Ermold le Noir

RIGORD

 

VIE DE PHILIPPE AUGUSTE (partie I)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

suite

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.


 

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VIE

DE

PHILIPPE AUGUSTE

Par

RIGORD.

 

NOTICE SUR RIGORD

Maître Rigord ou Rigot, Goth d'origine, comme il le dit lui-même, c'est-à-dire, né en Languedoc, sans que rien nous indique d'ailleurs le temps et le lieu précis de sa naissance, ne s'était destiné d'abord ni à vivre dans un monastère, ni à écrire l'histoire; il exerçait dans sa patrie la profession de médecin: soit inaptitude, soit mauvaise fortune, il n'y réussit point, et quittant à la fois, on ignore à quelle époque, son pays et son état, passa dans le nord de la France pour se renfermer dans l'abbaye de Saint-Denis, que l'administration de Suger avait rendue naguère encore plus florissante et plus célèbre. C'était le temps où Philippe II, poursuivant l'œuvre que son aïeul, Louis le Gros, avait si laborieusement commencée, fondait vraiment par ses négociations, ses conquêtes et la régularité persévérante de son gouvernement, le royaume et le trône de France: le clergé, qu'il traitait avec une grande faveur, le secondait dans toutes ses entreprises; les moines de Saint-Denis, presque depuis la fondation de leur monastère, étaient en possession de servir d'historiographes à leurs patrons. Probablement vers 1190, et peut-être à la demande de Hugues, son abbé, Rigord conçut le dessein d'écrire l'histoire du roi. Il prit plus de peine que ne faisaient communément les chroniqueurs pour recueillir des matériaux, vérifier les faits, les disposer dans un ordre convenable, donner même à sa composition quelque mérite littéraire; mais après dix ans de travail, le découragement s'empara de lui, et sans les sollicitations de l'abbé Hugues, il eût, dit-il, détruit son ouvrage, ou du moins ne l'eût jamais publié. Hugues le détermina à se traiter avec moins de rigueur, et à dédier au prince Louis, depuis Louis VIII, alors âgé d'environ treize ans, ce qu'il avait déjà fait. Sur cette dédicace, et sans doute aussi sur la recommandation de l'abbé de Saint-Denis, le roi accueillit fort bien Rigord, le nomma son historiographe, et fît déposer dans les archives publiques des copies de son histoire. Le chroniqueur la continua dès lors avec moins de fatigue, mais n'eut pas le temps de la pousser beaucoup plus loin; elle s'arrête en 1207, à la vingt-huitième année du règne de Philippe, et fut probablement interrompue par la mort de l'historien, marquée dans le nécrologe de Saint-Denis sous la date du 27 novembre, sans indication d'année. Il était alors, à ce qu'il semble, d'un âge déjà fort avancé.

Il eut pour continuateur Guillaume le Breton, chapelain de Philippe, auteur du poème de la Philippide, et dont nous publions également le travail. Le premier éditeur de Rigord, P. Pithou, attribua cette continuation à Rigord lui-même, et ne fit des deux chroniques qu'un seul et même ouvrage; erreur grossière, que la lecture des premières phrases de Guillaume le Breton suffisait pour prévenir, et qui ne s'en est pas moins perpétuée quelque temps dans les écrits des commentateurs. Duchesne la releva le premier, et laissa cependant les deux chroniques réunies. Dom Brial les a séparées comme il convient dans le tome XVII du Recueil des historiens français.

Comme critique et écrivain, Rigord a moins de mérite que son continuateur; il est plus froid, plus diffus et plus crédule en fait de visions, de songes et de miracles; mais quant aux événements historiques, sa narration est exacte, souvent détaillée, mêlée de pièces importantes, et rédigée en tout avec plus de soin que n'en apportaient ses devanciers dans un semblable travail. L'écrivain lui-même n'est guère supérieur aux chroniqueurs des temps barbares; mais il a vécu dans une société qui n'était plus en proie à la barbarie; et malgré la sécheresse de son esprit, son livre laisse clairement entrevoir un certain besoin de faire plus et mieux qu'on ne faisait avant lui, premier et incontestable symptôme du progrès de la civilisation.

Ce fut Rigord qui le premier donna à Philippe II le surnom d'Auguste, qui lui est resté, et avec raison s'il a en effet pour étymologie, selon le dire du chroniqueur, le verbe augere, et désigne un roi qui augmente ses états.

 

F. Guizot.


 

RIGORD.

VIE DE PHILIPPE AUGUSTE

 

PREFACE

 

Le désir que j'éprouvais d'écrire l'histoire de Philippe Auguste, roi très chrétien des Français, a rencontré bien des obstacles à la fois; ma pauvreté, c'est-à-dire le défaut de ressources, le besoin de pourvoir à ma subsistance, l'urgence de mes affaires, enfin la simplicité de mon style et le peu d'habitude que j'avais d'exercer mon esprit sur de pareils sujets. Une autre considération m'a surtout longtemps arrêté. La voici: quand on vient à lire quelque composition nouvelle dans une assemblée, les auditeurs se partagent aussitôt d'opinion, et, pendant que l'un applaudit et comble d'éloges l'ouvrage qu'il vient d'entendre, l'autre, aveuglé par son ignorance, quelquefois excité par l'aiguillon de l'envie, ou dévoré par la haine, blâme tout, même ce qui est bien, et certes, on doit s'étonner de la dépravation du genre humain depuis sa première origine (car, selon Moïse, tout ce que Dieu a fait a été créé bon), quand on le voit aujourd'hui toujours porté à juger avec rigueur, plutôt qu'avec indulgence, et se plaire à chercher le mal dans une question douteuse, au lieu de se décider pour l'interprétation la plus favorable. La renommée même dispense souvent avec une égale injustice le blâme et la louange; combien de langues mensongères n'entend-on pas préconiser le mal et calomnier le bien! La vertu est toujours en butte à l'envie, et ses rivaux, déchaînés sur ses traces, la poursuivent de leurs aboiements. Par exemple, en écrivant l'histoire de Philippe, roi très chrétien, si je m'impose une exactitude scrupuleuse en racontant ses vertus, on me traitera de flatteur; et, si je dérobe à son histoire quelques traits peu vraisemblables aux yeux des hommes, n'est-ce pas un larcin que j'aurai fait à sa gloire, pour sauver mon honneur? Dans cette alternative, je m'étais décidé à sacrifier, à détruire cet ouvrage, fruit de dix ans de travaux, ou du moins à le tenir enseveli dans l'ombre du secret, pendant toute ma vie. Enfin j'ai cédé aux prières du vénérable père Hugues, abbé de Saint-Denis, à qui j'en avais fait secrètement confidence; et c'est pour obéir à ses instances, que j'ai mis au jour cette histoire, et l'ai offerte humblement au roi très chrétien, pour que ses mains royales lui donnassent elles-mêmes une place parmi les monuments publics. Cependant je prie mes lecteurs, si quelquefois cet ouvrage leur paraît mériter censure, de comparer tout ensemble la hauteur du sujet et la faiblesse de mes moyens littéraires ils verront alors qu'une tâche si difficile était au dessus de mes forces, et peut-être ces considérations leur apprendront à supporter avec plus d'indulgence la plupart des endroits qui ne pourraient soutenir un examen sévère, et qu'une justice rigoureuse condamnerait sans doute. Parmi les faits que je raconte, il en est que j'ai vus de mes propres yeux, il en est d'autres sur lesquels je puis avoir des connaissances plus imparfaites, malgré le soin que j'ai apporté à consulter le témoignage d'autrui. Enfin d'autres m'étaient entièrement inconnus, et je les ai passés sous silence. Mais peut-être vous étonnerez-vous du titre d’Auguste, que je donne au roi en tête de cet ouvrage; en voici la raison: les écrivains donnaient ordinairement le nom d’Auguste (du verbe augeo, auges) aux Césars qui avaient augmenté l'État. Philippe mérite donc le titre d’Auguste, puisqu'il a augmenté aussi l'État. En effet, il a réuni à son royaume tout le Vermandois, que ses prédécesseurs avaient perdu depuis longtemps, et beaucoup d'autres terres, dont il a encore augmenté le revenu de l'État. De plus, il est né dans le mois consacré à Auguste (août), c'est-à-dire quand les granges et les pressoirs regorgent de tous les biens temporels.

Mais commençons d'abord, sous la conduite de Dieu, à la naissance miraculeuse de ce roi, avec l'aide de celui qui est le prince et le principe de toutes choses.


 

RIGORD

VIE

DE

PHILIPPE AUGUSTE

 

 

Philippe, roi des Français, naquit l’an 1165, dans le mois d'août, le 11 des calendes de septembre, jour consacré à Timothée et à Symphorien. Dieudonné est le prénom qui lui appartient justement. En effet, le saint roi Louis, son père, voyant que ses trois femmes lui avaient donné un grand nombre de filles, mais qu'il ne pouvait avoir d'héritier mâle pour lui succéder au trône, eut enfin recours, avec l'illustre reine Adèle, son épouse, tout le clergé et le peuple de son royaume, aux prières et aux aumônes, pour obtenir un fils; il ne demandait point à Dieu cette faveur comme un droit acquis par ses mérites, mais comme une grâce qu'il ne voulait devoir qu'à sa miséricorde. « Seigneur, disait-il, souvenez-vous de moi, je vous prie, et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur, parce que nul homme vivant ne sera trouvé juste devant vous. Mais jetez un regard propice sur le pécheur qui vous prie; et si j'ai péché comme les autres hommes, épargnez-moi, Seigneur; et si j'ai fait quelque bien devant vous, qu'il ne soit pas perdu près de vous. Ayez pitié de moi, Seigneur, selon votre miséricorde infinie, donnez-moi un fils ci pour héritier de mon trône, et pour régner glorieusement sur les Français. Que mes ennemis ne puissent pas dire: Tes espérances ont été déçues, tu as perdu tes aumônes et tes prières. Au reste, Seigneur, agissez avec moi selon votre volonté, et veuillez recevoir en paix mon âme, à la fin de mes jours! » Telles étaient les prières du roi, de tout le clergé et de tout, le peuple du royaume. Elles furent exaucées devant le Seigneur. Dieu donna donc à Louis un fils, qu'il fit élever très saintement et instruire pleinement dans la religion de notre Seigneur Jésus-Christ. Il le fit ensuite couronner solennellement à Reims, et eut le bonheur de vivre assez, pour voir, pendant près d'une année, Philippe régner glorieusement sur le trône de France. Le roi Louis, avant la naissance du jeune prince, eut cette vision en songe. Il lui sembla que Philippe, son fils, tenait à la main un calice d'or plein de sang humain; il en offrait à tous ses grands, et tous en buvaient en effet. Sur la fin de sa vie, il confia cette vision à Henri, évêque d'Albano, légat du Siège apostolique en France, en le conjurant, au nom du Seigneur, de ne révéler ce secret à personne avant sa mort. Mais quand le roi Louis eut cessé de vivre, l'évêque Henri fit part de cette vision à un grand nombre d'hommes religieux. C'est donc la première année du règne de Philippe, que le roi très chrétien Louis, son père, alla retrouver en paix le Seigneur; il mourut dans la ville qu'on nommait autrefois Lutèce, aujourd'hui Paris. Mais nous parlerons bientôt de cet événement avec plus de détail; il faut nous occuper maintenant des faits qui ont signalé la première année du règne de Philippe Auguste, illustre roi des Français.

L’an 1179 de l'Incarnation du Seigneur, Louis, roi très chrétien des Français, déjà presque septuagénaire, réfléchissant à la courte durée de la vie humaine, et sentant déjà sa santé un peu affaiblie par les atteintes d'une paralysie, convoqua à Paris une assemblée générale de tous les archevêques, évêques, abbés et barons de tout le royaume des Français, dans le palais de notre vénérable père Maurice, évêque de Paris. Quand ils y furent tous réunis, Louis entra d'abord dans une chapelle, car il ne commençait jamais rien sans s'y être ainsi préparé; et là, après avoir fait sa prière au Seigneur, il fit appeler tour à tour les archevêques, les évêques, les abbés et tous les grands du royaume, pour leur communiquer son projet. Il leur déclara qu'il voulait, sauf leur avis et leur volonté, faire élever au trône des Français son fils bien-aimé, Philippe Dieudonné, au premier jour de l'Assomption de la bienheureuse vierge Marie. Les prélats et les grands n'eurent pas plus tôt entendu la volonté du roi, qu'ils s'écrièrent tous d'une voix unanime: « Soit, soit! » Et l'assemblée fut ainsi close.

Aux approches de la fête de la très sainte vierge Marie, le roi très chrétien vint donc à Karnopolis avec son fils bien-aimé. Mais Dieu voulut que tout se passât autrement que Louis ne l'avait espéré; en effet, pendant le séjour qu'il fit en cette ville, l'illustre Philippe, selon le témoignage d'un grand nombre de personnes dont nous tenons ce fait, obtint de son père la permission de chasser dans le Lois, avec les veneurs du roi. A peine y était-il entré qu'un sanglier se présenta. A cette vue, les veneurs lâchent les chiens, et se mettent à la poursuite de la bête, à travers les détours de la forêt et de cette vaste solitude, donnent du cor et se dispersent dans les différentes battues du bois.

Cependant Philippe, monté sur un cheval plein de feu, fut emporté loin des autres, et longtemps il poursuivit seul le sanglier, avec la plus grande vitesse, par un sentier écarté. Enfin, au déclin du jour, il jeta les yeux derrière lui, et s'aperçut qu'il n'avait point de veneurs à sa suite. Se voyant donc resté seul dans cette vaste solitude de forets, il commença à concevoir de justes craintes. Il erra quelque temps seul, au gré de son cheval, qui l'emportait çà et là. Enfin ses alarmes croissaient. Il avait beau porter partout les yeux, il ne voyait personne: il se mit donc à pousser des gémissements et des soupirs, et imprimant sur son front le signe de la sainte croix, il se recommanda très dévotement à Dieu, à la bienheureuse vierge Marie, et au bienheureux Denis, patron et défenseur des rois de France. A la fin de sa prière, il regarda à droite, et tout à coup il vit près de lui un paysan, qui souillait sur des charbons ardents. Sa taille était haute, son aspect horrible, son visage hideux et noirci par le charbon, il tenait une grande hache sur son cou. D'abord, à cette vue, Philippe tremble comme un enfant: mais bientôt sa grande âme surmonta ses premières frayeurs. Il s'approcha d homme et le salua avec bienveillance. Il lui expliqua qui il était, d'où il venait, comment il se trouvait là, et le paysan reconnaissant la personne de son seigneur, abandonna sur-le-champ son travail, et ramena le prince en toute hâte à Karnopolis, par un chemin abrégé. A la suite des frayeurs dont il avait été saisi, Philippe Dieudonné tomba dangereusement malade, et cet accident fit différer son couronnement jusqu'à la Toussaint suivante. Mais au bout de quelques jours, notre Seigneur Jésus-Christ, qui jamais n'abandonne ceux qui espèrent en lui, touché des prières et des mérites du très saint roi Louis, qui ne cessait d'implorer nuit et jour pour son fils l'assistance de Dieu, et cédant aux prières de l'Eglise universelle, rendit au jeune prince sa santé première.

Cependant, aux approches de la fête de tous les Saints, Philippe Auguste ayant convoqué les archevêques, les évêques et tous les barons de sa terre, fut couronne à Reims par le respectable Guillaume, archevêque de Reims, prêtre cardinal du titre de Sainte Sabine, légat du Siège apostolique, et oncle du roi même, en présence de Henri, roi d'Angleterre, qui tenait humblement un côté de la couronne sur la tête du roi de France, en signe de la soumission qu'il lui devait; de tous les archevêques, évêques, et autres grands de l'empire, de tout le clergé et le peuple, aux cris de vive le roi! Vive le roi! Il avait eu quatorze ans accomplis le jour de la fête de Timothée et de Symphorien, et il commençait à entrer dans sa quinzième année. Ainsi c'est dans sa quinzième année, le jour même de la Toussaint, qu'il fut sacré roi. Le roi très chrétien Louis, son père, vivait encore, quoique bien malade, car il était déjà affligé d'une paralysie, qui ne lui permettait pas même de faire un pas.

Mais nous nous sommes proposé de raconter en peu de mots les premiers faits de son règne, dans la crainte qu'un développement trop étendu, joint à un style trop simple, ne rebutât les oreilles délicates de nos auditeurs. Philippe, dès sa première enfance, fut donc formé, pour ainsi dire, à l'école de la crainte de Dieu, car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Toujours dans les humbles prières qu'il adressait au Seigneur, il le suppliait de diriger toutes ses actions et tous ses pas. Il chérissait la justice comme sa propre mère. Il faisait triompher la miséricorde dans tous ses jugements; jamais il ne permit qu'on lui dérobât la vérité, et il observa dans sa maison la foi conjugale, plus scrupuleusement que tous les autres rois. Aussi, comme il s'était plu, dès son âge le plus tendre, dans l'exercice de ses glorieuses vertus, il voulut plus tard que tous les gens de sa cour gardassent religieusement, à son exemple, le respect et la crainte qu'il montrait lui-même pour Dieu. Mais voici quelque chose de plus admirable encore, il conçut tant d'horreur pour les jurements que les joueurs se permettent trop souvent dans les cours ou dans les maisons de jeu, que si quelqu'un, chevalier ou autre, venait par hasard à en laisser échapper un, en jouait devant le roi, aussitôt il était jeté par son ordre dans la rivière ou dans quelque lac; il voulut même que cette punition fût toujours rigoureusement exécutée dans la suite. Courage, vertueux prince ! Quelle fin ne doit-on pas attendre d'un pareil début ! Et en effet la main de Dieu était avec lui.

Quand le nouveau roi fut sacré, il revint à Paris, et peu de jours après il tenta l'exécution d'une grande entreprise, qu'il méditait depuis longtemps en secret, mais qu'il avait toujours redouté d'accomplir, par l'extrême soumission qu'il montrait aux volontés du roi très chrétien son père. En effet, il avait souvent entendu dire aux jeunes grands qu'on élevait avec lui dans le palais, et ces paroles n'étaient jamais sorties de sa mémoire, que les Juifs qui demeuraient à Paris descendaient secrètement tous les ans dans des retraites souterraines, le jour de Pâques, ou pendant cette sainte semaine consacrée par notre deuil, et qu'ils y faisaient un sacrifice où ils immolaient un chrétien pour outrager la religion chrétienne. On ajoutait qu'ils avaient longtemps persévéré dans cette pratique exécrable inspirée par l'artifice du démon, et que, sous le règne de son père, on avait souvent saisi les coupables pour les livrer au feu. Saint Richard, dont le corps repose dans l'église de Saint Innocent des Champeaux à Paris, fut ainsi égorgé et crucifié par les Juifs, et mérita par ce martyre le bonheur de monter dans le royaume des cieux, où nous savons que son intercession et ses prières ont obtenu de la bonté de Dieu une foule de miracles, en l'honneur même du Seigneur. Le roi très chrétien s'étant donc informé avec soin et pleinement convaincu de la vérité de ces crimes et de beaucoup d'autres, commis par les Juifs sous le règne de ses ancêtres, fut enflammé d'un saint zèle, et sur son ordre, l'année même où il reçut à Reims le saint gouvernail du royaume de France, le seize des» calendes de mars, un samedi, les Juifs furent saisis dans leurs synagogues par toute la France, et dépouillés de leur or, de leur argent et de leurs vêtements, comme ils avaient dépouillé eux-mêmes les Egyptiens, à leur sortie d'Egypte. Mais ce n'était que le prélude de leur prochain bannissement, qui ne tarda pas, grâces à Dieu, à suivre ce premier avertissement.

Environ un mois après le sacre de Philippe Auguste, Hibon de Carentan en Berri, commença à faire peser sa tyrannie sur les églises de Dieu, et à accabler de vexations intolérables les clercs qui s'y consacraient au service du Seigneur. Ne pouvant plus supporter sa cruauté, ils envoyèrent des députés au roi très chrétien Philippe Auguste, pour se plaindre des violences dont ils étaient victimes sous le joug de Hibon, et pour demander humblement justice au roi. Le prince ayant entendu les plaintes de ces hommes religieux, fut enflammé d'un saint zèle pour la défense des églises et pour les libertés du clergé; il prit les armes contre le tyran, pilla et dévasta ses terres à la tête d'une armée formidable, et confondit tellement son audace, qu'enfin le comte Hibon cédant à la nécessité, et désespérant d'échapper aux mains du vainqueur, se jeta aux pieds du roi, lui demandant grâce, et promettant sur la foi du serment de se conformer au bon plaisir et à la volonté du monarque, en donnant pleine et entière satisfaction à toutes les églises, et à tous les clercs servant Dieu, et en s'abstenant désormais de tout crime pareil. Telle fut la première guerre que Philippe Dieudonné entreprit au commencement de son règne, dans la quinzième année de son âge, montrant bien en cette circonstance qu'il était en effet donné par Dieu pour la délivrance des églises et du clergé, et pour le salut de tout le peuple chrétien.

La même année,[1] c'est-à-dire la première année de son règne, les fils de l'iniquité, Imbert de Beaujeu et le comte de Châlons,[2] inspirés sans doute par le serpent, l'ancien ennemi du genre humain, se déchaînèrent avec leurs complices contre les églises de Dieu: ils eurent même l'audace de mépriser les immunités royales, dans cette persécution des églises. Les clercs et les religieux consacrés dans ces lieux saints au service de Dieu, donnèrent avis de tous les maux dont ils étaient accablés à leur seigneur le roi très chrétien. Ce prince levant aussitôt une armée pour la défense des églises et pour les libertés du clergé, entra sur les terres desdits seigneurs, et y fit beaucoup de butin. Enfin, avec l'aide de Dieu, il humilia tellement leur orgueil et leur tyrannie, qu'il les contraignit de restituer en entier aux églises ce qu'ils leur avaient enlevé, et qu'il rendit la paix temporelle aux clercs qui y servaient le Seigneur, se recommandant humblement à leurs prières. Et certes, l'Eglise universelle ne doit pas manquer de prier pour Philippe, roi très chrétien, car c'est lui qui veille toujours pour le salut de l'Eglise, en lui donnant secours et protection contre toutes les attaques, en exterminant les Juifs, ces ennemis éternels de la religion chrétienne, et en repoussant les hérétiques, qui entendent mal la foi catholique. Et, puisqu'il a confirmé toutes ses œuvres dans le Seigneur, toute l'Eglise des saints doit raconter au monde ses paroles et ses actions.

