Ermold le Noir

 PIERRE DE VAULX-CERNAY

 

HISTOIRE DE L'HÉRÉSIE DES ALBIGEOIS, ET DE LA SAINTE GUERRE ENTREPRISE CONTRE EUX (de l'an 1203 a l'an 1218)

ECLAIRCISSEMENS ET PIÈCES HISTORIQUES SUR L'HISTOIRE DES ALBIGEOIS.

chapitres LXXXI à LXXXVI

Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman

Le texte latin provient de Migne

 

 

 

 

 

iiiCOLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13e SIÈCLE;

AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS, DES NOTICFS

ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L'ACADÉMIE DE PARIS.

 

B.L.

 

A PARIS

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

rue saint-andré-des-arts, n°. 68.

1824.

 

 

vHISTOIRE

DE L'HÉRÉSIE

DES ALBIGEOIS,

 

ET DE LA SAINTE GUERRE ENTREPRISE CONTRE EUX
(de l'an 1203 a l'an 1218);

 

Par PIERRE DE VAULX-CERNAY. 

 

 

 

 

345ECLAIRCISSEMENS

ET PIÈCES HISTORIQUES

SUR L'HISTOIRE DES ALBIGEOIS.

 

L

SUR L'ORIGINE DU NOM D'ALBIGEOIS.

 

(Extrait de l'Histoire générale du Languedoc, par Dom Vaissette, tom. III, not. 13, pag. 553.)

 

I. «Les modernes sont partagés touchant cette origine; les uns prétendent que le nom d'Albigeois fut donné aux hérétiques de la province dès le temps de saint Bernard, à cause qu'il y avait alors un grand nombre de ces sectaires à Albi ou dans le diocèse; les autres soutiennent, au contraire, que les hérétiques de Languedoc furent ainsi nommés parce que leurs erreurs furent condamnées dans le concile tenu à Lombers en Albigeois; en sorte qu'on leur aurait donné ce nom dès l'an 1165 que ce concile fut tenu. Basnage, célèbre protestant, réfute l'opinion de ces derniers; il prétend «que, comme les hérétiques qui furent condamnés en 1179 dans le concile de Latran étaient dans la Gascogne et le pays d'Albi, c'est là la véritable raison qui les faisait appeler Albigeois; au lieu, ajoute-t-il, que Catel et d'autres historiens 346veulent que cette qualité leur ait été donnée à cause que leur première condamnation fut prononcée à Albi: ce fait est faux, poursuit-il; mais de plus on ne tire jamais le nom d'une secte du lieu où elle a été condamnée.» Ainsi, suivant cet auteur, le nom d'Albigeois aura été en usage dès l'an 1179 pour signifier les hérétiques qui habitaient ce pays et la Gascogne. Mais on ne peut pas tirer cette induction du canon du concile de Latran qu'il cite; il y est parlé seulement en général des hérétiques nommés Cathares, Patarins et Poblicains, qui avaient fait des progrès dans la Gascogne, l'Albigeois, le pays de Toulouse et ailleurs. Or, comme le concile ne marque pas qu'ils étaient en plus grand nombre dans l'Albigeois que dans la Gascogne et le Toulousain, et qu'on voit au contraire, par les actes de la mission que le cardinal de Saint-Chrysogone avait faite l'année précédente à Toulouse et aux environs, qu'ils y dominaient encore plus que dans l'Albigeois, il s'ensuivrait que, si on leur eût donné alors le nom d'un pays, on aurait dû les appeler plutôt Gascons et Toulousains qu'Albigeois. D'ailleurs nous ferons voir bientôt que ce dernier nom n'a pas été donné aux hérétiques avant le commencement du treizième siècle, et qu'ils étaient alors bien plus étendus dans le Toulousain, les diocèses de Béziers et de Carcassonne que dans celui d'Albi. La difficulté subsiste donc; et si les Albigeois n'ont pas pris leur nom de leur condamnation au concile de Lombers (quoiqu'il ne soit pas impossible, malgré ce qu'en dit Basnage, qu'on ne puisse tirer le nom d'une secte du lien où elle a été condamnée), il est vrai de dire qu'on n'a aucune 347preuve qu'ils aient été ainsi nommés, parce qu'ils étaient en plus grand nombre à Albi et dans les environs que partout ailleurs.

«Enfin le célèbre M. de Thou, suivi par le père Percin, donne une autre étymologie à ce nom; il le fait dériver d'Albe ou Alps, ancienne capitale du Yivarais, où il suppose que les Vaudois passèrent du Lyonnais, et d'où, ajoute-t-il, ils se répandirent dans le reste de la province. On ne trouve cette étymologie que dans l'édition de l'histoire de M. de Thou, de l'an 1626, et elle manque dans celles de 1604, 1606 et 1609. Au reste cette opinion est sans fondement; car il n'y a pas lieu de douter que le nom d'Albigeois, donné aux hérétiques du treizième siècle, ne vienne du pays de ce nom, dans l'ancienne Aquitaine. Tout consiste à savoir s'ils furent ainsi appelés, ou parce qu'ils furent condamnés dans le pays, ou parce qu'ils y étaient en plus grand nombre que partout ailleurs.»

IL «Pour connaître la véritable origine du nom d'Albigeois, il faut recourir aux anciens auteurs et aux monumens du temps. Nous n'en trouvons aucun avant la fameuse croisade qui fut entreprise en 1208 contre ces hérétiques qui leur ait donné le nom d'Albigeois. Tels sont, entre les contemporains, Pierre, le vénérable abbé de Cluni; saint Bernard, abbé de Clairvaux; Roger de Hoveden; Guillaume de Neubrige; Bernard, abbé de Fontcaude, au diocèse de Narbonne, qui écrivit, en 1185, un traité contre les Vaudois et les Ariens de la province; et enfin Alain, religieux de Cîteaux et évêque d'Auxerre, mort en 1302, dans son traité contre les mêmes hérétiques, qu'il dédia à Guillaume VII, seigneur de Montpellier. 348ll fallait sans doute que Casimir Oudin1 n'eût pas lu ce dernier ouvrage, car il avance que l'auteur y fait mention des hérétiques albigeois: aucun de ces auteurs ne leur donne ce nom.»

«Entre ceux qui ont écrit depuis la croisade de 1208, l'un des plus célèbres est Pierre, moine de l'abbaye de Vaulx-Cernay, au diocèse de Paris, qui dédia son histoire des Albigeois ou d'Albigeois, comme il y a dans le titre, au pape Innocent III. Son témoignage est d'autant plus respectable qu'il était témoin oculaire de cette croisade. Or cet auteur marque clairement, dans son épître dédicatoire au pape, l'étymologie du nom d'Albigeois par rapport à ces hérétiques: Unde sciant, dit-il, qui lecturi sunt, quia in pluribus hujus operis locis, Tolosani, et aliarum civitatum et castrorum hœretici, et defensores eorum, generaliter Albigenses vocantur; eo quod aliœ nationes hœreticos Provinciales Albigenses consueverint appellare.»

«On voit, par ce que nous venons de dire, qu'avant la croisade de l'an 1208, le nom d'albigeois, pour désigner les hérétiques de la Provence, n'était pas encore connu, et qu'on les appelait Toulousains ou Provençaux. En effet, Pierre de Vaulx-Cernay lui-même leur donne communément ce dernier nom; il les appelle les hérétiques toulousains dans plusieurs endroits de son histoire. Arnaud, abbé de Cîteaux, leur donne le même nom en 1212; et le pape Innocent III, qui en parle souvent dans ses épîtres, ne les nomme jamais que les hérétiques provençaux ou de Provence, excepté dans une lettre qu'il adressa 349le 2 juillet de l'an 1215, à Simon de Montfort, dans laquelle il les appelle les hérétiques albigeois. Quant à la dénomination de Provençaux, elle vient, non de ce que la Provence propre fut infectée la première de leurs erreurs, comme le croit un historien moderne, mais parce qu'on comprenait alors le Languedoc dans la Provence généralement dite. On peut remarquer encore que ce sont les étrangers qui se croisèrent en 1208 qui donnèrent les premiers le nom d'albigeois aux hérétiques qu'on nommait auparavant Provençaux, ou qu'on désignait sous divers autres titres2

«On peut confirmer tout ceci par l'autorité de Robert, religieux de Saint-Marien d'Auxerre, qui écrivait dans ce temps-là, et qui finit sa chronique à l'an 1211. Cet auteur, sous les années 1201, 1206 et 1207, donne le nom de Bulgares (Bulgarorum hœresis) aux hérétiques de la Provence; et, sous l'an 1208, il fait plusieurs mentions des hérétiques albigeois à l'occasion de la mort du légat Pierre de Castelnau et de la croisade qui fut publiée en conséquence; c'est ainsi que Guillaume de Nangis, dans sa chronique, appelle Bulgares en 1207 ceux qu'il nomme Albigeois en 1208. Anno 1207, dit cet auteur, Bulgarorum hœresis invaluerat in terra comitis Tolosani et principum vicinorum} etc. Anno 1208,, Guillelmus Bîturicensis archiepiscopus parans iter contra 350Albigenses, in Christo dormivit. Il résulte de ce que nous venons d'établir, que le nom à'Albigeois, pour signifier les hérétiques de la province, n'ayant été en usage que depuis l'an 1208, le sentiment de M. l'abbé Fleuri, qui prétend que ce nom leur a été donné au milieu du douzième siècle, à cause du grand nombre d'hérétiques que saint Bernard trouva à Albi et aux environs, ne saurait se soutenir; on doit en dire de même de Basnage, qui leur donne ce nom dès l'an 1179.»

