelles-tu? lui demanda l'hôte. Lapaccio lui dit son nom. L'hôte poursuivit : Que veux-tu que cela te coûte pour que je t'en réchappe ? — Mon frère, répondit Lapaccio, j'ai pour tant de biens à Florence; je vais t'en faire un billet. L'hôte voyant l'homme simple que c'était, s'écria : — Malheureux, Dieu te confonde! ne voyais-tu goutte hier soir? Tu as été te coucher avec un Bohémien qui était mort dans l'après-midi. Quand Lapaccio entendit cela, il lui sembla se porter un peu mieux, pas beaucoup pourtant, parce qu'il ne faisait pas grande différence entre la peine capitale et l'horreur d'avoir couché avec un cadavre. Mais reprenant un peu de souffle et d'assurance, il se mit à dire à l'hôte : — Tu es un plaisant garçon ; que ne me prévenais-tu hier qu'il y avait un mort dans ce lit ? Si tu m'avais prévenu, non-seulement je ne me serais pas arrêté ici, mais j'aurais marché je ne sais combien de milles, fallût-il coucher dans les fossés, sur les roseaux. Tu m'as donné un tel frisson, que je n'en rirai plus de ma vie, et que je suis capable d'en mourir. L'aubergiste, qui lui demandait d'abord quelque chose pour le faire sauver, entendant les paroles de Lapaccio, eut peur d'avoir à faire à lui, et, du mieux qu'il put, opéra la réconciliation. Lapaccio s'éloigna au plus vite, regardant de frayeur derrière lui, crainte que la Cà Salvadega ne fût à ses trousses, et la figure plus décomposée que le Bohémien qu'il avait jeté en bas du lit. L'âme remplie de ce tourment, et il n'était pas mince, Lapaccio se rendit chez certain Messire Andresagio Rosso, de Parme, qui avait un œil de moins, et qui vint comme Podestat à Florence. Notre homme s'en revint dire qu'il avait notifié l'élection audit Podestat, qui acceptait ; mais sitôt de retour, il fit une maladie qui le mit à deux doigts de la mort. Je crois que le hasard, le voyant si superstitieux que d'avoir en horreur le contact d'un mort, comme de mauvais augure, prit plaisir à se moquer de lui, de la façon qui vient d'être dite : arrivée à lui, l'aventure était bizarre; pour un autre, il n'y aurait rien eu là de si extraordinaire. Que les humeurs des hommes sont dissemblables ! il y a quantité de gens qui, bien loin d'avoir peur des présages, se moqueraient pas mal de se trouver ou de se coucher au milieu de cadavres ; d'autres ne seraient nullement en peine de dormir dans un lit où il aurait des serpents, des crapauds, des scorpions, toutes sortes de bêtes venimeuses et de saletés ; d'autres, au contraire, éviteront de s'habiller en vert, qui est la plus jolie couleur du monde; d'autres ne voudront rien entreprendre un Vendredi, le jour où s'est accompli notre salut. Il y a ainsi une foule de bizarreries et de sottises, si nombreuses qu'elles ne tiendraient pas dans ce volume.
NOUVELLE XLIXRibi, le bouffon, revenant d'une noce avec quelques jeunes gens, est ramassé par le guet; mené devant le Podestat, il recouvre la liberté, lui et ses compagnons, grâce à un bon mot.