La première année du règne de Philippe Auguste, et la quinzième de son âge, à la suite de quelques querelles et d'inimitiés simulées entre les grands du royaume, plusieurs seigneurs de sa cour, excités par le diable, ennemi de la paix ecclésiastique, osèrent former une ligue contre Philippe Auguste, leur seigneur et roi. Ils levèrent donc une armée et se mirent à ravager ses terres. A la nouvelle de cette révolte, Philippe, roi très chrétien, entra dans une fureur extrême, mena contre eux un nombre infini de soldats, et quelques jours lui suffirent pour les mettre tous en fuite, et pour les poursuivre avec tant d'ardeur et de succès, qu'il les soumit tous par la protection miraculeuse du Seigneur, et les força rigoureusement d'exécuter toutes ses volontés. Comme le Seigneur est le souverain juge et le rémunérateur de la vertu, et jamais ne laisse le bien sans récompense, et que le roi très chrétien, Philippe Auguste, avait entrepris ses deux premières guerres pour la défense des églises et la liberté du clergé, et les avait poussées avec vigueur en l'honneur de notre Seigneur Jésus-Christ et de la bienheureuse mère de Dieu, Marie toujours vierge, notre Seigneur Jésus-Christ, qui jamais n'abandonne ceux qui espèrent en lui, lui prêta son secours au milieu des dangers dont ces perfides l'avaient entouré, le protégea contre ces traîtres, le fit triompher de ses adversaires dans un combat terrible, et assura sa puissance contre les injustes attaques de ces rebelles. Car c'est le Seigneur qui confond les conseils des nations, qui réprouve les pensées des peuples, et souvent aussi les projets des princes. Aussi ce grand roi n'est-il pas abandonné de Dieu au jour du combat, car l'ange du Seigneur se tenant à sa droite, écrase la tête de ses ennemis. Et pourquoi cela? Parce qu'il reste fidèle aux ordres du Seigneur.

L'an 1181 de l'Incarnation du Seigneur, le jour des calendes de juin,[3] le jour même où Notre Seigneur est monté aux cieux porté sur les nuages, le roi Philippe, obéissant aux conseils d'un homme de bien, qui sans doute était animé de l'esprit de Dieu, se fît couronner une seconde fois dans l'église de Saint-Denis. On sacra en même temps la vénérable reine Elisabeth[4] son épouse, fille de l'illustre Baudouin, comte du Hainaut et nièce de Philippe le Grand, comte de Flandre, qui, selon l'usage, eut l'honneur de porter ce jour-là l’épée devant le roi son maître. Mais pendant qu'on célébrait cette solennité dans l'église du bienheureux saint Denis, et que le roi avec la reine son épouse fléchissaient le genou au pied du maître-autel et courbaient humblement la tête pour recevoir la bénédiction nuptiale du vénérable Gui, archevêque de Sens, en présence d'un grand nombre d'évêques et de barons, il arriva un événement mémorable, que nous croyons utile de raconter dans cet ouvrage. Le peuple des villes, des faubourgs, des bourgs et des villages voisins était venu en foule et plein de joie pour assister à une cérémonie si solennelle, et pour voir le roi et la reine décorés du diadème. Comme l'empressement de tant de curieux causait du trouble et du tumulte, un chevalier de la maison du roi, tenant à la main une baguette, la lançait au hasard ça et là dans la foule pour apaiser le tumulte; dans ce moment ayant mal mesuré son coup, il brisa à la fois trois lampes suspendues devant le maître-autel sur la tête des époux, et l'huile qu'elles contenaient se répandit sur le front du roi et de la reine, comme un signe de l'abondance des dons que l'Esprit saint versait sur eux du haut du ciel; car nous pensons que Dieu opéra ce miracle pour étendre au loin la gloire et le nom du monarque, et pour répandre le bruit de sa renommée sur toute la face de la terre, comme Salomon semblait l'avoir prophétisé dans son cantique d'amour, lorsqu'il dit: « Votre nom est comme une huile qu'on a répandue; » ce qu'il faut interpréter ainsi: Le bruit de ton nom, ta gloire et ta sagesse se répandront de la mer à la mer, et de la rive des fleuves jusqu'aux extrémités de l'univers, les rois inclineront leurs têtes devant lui, et beaucoup de nations lui seront soumises. On peut aisément conjecturer, d'après ces autorités et d'autres pareilles, qu'il faut interpréter comme nous l'avons fait, ce qui arriva au roi Philippe par l’ordre de Dieu.

La même année, le jeudi 18 septembre, mourut Louis, roi des Français, dans la ville nommée aujourd'hui Paris, la capitale du royaume de France. Dieu sans doute l'avait ainsi ordonné, pour que le souverain et le chef de tout le royaume des Français pérît aussi dans la ville capitale de ce royaume, et pour qu'il passât heureusement de sa demeure royale dans celle du Seigneur, voulant montrer évidemment à tous les yeux que le saint roi passait glorieusement d'un palais dans un palais, d'un royaume dans un royaume, du palais de la terre dans l'immensité du paradis, d'un royaume passager dans le royaume sans fin, que les yeux de l'homme n'ont point vu, que ses oreilles n'ont point entendu, que son esprit ne peut comprendre, et que Dieu a préparé, de toute éternité, à ceux qui l'aiment véritablement. Son corps fut enseveli honorablement dans l'église de Sainte-Marie de Barbeaux qu'il avait fondée lui-même. C'est là qu'en l'honneur de notre Seigneur Jésus-Christ et de la bienheureuse mère de Dieu, Marie, toujours vierge, de saints religieux célèbrent jour et nuit les offices divins pour l'âme du défunt roi, pour celles de tous ses prédécesseurs, et pour le salut du royaume de France. C'est aussi dans cette église et sur le lieu même de la sépulture du roi, que l'illustre reine des Français, Adèle, son épouse, et mère de Philippe Auguste, roi des Français, fit construire un tombeau, où l'art le plus exquis avait fait un heureux mélange de brillants d'or et d'argent, d'airain et de pierres précieuses. Jamais chef-d'œuvre si étonnant n'avait paru dans aucun royaume, depuis le règne de Salomon. Mais nous avons assez parlé sur ce sujet. Il faut passer maintenant au traitement que Philippe fit subir aux Juifs perfides, pour obéir à la voix du Seigneur.

Il y avait alors un grand nombre de Juifs qui demeuraient en France. Depuis bien des années la libéralité des Français et la longue paix du royaume les y avaient attirés en foule de toutes les parties du monde. Ils avaient entendu vanter la valeur de nos rois contre leurs ennemis, et leur douceur envers leurs sujets. Et, sur la foi de la renommée, ceux d'entre les Juifs qui, par leur âge et par leurs connaissances des lois de Moïse, méritaient de porter le titre de docteurs, résolurent de venir à Paris. Après un assez long séjour, ils se trouvèrent tellement enrichis, qu'ils s'étaient approprié près de la moitié de la ville, et qu'au mépris des volontés de Dieu et de la règle ecclésiastique, ils avaient dans leurs maisons un grand nombre de serviteurs et de servantes, nés dans la foi chrétienne, mais qui s'écartaient ouvertement des lois de la religion du Christ, pour judaïser avec les Juifs. Et comme le Seigneur avait dit, par la bouche de Moïse, dans le Deutéronome: « Tu ne prêteras pas à usure à ton frère, mais à l'étranger. » Les Juifs, comprenant méchamment tous les Chrétiens sous le nom d’étrangers, leur prêtèrent de l'argent à usure, et bientôt dans les bourgs, dans les faubourgs et dans les villes, chevaliers, paysans, bourgeois, tous furent tellement accablés de dettes, qu'ils se virent souvent expropriés de leurs biens; d'autres encore étaient gardés sur parole dans les maisons des Juifs à Paris, et détenus comme dans une prison. Philippe, roi très chrétien, en étant informé, avant de prendre une résolution, fut ému de pitié; il consulta un ermite nommé Bernard; c'était un saint homme, un bon religieux qui vivait dans le bois de Vincennes; et c'est d'après son conseil, que le roi libéra tous les Chrétiens de son royaume des dettes qu'ils avaient contractées envers les Juifs, à l'exception d'un cinquième, qu'il se réserva.

Enfin, pour comble de profanation, toutes les fois que des vases ecclésiastiques consacrés à Dieu, comme des calices ou des croix d'or et d'argent, portant l'image de notre Seigneur Jésus-Christ crucifié, avaient été déposés entre leurs mains par les églises, à titre de caution, dans des moments d'une nécessité pressante, ces impies les traitaient avec si peu de respect, que ces mêmes calices, destinés à recevoir le corps et le sang de notre Seigneur Jésus-Christ, servaient à leurs enfants pour y tremper des gâteaux dans le vin, et pour y boire avec eux, car ils avaient oublié ce passage du livre des Rois où Nabuchodonosor, roi de Babylone, la onzième année du règne de Sédécias, roi de Jérusalem, fit prendre la cité sainte et dépouiller le temple par Nabuzardan, commandant de ses armées, et emporta dans ses Etats les vases précieux consacrés au Seigneur, dont le sage Salomon avait enrichi le temple. Car Dieu voulait punir ainsi les fautes des Juifs. Cependant Nabuchodonosor, tout païen, tout idolâtre qu'il était, craignant pourtant le Dieu des Juifs, se garda de boire dans ces vases et de les faire servir à son usage. Il voulut même qu'ils fussent conservés dans son temple auprès de l'idole, comme un trésor consacré. Mais Balthasar, le sixième des rois qui montèrent après lui sur le trône, dans un grand repas qu'il donna aux princes et aux grands de son royaume, fit apporter les vases que son aïeul Nabuchodonosor avait emportés du temple saint, et le roi lui-même y but avec ses officiers, ses femmes et ses concubines. Mais Dieu, irrité contre Balthazar, lui envoya sur l'heure même le présage de sa ruine. C'était une main qui traçait en face de lui ces paroles sur les murailles: « Mané, thécel, pharès, ce qui veut dire « nombre, appension, division. » Cette nuit même, Cyrus et Darius entrèrent dans Babylone, et Balthazar fut tué au milieu du repas, comme Isaïe l'avait prédit longtemps auparavant: « Couvrez la table, contemplez d'une guérite (c'est-à-dire sur la muraille) ceux qui mangent et qui boivent, levez-vous, princes, prenez le bouclier » car la ville est prise. Et aussitôt les Mèdes et les Perses fondent à l'improviste, et Balthazar est égorgé au milieu du festin. Au reste, qui oserait jeter un voile sur ce que Dieu veut révéler?

Comme les Juifs craignaient alors que les officiers du roi ne vinssent fouiller leurs maisons, un d'entre eux, qui demeurait à Paris, et qui avait reçu en nantissement quelques meubles d'église, tels qu'une croix d'or, enrichie de pierreries, un livre d'évangile, orné avec un art infini des pierres les plus précieuses, quelques coupes d'argent et autres, cacha tout cela dans un sac, et poussa l'impureté jusqu'à le jeter (ô douleur!) dans le fond d'une fosse où il déchargeait tous les jours son ventre. Bientôt une révélation divine en donna connaissance aux Chrétiens, qui les trouvèrent dans cet endroit; et, après avoir payé au roi, leur seigneur, le cinquième de la dette, ils allèrent, pleins de joie, reporter avec honneur ces ornements sacrés à l'église qui les avait engagés. On pourrait donner avec raison à cette année le nom de jubilé, car de même que, dans l'ancienne loi, tout retournait librement à son premier maître l'année du jubilé, et que toutes les dettes étaient acquittées, de même aussi, grâces à l'édit du roi très chrétien, qui abolit les créances, tous les Chrétiens du royaume de France se virent à jamais libres des dettes qu'ils avaient contractées envers les Juifs.

L'an 1182 de l'Incarnation du Seigneur, dans le mois d'avril, nommé nisan chez les Juifs, le sérénissime roi Philippe Auguste rendit un édit qui donnait aux Juifs jusqu'à la Saint-Jean suivante, pour se préparer à sortir du royaume. Le roi leur laissa aussi le droit de vendre leur mobilier jusqu'à l'époque fixée, c'est-à-dire la fête de saint Jean. Quant à. leurs domaines, tels que maisons, champs, vignes, granges, pressoirs et autres immeubles, il s'en réserva la propriété pour ses successeurs au trône de France, et pour lui. Quand les perfides Juifs eurent appris la résolution du monarque, quelques-uns d'entre eux, régénérés par les eaux du baptême et par la grâce du Saint-Esprit, se convertirent à Dieu, et persévérèrent dans la foi de notre Seigneur Jésus-Christ. Le roi, par respect pour la religion chrétienne, fit rendre à ces néophytes tous leurs biens, et leur accorda une entière liberté. D'autres, fidèles à leur ancien aveuglement, et contents dans leur perfidie, cherchèrent à séduire par de riches présents et par de belles promesses les princes de la terre, les comtes, barons, archevêques et évêques, voulant essayer si, à force de conseils, de remontrances et de promesses brillantes, leurs protecteurs ne pourraient pas ébranler les volontés irrévocables de Philippe. Mais le Dieu de bonté et de miséricorde, qui n'abandonne jamais ceux qui espèrent en lui, et qui se plaît à humilier ceux qui présument trop de leur puissance, avait versé du haut du ciel les trésors de sa grâce dans l’âme du roi, l'avait éclairée des lumières du Saint-Esprit, échauffée de son amour, et fortifiée contre toutes les séductions des prières et des promesses de ce monde. Et je dois rendre ici témoignage à la vérité, c'est à Philippe qu'on peut appliquer justement cet éloge que l'on donne à sainte Agathe. Il eût été plus facile d'attendrir les rochers et de changer le fer en plomb, que de faire renoncer l’âme du roi très chrétien à la résolution que Dieu lui avait inspirée.

Les Juifs infidèles voyant le peu de succès de leurs démarches, et ne pouvant plus compter sur l’influence des grands, qui leur avait toujours servi jusqu'alors à disposer à leur gré de la volonté des rois, ne virent pas sans étonnement la magnanimité et l'inébranlable fermeté du roi Philippe, et en furent interdits et comme stupéfaits. Ils s'écrièrent dans leur admiration: Scema, Israël, c'est-à-dire écoute, Israël, et commencèrent à vendre tout leur mobilier, car le temps approchait où ils allaient être contraints à sortir de toute la France, et ils savaient que rien ne pouvait reculer le terme qui leur était prescrit par l'édit royal. Ils se mirent donc, en exécution de ce décret, à vendre leur mobilier avec une promptitude surprenante, car pour leurs propriétés foncières, elles furent toutes dévolues au domaine royal. Les Juifs, ayant donc vendu leurs effets, en emportèrent le prix pour payer les frais de leur voyage, sortirent du pays avec leurs femmes, leurs enfants et tout leur train, l'an du Seigneur 1182, au mois de juillet, nommé chez les Juifs tamuz, la troisième année du règne de Philippe Auguste. Il était entré dans sa dix-septième année le mois d'août précédent, à la fête de saint Symphorien, le 11 des calendes de septembre.[5] Ainsi la dix-septième année du roi fut accomplie un mois après le bannissement des Juifs, c'est-à-dire dans le mois d'août, car nous avons déjà dit qu'ils avaient été expulsés en juillet. Il ne lui restait donc plus, pour avoir dix-sept ans accomplis, qu'environ quinze jours ou trois semaines.

Après l'expulsion des Juifs infidèles et leur dispersion dans tout l'univers, le roi Philippe, toujours auguste, n'oubliant pas ses frères, ni sa glorieuse entreprise, voulut la consommer plus glorieusement encore qu'il ne l'avait commencée: il était alors au commencement de sa dix-huitième année, l'an 1183 de l'Incarnation du Seigneur. En effet, il fit d'abord purifier toutes les synagogues des Juifs (c'est ainsi qu'ils appelaient leurs écoles), où ils se rassemblaient tous les jours, sous le faux prétexte d'exercer leur religion et de faire leurs prières: il en fit ensuite des églises, que l'on dédia au service de Dieu, malgré l'opposition de tous les grands, et il y fit consacrer aussi des autels en l'honneur de notre Seigneur Jésus-Christ et de la bienheureuse mère de Dieu, Marie, toujours vierge. Il pensa en effet qu'il serait beau et honorable de faire chanter par le clergé et par tout le peuple chrétien les louanges du Dieu des miracles dans ces temples où, selon le témoignage de Jérôme sur Isaïe, on blasphémait tous les jours le nom de Jésus-Christ de Nazareth.

Tous les chevaliers, citoyens et autres bourgeois de la France, à la vue des prodiges que Philippe opérait de leur temps, par la grâce du Seigneur, pleins d'amour pour le bon naturel de ce jeune prince, et d'admiration pour ses œuvres, bénissaient Dieu, qui donnait un tel monarque aux hommes. En effet, pour peu qu'on veuille y faire attention, on trouvera réunies dans ce roi quatre vertus glorieuses, qu'il faut surtout considérer, selon Moïse, dans l'élection d'un prince, la puissance, la crainte de Dieu, l'amour de la vérité, la haine de l'avarice. Notre prince, je puis le dire sans craindre d'être démenti, est habile dans ses discours, équitable dans ses jugements, adroit dans ses réponses, plein de prudence dans ses conseils, de fidélité dans ses promesses, d'activité dans ses entreprises. Ses ennemis redoutent sa valeur, ses sujets chérissent sa douceur, tous vantent sa bonté, car il réunit en lui l'éclat des plus brillantes, qualités. Les citoyens d'Orléans, voulant imiter l'exemple de leur chef, c'est-à-dire du roi, commuèrent l'ancienne synagogue de leur ville en une église, et ils y instituèrent, des prébendes perpétuelles où les clercs, reçus dans les ordres, célèbrent jour et nuit les offices divins pour le roi, pour tout le peuple chrétien, et pour le salut du royaume des Français. De même nous avons vu cet exemple suivi aussi pour l'ancienne synagogue d'Etampes, convertie de même en église. Au reste, nous trouvons dans les gestes des rois de France la preuve que longtemps avant nous les Juifs avaient déjà été expulsés et bannis une fois.

En effet, nous lisons dans les Gestes des Francs qu'au temps où l'éloquent Dagobert régnait sur la France, l'empire romain était gouverné par Héraclius, prince profondément versé dans les beaux-arts, et surtout dans l'astronomie, car cette science était alors très estimée, mais depuis que le nombre des fidèles s'est multiplié, elle a disparu, et on l'a bannie de toute la société des fidèles, comme une idolâtrie. Cet Héraclius écrivit au très excellent roi Dagobert qu'il fallait chasser tous les Juifs de son royaume, ce qui fut fait. L'empereur avait lu dans les astres, qu’il observait souvent, que l'empire romain serait détruit par les circoncis. Mais il eut tort de croire que ces paroles désignaient les Juifs, car cette prédiction doit être accomplie, comme on sait, par la race des Agariens, nommés chez nous Sarrasins; et en effet, bientôt après, ils prirent et dévastèrent cruellement l'empire d'Héraclius, et Méthodius déclare qu'ils s'en empareront encore une fois à la fin des siècles. Ces peuples sont Ismaélites, c'est-à-dire descendants d'Ismaël, et ils sont tous circoncis, parce que leur père Ismaël, fils d'Abraham, était circoncis, comme on le voit dans les Ecritures. Méthodius, martyr, nous a laissé sur eux quelques prédictions: ils doivent un jour, à la fin des siècles, c'est-à-dire vers le temps de l'Antéchrist, faire une seconde irruption et couvrir la face du monde, pendant huit octaves d'années, ou cinquante-six ans; la route qu'ils suivront s'appellera la voie de détresse, en mémoire des peines et des tribulations qui pèseront alors sur les Chrétiens. Ils tueront les prêtres dans les saints lieux, ils dormiront au pied de l'autel avec des femmes, ils attacheront leurs chevaux aux tombeaux des saints, c'est-à-dire ils feront des étables dans les églises, auprès de la tombe des saints martyrs, et tout cela arrivera pour punir la méchanceté des Chrétiens qui vivront alors. Josèphe dit aussi que tout l'univers sera leur demeure, et qu'ils occuperont les îles mêmes de la mer. Après cette courte digression, revenons à notre sujet, et parcourons, avec l'aide de Dieu, la quatrième année du règne de Philippe Auguste, roi des Français.

La même année, c'est-à-dire l’an 1183 de l'Incarnation du Seigneur, et la quatrième année du règne de Philippe, roi très chrétien, ce prince, sur la demande d'un grand nombre de ses sujets, et particulièrement d'après les conseils d'un de ses officiers qui paraissait servir avec la plus grande fidélité les intérêts de la couronne, traita avec les lépreux qui demeuraient hors des murs de Paris, et leur acheta, pour ses successeurs et pour lui, un marché qu'il fit transférer dans la cité, à la place nommée les Champeaux. Voulant concilier la beauté de cet établissement et la commodité des courtiers, il chargea le même serviteur, qui était fort habile dans ces sortes d'entreprises, de faire construire deux grandes maisons vulgairement appelées des Halles, pour que tous les marchands pussent venir par les mauvais temps y vendre leurs marchandises sans craindre la pluie, et les mettre en sûreté, pendant la nuit, contre les surprises et les vols. Pour plus grande précaution, il fit même élever un mur tout autour de ces halles, et l'on y pratiqua le nombre de portes nécessaires, qu'on tenait toujours fermées la nuit. Entre le mur extérieur et les halles, on construisit un étal couvert, pour que les marchands ne se vissent pas obligés d'interrompre leurs marchés par les temps pluvieux, et pour que leur trafic ne soutînt point de dommage.

