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SALLUSTE
CONJURATION DE CATILINA
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XLIX | L | LI | LII | LIII | LIV | LV | LVI | LVII | LVIII | LIX | LX | LXI |
I.
- Tout homme qui travaille à être supérieur aux autres êtres animés doit
faire un suprême effort afin de ne point passer sa vie sans faire parler de
lui, comme il arrive aux bêtes, façonnées par la nature à regarder la terre
et à s'asservir à leur ventre. Au contraire, chez nous autres hommes, la
puissance d'action réside à la fois dans l'âme et dans le corps : à l'âme
nous réservons de préférence l'autorité, au corps l'obéissance : l'une nous
est commune avec les dieux, l'autre avec les bêtes. Aussi, me paraît-il plus
juste de chercher la gloire en faisant appel à l'âme plus qu'au corps, et,
puisque la vie même dont nous jouissons est brève, de faire durer le plus
possible le souvenir qu'on gardera de nous. Car la gloire qui vient de la
richesse et de la beauté est mobile et périssable, mais la vertu demeure
glorieuse et éternelle.
II.
- Au début, les rois - la royauté fut sur terre la première forme de
gouvernement - obéissant à des penchants contraires, exerçaient, les uns
l'esprit, les autres le corps ; dés lors, la vie humaine s'écoulait sans
désirs, chacun se contentant de ce qu'il avait. Mais lorsque Cyrus en Asie, les
Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce se mirent à soumettre villes et
nations, firent de l'amour de la domination une cause de guerre, estimèrent que
la gloire la plus haute revenait au plus vaste empire, alors enfin ils durent à
l'expérience et à la pratique cette découverte que, dans la guerre, c'est
l'esprit qui a la première place.
III.
- Il est beau de servir l'Etat par de belles actions, mais bien raconter ces
actions n'est pas un mince mérite ; on peut conquérir l'illustration par les
travaux de la paix comme par ceux de la guerre ; et les héros, comme leurs
historiens, sont nombreux à mériter l'éloge. Pour moi, bien que je ne mette
pas sur le même pied la gloire de l'écrivain et celle du réalisateur,
pourtant je trouve, particulièrement difficile de raconter ce qui s'est passé
d'abord parce qu'il s'agit de mettre le récit au niveau des événements ; et
puis, parce que, trop souvent, si l'on relève une faute commise, on est accusé
de le faire par malveillance et par envie ; mais chaque fois qu'on signale une
haute vertu ou la gloire d'un bon citoyen, le lecteur admet sans se fâcher tout
ce qu'il croit qu'il aurait pu faire aisément ; le reste, il le traite
d'imaginations et de faussetés. IV. - Dès lors, quand, après ces tracas et ces périls, je retrouvai le repos et résolus de passer le reste de ma vie loin de la politique, je ne songeai pas à laisser se perdre ces douces heures de loisir dans l'inaction et la paresse, ni non plus à employer mon activité et mon temps à l'agriculture et à la chasse, ces occupations serviles. Mais, revenu aux entreprises et aux goûts dont m'avait détourné une fâcheuse ambition, je projetai de raconter l'histoire romaine, par morceaux détachés, en choisissant ce qui me paraissait digne de mémoire d'autant plus que mon esprit était affranchi de tout espoir, de toute crainte, de tout esprit de parti. Je vais donc traiter de la Conjuration de Catilina, brièvement, et aussi exactement que possible : il y a là un forfait que j'estime mémorable entre tous, en raison de la nouveauté du crime commis et du péril couru par l'Etat. Je ferai, en quelques mots, connaître le caractère du personnage, avant de commencer mon récit.
V.
- L. Catilina, né d'une grande famille, avait une âme forte et un corps
vigoureux, mais une mauvaise nature et l'habitude du mal. Dès son adolescence,
il trouva plaisir aux guerres civiles, aux massacres, aux pillages, aux
désordres politiques et y prit part pendant sa jeunesse. Sa résistance
physique lui permettait de supporter la faim, le froid, les veilles, à un point
qu'on peut difficilement imaginer ; esprit à la fois audacieux et perfide,
mobile, capable de tout feindre et de tout dissimuler, avide du bien d'autrui,
prodigue du sien, ardent dans ses passions, assez éloquent, peu raisonnable.
Insatiable, il visait toujours l'impossible, trop loin et trop haut. Après la
dictature de Sylla, il avait été pris d'une envie forcenée de mettre la main
sur le pouvoir ; par quels moyens y arriver ? peu lui importait, pourvu qu'il
travaillât à s'élever au trône. Chaque jour, il était rendu plus
intraitable par son manque d'argent et la conscience de ses crimes, deux tares
qui s'aggravaient par les pratiques que je viens de rappeler. Et puis, il était
encore poussé par la corruption des mœurs publiques, que ruinaient deux maux
exécrables et contraires, le luxe et l'avarice.
VI.
- Rome fut, dit-on, fondée et habitée primitivement par les Troyens, qui
avaient abandonné leur pays sous la conduite d'Énée et, sans demeures fixes,
allaient à l'aventure ; avec eux vécurent les Aborigènes, race de paysans,
sans lois, sans gouvernement, jouissant d'une liberté sans limite. Réunis dans
une même enceinte, tous ces hommes, de race différente, ne parlant pas la
même langue, n'ayant pas le même genre de vie, se fondirent avec une
incroyable facilité.
VII.
- Dès lors, chacun estima davantage ce qu'il valait et mit en lumière ses
qualités d'esprit. Car les rois tiennent pour suspects les honnêtes gens plus
que les méchants, et toujours le mérite d'autrui est pour eux un sujet de
crainte. Rome, sa liberté reconquise, grandit en peu de temps d'une manière
incroyable, tant l'amour de la gloire avait tout gagné. Un jeune homme, dès
qu'il pouvait être soldat, se façonnait à l'art militaire au camp, par le
travail et la pratique, et il avait la passion des belles armes et des chevaux
de guerre, plus que des femmes et de la bonne chère. Pour de tels hommes, pas
de fatigues dont ils n'eussent l'habitude, pas de position qui leur parût
escarpée ou rude à atteindre, pas d'ennemi en armes à redouter : leur courage
avait tout brisé devant eux. VIII. - A coup sûr, en toute chose la fortune est maîtresse souveraine ; c'est son caprice plutôt que la justice qui, toujours, fait connaître les grands faits ou les passe sous silence. L'histoire d'Athènes a de la grandeur et de l'éclat, sensiblement moins pourtant qu'on ne le dit. Mais, comme il y eut là-bas une ample moisson de grands écrivains, les exploits des Athéniens sont réputés dans le monde entier comme inégalables. Ainsi, le courage de ceux qui agissent passe pour avoir toute la grandeur que lui ont donnée dans leurs récits les hommes de génie. Au contraire, Rome n'a pas eu cette foule d'historiens, parce que ses citoyens les plus sages étaient aussi les plus absorbés par les affaires publiques ; nul n'exerçait son esprit à l'exclusion du corps ; les meilleurs préféraient l'action à la parole et aimaient mieux être loués pour ce qu'ils avaient fait de bien que de raconter ce qu'avaient fait les autres. IX. - Ainsi donc, en paix comme en guerre, les vertus étaient en honneur : concorde absolue, aucune avidité ; chez les anciens Romains, le droit et le bien régnaient, moins en vertu des lois que par une impulsion naturelle. Les disputes, les désaccords, les compétitions étaient pour les ennemis du pays ; entre eux les citoyens luttaient de vertu. On dépensait sans compter dans les cérémonies religieuses, mais on économisait dans la vie privée, et on gardait à ses amis la parole donnée. Le courage à la guerre, et, la paix revenue, l'équité, tels étaient les moyens d'assurer la force de la famille et de l'État. Je puis le prouver par des exemples bien significatifs : dans les guerres, on a vu plus d'hommes punis pour avoir engagé la bataille malgré les ordres donnés, ou pour avoir tardivement obéi au signal de retraite et quitté le champ de bataille, que pour avoir déserté ou avoir, sous la poussée de l'adversaire, eu le front d'abandonner leur poste ; pendant la paix, l'autorité s'exerçait moins par la crainte que par les bienfaits, et on aimait mieux pardonner à l'injustice que d'en poursuivre le châtiment. X. - Mais, lorsque la république se fut fortifiée par son activité et sa justice, qu'elle eut vaincu à la guerre de grands rois, qu'elle eut soumis des peuplades barbares et des nations puissantes, que Carthage, la rivale de Rome, eut été détruite jusque dans ses fondations, et qu'ainsi s'ouvrirent à nous toutes les terres et tous les océans, la fortune se mit à nous persécuter et à jeter partout le trouble. Ces mêmes hommes qui avaient aisément supporté les fatigues, les dangers, les incertitudes, les difficultés, sentirent le poids et la fatigue du repos et de la richesse, ces biens désirables en d'autres circonstances. On vit croître d'abord la passion de l'argent, puis celle de la domination ; et ce fut la cause de tout ce qui se fit de mal. L'avidité ruina la bonne foi, la probité, toutes les vertus qu'on désapprit pour les remplacer par l'orgueil, la cruauté, l'impiété, la vénalité. L'ambition fit d'une foule d'hommes des menteurs ; les sentiments enfouis au fond du cœur n'avaient rien de commun avec ceux qu'exprimaient les lèvres ; amitiés et haines se réglaient, non d'après les personnes, mais d'après les conditions d'intérêt, et on cherchait plus à avoir le visage que le caractère d'un honnête homme. Ces maux grandirent d'abord insensiblement, et furent même parfois châtiés ; puis ils devinrent contagieux ; ce fut comme une peste ; les principes de gouvernement changèrent ; et l'autorité, fondée jusqu'alors sur la justice et le bien, devint cruelle et intolérable.