lus hardi cent fois et plus courageux se montra Ribi, te bouffon, vis-à-vis du Prévôt d'un Podestat, qui l'avait arrêté, et du Podestat lui-même, que ce peureux, ce poltron de Lapaccio. Ce Ribi, un plaisant drôle, était Florentin ; il vivait le plus souvent, comme font tous ceux de son espèce, à la cour des Seigneurs de Lombardie et de Romagne, parce qu'il y faisait aisément ses affaires : il n'avait qu'à dire des bourdes et recevait en échange bons morceaux et vêtements. Quand il venait à Florence, n'y ayant pas gras à gagner, il se rabattait sur les noces, où il léchait toujours quelque chose. Une fois qu'il se trouvait à Florence, une belle noce ayant lieu près de Santa-Croce, il y resta presque toute la journée ; la nuit venue, après que tous, tant hommes que femmes, eurent soupe et dansé, le marié couché avec la mariée, ce Ribi s'en alla suivi d'une bande de jeunes gens de bonne famille, dans l'intention de loger à l'auberge avec eux. Advint que la bande, en passant près de San-Romeo, rencontra le Prévôt du Podestat, qui faisait sa ronde. Le Prévôt se mit à dire : Quelles gens êtes-vous? — Amis, Messire, répondirent-ils; passez devant. — Combien êtes-vous? — Voyez-le, dirent-ils. Le Prévôt, tout en les comptant et en disant : tant d'hommes, tant de torches, remarqua l'une de celles-ci dont le poids n'était pas de six onces. — Cette torche n'est pas de poids, s'écria-t-il. Ribi sortit des rangs : — Si, Messire, elle a le poids. Le Capitaine répliqua : — Elle devrait peser trois livres et elle n'est pas de quatre onces. Ribi reprit, et lestement : — Eussiez-vous le reste dans le cul! Le mot était à peine dit, que le Prévôt cria : — A la garde! empoignez-moi cet homme, garçons, et celui-ci, et cet autre, et menez-les tous au Palais. Ribi disait : — Et pourquoi ? Messire ; aie, aie ! pourquoi donc ? — Comment, pourquoi ? répondit le Prévôt; est-ce que tu me prends pour un morveux? J'ai fait pendre des gens qui en ont moins dit que tu ne viens d'en dire, pour te moquer de la Justice. Et Ribi de s'écrier : —Là, Messire le Prévôt, nous revenons de noce et nous sommes un peu échauffés ; ce que nous avons dit, c'est pour rire. — Pour rire à la male heure, reprit le Prévôt; vous dites que vous êtes échauffés; je me charge de vous chauffer autrement les côtes : par les plaies de Dieu, quand nous serons au Palais, vous chanterez une autre gamme, à l'estrapade. En avant. Et le guet emmena de force la bande au Palais. Lorsqu'ils arrivèrent, le Podestat, natif, je crois, de Santo-Gemino, se trouvait en train de se promener sur la terrasse, au haut de l'escalier; on était en été et il faisait grand chaud; il les aperçut et dit : Qui sont ces gens-là? Le Prévôt, qui se hâtait d'aller le trouver, lui demanda s'il voulait les faire comparaître immédiatement. Le Podestat dit oui, et tous furent amenés en sa présence; alors il demanda au Prévôt pourquoi il les avait arrêtés. Le Prévôt, se tournant du côté de Ribi, répondit : — Monseigneur, ce coquin vous a fait le plus grand affront, à vous et à votre Justice. — Et comment? demanda le Podestat. — Il vous a fait, dit le Prévôt, une vilenie que je n'oserai jamais répéter. Le Podestat s'écria : — Qu'a-t-il dit? le diable t'emporte! — La plus grande vilenie et la plus honteuse que vous ayez ouïe jamais ; veuillez, Monseigneur, refuser de l'entendre ; c'est par trop abominable. Et le Podestat répétait : — Je veux le savoir ; ne me mets pas en colère, sinon ce que je devrais lui faire, à lui, je te le ferai à toi. Le Prévôt, avec le plus grand regret du monde, dit enfin : — Mon Podestat, ce fieffé coquin, se trouvant avec cette bande de gens que voici, portait cette torche que vous voyez, et qui ne pèse pas six onces. Je lui dis qu'elle n'avait pas le