Dans le même temps Philippe Auguste, roi des Français, veillant toujours à l'accroissement et à la prospérité de son royaume, fit entourer d'un bon mur le bois de Vincennes, qui, sous le règne de ses prédécesseurs, n'avait jamais été fermé, et dont le passage était resté libre et public. Henri II roi des Anglais, qui avait succédé à Etienne sur le trône d'Angleterre, ayant appris cette nouvelle, fit ramasser dans toute la Normandie et l'Aquitaine des bêtes sauvages, telles que des faons, des biches et des daims, des chevreuils, et autres, qu'il fit embarquer avec le plus grand soin sur un grand vaisseau, où l'on avait eu la précaution de préparer un abri et toute la nourriture qui pouvait leur être nécessaire, et les envoya au roi Philippe, son seigneur. Le bâtiment eut à faire un trajet considérable, car il remonta la Seine jusqu'à Paris. Le roi très chrétien reçut ce présent avec reconnaissance, fit enfermer le gibier dans son parc de Vincennes, près Paris, et y établit des gardes à perpétuité.

[Incident.] A la même époque, un grand nombre d'hérétiques furent brûlés en Flandre par le respectable Guillaume, archevêque de Reims, prêtre cardinal du titre de Sainte Sabine, légat du Siège apostolique, et par l'illustre Philippe, comte de Flandre.

[Autre incident.] La même année, le 20 mai, Henri le Jeune, roi d'Angleterre, mourut dans la fleur de son âge, à Martel en Quercy.[6] Son corps fut transféré à Rouen, dans la province autrefois nommée Neustrie, aujourd'hui Normandie.

La même année, sept mille Cottereaux[7] et plus, furent massacrés dans le Berri par les habitants du pays, réunis tous contre les ennemis de Dieu. Ces scélérats dévastaient et pillaient la terre du roi et traînaient ignominieusement à leur suite les hommes qui étaient tombés entre leurs mains. Ils poussaient leur impudence criminelle jusqu'à coucher avec les femmes de leurs prisonniers, sous les yeux mêmes de ces malheureux, et pour comble d'audace, ils incendiaient les églises consacrées à Dieu; ils emmenaient prisonniers les prêtres et les religieux, auxquels ils donnaient par dérision le nom de chanteurs; ils les insultaient au milieu même des tourments, en disant: « Chantez donc, chanteurs, chantez-nous donc quelque chose. » En même temps ils leur donnaient des soufflets ou les frappaient honteusement avec de grosses verges. Quelques martyrs rendirent même dans cette flagellation leur aine bienheureuse au Seigneur; d'autres, après une longue captivité, sortaient enfin demi-morts de leur prison, en rachetant à prix d'argent leur liberté, et revenaient ensuite chez eux. Mais comment pourrons-nous rapporter le reste de ces atrocités sans donner un libre cours à nos soupirs et à nos larmes? Dans le même temps, nos péchés ayant comblé la mesure, les Cottereaux attaquèrent les églises, les pillèrent, et inspirés par le démon, qui seul pouvait leur donner cette audace sacrilège, ils osèrent, de leurs mains fumantes encore de sang humain, retirer le corps de Notre Seigneur des vases d'or et d'argent où il était conservé, selon l'usage, pour les derniers besoins des mourons puis, ô douleur! Ils le jetaient avec mépris à terre, et le foulaient aux pieds. Ils donnaient à leurs concubines le saint linge, que l’on appelle le corporal, dont elles faisaient des voiles pour orner leur tête: enfin ils prenaient les vases d'or ou d'argent qui servaient à contenir le Seigneur et à l'accomplissement du divin mystère, ils les emportaient sans respect et les brisaient à coups de marteaux ou de pierres. Les habitants de ce pays, à la vue de toutes ces horreurs, en donnèrent avis par leurs lettres à leur seigneur très chrétien, Philippe, roi des Français. A cette triste nouvelle, enflammé d'un zèle divin, Philippe envoya son armée à leur secours. Quand ils eurent reçu ce renfort, ils se précipitèrent alors tous ensemble sur les ennemis, les massacrèrent sans pitié, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, et s'enrichirent de leurs dépouilles. Le peuple, témoin de ce triomphe, revint en glorifiant et louant le Seigneur de tout ce qu'il avait vu et entendu.

Il existait entre le roi d'Aragon[8] et Raimond, comte de Saint-Gilles, une inimitié violente, dont l'origine remontait à une époque très reculée; et le diable, cet éternel ennemi du genre humain, avait toujours fait échouer par ses artifices toutes les tentatives de réconciliation entre ces deux seigneurs. Mais Dieu voyant l'oppression sons laquelle ses pauvres gémissaient, et prenant pitié de leur longue affliction, exauça leurs prières, et leur envoya un libérateur. Ce ne fut ni un empereur, ni un roi, ni quelque prince ecclésiastique; le sauveur qu'il leur avait destiné était un pauvre homme nommé Durand. Le Seigneur, dit-on, lui apparut dans, là ville du Puy, et lui donna une cédule où l’on voyait l'image de la bienheureuse vierge Marie assise sur un trône, tenant dans ses bras un enfant qui paraissait être notre Seigneur Jésus-Christ. On y lisait aussi cette légende: Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, donnez-nous la paix. Tous les princes, grands et petits, et bientôt aussi tous les peuples, instruits de ce nouveau miracle du Seigneur, se rendirent, selon l’usage solennel, à la ville du Puy, le jour de l'Assomption de la bienheureuse vierge Marie. L'évêque de cette ville à la tête du clergé, du peuple et de la foule assemblée pour célébrer cette fête, fit venir ce Durand, qui n'était qu'un pauvre charpentier, le placèrent au milieu du peuple sur un lieu élevé, et l'écoutèrent dans un profond recueillement. En effet, il se mit à leur annoncer hardiment les volontés de Dieu et à leur prêcher l'oubli de leurs inimitiés et le rétablissement de la paix; puis il montra à tout le monde, comme gage de sa mission, la cédule sainte où l'on voyait gravée l'image de la bienheureuse vierge Marie. Alors tous les assistants» pleins d'admiration pour la bonté et la miséricorde du Seigneur, élevèrent la Voix au milieu de leurs sanglots, et jurèrent devant Dieu, la main sur les saints Évangiles, qu'ils étaient résolus à assurer désormais la paix, par quelque moyen que ce fût. Le sceau de la bienheureuse vierge Marie devint le gage de la paix qu'ils avaient jurée. Ils le firent imprimer dans l'étain, et suspendirent cette empreinte sur leur poitrine. Ils portèrent aussi toujours avec eux des capuchons de toile blanche, taillés sur le modèle des scapulaires des moines, en mémoire de l'alliance qu'ils venaient de contracter. Mais ce qu'il y a de plus admirable, c'est que ce capuchon devint pour ceux qui le portaient la sauvegarde la plus sûre. Un homme en avait-il fait périr un autre dans quelque rencontre, le frère de sa victime, en voyant le meurtrier couvert du signe vénérable s'avancer au-devant de lui, oubliait aussitôt la perte qu'il avait faite, pour ne plus songer qu'au pardon; il donnait, en gémissant et en versant des larmes, le baiser de paix au coupable, et l'emmenait même dans sa maison pour le faire asseoir à sa table. Ne peut-on pas dire avec justice que cette parole d'Isaïe trouvait pour la seconde fois son accomplissement: « Le loup habitera avec l'agneau, le léopard se couchera auprès du chevreau, le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble, et un petit enfant les conduira tous. » Car sans doute, par ces bêtes féroces qui vivent de meurtre et de rapine, il faut entendre les impies, les homicides, les ravisseurs, et par ces autres animaux, les hommes doux et simples de cœur. Et c'est d'eux que le prophète disait que le Christ leur imposait la loi d'habiter ensemble et de rester en paix. Et pourquoi cela ? Parce que la terre était remplie de la science du Seigneur. Cette réconciliation, opérée à la voix d'un homme de Dieu, fut respectée rigoureusement pendant quelque temps dans toute la Gothie.

L'an 1184 de l'Incarnation du Seigneur, le cinquième du règne de Philippe Auguste, et le vingtième de son âge, il s'éleva des différends, comme c'est assez l’ordinaire dans les révolutions, entre le roi très chrétien Philippe de France, et Philippe comte de Flandre. Il s'agissait d'une terre à laquelle on donne communément le nom de Vermandois. Le roi réclamait, à titre d'hoirie et de succession des rois de France, tout le Vermandois avec ses châteaux, ses bourgs et ses villages; il offrait de prouver ses droits par le témoignage des clercs et des laïques, c'est-à-dire des archevêques, évêques, comtes, vicomtes et autres princes. Le comte de Flandre répondit aux réclamations de Philippe, qu'il avait longtemps occupé cette province sous le règne du roi très chrétien Louis, d'heureuse mémoire, qu'il l'avait toujours possédée en paix, sans aucune contestation, et qu'il était fermement résolu à ne jamais la laisser passer en d'autres mains, tant qu'il vivrait. Car en voyant la jeunesse du roi, il s'était flatté sans doute de le faire aisément renoncer à ses prétentions, à force de promesses ou de belles paroles. On disait aussi qu'il avait pour lui un grand nombre de princes. Mais ils ne firent que justifier le proverbe: « Ils n'ont produit que du vent, ils n'ont ourdi que des toiles d'araignées. » Enfin, sur l'avis des princes et des barons, Philippe Auguste convoqua tous les seigneurs de sa terre dans le beau château de Karnopolis, communément nommé Compiègne. Après leur avoir communiqué ses intentions, il leva une armée innombrable, qu'il réunit près d'Amiens. Le comte de Flandre, de son côté, apprenant l'arrivée du roi, triompha dans son cœur, et levant une armée contre Philippe, il osa prendre les armes contre le roi, son seigneur, et jura par la force de son bras qu'il se défendrait envers et contre tous.

Philippe Auguste était dans la cinquième année de son règne, et dans la vingtième de son âge[9] quand il marcha contre cette province, à la tête de ses soldats, qui couvrirent la face de la terre comme des sauterelles. Le comte de Flandre voyant le roi suivi d'une armée si nombreuse, si brave, ne put défendre son cœur d'un sentiment de crainte, et ses gens perdant courage ne songèrent plus qu'à se ménager la ressource de la fuite. Le comte tint alors conseil; il fit appeler près de lui le prince de la milice du roi, Thibaud, comte de Blois, sénéchal de France, et Guillaume, archevêque de Reims, tous deux oncles du roi, tous deux dignes par leur fidélité éprouvée de la direction des affaires, que le roi leur avait confiée. Le comte de Flandre fit transmettre par leur médiation ces paroles au roi: « Seigneur, calmez votre indignation contre nous; venez vers nous avec des sentiments de paix, et disposez, selon votre bon plaisir, des volontés de votre serviteur. Mon seigneur et mon roi, la terre que vous réclamez, c'est-à-dire le Vermandois avec tous les châteaux et les villages de sa dépendance, vous seront remis en entier, librement et sans aucun retard. Cependant, a si tel était le bon plaisir de votre majesté royale, je désirerais que votre munificence me laissât, ma vie durant, les villes de Saint-Quentin et de Péronne à titre de présent royal, en vous réservant, pour vous ou pour vos héritiers au royaume de France, le droit de les reprendre après ma mort, sans aucune contestation. »

Aussitôt Philippe, roi très chrétien, convoqua tous les archevêques, évêques, abbés, comtes et barons qui s'étaient rangés d'un accord unanime dans son parti pour dompter la fierté, et pour humilier l'orgueil de son ennemi. Il les consulta donc, et ils répondirent tous, comme d'une voix, qu'il fallait accepter les propositions du comte de Flandre. Après cette décision, on introduisit le comte de Flandre, qui, en présence de tous les princes et de la foule assemblée, rendit, selon toute justice, à Philippe, le Vermandois, qu'il retenait injustement depuis si longtemps; et aussitôt après cette renonciation publique, il mit le roi en possession de sa terre. Il s'engagea encore, sous la foi du serment, à réparer en entier, et sans délai, selon la volonté et les ordres du roi, tous les dommages qu'il avait pu causer à Baudouin, comte de Hainaut, et aux autres amis de Philippe. C'est ainsi que la paix se trouva rétablie, comme par miracle, entre ce roi et le comte, puisqu'elle fut conclue sans effusion de sang. Aussi tous les peuples, remplis d'allégresse, louaient et bénissaient Dieu, qui sauve ceux qui espèrent en lui.

Parmi tous les signes admirables que Dieu fit éclater sur la terre aux yeux de tous les hommes, en faveur du roi Philippe, son serviteur, il n'en est pas qui mérite plus notre admiration que celui dont nous allons parler. De bons chanoines d'Amiens nous ont rapporté que pendant le séjour du roi très chrétien près de Boves, ses troupes, qui y. étaient campées, couvraient les plaines de leurs chariots; les hommes et les chevaux foulaient au pied la moisson; les soldats, la faucille à la main, allaient au fourrage dans les champs, et coupaient la plus grande partie des grains, pour en nourrir leurs chevaux: enfin ils ne laissèrent presque sur la terre aucune trace de verdure. C'était le temps où les blés commencent à monter en épis et à se couvrir de fleurs, environ vers la Saint Jean Baptiste. Mais, après le rétablissement de la paix, quelques chanoines d'Amiens, qui recueillaient ordinairement le fruit de leurs prébendes dans l'endroit où avait campé l'armée du roi, voyant la moisson battue par les chevaux, et foulée aux pieds sans aucun espoir de récolte, adressèrent à leur doyen et aux chapitres des plaintes sur l'état où ils se voyaient réduits par la perte de leurs grains; ils réclamèrent humblement des secours, qu'ils croyaient dus à leur position, se fondant sur les liens d'une fraternité commune, pour espérer qu'on prélèverait cette année sur toutes les autres prébendes une indemnité pour les dédommager de leurs pertes. Enfin le doyen, après en avoir délibéré avec les chapitres, les pria d'attendre avec patience jusqu'à la récolte des moissons et la rentrée en grange, leur recommandant de recueillir avec soin le reste de la moisson que l'armée du roi de France avait détruite. Le chapitre s'engageait à suppléer abondamment à ce qui leur manquerait de leur récolte accoutumée. Mais qui pourrait le dire sans être frappé d'admiration, je dirai presque de stupeur? À la fin de la saison, par un miracle de la; puissance divine, qui trompa l'attente universelle, les moissons, ruinées par l'armée du roi, fournirent cette année même une récolte si abondante et si merveilleuse, qu'après avoir battu les grains et vanné les blés, on trouva le centuple, non seulement des épis abattus et foulés aux pieds, mais de ceux mêmes qui avaient été coupés avec, la faucille pour servir de fourrage aux chevaux. Au contraire, à la place qu'avait occupée l'armée du comte de Flandre, toute trace de verdure avait tellement disparu, qu'on n'y trouva pas cette année une herbe dans toute la plaine. Ces miracles, et tant d'autres, que le Seigneur a fait éclater pour son serviteur Philippe, roi très chrétien, ne méritent-ils pas de trouver une place dans son histoire? Au reste les chanoines d'Amiens, et tout le peuple, témoins d'un pareil prodige, apprirent a craindre le roi, en voyant que la sagesse de Dieu était en lui, et qu'elle le guidait dans l'exécution de toute entreprise par ses leçons et par ses conseils, avec l'aide de celui qui est le prince et le principe de tout.

La même année, le mercredi 16 janvier, Héraclius, patriarche de Jérusalem, le prieur des Hospitaliers d'outre-mer, et le grand-maître des Templiers, envoyés en députation vers le roi de France très chrétien, Philippe Auguste, arrivèrent à Paris. En effet, les Sarrasins venaient d'entrer avec une grande armée dans les provinces chrétiennes d'outre-mer; ils avaient massacré un grand nombre de Chrétiens, et en avaient emmené beaucoup d'autres en captivité; ils avaient enlevé le Gué Jacob, forte position qu'occupaient les Chrétiens; ils y avaient trouvé un grand nombre de frères de l'Hôpital et de soldats du Temple, dont les uns furent massacrés, les autres traînés en esclavage. Tous les Chrétiens d'outre-mer, craignant donc que les Sarrasins ne voulussent pousser l'audace jusqu'à s'emparer de la sainte cité de Jérusalem, et souiller par leurs profanations le temple du Seigneur, envoyèrent en France le patriarche et les deux maîtres de l'Hôpital et du Temple, pour apporter au roi très chrétien des Francs les clefs de la sainte cité de Jérusalem et du tombeau sacré de Notre Seigneur, en le priant humblement, au nom du Seigneur, et de son amour pour la religion chrétienne, de venir promptement au secours de Jérusalem désolée. Après avoir échappé aux dangers d'une longue traversée, aux fréquentes incursions des pirates, aux fatigues de la marche, deux députés seulement purent gagner Paris, avec l'aide de Dieu, car le troisième, le maître du Temple, avait péri dans le voyage. A leur arrivée, le vénérable Maurice, évêque de Paris, à la tête d'une procession solennelle, composée du clergé et de tout le peuple de la ville, alla recevoir le patriarche comme un ange du Seigneur. Le lendemain, ce prélat célébra la messe dans l'église de Sainte-Marie, et prêcha devant le peuple.

A cette nouvelle, Philippe Auguste, roi des Français, oubliant tout autre soin, alla trouver en toute hâte les envoyés, les accueillit avec honneur, en leur donnant le baiser de paix, et recommanda soigneusement à tous les prévôts et baillis de son royaume de payer les dépenses des députés sur les revenus du roi, partout où ils se présenteraient. Quand il se fut informé des motifs de leur voyage, son cœur paternel fut ému, et il convoqua à Paris un concile générai de tous les archevêques, évêques et princes de son royaume. Après avoir délibéré en commun avec eux, il ordonna, en vertu de son autorité royale, à tous les archevêques, évêques et prélats des églises, d'adresser à tous les peuples de leur ressort force prédications et remontrances, pour les encourager à aller défendre à Jérusalem la foi des Chrétiens, contre les ennemis de la croix du Sauveur. Le roi Philippe était seul alors pour tenir les rênes du gouvernement, qu'il administrait avec tant de fermeté, car ses vœux n'avaient pu encore obtenir d'héritier de la vénérable reine Elisabeth, son épouse. Il se contenta donc d'envoyer dévotement à Jérusalem l'élite de ses grands, tous braves chevaliers, avec un grand nombre de fantassins armés, et de fournir, dit-on, aux frais de l'expédition sur les revenus de la couronne.

Cependant Hugues, duc de Bourgogne, rassembla son armée à l'extrémité de ses États, devant un château nommé Vergi, dont il poussa le siège avec vigueur, et qu'il entoura de quatre retranchements. Il prétendait que ce château dépendait de sa juridiction; et il avait presque juré par serment que nulle intervention ne serait assez puissante pour le décider à lever le siège, avant d'avoir ce château en son pouvoir et réuni à ses domaines. Gui,[10] seigneur de Vergi, voyant donc avec quelle impétuosité le duc poursuivait le projet de le dépouiller de sa terre, envoya au vaillant roi des Français, Philippe Auguste, des députés chargés de lui remettre une lettre, où il lui communiquait ses désirs. Il rengageait à venir prendre aussitôt possession du château de Vergi, dont il abandonnait pour toujours la propriété au roi et à ses successeurs. Le roi, toujours auguste, ayant lu ces lettres et donné audience aux envoyés, rassembla son armée, et vola au secours de Gui de Vergi, pour délivrer le faible de la tyrannie du fort, pour arracher le prince assiégé et captif aux mains avides de ceux qui venaient le piller. Son arrivée imprévue fit cesser le siège tout à coup. Il renversa de fond en comble les quatre retranchements élevés par le duc, reprit le château, y plaça des gardes, le soumit à perpétuité à son domaine, et le réunit au royaume de France. Peu de temps après, Gui de Vergi fit hommage au roi sous la foi du serment, et jura une fidélité éternelle à ses successeurs, et le roi tout aussitôt rendit généreusement au seigneur Gui et à ses héritiers le château de Vergi, avec toutes ses dépendances, en se réservant pourtant pour ses successeurs et pour lui le droit de seigneurie.

[Incident.] La même année[11] il y eut une éclipse partielle de soleil le premier jour de mai, à neuf heures, le soleil étant dans le signe du Taureau.

Peu de temps après[12] les évêques, abbés et autres religieux de toute la Bourgogne envoyèrent des députés au roi très chrétien des Français, Philippe Auguste, pour lui faire part de tous leurs griefs contre ledit Hugues, duc de Bourgogne, et pour en demander justice au roi. En effet, autrefois les pieux rois de France, enflammés du zèle de la foi chrétienne, comme Charles et ses successeurs, après avoir repoussé les Sarrasins, ennemis éternels de notre divine religion, et acheté la paix par tant de sueurs et de fatigues, fondèrent de leurs propres mains un grand nombre d'églises et de monastères en l'honneur de notre Seigneur Jésus-Christ, de la bienheureuse vierge Marie, mère de Dieu et de tous les saints. Ils assignèrent de plus à ces églises, sur leurs propres revenus, une dot suffisante pour satisfaire à tous les besoins des clercs qui s'y consacraient perpétuellement au service de Dieu. Quelques-uns d'entre eux choisirent même, pendant leur vie, ces églises qu'ils avaient fondées, pour les recevoir après leur mort, et leur accordèrent toute sorte de privilèges. Clovis, par exemple, le premier roi de France qui reconnut la religion chrétienne, fut enseveli avec la vénérable reine Clotilde son épouse, dans l'église de Saint-Pierre à Paris, dont il était le fondateur, et qui bientôt changea, de nom pour prendre celui de Sainte-Geneviève. Childebert fut aussi enseveli dans l'église qui avait été fondée antérieurement en l'honneur de saint Vincent martyr, et qui depuis a pris le nom de Saint-Germain-des-Prés. Clotaire Ier, qu'il ne faut pas confondre avec le père de Dagobert, repose dans l'église de Saint Médard à Soissons; Dagobert, dans celle du bienheureux Saint-Denis, dont il est le fondateur, et son tombeau fut placé à droite du maître-autel. Enfin, Louis, de pieuse mémoire, père de notre roi Philippe Auguste, fut enseveli dans l'église de Sainte Marie des Barbeaux, qu'il avait aussi fondée.