XI.
- Tout d'abord on fut travaillé par l'ambition plus que par l'avidité :
l'ambition est un vice, mais ressemble à une vertu. En effet gloire, honneurs,
autorité sont également souhaités par le bon et le méchant, mais le premier
marche sur une voie droite, tandis que l'autre, à qui fait défaut la vertu,
n'avance que par la ruse et le mensonge. L'avidité, c'est le désir de
l'argent, que jamais sage n'a convoité ; elle est comme imprégnée d'un poison
qui affaiblit la vigueur du corps et de l'âme ; elle ne connaît ni limites, ni
satiété ; ni l'abondance, ni l'indigence n'en diminuent la violence.
XII. - Quand l'argent commença à être
à l'honneur et eut procuré la gloire, l'autorité, un pouvoir sans limite, la
vertu alla s'affaiblissant, la pauvreté fut honnie, le désintéressement passa
pour malveillance. L'argent livra la jeunesse au luxe et à l'avidité, en même
temps qu'à la volonté de dominer ; on se mit à piller, à tout dépenser, à
tenir pour rien ce qu'on possédait, à convoiter le bien d'autrui, à n'avoir
pour la réserve, la pudeur et toutes les choses divines et humaines
indifféremment, ni considération ni ménagement. XIII. - A quoi bon rappeler ce que ne croiront jamais ceux qui ne l'ont pas vu, de simples particuliers aplanissant les montagnes et élevant sur la mer des constructions ? L'argent me semble avoir été pour eux un moyen de se divertir : ils pouvaient le posséder honorablement, ils avaient hâte d'en abuser pour des turpitudes. Et leur goût pour la débauche, la table, tous les raffinements n'était pas moindre ; les hommes se faisaient caresser comme des femmes, les femmes étalaient leur impudeur ; pour trouver une nourriture choisie, on courait les terres et les mers ; on dormait avant d'en avoir envie, on n'attendait pas d'avoir faim ou soif, d'avoir froid ou d'être las ; par raffinement on provoquait tous ces besoins. Poussée par ces vices, la jeunesse, son patrimoine dissipé, se jetait dans le crime. L'âme, en proie au mal, ne pouvait guère se soustraire aux passions ; dés lors, on ne regardait pas aux moyens d'acquérir et de dépenser.
XIV.
- Dans une ville si étendue et si corrompue, Catilina - et rien n'était plus
facile - s'était entouré de tous les vices et de tous les crimes, comme d'une
sorte de garde du corps. Tous les débauchés, les adultères, les noceurs, ceux
qui, par le jeu, la table, les femmes avaient dissipé leur patrimoine, qui
avaient contracté d'énormes dettes pour racheter leur honte ou leurs forfaits,
et aussi tout un ramassis de criminels et de sacrilèges, de repris de justice,
de gens à qui leurs méfaits faisaient redouter les juges, grossis des
assassins de guerre civile et des faux témoins, bref tous ceux que
tourmentaient le vice, la misère ou le remords, voilà quels étaient les
intimes et les familiers de Catilina. Et si, par fortune, on devenait son ami
sans être encore criminel, on était vite, par l'attrait des relations
journalières, entraîné aux mêmes méfaits et aux mêmes vices. XV. - Encore adolescent, Catilina s'était signalé par plusieurs liaisons criminelles, avec une jeune fille noble, puis une prêtresse de Vesta, enfin par d'autres méfaits du même genre, contraires au droit et à la religion. Enfin il devint amoureux d'Aurélia Orestilla, dont les honnêtes gens ne louaient que la beauté ; mais elle hésitait à l'épouser, par crainte d'un fils déjà adulte qu'elle avait eu antérieurement : il est avéré qu'il tua le jeune homme et fit maison nette pour cet abominable mariage. Je crois bien que ce fut là une des principales raisons qui le poussèrent à précipiter la conjuration. Cette âme impure, ennemie des dieux et des hommes, ne pouvait trouver de calme ni dans la veille, ni dans le repos tellement le remords l'excitait et la ravageait. Son teint était blême, ses yeux sinistres, sa démarche tantôt agitée, tantôt lente ; bref, son visage, sa physionomie respiraient l'extravagance.
XVI.
- Cette jeunesse, qu'il avait séduite, comme je l'ai dit, il la façonnait de
cent manières aux forfaits ; il y formait des faux témoins et des faussaires ;
il l'obligeait à faire fi de l'honneur, de l'argent, du danger ; puis quand il
l'avait perdue de réputation et lui avait enlevé toute pudeur, il lui
commandait de pires scélératesses. S'il n'avait pour le moment aucun motif de
mal faire, il s'en prenait à ceux qui ne lui avaient rien fait et, les traitant
en ennemis, les surprenait et les étranglait ; ainsi, pour ne pas laisser
l'inaction endormir les mains et les âmes, il exerçait gratuitement sa
méchanceté et sa cruauté.
XVII.
- Donc, environ aux calendes de Juin, sous le consulat de Lucius César et de
Caius Figulus, Catilina convoque d'abord ses affidés un à un, exhorte les uns,
éprouve les autres ; il leur montre les ressources dont il dispose, le
gouvernement sans défense, les énormes avantages que procurera la conjuration.
Puis, ce travail d'information terminé, il convoque en assemblée générale
tous ceux dont les besoins sont les plus pressants et l'audace sans mesure. On
voit là des sénateurs, P. Lentulus Sura, P. Autronius, L. Cassius Longinus, C.
Céthégus, les deux Sylla, Publius et Servius, fils de Servius, L.