«Mais, dira-t-on, il sera du moins vrai que, lorsque le nom d'Albigeois fut donné aux hérétiques au commencement du treizième siècle, ce fut la ville d'Albi et le reste du diocèse qui y donnèrent occasion, comme il est marqué expressément dans Mathieu Paris, auteur anglais qui vivait vers le milieu du même siècle. Circa dies istos, dit cet auteur sous l'an 1213, hœreticorum pravitas qui Albigenses appellantur, in Wasconia, Aquitania et Albigesio, in partibus Tolosanis et Arragonum regno adeo, invaluit, ut jam non in occulta, sicut alibi, nequitiam suant exercerent; sed errorem suum publice proponentes, ad consensum suum simplices attraherent et infirmos. Dicuntur autem Albigenses, ab Alba civitate, ubi error ille dicitur sumpsisse e.xordium. Il est bien certain que les hérétiques albigeois, qui n'étaient pas différens des Manichéens, des Henriciens, des Pétrobusiens, des Bons-Hommes, etc., ne prirent pas leur origine dans la ville d'Albi, et qu'ils avaient infecté diverses provinces du royaume de leurs erreurs avant que de pénétrer dans l'Albigeois. En effet, s'ils avaient pris leur origine à Albi, on leur aurait donné le nom 351d'Albigeois dans le douzième siècle, durant lequel ils firent tant de ravages en France et dans les pays voisins; il faut donc avoir recours à une autre raison pour trouver l'étymologie de leur nom.»

III. «En 1208, lorsque ce nom fut mis en usage, les hérétiques, qu'on appelait auparavant Manichéens, Bulgares, Ariens, Poblicains, Patarins, Cathares, Vaudois, Sabbattati ou lnsabbattati, avaient, à la vérité, fait de grands progrès dans le diocèse d'Albi, mais beaucoup moins que dans ceux de Toulouse, Béziers, Carcasonne, Narbonne, etc. Aussi le fort de la croisade tomba-t-il sur ces derniers diocèses, où les hérétiques firent beaucoup plus de résistance que dans l'Albigeois, pays qui se soumit volontairement presque tout entier à Simon de Montfort en 1209. Nous inférons de là que les étrangers qui, suivant Pierre de Vaulx-Cernay, donnèrent alors le nom général d'Albigeois à tous les hérétiques de la province, soit Manichéens ou Ariens, soit Vaudois, etc., le firent, ou parce que ces sectaires avaient été condamnés longtemps auparavant au concile tenu à Lombers en Albigeois, ou à cause qu'on comprenait alors sous le nom général de pays d'Albigeois une grande partie de la province, entre autres les diocèses de Béziers et de Carcassonne, et le Lauraguais qui étaient, avec l'Albigeois, sous la domination du vicomte Raymond-Roger, et qui étaient également infectés par les hérétiques: cette dernière raison nous paraît la plus vraisemblable.»

«On peut l'appuyer en effet sur divers monumens qui donnent à tous ces pays le nom de parties d'Albigeois. I°. Guillaume-le-Breton, auteur contempo-352rain, parlant, sous l'an 1208, de la croisade entreprise cette année contre les hérétiques de la province, s'exprime en ces termes: Proceres regni Franciœ terram provincialem et albigensem visitarunt. Or l'armée des Croisés fit alors ses principales expéditions dans les diocèses de Béziers et de Carcassonne, et elle se sépara après la prise de cette dernière ville. 2°. L'Albigeois, proprement dit, ne comprenait alors que le seul diocèse d'Albi: or Pierre de Vaulx-Cernay, auteur contemporain, parle d'une députation faite en 1213, par Simon de Montfort et les évêques de la terre d'Albigeois, au roi d'Arragon; preuve certaine qu'au commencement du treizième siècle on comprenait sous le nom d'Albigeois une grande partie de la province. 3°. Gui, comte de Clermont en Auvergne, dans une donation qu'il fit le 26 d'avril de l'an 1209, en faveur de Pétronille sa femme, déclara qu'il voulait aller dans les pays d'Albigeois: Volens ire versus partes Albigenses; et dans son testament qu'il fit vers le même temps, il marque en général qu'il était sur le point de partir contre les hérétiques: Cum jam esset profuturus contra hœreticos. Or nous avons déjà remarqué qu'en 1209 l'armée des Croisés borna ses expéditions aux diocèses de Béziers et de Carcassonne, où était le fort de l'hérésie; il faut donc qu'on comprît alors ces deux diocèses avec l'Albigeois propre, sous le nom général de parties d'Albigeois, soit à cause qu'ils étaient sous une même domination, soit parce que l'Albigeois propre, qui faisait partie de l'Aquitaine, était plus étendu que chacun de ces diocèses, qui d'ailleurs n'avaient pas de dénomination particulière de pays, comme l'Albigeois. Ainsi ces 353étrangers auront cru devoir donner ce nom aux autres pays voisins où régnait l'hérésie. 4°. Nous voyons que le comté de Toulouse même était compris, en 1224, sous le nom général de pays d'Albigeois, comme il paraît par la cession qu'Amaury de Montfort fit au mois de février de cette année, au roi Louis VIII, de ses droits sur le comté de Toulouse et les autres pays d'Albigeois: Super comitatu Tolosano et alla terrœ Albigesii. 5°. On trouve une preuve bien claire qu'on comprenait alors la plus grande partie de la province et des pays voisins sous le nom de pays d'Albigeois, dans les demandes que le roi Louis VIII fit la même année au pape Honoré III, car ce prince pria le pape d'agir auprès de l'empereur, afin que ses terres voisines de l'Albigeois ne fissent aucun obstacle à l'expédition qu'il méditait d'entreprendre contre le comte de Toulouse: Item petit quod D.papa procuret erga imperatorem, quod terrœ suce vicinœ Albigesio, non noceant regi in hoc negotio. Or l'empereur n'étendait sa domination que jusqu'au bord oriental du Rhône. 6°. Enfin pour omettre un grand nombre d'autres preuves, Henri de Virziles, NÏcolas de Châlons et Pierre de Voisins, que le roi envoya pour ses commissaires, en 1259, dans les deux sénéchaussées de Beaucaire et de Carcassonne pour restituer les biens mal acquis au domaine, sont qualifiés inquisitores in partibus Albigensibus, dans une requête que Pons, évêque de Béziers, leur présenta en 1262, et ils prennent eux-mêmes le titre d'Inquisitores deputati ab illustrissimo rege Francorum, super injuriis et emendis ipsius D. regis in partibus Albigensibus.»

354«Il s'ensuit de là que les différens hérétiques qui, sous divers noms, avaient infecté la province de Languedoc et les pays voisins durant tout le douzième siècle, furent appelés, à la vérité, au commencement du siècle suivant, du nom général d'Albigeois, de la ville d'Albi et du pays d'Albigeois proprement dit; mais non pas à cause qu'ils y étaient en plus grand nombre que dans les diocèses voisins, ou parce qu'ils avaient pris leur origine dans cette ville.»

IV. «On pourrait objecter contre notre système le témoignage de Geoffroi, prieur de Vigeois, auteur décédé avant la fin du douzième siècle qui, parlant sous l'an 1181 de la mission que Henri, cardinal-évêque d'Albano, entreprit alors dans le Toulousain et l'Albigeois, dit que Ce légat marcha à la tête d'une grande armée contre les hérétiques albigeois; contra hœreticos Albigenses, On appelait donc dès lors Albigeois les hérétiques de la province. Mais, I°. il faudrait vérifier d'abord dans les manuscrits de la chronique de Geoffroi, si le nom d'hérétiques albigeois s'y trouve en effet, car on sait assez que le père Labbe qui l'a donnée a inséré de lui-même divers mots dans le texte sans en avertir, au lieu de les renvoyer à la marge ou de les faire imprimer en italiques; en sorte qu'il est très-aisé de s'y tromper et de prendre les additions pour le texte même. 2°. Quand les mots d'hérétiques albigeois se trouveraient dans les manuscrits de cette chronique, cela ne déciderait pas qu'on donnait alors le nom général d'Albigeois à tous les hérétiques de la province, comme on fit dans la suite; cela prouverait seulement que les hérétiques du diocèse d'Albi furent l'objet de la mission ou de 355l'expéditiou du cardinal Henri, évêque d'Albano, comme ils le furent en effet. C'est ainsi que Pierre de Vaulx-Cernay appelle hérétiques toulousains ceux qui étaient dans cette ville en 1209 et aux environs, et que Robert, abbé du Mont-Saint-Michel, dans sa chronique, donne le nom d'Agénois aux mêmes hérétiques qui s'étaient rassemblés en 1178 aux environs de Toulouse: Hœretici quos Agenenses vacant, convenerunt circa Tolosam, male sentientes de sacramento altaris, etc. Ainsi les hérétiques qu'on nommait plus communément Cathares, Poblicains, Ariens, Bulgares, Bons-Hommes, etc., dans le douzième siècle, furent nommés quelquefois alors, par un nom particulier, Toulousains, Albigeois, Agénois, etc., du nom des pays particuliers qu'ils habitaient jusqu'à la fin du même siècle, ou au commencement du suivant, qu'on les nomma par une dénomination générale, hérétiques provençaux ou de Provence, à cause que les provinces méridionales du royaume qu'ils avaient infectées de leurs erreurs faisaient partie de la Provence prise en général, laquelle comprenait tout le pays où on parlait la langue provençale ou romaine; de même que la France qui était l'autre partie du royaume renfermait toutes les provinces où on parlait français. Les peuples qui se croisèrent en 1208 contre les hérétiques leur donnèrent alors le nom d'Albigeois, à cause qu'ils combattirent d'abord contre ceux de ces sectaires qui étaient établis dans les diocèses de Béziers, Carcassonne et Albi, ou dans les domaines de Raimond Roger, vicomte d'Albi, de Béziers, de Carcassonne et de Rasez, pays qu'ils comprenaient sous le nom général de parties d'Albi-356geois, parce que l'Albigeois proprement dit était le plus étendu des pays soumis à la domination de ce vicomte, et le plus connu sous une domination générale; en sorte que le nom d'Albigeois, qui fut d'abord particulier aux hérétiques qui habitaient dans les domaines du même vicomte, fut donné bientôt après généralement, par les étrangers, à tous ceux qui étaient dans les États de Raimond VI, comte de Toulouse, dans le reste de la province et dans les pays voisins.»

