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Suétone

DES GRAMMAIRIENS ILLUSTRES.

Traduction française

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

SUETONE

DES GRAMMAIRIENS ILLUSTRES.

LIVRE UNIQUE.

I. L’art de la grammaire, loin d’être autrefois en honneur à Rome, n’y était même pas en usage. Livrée aux rudes travaux de la guerre, la république avait peu de temps à donner aux études libérales. Les commencements de cet art furent très modestes: poètes et orateurs à la fois, les plus anciens de nos savants étaient à demi grecs, (je veux parler de Livius,[1] et d’Ennius,[2] lesquels enseignaient les deux langues, tant à Rome qu’au dehors), et ils n’étaient que les interprètes de la littérature grecque. Quand ils écrivaient en latin, ils lisaient en public leurs compositions. Quelques rhéteurs attribuent au même Ennius deux livres sur les lettres et les syllables, et sur la métrique. Lucius Cotta prouve victorieusement qu’ils ne sont pas de ce poète, mais d’un autre Ennius qui a vécu plus tard, et qui passe aussi pour l’auteur d’un traité en plusieurs livres sur l’art augural.

II. Le premier, autant que nous pouvons le conjecturer, qui introduisit à Rome l’étude de la grammaire, fut Cratès de Mallus,[3] contemporain d’Aristarque. Envoyé au sénat par le roi Attale, entre la seconde et la troisième guerre punique, vers le temps de la mort d’Ennius,[4] il tomba, près du mont Palatin, dans un égout et se cassa la jambe. Pendant tout le temps que durèrent son ambassade et sa maladie, il donna des leçons publiques, disserta sur un grand nombre de sujets, et nous laissa son exemple à imiter. On l’imita, en ce sens, du moins, que les plus lettrés retouchèrent avec soin les vers, jusqu’alors peu connus, de leurs amis morts ou de quelque autre auteur de leur goût; après quoi ils les lisaient et les commentaient en public. C’est ainsi que Caïus Octavius Lampadion revit et divisa en sept livres la guerre punique[5] de Névius, écrite en un seul et sans aucune division; que, plus tard, Quintus Varguntéius remania les Annales d’Ennius, et prit certains jours pour les lire à un nombreux auditoire; que Lélius Archélaüs, Vectius et Quintus Philocomus retouchèrent les satires de Lucilius,[6] leur ami, dont Pompée Lénéus[7] nous dit avoir fait la lecture chez Archélaüs, et Valérius Caton chez Philocomus. La grammaire doit des progrès notables et de nombreuses améliorations à Lucius Élius Lanuvinus, gendre de Quintus Élius, et à Servius Clodius, tous deux chevaliers romains, tous deux remarquables par l’étendue et la variété de leur savoir, et par leur aptitude aux affaires publiques.

III. L. Élius avait deux surnoms: on l’appelait Préconinus, parce que son père avait rempli les fonctions de crieur public, et Stilo, parce qu’il servait comme de plume aux nobles de Rome, dont il rédigeait souvent les discours ; il fut d’ailleurs si dévoué à l’aristocratie, qu’il suivit en exil[8] Quintus Mélellus Numidicus. Servius fit disparaître frauduleusement un livre, encore inédit, de son beau-père, et, renié de lui pour ce fait, il en eut tant de honte et de chagrin, qu’il s’éloigna de Rome. La goutte lui causant des douleurs insupportables, il se frotta les pieds avec du poison[9] et y détruisit la vie, au point que cette partie de son corps fut morte longtemps avant lui. Dans la suite, l’art de la grammaire prit de jour en jour plus de faveur; on l’étudia mieux : les plus illustres citoyens ne dédient pas d’en faire le sujet de quelques écrits, et, à certaines époques, il y eut, dit-on, dans Rome plus de vingt écoles célèbres. Les récompenses et les rétributions accordées aux grammairiens étaient si fortes que Quintus Catulus acheta pour deux cent mille sesterces et affranchit presque aussitôt Lutatius Daphnis, que Lénéus Mélissus appelle, à cause de son nom, « les délices de Pan. » Lucius Appuléius, à qui Éficius Calvinus, riche chevalier romain, donnait quatre cent mille sesterces par an, fit un grand nombre d’élèves. En effet, l’étude de la grammaire avait pénétré jusque dans les provinces, et quelques-uns des maîtres les plus renommés allèrent enseigner à l’étranger, surtout dans la Gaule transalpine; entre autres, Octavius Teucer, Siscennius Iacchus et Oppius Charès, lequel professa jusque dans l’âge le plus avancé, et même après avoir perdu non seulement l’usage de ses jambes, mais aussi la vue.