Les rois de France, voulant donc assurer à jamais la liberté de ces églises, déclarèrent que quels que fussent les grands auxquels ils confieraient la garde des terres circonvoisines, ils se réservaient de prendre les églises sous leur juridiction et leur sauvegarde. Ils espéraient empêcher par cette mesure les grands qui seraient délégués par le souverain à la garde du pays, de faire peser sur les églises et le clergé les droits de corvées, de taille et autres moyens d'oppression. Cependant comme le duc de Bourgogne, au mépris des franchises royales accordées à ces églises, n'en accablait pas moins d'exactions nombreuses celles qui se trouvaient sur ses terres, Philippe fit droit aux plaintes des religieux. Il avertit deux ou trois fois, avec la plus grande bénignité, le duc lui-même, devant ses amis, au nom de l'amour de Dieu et de la fidélité qu'il devait au royaume de France, de restituer à ces églises tout ce dont il les avait dépouillées, et de ne plusse permettre désormais de pareils désordres; il le menaça même, s'il refusait de rendre aux églises l'argent qu'elles réclamaient justement, d'en tirer une vengeance éclatante.

Le duc de Bourgogne, ayant entendu les intentions du roi très chrétien, et connaissant la fermeté éprouvée du roi dans ses paroles comme dans ses œuvres, quand il s'agissait de servir le Seigneur, sortit tout interdit de la cour et revint en Bourgogne. Sa Majesté chrétienne lui avait ordonné de chercher promptement une occasion pour rendre aux églises la somme de trente mille livres parisis, dont il les avait dépouillées, et pour faire satisfaction au roi de ses violences. Mais comme le duc de Bourgogne inventait toujours quelque fraude pour reculer l'exécution d'un ordre auquel il ne voulait pas obéir, Philippe, toujours auguste roi des Français, prit les armes contre lui, et entra en Bourgogne à la tête de son armée, voulant combattre comme un brave chevalier du Christ pour la défense des églises et pour la liberté du clergé; car la tyrannie du duc n'épargnait pas plus les prêtres que le peuple. Il assiégea le château nommé Châtillon.[13] Il fit élever des machines tout autour de la ville, et au bout de quinze jours ou trois semaines il commanda que l'on donnât vigoureusement l’assaut. Les assiégeants et les assiégés perdirent quelques hommes dans cette attaque. D'autres furent blessés, mais, grâces au secours de la médecine, ils recouvrèrent leur première santé. Enfin, la victoire se décida pour le roi; il prit Châtillon et y mit des gardes pour s'en assurer.

Le duc de Bourgogne, voyant qu'il ne pourrait résister au roi très chrétien, prit un parti plus sage, et vint se jeter à ses pieds, lui demander pardon, et lui promettre de se soumettre au jugement prononcé par sa cour et de faire pleine et entière satisfaction à toutes les églises et aux clercs qui y servaient Dieu. Mais Philippe Auguste, considérant avec sa prudence ordinaire que l'esprit de malice est répandu parmi les hommes sur la terre, et n'oubliant pas que de tout temps les pensées du duc avaient été tournées vers le mal, voulut prendre pour l'avenir des précautions également utiles à ses intérêts et à ceux des églises, car il avait entendu répéter bien des fois à des personnes qui avaient longtemps fréquenté la cour de son père Louis, d'heureuse mémoire, que le duc de Bourgogne avait souvent offensé le roi même, et qu'on le voyait alors venir chaque fois à la cour donner au prince l'assurance qu'il serait docile en toute occasion à ses royales volontés, et que Louis n'aurait pas désormais de serviteur plus fidèle; mais à son retour en Bourgogne, il ne manquait jamais de faire quelque nouvel outrage au pieux monarque. Philippe, dont ces renseignements et beaucoup d'autres avaient assez éveillé la prudence, exigea des sûretés suffisantes. Il se fit donner trois châteaux à titre de garantie, à condition pourtant qu'il ne les garderait en son pouvoir que jusqu'au jour où la somme convenue, c'est-à-dire trente mille livres d'argent, serait rendue aux églises par le duc. Mais peu de temps après, le roi, mieux conseillé par ses amis, rendit au duc les trois châteaux, et de plus, voyant que ce dernier n'était pas en état de payer de ses propres deniers la somme due aux églises, il poussa la générosité jusqu'à lui donner en fief tout le domaine de Vergi. Apres avoir ainsi rétabli la paix, le roi Philippe, toujours auguste, revint avec gloire dans son palais, à Paris, louant et glorifiant le Seigneur.

Quelques jours après, le roi Philippe, toujours auguste, dans un court séjour qu'il fît à Paris, se promenait dans sa cour royale, songeant aux affaires de l'État, dont il était sans cesse occupé. Il se mit par hasard à une fenêtre de son palais, d'où il se plaisait souvent à regarder par passe-temps le fleuve de la Seine; tout à coup des voitures traînées par des chevaux, au milieu de la ville, firent sortir, des boues qu'elles avaient soulevées sur leur passage, une odeur fétide, vraiment insupportable. Le roi, qui se promenait dans sa cour, ne put la soutenir lui-même, et dès lors il médita une entreprise dont l'exécution devait être difficile autant qu'elle était nécessaire, et dont les difficultés et les frais avaient toujours effrayé ses prédécesseurs. Ayant donc convoqué les bourgeois et le prévôt de la ville, il ordonna, en vertu de son autorité royale, que tous les quartiers et les rues de Paris fussent pavés de pierres dures et solides, car le roi très chrétien aspirait à faire perdre à Paris son ancien nom. Cette ville avait été d'abord nommée Lutèce ou boueuse, à cause des boues pestilentielles dont elle était remplie, mais les habitants, choqués de ce nom, qui leur rappelait toujours une houe fétide, préférèrent l'appeler Paris, du nom de Pâris Alexandre, fils de Priam, roi de Troie, car nous lisons dans les Gestes des Francs, que le premier roi des Francs qui exerça sur eux la puissance royale, fut Pharamond fils de Marcomir, dont le père était Priam, roi d'Austrie.[14] Ce Priam, roi d'Austrie, n'est pas le grand Priam, roi de Troie; mais il descendait d'Hector, fils de ce dernier prince, par Francion fils d'Hector.

Et comme il n'est pas rare de trouver des gens qui doutent de l'origine du royaume des Francs et des autorités sur lesquelles on se fonde pour faire remonter les rois de France jusqu'aux Troyens même, nous avons mis tous nos soins à recueillir ces renseignements dans l'histoire de Grégoire de Tours, dans les chroniques d'Eusèbe et d'idace, enfin dans les écrits d'une foule d'autres auteurs, pour déterminer avec l'exactitude que l'on "voit cette généalogie.

Après la ruine de Troie, un grand nombre des habitants de cette ville s'enfuit, et se partagea ensuite en deux peuples. L'un se donna pour roi Francion, fils d'Hector, et par conséquent petit-fils de Priam, l'ancien roi des Troyens; l'autre suivit un fils de Troïle, fils de Priam. Il s'appelait Turc, et c'est de là, dit-on, que ces deux peuples ont pris le nom qu'ils ont conservé jusqu'aujourd'hui, de Francs et de Turcs. Bientôt s'étant avancés dans les terres, ils se trouvèrent en Thrace, sur les bords du Danube; mais Turc ne tarda pas à quitter Francion, son cousin, pour aller établir son royaume dans la Scythie inférieure. C'est là l'origine des Ostrogoths, des Hypogoths, des Vandales et des Normands. Francion, de son côté, se fixa dans le voisinage du Danube, et fonda un État connu sous le nom de Sicambrie; il y régna lui et ses descendants l'espace de quinze cent sept ans, jusqu'au temps de l'empereur Valentinien, qui monta sur le trône l'an 376 de l'Incarnation du Seigneur; ils furent alors chassés de leur pays parce qu'ils refusaient de payer, comme les autres nations, un tribut aux Romains. Ils partirent donc sous la conduite de Marcomir, fils de Priam, roi d'Austrie, de Sonnon, fils d'Anténor, et de Genebaud; ils vinrent s'établir sur les bords du Rhin, dans un pays voisin de la Germanie et de l'Allemagne, appelé l'Austrie. Valentinien ayant ensuite essayé leur courage dans beaucoup de combats, sans pouvoir jamais les vaincre, les appela de leur propre nom peuples de Francs, c’est-à-dire dans la langue du nord, Féranc ou Féroce. Bientôt les Francs accrurent tellement leur puissance, qu'ils finirent par soumettre toute la Germanie et la Gaule, jusqu'aux monts Pyrénées et au-delà. Plus tard encore, tandis que Sonnon et Genebaud demeurèrent en Austrie, Marcomir, fils de Priam, roi d'Austrie, qui descendait de Francion, petit-fils de Priam, roi de Troie, par une succession de générations inutile à détailler ici, vint occuper la Gaule avec les siens.

Bien d'autres Troyens encore survécurent à la ruine de leur patrie; entre autres le devin Hélénus, fils de Priam, qui se transporta avec douze cents guerriers dans le royaume de Pandrase, roi des Grecs. Ensuite Brutus les emmena avec sa troupe en Angleterre. Anténor s'arrêta sur les côtes de la mer Tyrrhénienne avec deux mille cinq cents hommes. Enée, après avoir longtemps erré sur les mers avec trois mille quatre cents fugitifs, aborda enfin en Italie, après beaucoup de fatigues. D'autres parents de Priam se dispersèrent encore de différents côtés, après la ruine de Troie. Enée débarqua en Italie avec son fils Ascagne, qui épousa, dans ce pays, Lavinie, fille du roi Latinus, dont il eut un fils nommé Filinus. Celui-ci entretint un commerce clandestin avec la nièce de sa mère: Brutus naquit de cette union illégitime, et depuis, s'étant mis à la tête des descendants d'Hélénus, fils de Priam, il s'allia avec Corinnée, petit-fils d'Antênor, et descendit dans l'île d'Albion, qu'il appela de son nom Britannie ou Bretagne. Charmé des agréments de cette île, il y fonda la ville de Londres sur le modèle de l'ancienne Troie, et lui donna le nom de Trinovanti, c'est-à-dire Troie Neuve. C'est de lui que descendent, dit-on, tous les rois d'Angleterre, et c'est du nom de Brutus que l'île prit celui de Bretagne.

Il ne faut pas oublier que les princes troyens occupèrent le trône en Austrie jusqu'au règne de Childéric, fils de Clovis, fils de Dagobert. Mais la dynastie royale étant alors éteinte, on vit commencer la domination des ducs, comme Pépin, Charles Martel et autres.

Marcomir, fils de Priam, roi d'Austrie, vint en Gaule avec sa troupe; il y trouva des hommes d'une vie simple, dont les pères ayant échappé au désastre de Troie, étaient venus avec Francion habiter en Sicambrie, le long du Tanaïs, près des Palus-Méotide. Ils y étaient restés un grand nombre d'années, et y avaient formé une nation puissante. Mais au bout de deux cent trente ans, vingt-trois mille Troyens quittèrent la Sicambrie, sous la conduite d'Ibor, pour aller chercher dans l'univers un pays qui leur plût. Ils traversèrent l'Allemagne, la Germanie et l’Austrie, pénétrèrent et se fixèrent dans les Gaules, à Lutèce, huit cent quatre-vingt-quinze ans avant l'Incarnation du Seigneur, et prenant le nom de Pâris-Alexandre, fils de Priam, ils s'appelèrent Parisiens, et conservèrent longtemps un genre de vie fort simple dans leur nouvelle patrie. D'autres veulent qu'ils aient tiré ce nom de Parisiens du mot grec parrhisia, qui signifie audace. Ils habitaient encore ce pays douze cent soixante-dix ans après leur émigration de la Sicambrie, quand Valentinien prit la couronne impériale. Il n'y avait pas alors de roi dans les Gaules, et chacun faisait ce qui lui semblait bon. Cependant ils étaient soumis aux Romains, et, à l'exemple de ces peuples, ils créaient tous les ans parmi eux des consuls chargés de gouverner.

C'est à cette époque que Marcomir entra dans les Gaules avec sa colonie. Les Parisiens, apprenant qu'il descendait des Troyens, lui firent un accueil honorable. Il les exerça dans Fart militaire, et leur apprit à se mettre à l'abri contre les incursions fréquentes des brigands, en élevant des remparts autour de leur ville. Les peuples reconnaissais le nommèrent protecteur de toute la Gaule. Pharamond, son fils, brave soldat, fut le premier qui prit le nom de roi des Francs, et qui porta la couronne. C'est lui qui, pour honorer la mémoire de Paris, fils de Priam, roi de Troie, dont ces peuples avaient emprunté le nom, et pour plaire en même temps à ses sujets, donna le nom de Paris à la ville des Parisiens, nommée alors Lutèce, car tous les Troyens qui avaient survécu à la ruine de Troie avaient la prétention de répandre au loin leur nom sur toute la face de la terre. Pharamond fut père de Clodion; Clodion, du bon roi Mérovée, qui a fait donner aux autres rois de sa race le nom de Mérovingiens. Mérovée à son tour engendra Childéric, et Childéric eut pour fils Clovis, premier roi chrétien, dont nous allons nommer ici les descendants par ordre de succession, pour mieux les graver dans la mémoire.

Après Clovis vinrent Clotaire, Childéric, Clotaire et Dagobert. Ce dernier prince fonda l'église du bienheureux martyr Denis, et enrichit cette église d'une foule de dons. Dagobert fut père de Clovis; Clovis eut pour fils Clotaire, Childéric et Théoderic. Ces trois frères étaient donc fils de Clovis, qui avait pour père Dagobert Ier et sainte Batilde. Childéric engendra Dagobert; Dagobert Théoderic; Théoderic Clotaire. Après lui régna Ansbert, qui engendra Arnold; Arnold engendra saint Arnolphe, depuis évêque de Metz; saint Arnolphe Anchise; Anchise Amégisile; Amégisile Ansedun; Ansedun Pépin l'Ancien; celui-ci Charles Martel; ce dernier le roi Pépin, qui eut pour fils l'empereur Charlemagne. Charlemagne donna naissance à l'empereur Louis le Débonnaire, père de l'empereur Charles le Chauve. Celui-ci fît présent à l'église du bienheureux Denis d'un clou, d'une couronne d'épine et d'un bras du saint vieillard Siméon, il enrichit encore cette église d'un couvercle d'or du plus grand prix, enchâssé dans des pierres précieuses, d'une croix d'or ornée aussi de pierres précieuses, du poids de quatre-vingts marcs, et d'une foule d'autres dons magnifiques qu'il serait trop long d'énumérer ici. Charles le Chauve engendra le roi Louis, qui eut pour fils Charles le Simple. C'est du temps de ce dernier prince que les Danois, venus de Scythie, à travers l'Océan, s'emparèrent de Rouen, sous la conduite de Rollon, leur chef, qui affligea de beaucoup de maux les églises de Dieu. Ce même Rollon subjugua toute la Neustrie, et l'appela Normandie, du nom de sa nation, car, dans leur langue barbare, ils s'étaient donné le nom de Normann, qui signifie homme du nord, parce qu'ils étaient venus en effet du septentrion, qui chez eux s'exprime par le mot nort, comme mann signifie homme. Mais Charles le Simple fît avec eux un traité, par lequel il céda sa fille en mariage à Rollon, et lui donna en même temps la Normandie. Rollon fut baptisé l'an 912 de l'Incarnation du Seigneur, et reçut le nom de Robert. C'est aussi à compter de cette époque que les Normands crurent dans la religion du Christ et furent soumis à la foi chrétienne. Plus tard, après un grand nombre d'années, Guillaume, surnommé le Bâtard, duc de Normandie, conquit l'Angleterre, où les descendants de Brutus cessèrent alors d'occuper le trône. Humfroy, le septième roi après lui, subjugua la Pouille, à laquelle Robert Guiscard, son fils, joignit la conquête de la Calabre; enfin Bohémond y réunit la Sicile. Charles le Simple engendra Louis; Louis Lothaire, Lothaire Louis, qui fut le dernier roi de cette race. Après sa mort, les princes des Français se choisirent pour roi Hugues, duc de Bourgogne, fils du duc Hugues le Grand et surnommé Capet, qui engendra Robert; Robert engendra Hugues; Hugues Henri et son frère Eudes.

Le roi Henri ayant entendu dire qu'on avait trouvé à Ratisbonne, en Allemagne, dans l'abbaye du saint martyr Hermentran, des restes qu'on croyait ceux de Denis l'Aréopagite, envoya à l'empereur Henri des députés: ils étaient chargés de lui présenter ses lettres, où il le priait de différer la consécration de ces restes jusqu'à ce qu'il pût se convaincre pleinement, par des renseignements certains, si le corps du saint martyr Denis l'Aréopagite, archevêque d'Athènes, disciple de saint Paul, se trouvait ou non en France, dans l'église fondée par Dagobert. A cette nouvelle, l'empereur envoya en France des hommes d'un grand savoir et d'une grande sagesse, pour vérifier le fait. A l'arrivée des envoyés de l'empereur, le roi Henri convoqua les archevêques, évêques et barons de tout le royaume, et les envoya tous, avec son très cher frère Eudes, à l'église du bienheureux martyr Denis. Après avoir fait la prière, on apporta les trois vases d'argent de Denis, de Rustique et d'Eleuthère, tous trois scellés avec le plus grand soin, devant tout le peuple. Quand on ouvrit le vase du bienheureux martyr Denis, on y trouva tout son corps avec sa tête, excepté deux os du cou, qui sont conservés dans l'église de Vergi, et un os du bras, que le pape Etienne III emporta à Rome, et plaça dans une église aujourd'hui nommée l'Ecole des Grecs. A cette vue, les peuples, levant les mains au ciel, avec des larmes et des soupirs, se recommandèrent à Dieu, à la bienheureuse vierge Marie et aux saints martyrs; puis ils se retirèrent avec joie. Les envoyés retournèrent en toute hâte vers l'empereur, et lui firent un récit fidèle de lotit ce qu'ils avaient vu et entendu. Cet événement eut lieu sous le pape Léon ix, l'an du Seigneur 1050. Après Henri régna Philippe, qui engendra Louis le Gros. Celui-ci donna naissance au roi Philippe, tué par un porc. Enfin ce prince eut pour successeur son frère, Louis le Bon, père de Philippe Auguste.

Cependant, puisque nous avons exposé en peu de mots la succession de nos rois, cherchons à établir aussi l'époque fixe où la France commença à être gouvernée par des rois chrétiens. En le rapportant à l'Incarnation du Seigneur, nous suivrons les chroniques d'idace et de saint Grégoire de Tours. Il faut donc savoir que saint Martin, évêque de Tours, se retira du monde la onzième année du règne de l'empereur Arcadius, c'est-à-dire l'an 407 de l'Incarnation du Seigneur; et depuis la mort de saint Martin jusqu'à celle de Clovis, premier roi chrétien des Francs il faut compter un intervalle de cent douze ans. Ainsi de l'Incarnation du Seigneur à la mort de Clovis, il y a cinq cent dix-huit ans; mais depuis la mort de Clovis jusqu'à la septième année du règne de Philippe Auguste, il s'est écoulé six cent soixante-sept ans, donc la septième année du règne de Philippe Auguste est la onze cent quatre-vingt-sixième de l'Incarnation du Seigneur.

Encore une autre preuve. C'est au temps d'Aiot (Aod), quatrième juge d'Israël, que remonte la fondation de Troie; cette ville subsista cent quatre-vingt-cinq ans. La prise de Troie eut lieu la treizième année du gouvernement d'Abdon, treizième juge d'Israël après Josué, et notre Seigneur Jésus-Christ naquit onze cent soixante-seize ans après la prise de Troie. Entre l'Incarnation du Seigneur et la mort de saint Martin se trouve un espace de quatre cent quarante-cinq ans, et un autre de cent douze ans entre la mort de saint Martin et celle de Clovis; enfin il s'était écoulé mille six cent soixante ans depuis la prise de Troie jusqu'à l'avènement de Clovis au trône. Rappelons-nous que Marcomir commença à régner en Gaule l'an du Seigneur 376. Ainsi depuis cette époque jusqu'à la sixième année du règne de Philippe Auguste, roi des Francs, se sont écoulés huit cent dix ans. Nous avons cru devoir insérer ces détails dans notre ouvrage, sans préjudice de l'opinion des autres. Mais la nôtre est que tous les rois de France descendent de cette tige antique.

L'an 1185 de l'Incarnation du Seigneur, la sixième année du règne de Philippe Auguste, et de son âge la vingt-unième, au milieu du carême, il y eut un tremblement de terre en Gothie, dans la ville d'Uzès. Le jour des nones du mois d'avril suivant (5 avril), il y eut une éclipse de lune partielle, la veille du dimanche de la Passion. Le jour de Pâques suivant, Girard, prévôt de Poissy, versa dans les trésors du roi onze mille marcs d'argent, de son propre bien, et se retira ainsi de la cour. Il fut remplacé par le chambellan Gaultier. Cependant Guillaume, natif de Gap, administrait avec tiédeur l'église de Saint-Denis, et le roi très chrétien voyant avec peine sa faiblesse, songeait à mettre cette église sous la direction d'un autre chef. Un jour donc que quelques affaires de gouvernement obligèrent Philippe à passer par la ville de Saint-Denis, il descendit dans l'église, comme dans sa propre chambre. L'abbé Guillaume, instruit de l'arrivée du prince, fut frappé de crainte, car le roi lui demandait à cette époque mille marcs d'argent. Il appela tous les frères au chapitre, le dixième jour de mai, un samedi après nones, et là il se déposa lui-même et se démit de l'abbaye. Puis, les moines étant restés assemblés avec Hugues leur vénérable prieur, quelques frères furent députés au nom du chapitre, pour aller rendre compte au roi de ce qui venait de se passer, et pour lui demander le droit de se choisir librement leur abbé. Le roi, avec sa bonté accoutumée, leur accorda sur-le-champ leur demande, en les priant avec les marques de bienveillance les plus touchantes, au nom du respect qu'ils devaient à Dieu et à leur roi, de choisir sans dissension et sans discorde un homme d'un caractère honorable et sûr, dont la conduite éprouvée fût digne d'une église si fameuse, qui était la couronne du royaume de France et la sépulture des rois et des empereurs. Aussitôt que les frères furent de retour dans le chapitre, et qu'ils eurent rapporté la réponse du roi, Dieu voulut que tous les frères d'une voix unanime élisent pour abbé Hugues leur vénérable prieur, et que le roi très chrétien vînt à l'instant en plein chapitre, en présence du clergé et du peuple, confirmer son élection. Il y mit pourtant cette condition et cette restriction royale, que le nouvel abbé, dans les premiers temps de son élévation, ne donnerait ou ne promettrait aucun emploi à quelque parent du prince, clerc ou laïque, ni à quelque seigneur de sa cour.