 

 

 

357II.

SUR L'ÉPOQUE

DE LA

MISSION DE SAINT-DOMINIQUE

EN LANGUEDOC.

 

(Extrait de l'Histoire générale de Languedoc, par Dom  Vaissette, tom. III, not. 15, pag. 558.)

 

«Le P. Jacques Echard, dans sa bibliothéque des écrivains de l'ordre de Saint-Dominique, nous a donné les anciennes vies de ce saint patriarche qu'il a enrichies de savantes notes. Il y fixe l'époque des principales actions du saint, entre autres de sa mission dans la province contre les hérétiques albigeois. Il prétend, dans une table chronologique qu'il en a dressée, «que saint Dominique passa à Toulouse en 1208 avec Diègue, évêque d'Osma, son supérieur, pour aller négocier dans les Marches le mariage du prince Ferdinand, fils d'Alphonse, roi de Castille. Il revint en Espagne, ajoute-t-il, avec ce prélat en 1204, et ils retournèrent tous les deux la même année dans «es Marches. En 12o5, saint Dominique, après avoir terminé cette négociation s'en alla à Rome, et, à son retour, passant par Montpellier au mois de février ou de mars de l'année suivante, il y rencontra 358l'abbé de Cîteaux et les deux autres légats, collègues de cet abbé, avec les douze abbés du même Ordre que le pape avait envoyés en mission contre les hérétiques et qui s'y étaient rassemblés. Il se joignit à eux; et Arnaud, abbé de Cîteaux, étant parti au mois de juillet ou d'août suivant pour aller tenir le chapitre général de son Ordre, la plupart des abbés le suivirent. L'évêque d'Osma et saint Dominique  tinrent ensuite la conférence de Fanjaux, et le dernier fonda alors le monastère de Prouille, auquel érenger, archevêque de Narbonne, fit diverses donations au mois d'avril de l'an 1207. On tint, au mois de mai suivant, la conférence de Mont-Réal, à laquelle l'abbé de Cîteaux et les douze abbés de son Ordre, qui étaient retournés avec lui dans la province, se trouvèrent. Tous les missionnaires se joignirent alors et firent la mission durant trois mois. La conférence de Pamiers se tint au mois de novembre ou de décembre suivant. L'évêque d'Osma partit ensuite pour l'Espagne, après avoir établi saint Dominique pour chef des prédicateurs, parce que la plupart des abbés de l'Ordre de Cîteaux étaient alors partis depuis trois mois, et il mourut dans son diocèse au mois de février de l'an 1208.» Tel est le système chronologique de ce savant bibliographe, système sur lequel nous ferons quelques observations.

«I°. Il est vrai que la plupart des auteurs de la vie de saint Dominique mettent en 1203 son passage à Toulouse pour aller négocier, conjointement avec l'évêque d'Osma, le mariage de l'infant Ferdinand; mais nous croyons devoir préférer l'autorité de deux an-359ciens historiens qui mettent ce passage en 1204. Le premier est Nicolas Trivet, religieux de son Ordre, qui a écrit au commencement du quatorzième siècle; l'autre est l'auteur anonyme de la chronique intitulée: Prœclara Francorum facinora. Ce dernier met en 1204, Ici huitième année du pontificat d'Innocent III, le passage de saint Dominique à Toulouse, à la suite de l'évêque d'Osma, pour aller sur les frontières de la Dace: in Marchlias, sive in Daciam profïciscens. Le père Echard remarque fort bien, à cette occasion, que c'est des frontières du Danemarck et de la Suède dont il s'agit, et non de la Marche du Limousin en France, comme la plupart des modernes l'ont cru; mais il n'est pas difficile de concilier les auteurs qui mettent le passage de saint Dominique à Toulouse, les uns en 12o3 et les autres en 1204, en supposant, comme il est très-vraisemblable, que ce saint et l'évêque d'Osma passèrent dans cette ville durant les premiers mois de l'année, en sorte que les uns comptent 12o3 en commençant l'année à Pâques, et les autres 1204 en la commençant au premier de janvier.

2°. Nicolas Trivet rapporte, sous la même année 1204, que l'évêque d'Osma et saint Dominique, après s'être acquittés de leur commission, revinrent en Espagne; que le roi de Castille les renvoya dans les Marches pour terminer leur négociation; que de là ils allèrent à Rome; que, revenant en Espagne, ils rencontrèrent le légat et les douze abbés de Cîteaux envoyés par le pape Innocent III dans la terre des Albigeois pour y prêcher la foi contre les hérétiques; et qu'enfin l'évêque d'Osma ayant retenu saint Domi-360nique, exerça avec eux la mission dans le Toulousain pendant près de deux ans, biennio fere. On voit par là que Trivet place sous la même année divers événemens arrivés, durant les suivantes. Il est certain en effet, suivant le témoignage de Vaulx-Cernay, témoin oculaire, que l'évêque d'Osma et saint Dominique ne passèrent dans la province, à leur retour de Rome, que l'an 1206.»

«Le père Echard prétend que ce fut durant le mois de février et de mars de cette année; mais cela arriva plus tard. La raison en est que, suivant Pierre de Vaulx-Cernay, l'évêque d'Osma et saint Dominique rencontrèrent alors à Montpellier l'abbé de Cîteaux avec les autres légats ses collègues, et que cet abbé les quitta peu de jours après pour aller assister au chapitre général de son Ordre qui se tenait au mois de septembre: Montem ingreditur Pessulanum (episcopus Oxoniensis) abbas autem Cisterciensis Cistercium perrexit, tum quia in proximo celebrandum erat Cisterciense capitulum, tum quia post celebratum capitulum quosdam de abbatibus suis volebat secum adducere, qui eum in exequendo adjuncto sibi prœdicationis officio adjuvarent. L'évêque d'Osma et saint Dominique arrivèrent par conséquent à Montpellier vers la fin de juillet de l'an 1206, et c'est proprement alors que commença leur mission dans la province. Il est certain d'ailleurs qu'ils ne passèrent à Montpellier qu'après Pâques de l'an 1206; car outre que M. l'abbé Fleuri assure que l'évêque dOsma n'arriva à Rome qu'en 1206, et qu'il fit le voyage de Cîteaux avant que de se rendre à Montpellier, s'il eût passé dans cette ville à son retour de 361Rome durant les premiers mois de l'an 1206, Pierre de Vaulx-Cernay qui, suivant l'usage alors ordinaire, ne commence, dans son ouvrage, l'année qu'à Pâques, aurait marqué qu'il y était arrivé en 12o5, au lieu qu'il dit expressément que ce fut en 1206.»

«Mais, dira-t-on, Diègue, évêque d'Osma, n'aura donc pas demeuré deux ans en mission dans la province, puisqu'il mourut au mois de février de l'an 1208. A cela on peut répondre que, suivant le système même du père Echard, ce prélat ne peut avoir passé tout ce temps-là dans le Languedoc, puisqu'il en partit selon lui, au mois de décembre de l'an 1207. Il suffit donc qu'il y ait été une partie de l'an 1206 et une autre partie de la suivante pour qu'on puisse dire qu'il demeura près de deux ans, biennio fere. D'ailleurs les écrivains de l'Ordre de Saint-Dominique, qui marquent le tems de ce séjour, ne se piquent pas d'une grande exactitude, puisqu'ils comptent dix ans depuis le retour de Diègue, évêque d'Osma, en Espagne en 1207, ou même depuis sa mort jusqu'au concile de Latran, tenu en 1215.»

«II y aurait plus de difficulté s'il était certain, comme les Bollandistes le supposent, que Diègue, évêque d'Osma, mourut en 1207, suivant le nouveau style. Il est vrai que ces critiques avancent jusqu'en 1204 l'arrivée de saint Dominique à Montpellier, mais c'est sans aucun fondement; et, quelque difficulté qu'on propose, nous avons l'autorité irréfragable de Pierre de Vaulx-Cernay, qui ne met l'arrivée de Diègue, évêque d'Osma, et de saint Dominique à Montpellier qu'en 1206, suivant l'ancien style, c'est-à-dire après Pâques de cette année. Nous sommes 362surpris que les Bollandistes n'aient fait aucun usage de cette autorité.»