IV. Le nom donné aux grammairiens vient du grec : on les désignait d’abord par celui de lettrés. Cornélius Népos, dans un livre où il fait la distinction de l’érudit d’avec le lettré, dit que l’on appelle communément lettrés ceux qui peuvent parler ou écrire avec soin, finesse et savoir; mais qu’à vrai dire, ce nom revient aux interprètes des poètes, interprètes nommés grammairiens par les Grecs. » Toutefois, on leur donnait aussi le nom de littérateurs, comme le prouve une lettre de Messa à Corvinus, où il dit « qu’il n’a pas affaire à Furius Bibaculus, ni à Sigida, ni au littérateur Caton; » voulant parler sans doute de Valérius Caton, qui fut très célèbre comme poète et comme grammairien. Il y en a aussi qui distinguent entre le lettré et le littérateur, comme les Grecs entre le grammairien et le grammatiste. Ceux-là regardent le premier comme un savant, dans le sens absolu du mot, le second comme un homme médiocrement instruit, et Orbilius appuie leur opinion par des exemples : « Lorsque chez nos ancêtres, dit-il, on exposait en vente les esclaves de quelqu’un, on ne mettait pas sur l’écriteau d’un savant que c’était un lettré, mais un littérateur, pour marquer qu’il n’avait pas seulement étudié les belles-lettres, mais qu’il en était imbu. » Les anciens grammairiens enseignaient aussi la rhétorique, et l’on possède les ouvrages d’un grand nombre d’entre eux sur ces deux arts. C’est sans doute par suite de cet usage que leurs successeurs, à une époque où toutes les sciences étaient déjà distinctes, retinrent ou firent eux-mêmes entrer dans leur enseignement l’étude de certaines connaissances qui sont une préparation à l’éloquence, comme les problèmes, les paraphrases, les allocutions, les portraits, et d’autres du même genre. Ils ne voulaient pas que les jeunes gens entrassent dénués de buté culture dans l’école du rhéteur. Ces mêmes études, je vois qu’on les néglige aujourd’hui, grâce à la paresse ou à l’incapacité de quelques maîtres; car je ne pense pas que ce sois dégoût. Je me souviens que, dans ma jeunesse, un grammairien, du nom de Princeps, déclamait et discutait de deux jours l’un; que quelquefois même il dissertait le matin, et que, l’après-midi, faisant enlever sa chaire, il se mettait à déclamer. J’ai ouï dire aussi que, du temps de nos pères, quelques jeunes gens passèrent immédiatement de l’école du grammairien au forum, et y furent mis au rang des avocats les plus distingués. Les professeurs célèbres, et ceux dont nous pouvons dire quelque chose, sont à peu près ceux-ci

V. Sévius Nicanor fut le premier qui parvint, par l’enseignement, à la considération et à la renommée. Outre ses traités, dont nous avons, dit-on, perdu la plus grande partie, il composa une satire où il nous apprend, par ces deux vers, qu’il était affranchi et qu’il portait deux surnoms

« Sévius Nicanor, affranchi de Marcus, ne le voudra pas; il en sera de même de Sévius Posturnius mais Marcus enseignera. »

Quelques écrivains rapportent que, coupable d’une action infâme, il se retira en Sardaigne et qu’il y mourut.