Varguntéius, Q. Annius, M. Porcius Leca, L. Bestia, Q. Curius; des chevaliers,
M. Fulvius Nobilior, L. Statilius, P. Gabinius Capito, C. Cornelius; et aussi
beaucoup de gens des colonies et des municipes, nobles dans leur pays. On y
trouvait en outre quelques complices un peu moins déclarés, des patriciens que
stimulait le désir d'être les premiers, plutôt que la misère ou tel autre
besoin. De plus, presque toute la jeunesse, surtout chez les nobles, se montrait
favorable à l'entreprise ; ils auraient pu vivre somptueusement ou doucement à
ne rien faire ; ils préféraient l'incertain au certain, la guerre à la paix.
XVIII.
- Antérieurement, quelques hommes avaient déjà organisé un complot contre
l'État : parmi eux était Catilina. Je vais rappeler la chose aussi exactement
que possible. Sous le consulat de L. Tullus et de Manius Lépidus, les consuls
désignés, P. Autronius et P. Sylla, traduits en justice en vertu des lois sur
la brigue, avaient été condamnés. Peu après, Catilina, accusé de
concussion, avait été empêché de poser sa candidature au consulat, parce
qu'il n'avait pu faire sa déclaration dans le temps prescrit. XIX. - Dans la suite, Pison, nommé questeur, fut envoyé en Espagne comme propréteur, avec l'appui de Crassus, qui connaissait son hostilité déclarée à l'égard de Pompée. D'ailleurs, le Sénat n'avait pas fait de difficulté pour lui donner cette province, parce qu'il était bien décidé à éloigner du centre des affaires un homme pourri de vices ; et d'autre part, un certain nombre d'honnêtes gens comptaient s'appuyer sur lui pour s'opposer à Pompée, dont la puissance commençait à être redoutable. Mais Pison fut assassiné dans sa province par des cavaliers espagnols qui lui faisaient escorte loin de l'armée, pendant un déplacement. Pour certaines gens, ces barbares n'avaient pu supporter une autorité faite d'injustice, de superbe et de cruauté ; pour d'autres, ces cavaliers, anciens et sûrs clients de Pompée, avaient tué Pison pour plaire à leur patron ; car jamais jusqu'alors les Espagnols n'avaient commis pareil forfait, bien qu'ils eussent eu maintes fois dans le passé à souffrir de la cruauté de leurs maîtres. Pour moi, la chose reste douteuse. Aussi bien, en ai-je assez dit sur cette première conjuration. XX. Catilina, voyant réunis les gens dont j'ai parlé, bien qu'il eût avec chacun d'eux traité maintes fois de l'affaire, crut utile de les haranguer et de les exhorter tous ensemble; il les mena dans une pièce secrète de sa maison et là, loin des indiscrets, il leur adressa la parole à peu près en ces termes : « Si je ne connaissais bien votre courage et votre attachement, c'est en vain que les circonstances actuelles seraient favorables; nous aurions en vain devant nous et de grandes espérances et le pouvoir; si je ne devais compter que sur la lâcheté et l'inconsistance, je ne lâcherais pas le certain pour l'incertain. Mais dans beaucoup d'occasions graves, j'ai éprouvé votre courage et votre fidélité, et c'est ce qui me donne le cœur de ne pas reculer devant la plus grande et la plus belle des entreprises. J'ai compris aussi que maux et biens sont pour vous ce qu'ils sont pour moi; car avoir les mêmes désirs et les mêmes répugnances, c'est là en somme l'amitié dans toute sa force. Mes projets, je les ai déjà fait connaître à chacun de vous séparément. Mais je sens mon cœur s'enflammer chaque jour davantage, quand je considère ce que sera notre vie dans l'avenir, si nous ne travaillons pas nous-mêmes à conquérir notre liberté. Depuis que la république est devenue la possession, la chose de quelques grands personnages, invariablement c'est à eux que rois et tétrarques ont versé les impôts, que peuples et nations ont payé les tributs; nous autres, les braves et les énergiques, nobles ou plébéiens, nous sommes la racaille, sans crédit, sacs influence, esclaves de gens dont nous nous ferions craindre, si tout marchait bien. Crédit, pouvoir, honneurs, argent, tout est à eux ou à leurs amis; à nous ils laissent les échecs, les dangers, les condamnations, la misère. Jusques à quand le permettrez-vous, hommes sans peur? Une mort que notre courage rendra honorable n'est-elle pas préférable à une vie misérable, sans pouvoir, que nous perdrons dans le déshonneur, après avoir servi de jouet à la tyrannie d'autrui? Ah ! je prends à témoin les dieux et les hommes, la victoire est là, dans notre main. Nous sommes jeunes, énergiques; d'eux au contraire, le temps et la richesse ont fait des vieillards. Nous n'avons qu'à commencer; pour le reste, nous verrons bien. Peut-on, si l'on a du cœur, peut-on tolérer ces énormes fortunes, qu'ils gaspillent à bâtir sur la mer, à niveler les montagnes, pendant que nous n'avons pas d'argent même pour le nécessaire? peut-on leur laisser édifier deux ou trois maisons à côté l'une de l'autre, tandis que nous n'avons nulle part un foyer bien à nous? Ils achètent des tableaux, des statues, des objets d'art, font démolir une maison qu'ils viennent de construire pour en bâtir une autre, bref imaginent cent moyens de dissiper et de gaspiller leur argent, sans que par leurs folies ils puissent jamais en venir à bout. Et pendant ce temps, c'est chez nous l'indigence, au dehors les dettes, un présent sinistre, un avenir encore plus sombre; en un mot, une seule chose nous reste, l'air que nous respirons pour notre malheur. Réveillez-vous donc ! elle est là, oui, elle est là, cette liberté que vous avez toujours désirée, et avec elle, la richesse, l'honneur, la gloire sont là, devant vous; toutes ces récompenses, la fortune les donne au vainqueur. La situation, les circonstances, les dangers à courir, votre misère, le riche butin de la guerre, tout, mieux que mes paroles, vous pousse à l'action. Pour moi, usez de moi comme chef ou comme soldat; ni mon intelligence, ni mes forces ne vous feront défaut. Voilà, je l'espère, ce que je ferai avec vous, si je suis consul, à moins que je ne me trompe et que vous ne soyez plus disposés à rester des esclaves, qu'à devenir les maîtres."
XXI.
- Chez les hommes qui venaient d'entendre ce discours, le mal avait tout envahi,
et il n'y avait chez eux rien de bon, ni dans le présent, ni dans l'avenir, il
est vrai que c'était déjà pour eux une belle récompense de troubler la paix
publique ; - et pourtant, presque tous lui demandèrent de leur faire connaître
les conditions de l'affaire, les avantages que leur procurerait la lutte, les
ressources actuelles et les espérances qu'on pouvait avoir. Catilina leur
promit l'abolition des dettes, la proscription des riches, les magistratures,
les sacerdoces, le pillage, tout ce que peuvent rapporter la guerre et les
violences de la victoire. Il ajouta que Pison était dans l'Espagne citérieure,
P. Sittius Nucerinus en Mauritanie avec une armée, tous deux au courant de son
projet ; qu'Antoine était candidat au consulat et qu'il espérait bien avoir
pour collègue un homme qui était son ami et avait mille embarras d'argent ;
consul avec lui, il pourrait commencer à agir. XXII. - A ce moment-là, on prétendit que Catilina, son discours terminé, voulut lier ses complices par un serment ; qu'il fit circuler un grand vase, plein de vin mêlé à du sang humain, et que tous y trempèrent les lèvres en lançant des imprécations, comme on fait dans les sacrifices solennels ; puis qu'il s'ouvrit de son projet répétant qu'il avait voulu se les attacher davantage en les liant les uns aux autres par cet exécrable forfait. Certains ont vu, dans ces histoires et quelques autres, des récits imaginés pour atténuer, par l'atrocité du crime, la haine que devait plus tard attirer à Cicéron la condamnation des conjurés. Pour moi, l'horreur d'un tel acte me le rend suspect.