«3°. Le père Echard, trompé par les écrivains de son Ordre, entre autres par Bernard Guidonis et par l'auteur de la chronique intitulée: Prœclara Francorum facinora, suppose que l'évêque d'Osma et saint Dominique, en venant de Rome, rencontrèrent à Montpellier, avec les trois légats, les douze abbés de l'Ordre de Cîteaux, qui entreprirent la mission dans la province contre les hérétiques: circonstance dont Pierre de Vaulx-Cernay ne dit rien, et qu'il n'aurait pas omise. Il est certain d'ailleurs, suivant le témoignage exprès de cet historien qui était à la suite de ces douze missionnaires, qu'ils ne vinrent prêcher la foi, contre les hérétiques de Languedoc, qu'après le chapitre général de leur Ordre tenu au mois de septembre de l'an 1206, et qu'ils ne firent qu'une seule mission dans le Toulousain avec l'abbé de Cîteaux qui était à leur tête. En effet, tous les anciens auteurs conviennent que ces abbés reçurent leur mission d'Innocent III. C'est ce qui paraît encore par une lettre de ce pape, adressée au chapitre général de Cîteaux, pour le prier de les envoyer: or cette lettre n'est que du mois de juillet de l'an 1206, et nous apprenons d'un historien contemporain que les douze abbés partirent de Cîteaux en conséquence au mois de mars de l'année suivante. Nicolas Trivet, dans sa chronique, a peut-être donné occasion à l'erreur de ceux qui assurent que l'évêque d'Osma et saint Dominique joignirent les douze abbés de Cîteaux à Montpellier, et que ces derniers firent la mission dans la province à deux reprises et pendant deux années consécutives, 363en 1206 et 1207, en marquant que l'évêque d'Osma et saint Dominique, à leur arrivée de Rome, rencontrèrent les missionnaires qui délibéraient sur la manière d'agir envers les hérétiques; mais cet auteur assure que cette entrevue se fit dans le haut Languedoc, in terram Albigensium, et non pas à Montpellier; et il ne parle, non plus que Pierre de Vaulx-Cernay et Robert d'Auxerre, historiens du temps, que d'une seule mission entreprise dans le Languedoc par les douze abbés de Cîteaux, qu'on doit rapporter au mois de mars de l'an 1207 et aux suivans, comme nous venons de le prouver. Du reste, l'auteur de la chronique intitulée: Prœclara Francorum facinora, ne parle aussi que d'une seule mission des douze abbés de Cîteaux; mais il la met en 1206 au lieu de 1207, ce qui a trompé le père Echard. L'auteur de la même chronique avance d'une année divers autres faits, comme la prise de Béziers par les Croisés, qu'il met en 1208, la mort de Guillaume, archevêque de Bourges, qu'il place en 1207, etc.»

«4°. Quant à la fondation du monastère de Prouille par saint Dominique, que le père Echard met à la fin de l'an 1206, nous n'avons aucun monument qui prouve que ce monastère ait été établi avant l'an 1207; et la charte de Bérenger, archevêque de Narbonne, qu'il cite, et qui suppose que ce monastère subsistait auparavant, est de l'an 1208, suivant notre manière de commencer l'année, et non de 1207. Cette charte est datée en effet du 17 d'avril de l'an 1207. Or en 1207 Pâques était le 22 d'avril; ainsi on commença seulement alors à compter 1208, et le 17 du même mois on devait compter encore 1207. On a d'ailleurs, 364dans les archives de Prouille, mie donation faite au mois d'août de l'an 1207, au seigneur Dominique d'Osma et à ses frères et sœurs, où il n'est pas parlé de ce monastère, preuve qu'il n'était pas encore fondé; ainsi il ne le fut que vers la fin de la même année ou au commencement de la suivante.»

«5". Il y a quelque difficulté touchant l'époque de la conférence de Mont-Réal, que le père Echard met après le mois d'avril de l'an 1207, conformément à la chronique de Puy-Laurens. Il semble cependant que, suivant Pierre de Vaulx-Cernay, elle se tint en 1207, quelques mois après que l'évêque d'Osma et saint Dominique eurent joint les trois légats à Montpellier; car cet historien parle, peu de lignes auparavant, du miracle des moissonneurs arrivé à la Saint-Jean, auprès de Carcassonne; et, au commencement du chapitre, il fait mention de l'arrivée de l'évêque d'Osma et de saint Dominique à Montpellier, en 1206, Le père Echard aura inféré de là que ces deux missionnaires arrivèrent dans la province au mois de février ou de mars de cette dernière année. Mais le miracle des moissonneurs de Carcassonne arriva à la Saint-Jean de l'an 1207, et non de l'an1206, comme il l'a cru. En effet, Gui, abbé de Vaulx-Cernay, y fut présent; et il fut un des douze abbés de l'Ordre de Cîteaux qui vinrent prêcher la foi dans la province. Or nous avons déjà prouvé que les douze abbés n'arrivèrent dans le haut Languedoc que vers Pâques de l'an 1207.»

«On doit donc rétablir l'ordre des faits de la manière suivante: Diègue, évêque d'Osma, et saint Dominique, arrivèrent à Montpellier vers le mois de juillet de l'an 3651206, et s'y joignirent à l'abbé de Cîteaux, à frère Pierre de Castelnau et à frère Raoul, religieux de cet Ordre et légats du Saint-Siége, pour prêcher la foi aux hérétiques dans le haut Languedoc. Cet abbé étant parti peu de temps après pour le chapitre général de son Ordre, les quatre autres allèrent exercer leurs fonctions à Caraman, dans le Toulousain et aux environs. Ils se rendirent ensuite à Béziers vers la fin de septembre et y demeurèrent quinze jours. Ils conseillèrent alors à frère Pierre de Castelnau de se retirer pour quelque temps, à cause de la haine qu'on avait conçue contre lui. Nous trouvons en effet que frère Pierre était à Montpellier au mois d'octobre de l'an 1206. D'un autre côté, l'évêque d'Osma et ses associés continuèrent leur mission à Carcassonne et aux environs. Pendant leur séjour dans ce pays, le miracle des moissonneurs y arriva à la Saint-Jean de l'année suivante. Ils tinrent la conférence de Mont-Réal vers le même temps, et frère Pierre de Castelnau les rejoignit alors. Ce dernier se sépara d'eux de nouveau après cette conférence pour aller en Provence. Arnaud, abbé de Cîteaux, et les douze abbés de son Ordre qu'il avait amenés dans la province, joignirent aussi l'évêque d'Osma durant la conférence de Mont-Réal,: et ils délibérèrent alors tous ensemble sur le succès de la mission. La plupart de ces abbés se retirèrent trois mois après, c'est-à-dire vers le mois d'août de l'an i207, pour assister à leur chapitre général, et saint Dominique ayant entrepris la mission du côté de Fanjaux, il y fixa sa demeure et y fonda, fin de l'an 1207, le monastère de Prouille. Quant à l'évêque d'Osma, il retourna en Espagne vers la fin de la 366même année, après avoir assisté à la conférence de Pamiers.»

«Le père Echard assure que la mort de ce prélat est marquée au 6 février de l'an 1245 de l'ère espagnole, dans son épitaphe qu'on voit, dit-il, dans l'église d'Osma. En ce cas-là Diègue sera décédé le 6 février de l'an 1207 et non en 1206, comme il le prétend, car les années de l'ère espagnole commencent au premier janvier : mais il est fort vraisemblable que cette épitaphe n'est pas exacte, et qu'elle a été dressée long-temps après la mort de ce prélat.»

 

 

367III.

LETTRE DU PAPE

INNOCENT III,

AU COMTE DE TOULOUSE,

 

Écrite à ce dernier pour le réprimander de son refus de conclure la paix avec ses vassaux de Provence d'après les ordres du légat Pierre de Castelnau3.

 

(19 mai 1207.)