VI. Aurélius Opilius, affranchi d’un épicurien, enseigna d’abord la philosophie, puis la rhétorique, et enfin la grammaire. Il ferma son école pour suivre en Asie Rutilius Rufus, condamné à l’exil. Il vieillit avec lui à Smyrne, où il composa quelques volumes sur différents sujets, et, entre autres, neuf d’un même ouvrage, parce que les écrivains et les poètes, étant sous le patronage des Muses, il crut devoir donner à son œuvre les divisions et les titres correspondants au nombre et au nom de ces déesses. Dans la plupart de ses catalogues et sur le titre de ses livres, je trouve son surnom écrit par un seul P; mais il en a mis deux dans la table de son traité intitulé Tableau.

VII. M. Antonius Gniphon, né en Gaule de parents libres, avait été exposé par sa mère. Son père nourricier l’affranchit et le fit instruire à Alexandrie, où quelques auteurs prétendent qu’il vécut dans l’intimité de Denys Scytobrachion,[10] ce que j’ai peine à croire, car les époques ne coïncident guère. On dit qu’il avait un esprit vaste, une mémoire étonnante, et un grand savoir dans les littératures grecque et latine : avec cela, un caractère facile doux, et un désintéressement qui, en lui faisant toujours mépriser le salaire, lui valut des récompenses d’autant plus fortes de la libéralité de ses disciples. Il enseigna d’abord dans la maison de Jules César encore enfant, puis dans la sienne. Il professa aussi la rhétorique, donnant tous les jours des préceptes d’éloquence, mais ne déclamant que les jours de marché.[11] Des hommes célèbres fréquentaient, dit-on, son école, entre autres Marcus Cicéron,[12] même pendant sa préture. Il écrivit beaucoup quoiqu’il n’ait pas dépassé l’âge de cinquante ans. Toutefois Attéius Philologus prétend qu’il ne laissa que deux volumes sur la langue latine, et que les autres ouvrages où l’on trouve son non ne sont pas de lui, mais de ses disciples.

VIII. M. Pompilius Andronicus était Syrien de nation. Son goût pour la doctrine d’Épicure lui fit négliger l’enseignement de la grammaire, et il ne put soutenir longtemps son école. Voyant qu’à Rome on lui préférait non seulement Antonius Gniphon, mais d’autres encore qui ne le valaient pas, il s’en fut à Cumes,[13] y vécut tranquille et y composa beaucoup. Mais il tomba dans un tel dénuement, qu’il fut forcé de vendre pour seize mille sesterces son principal ouvrage, l’Examen des Annales d’Ennius. Orbilius nous dit avoir racheté ces livres menacés de l’oubli, et les avoir fait publier sous le nom de l’auteur.

IX. Orbilius Pupillus de Bénévent, que la mort de ses parents, tués le même jour par leurs ennemis, avait laissé sans aucune ressource, remplit d’abord auprès des magistrats les fonctions d’appariteur, puis mérita en Macédoine des récompenses militaires, et servit ensuite dans la cavalerie. Retiré de service, il reprit les études qu’il avait faites avec soin dans son enfance, et, après avoir longtemps professé dans sa patrie, il vint à Rome à l’âge de cinquante ans, sous le consulat de Cicéron. Ses leçons lui donnèrent plus de considération que de fortune; car, dans un écrit de son extrême vieillesse, il avoue qu’il est pauvre et qu’il habite sous les toits. Il publia aussi un livre sur l’Inconséquence, où il se plaint des injustes reproches que les professeurs avaient alors à endurer, à cause de la négligence et des prétentions des parents Il avait un caractère violent, dont se ressentaient non seulement les sophistes ses rivaux, qu’il déchirait dans tous ses discours, mais encore ses élèves; aussi Horace le qualifie-t-il de fouetteur,[14] et Domitius Marsus a dit :

« Ceux qu’ont frappés la férule et le fouet d’Orbilius. »