XXIII.
- Parmi les conjurés figurait Q. Curius, d'une famille assez distinguée, mais
pourri de vices et de crimes, et que les censeurs avaient, pour indignité,
chassé du sénat. C'était une nature non moins légère qu'audacieuse ; il
était incapable de garder pour lui ce qu'il avait appris, même de tenir
cachés ses propres crimes et de peser ses paroles et ses actions. Il avait une
vieille liaison avec une femme noble, Fulvie ; elle lui était moins attachée,
depuis que son indigence lui permettait moins de générosité : tout d'un coup,
le voilà qui se vante et lui promet monts et merveilles, puis il la menace de
la tuer, si elle ne se montre pas complaisante ; bref, sa conduite avec elle est
plus arrogante que d'ordinaire. XXIV. - Les comices se réunirent : Cicéron et Antoine furent élus consuls. Cette élection jeta d'abord le trouble parmi les conjurés. Pourtant les folles violences de Catilina n'en étaient pas diminuées ; chaque jour, il combinait quelque chose de nouveau ; il installait des dépôts d'armes en Italie, dans des endroits bien choisis ; il envoyait à Fésules, à un certain Manlius, de l'argent emprunté grâce à son crédit ou à celui de ses amis ; c'était ce Manlius, qui, dans la suite, devait commencer les hostilités. A ce moment, il s'adjoignit un grand nombre de gens de toutes les classes, et aussi quelques femmes qui, d'abord, avaient par la prostitution suffi à leurs énormes dépenses ; puis, quand l'âge avait réduit leurs bénéfices sans modérer leur goût du luxe, elles avaient contracté de grosses dettes. Par elles, Catilina pensait pouvoir soulever les esclaves urbains, mettre le feu à la ville et gagner les maris à sa cause, ou se débarrasser d'eux en les massacrant. XXV. - Parmi toutes ces femmes, je citerai Sempronia, auteur de maints forfaits perpétrés avec une audace toute virile. Pour la famille et la beauté, comme pour son mari et ses enfants, la fortune l'avait bien traitée. Versée dans les lettres grecques et latines, elle chantait et dansait trop élégamment pour une honnête femme, et elle avait bien d'autres talents, vrais instruments de volupté. Mais toujours elle eut à cœur tout autre chose que l'honneur et la pudeur ; il est difficile de dire lequel pesait le moins pour elle, de son argent ou de sa réputation ; elle brûlait d'un tel feu qu'elle cherchait les hommes, plus qu'elle n'était recherchée par eux. Souvent, avant le moment où nous sommes, elle avait trahi sa foi, nié les dépôts qu'on lui avait confiés, joué son rôle dans des assassinats ; le luxe et le manque de ressources l'avaient jetée tête baissée dans l'abîme. Au demeurant, son esprit ne manquait pas de distinction ; elle savait faire des vers, manier la plaisanterie ; sa conversation était tantôt modeste, tantôt provocante et dévergondée ; enfin, c'était une femme extrêmement spirituelle et gracieuse.
XXVI.
- Ces préparatifs une fois faits, Catilina n'en pose pas moins sa candidature
au consulat pour l'année suivante, dans l'espoir, s'il était désigné, de
faire d'Antoine tout ce qu'il voudrait. En attendant, il ne restait pas inactif,
mais préparait toutes sortes de traquenards à Cicéron. Celui-ci, pour se
garder, ne manquait ni d'habileté ni d'adresse : dès le début de son
consulat, il avait, par des promesses répétées, obtenu de Fulvie que ce
Curius dont j'ai parlé plus haut lui révélât les projets de Catilina. Et
puis, en troquant sa province contre celle d'Antoine, il avait amené son
collègue à ne rien faire contre le gouvernement ; enfin il s'était
secrètement entouré d'amis et de clients qui étaient pour lui des gardes du
corps. XXVII. - II renvoie donc Manlius à Fésules et dans la partie de l'Etrurie où se trouve cette ville ; il expédie dans le Picénum un certain Septimius de Camérinum et C. Julius en Apulie, d'autres encore dans différents endroits, en désignant chacun pour le poste où il fera le mieux l'affaire. Pendant ce temps, lui, à Rome, ourdit simultanément plusieurs trames, tend des pièges au consul, prépare l'incendie, place des hommes en armes à des points bien choisis, porte toujours sur lui un poignard, enjoint aux autres d'en faire autant, leur prescrit d'être à tous moments prêts et sur leurs gardes, s'active jour et nuit, ne dort plus, sans que le manque de sommeil et la peine se traduisent chez lui par de la fatigue. Enfin, constatant que tout ce mouvement n'aboutit à rien, il fait adresser par Porcius Léca une nouvelle convocation aux chefs de la conjuration pour le milieu de la nuit : dans cette réunion, il donne toutes les raisons qu'il a de se plaindre de leur indolence ; il leur apprend qu'il a envoyé en avant Manlius vers les nombreuses bandes réunies pour prendre les armes, puis d'autres dans d'autres bonnes positions, pour commencer les hostilités ; quant à lui, son désir est de partir pour l'armée, après avoir fait disparaître Cicéron ; car le consul le gêne beaucoup pour la réalisation de ses projets.
XXVIII.
- Tous tremblent et hésitent ; mais un chevalier romain, C. Cornélius, s'offre
avec un sénateur, L. Varguntéius ; ils décident d'aller cette nuit même, sur
le matin, chez Cicéron, avec des hommes armés, comme pour le saluer, de le
surprendre ainsi chez lui sans qu'il se doute de rien, et de l'assassiner.
Curius, mesurant le danger couru par le consul, se hâte de faire révéler par
Fulvie à Cicéron l'attentat qui se prépare. La porte est fermée aux
conjurés, qui se trouvent ainsi avoir inutilement projeté un odieux forfait.
XXIX.
- En apprenant tous ces faits, Cicéron est profondément troublé par le double
péril que courait l'État : à Rome même, il lui était impossible de
continuer plus longtemps à ne prendre de mesures de défense que de son
autorité privée ; d'autre part, il ne savait rien de précis sur les forces de
Manlius et sur ses projets. II soumet donc officiellement l'affaire au sénat,
que déjà auparavant agitaient les bruits en circulation dans le public. Et
cette assemblée, comme il arrive d'ordinaire dans les situations très graves,
chargea par décret les consuls de veiller à ce que la république ne subît
aucun dommage.
XXX.
- Quelques jours après, le sénateur L. Sénius lut en séance une lettre,
qu'il disait lui avoir été apportée de Fésules : on lui faisait savoir que
Manlius avait pris les armes le six avant les calendes de novembre avec une
énorme foule. En même temps, comme il arrive dans des cas semblables, les uns
annoncent des prodiges et des faits terrifiants, les autres parlent de
rassemblements, de transports d'armes, d'un soulèvement d'esclaves à Capoue et
en Apulie.
XXXI.