Le vénérable Hugues, se voyant ainsi à la tête de l'abbaye de Saint-Denis, n'oublia pas qu'il tenait son élection de Dieu seul et non de la main d'un homme; et voulant conserver en entier l'antique dignité de cette sainte église, il invita avec empressement les deux évêques de Meaux et de Senlis à célébrer sa bénédiction dans cette même église. Ces deux prélats, en vertu d'un ancien règlement de l'église de Rome, sont tenus d'aider de leur ministère l'église de Saint-Denis, soit pour la consécration des autels, soit pour l'ordination des moines, et particulièrement l'évêque de Meaux. La bénédiction de Hugues fut donc célébrée par ces deux évêques dans l'église de Saint-Denis, en présence de sept abbés et d'une assemblée nombreuse de peuple et de clergé, le 15 des calendes de juin (18 mai), un dimanche.

Pendant que tout cela se passait en France, Bela, roi de Hongrie, de Pannonie, de Croatie, d'Avarie, de Dalmatie, etc., envoya des ambassadeurs à Philippe Auguste, roi très chrétien des Français.[15] Il avait appris qu'Henri le Jeune, roi d'Angleterre, fils du roi Henri, sous lequel Thomas, évêque de Cantorbéry, souffrit son glorieux martyre, venait de rendre son âme à Dieu, et de laisser dans le veuvage Marguerite, sœur de Philippe, roi des Français. Séduit par l'honneur d'une alliance avec l'antique maison des rois de France, et par la haute réputation de religion et de sagesse de cette princesse, le roi de Hongrie désirait très vivement obtenir sa main. Ses envoyés vinrent donc à Paris exposer humblement sa demande au roi Philippe. Il la reçut avec bienveillance, assembla les archevêques, les évêques et les grands de son royaume, dont il prenait ordinairement les sages avis dans ses entreprises; et après en avoir délibéré avec eux, il remit honorablement entre les mains des députés, Marguerite sa sœur bien-aimée, veuve du roi d'Angleterre, avec les évêchés et abbayes de ses terres, l'accorda au roi de Hongrie, pour légitime épouse, et prodigua aux députés mêmes les dons de sa munificence royale. Ceux-ci, après avoir pris congé du roi, revinrent pleins de joie en Hongrie, ramenant avec eux Marguerite leur reine.

C'est encore à la même époque que l'illustre Geoffroi, comte de Bretagne, fils d’Henri, roi d'Angleterre, vint à Paris et y tomba malade. Le roi Philippe, qui le chérissait tendrement, n'en fut pas plus tôt informé qu'il appela tous les médecins de Paris, et leur ordonna d'employer tous leurs soins et toutes les ressources de leur art pour sauver les jours du comte. Mais peu de jours après, malgré tous les efforts des hommes de l'art, ce prince entra dans la voie de toute chair, le 14 des calendes de septembre (19 août). Les citoyens de Paris et les chevaliers gardèrent son corps avec honneur et respect dans l'église de Sainte-Marie, jusqu'à l'arrivée du roi, et pendant ce temps-là les chanoines et les clercs de cette église célébrèrent avec la plus grande dévotion son service funèbre. Le jour suivant, le roi, accompagné du comte Thibaut, sénéchal de France, vint à Paris, fît embaumer le corps, qui fut ensuite placé dans un sarcophage de plomb, et enseveli dans cette même église, devant le maître-autel, par Maurice, évêque de Paris, en présence des abbés, des religieux, et de tout le clergé de la ville.

Après la célébration solennelle des funérailles de ce prince, Philippe revint dans son palais avec le comte Thibaut, le comte Henri, la comtesse de Champagne Marié sa mère, et Marguerite sa sœur, épouse du feu roi d'Angleterre (à cette époque elle n'avait pas encore été emmenée par les Hongrois); car le sort du grand prince dont il pleurait la mort, l'avait profondément affligé, et c'était pour lui prodiguer leurs consolations que ces seigneurs et plusieurs autres l'accompagnèrent à son retour. Cependant, au milieu même des consolations de l'amitié, ses derniers moments se représentaient toujours à son esprit, et toujours occupé, comme son excellent père, d'œuvres de bienveillance et de miséricorde, il établit pour lui-même, pour l’âme de son vénérable père Louis, et pour celle de son bien-aimé comte de Bretagne, quatre prêtres à perpétuité dans l'église de Sainte-Marie, où reposait le comte. Il assigna sur ses propres revenus les fonds nécessaires à l'entretien des deux premiers. La comtesse de Champagne se chargea du troisième, et le chapitre de Sainte-Marie promit de subvenir aux besoins du quatrième.

[Incidents.] Au commencement de l’an 1186 de l'Incarnation du Seigneur, la sixième année du règne de Philippe, le 25 mars, à onze heures de nuit,[16] il y eut une éclipse de lune presque totale, la lune étant dans le onzième degré de la Balance, le soleil dans le onzième du Bélier, et la tête du Dragon dans le quatrième du Bélier. La lune s'obscurcit en partie, et se couvrit d'une couleur rougeâtre. Cette éclipse dura deux heures.

Parmi le grand nombre de bonnes œuvres du roi très chrétien Philippe Auguste, il en est quelques-unes que nous croyons dignes d'être consignées ici et transmises à la mémoire. Un jour, pendant le séjour du roi Philippe à Paris, il entendit parler des réparations qu'exigeait le cimetière des Champeaux, près de l'église de Saint Innocent. Ce cimetière était jadis une grande place, ouverte à tous les passants; les marchands y débitaient leurs marchandises, et les citoyens de Paris avaient l'habitude d'y ensevelir leurs morts. Mais comme l'écoulement des eaux du ciel qui venaient s'y réunir, et la fange dont la place était remplie, ne permettaient pas d'y ensevelir les corps avec assez de décence, le roi très chrétien, toujours attentif aux occasions de faire des bonnes œuvres, considérant que c'était une entreprise à la fois honorable et nécessaire, fit entourer de toutes parts le cimetière d'un mur de pierre; il y fit aussi pratiquer un nombre suffisant de portes, avec ordre de les fermer la nuit, pour mettre cet endroit à l'abri de toute insulte; car il voulait, par cette décision fameuse que lui avait inspirée sa piété, donner à ses descendants craignant Dieu, l'exemple de faire garder avec honneur un cimetière qui renfermait les restes de tant de milliers d'hommes.

La cour des rois ou des autres princes est le rendez-vous ordinaire d'une foule d'histrions qui viennent leur extorquer de l'or, de l'argent, des chevaux ou des vêtements, parce que les princes en changent souvent, et qui leur débitent à cet effet des plaisanteries toujours assaisonnées de flatteries. Pour être plus sûrs encore de plaire, ils s'étudient à caresser les goûts des princes, ils viennent en quelque sorte les inonder sans pudeur d'un déluge d'extravagances, de politesses lisibles, de contes gais et licencieux. Nous avons vu des princes, ornés de robes dont les dessins avaient coûté une peine infinie, et où l'art le plus exquis avait semé les fleurs avec profusion, et qu'ils avaient peut-être payées vingt ou trente marcs d'argent, les porter à peine huit jours, et les abandonner ensuite au premier venu de ces histrions, qui ne sont pourtant dans le fait que des ministres du diable. O honte! Le prix de ces robes aurait certainement suffi seul aux besoins de vingt ou trente pauvres, pendant une année toute entière. Quant au roi très chrétien Philippe Auguste, il vit bien que c'étaient là des frivolités qui ne pouvaient qu'être nuisibles à son salut, et se rappelant toujours, grâces à l'esprit divin, ces paroles qu'il avait entendues prononcera des hommes religieux et saints, que: « Donner aux histrions c'est sacrifier aux démons, » il promit de grand cœur au Seigneur de toujours disposer, tant qu'il vivrait, de ses vêtements au profit des pauvres, car l'aumône délivre de tout péché, et donne à ceux qui l'ont faite un grand pouvoir auprès de Dieu » « J'ai été nu, et vous m'avez revêtu, dit le Seigneur ». Ne vaut-il pas mieux en effet vêtir la nudité du Christ que d'encourir le péché, en donnant des habits à des flatteurs. Si les princes faisaient tous les jours de telles réflexions, on ne verrait pas tant de vagabonds courir le monde. Que les petits princes considèrent donc l'exemple de ce roi miséricordieux et pieux, qu'ils contemplent ses œuvres, et puissent-ils imiter sa piété et sa miséricorde, car ils doivent compter que le Seigneur jugera sans pitié celui qui n'aura pas fait miséricorde.

La même année, les astrologues d'Orient, juifs, sarrasins et même chrétiens, envoyèrent par tout l'univers des lettres où ils prédisaient avec assurance pour le mois de septembre de grandes tempêtes, tremblements de terre, mortalité sur les hommes, séditions et discordes, révolutions dans les royaumes, et autres fléaux pareils. Mais l'événement ne tarda pas à démentir leurs prédictions. Voici quelle était la teneur de ces lettres:

« Dieu sait, et les calculs des nombres prouvent, qu'en l'année du Seigneur 1186, selon les Arabes 582, les planètes supérieures et inférieures se rencontreront au mois de septembre dans la Balance. La même année, cette conjonction générale sera précédée d'une éclipse de soleil partielle et de couleur de feu, le 21 avril, à une heure de nuit, avant l'heure de Mercure. Cette année donc, les planètes se rencontrant dans la constellation orageuse de la Balance avec la queue du dragon, il y aura un tremblement de terre mémorable, surtout dans les pays qui y sont sujets; il renversera les contrées ordinairement ébranlées par de pareilles secousses et accoutumées à ce fléau. Il s'élèvera de l'occident un vent fort et violent qui obscurcira le jour et infectera l'air par des miasmes impurs. Aussi la mortalité et la maladie attaqueront beaucoup de monde: on entendra dans l'air un fracas horrible et des voix qui porteront l'épouvante dans tous les cœurs. Le vent soulèvera sur la surface de la terre le sable et la poussière, dont il ira couvrir les villes situées en plaine, surtout dans les pays arides situés sous le cinquième climat. La Mecque, Balsara, Baldach[17] et Babylone, seront détruites de fond en comble, sans qu'il reste un coin de terre qui ne soit enseveli sous la poussière et sous les sables. L'Egypte et l'Ethiopie deviendront inhabitables, et ce fléau étendra ses ravages de l'Occident à l'Orient. Dans l’Occident, s'élèveront des discordes et des séditions parmi les peuples. On y verra un homme lever des armées innombrables et faire la guerre sur le bord des eaux. Le sang coulera à grands flots et grossira les fleuves débordés. Au reste, on doit regarder comme certain que la prochaine conjonction des planètes nous annonce des révolution politiques, l'excellence des Francs, le doute et l'ignorance parmi les Juifs, la destruction des Sarrasins, la gloire et l'exaltation de la sainte loi du Christ, et une vie plus longue pour ceux qui naîtront ensuite, si telle est la volonté de Dieu. »

Voici encore d'autres lettres sur le même sujet:

« Les sages de l'Egypte ont fait ces prédictions pour le temps où toutes les planètes et la queue du dragon doivent se rencontrer dans le signe Moranaïm. Au mois eilul, le 28 dudit mois, l'an 4946 depuis le commencement du Seigneur, selon les Hébreux, vers le milieu de la nuit qui suivra le dimanche, les signes suivants commenceront et dureront jusqu'au mercredi suivant, à midi. Il s'élèvera de la grande mer un vent très violent qui ébranlera les cœurs des hommes, enlèvera de terre le sable et la poussière à une telle hauteur, qu'il en couvrira les arbres et les tours, parce que la conjonction des planètes se fera dans la Balance, constellation des orages et des tempêtes; et, selon l'opinion des sages même, cette conjonction annonce un vent très fort, qui doit briser les rochers et les montagnes. On entendra dans l'air des voix et des tonnerres, accompagnés d'un fracas épouvantable, qui portera l'effroi dans tous les cœurs. Toutes les villes situées sous le cinquième climat seront ensevelies sous la poussière et sous les sables. Le vent soufflera d'abord de l'angle occidental à l'angle oriental, sans épargner aucune des villes de l'Egypte et de l'Ethiopie, la Mecque, Balsara, Habeb, Sennaar, l'Arabie, toute la terre d'Héla, Rama, Carmen, Ségeste, Calla, Norrozasatan, Chebil, Tanbraste, Barach, parce que toutes ces contrées et a toutes ces villes sont comprises sous le signe de la Balance. Les terres même des Romains ne seront pas plus à l'abri de ce fléau. A la suite de cette révolution des vents, il s'opérera cinq miracles. D'abord il s'élèvera en Orient un sage doué d'une sagesse étrangère, c'est-à-dire supérieure à la sagesse humaine, il marchera dans les voies de toute justice, il enseignera la loi de vérité, tirera beaucoup d'hommes des ténèbres de l'ignorance et de l'incrédulité, pour les faire entrer dans le chemin de la vertu et de la vérité; il montrera aux pécheurs le sentier de la justice, et ne s'enorgueillira point d'avoir mérité une place parmi les prophètes?° Un homme sortira de Hélam, qui lèvera des armées nombreuses et redoutables, fera un grand carnage parmi les nations, et ne vivra pas longtemps. Un autre homme se lèvera, et dira: Je suis prophète. Il tiendra un livre à la main, et dira: Je suis envoyé de Dieu et de ses prophètes; et ses prédications feront tomber les peuples dans l'erreur, et ses séductions en perdront plusieurs; mais ses prophéties retomberont sur lui-même, et de même il ne vivra pas longtemps. On verra dans le ciel une comète, c'est-à-dire une étoile chevelue ou à queue. Ce phénomène présagera des calamités, des tumultes, des guerres terribles, des sécheresses causées par la rareté des pluies, des combats cruels, des flots de sang versés dans l'Orient, et embrassera depuis les bords de l’Hèbre jusqu'aux dernières limites de l'Occident. Les justes et les vrais religieux seront opprimés et persécutés, ils verront même renverser les temples de la prière. Il y aura une éclipse de soleil couleur de feu: son disque s'obscurcira tout entier, et la terre, au moment de l'éclipsé, paraîtra plongée dans des ténèbres aussi épaisses qu'à l'heure de minuit, quand la lune n'éclaire pas, et que le ciel est chargé de nuages pluvieux. »

Nous nous sommes arrêtés assez longtemps sur ces sortes de prédictions. Revenons à l'histoire de la sixième année du règne de Philippe Auguste.

Or, la même année,[18] il s'éleva une contestation entre Philippe, roi très chrétien, et Henri, roi d'Angleterre. Philippe exigeait d'abord de Richard, fils du roi d'Angleterre, et comte de Poitiers, l'hommage de tout le Poitou; et Richard, d'après les instructions secrètes de son père, différait de jour en jour de le faire. En second lieu, Philippe demandait au roi d'Angleterre le château de Gisors, et autres châteaux adjacents, que Marguerite, sa sœur, avait reçus pour dot du roi Louis, son père, quand elle épousa l'illustre roi Henri, fils de Henri le Grand. Cependant voici les conditions qu'on avait stipulées. Le roi Henri devait posséder cette dot pendant sa vie, et la transmettre après lui à ses héritiers, si la reine lui en donnait. Si au contraire Marguerite ne laissait point d’enfants, à la mort du roi Henri la dot retournerait sans contestation au roi de France. Le roi d'Angleterre avait été déjà cité plus d'une fois à ce sujet, mais il avait toujours eu l'art d'inventer quelque empêchement pour différer de comparaître en jugement devant la cour du roi. Mais Philippe ne fut pas dupe des détours et des finesses du roi d'Angleterre; et, voyant bien que les délais qu'il prétextait toujours pourraient porter préjudice aux intérêts de sa maison, il résolut d'entrer sur les terres de ce prince, à main armée.

Philippe avait alors vingt-deux ans, il régnait depuis sept années. L'an 1187 de l'Incarnation du Seigneur, il leva une armée nombreuse dans le Berri, et entra vivement dans l'Aquitaine, qu'il ravagea; il y prit les châteaux d'Issoudun et de Graçai, et dévasta beaucoup d'autres forts et territoires environnants, jusqu'à Châteauroux. A cette nouvelle, Henri, roi d'Angleterre, et Richard, comte de Poitiers, levèrent aussi une grande armée, et ne craignirent pas de la mener à Châteauroux, contre le roi de France leur seigneur. Leur intention était de forcer le roi Philippe et son armée à lever le siège de cette place. Mais voyant la constance et le courage des Français, ils se contentèrent d'aller camper auprès d'eux. L'indignation s'empara de Philippe et de tous ses guerriers, et il fit ranger son armée en bataille. Les ennemis, redoutant la valeur éprouvée du roi Philippe, et l'ardeur naturelle aux Français, députèrent au camp des hommes honnêtes et religieux, accompagnés des légats de l'Eglise romaine, que le souverain Pontife avait envoyés en France, vers le roi Philippe, pour travailler à rétablir la paix. Les députés promirent, au nom du roi d'Angleterre et de Richard son fils, en donnant auparavant caution qu'ils s'en rapporteraient entièrement, pour toute leur querelle, au jugement de la cour du roi de France, et qu'ils étaient prêts à donner toute satisfaction. La trêve étant conclue, chacun rentra dans ses domaines.

Pendant que le roi faisait le siège de Châteauroux, il arriva un événement qui mérite d'être rapporté. Richard, comte de Poitiers, avait fait passer dans la place un renfort de Cottereaux. Un jour, comme ils se trouvaient rassemblés sur une place devant l'église de Sainte-Marie, ils se mirent à jouer aux dés. L'un d'eux, monstre d'iniquité, possédé du démon, perdait à ce jeu détestable un argent mal acquis, et de colère il éclatait en blasphèmes contre la sainte Vierge et contre Dieu. Puis, transporté de rage, il leva les yeux et vit, sculptée sur le portique de l'église, l'image de la bienheureuse Marie, tenant l'enfant Jésus dans ses bras, comme on la représente d'ordinaire, pour réveiller la mémoire ou ranimer la dévotion des laïques. Il la regarde avec des yeux étincelants de fureur, et vomit, dans son délire criminel, des torrents de blasphèmes contre notre reine commune et contre Dieu. Ô douleur! Ce misérable, ce nouveau Judas saisit une pierre, et, à la vue de tout le monde, la jette contre l'image sainte, et casse à l'enfant Jésus un bras, qui tombe par terre. Aussitôt (et nous tenons ce fait d'un grand nombre de gens qui se trouvaient au siège) le sang ruisselé en abondance de la blessure et coule à terre, où des personnes pieuses recueillirent ce sang précieux et furent guéries d'une foule de maladies diverses. Jean, dit Sans Terre, fils cadet du roi d'Angleterre, que son père venait d'envoyer par hasard dans la place, fit enlever ce bras tout sanglant, et l'emporta avec lui, comme une relique digne d'honneur et de respect. Quant au malheureux Cottereau qui s'était rendu coupable d'un si ail roux attentat sur l'image de la bienheureuse Vierge, le jour même il fut saisi du démon qui l'avait poussé à cette horrible action, et périt misérablement. Ses compagnons, à cette vue, furent frappés de crainte, et quittèrent Châteauroux, en louant le Seigneur qui ne laisse jamais le crime impuni, et en élevant jusqu'au ciel les mérites infinis de la bienheureuse vierge Marie, mère de Dieu. Les moines du lieu, témoins des miracles que le Seigneur y faisait éclater tous les jours, firent transporter l'image sainte dans le bas de l'église, en chantant des hymnes en son honneur. Et depuis elle n'a point cessé jusqu'à ce jour d'opérer quelque miracle, à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ et de la bienheureuse vierge Marie.

Cependant des messagers passaient des mers pour se rendre à la cour du roi Philippe. Ils venaient lui annoncer, avec des gémissements et des soupirs, qu'en punition des péchés de la chrétienté, Saladin, roi d'Egypte et de Syrie, avait fait une invasion sur les terres des Chrétiens, situées au-delà des mers; qu'il en avait massacré sans pitié des milliers; qu'un grand nombre des frères du Temple et de l'Hôpital, avec les évêques et les barons du pays, étaient tombés sous le fer de ce cruel; qu'il avait pris la sainte croix et le roi de Jérusalem; et que, poursuivant le cours de ses iniquités, il avait en peu de jours subjugué la sainte cité de Jérusalem et toute la terre promise. Tyr, Tripoli, Antioche, et quelques autres châteaux forts, avaient résisté seuls à ses efforts.

L'an 1187 de l'Incarnation du Seigneur, le 4 septembre, à trois heures, il y eut une éclipse partielle de soleil dans le dix-huitième degré de la Vierge, elle dura deux heures. Le lendemain lundi 5 septembre à la onzième heure du jour ordinaire, naquit Louis, fils de Philippe Auguste, illustre roi des Français. A sa naissance, la ville de Paris, dans laquelle il reçut le jour, fut remplie d'une telle allégresse, que pendant une semaine entière, tout le peuple ne cessa de chanter et de former des danses toutes les nuits, à la clarté des flambeaux, en rendant au Créateur un juste tribut d'actions de grâces. Au moment même où il vint au jour, on dépêcha des courriers dans toutes les provinces pour annoncer aux cours étrangères le bonheur de notre grand roi; et tous, dans les transports de leur joie, se mirent à louer et à bénir le Seigneur, qui avait daigné donner au royaume de France un héritier si grand et si digne d'elle.