Il n’épargnait même pas les principaux citoyens : étant encore inconnu, il fut, un jour, appelé en témoignage devant un nombreux tribunal; et Varron, l’avocat de partie adverse, lui ayant demandé « ce qu’il faisait et quel était son métier, » — Je transporte les bossus du soleil à l’ombre, » répondit-il, faisant allusion à Muréna, qui était bossu. Il atteignit presque l’âge de cent ans; mais il avait depuis longtemps perdu la mémoire, comme nous l’apprend ce vers de Bibaculus: « Où est Orbilius, cet oubli des lettres? » On montre encore à Bénévent sa statue, à gauche dans le Capitole:[15] elle est en marbre, et le représente assis, avec un manteau sur les épaules et deux portefeuilles auprès de lui. Il a laissé un fils nommé Orbilius, qui professa aussi la grammaire.

X. Attéius Philologus, fils d’un affranchi, était né à Athènes. Attéius Capiton, jurisconsulte connu, a dit de lui qu’il fut rhéteur parmi les grammairiens, et grammairien parmi les rhéteurs. Asinius Pollion en parle ainsi dans le livre où il critique Salluste, pour avoir affecté, dans ses écrits, l’emploi d’expressions surannées : « Il y fut aidé principalement par Attéius Prétextatus, célèbre grammairien latin, le conseil et le maître de quiconque s’exerçait alors à la déclamation, et qui, pour tout dire en un mot, s’était donné lui-même le surnom de Philologue. » Cet Attéius écrivait à Lélius Herma: « Je fais de grands progrès dans les lettres grecques, et je réussis assez dans les lettres latines; j’ai d’abord suivi les leçons d’Antonius Gniphon, puis celles de Herma, et j’ai ensuite enseigné. J’ai eu pour élèves beaucoup de jeunes gens et des plus illustres, entre autres les frères Claudius (Appius et Pulcher),[16] que j’ai même accompagnés dans leur gouvernement. » Il paraît qu’il prit le titre de Philologue, parce qu’il passait, comme Ératosthène, qui se l’était donné le premier, pour avoir des connaissances très étendues et très variées. C’est ce que prouvent au moins ses traités,[17] quoiqu’il en subsiste fort peu; mais un autre de ses lettres à Herma en atteste le grand nombre : « Souvenez-vous, lui dit-il, de recommander aux autres mes immenses matériaux; car j’ai réuni, comme vous le savez, des documents de toute sorte en huit cents livres. » Il entretint ensuite un commerce intime avec Caïus Sallustius, et, après sa mort, avec Asinius Pollion. Quand ceux-ci se hasardèrent à écrire l’histoire, à l’un il donna un abrégé de celle de Rome, pour qu’il choisit un sujet; à l’autre, des préceptes sur l’art d’écrire. Aussi m’étonné-je qu’Asinius Pollion ait cru qu’Attéius fit pour Salluste un recueil de vieux mots et de figures hardies, lui qui savait par expérience qu’Attéius recommandait avant tout la clarté, la simplicité du style et la propriété des termes, et qui en avait reçu principalement le conseil d’éviter l’obscurité de Salluste et son audace dans les métaphores.

XI. Valérius Caton était, selon quelques auteurs, l’affranchi d’un certain Bursénus, et Gaulois d’origine. Quant à lui, il dit dans le livre intitulé Indignation, que, né de parents libres, il resta orphelin, et qu’on lui en ravit d’autant plus facilement son patrimoine, pendant les désordres du temps de Sylla. Il eut beaucoup d’élèves, même parmi les nobles, et il passait pour un professeur très habile, surtout pour ceux qui voulaient se livrer à la poésie; les deux vers que voici en sont une, preuve suffisante:

« Caton le grammairien, sirène latine, le seul qui sache lire les poètes et les former. »

Outre ses traités de grammaire, il a écrit des poèmes, parmi lesquels on vante surtout Lydie et Diane. Ticida[18] parle ainsi de Lydie:

« Lydie, ce livre si cher aux savants. »

Et Cinna[19] dit, en parlant de Diane:

« Que la Diane de notre Caton survive à tous les siècles! »