- Tous ces incidents jettent dans la cité un trouble profond et changent
l'aspect de la ville ; à la vie joyeuse et légère qu'avait engendrée une
longue période de tranquillité, succède tout à coup une tristesse générale
; on s'agite, on court sans savoir où, on ne se fie ni aux lieux, ni aux hommes
; ce n'est pas la guerre, et ce n'est plus la paix ; on mesure à ses craintes
le danger qu'on redoute. Les femmes, que la force de l'État avait
déshabituées de la crainte de la guerre, se tourmentaient, levaient au ciel
leurs mains suppliantes, se lamentaient sur leurs petits enfants, pressaient
tout le monde de questions, étaient effrayées de tout, et, oubliant tout ce
qui rendait la vie brillante et douce, croyaient tout perdu, elles-mêmes et le
pays. XXXII. - Il s'élança hors du sénat pour courir chez lui. Là, il roule mille pensées dans son esprit, constate qu'il n'a pas réussi dans ses embuscades contre le consul et qu'on a constitué des postes pour protéger la ville contre l'incendie ; il estime que le mieux à faire, c'est d'augmenter l'effectif de son armée, avant qu'on ait pu lever les légions, et de prendre toutes les mesures préparatoires à la guerre ; puis, par une nuit profonde, avec quelques affidés, il se met en route pour le camp de Manlius. Mais il a chargé Céthégus, Lentulus et tous ceux dont il connaissait bien l'esprit de décision et la promptitude dans l'action, de fortifier par tous les moyens possibles les ressources du parti, de précipiter l'attentat contre le consul, de préparer les incendies et les autres mesures de guerre ; pour lui, un jour très prochain, avec une grande armée, il se rapprocherait de Rome.
XXXIII.
- Tandis que ces faits se déroulent à Rome, C. Manlius envoie à Marcius Rex
des députés pris dans son entourage avec le message suivant : u Général,
nous attestons les dieux et les hommes que nous avons pris les armes, non pour
lutter contre le pays ou faire du mal à nos concitoyens, mais pour mettre nos
personnes à l'abri de l'injustice : misérables, manquant de tout, nous sommes,
par le fait des violences et de la cruauté des usuriers, presque tous sans
patrie et tous sans considération et sans argent ; il n'en est pas un seul de
nous qui puisse, à la façon de nos ancêtres, jouir de la protection de la loi
et, une fois ses biens perdus, garder la liberté de sa personne : tant les
usuriers et le préteur se sont montrés impitoyables ! Souvent vos ancêtres,
prenant en pitié la plèbe romaine, ont, par leurs décrets, soulagé sa
détresse ; et, tout dernièrement encore, on peut s'en souvenir, en raison de
l'énormité des dettes, et du consentement de tous les bons citoyens, on
décréta une réduction du quart. Souvent la plèbe, de son propre mouvement,
poussée par le désir d'être la plus forte, ou amenée à prendre les armes
par la superbe des magistrats, se sépara des patriciens. XXXIV. - Q. Marcius lui répondit que, si les insurgés avaient quelque demande à adresser au Sénat, ils devaient mettre bas les armes et rentrer à Rome en suppliants, que toujours le Sénat romain avait fait preuve de mansuétude et de pitié, et que jamais personne n'avait en vain imploré son secours. Pendant ce temps, Catilina, en cours de route, avait adressé des lettres à la plupart des consulaires et aux plus grands personnages ; il déclarait que, faussement accusé et ne pouvant résister au parti de ses ennemis, il cédait à la fortune et se retirait en exil à Marseille, non qu'il se reconnût par là coupable du forfait qu'on lui reprochait, mais il ne voulait pas troubler la tranquillité publique ni, par son obstination, provoquer une révolution. Bien différente de ton était la lettre lue au Sénat par Catulus, et que celui-ci affirmait lui avoir été remise de la part de Catilina. J'en donne ci-dessous la copie. XXXV. - «L. Catilina à Q. Catulus. Ton admirable dévouement m'est connu par des faits, et je l'apprécie au milieu de mes dangers ; il me permet de t'adresser avec confiance mes recommandations. Aussi, n'ai-je pas dessein de me justifier devant toi du projet imprévu que j'ai formé ; je veux seulement, ne me sentant pas coupable, te fournir une explication dont - j'en atteste les dieux - tu pourras reconnaître la sincérité. Poussé par les injustices et les outrages, privé du fruit de mes peines et de mon activité, ne pouvant obtenir la situation qui convient à ma dignité, j'ai, suivant mon habitude, pris ouvertement en main la cause des malheureux : non que je ne puisse, en vendant mes biens, acquitter mes dettes personnelles, puisque la libéralité d'Orestilla et de sa fille m'aurait permis de payer avec leur argent, même les dettes de mes amis ; mais je voyais combler d'honneurs des hommes qui n'en étaient pas dignes, et je sentais que, sur d'injustes soupçons, on me tenait à l'écart. C'est à ce titre que j'ai voulu réaliser mon espoir, assez honorable dans mon état présent, de sauver ce qui me restait de dignité. Je voulais t'en écrire plus long ; mais je suis informé qu'on se prépare à me faire violence. Je me borne à te recommander Orestilla et je la confie à ta loyauté ; protège-la contre les injustices, je t'en supplie au nom de tes enfants. Adieu. »
XXXVI.
- Catilina demeura quelques jours chez C. Flaminius dans la campagne d'Arrétium
; puis, tout en donnant des armes aux gens du voisinage, déjà en ébullition,
il prend les faisceaux et d'autres insignes du pouvoir suprême et marche vers
le camp de Manlius. Dès que ces faits furent connus à Rome, le Sénat mit hors
la loi Catilina et Manlius, et aux autres conjurés il fixa un délai pour
mettre bas les armes sans être exposés à aucun risque, exception faite pour
les gens précédemment condamnés à mort. En outre, par décret il prescrivit
aux consuls de faire une levée de troupes, à Antoine de poursuivre sans retard
Catilina avec une armée, à Cicéron de défendre la ville même.
XXXVII.
- Et ce n'étaient pas seulement les gens affiliés à la conjuration, dont
l'esprit était égaré ; mais la plèbe tout entière, par goût de la
révolution, se montrait favorable aux entreprises de Catilina ; elle ne faisait
que se conformer à ses habitudes. Toujours en effet dans une cité, ceux qui
n'ont rien jalousent les bons citoyens, exaltent les méchants, détestent la
tradition, souhaitent des nouveautés ; par dégoût de leur situation, ils
désirent tout bouleverser ; ils vivent sans soucis dans le trouble et la
révolution, parce que l'indigent n'a pas de grands risques à courir. Mais la
plèbe de Rome, elle, s'y précipitait tête baissée, et pour plus d'une
raison. XXXVIII. - En effet après que, sous le consulat de Pompée et de Crassus, fut rétablie la puissance tribunitienne, des hommes jeunes, en possession de ce pouvoir considérable, ardents parce qu'ils étaient jeunes, se mirent, en attaquant le Sénat, à agiter la plèbe, puis à l'enflammer de plus en plus par leurs largesses et leurs promesses, et acquirent ainsi réputation et puissance. Contre eux luttaient de toutes leurs forces la plupart des nobles, sous prétexte de défendre les droits du Sénat, en fait pour maintenir leur propre autorité. Car, pour dire d'un mot toute la vérité, depuis ce temps-là, tous ceux qui troublèrent l'État sous d'honorables prétextes, défense des droits populaires pour les uns, accroissement de l'autorité sénatoriale pour les autres, tous feignaient de soutenir l'intérêt public et luttaient en réalité pour leur propre puissance. Et la lutte n'avait ni modération ni mesure ; et les uns et les autres usaient cruellement de la victoire.
XXXIX.