 

«A Noble homme Raimond, comte de Toulouse, «l'esprit d'un conseil plus sage. Si nous pouvions ou«vrir votre cœur, nous y trouverions et nous vous y «ferions voir les abominations détestables que vous ée avez commises ; mais parce qu'il paraît plus dur que «la pierre, on pourra à la vérité le frapper par les «paroles du salut; mais difficilement y pourra-t-ou «pénétrer. Ah ! quel orgueil s'est emparé de votre «cœur, et quelle est votre folie, homme pernicieux, «de ne vouloir pas conserver la paix avec vos voisins, «et de vous écarter des lois divines pour vous joindre «aux ennemis de la foi ? Comptez-vous pour peu de 368chose d'être à charge aux hommes? Voulez-vous l'être encore à Dieu, et n'avez-vous pas sujet de craindre les châtimens temporels pour tant de crimes, si vous n'appréhendez pas les flammes éternelles? Prenez garde, méchant homme, et craignez que, par les hostilités que vous exercez contre votre prochain, et par l'injure que vous faites à Dieu en favorisant l'hérésie, vous ne vous attiriez une double vengeance pour votre double prévarication... Vous feriez quelque attention à nos remontrances, et la crainte de la peine vous empêcherait du moins de poursuivre vos abominables desseins, si votre cœur insensé n'était entièrement endurci, et si Dieu, dont vous n'avez aucune connaissance, ne vous avait abandonné à un sens réprouvé. Considérez, insensé que vous êtes, considérez que Dieu, qui est le maître de la vie et de la mort, peut vous faire mourir subitement pour livrer, dans sa colère, à des tourmens éternels, celui que sa patience n'a pu porter encore à faire pénitence. Mais quand même vos jours seraient prolongés, songez de combien de sortes de maladies vous pouvez être attaqué......... Qui êtes-vous pour refuser tout seul de signer la paix, afin de profiter des divisions de la guerre comme les corbeaux qui se nourrissent de charognes, tandis quel le roi d'Arragon et les plus grands seigneurs du pays, font serment d'observer la paix entre eux, à la demande des légats du siége apostolique? Ne rougissez-vous pas d'avoir violé les sermens que vous avez faits de proscrire les hérétiques de vos domaines?''Lorsque vous étiez à la tête de vos Arragonais et que vous commettiez des hosti-369lités dans toute la province d'Arles, l'évêque d'Orange vous ayant prié d'épargner les monastères et de vous abstenir du moins, dans le saint temps et les jours de fêtes, de ravager le pays, vous avez pris sa main droite et vous avez juré par elle que vous n'auriez aucun égard ni pour le saint temps ni pour les dimanches, et que vous ne cesseriez de causer du dommage aux lieux pieux et aux personnes ecclésiastiques; le serment que vous avez fait en cette occasion, qu'on doit appeler plutôt un parjure, vous l'avez observé plus exactement que ceux que vous avez faits pour une fin honnête et légitime. Impie, cruel et barbare tyran, n'êtes-vous pas couvert de confusion de favoriser l'hérésie, et d'avoir répondu à celui qui vous reprochait d'accorder votre protection aux hérétiques, que vous trouveriez un évêque parmi eux qui prouverait que sa croyance est meilleure que celle des catholiques? De plus, ne vous êtes-vous pas rendu coupable de perfidie, lorsqu'ayant assiégé un certain château, vous avez rejeté ignominieusement la demande des religieux de Candeil, qui vous priaient d'épargner leurs vignes, que vous avez fait ravager, tandis que vous avez fait conserver soigneusement celles des hérétiques? Nous savons que vous avez commis plusieurs autres excès contre Dieu; mais nous vous portons principalement compassion (si vous en ressentez de la douleur) de vous être rendu extrêmement suspect d'hérésie par la protection que vous donnez aux hérétiques. Nous vous demandons quelle est votre extravagance de prêter l'oreille à des fables, et de favoriser ceux qui les aiment. Ètes-vous plus sage que tous ceux qui 370suivent l'unité ecclésiastique? Serait-il possible que tous ceux qui ont gardé la foi catholique fussent damnés, et que les sectateurs de la vanité et du mensonge fussent sauvés...... C'est donc avec raison que nos légats vous ont excommunié et qu'ils ont jeté l'interdit sur tous vos domaines; tant pour ces raisons que parce que vous avez ravagé le pays avec un corps d'Arragonais; que vous avez profané les jours de carême, les fêtes et les quatre-temps qui devaient être des jours de sûreté et de paix; que vous refusez de faire justice à vos ennemis qui vous offraient la paix et qui avaient juré de l'observer; que vous donnez les charges publiques à des Juifs, à la honte de la religion chrétienne; que vous avez envahi les domaines du monastère de Saint-Guillem et des autres églises; que vous avez converti diverses églises en forteresses dont vous vous servez pour faire la guerre; que vous avez augmenté nouvellement les péages: et qu'enfin vous avez chassé l'évêque de Carpentras de son siége: nous confirmons leur sentence et nous ordonnons qu'elle soit inviolablement observée jusqu'à ce que vous ayez fait une satisfaction convenable. Cependant, quoique vous ayez péché griévement tant contre Dieu et contre l'Église en général que contre vous-même en particulier, suivant l'obligation où nous sommes de redresser ceux qui s'égarent, nous vous avertissons et nous vous commandons, par le souvenir du jugement de Dieu, de faire une prompte pénitence proportionnée à vos fautes, afin que vous méritiez d'obtenir le bienfait de l'absolution. Sinon, comme nous ne pouvons laisser impunie une si 371grande injure faite à l'Église universelle, et même à Dieu, sachez que nous vous ferons ôter les domaines que vous tenez de l'Église romaine; et si cette punition ne vous fait pas rentrer en vous-même, nous enjoindrons à tous les princes voisins de s'élever contre vous comme un ennemi de Jésus-Christ et un persécuteur de l'Église, avec permission à un chacun de retenir toutes les terres dont il pourra s'emparer sur vous, afin que le pays ne soit plus infecté d'hérésie sous votre domination. La fureur du Seigneur ne s'arrêtera pas encore; sa main s'étendra sur vous pour vous écraser; elle vous fera sentir qu'il vous sera difficile de vous soustraire à sa colère que vous avez provoquée.»

«Donné à Saint-Pierre de Rome, le 29 de mai de la dixième année de notre pontificat.»

 

 

 

 

372IV.

LETTRE

DES HABITANS DE TOULOUSE,

A PIERRE, ROI D'ARRAGON,

 

Pour réclamer son secours en 1211, après la levée du siège de Toulouse par Simon de Montfort.

 

«Au très-excellent Seigneur Pierre, par la grâce de Dieu, roi d'Arragon et comte de Barcelonnc, les consuls et le conseil, et la totalité de la ville et des faubourgs de Toulouse, salut et toutes sortes de dilections: Nous voulons exposer à Votre Excellence, depuis l'origine et selon que cela se présentera à notre souvenir, les négociations et la totalité des choses qui se sont passées jusqu'à présent entre le seigneur Arnaud, abbé de Cîteaux et légat du siége apostolique, et nous et la totalité de notre ville; nous prosternant jusqu'à terre devant Votre Sérénité pour lui demander que la suite des choses que nous avons à lui raconter, quelque prolixe qu'elle puisse être, ne fatigue point ses veilles.

«Que Votre pieuse Sagacité sache donc que le seigneur abbé de Cîteaux nous adressa ses messagers 373avec des lettres par lesquelles il nous ordonnait de livrer sans délai, eux et tous leurs biens, à l'armée des barons, ceux que ses messagers nous désigneraient pour sectateurs des hérétiques, afin qu'en présence des barons ils se justifiassent, selon la jurisprudence et coutume de Brayne, disant que si nous ne le faisions pas il nous excommunierait nous et nos conseillers, et mettrait notre ville en interdit. Nous, ayant alors interrogé ceux qu'on nous désignait comme sectateurs des hérétiques, ceux-ci nous répondirent constamment qu'ils n'étaient ni hérétiques ni sectateurs d'hérétiques, et promirent de demeurer, sans s'en écarter, sous l'autorité de la sentence de l'Église. Nous ne les avions point connus comme hérétiques ni sectateurs d'hérétiques, car ils habitaient parmi nous comme attachés à la foi chrétienne; et quand, sur la demande et volonté des légats de monseigneur le pape, maître Pierre de Castelnau et maître Raoul, toute notre ville jura soumission à la sainte foi catholique romaine, ils en firent aussi le serment, et les légats reconnurent pour soumis à la foi catholique et véritablement chrétiens tous ceux qui, selon leur volonté, avaient prêté ce serment; c'est pourquoi nous fûmes grandement surpris de l'ordre susdit, sachant que, long-temps auparavant, le seigneur comte, père du comte actuel, avait reçu mission d'ordonner au peuple de Toulouse, par un acte dressé à cet effet, que si un hérétique était trouvé dans la ville ou le faubourg de Toulouse, il fût conduit au supplice avec celui qui l'aurait reçu, et les biens de tous deux confisqués. D'après quoi nous en avons brûlé beaucoup et ne cessons point de le faire toutes les fois que nous en trouvons. Nous ré-374pondîmes aux lettres et aux messagers que tous ceux qu'ils nous désignaient, et d'autres s'ils les voulaient désigner, seraient soumis à la juridiction du siége épiscopal de notre ville et à la connaissance des légats de monseigneur le pape ou du seigneur Foulques, notre évêque, selon ce qu'enseigne le droit canonique suivi par la sainte Église romaine, et que, si monseigneur le légat refusait d'admettre cette réponse, nous sachant par là condamnés, nous nous mettions nous et les accusés vivant sous la protection du seigneur pape, et en appelions au siége apostolique, fixant notre appel à l'octave de la fête saint Vincent; et, quoiqu'il eût reçu de nous cette réponse, néanmoins il nous excommunia nous et nos conseillers, et nous mit en interdit. D'où vous pouvez croire que nous fûmes grandement contristés, car les accusés n'avaient confessé aucun des crimes qui leur étaient imputés, et n'en avaient point été convaincus par témoins. De plus, quelques-uns de ceux dont les noms avaient été inscrits sur la liste, et que nous avions été requis de livrer entre les autres aux barons avec leurs biens, furent ensuite, en leur absence, effacés de cette liste par notre délégué M****, avec le consentement dudit abbé, sans avoir fait satisfaction; d'où vous pouvez juger, par rapprochement, quelle confiance méritait cet acte d'accusation. D'après cela, nous envoyâmes nos messagers, hommes sages, pour suivre, avec monseigneur le comte, notre appel et notre affaire auprès du siége apostolique; et ceux-ci, après beaucoup de travaux et divers périls, étant revenus avec des lettres, de monseigneur le pape, nous présentâmes audit abbé de Cîteaux les lettres obtenues de monseigneur le 375pape dont nous vous transmettons ici la teneur, voulant en tout procéder selon leur contenu.

«Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à notre vénérable frère l'évêque de Reggio, et notre cher fils l'abbé de Cîteaux, légats du siége apostolique, et à maître Théodise, chanoine de Gênes, salut et bénédiction apostolique: Sont venus en notre présence nos chers fils les messagers des consuls, du conseil et de la généralité de la ville de Toulouse avec des lettres de beaucoup et très-grands personnages qui nous demandaient avec eux et en leur faveur que nous daignassions admettre avec clémence leurs humbles prières au sujet de la sentence d'excommunication publiée contre les consuls et le conseil, et de l'interdit auquel a été soumise toute la ville, parce qu'ils n'ont pas voulu livrer, sans être entendus, avec leurs biens, pour en être fait à la volonté des Croisés, ceux que ces messagers, mon fils l'abbé et l'armée des barons, désignaient pour hérétiques ou sectateurs d'hérétiques; sur quoi ils nous ont prié de les protéger dans notre miséricorde; et quoiqu'ils affirmassent avoir été condamnés après leur appel au siége apostolique, ils promirent cependant de satisfaire dignement, afin de mériter d'obtenir l'absolution. Nous donc, à l'exemple de celui qui ne veut pas détruire l'ame du pécheur, mais son péché, disposé à écouter leurs prières, nous y avons pourvu en vous les renvoyant, parce que vous connaissez mieux les circonstances des choses; mandant à votre discrétion, par cet écrit apostolique, que comme il y aurait péril en la demeure si la ville, prête à satisfaire, comme ils le 376disent, demeurait, par le fait de votre absence, plus long-temps sous l'interdit, vous vous transportiez promptement sur les lieux en propre personne; et ayant reçu d'eux, sur ce point, la caution que vous jugerez suffisante en cette affaire, vous leur départiez le bienfait de l'absolution et preniez soin de les délier de l'interdit, leur enjoignant ce que selon Dieu vous jugerez être avantageux; que si vous ne pouviez assister tous à l'exécution de ceci, deux de vous néanmoins en soient chargés.»

«Donné à Latran, le 14 avant les calendes de février, et de notre pontificat l'an douzième.»

«Mais le seigneur Arnaud, abbé de Cîteaux, ayant voulu, contre la teneur du rescrit, procéder seul et de sa propre volonté, nous voyant de nouveau condamnés par lui, nous appelâmes une seconde fois. Cependant, par la suite du temps, sur l'admonition et les prières dudit abbé, du seigneur Foulques, évêque de Toulouse, de l'évêque d'Uzès et autres gens de bien, nous renonçâmes au susdit appel et nous soumîmes à son jugement nous et notre ville, afin qu'il pût procéder seul, mais selon la teneur des lettres du pape, et nous promîmes, d'un commun accord, pour la généralité de la ville, de payer mille livres toulousaines destinées à la poursuite des pervers hérétiques et au soutien de la sainte Église. Ledit abbé consentit bénignement à recevoir le tout et nous reconnut nous et la totalité de notre ville de Toulouse, ville et faubourg, pour vrais catholiques et fils légitimes de la sainte mère Église; et en présence de la ville et du seigneur Foulques, évêque de Toulouse, et des autres ecclésiastiques du diocèse et de mon-377seigneur l'évêque d'Uzès, son assesseur et conseiller, actuellement légat, il nous donna solennellement la bénédiction. Il nous promit aussi de rétablir, par ses lettres et ses paroles, notre réputation chez ceux auprès de qui nous avait été donnée la tache d'hérétiques. Lorsque nous lui eûmes payé cinq cents livres, certaines dissensions s'étant élevées parmi nous, nous ne payâmes point les cinq cents livres restantes, parce que nous ne les pûmes rassembler avant que la paix fût rétablie. Pour cela seulement, et sans nous accuser d'aucune autre faute, il excommunia immédiatement les consuls, et, malgré notre obéissance, nous mit en interdit. Après avoir supporté pendant quelque temps une si impudente injustice, de peur d'avoir l'air, aux yeux des ignorans, d'être rebelles et de regimber contre l'aiguillon, sur la demande et volonté des légats de monseigneur le pape, et de Foulques, évêque de Toulouse, nous fîmes de nouveau serment que nous serions prêts, sur leurs ordres, à nous soumettre à leur volonté et jugement, et à celui de monseigneur le pape, sur toutes choses ayant rapport à l'Église; et, d'après ce serment et les autres que nous fîmes à eux et à l'Église, nous eûmes leur consentement pour nous maintenir en notre allégeance envers le seigneur comte et son autorité; et pour sûreté de ceci, Foulques, notre évêque, que nous croyons être celui qui nous a fait condamner, voulut avoir et prit de nous des otages et des meilleurs de notre ville, qu'on garda dans la ville de Pamiers, tenue et possédée par Simon de Montfort, et differente en coutumes de la ville de Toulouse, depuis la moitié du carême jusqu'à la veille de Saint-Laurent, qu'il leur permit de s'en aller, à 378condition qu'ils reviendraient quand il lui plairait. Cela fait, ils nous reconnurent pour fils catholiques de l'Église, et firent réconcilier à l'Église ceux qu'ils avaient excommuniés. Ensuite l'armée des Croisés et l'évêque de Toulouse ayant mis le siége devant le château de Lavaur, nous les assistâmes de conseils et de secours, tant de vins que d'armes et autres choses nécessaires pour la poursuite et destruction des iniquités de l'hérésie. Et, sur l'ordre de l'évêque, après que le château de Lavaur fut pris, la plus grande partie des plus nobles hommes de Toulouse demeurèrent en armes, et ne revinrent ensuite à Toulouse que par le consentement et la volonté de Foulques. notre évêque, qui agissait alors dans l'armée avec de pleins-pouvoirs à titre de légat. Après la prise du château de Lavaur, ils vinrent dévaster et détruire le propre château de monseigneur notre comte; alors monseigneur notre comte offrit de se remettre lui-même et sa terre, excepté Toulouse, en leur puissance et en leur merci, promettant sur sa foi et chrétienté, et sous les peines portées par l'Église, d'exécuter ce qu'ils auraient jugé, sa vie sauve et sauf aussi l'exhérédation de lui ni de ses fils; ce qu'ils refusèrent, quoique plusieurs des barons de l'armée fussent d'avis d'accepter. Dans un autre colloque, auquel le seigneur comte était venu lui-même, sur la garantie des légats, se rendre à leurs ordres, Simon de Montfort et plusieurs des hommes de guerre de l'armée fondirent inopinément sur lui les armes à la main, voulant le prendre et le tuer, et le poursuivirent l'espace d'une lieue et plus. Cependant, instruits avec certitude, par le rapport de plusieurs, qu'ils avaient intention de 379faire marcher sur nous leur armée, nous y envoyâmes des hommes sages faisant partie de, notre consulat, qui, en présence des légats, de Foulques, notre évêque, et de l'armée des barons, exposèrent qu'ils s'étonnaient beaucoup qu'on voulût faire marcher l'armée sur nous, puisque nous étions préparés à faire et observer ce que nous avions promis à l'Église, et vu surtout que, depuis le serment que nous avions fait, depuis que nous avions été réconciliés et qu'on avait reçu nos otages, nous n'avions en rien offensé ni les barons ni l'Église. A ce discours, le légat et Foulques, notre évêque, répondirent que ce n'était pas pour un délit ou une faute qui nous fût propre qu'ils voulaient faire marcher l'armée sur nous, mais parce que nous conservions pour maître monseigneur notre comte et le recevions dans notre ville; mais que si nous voulions chasser de notre ville monseigneur le comte et ses fauteurs, le renier et nous soustraire à sa domination et allégeance, et jurer fidélité et soumission à ceux qu'eux et l'Église nous avaient donnés pour seigneurs, l'armée des Croisés ne nous ferait aucun dommage; disant que, si nous faisions autrement. ils nous attaqueraient de tout leur pouvoir et nous tiendraient pour hérétiques et pour receleurs d'hérétiques. Mais comme nous sommes liés par serment de fidélité à monseigneur le comte, et que, comme nous l'avons dit plus haut, dans tous les sermens faits à l'Église, du consentement des légats et de notre évêque, nous avons maintenu notre fidélité et soumission à monseigneur notre comte, et que ledit comte s'était offert et s'offrait encore à reconnaître leur juridiction, pour ne pas encourir le crime de trahison, nous nous refu-380sâmes tout-à-fait à ce qu'on nous demandait; et, à cause de cela, ce qui nous fut extrêmement pénible, ils enjoignirent aux clercs, tant de la ville que du faubourg, d'en sortir avec le corps du Christ; et alors nous pacifiâmes toutes les discordes et dissensions qui avaient existé long-temps en notre ville et faubourg; et, par le secours de la grâce divine, nous rétablîmes l'union dans toute notre ville aussi bien qu'elle y eût jamais été. Cela fait, le légat, l'évêque et les Croisés tombèrent violemment sur nous à main armée, tuèrent de tout leur pouvoir les hommes, femmes et enfans du commun qui travaillaient dans les champs, dévastèrent tant qu'ils le purent les vignes, les arbres, les moissons, nos possessions, quelques maisons des champs et autres remparts, abattant et brûlant tout; et ils placèrent leurs tentes à une certaine distance de la ville entre deux de nos portes. Cependant, pleins de confiance en la justice de notre cause et la clémence divine, nous sortîmes souvent de l'enceinte de nos fossés pour les attaquer vigoureusement, ne tenant jamais nos portes fermées ni de jour ni de nuit; de plus, nous en fîmes dans notre enceinte quatre nouvelles, afin de pouvoir sortir plus facilement contre eux, et nous eûmes à souffrir, en nous défendant contre eux, de grands dommages, tant des hommes de guerre et gens de pied que des chevaux; et à la seconde férie avant la fête de Saint-Pierre, quelques-uns de nos hommes de guerre et gens de pied, à l'insu de la plupart de nous, attaquèrent à main armée les tentes des Croisés, tuèrent un grand nombre de gens de guerre et gens de pied et chevaux; et, ayant coupé quelques-unes des tentes, prirent et emportèrent avec 381eux des cuirasses et armes de toutes sortes, des vêtemens de soie, des chevaux, des vases d'argent, de l'argent monnoyé et beaucoup de choses, et tirèrent des tentes, chargés de fers, quelques-uns des nôtres que les Croisés avaient pris et y tenaient enchaînés, et, avec l'aide de Dieu, revinrent à nous sains et saufs. Cependant, à la fête de Saint-Pierre, avant le jour, les Croisés quittèrent précipitamment le siége, laissant dans leur camp beaucoup des leurs blessés et malades, des armes et beaucoup d'autres choses; mais comme, par l'opposition de la puissance divine, ils n'ont pu accomplir ce que dans leur orgueil ils s'étaient proposé de faire, de la douleur qu'ils ont conçue est née dans leur esprit violent une grande iniquité; et, plus indignés que jamais, en partant ils nous menacent de maux plus grands que ceux que nous avons soufferts. C'est pourquoi nous sollicitons sérieusement Votre Prudence et Bienveillance de ressentir avec indignation les dommages et injures que nous avons injustement soufferts; et si on vous insinuait faussement des choses contraires à ce que nous venons de vous dire, ne les croyez point; et comme nous sommes prêts à faire sur ces choses ce qui est dû à l'Église et ce qu'ordonne la justice, nous vous prions de vouloir, vous et vos gens, vous abstenir de nous inquiéter en aucune manière, sachant, sans en pouvoir douter, que ce qu'ils ont fait et ce qu'ils machinent encore contre monseigneur notre comte et contre nous, ils le feraient peut-être, et bien pis encore si on leur en laissait le pouvoir, contre les autres princes et souverains, et tant contre les citoyens que contre les bourgeois; et lorsque le mur du voisin brûle, il y va du tout. Il 382ne faut pas passer sous silence la sévérité aussi injuste que particulière des pasteurs à notre égard; ils nous abhorrent et excommunient à cause des routiers et de la cavalerie dont nous nous servons pour nous défendre de la mort; et lorsqu'ils nous les enlèvent à prix d'argent, et que ceux-ci répandent notre sang, ils ne craignent pas de les absoudre de tout péché; et il y en a qui reçoivent, dans leur tente et à leur table, ceux d'entre eux qui ont tué de leur propre main l'abbé d'Eaunes, et ont horriblement coupé le nez, les oreilles et arraché les yeux des moines de Bolbone, leur laissant à peine figure humaine.»