Il parvint à une vieillesse fort avancée, mais dans une grande pauvreté, presque dans la misère, et se cachant dans une mauvaise cabane, après avoir abandonné à ses créanciers sa villa de Tusculum, ainsi que nous l’apprend Bibaculus :

« Quand on voit la maison de mon cher Caton, et ces lambris peints en rose, et ces jardins confiés à la garde de Priape, on se demande par quel art il a pu parvenir à ce comble de la sagesse, que, pour le nourrir sous un méchant toit jusqu’à son extrême vieillesse, il suffit de trois tiges de légumes, d’une demi-livre de farine et de deux grappes de raisin. »

Le même poète dit encore « O mon cher Gallus, les créanciers de Caton allaient dernièrement par toute la ville, proposant l’achat de sa maison de Tusculum; et nous nous étonnions qu’un maître sans pareil, qu’un grammairien consommé, qu’un poète excellent, qui sait résoudre toutes les questions, pût se trouver, une seule fois embarrassé. Il a la sagesse de Zénodote, il a l’austérité de Cratès. »

XII. Cornélius Épicade, affranchi du dictateur Luciuss Cornélius Sylla, et son aide dans le sacerdoce des augures, fut fort aimé de son fils Faustus : aussi prit-il toujours le titre d’affranchi de l’un et de l’autre. Il compléta le dernier livre, laissé mi-parfait, des Mémoires que Sylla avait écrits sur sa vie.

XIII. Stabérius Éros avait été acheté par son maître sur les tréteaux où l’on vend les esclaves; il dut son affranchissement à ses progrès dans les lettres, et l’on cite parmi ses élèves Brutus et Cassius. Il était, dit-on, si désintéressé, qu’au temps de Sylla il donnait des leçons gratuites aux enfants des proscrits.

XIV. Curtius Nicias s’attacha à Cnéus Pompée et à Caïus Memmius. Mais, ayant porté à la femme de Pompée un billet doux de Memmius, celle-ci le dénonça à son mari, qui, indigné de sa conduite, lui interdit sa maison. Il fut admis aussi dans l’intimité de Marcus Cicéron. Nous lisons dans une de ses lettres à Dolabella:[20] « J’ai bien plus de sujets de désirer des lettres de vous, que vous de moi. Car il ne se passe rien à Rome dont je vous crois fort en peine. Tenez-vous, par exemple, à savoir que je suis arbitre entre Nicias et Vidius? Ce Vidius vient, deux petites lignes de prose à la main, prier Nicias de le payer; Nicias, nouvel Aristarque, soutient que la prose n’est pas de bon aloi. Et moi, réputé expert en lettres antiques, je déciderai si les lignes sont authentiques ou interpolées. » Il écrivait aussi à Atticus:[21] « Pour Nicias, dont vous me parlez, je voudrais bien pouvoir profiter de sa bonté; car il n’y a personne dont la société me fût plus agréable que la sienne; mais malheureusement la solitude et la retraite me sont imposées. Sica s’en arrangeait, et mon regret de son absence en est d’autant plus.vif. Ensuite vous connaissez la pauvre santé de Nicias, ses habitudes de mollesse, les exigences de son régime. Pourquoi donc m’exposerais-je à ce qu’il fût mal chez moi, quand, de son côté, il ne pourrait m’être bon à rien? Je lui sais gré toutefois de son intention. » Les livres de Nicias sur Lucilius sont approuvés de la satire même.

XV. Lénéus, affranchi de Pompée, le suivit dans presque toutes ses expéditions, et, après la mort de son patron et celle de ses fils, il vécut du prix de ses leçons. Il enseigna dans les Carènes, près du temple de la Terre,[22] dans le quartier où était située la maison des Pompées. Il resta si pieusement fidèle à la mémoire de son ancien maître, que l’historien Salluste ayant écrit « que Pompée avait la figure méchante et la pensée impudique, » il le déchira dans une satire des plus mordantes, où il le traite « de débauché, de goinfre, de fripon et d’ivrogne; » où il lui dit « que sa vie est d’un aussi mauvais exemple que ses écrits; » où, enfin, il l’appelle « un voleur ignorant des vieux mots de Caton. » L’on rapporte que, dans son enfance, ayant été enlevé d’Athènes, il s’enfuit dans sa patrie, et qu’après avoir acquis dans les lettres une grande instruction, il rapporta à son maître le prix de sa liberté; mais que celui-ci, émerveillé de son esprit et de son savoir, l’affranchit sans vouloir rien accepter.