- Mais quand Pompée eut reçu mission de combattre les pirates et Mithridate,
le pouvoir populaire alla en décroissant et l'influence de l'oligarchie devint
plus grande. Celle-ci était en possession des magistratures, du gouvernement
des provinces et de tout le reste ; ceux qui en faisaient partie n'avaient rien
à craindre, étaient heureux ; ils vivaient sans crainte, tenaient leurs
adversaires sous la terreur des jugements, pour les obliger à traiter plus
doucement le peuple dans l'exercice de leur magistrature. Mais dès que
l'incertitude générale eut offert aux chefs de la plèbe un espoir de
changement, le souvenir des vieilles rivalités leur rendit leur ardeur. Si, à
la première rencontre, Catilina avait été vainqueur, ou même que le combat
eût été incertain, certainement, c'eût été pour la république une
calamité et un désastre ; mais les vainqueurs eux-mêmes n'auraient pu jouir
longtemps de leur succès, et, accablés et épuisés, ils se seraient laissé
arracher par de plus puissants l'autorité et la liberté.
XL.
- Il charge donc un certain Umbrénus d'entrer en relations avec les députés
des Allobroges et, si possible, de les affilier à la conjuration, dans la
pensée que ce peuple, accablé de dettes gouvernementales et privées, et
d'autre part, naturellement belliqueux comme tous les Gaulois, se laisserait
facilement amener à ce parti. Umbrénus avait fait de la banque en Gaule ; il
était connu des principaux citoyens de chaque ville et les connaissait. Aussi,
sans perdre de temps, sitôt qu'il vit les députés sur le forum, il leur
demanda quelques renseignements sur la situation de leur pays ; et, comme il
s'affligeait de leur triste sort, il les interrogea d'une manière pressante sur
les chances qu'ils voyaient d'échapper à de telles misères. Ils répondirent
en se plaignant de l'avidité des magistrats et en accusant le Sénat de ne
point venir à leur aide ; la mort, voilà le remède qu'ils attendaient de
leurs maux. "Eh bien ! moi, leur dit Umbrénus, si seulement vous voulez
être des hommes, je vous montrerai le moyen d'y échapper." A ces mots,
les Allobroges, alléchés par l'espérance, supplièrent Umbrénus de les
prendre en pitié : rien ne pouvait être si rude et si difficile, qu'ils ne
fussent tout disposés à le faire, pour libérer par ce moyen leur pays de ses
dettes. XLI. - Les Allobroges furent longtemps incertains sur la résolution à prendre : d'un côté, leurs dettes, leur amour de la guerre, l'espoir de la victoire et le fruit à en retirer ; de l'autre, plus de ressources, plus de sécurité, et, au lieu d'un espoir douteux, une récompense assurée. Dans cette incertitude, c'est la république qui eut le bonheur de l'emporter. Ils vont trouver Q. Fabius Sanga, leur patron habituel, et lui révèlent tout ce qu'ils savent de l'affaire. Informé par Sanga, Cicéron prescrit aux députés de feindre pour la conjuration un zèle ardent, d'aller trouver les autres, de leur prodiguer de belles promesses et de tout faire pour les amener à se découvrir le plus possible. XLII. - A peu près au même moment, en Gaule cisalpine et transalpine, comme dans le Picénum, le Bruttium et l'Apulie, il y avait du remue-ménage. Les gens que Catilina avait auparavant envoyés de tous côtés brouillaient tout, sans réflexion, comme des insensés : réunions nocturnes, transports d'armes de trait et de défense, démarches précipitées et agitées, tout était cause de crainte plus que de dangers réels. Un bon nombre de ces gens avaient été, après instruction de leur affaire, jetés en prison par le préteur Métellus Céler, en vertu d'un sénatus-consulte ; en Gaule transalpine, des mesures analogues avaient été prises par C. Muréna, lieutenant-gouverneur de cette province.
XLIII.
- A Rome, Lentulus et les autres chefs de la conjuration, ayant réuni des
forces qu'ils jugeaient considérables, avaient décidé que, aussitôt Catilina
arrivé avec son armée au camp de Fésules, L. Bestia, tribun de la plèbe,
convoquerait l'assemblée du peuple, s'y plaindrait des menées de Cicéron, et
rejetterait sur le très honorable consul tout l'odieux des graves événements
; ce serait, pour tous les autres artisans de la conjuration, le signal de
remplir chacun sa mission. On prétendait que la tâche avait été répartie de
la manière suivante : Statilius et Gabinius, avec une troupe nombreuse,
mettraient le feu en même temps dans douze endroits de la ville, bien choisis,
pour que le désordre permît d'approcher plus aisément le consul et tous ceux
qu'il s'agissait de surprendre ; Céthégus s'attaquerait à la porte de
Cicéron et l'assassinerait, chacun faisant de même pour les autres. Les fils
de famille, appartenant en majorité à la noblesse, massacreraient leurs
pères, puis, ensemble, dans le trouble général déterminé par le meurtre et
l'incendie, ils sortiraient de Rome pour aller retrouver Catilina.
XLIV.
- Les Allobroges, suivant les instructions de Cicéron, sont par Gabinius
conduits vers les autres affidés ; à Lentulus, Géthégus, Statilius et aussi
Cassius ils demandent un engagement écrit, revêtu de leur cachet, qu'ils
puissent montrer à leurs concitoyens ; faute de quoi, il ne serait pas facile
de les lancer dans une telle affaire. Tous, sans soupçons, y consentent, sauf
Cassius qui promet aux Allobroges d'aller bientôt dans leur pays, et qui sort
de Rome un peu avant les députés. Lentulus leur adjoint un certain Volturcius
de Crotone, pour les obliger, avant de rentrer chez eux, à renforcer, par des
engagements réciproques, leur association avec Catilina. Il remet à Volturcius
pour Catilina une lettre dont voici le texte : XLV. - Tout cela étant fait, on choisit une nuit pour le départ. Cicéron, tenu au courant de tout par les députés, donne aux préteurs L. Valérius Flaccus et C. Promptinus l'ordre de se mettre en embuscade au pont Mulvius et d'y surprendre le cortège des Allobroges ; il leur explique par le menu l'objet de leur expédition ; sur les moyens d'action, il leur donne toute liberté. C'étaient des hommes de guerre : sans désordre, ils placent leurs troupes comme ils en ont reçu l'ordre, et gardent, sans rien laisser deviner, les côtés du pont. Les députés avec Volturcius arrivent ; alors, des deux côtés en même temps s'élèvent de grands cris. Les Gaulois comprennent bien vite ce qui se passe, et, sans tarder, se rendent aux préteurs. Volturcius commence par encourager ses compagnons et, l'épée à la main, se défend contre la foule qui l'assaille ; puis, se voyant abandonné par les députés, il s'adresse d'abord à Promptinus, qui lui était connu, et lui demande de le sauver ; puis, tout tremblant et voyant sa vie menacée, il se livre aux préteurs, comme il eût fait à des généraux ennemis. XLVI. - L'affaire terminée, tout est bien vite porté par des estafettes à la connaissance du consul. Il éprouve en même temps un gros souci et une grande joie ; il était heureux, comprenant bien que la découverte de la conjuration sauvait l'État du danger ; mais, poursuivant ses réflexions, il était bien inquiet, se demandant ce qu'il fallait faire, alors que de si grands personnages étaient compromis dans un pareil crime ; il songeait aux ennuis personnels que lui causerait leur châtiment, ou à la ruine de l'État, conséquence de leur impunité. Enfin, reprenant courage, il fait appeler Lentulus, Céthégus, Statilius, Gabinius, et aussi Céparius de Terracine qui se disposait à aller en Apulie soulever les esclaves. Sans tarder, tous arrivent, excepté Céparius, qui avait un peu plus tôt quitté son domicile et, ayant appris la dénonciation, s'était enfui de Rome. Le consul prenant lui-même par la main Lentulus, qui était préteur, le conduit à la séance du sénat et fait amener les autres par la garde au Temple de la Concorde. Il y convoque le sénat et, devant une assemblée nombreuse, fait entrer Volturcius avec les ambassadeurs ; il ordonne au préteur Flaccus d'apporter l'écrin avec la lettre qu'il avait reçue des députés. XLVII. - Questionné sur son voyage, sur sa lettre, sur ses projets et sur ses motifs d'action, Volturcius commence par donner le change et à tout cacher sur la conjuration ; puis, invité à parler sous la garantie des promesses faites par l'État, il explique comment les choses se sont passées, et expose que, affilié depuis quelques jours au complot par Gabinius et Céparius, il n'en sait pas plus long que les députés, qu'il a seulement appris par Gabinius que I'. Autronius, Servius Sylla, L. Varguntéius et beaucoup d'autres sont des conjurés. Mêmes déclarations de la part des Gaulois. Lentulus cherchait à dissimuler : ils lui opposent non seulement sa lettre, mais ses propos habituels : les livres sibyllins avaient promis, disait-il, la royauté à Rome à trois membres de la famille Gornélia ; après Cinna et Sylla, c'était lui le troisième, dont la destinée était d'être le maître de Rome ; il ajoutait que vingt ans s'étaient écoulés depuis l'incendie du Capitole, et que maints prodiges avaient fait connaître aux aruspices que Rome serait alors ensanglantée par la guerre civile. On lut les lettres en entier, tous ayant au préalable reconnu que leurs cachets étaient intacts. Le sénat décréta que Lentulus devait se démettre de ses fonctions et être, avec tous les autres, placé sous la garde de certains citoyens. Lentulus fut remis à P. Lentulus Spinther, alors édile, Céthégus à Q. Cornificius, Statilius à C. César, Gabinius à M. Crassus, Céparius, qui un peu plus tôt avait été arrêté dans sa fuite, au sénateur Cn. Térentius.