Au bas est le sceau de la ville de Toulouse à moitié brisé. On lit encore autour de ce qui en reste ces mots: Nobilium Tolosœ.

 

 

383V.
LETTRE DE L'ABBÉ DE MOISSAC,

AU

ROI PHILIPPE-AUGUSTE,

EN 1212.

 

«Au très-illustre seigneur, roi des Français, Raimond, humble abbé de Moissac, et toute la congrégation du monastère de Moissac, salut: comme nous lisons, entre autres choses, que vos prédécesseurs ont fondé le très-antique monastère désigné sous le nom de Moissac, et l'ont doté de la possession des champs d'alentour, cela est aussi porté dans les gestes des rois de France et du bienheureux Ansbert, archevêque de Rouen, et abbé de ce monastère; et dans la consécration de notre église il se trouve entre autres choses:

«Ceci, Christ notre Dieu, a été fondé pour toi par le roi Clovis, et la munificence de Louis a depuis augmenté ce don.»

«Cependant, par une suite de nos péchés, les comtes de Toulouse nous ont enlevé la plus grande partie desdites possessions et les ont assignées aux gens de guerre qui ont accablé de beaucoup d'exactions notre ville de Moissac, tellement qu'ils se sont presque entièrement emparés de cette ville et des en-384virons. Cette année, avant que les Croisés l'assiégeassent, nous nous mîmes en route munis de nos priviléges pour venir trouver Votre Excellence. Le comte ayant vu cela, nous prit et nous enleva nos priviléges et tout ce que nous avions. Après cela, les Croisés ont ravagé tout ce qui était dedans et dehors; de sorte que nous n'avons pas eu moyen de venir devant Votre Sublimité. C'est pourquoi nous répandons devant Votre Compassion nos lamentables prières, afin que, par l'inspiration de la miséricorde divine, vous daigniez subvenir aux détresses de votre maison et de votre ville; car si vous n'y subvenez point, nous serons entièrement désolés. Et sache Votre Sublimité que nous prions pieusement sans interruption le bienfaiteur de tous pour votre salut et la prospérité de votre règne, et qu'en mémoire spéciale de vous et des vôtres, deux cierges de cire brûlent nuit et jour devant notre grand autel élevé en l'honneur des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et chaque jour se dit en la même institution une messe spéciale, et chaque jour nous donnons la nourriture à trois pauvres, dont chacun reçoit autant de pain et de vin qu'un moine; et le jour de la cène du Seigneur, toujours en votre intention, deux cents pauvres reçoivent dans le cloître du monastère du pain et du vin, des fèves et de l'argent. A toutes les heures canoniques, tant du jour que de la nuit, se disent pour vous des oraisons spéciales; il se célèbre dans le monastère un anniversaire général pour tous nos seigneurs les rois défunts; dans toutes les messes et oraisons, dans les jeûnes et aumônes et autres bonnes œuvres qui se font et doivent se faire à l'avenir, tant dans le monastère que 385dans l'abbaye, dans les prieurés et autres lieux sujets au monastère, par un mandement général fait en certaines années dans le chapitre général de Moissac, monseigneur le roi de France, comme notre patron et fondateur, et tous ceux de sa race et de ses prédécesseurs, sont recommandés et spécialement désignés; et afin que ces bonnes œuvres et les autres que nous faisons, pour la conservation de vous et de votre royaume, ne puissent pas aisément tomber en désuétude, nous envoyons à Votre Sublimité notre présent député le frère Gérard, afin que fléchissant les genoux devant vous, il vous supplie qu'il plaise à Votre Bénignité, en rétablissant; nos priviléges et l'immunité des possessions qui nous ont été accordées par vos prédécesseurs, nous reconstituer et rétablir dans la liberté primitive de notre monastère, qui a été réduit, et l'est encore, dans une très-grande servitude. Lesquelles choses ledit député exposera plus en détail à Votre Majesté, et nous la supplions, au nom de l'amour divin, de les recevoir et écouter bénignement. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ vous ait en sa garde, vous et votre royaume, et vous conserve en toute félicité!»

 

 

386VI.

ACTES DE SOUMISSION

SOUSCRITS PAR RAIMOND VI,

COMTE DE TOULOUSE,

 

Au moment de sa réconciliation à l'Église par le cardinal Pierre de Bénévent, à Narbonne, en avril 12144.

 

«Moi, Raimond, par la grâce de Dieu duc de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence, m'offre moi-même à Dieu, à la sainte Église romaine, et à vous, seigneur Pierre, par la même grâce, cardinal-diacre, légat du saint-siége apostolique; et je vous livre mon corps, dans le dessein d'exécuter et d'observer fidèlement de tout mon pouvoir tous les ordres, quels qu'ils soient, que le seigneur pape et la miséricorde de Votre Sainteté jugeront à propos de me donner. Je travaillerai efficacement pour engager mon fils Raimond à se remettre entre vos mains, avec toutes les terres qu'il possède, et à vous livrer son corps et ses domaines, ou tout ce qu'il vous plaira de ces domaines, pour ce sujet, afin qu'il observe fidèlement, suivant son pouvoir, l'ordre du seigneur pape et le vôtre.»

387L'autre acte est concu en ces termes:

«Moi, Raimond, par la grâce de Dieu duc de Narbonne, etc., n'étant contraint ni par force ni par fraude, vous offre librement, seigneur cardinal, mon corps, avec tous les domaines que j'ai eus et possédés autrefois, et que je confesse avoir entièrement donnés à mon fils Raimond; savoir, la partie des domaines que je tiens, ou que d'autres tiennent pour moi et de moi; en sorte que, si vous me l'ordonnez, j'abandonnerai tous mes biens, je me retirerai auprès du roi d'Angleterre ou dans tout autre endroit, où je demeurerai jusqu'à ce que je puisse visiter le siége apostolique pour y demander grâce et miséricorde. De plus, je suis prêt à vous remettre et à vos envoyés toutes les terres que je possède; en sorte que tous mes domaines soient soumis à la miséricorde et au pouvoir absolu du souverain pontife de l'Église romaine et de vous; et si quelqu'un de ceux qui en tiennent une partie pour moi et de moi refuse d'y consentir, je l'y contraindrai, suivant votre ordre et mon pouvoir. Enfin je vous offre mon fils avec tous les domaines qu'il possède, et que d'autres tiennent pour lui ou de lui, et je l'expose à la miséricorde et aux ordres du seigneur pape et aux vôtres, et j'agirai pour l'engager, lui et ses conseillers, à faire la même promesse et à l'observer.»