La même année, au mois d'octobre, le jour de la fête de saint Luc, le pape Urbain III rendit son âme au Seigneur. Il avait siégé un an et demi. Il eut pour successeur Grégoire VIII, qui ne siégea qu'un mois et demi. La même année fut élu Clément III, romain de nation. N'oublions pas qu'on ne peut assigner d'autre cause raisonnable à cette succession rapide des souverains pontifes, que leurs propres fautes et l'indocilité de leurs sujets rebelles, qui ne voulaient pas rentrer dans le sein de la grâce; car personne ne peut se flatter de sortir de Babylone, c'est-à-dire de la confusion des péchés, par ses propres forces ou par le secours d'aucune science humaine; il faut avoir reçu du Ciel une grâce particulière. En effet, le monde vieillit tous les jours, et avec lui l'habitude du Lien s'affaiblit, tombe en décrépitude ou plutôt en enfance, et abandonne l'homme à tous les débordements de sa volonté coupable. Aussi remarquez bien que depuis l’année où la croix du Seigneur fut prise par Saladin dans les contrées situées au-delà des mers, tous les enfants qui sont nés ensuite n'ont plus que vingt ou vingt-deux dents, au lieu de trente ou de trente-deux qu'avaient les enfants d'autrefois.

A la fête de saint Hilaire, qu'on célèbre le 13 janvier, Philippe, roi de France, et Henri, roi d'Angleterre, se rendirent à une conférence entre Trie et Gisors. C'est là que, contre toute espérance, et par un miracle de la bonté divine, le Saint-Esprit fut envoyé du Ciel pour inspirer à ces deux princes une résolution digne d'eux. En effet, ils y prirent ensemble le signe de la divine croix, pour la délivrance du sépulcre du Seigneur et de la cité sainte de Jérusalem. Une foule d'archevêques, évêques, comtes, ducs et barons imitèrent leur exemple, parmi lesquels Gautier, archevêque de Rouen; Baudouin, archevêque de Cantorbéry; l'évêque de Beauvais,[19] l'évêque de Chartres,[20] le duc de Bourgogne,[21] Richard, comte de Poitiers; Philippe, comte de Flandre, Thibaut, comte de Blois; Rotrou, comte du Perche; Guillaume des Barres, comte de Rochefort; Henri, comte de Champagne; Robert, comte de Dreux; le comte de Clermont,[22] le comte de Beaumont,[23] le comte de Soissons,[24] le comte de Bar,[25] Bernard de Saint Valéry, Jacques d'Avesnes, le comte de Nevers,[26] Guillaume de Mellot, Drogon de Mellot, et une foule d'autres seigneurs enflammés aussi d'un saint zèle, mais dont il serait trop long de citer ici les noms. Les deux rois firent élever dévotement une croix de bois sur le lieu même, en mémoire de rengagement qu'ils venaient d'y contracter; ils y fondèrent une église, se jurèrent une alliance éternelle, et donnèrent à cet endroit le nom de Saint Champ, parce qu'ils y avaient revêtu le signe de la sainte croix.

L'an du Seigneur 1188, au mois de mars, vers le milieu du carême, le roi Philippe convoqua à Paris une assemblée générale: tous les archevêques, évêques, abbés et barons du royaume y furent appelés, et on y revêtit du signe sacré de la croix un nombre infini de chevaliers et de gens de pied. Pour subvenir aux besoins pressants où il se trouvait (car il se disposait au voyage de Jérusalem), le roi décréta, avec l'assentiment du peuple et du clergé, une dîme générale pour cette année seulement. On nomma cet impôt la dîme de Saladin. Voici le décret:

Décret sur les dettes des Croisés.

« Au nom de la Trinité sainte et indivisible. Amen. Il a été décidé par le seigneur Philippe, roi des Français, et par le conseil des archevêques, évêques et barons de sa terre:

« 1. Que les évêques, prélats, clercs des couvents et chevaliers qui ont pris le signe de la croix, auront deux ans, à compter de la première fête de la Toussaint, après le jour du départ du roi leur maître pour acquitter les dettes qu'ils avaient contractées, soit avec des Juifs, soit avec des Chrétiens, avant que le roi n'eût pris la croix c'est-à-dire qu'à la Toussaint prochaine, les créanciers recevront un tiers des créances, un autre tiers à la Toussaint suivante, et enfin le dernier tiers à la troisième fête de tous les saints. A dater du jour où quelqu'un aura pris la croix, les intérêts de ses dettes antérieures cesseront de courir.

« 2. Si un chevalier croisé, héritier légitime, fils ou gendre d'un chevalier qui n'a pas pris la croix, ou d'une veuve, est encore en puissance de père et mère, son père et sa mère participeront au bénéfice du présent décret pour la liquidation de leurs dettes.

« 3. Si leur fils ou gendre qui a pris la croix, n'est plus dans la dépendance de la famille, ou bien encore s'il n'est point chevalier, et qu'il n'ait point pris la croix, ils ne pourront s'autoriser de ce décret pour retarder le paiement de leurs dettes.

« 4. Les débiteurs qui auront des terres et revenus devront, dans la quinzaine de la prochaine fête de saint Jean-Baptiste, assigner à leurs créanciers des terres et des revenus sur les seigneurs dans le domaine desquels se trouveront leurs terres; elles serviront à payer leurs dettes à l'époque fixée et selon les formes prescrites. Les seigneurs ne pourront mettre d'opposition aces consignations, qu'autant qu'ils voudraient eux-mêmes payer le créancier de leurs propres deniers.

« 5. Ceux qui n'auraient ni terres, ni revenus suffisants pour garantir leurs dettes, donneront des répondants ou cautions pour la liquidation de leurs dettes, au terme marqué; et s'ils ont manqué, après la quinzaine de la Saint-Jean prochaine, de consigner des biens-fonds, ou, à défaut de terres, de donner des garants et cautions, ils ne pourront jouir du délai accordé aux autres.

« 6. Tout clerc ou chevalier croisé, débiteur d'un clerc ou chevalier qui aura pris aussi la croix, ne pourra être inquiété jusqu'à la Toussaint prochaine, en donnant toutefois sûreté de payer à ce terme.

« 7. Quiconque, après avoir pris la croix, aurait, huit jours avant la Purification de la bienheureuse Marie, ou après cette fête, donné pour sûreté à son créancier de l'or, de l'argent, du blé, ou tout autre effet mobilier, ne pourra exiger que celui-ci lui accorde les délais dont il est question ci-dessus.

« 8. Tout marché conclu avec un homme qui n'a pas pris la croix, pour l'usufruit de ses terres pendant un an, subsistera.

« 9. Si un chevalier ou un clerc a engagé ou sa terre ou ses revenus à un bourgeois, même croisé, ou à un clerc, ou à un chevalier non croisé, ou s'il les a consignés dans leurs mains pour quelques années, le débiteur n'en recueillera pas moins cette année le fruit de sa terre, et touchera ses revenus; et, en dédommagement de cette même année, le créancier gardera ensuite les terres et revenus engagés, un an de plus qu'il n'en aurait eu le droit. Toutefois cette année même, le créancier gardera la moitié du blé, pour la culture qu'il aura donnée aux champs ou aux vignes engagés.

« 10. Tout marché fait huit jours avant la Purification de la bienheureuse Vierge, ou depuis, est ratifié.

« 11. Pour toutes les dettes dont il obtiendra sursis, le débiteur devra donner une garantie au moins aussi bonne qu'il l'aurait donnée auparavant. S'il s'élève quelque contestation sur la validité des garanties, le conseil du seigneur sous lequel sera le créancier aura soin d'exiger une garantie au moins aussi bonne qu'auparavant. Si le seigneur n'amendait pas la garantie, il en serait référé au conseil du prince de la terre susdite.

« 12. Si quelque seigneur ou prince, dont la juridiction s'étend aux susdits créanciers et débiteurs, ne voulait pas, ou ne faisait pas exécuter le présent décret, relativement au sursis des dettes et aux consignations, il recevra une admonition du métropolitain ou de l'évêque. Quarante jours après cette admonition, s'il persévère, l'évêque ou le métropolitain pourra prononcer contre lui la sentence d'excommunication. Cependant, tant que le seigneur ou prince aura offert de prouver, en présence de l'évêque ou métropolitain, qu'il ne se refuse en rien aux justes demandes des créanciers, et même des débiteurs, et qu'il maintient le présent décret, l'évêque ou métropolitain ne pourra pas l'excommunier.

« 13. Aucun croisé, clerc, chevalier, ou tout autre, ne sera obligé de répondre en justice à un procès intente depuis le jour où il aura pris la croix, avant son retour du saint voyage; il n'en sera pas de même, si le procès a été intenté avant qu'il eût pris la croix. »

Décret sur la dîme.

« 1. Tous ceux qui n'ont pas pris la croix, quels qu'ils soient, donneront cette année la dîme au moins de» tous leurs biens mobiliers et de leurs revenus, autant qu'ils en possèdent, excepté ceux qui font partie de l'ordre de Cîteaux, des Chartreux et de Fontevraud, et les lépreux, pour ce qui leur appartient en propre.

« 2. Nul ne pourra mettre la main sur les communes, que le seigneur même auquel la commune appartiendra. Cependant on n'en conservera pas moins les droits qu'on pouvait avoir auparavant sur quelqu'une de ces communes.

« 3. Quiconque aura la haute justice d'un pays, aura aussi la dîme de ce même pays; et il est à savoir que ceux qui paieront les dîmes, les donneront sur tout leur mobilier et leurs revenus, sans prélever auparavant leurs dettes. Ils commenceront par donner la dîme, et paieront leurs dettes avec ce qui leur restera.

« 4. Tout laïque, chevaliers et autres, après avoir prêté serment sons anathème, et les clercs engagés sous peine d'excommunication, paieront la dîme.

« 5. Un chevalier non croisé donnera à son seigneur croisé, dont il sera homme lige, la dîme de son propre mobilier et du fief qu'il tiendra de lui. S'il n'a de lui aucun fief, il paiera la dîme de son propre mobilier à son seigneur lige il paiera la dîme de ses différons fiefs à chacun de ceux dont il les tiendra; et s'il n'a point de seigneur lige, c'est à celui dans le fief duquel il se lève et se couche, qu'il paiera la dîme de son propre mobilier.

« 6. En décimant une terre, quand on y trouvera des objets appartenais à d'autres qu'à celui qu'on a le droit de décimer, et quand le propriétaire de ces objets pourra prouver légitimement ses droits, ou ne pourra pas les retenir.

« 7. Tout chevalier croisé, héritier légitime, fils ou gendre d'un chevalier non croisé, ou d'une veuve, aura la dîme de son père ou de sa mère.

« 8. Ne mettront la main sur les biens des archevêques, évêques, chapitres ou églises qui sont dans leur mouvance, que les susdits archevêques, évêques, chapitres, ou églises. Les évêques pourront en recueillir les dîmes et les remettre à qui de droit.

« 9. Tout croisé qui refuserait de payer la taille ou la dîme qui lui est imposée, sera pris par celui auquel il la devait pour en être par celui-ci disposé selon sa volonté. Celui qui l'aura pris ne pourra pas être excommunié pour cela. Quant à ceux qui donneront leur dîme dévotement, conformément aux lois, et sans contrainte, ils recevront de Dieu leur récompense.

Deux ou trois mois après,[27] c'est-à-dire entre la Pentecôte et la fête de saint Jean, Richard, comte de Poitiers, rassembla une armée, entra sur les terres du comte de Toulouse, que ce seigneur tient du roi des Français, et prit Moissac et d'autres places appartenant au même comte. A cette nouvelle, Raimond, comte de Toulouse, envoya des députés au roi très chrétien, pour lui dénoncer les violences dont le comte Richard s'était rendu coupable, contre tout droit, et au mépris des derniers traités. En effet, le comte Richard venait par Jà de violer le traité conclu et juré l'année précédente[28] entre lui, le roi Henri son père, et Philippe, roi des Français près de Chaumont et de Gisors. Voici quelles en étaient les clauses: leurs terres devaient rester dans l'état où elles se trouvaient, quand ils avaient pris la croix, jusqu'à ce que les deux rois eussent accompli le service du Seigneur en terre sainte, au-delà des mers, et qu'ils eussent obtenu un heureux retour dans leurs États. Le roi Philippe, toujours auguste, en apprenant la rupture du traité, fut ému de colère; il se mit à la tête d'une armée, entra à l'improviste sur les terres de ses ennemis, prit Châteauroux, place importante, Buzançais, Argenton, et mit le siège devant Leuroux. Dans le court séjour du roi devant cette place, il se passa un événement vraiment digne d'être cité.

Il y a devant Leuroux un torrent qui, dans la saison des pluies, donne ordinairement une quantité d'eau suffisante; mais alors les chaleurs de l’été l'avaient mis à sec. Aussi le roi et toute son armée souffraient beaucoup de la soif et de la sécheresse (on était au fort de l'été), quand tout à coup du fond des entrailles de la terre sortit une eau si abondante, et qui s'accrut si miraculeusement, sans le secours des pluies, qu'elle vint baigner les chevaux jusqu'au ventre et rafraîchir toute l'armée, bêtes et gens. A la vue d'un pareil prodige, les peuples remplis d'allégresse se mirent à louer Dieu, qui fait tout ce qu'il veut sur la terre et dans les abîmes. L'eau dura tant que le roi continua le siège; et quelques jours après ce miracle il prit le château de Leuroux, qu'il donna à son cousin Louis, fils du comte Thibaud. Mais à peine eut-il quitté la ville, que les eaux retournèrent à leur première place, et ne reparurent plus.

On porta ensuite la guerre devant Montrichard. Le roi, arrêté quelque temps au siège de cette place, fit élever des machines tout à J'entour; la prise de cette ville lui coûta beaucoup de peine, mais enfin il remporta, la livra toute entière aux flammes, et détruisit de fond en comble une tour très forte, défendue par cinquante chevaliers armés. Ensuite, il prit Palluau, Montrésor, Châtillon sur Cher, la Roche-Guillebaud, Culant, Montluçon; enfin, il fît main basse sur toutes les possessions du roi d'Angleterre dans le Berri et dans l'Auvergne. Ce dernier, transporté de fureur, ramena son armée par les marches de Normandie, vers Gisors. Philippe en étant informé, marcha sur ses pas, prit en passant Vendôme, et le poursuivit jusqu'au château de Trou, dont il chassa honteusement le roi d'Angleterre et son fils Richard; puis, il fit mettre le feu à tout le bourg. De son côté, le roi d'Angleterre, dans son passage sur la marche de Normandie, brûla le château de Dreux, et détruisit un grand nombre de villages jusqu'à Gisors; enfin, l'hiver survint, on conclut une trêve, et on demeura tranquille de part et d'autre.

Sur ces entrefaites, Richard, comte de Poitiers, demanda à son père l'épouse sur laquelle il avait des droits légitimes, la sœur de Philippe, roi des Français, que le roi Louis, d'heureuse mémoire, avait remise à sa garde, et en même temps il voulut faire reconnaître ses titres à la couronne; car on était convenu que celui des fils du roi d'Angleterre qui obtiendrait la main de cette princesse succéderait aussi au trône, après la mort de son père. Richard faisait valoir ses droits comme aîné des princes d'Angleterre, depuis la mort de Henri son frère. Le roi d'Angleterre, jaloux de son autorité, ne voulut pas y céder, Richard, comte de Poitiers, en fut indigné; il abandonna ouvertement son père, passa dans le parti du roi très chrétien des Français, fit hommage à ce prince en présence même du roi d'Angleterre, et lui prêta serment de fidélité.

[Incidents.] La même année 1188, le 2 février,[29] un jeudi, il y eut une éclipse de lune totale à quatre heures de nuit; elle dura trois heures. Le 4 des ides de février (10 février), pendant que j'étais à Argenteuil, des frères religieux, de la même église, tels que R. de Gisors, leur prieur, J. de Chartres, sacristain de l'église de Saint-Denis, et beaucoup d'autres frères, furent témoins d'une merveille qu'ils m'ont ainsi rapportée. La lune, qui désigne l'église, et qui était pleine alors, sembla peu de temps avant l'aurore, par une nuit très sereine, descendre en un moment jusqu'à terre: elle y resta quelque temps comme pour y reprendre des forces, et remonta ensuite graduellement dans le ciel, à la place qu'elle avait quittée.

La même année un poète fit, sur le roi Philippe, ces vers vraiment prophétiques:

Ce jeune lion marchera sur les traces de son père;

Toujours fidèle à Dieu, il fera comme Louis la gloire de son peuple:

Brutus garde pour lui les glaives de ses quatre enfants,[30]

L'oie elle-même restera muette, quand Romulus entendra le bruit des épées.

Babylone se réjouira, et l'huile sainte coulera sur le front de ses citoyens.

Silo enrichie par les dons généreux des Français, sera aussi transportée de joie.

Ce fier lion terrassera tous les pays du monde, et son plus beau triomphe sera de voir rétablir la paix.

Terrible comme le lion, rapide comme le corbeau, doux comme l'agneau, il relèvera les murs de Jésus, «

Et établira cinq jours de jeûne de plus.

L'an du Seigneur 1189, au mois de mai, le roi Philippe, toujours auguste, mena son armée à Nogent-le-Rotrou, prit la Ferté Bernard avec quatre autres châteaux forts, emporta le Mans, ville puissante, dont il chassa honteusement Henri, roi d'Angleterre, avec sept cents hommes d'armes, et s'étant mis à la tête d'une troupe d'élite, il le poursuivit jusqu'au château de Chinon: il revint ensuite au Mans, dont la citadelle, forte et bien défendue, n'était pas encore en son pouvoir. Enfin, après de longs efforts, il s'en rendit maître par le moyen des mineurs qui l'accompagnaient partout, et qui creusèrent des routes souterraines pour aller saper les murs. Peu de jours après, il conduisit ses troupes vers la ville de Tours: là, ayant fait dresser les tentes sur le rivage de la Loire, le roi s’avança seul au milieu du fleuve, sondant avec sa lance la profondeur des eaux, et, par un miracle qui ne s'était vu en aucun siècle, il trouva un gué, plaça dans le fleuve des signaux à droite et à gauche du chemin que l'armée devait suivre après lui, et le premier, il devança tous les autres dans la traversée de la Loire. Toute l'armée, voyant comme les eaux venaient de décroître miraculeusement en un moment, arracha les pieux, enleva les tentes, et tous, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, suivirent les traces du roi. Quand ils furent ainsi transportés sur l'autre Bord avec les armes et les bagages, les eaux du fleuve revinrent à leur première hauteur. Les habitants de Tours, témoins de ce prodige, apprirent à redouter le roi. Cet événement eut lieu la veille de la Saint Jean Baptiste. Mais pendant que le roi faisait le tour de la ville pour en découvrir le côté faible, ses ribauds, qui étaient chargés ordinairement de monter les premiers à l'assaut, coururent sous ses yeux attaquer Tours, escaladèrent les murs et s'en emparèrent subitement. Bientôt le roi reçut la nouvelle que la ville était en son pouvoir; il y plaça des, gardes, et y demeura quelques jours, pour rendre à Dieu des actions de grâces solennelles.

Douze jours après, c'est-à-dire dans l'octave des apôtres saint Pierre et saint Paul, Henri, roi d'Angleterre, mourut à Chinon. Il avait assez heureusement réussi dans toutes ses entreprises jusqu'au règne de Philippe, roi des Français, que le Seigneur lui avait imposé comme un mors, pour dompter sa bouche rebelle, en punition du meurtre de saint Thomas de Cantorbéry, martyr; car Dieu voulait, par une telle vengeance, lui ouvrir les yeux de l'esprit, et le ramener dans le sein de l'Eglise notre mère. Il fut enseveli à Fontevrault, dans une abbaye de nonnes. Richard, son fils, comte de Poitiers, lui succéda. Dans les premiers jours de son avènement au trône, tout le château de Gisors fut la proie des flammes, et le lendemain comme il en sortait, le pont de bois se brisa sous ses pieds. Toute sa suite passa librement, Richard seul tomba dans le fossé avec son cheval. Quelques jours après, le roi Richard et le roi Philippe conclurent et terminèrent la paix entamée déjà dans les pourparlers de Philippe et d’Henri. Le roi des Français, pour le bien de la paix, rendit à Richard, roi d'Angleterre, la ville de Tours et celle du Mans, ainsi que Châteauroux et tout son fief. Richard, de son côté, donna en échange au roi des Français et à ses successeurs, pour en jouir à perpétuité, tous les fiefs de Graçai et d'Issoudun, avec ceux qu'il possédait en Auvergne.

La même année 1189, la dixième du règne de Philippe, le jour des ides de mars (15 mars), mourut la reine Elisabeth, épouse de Philippe, roi des Français elle fut ensevelie à Paris dans l'église de Notre-Dame, la bienheureuse vierge Marie. Le vénérable évêque de Paris, Maurice, fit élever en mémoire de cette princesse un autel dans la même église, et le roi très chrétien, toujours auguste, voulut, par des motifs pieux, que deux prêtres y fussent institués à perpétuité pour le repos de l’âme de son épouse et de tous ses prédécesseurs; il assigna à chacun de ces prêtres un fonds perpétuel de quinze livres parisis par an pour leur subsistance.