XLVIII. - Cependant,
la conjuration découverte, la plèbe, qui d'abord, par goût pour la
révolution, s'était montrée très favorable au mouvement, change d'avis :
elle maudit l'entreprise de Catilina et porte Cicéron aux nues ; comme si elle
avait échappé à la servitude, elle manifeste sa joie et son allégresse.
Toutes les violences de la guerre devaient, pensait-elle, lui apporter plus de
butin que de dommage ; mais l'incendie était chose affreuse, excessive,
fâcheuse surtout pour elle, dont tout l'avoir consistait en objets nécessaires
à la vie quotidienne et à l'entretien du corps. Le lendemain, on avait amené
au sénat un certain Tarquinius, qu'on disait avoir été arrêté en route, au
moment où il allait rejoindre Catilina. Cet homme se disait prêt à fournir
des renseignements sur la conjuration, si on lui promettait la vie : le consul
lui donna l'ordre de dire ce qu'il savait : il parla au sénat, à peu près
comme Volturcius, des préparatifs d'incendie, du massacre des bons citoyens, de
la marche des ennemis de l'État ; il ajouta qu'il avait été envoyé par M.
Crassus pour dire à Catilina de ne pas se laisser effrayer par l'arrestation de
Lentulus, de Céthégus et des autres conjurés, et d'en profiter au contraire
pour s'approcher plus vite de Rome ; il ranimerait ainsi le courage des autres
et sauverait plus aisément ceux qui avaient été pris. XLIX. - Au même moment, Q. Catulus et C. Pison ne purent, ni par leurs instances, ni par leur autorité, ni à prix d'argent, pousser Cicéron à faire dénoncer mensongèrement César par les Allobroges ou par tel autre. Tous deux lui manifestaient une vive hostilité : Pison, parce que, impliqué dans un procès de concussion, il avait été poursuivi par César pour avoir fait supplicier un homme de la Gaule transpadane ; Catulus parce qu'il le haïssait depuis qu'ils s'étaient disputé le pontificat et que le jeune César l'avait emporté sur lui, qui était chargé d'honneurs et d'années. Le moment paraissait bien choisi de jeter le soupçon sur César, qui, par sa générosité comme simple particulier, sa somptuosité comme magistrat, s'était couvert de dettes. Quand ils comprirent qu'ils ne pouvaient amener le consul à un pareil forfait, ils se mirent à semer çà et là des bruits mensongers, qu'ils prétendaient tenir de Volturcius et des Allobroges ; et ils soulevèrent contre César une telle animosité, que quelques chevaliers romains, postés en armes, pour former la garde du sénat, autour du temple de la Concorde, incités soit par la grandeur du péril, soit par la noblesse de leurs sentiments et leur zèle pour l'ordre social, levèrent leurs épées sur lui au moment où il sortait du sénat.
L.
- Pendant que ces faits se passent au sénat, et que les députés Allobroges et
Volturcius reçoivent des récompenses pour leur dénonciation reconnue fondée
des affranchis et quelques clients de Lentulus cherchent, par des rues
différentes, à soulever dans les carrefours les artisans et les esclaves, pour
délivrer leur patron ; d'autres cherchent des chefs de bandes, habitués à
semer, à prix d'argent, le désordre dans la cité. De son côté, Céthégus
demandait, par des émissaires, à ses esclaves et à ses affranchis, gens de
choix pour un coup d'audace, de former une colonne pour pousser en armes
jusqu'à lui.
LI.
- « Pères conscrits, tout homme appelé à discuter sur une affaire douteuse
doit se libérer de la haine et de l'amitié, de la colère et de la pitié. Il
n'est pas facile de discerner la vérité, lorsque ces sentiments y font
obstacle, et jamais on ne se laisse conduire en même temps et par la passion et
par le souci de son intérêt. Qu'on bande sa volonté, elle reste forte ; qu'on
la livre à la passion, celle-ci est maîtresse et l'esprit ne peut plus rien.
Il me serait facile, Pères conscrits, de rappeler force exemples de rois et de
peuples qui, se laissant aller à la colère ou à la pitié, ont pris de
fâcheuses décisions ; mais je préfère vous dire comment nos ancêtres, en
luttant contre la passion, sont allés droit au but et ont respecté la loi.
Pendant la guerre de Macédoine, quand nous luttions contre le roi Persée,
Rhodes, grande et prospère, qui devait à Rome cette prospérité, nous manqua
de parole et se déclara contre nous. La guerre terminée, on discuta sur la
conduite à tenir à l'égard des Rhodiens : nos ancêtres, afin de n'être pas
accusés d'avoir ouvert contre eux les hostilités moins pour leurs torts que
pour leurs richesses, les laissèrent impunis. De même, à l'époque des
guerres puniques, si les Carthaginois, et dans les périodes de paix et dans les
trêves, commirent une foule d'abominations, jamais les Romains n'en firent
autant, même quand se présenta une occasion favorable ; ils s'attachaient à
ce qui était digne d'eux, plutôt qu'aux droits qu'ils pouvaient avoir.
LII.
- Quand César eut terminé, les sénateurs se rangèrent, d'un mot, à l'un ou
à l'autre avis. Quand ce fut le tour de Caton, il s'exprima à peu près en ces
termes :
LIII.