XVI. Q. Cécilius Épirota,[23] né à Tusculum, était affranchi d’Atticus, le chevalier romain à qui sont adressées les lettres de Cicéron. Il donna des leçons à la fille de son patron, qui était mariée à Marcus Agrippa; mais, soupçonné de trop d’intimité avec elle et prudemment éconduit, il se rendit auprès de Cornélius Gallus, et vécut avec lui dans la plus étroite union; ce qui fut même un des principaux griefs d’Auguste contre Gallus. Après la condamnation et la mort de son ami, Cécilius ouvrit une école, où il ne reçut pourtant que peu d’élèves, que des adolescents, personne enfin qui fut déjà revêtu de la robe prétexte, à moins de n’avoir pu refuser ce service à un père. On dit que le premier il improvisa ses discussions en latin; que le premier il lut en public Virgile et d’autres poètes nouveaux. C’est ce que prouve aussi ce vers de Domitius Marsus:

« Epirota, tendre nourrice de nos jeunes poètes. »

XVII. Verrius Flaccus, fils d’un affranchi, s’acquit une grande célébrité par sa manière d’enseigner : il faisait lutter ensemble, afin de mieux exercer leur esprit, ceux de ses élèves qui étaient de même force, et il leur désignait, avec le sujet qu’ils devaient traiter, le prix réservé au vainqueur: c’était quelque ancien livre, beau ou rare. Auguste ne manqua pas de le choisir pour l’éducation de ses petits-fils; et le précepteur passa dans le palais du prince avec toute son école, mais à condition de n’y pas recevoir de nouveaux élèves. Il donna ses leçons dans le vestibule de la maison de Catilina,[24] qui faisait alors partie du Palais, et il reçut cent mille sesterces par an. Il mourut fort âgé, sous Tibère. On voit sa statue à Préneste, dans la partie inférieure du forum; près de l’hémicycle, où étaient inscrits, sur une table de marbre, les fastes, qu’il avait mis en ordre et publiés.

XVIII. L. Crassitius, Tarentin d’origine et de l’ordre des affranchis, portait le surnom de Pasiclès, qu’il changea bientôt pour celui de Pansa. Il se consacra d’abord à la scène, et aida les mimographes; puis il enseigna dans une échoppe. Il s’acquit enfin une telle réputation par son traité sur Smyrne, que l’on fit sur lui ces vers:

 « Smyrne n’a voulu se confier qu’au seul Crassitius; cessez, ignorants, de rechercher son alliance. Elle a déclaré ne vouloir épouser que Crassitius : lui seul possède ses plus intimes secrets. »

Il avait déjà de nombreux élèves, dont plusieurs appartenaient à de nobles familles, comme Julius Antonius, fils du triumvir, et il égalait la réputation de Verrius Flaccus, lorsqu’il ferma tout d’un coup son école, pour se jeter dans la secte du philosophe Q. Sextius.

XIX. Scribonius Aphrodisius, esclave et disciple d’Orbilius, fut acheté et affranchi par Scribonia, la fille de Libon et la première femme d’Auguste. Il professa en même temps que Verrius, et répondit à ses livres sur l’orthographe, non sans de vives attaques contre ses travaux et ses mœurs.