L'an du Seigneur 1190, à la fête de saint Jean-Baptiste, le roi Philippe, suivi d'un nombreux cortège, alla prendre congé, à l'église, du bienheureux martyr saint Denis. C'était un ancien usage des rois de France quand ils allaient à la guerre, d'aller prendre une bannière sur l'autel du bienheureux Denis, et de l'emporter avec eux comme une sauvegarde et de la faire placer au front de bataille. Souvent les ennemis effrayés à cette vue, et reconnaissant la bannière, prirent la fuite. Le roi très chrétien alla donc aux pieds des corps des saints martyrs Denis, Rustique et Eleuthère, se mettre humblement en oraison sur le parvis de marbre, et recommanda son âme à Dieu, à la bienheureuse vierge Marie, aux saints martyrs et à tous les saints. Enfin, après avoir prié, il se leva, fondant en larmes, et reçut dévotement la jarretière et le bourdon des mains de Guillaume, archevêque de Reims, son oncle, légat du Siège apostolique; puis, partant pour combattre les ennemis de la croix de Dieu, il prit de ses propres mains, sur les corps des saints, deux étendards de soie, très beaux, et deux grandes bannières ornées de croix et brochées en or, en mémoire des saints martyrs et de leur protection. Alors il se recommanda aux prières des frères, reçut la bénédiction du clou, de la couronne d'épines, et du bras de saint Siméon. Le mercredi après l'octave de saint Jean-Baptiste, il se rendit avec Richard, roi d'Angleterre, à Vézelay. Il y prit congé de tous ses barons, remit entre les mains d'Adèle, sa très chère mère, et de Guillaume, archevêque de Reims, son oncle, la garde et la tutelle de tout le royaume de France, et de Louis, son fils bien-aimé. Peu de jours après, il se rendit à Gènes, où il fit préparer avec le plus grand soin les vaisseaux, les armes, et les autres choses nécessaires à son voyage. Quant à Richard, roi d'Angleterre, il s'embarqua avec tous les siens à Marseille, et les deux rois catholiques ayant mis à la voile pour la défense de la sainte chrétienté, et s'abandonnant aux vents et à la mer pour l'amour de notre Seigneur Jésus-Christ, arrivèrent, après bien des dangers, à Messine.

Le roi Philippe, avant de sortir du royaume de France avait, en présence de ses amis et de ses conseillers assemblés à Paris, publié son testament, où il réglait ainsi les affaires de tout son royaume.

Testament du roi Philippe.

Au nom de la Trinité sainte et indivisible ainsi soit-il. Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français: Le devoir d'un roi est de pourvoir à tous les besoins de ses sujets, et de sacrifier son intérêt personnel à l'intérêt public. Comme nous brûlons du désir d'accomplir le vœu de notre pèlerinage, entrepris pour porter secours à la Terre Sainte, nous avons résolu de régler, avec l'aide du Très Haut, la manière dont on devra traiter en notre absence les affaires de notre royaume, et de faire nos dispositions en cette vie, dans le cas où il nous arriverait quelque malheur humain pendant notre voyage.

« 1. Nous ordonnons donc en premier lieu que: « Nos baillis choisiront pour chaque prévôté, et comme chargés de nos pouvoirs, quatre hommes sages, loyaux, et de bon témoignage. Les affaires des villes ne pourront se traiter sans leur conseil, ou sans le conseil de deux au moins d'entre eux. Quant à Paris, nous voulons qu'il y en ait six, tous preux et loyaux, dont voici les noms: T., A., E., R., B., N.

« 2. Nous avons aussi placé des baillis dans nos terres qui sont distinguées par des noms propres. Tous les mois, ils fixeront dans leurs baillages un jour, dit jour d'assises, où tous ceux qui auront à faire quelque plainte, recevront d'eux sans délai justice et satisfaction. C'est là aussi que nous recevrons satisfaction et justice. On y inscrira les forfaitures qui doivent spécialement nous échoir.

« 3. Nous voulons et ordonnons en outre que notre très chère mère la reine (Adèle), et notre très cher et très fidèle oncle Guillaume, archevêque de Reims, fixent tous les quatre mois un jour à Paris, où ils entendront les réclamations des sujets de notre royaume, et y feront droit pour l'honneur de Dieu et l'intérêt du trône.

« 4. Ordonnons encore que ce jour-là viendront devant eux des baillis de chacune de nos villes, et nos baillis tenant assises, pour exposer en leur présence les affaires de notre terre (de nos Etats).

« 5. Si un de nos baillis s'est rendu coupable de tout autre délit que meurtre, rapt, homicide ou trahison, et qu'il en soit convaincu devant l'archevêque, la reine et les autres juges nommés pour entendre des forfaitures de nos baillis, nous voulons qu'il nous soit envoyé trois fois par an des lettres, pour nous informer du bailli qui a forfait, de la nature du délit, de ce qu'il a reçu, de celui dont l'argent, les présents ou les services lui ont fait sacrifier le droit de nos gens ou le nôtre.

« 6. Nos baillis nous feront les mêmes rapports sur nos prévôts.

« 7. La reine et l'archevêque ne pourront dépouiller nos baillis de leurs charges, excepté pour crime de meurtre, de rapt, d'homicide ou de trahison: les baillis ne pourront infliger aux prévôts la même peine que dans les mêmes cas. C'est à nous qu'il est réservé, quand nous aurons eu connaissance de la vérité, de prendre une telle vengeance, qu'elle pourra servir aux autres de leçon.

« 8. La reine et l'archevêque nous rendront compte aussi trois fois par an de l'état et des affaires du royaume.

« 9. Si un siège épiscopal ou une abbaye royale vient à vaquer, nous voulons que les chanoines de l'église ou les moines du monastère vacant viennent devant la reine et l'archevêque, comme ils seraient venus devant nous pour leur demander le droit de libre élection; et nous voulons qu'on le leur accorde sans contradiction. Au reste, nous donnons aux chanoines et aux moines le conseil d'élire tel pasteur qu'il plaise à Dieu, et qu'il serve bien le royaume. La reine et l'archevêque garderont entre leurs mains la régale tant que le prélat désigné n'aura été ni consacré, ni béni; après quoi ils la lui rendront sans contradiction.

« 10. Voulons en outre que, s'il vient à vaquer une prébende ou un bénéfice ecclésiastique, quand la régale sera remise entre nos mains, la reine et l'archevêque aient soin de les conférer, par le conseil de frère Bernard, le mieux et le plus honorablement qu'ils pourront, à des hommes d'honneur et d'instruction, sauf les donations que nous avons faites à quelques autres par nos lettres patentes.

« 11. Défendons à tous prélats des églises et à nos sujets de donner taille ni impôt, tant que nous serons au service de Dieu. Mais si Dieu, notre Seigneur, venait à disposer de nous, et qu'il nous arrivât de mourir, nous défendons expressément à tous les hommes de notre terre, clercs ou laïques, de donner ni taille, ni impôt, jusqu'à ce que notre fils (que Dieu daigne conserver sain et sauf pour son service) ait atteint l'âge où il pourra, avec la grâce du Saint-Esprit, gouverner le royaume.

« 12. Mais si quelqu'un voulait faire la guerre à notre fils, et que ses revenus ne fussent pas suffisants pour la soutenir, alors que tous nos sujets l'aident de leurs corps et de leur avoir, et que les églises lui donnent les mêmes secours qu'elles sont dans l'usage de nous donner.

« 13. De plus, défendons à nos prévôts et baillis de saisir un homme, ni son avoir, quand il offrira de bonnes cautions pour poursuivre son droit devant notre cour, excepté dans les cas d'homicide, de meurtre, de rapt ou de trahison.

« 14. Voulons encore que tous nos revenus, services et rentes, soient apportés à Paris à trois époques, 1° à la Saint-Rémy, 2° à la Purification de la sainte Vierge, 3° à l'Ascension, et remis à nos bourgeois désignés, et à P. Maréchal, Si l'un d'eux venait à mourir, Guillaume de Garlande nommerait quelqu'un pour le remplacer.

« 15. Adam, notre clerc, assistera aux recettes de notre avoir, et les enregistrera. Chacun d'eux aura une clef de tous les coffres où on déposera notre avoir dans le temple. Le temple en gardera une aussi. On nous enverra de cet avoir ce que nous en demanderons dans nos lettres.

« 16. Si nous venions à mourir dans notre pèlerinage, nous voulons que la reine, l'archevêque et l'évêque de Paris, et les abbés de Saint-Victor et de Vaux-Sernay,[31] et le frère G... fassent deux parts de notre trésor. Ils en distribueront la moitié à leur gré pour réparer les églises qui ont été détruites pendant nos guerres, et de manière qu'on puisse y célébrer le service divin. Ils prendront sur cette même moitié de quoi soulager ceux qui ont été appauvris par nos tailles, et le reste de cette première part, ils le répartiront à leur volonté entre ceux qu'ils croiront en avoir le plus besoin, pour le salut de notre âme, du roi Louis, notre père, et de nos prédécesseurs. Quant à l'autre moitié, nous ordonnons aux gardiens de nos trésors et à tous les habitants de Paris de la conserver pour les besoins de notre fils jusqu'à ce qu'il soit en âge de gouverner l'Etat, avec l'aide et par la grâce de Dieu.

« 17. Mais si nous mourions tous deux, mon fils et moi, nous voulons que nos trésors soient remis entre les mains des sept personnes déjà nommées plus haut, afin qu'elles les distribuent à leur gré, pour notre âme et celle de notre fils. Aussitôt qu'on serait certain de notre mort, nous voulons que notre avoir, en quelque lieu qu'il se trouve, soit porté sur-le-champ à la maison de l'évêque de Paris, et qu'il y soit gardé, pour en faire l'usage que nous venons de dire.

« 18. Ordonnons encore à la reine et à l'archevêque de retenir entre leurs mains, jusqu'à notre retour du service de Dieu, tous les honneurs dont nous avons droit de disposer, quand ils viennent à vaquer, et qu'ils pourront conserver honnêtement, tels que nos abbayes, doyennés, et autres dignités. Ceux qu'ils ne pourront retenir, ils les donneront selon Dieu, et les assigneront d'après le conseil du frère G..., et toujours pour l'honneur de Dieu et le bien du royaume. Mais si nous mourions dans notre pèlerinage, notre volonté est que les honneurs et dignités ecclésiastiques soient conférés aux plus dignes.

« Pour que la présente ordonnance soit ferme et stable, nous avons fait apposer à ce testament l'autorité de notre sceau et la signature du nom royal. Fait à Paris, l'an 1190 de l'Incarnation du Verbe, le onzième de notre règne, dans notre palais, en présence des témoins qui ont apposé plus bas leurs noms et leurs sceaux. Signé: Comte Thibaud, notre maître d’hôtel; S. Gilles, bouteiller; S. Matthieu, chambellan; S. Raoul, connétable. La chancellerie étant vacante:

« P. R. S. P. »[32]

Il ordonna aussi aux citoyens de Paris d'entourer d'un bon mur flanqué de tours, leur ville, qu'il aimait beaucoup, et d'y pratiquer des portes; et nous avons vu cet ouvrage achevé en peu de temps. Il donna les mêmes ordres pour les villes et les châteaux, de tout son royaume.

Revenons maintenant à ce qui se passait à Messine entre les deux rois, et suivons-les dans les régions d'outre-mer.

Quand le roi Philippe arriva à Messine, au mois d'août[33] il reçut un accueil honorable dans le palais du roi Tancrède, qui lui fournit libéralement des vivres, et qui même lui aurait donné une somme d'argent immense, si Philippe avait voulu épouser ou faire épouser à son fils Louis, une de ses filles; mais le roi Philippe, par l'amitié qu'il portait à l'empereur Henri, ne voulut pas alors contracter un pareil engagement. Son intervention et ses soins furent bientôt nécessaires pour terminer, entre le roi d'Angleterre et le roi Tancrède, quelques débats relatifs au douaire de la sœur de Richard. Le roi Tancrède donna, au roi d'Angleterre, quarante mille onces d'or, dont le roi Philippe n'eut que le tiers, quoiqu'il eût droit d'en exiger la moitié; mais il se contenta du tiers, par amour de la paix. Du côté du roi d'Angleterre, quelques nobles seigneurs fiancèrent une des filles du roi Tancrède à Arthur, prétendant au duché de Bretagne.

Philippe, roi des Français, célébra à Messine la nativité du Seigneur, et fit de riches présents à un grand nombre de soldats de sa terre, qui se trouvaient dans le besoin, depuis qu'une tempête sur mer leur avait enlevé leurs biens. Il donna, au duc de Bourgogne,[34] mille marcs d'argent, six cents au comte de Nevers,[35] quatre cents à Guillaume des Barres, quatre cents onces d'or à Guillaume de Mellot, trois cents à l’évêque de Chartres,[36] trois cents à M. de Montmorency,[37] deux cents à Drogon,[38] et deux cents encore à beaucoup d'autres, dont il serait trop long de citer ici les noms. Tout ce qu'on trouvait à acheter à Messine, était très cher. Le froment valait vingt-quatre sols d'Angers le setier, Forge dix-huit sols, le vin quinze sols, une poule douze deniers. C'est pourquoi le roi Philippe envoya demander au roi et à la reine de Hongrie des subsides en vivres. Il envoya aussi inviter l'empereur de Constantinople à venir secourir la Terre Sainte. Il lui demanda sûreté pour le passage dans ses Etats à son retour, dans le cas où telle serait la volonté de Dieu, et s'engagea de son côté à les traverser en paix.

Peu de jours après, le roi des Français avertit le roi d'Angleterre de se trouver prêt à mettre à la voile, avec lui, pour le milieu de mars. Richard répondit qu'il ne pouvait appareiller avant le mois d'août; le roi lui réitéra ses injonctions et le somma, comme son homme lige, de traverser la mer avec lui, selon le serment qu'il en avait fait. S'il tenait sa parole, Philippe lui permettait d'épouser, à Saint-Jean-D’acre, la fille du roi de Navarre,[39] que la mère du roi d'Angleterre y avait amenée. S'il refusait de s'embarquer, Philippe exigeait qu'il épousât sa sœur, à laquelle il était fiancé. Le roi d'Angleterre ne voulut admettre ni l'une ni l'autre de ces conditions. Alors le roi des Français somma ceux des seigneurs qui avaient donné leur parole, de rester fidèles à leur serment. Geoffroi de Rancogne et le vicomte de Châteaudun, au nom de tous les autres, répondirent qu'ils étaient tous prêts à tenir leur parole et le suivre quand il voudrait. Le roi d'Angleterre, dans sa colère, jura de les dépouiller de leurs domaines, et tint parole. C'est à dater de cette époque que la discorde, l'envie et la haine commencèrent à éclater entre les deux rois.

Convention faite à Messine, en Sicile, entre Philippe, roi des Français, et Richard, roi d'Angleterre.

Au nom de la Trinité sainte et indivisible; ainsi soit-il. Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français.

Faisons savoir à tous les hommes présents et avenir, qu'une paix solide vient d'être établie entre nous et notre ami, notre fidèle, notre frère, Richard, illustre roi d'Angleterre, qui s'est engagé lui-même par serment à la paix dont voici les clauses.

« 1. Nous permettons de bon cœur et de notre pleine volonté, audit roi, d'épouser librement qui il voudra, nonobstant la convention faite entre nous et lui relativement à notre sœur Alix, qu'il devait prendre pour épouse.

« 2. De plus, nous lui cédons, ainsi qu'aux héritiers mâles qui naîtront de lui et de son épouse, et qui tiendront sa terre après lui, Gisors, Neaufle, Neuchâtel de Saint-Denis et le Vexin Normand avec ses appartenances.

« 3. De son côté, il est convenu que, s'il vient à mourir sans héritier mâle, né de son épouse et de lui, Gisors, Neaufle, Neuchâtel et le Vexin Normand, avec ses appartenances, reviendront aussitôt à nous et aux héritiers mâles, nés de notre épouse et de nous.

« 4. Si nous mourions sans héritier mâle, né de notre épouse et de nous, pour nous remplacer et tenir notre terre après nous, nous voulons que Gisors, Neaufle, Neuchâtel et le Vexin Normand, avec ses appartenances, reviennent au domaine de Normandie.

« 5. Si le roi d'Angleterre avait deux héritiers mâles, au moins, il est convenu que l'aîné tiendra de nous en chef tout ce qu'il doit tenir de nous en deçà de la mer d'Angleterre, et que l'autre tiendra de nous en chef l'une des trois baronnies suivantes: le domaine de Normandie, ou celui de l'Anjou et du Maine, ou celui de l'Aquitaine et du Poitou.

« 6. En retour, ledit roi d'Angleterre nous a donné dix mille marcs d'argent, au poids de Troyes: il en paiera trois mille à nous ou à notre ordre, à la prochaine fête de la Toussaint à Chaumont, trois autres mille à la Toussaint suivante, deux mille à la troisième, et les deux autres mille à la quatrième fête de tous les saints.

« 7. En outre, avons ordonné et ordonnons, pour tous les fiefs que ses prédécesseurs ont tenus des nôtres, qu'il sera notre homme lige, comme ses prédécesseurs l'ont été des nôtres, et nous l'avons reçu pour homme lige de ces fiefs.

« 8. De son côté il nous a cédé le fief d'Issoudun, et de Graçai, avec toutes leurs appartenances, ainsi que tout ce qu'il possédait ou espérait posséder en Auvergne, à titre de fief ou de seigneurie.

« 9. Nous lui avons aussi cédé Cahors et le Quercy tout entier avec ses appartenances, excepté les deux abbayes royales de Figeac et de Souillac, avec leurs appartenances, qui sont à nous et nous restent.

« 10. Il s'engage à ne plus rien prendre de la terre du comte de Saint-Gilles, hormis ce qui a été stipulé plus haut, tant que le comte de Saint-Gilles voudra ou pourra recevoir justice en notre cour. Mais si le comte de Saint-Gilles faisait défaut de justice en notre cour, dès lors nous cesserions de défendre le comte de Saint-Gilles contre le roi d'Angleterre, ou du moins notre secours ne serait pas obligatoire.

« 11. Si les conditions de paix, ci-dessus stipulées, sont observées scrupuleusement, nous voulons et accordons que le roi d'Angleterre possède et conserve en paix toutes les tenances, en fief ou en seigneurie, qu'il avait le jour où il a pris le chemin de Jérusalem.

« 12. Pour l'observation réciproque des conventions arrêtées entre nous, nous donnons au roi d'Angleterre, comme otages et cautions, le comte de Ponthieu, avec tout son fief, c'est-à-dire que, si nous ne tenions pas fidèlement toutes les conventions, ledit comte ou son héritier, dans les trois semaines qui suivront la requête et sommation du roi d'Angleterre ou de son héritier, faite à lui-même en personne ou à sa résidence habituelle, se remettra sans aucune résistance au pouvoir du roi d'Angleterre, avec tous ses fiefs, pour faire exécuter les clauses de cette charte, jusqu'à ce que cette convention ait été respectée et confirmée.

« 13. Tous les autres qui ont signé plus bas sont aussi engagés, comme otages et cautions, aux mêmes termes que le susdit comte. Ils donneront leurs lettres patentes au roi d'Angleterre, ou à son ordre, et prêteront serment de maintenir ces conventions de tout leur pouvoir, fidèlement et sans malice aucune. Ces cautions de l'observation du traité sont, après le comte, Bernard de Saint Valéry, ou celui de ses héritiers qui tiendra Saint Valéry après lui, avec tout son fief; Guillaume des Barres ou son héritier, avec tout son fief; Jean de Terrie, ou son héritier, avec tout son fief; le seigneur Chancelier, ou son héritier, avec tout son fief; Punen de. . . . [40], ou son héritier, avec tout son fief; le comte Robert[41] ou son héritier, avec tout son fief; Hugues, du château de Thimer, ou son héritier, avec tout son fief; le comte du Perche[42] ou son héritier, avec tout son fief; le seigneur d'Issoudun,[43] ou son héritier, avec tout son fief.

« 14. Le roi d'Angleterre promet encore de renvoyer en France, dans le premier mois de son retour, et sans aucune contradiction, ni sans aucun délai, notre sœur Alix, soit que nous vivions ou non.

« 15. Nous voulons encore qu'il nous rende les services et justices qu'il tient de nous, comme ses ancêtres les rendaient aux nôtres, sauf les conventions arrêtées plus haut.

« Le tout confirmé de l'autorité de notre sceau, en gage d'une éternelle durée.

« Fait à Messine, l'an 1190 de l'Incarnation du Verbe, au mois de mars. »

Philippe, roi des Français, brûlant du désir d'achever son entreprise, se mit en mer au mois de mars; et, quelques jours après, secondé par des vents favorables, il débarqua heureusement, avec toute sa suite, à Saint-Jean-D’acre: c'était la veille de Pâques.[44] Toute l'armée, qui depuis longtemps était arrêtée au siège de Saint-Jean-D’acre, le reçut avec des transports d'allégresse. On n'entendait de tous côtés que des hymnes et des louanges en son honneur; on versait des larmes de joie, il semblait que ce fût un ange du Seigneur qui descendait sur la terre. Aussitôt il se fit construire une maison si près des murs de la ville, que les ennemis du Christ, avec leurs balistes et leurs arcs, y jetèrent des pierres ou des flèches, et souvent même plus loin encore. Mais bientôt il fit dresser à son tour ses machines, ses pierriers et autres engins, qui battirent si heureusement les murs de la ville, avant l'arrivée du roi d'Angleterre, qu'il ne fallait plus qu'un assaut pour prendre la place. Mais le roi des Français ne voulait pas le donner pendant l'absence du roi d'Angleterre. Quand ce prince fut arrivé,[45] le roi des Français lui déclara aussitôt que le vœu général était de donner l'assaut. Le roi d'Angleterre, dans une entrevue pleine de cordialité, fut aussi d'avis qu'il fallait le donner, et convint d'y envoyer tous ses gens. Le lendemain matin, le roi Philippe se disposa à l'assaut avec les siens; mais le roi d'Angleterre défendit à ses troupes d'y prendre part, et retint même les Pisans, qui lui avaient prêté serment. Cependant on convint ensuite de part et d'autre de choisir dans les deux camps des dictateurs, tous hommes sages et preux, qui gouverneraient toute l'armée à leur gré. Les deux rois promirent, au nom de la foi, et jurèrent même par leur saint pèlerinage, d'exécuter aveuglément toutes les volontés des dictateurs. Les arbitres ordonnèrent au roi d'Angleterre d'envoyer les siens à l'assaut, de poser des gardes aux barrières, et de faire dresser ses machines et ses engins, à l'exemple du roi des Français. Richard ayant refusé de souscrire à ces ordres, Philippe délia les siens de l'obéissance qu'il leur avait fait jurer aux arbitres choisis pour commander.