- Caton s'assied ; alors tous les consulaires et la majorité des sénateurs
l'applaudissent, exaltent son courage, se gourmandent les uns les autres en se
traitant de lâches ; Caton est proclamé grand et illustre ; le sénat prend un
décret conforme à l'avis qu'il a exprimé. LIV. - Donc pour la race, l'âge, l'éloquence, ils étaient à peu prés semblables ; égale était leur grandeur d'âme et aussi leur gloire, mais sous des formes différentes. César s'était fait une grande place par sa bienfaisance et sa libéralité, Caton par son intégrité. L'un devait sa célébrité à sa douceur et à sa pitié ; l'austérité de l'autre ajoutait à la haute idée qu'on avait de lui. A donner, à soulager, à pardonner, César avait acquis de la gloire, et Caton, à ne rien accorder par faveur. Chez l'un, les malheureux trouvaient un refuge ; chez l'autre, les méchants un juge sans pitié. On exaltait la complaisance de l'un, la fermeté de l'autre. Enfin, César s'était astreint au travail, à la vigilance : attentif aux affaires de ses amis, il négligeait les siennes ; il ne refusait rien de ce qui méritait d'être donné, souhaitant pour lui un grand commandement, une armée, une guerre entièrement nouvelle, où son mérite pût briller en pleine lumière. Caton avait le goût de la modération, de la convenance, surtout de l'austérité ; il luttait, non d'opulence avec les riches, non d'intrigue avec les intrigants, mais de courage avec les braves, de retenue avec les modestes, de réserve avec les purs ; il aimait mieux être honnête que de le paraître ; et ainsi, moins il recherchait la gloire, plus elle venait à lui. LV. - Lorsque le Sénat eut, comme je l'ai dit, adopté la motion de Caton, le consul, estimant que le mieux à faire était de tout terminer avant la nuit toute proche, afin d'empêcher toute tentative révolutionnaire, donne l'ordre aux triumvirs de tout préparer pour le supplice ; il dispose des soldats et conduit lui-même sous escorte Lentulus à la prison ; les préteurs mènent les autres. Il est dans la prison un endroit appelé le Tullianum, où l'on arrive en descendant un peu à gauche ; c'est un cachot souterrain, profond de douze pieds environ. Il est de tous côtés entouré de gros murs et couvert d'une voûte formée de fortes pierres de taille bien jointes ; il est sale, obscur, d'une odeur repoussante, d'un aspect terrible. C'est là qu'on descendit Lentulus : les préposés aux exécutions capitales, à qui des ordres avaient été donnés, le firent étrangler. Ainsi, ce patricien, de l'illustre famille des Cornélius, qui avait été revêtu de l'autorité consulaire, trouva une fin digne de son caractère et de ses forfaits. Céthégus, Statilius, Gabinius, Céparius subirent le même supplice. LVI. - Tandis que ces faits se passent à Rome, Catilina, avec les gens qu'il avait amenés et ceux qu'avait déjà Manlius, forme deux légions ; il constitue toutes ses cohortes avec, pour chacune, un effectif proportionné au nombre total des soldats ; puis, à mesure qu'arrivent au camp des volontaires ou des conjurés, il les répartit également, et, en peu de temps, amène ses légions au nombre d'hommes réglementaire, alors qu'au début chacune d'elles n'en avait pas plus de deux mille. Mais un quart seulement environ de cette foule avait les armes normales ; les autres, armés au hasard, portaient, ceux-ci des javelots de chasse ou des lances, ceux-là des pieux aiguisés. A l'approche de l'armée d'Antoine, Catilina marche en traversant les montagnes, portant son camp tantôt du côté de Rome, tantôt en direction de la Gaule, sans donner à ses ennemis l'occasion d'engager la bataille ; il comptait avoir bientôt de sérieux renforts, si à Rome les conjurés réussissaient. Il refusait d'enrôler les esclaves qui, au début, venaient vers lui en foule ; car il avait confiance dans la force de la conjuration, et en même temps jugeait contraire à ses intérêts de paraître assimiler la cause des citoyens à celle des esclaves fugitifs.
LVII.
- Lorsque arriva au camp la nouvelle que, à Rome, la conjuration était
découverte et que Lentulus, Céthégus et les autres dont j'ai parlé plus haut
avaient été exécutés, la plupart de ceux qui avaient été poussés à la
lutte par l'espoir du pillage ou leur ardeur révolutionnaire s'échappèrent de
tous côtés ; Catilina emmena ceux qui restaient à marches forcées à travers
les montagnes abruptes dans les campagnes de Pistoia ; son intention était de
prendre des chemins de traverse pour s'enfuir secrètement en Gaule transalpine.
Mais Métellus Céler, avec ses trois légions, commandait dans le Picénum,
pensant bien que Catilina, pour sortir de la situation difficile où il se
trouvait, ferait précisément ce que je viens de dire. Aussi, dès qu'il connut
par des transfuges le chemin suivi par lui, se finit-il vite en mouvement pour
se poster au pied même des monts, d'où devait descendre son adversaire dans sa
marche rapide vers la Gaule.
LVIII.
- « Je suis bien certain, soldats, qu'avec des mots on ne donne pas du courage,
et qu'une armée ne passe pas de la lâcheté à l'action et de la peur à la
bravoure pour avoir entendu une harangue de son général. Toute l'ardeur que la
nature ou l'habitude ont mise au cœur de l'homme se montre dans la lutte ;
celui que n'excitent ni l'amour de la gloire ni le danger, c'est en vain qu'on
l'exhorterait : la peur l'empêche d'entendre. Si je vous ai appelés c'est pour
vous donner quelques conseils et m'ouvrir à vous des motifs de ma décision.
LIX.
- Ayant ainsi parlé, il attend un instant, fait sonner de la trompette, puis
reforme ses troupes pour les conduire dans la plaine. Il fait éloigner tous les
chevaux afin d'égaliser les chances de tous et de donner plus de cœur aux
soldats ; lui-même, à pied, dispose son armée en tenant compte du terrain et
de ses forces. Dans la plaine où il se trouve, limitée à gauche par la
montagne, à droite par un rocher escarpé, il forme un front de huit cohortes,
tenant les autres en réserve, en files plus serrées. Il en retire tous les
centurions, guerriers d'élite qui ont repris du service, et aussi, après les
avoir armés, les meilleurs d'entre les simples soldats, et tous ces hommes, il
les place en première ligne. Il donne à Manlius le commandement de l'aile
droite, à un homme de Fésules celui de l'aile gauche ; lui-même, avec ses
affranchis et les valets du train, se tient à côté de l'aigle qui avait
été, dit-on, celle de Marius au milieu de son armée, dans la guerre contre
les Cimbres.
LX.
- Cette revue générale terminée, Pétréius fait donner le signal par la
trompette, puis commande aux légions d'avancer lentement ; l'ennemi en fait
autant. Arrivés au point d'où l'on pouvait, avec les armes de trait, engager
le combat, les soldats poussent de grands cris et s'élancent les uns contre les
autres ; laissant de côté le javelot, on en vient aux mains avec l'épée. Les
vétérans se rappellent leur courage d'autrefois et pressent vivement l'ennemi
qui résiste avec vigueur ; la lutte est de la dernière violence. Cependant
Catilina, avec des troupes légères, se démène au premier rang, se porte au
secours de ceux qui sont en mauvaise posture, bouche avec des hommes valides les
trouées faites par les blessés, veille à tout, lutte énergiquement
lui-même, frappe souvent l'ennemi ; il remplit en même temps l'office d'un
brave soldat et d'un bon général.
LXI.
- C'est lorsque le combat fut terminé qu'on put se rendre compte de la vigueur
et de l'énergie dont avait fait preuve l'armée de Catilina. La place que
chaque soldat avait de son vivant prise pour le combat, il la recouvrait de son
corps après sa mort. Quelques-uns, que la cohorte prétorienne avait, dans sa
trouée, jetés de côté, avaient un peu changé de place ; mais tous étaient
tombés avec des blessures faites par devant. Catilina fut retrouvé loin des
siens, parmi les cadavres ennemis, respirant encore et gardant sur son visage
les marques de cette humeur farouche qui avait été la sienne de son vivant.
introduction guerre contre Jugurtha
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