poids, secundum formant statuti, il me répondit que si. Comment oses-tu prétendre que si ? lui dis-je ; elle n'est pas de quatre onces; il me répliqua : Eusses-tu le reste dans le cul! Ribi se récria : — Messire le Podestat, je n'ai pas ajouté : avec le manche. — Et qu'est-ce que le manche vient faire ici ? dit le Prévôt, Dieu et sa mère te cassent les reins ! Alors le Podestat, qui, en homme avisé, avait déjà compris toute l'histoire et s'en amusait, se tourna vers le Prévôt : — Si cet homme n'a pats dit : avec le manche; puisqu'il n'y avait presque plus de cire, comme tu l'affirmes et comme tu le vois, quand bien même son souhait se serait réalisé, il ne pouvait en résulter pour toi, ni d'être estropié, ni aucun autre mal. Ah! s'il avait ajouté : avec le manche! voilà qui eût été dangereux et mortel. Le Prévôt, tout courroucé, répondit : — Faites comme il vous plaira; mais, par les tripes de Dieu, si c'était à moi de le punir, la langue avec laquelle il a dit le mot, je la lui ferais arracher du sifflet. — Je te dis, Prévôt, repartit le Podestat, qu'il faut être juste; s'il n'a pas ajouté : avec le manche, il ne me semble pas mériter de punition. Un juge criminel se trouvait avec le Podestat; c'était le frère de ce Messire Niccola de San-Lupidio, à qui une autre fois Ribi avait enlevé ses culottes, comme Maître Jean Boccace l'a raconté dans son livre ; ce juge prononça : Nos Florentins sont tous des vantards; qu'on fasse jurer par serment à ce drôle s'il a dit : avec le manche. — Ainsi soit fait, ajouta le Podestat. Requis de prêter serment, Ribi leva la main : — Je le jure, parce Dieu que j'adore, je n'ai pas dit : avec le manche. Eh! Messire le Podestat, serais-je si hors de bon sens que de jurer le contraire, sachant que si je l'avais dit, je risquerais le feu ou le carcan? — Va-t'en donc à la grâce de Dieu, dit le Podestat ; pour cette fois, je te pardonne ; mais à l'avenir prends bien garde, quand ta torche sera plus pesante, de ne pas adresser de semblables paroles à quelque autre Prévôt ; c'est qu'alors tu aurais beau ne pas ajouter : avec le manche, si ta torche était aussi grosse que le veut l'ordonnance et qu'elle entrât où tu dis, au Cavalier, ce serait si dangereux que tu pourrais t'en mal trouver. Ribi remercia le Podestat, tant de l'absolution que de l'avertissement, et se retira avec toute la bande. Le Podestat rit beaucoup avec ses juges, et le Prévôt jura que la Justice venait de se déshonorer. Il restait tout confus, refusait de continuer son office, et longtemps il se disputa avec le Podestat, disant qu'il voulait s'en aller, que jamais sa charge ne lui rapporterait que des mépris, puisqu'un si grand crime était resté sans punition. A la fin pourtant, la réconciliation s'opéra; mais l'histoire se répandit dans toute la ville, et quand on apercevait ce Prévôt faisant sa ronde, les gamins criaient : C'est le Chevalier de la torche, avec le manche. Ce Gouverneur se montra vraiment homme d'esprit, en ayant égard à la nature de l'offense, aux circonstances et à l'homme dont il s'agissait. Le désespoir du Prévôt fut grand, car ce qu'il en avait fait, c'était pour la justice et à bonne intention ; seulement, s'il eût bien considéré, comme il le devait, qui était ce Ribi et ce qu'il avait dit, il aurait lait la paix tout de suite, parce qu'à ces gens tout semble permis, en paroles comme en actions. De son côté, Ribi se défendit d'une façon plaisante et originale, à laquelle on ne pouvait rien répliquer ; car, plus le Prévôt affirmait que la torche n'avait pas le poids, plus Ribi était excusable, plus le Prévôt plaidait pour lui.
[6] A l'Italienne, c'est-à-dire sept heures du soir. [7] Thuribulum, encensoir. [8] Accordé, accordé!
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