XX. C. Julius Hyginus, affranchi d’Auguste, était Espagnol, quoique certains auteurs le fassent naître à Alexandrie, d’où César, après la prise de cette ville, l’avait, disent-ils amené à Rome dans son enfance. Il suivit avec ardeur et imita Cornélius Alexandre, grammairien grec, que, pour sa profonde science de l’antiquité, beaucoup d’auteurs ont surnommé Polyhistor, et quelques-uns, l’Histoire. Il fut mis à la tête de la bibliothèque Palatine; ce qui ne l’empêcha pas d’avoir beaucoup d’élèves. Il fut l’ami intime du poète Ovide et du consulaire Caïus Licinius, l’historien, lequel nous apprend qu’il mourut fort pauvre, et n’avait vécu que de ses libéralités. Il eut pour affranchi Julius Modestus, qui suivit dans ses études et son enseignement les traces de son ancien maître.

XXI. C. Mélissus, né à Spolète, de parents libres, qui l’abandonnèrent par suite de leurs querelles, reçut, par les soins de celui qui l’éleva, une instruction solide, et fut donné en pur don à Mécène, comme grammairien. Ayant gagné sa faveur et se voyant traiter par lui comme son ami, il voulut, quoique réclamé par sa mère, rester dans cet état de servitude, et préféra sa situation présente à sa condition véritable. Aussi fut-il bientôt affranchi, et il s’insinua dans les bonnes grâces d’Auguste, qui le chargea du soin d’ordonner les bibliothèques du portique d’Octavie. Il était, comme il le dit lui-même, dans sa soixantième année, quand il se mit écrire ses petits volumes de Facéties, qui portent maintenant le titre de Plaisanteries. Il en composa jusqu’à cent cinquante, auxquels il en ajouta quelques antres d’un genre différent. Il composa aussi un nouveau genre de pièces, dont les personnages n’étaient pas seulement romains, mais de ceux qui pouvaient porter la trabée.[25]

XXII. M. Pomponius Marcellus était, pour la langue latine, un impitoyable puriste. Dans une affaire judiciaire (car il plaidait quelquefois des causes), il poursuivit avec un tel acharnement un solécisme fait par Cassius Sévérus, son adversaire, que celui-ci, s’adressant aux juges, demanda la remise de la cause, « afin que son client se pourvût aussi d’un grammairien, puisque le débat entre Marcellus et lui ne devait plus porter sur une question de droit, mais sur une règle de grammaire. » Ce Marcellus ayant repris une expression d’un discours de Tibère, Attéius Capiton soutint « qu’elle était latine, et que, ne le fût-elle pas, elle le devenait de ce moment. » — « Capiton en impose, s’écria le grammairien; vous pouvez, César, donner le droit de cité aux hommes, mais non aux mots. » Une épigramme d’Asinius Gallus montre que Marcellus s’était autrefois exercé au pugilat.

« Il penche encore sa tête à gauche[26] et il veut nous enseigner le beau langage: son éloquence est nulle, ou plutôt c’est celle d’un athlète. »

XXIII. Remmius Palémon, de Vicence, était né l’esclave d’une femme. Il commença, dit-on, par apprendre le métier de tisserand. Chargé ensuite d’accompagner aux écoles le fils de sa maîtresse, il en profita pour étudier les lettres. Une fois affranchi, il se mit à professer à Rome, et il y tint le premier rang parmi les grammairiens, malgré la dépravation de ses mœurs et le mépris que Tibère et, après lui, Claude en faisaient publiquement, disant qu’il n’y avait personne qui fût moins digne que lui de diriger l’éducation des enfants ou de la jeunesse. Mais ce qui séduisait en lui, c’était une mémoire prodigieuse et une rare facilité d’élocution : il improvisait jusqu’à des poèmes. Il en écrivit aussi dans les mètres les plus divers et les moins usités. Il avait tant d’arrogance, qu’il traita Marcus Varron de porc, et qu’il disait que les lettres étaient nées avec lui et mourraient avec lui. Si son nom se trouvait dans les Bucoliques,[27] ce n’était pas, disait-il, par l’effet du hasard, mais parce que Virgile avait lu dans l’avenir que Palémon serait le juge de tous les poètes et de toutes leurs productions. Il se vantait aussi que des voleurs l’avaient un jour épargné, à cause de la célébrité de son nom. Il était si efféminé, qu’il se baignait plusieurs fois le jour. Il ne suffisait point à ses dépenses, quoique son école lui rapportât par an quarante mille sesterces, et qu’il ne se fît guère moins avec sa fortune, dont au reste il s’occupait beaucoup, faisant ouvrir pour son compte des boutiques d’habillements, et cultivant ses terres avec un tel soin, qu’une vigne plantée de sa main donna (c’est une chose avérée) de quoi remplir trois cent soixante vases. Dans sa passion effrénée pour les femmes, il allait jusqu’à leur prostituer sa bouche; et l’on dit qu’il resta, un jour, confondu par ce mot assez piquant d’un homme qui n’avait pu éviter, dans la foule, un baiser que Palémon voulait lui donner « Maître, veux-tu donc, toutes les fois que tu vois quelqu’un de pressé, l’aider de ta langue? »