 

 

 

 

388VII

ABJURATION

DES CONSULS DE TOULOUSE,

DEVANT LE LÉGAT, PIERRE DE BÉNÉVENT, EN 1214

 

«Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous, Jourdan de Yilleneuve, Amaury de Châteauneuf, Armand-Bernard Baudur, Armand Barrave, Vitalis de Poignac, Perregrin Signaire et Guillaume Bertrand, consuls de la ville et faubourg de Toulouse, en qualité de procureurs fondés et constitués spécialement et envoyés par la généralité des Toulousains, tant de la ville que du faubourg, en présence de vous, cardinal-diacre de Sainte-Marie en Acquire, par la grâce de Dieu, légat de monseigneur le pape, du siége apostolique, nous déclarons et affirmons par serment, pour nous et la totalité de notre ville et faubourg, que nous obéirons ponctuellement à l'ordre que par vous ou vos lettres vous avez transmis à nous et aux hommes de la cité et faubourg; et tant devant vous, monseigneur le cardinal, que devant les autres personnes ici présentes, de notre volonté libre et spontanée, au nom de la totalité de notre cité et faubourg, et en notre nom, nous détestons, abjurons et repoussons toute hérésie et toute secte qui dogmatise, en quelque 389façon que ce soit, contre la sainte Église catholique romaine, et recevons et approuvons la doctrine de ladite Église romaine; et, de notre libre volonté, par les saintes reliques, l'Eucharistie et le bois de la croix du Seigneur placés devant nous, la main sur les saints Évangiles de Dieu, nous jurons de notre libre volonté, sans fraude ni mauvais dessein, qu'à l'avenir, nous ni nos concitoyens ne serons hérétiques, sectateurs, fauteurs, complices, défenseurs ni receleurs d'hérétiques, et que nous ne donnerons aux sectateurs, avocats, ou défenseurs des hérétiques ou d'aucun des susdits, ni aussi aux faidits, exhérédés ou routiers, ni aux autres ennemis de la sainte Église romaine, aide, ni conseil, ni faveur pour attaquer ou dommager les terres possédées ou à posséder par l'Église romaine ou ses délégués, quels qu'ils soient, ni pour attaquer et dommager ceux, quels qu'ils soient, qui les tiennent ou les tiendront au nom et par l'autorité de ladite Église romaine. Bien plus, lorsque nous serons requis contre quelques-uns des susdits sectateurs, fauteurs, complices, défenseurs ou receleurs des hérétiques, et aussi des faidits, exhérédés, routiers et autres ennemis de la sainte Église romaine, de tout le pouvoir de notre ville et faubourg, nous prêterons contre eux, de bonne foi, conseil, secours et faveur à la sainte Église romaine, et à vous et autres légats, nonces et ministres de l'Église romaine. Item, nous jurons de ne point occuper ou dommager, sans un ordre spécial du siége apostolique, aucune des terres, par nous ou d'autres, acquises sur les Croisés. Item, nous obéirons aux ordres apostoliques et aux vôtres lorsque vous nous commanderez de faire ou de main-390tenir paix ou trève, en quelque lieu ou avec quelque personne que ce soit. De plus, nous jurons d'obéir ponctuellement et sans aucune condition à tous les statuts et mandats du siége apostolique, et aux vôtres spécialement; d'obtempérer humblement et dévotement à ceux qui seront relatifs aux affaires de la foi orthodoxe et à ceux qui auront pour objet de purger la cité de Toulouse de toutes les immondices de l'hérésie et de ses sectateurs, et se rapporteront aux dispositions que vous aurez prises pour corroborer et entretenir la pureté de la foi catholique, et aussi pour établir, maintenir et conserver la paix et punir ses violateurs; ainsi qu'à ceux qui concerneront la défense à nous faite de tenir ou recevoir des routiers, et le soin de conserver fermement les statuts publics qui nous ont été donnés; et nous y demeurerons sincèrement fidèles de toute la puissance de notre ville et faubourg. Item, nous jurons que, par nous ou par d'autres, publiquement ou secrètement, nous ne prêterons point conseil, secours ou faveur au comte de Toulouse ou à son fils contre la sainte Église catholique romaine, ni contre ceux qui, par l'autorité de la sainte Eglise romaine ou la vôtre, attaqueraient ledit comte de Toulouse et son fils; et cela nonobstant toute fidélité à laquelle nous et notre ville et faubourg nous sommes obligés envers ledit comte ou son fils ou toute autre personne; et nous promettons la même chose à l'égard de toute personne, quelle qu'elle soit, qui sera en guerre avec l'autorité de la sainte Église catholique ou la vôtre. Item, nous jurons que nous et notre ville et faubourg nous ferons et accomplirons de bonne foi, nous et nos concitoyens, 391les satisfactions qui, jusqu'à présent, soit de vive voix, soit par lettres, nous ont été enjointes à nous ou à notre ville et faubourg, par l'ordre, soit de monseigneur le pape ou le vôtre, ou celui de tout autre légat délégué du Siége apostolique, sur toutes les choses pour lesquelles ont été excommuniés et interdits les citoyens de Toulouse, et sur les autres excès et offenses commis par la ville et le faubourg de Toulouse contre la sainte Église catholique romaine, et aussi contre les églises de la ville et faubourg de Toulouse et les autres églises, où contre les personnes ecclésiastiques. Item, nous jurons que tous et tels otages que vous nous demanderez une fois ou plusieurs fois, tant de la ville de Toulouse que du faubourg, vous seront conduits par nous quand vous les demanderez et aux lieux que vous désignerez, si nous y pouvons venir en sûreté, et que nous les remettrons en votre pleine puissance ou celle des personnes que vous aurez envoyées, pour aussi long-temps qu'il plaira à l'Église romaine les tenir, aux frais de la ville et faubourg, en votre garde ou en celle des personnes que vous aurez envoyées. Nous voulons, consentons et concédons que, si nous manquons à tenir de bonne foi et à perpétuité les susdits articles, ou quelques-uns des susdits, et les choses ou quelques-unes des choses qui nous ont été enjointes, à nous et à notre ville et faubourg, soit de vive voix, soit en des lettres, par monseigneur le pape ou par vous, ou par un autre légat ou délégué de la sainte Église romaine, lesdits otages en reçoivent le châtiment qu'il plaira au souverain pontife et à vous; que de même, en pareil cas, tant nous que nos concitoyens, nous soyons réputés excommuniés, 392païens et ennemis de la sainte Église romaine; que nous soyons mortifiés et vexés dans toutes les cités, châteaux et villages, et chez tous les puissans et nobles hommes, et que nous soient infligés de bonne foi des châtimens selon le degré de l'offense, afin que la ville et les faubourgs n'encourent pas les châtimens susdits. Item, nous promettons et jurons qu'à tous et chacun des habitans de la cité et faubourg de Toulouse, âgés de quatorze ans et au dessus, nous ferons prêter serment dans la forme ci-dessus, les y forçant, selon notre pouvoir, et leur infligeant des peines autant qu'il nous sera possible, sauf pour tous l'ordre du souverain pontife.»

«Passé publiquement à Narbonne, dans le palais de Narbonne, le sept d'avant les calendes de mai, année dix-septième du pontificat de monseigneur le pape Innocent III, présens monseigneur ****, évêque de Sainte-Marie, et ci-devant évêque de Carcassonne; l'abbé de Saint-Pons, l'abbé et sacristain de Saint-Paul; le grand archidiacre sacristain et Yves de Conchet, chanoine de Narbonne; frère Gautier, moine de Cîteaux; les grands-maîtres des chevaliers du Temple en Arragon et en Provence; le grand-prieur de l'Hôpital en Arragon; l'archidiacre d'Auch; les nobles hommes le comte de Foix et Roger Bernard son fils; et Adenulphe, sous-diacre de monseigneur le pape; Rofrède, écrivain dudit seigneur pape; Bernard, chanoine d'Urbin, chapelain de monseigneur le cardinal; et plusieurs autres tant de la cité de Narbonne que d'ailleurs.»

 

FIN.

 

(1De Script, eccles. tom. 2, p. 1403.

(2) Je ne crois pas que Dom Vaissette ait tiré, des paroles de Pierre de Vaulx-Cernay, leur véritable conséquence; elles prouvent qu'avant la croisade on donnait, en France, aux hérétiques du Languedoc et de la Provence, le nom de Provençaux ou de Toulousains; mais que les autres nations les appelaient déjà généralement Albigeois.

(3) Cette lettre est tirée du recueil des lettres d'Innocent III, publié par Baluze, en deux vol. in-fol. 1682 (lib. 1o, Epist. 69). Nous en avons retranché, comme Dom Vaissette, quelques longueurs sans intérêt.

(4Pierre de Vaulx-Cernay a passé sous silence cette réconciliation du comte de Toulouse avec l’Église, et les actes qui s'ensuivirent.