XXIV. M. Valérius Probus,[28] de Béryte,[29] après avoir longtemps brigué le grade de centurion, se livra, las de cette poursuite, à l’étude. Il avait lu en province quelques litres anciens chez un grammatiste; car le souvenir de l’antiquité n’y était pas encore entièrement perdu, comme à Rome. Il voulut les relire avec plus de soin, et en approfondir encore d’autres; et quoi qu’il vit bien qu’on n’en faisait aucun cas, et qu’il y avait plus de ridicule que de réputation et de profit à retirer de cette lecture, il n’en persista pas moins dans ce projet, réunit un grand nombre d’exemplaires de ces livres, les corrigea, y introduisit un certain ordre, et enfin les annula. Il ne s’appliqua d’ailleurs à aucune autre partie de la littérature. Il eut plutôt des sectateurs que des disciples. En effet, il n’enseigna jamais comme fait un maître; seulement, dans l’après-midi, il recevait une ou deux personnes, trois ou quatre au plus, et, de son lit de repos, il avait avec elles, sur toute sorte de sujets, de longs entretiens, auxquels il mêlait, mais bien rarement, des lectures. Il n’a publié que des écrits fort courts et peu nombreux, sur de très futiles questions. Il a d’ailleurs laissé un vaste recueil d’observations sur le vieux langage.


 

[1] Livius Andronicus, né à Tarente.

[2] Né à Rudies, près de Tarente.

[3] Ville de Cilicie.

[4] L’an de R. 585.

[5] La première; elle était écrite en vers saturnins.

[6] Né en 606 de R.

[7] C’était un affranchi de Pompée. Voir c. 15.

[8] A Rhodes, en 654 de R.

[9] Voy. Pline, xxv, 4.

[10] Ce surnom venait d’une infirmité qu’il avait au bras. Il était de Mitylène et poète.

[11] Ou tous les neuf jours.

[12] Voy. Macrobe, Sat. iii, 12.

[13] La plus ancienne des colonies grecques suivant Strabon.

[14] Epist., ii, 1, 70.

[15] Toutes les villes, à l’exemple de Rome, appelaient leur citadelle de ce nom

[16] Les fils de C. Claudius et les neveux du Clodius tués par Milon.

[17] Il y en avait un sur la question de savoir si Enée aima Didon.

[18] Poète épigrammatique, contemporain de Catulle.

[19] Autre poète épigrammatique du même temps.

[20] Ad Div., ix, 10.

[21] Ad Att., xii, 26.

[22] Dans la 4e région de Rome, selon Victor et Rufus.

[23] Il s’appelait Q. Cécilius, du nom de son patron.

[24] Elle était située à côté de la basilique d’Opimius. Auguste étendit jusque là le Palatium.

[25] Robe de cérémonie, portée, chez les Romains, par les rois, les triomphateurs, les augures, etc.

[26] Attitude enseignée dans les écoles des gladiateurs.

[27] Eclog., iii, 50.

[28] Il vivait sous Néron.

[29] Ville de Phénicie où César envoya 80.000 colons.