Pendant la traversée, le roi d'Angleterre et les siens, en passant par l'île de Chypre, s'en emparèrent; ils prirent en même temps l'empereur[46] de cette île, et sa fille, et emportèrent tous ses trésors. Enfin, après avoir laissé une bonne garnison dans l'île, Richard mit à la voile, et rencontra un vaisseau de Saladin, équipé avec un grand soin, et envoyé au secours de Saint-Jean-D’acre. Ce bâtiment contenait un nombre infini de fioles pleines de feu grégeois, deux cent cinquante balistes, une quantité prodigieuse d'arcs et d'armes de toute espèce, et était monté par des guerriers valeureux: mais Richard les tua tous, et le vaisseau fut brisé et coulé à fond. Les nôtres prirent encore, près de Tyr, un autre vaisseau de Saladin, repoussé par des vents contraires; il était aussi chargé d'armes, mais l'équipage n'était pas nombreux; il venait également au secours de la cité d'Acre.

La même année, Frédéric, empereur très chrétien de Rome et d'Allemagne, étant venu dans les régions d'outre-mer avec son fils, le duc de Bohême, et toute son armée, entra dans la voie de toute chair entre Nicée, ville de Bithynie, et Antioche.[47] Sa mort fut un grand sujet de tristesse pour tous les Chrétiens, il laissa son armée toute entière entre les mains de son fils, le duc de Bohême, qui s'échappa avec un petit nombre de soldats, les amena devant Acre, et subit aussi bientôt la loi de la nature. L'empereur Frédéric eut pour successeur son fils Henri, prince actif redoutable à ses ennemis, libéral et magnifique avec ceux qui approchaient sa personne.

L'an du Seigneur 1191, le 17 avril, mourut le pape Clément. Il avait occupé le Saint-Siège pendant deux ans et cinq mois. Célestin, romain de nation, lui succéda.

La même année, aux mois d'août, de juin et de juillet, les pluies qui tombèrent en trop grande abondance corrompirent l'air, au point que les grains germèrent au milieu des champs, dans leurs épis et sur leurs tiges, avant qu'on eût pu les récolter.

La même année, le 23 juin, la veille de la Saint Jean Baptiste, pendant que les deux rois étaient au siège de Saint-Jean-D’acre, il y eut une éclipse de soleil dans le septième degré du Cancer, la lune se trouvant dans le sixième degré de la même constellation, et la queue du Dragon dans le douzième. Elle dura quatre heures.

Le mois suivant, le 23 juillet, Louis, fils du roi, commença à être attaqué d'une maladie très grave, que les médecins nomment dysenterie. Tout le monde désespérant de sa vie, voici le remède auquel on eut recours, d'un commun accord: le saint monastère du bienheureux Denis s'étant mis dévotement en jeûnes et en prières, prit le clou et la couronne du Seigneur, avec le bras du saint vieillard Siméon, et marcha nu-pieds, fondant en larmes, accompagné d'une procession du peuple et du clergé jusqu'à l'église de Saint-Lazare, près Paris. On pria Dieu, on bénit le peuple, et bientôt tous les couvents de religieux de Paris, le vénérable Maurice, avec ses chanoines et son clergé, une multitude infinie d'écoliers et d'habitants, accoururent, pieds nus, les larmes aux yeux, portant avec eux les corps et les reliques des saints. Tout le monde se réunit, et la procession, dont les chants étaient entrecoupés de soupirs et de sanglots, arriva jusqu'au palais du roi, où Louis était malade. On fit un sermon au peuple, qui se mit ensuite à prier le Seigneur pour son jeune prince, en versant des larmes abondantes. On fit toucher à l'enfant royal le clou, la couronne d'épines et le bras de saint Siméon, qu'on lui appliqua en croix sur tout le ventre, et le même jour, il fut sauvé du danger où il se trouvait. Bien plus, le même jour, à la même heure, son père Philippe, qui était alors dans les régions d'outre-mer, fut sauvé de la même maladie. Quand le jeune Louis eut baisé les reliques et reçu la bénédiction, toutes les processions se rendirent à l'église de Notre-Dame. Là, après avoir chanté les louanges du Seigneur, la procession de la bienheureuse Marie, accompagnée de beaucoup d'autres, reconduisit le couvent de Saint-Denis jusques aux portes de la ville, en chantant des hymnes saintes, et en payant à Dieu un juste tribut de louanges et de reconnaissance; puis ils se bénirent réciproquement avec leurs reliques, et chacun se retira chez soi. Les chanoines de Notre-Dame et le peuple revenaient, pleins de joie d'avoir vu de leur temps les reliques de saint Denis portées à Paris, car on ne voit nulle part que jusque là elles aient jamais été portées hors de la ville de Saint-Denis, dans quelque péril imminent. Il ne faut pas non plus oublier que le même jour, grâces aux prières du clergé et du peuple, la sérénité du ciel et la salubrité de l'air furent rendues à l'univers, car le Seigneur avait fait descendre longtemps la pluie sur la terre, en punition des péchés des hommes.'

La même année, l'évêque de Liège, fuyant la colère de l'empereur Henri, s'arrêta quelque temps à Reims il reçut un accueil honorable chez le vénérable Guillaume, archevêque de Reims, qui le logea dans sa propre maison et pourvut à tous ses besoins. Mais, peu de jours après, l'empereur, poussé par lu démon, envoya quelques soldats, ou plutôt quelques suppôts de Satan, vers l'évêque de Liège. Ce prélat, plein de douceur et de piété, les reçut avec honneur et les fit asseoir à sa table comme des amis et des frères, car ils se disaient injustement dépouillés de leurs biens par l'empereur, et leur langage adroit et perfide servait la malice de leur cœur. Ils méditaient leur horrible projet, et bientôt ils accomplirent leur iniquité. En effet, au bout de quelques heures, ils entraînent l'évêque hors de la ville sous prétexte de se promener, tirent leurs épées et massacrent lâchement l'oint du Seigneur, parce qu'il avait été élu et consacré, selon les règlements canoniques, contre le vœu de l'empereur, les coupables prirent la fuite et retournèrent au plus vite trouver leur maître.

La même année[48] le comte Thibaud, seigneur pieux et miséricordieux, sénéchal du roi des Français, le comte de Clermont,[49] le comte du Perche,[50] le duc de Bourgogne[51] et Philippe comte de Flandre, qui se trouvaient au siège de Saint-Jean-D’acre, furent rappelés par le Seigneur et entrèrent dans la voie de toute chair. La terre du comte de Flandre, qui ne laissait pas d'autre héritier, fut dévolue à son neveu Baudouin, fils du comte de Hainaut, qui depuis devint empereur de Constantinople.

La même année, le 23 août, par le conseil du seigneur Guillaume, archevêque de Reims, de la reine Adèle et de tous les évêques, les corps des bienheureux martyrs, Denis, Rustique et Eleuthère, avec les vases d'argent pur où ils étaient religieusement scellés et renfermés, furent tirés de leurs tombeaux et placés sur l'autel avec les autres corps des saints qui reposent dans cette même église. On voulait, par un spectacle si imposant, engager de tous côtés les fidèles à venir joindre leurs larmes et leurs soupirs, à lever avec Moïse leurs mains pures vers le Seigneur, et à lui adresser des prières pour la délivrance de la Terre Sainte, pour le salut du roi de France et de toute son armée. Car ce n'est pas dans la force des armes, c'est dans les mérites et la miséricorde du Christ, que les Chrétiens placent leur confiance; ce n'est pas sur eux, c'est sur Dieu qu'ils se fondent, pour triompher des peuples infidèles et pour terrasser les ennemis de la sainte Croix. A la Saint-Denis suivante, on ouvrit un vase d'argent où était contenu le corps du saint martyr Denis, en présence des vénérables évêques de Senlis[52] et de Meaux[53] d'Adèle, reine des Français, d'un grand nombre d'abbés et religieux. On y trouva, comme nous l'avons déjà dit, son corps tout entier avec sa tête. On les montra dévotement à tous les fidèles serviteurs de Dieu, qui avaient été amenés des pays les plus éloignés par des motifs pieux et pour dissiper les erreurs des Parisiens. On garda la tête du saint martyr Denis. On la plaça honorablement dans un vase d'argent, et on remit dévotement les corps des saints, avec leurs vases, sous l'autel, dans les caveaux de marbre d'où on les avait tirés. Quant à la tête, pour exciter la dévotion des fidèles, on la montra toute l'année aux étrangers, et à la Saint-Denis suivante on la replaça aussi dans son vase avec le corps.

Pendant que ces choses se passaient en France, le roi Philippe, avec l'assistance des fidèles serviteurs de Dieu, ayant dirigé contre les murs d'Acre ses pierriers et ses machines, livra à la ville un assaut si violent, que les ennemis de la croix du Christ, c'est-à-dire les gardes de Saladin, Limathous et Carachous, ses satrapes, avec leurs nombreux soldats, se virent forcés de capituler et de se rendre. Ils promirent avec serment, pour avoir la vie sauve, de rendre en entier aux rois de France et d'Angleterre, avant d'être mis en liberté, la vraie croix du Seigneur, que Saladin possédait, et tous les prisonniers chrétiens qui se trouveraient dans ses Etats. C'est dans cet assaut qu'Albéric, maréchal du roi de France, seigneur magnanime et guerrier intrépide, fut surpris et massacré par les païens, à la porte même de la ville. La tour appelée maudite, qui depuis longtemps avait été si funeste à nos gens, venait enfin d'être minée par les mineurs du roi; elle n'était plus soutenue que sur les étais de bois qu'ils y avaient dressés, et il ne restait qu'à y mettre le feu pour consommer sa ruine. Mais les païens, voyant bien qu'ils ne pouvaient résister aux rois, aux princes et aux autres chrétiens, après une conférence où l'on régla la capitulation et les conditions déjà mentionnées, remirent au mois de juillet, entre les mains de nos rois et seigneurs, la ville d'Acre avec leurs armes, leurs munitions, et des provisions de bouche abondantes, Les peuples chrétiens, à leur entrée dans la ville, versaient des larmes de joie; ils élevaient leurs mains vers le ciel, et s'écriaient à haute voix: « Béni soit le Seigneur notre Dieu, qui a regardé en pitié nos travaux et nos peines et humilié sous nos pieds les ennemis de la sainte croix, avec leurs forces et leur courage dont ils étaient si fiers. » Les Chrétiens se partagèrent entre eux les vivres qu'on trouva dans la place. Les corps les plus nombreux en eurent une plus forte part: on en donna moins aux troupes moins nombreuses. Tous les captifs furent réservés pour les rois, qui en firent un partage égal. Le roi des Français céda sa part au duc de Bourgogne; il lui laissa aussi une grande quantité d'or et d'argent avec des provisions considérables; il lui confia en même temps le commandement de toutes ses armées, car il était alors attaqué d'une maladie très grave, et d'ailleurs il avait de violents soupçons contre le roi d'Angleterre, qui envoyait secrètement courriers sur courriers à Saladin, et échangeait des présents avec son ennemi. Philippe appela donc ses seigneurs à un conseil intime, régla les affaires de l'armée, et prit congé des siens. Alors, et après beaucoup de pleurs, se confiant aux vents et à la mer, il partit avec trois galères seulement, qu'un Génois nommé Roux de Volta lui avait procurées: Dieu voulut qu'il abordât sur les côtes de la Pouille: là, après avoir recouvré quelque peu de santé, quoique bien faible encore, il se mit en voyage, passa par la ville de Rome, visita le temple des apôtres, reçut la bénédiction de Célestin, pontife romain, et rentra en France vers le temps de la Nativité du Seigneur.

Quant au roi d'Angleterre, étant resté dans la terre des Infidèles, il somma les captifs qu'il avait en son pouvoir, Limathous et Carachous, ainsi que les prisonniers des autres princes, d'accomplir leurs promesses et de rendre sans délai à la sainte chrétienté, selon leurs derniers serments, la croix du Seigneur que possédait Saladin, et tous les Chrétiens retenus captifs dans ses Etats, Mais, voyant que ces misérables ne pouvaient tenir les promesses qu'ils avaient jurées, le roi d'Angleterre entra dans une grande colère, fit mener hors de la ville tous les prisonniers païens, et fit trancher la tête à plus de cinq mille d'entre eux, ne conservant que les plus puissants et les plus riches dont il exigea des sommes immenses pour racheter leur vie; puis il leur rendit la liberté. Il vendit aussi aux Templiers, pour vingt-cinq mille marcs d'argent, l'île de Chypre qu'il avait prise dans la traversée. Mais bientôt il la leur retira et en vendit la propriété perpétuelle à Gui, ancien roi de Jérusalem. Il ruina de fond en comble la ville d'Ascalon, pour laquelle les païens lui offrirent beaucoup d'or et d'argent. Il arracha aussi, devant la ville d'Acre, l'étendard du duc d'Autriche des mains d'un seigneur, le brisa avec outrage et mépris pour insulter le duc, et le jeta dans un cloaque impur. Mais comme notre propos n'est pas d'écrire l'histoire et la vie du roi d'Angleterre, retournons au récit des actions de notre roi Philippe.

A son retour en France, Philippe, roi des Français, célébra la Noël à Fontainebleau, et, peu de jours après, se rendit en toute, hâte à l'église du bienheureux, martyr Denis, pour y faire ses oraisons. Le saint couvent alla le recevoir en procession avec Hugues, abbé du lieu, et le conduisit dans l'église, en chantant des hymnes et des cantiques de louanges. Après ses prières, le roi se prosterna devant les reliques des saints, rendant grâces à Dieu et aux bienheureux martyrs de l'avoir sauvé du milieu de tant de dangers redoutables et comme gage d'amour et de charité, il alla déposer humblement sur l'autel un très beau manteau de soie.

La même année, quelques mois après seulement, et le 18 mars, le roi Philippe, qui se trouvait à Saint-Germain-en-Laye, apprit la mort ignominieuse que des Juifs venaient de faire subir à un Chrétien. Aussitôt, enflammé d'un saint zèle pour la foi, et sensible aux outrages de la religion chrétienne, il part, laissant ignorer à ses familiers où il va, et marche avec la plus grande célérité vers le château de Bray.[54] Il arrive donc tout à coup, place des gardes aux portes du château, fait prendre les Juifs, et livre aux flammes plus de quatre-vingts d'entre eux. Car la comtesse du château s'était laissée corrompre par les riches présents des Juifs et leur avait abandonné un Chrétien, faussement accusé de vol et d'homicide. Les Juifs, fidèles à leur vieille haine contre les Chrétiens, lui avaient lié les mains derrière le dos, et lui mettant une couronne d'épines sur la tête, l'avaient conduit par toute la ville en le frappant à coups de bâton: ils finirent par le pendre au gibet, et cependant ils disaient autrefois, à l'époque de la passion de Notre Seigneur: « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne. »

La même année, le 14 mai, on vit dans le Perche, près de Nogent, des armées de chevaliers descendre sur la terre du haut des airs, et après s'y être livré un combat merveilleux, tout à coup elles disparurent. A cette vue, les habitants, saisis de frayeur, s'en retournèrent, en frappant sur leurs poitrines.

L'an du Seigneur 1192, le 20 novembre, il y eut une éclipse de lune partielle, après minuit, dans le sixième degré des Gémeaux; elle dura deux heures. Le 6 des ides du mois de mai (10 mai) suivant, au temps des Rogations, un prêtre anglais de nation, nommé Guillaume, renommé pour la sainteté de sa vie et l'innocence de ses mœurs, retourna vers le Seigneur. Il demeurait à Pontoise. Après sa mort, Dieu opéra sur son tombeau un grand nombre de miracles: des aveugles revirent la lumière, des boiteux furent guéris, une foule d'autres malades recouvrèrent leur première santé. Enfin, le renom de ce grand homme, répandu dans l'univers, attira de tous côtés un grand nombre de pèlerins au lieu de sa sépulture.

La même année, l'iniquité des Chrétiens ne faisant que s'accroître, le roi Philippe reçut, à Pontoise, des lettres d'outre-mer, où on l'avertissait que le perfide Richard, roi d'Angleterre, faisait envoyer en France des Arsacides[55] pour lui arracher la vie; ils venaient en effet d'assassiner, en Terre Sainte, un marquis,[56] parent du roi, brave chevalier qui avait signalé, dans ce pays, son courage et sa puissance avant l'arrivée des deux rois. A la lecture de ces lettres, Philippe, enflammé de colère, quitte aussitôt le château de Pontoise et reste en proie à mille inquiétudes pendant plusieurs jours. Comme ces bruits portaient le trouble dans son âme, et que ses alarmes croissaient de jour en jour, il tint conseil avec ses familiers, et envoya des députés au vieillard, roi des Arsacides, pour savoir plus sûrement de lui-même quelle foi il fallait ajouter à ces rapports. En attendant leur retour, le roi, pour plus de sûreté, s'entoura de gardes du corps toujours armés d'une massue d'airain, et veillant alternativement toute la nuit près de sa personne. Quand les députés furent revenus, les lettres du Vieux de la montagne prouvèrent à Philippe la fausseté de ces bruits, et rassuré par les rapports de ses envoyés, qui avaient approfondi avec soin cette affaire, il ne tint plus aucun compte des nouvelles mensongères qui l'avaient troublé, et son âme fut plus tranquille.

Le roi d'Angleterre se disposant à revenir, dans ses Etats, confia au comte Henri, son neveu,[57] jeune prince d'un rare mérite, toute la terre d'outre-mer, que les Chrétiens occupaient alors, et lui laissa son armée, puis il s'embarqua, mais une tempête s'étant levée, le vent emporta le vaisseau qu'il montait vers les côtes d'Istrie, entre Aquilée et Venise. Le roi fît naufrage, mais Dieu permit qu'il se sauvât avec quelques gens de sa suite. Un certain comte, nommé Mainard de Zara, et le peuple du pays, ayant appris que, Richard venait d'aborder, et se rappelant aussitôt tout le tumulte que ce prince avait excité, pour la perte de son âme, dans la Terre Promise, se mirent à sa poursuite dans l'intention de le faire prisonnier, contre l'usage des Etats chrétiens, qui garantissent un libre passage à tous les pèlerins sur leur territoire. Ils mirent le roi en fuite, et prirent huit de ses chevaliers. Richard passa ensuite par un bourg de l'archevêché de Salzbourg, nommé Freysingen, où Frédéric de Saint-Sauve lui prit encore six chevaliers. Le roi fut réduit à s'enfuie pendant la nuit avec trois hommes seulement; il se dirigea vers l'Autriche. Léopold, qui en était duc et parent de l'empereur, ayant fait garder la route et placer partout des soldats, finit par trouver le roi d'Angleterre dans un village voisin de Vienne. Il fut pris dans une pauvre cabane où il s'était caché: le duc lui enleva tout ce qu'il avait, et le mois de décembre suivant, il le livra à l'empereur Henri. Henri, à son tour, le garda en prison, contre toute justice, pendant un an et demi. Richard, après avoir été obligé de se soumettre à une foule de contributions et à des exactions de tout genre, donna enfin à l'empereur deux cent mille marcs d'argent pour racheter sa liberté, et repassa par mer en Angleterre; car il craignait d'être encore retenu prisonnier par le roi des Français, qu'il avait tant offensé, s'il essayait de passer sur ses terres.

Henri, comte de Champagne, neveu des deux rois du côté maternel, jeune héros du plus heureux caractère, voyant toute la province d'outre-mer affligée par le départ des deux rois, fidèle à la piété de ses pères et docile à la voix de Dieu, céda aux prières de quelques seigneurs qui restaient comme lui dévoués au service du Christ, et résolut de rester dans la Terre Sainte avec les siens, sans craindre les fatigues, les peines, les privations qu'il faudrait subir pour porter la croix de Jésus-Christ, prêta faire dans l'occasion le sacrifice de sa vie même, plutôt que de revenir, honteusement dans ses terres sans avoir visité le sépulcre du Seigneur. Les chevaliers du Temple et de l'Hôpital de Jérusalem, ainsi qu'un grand nombre d'autres pèlerins qui étaient venus concourir à la délivrance de la Terre Sainte, voyant la résolution du jeune comte, et pleins d'admiration pour sa grandeur dame autant que pour sa noble constance dans la cause de Dieu, le choisirent unanimement pour roi de la cité sainte, et lui donnèrent pour épouse la fille du roi de Jérusalem, louant et bénissant le Seigneur qui avait suscité à la Terre Sainte un sauveur et un libérateur, du sang des rois de France.

 suite


 

[1] En 1180.

[2] Guillaume II.

[3] 1er juin.

[4] Ou Isabelle.

[5] 22 août.

[6] Henri dit au Court Mantel, fils d’Henri II. Il mourut le 11 juin et non le 20 mai.

[7] Bandes d'aventuriers et de pillards qui ravagèrent la France dans la seconde moitié du XIIe siècle.

[8] Alphonse II, roi d’Aragon de 1162 à 1196.

[9] En 1185.

[10] Non pas Gui de Vergi, mais Hugues, son fils.

[11] En 1185.

[12] En 1186.

[13] Châtillon sur Seine.

[14] Austrie pour Austrasie.

[15] En 1186.

[16] Cette éclipse eut lieu le 26 mars 1187.

[17] Bassora et Bagdad

[18] En 1187

[19] Philippe.

[20] Renaud.

[21] Hugues.

[22] Raoul.

[23] Matthieu.

[24] Raoul.

[25] Henri.

[26] Pierre.

[27] En 1188.

[28] La même année, au mois de janvier.

[29] En 1189.

[30] C'est le seul sens que nous ayons pu attribuer à ce vers inintelligible: Servat ei Brutus catulorum quatuor enses.

[31] Dans le diocèse de Paris et non pas Vaulx-Cernay en Albigeois

[32] Représentation inexacte du monogramme de Philippe, telle qu’on le trouve dans le manuscrit

[33] Philippe arriva à Messine le 16 septembre

[34] Hugues.

[35] Pierre.

[36] Reginald.

[37] Matthieu.

[38] De Mellot.

[39] Bérangère.

[40] Lacune dans le manuscrit. Il faut lire peut-être Pincerna de Sanlys, mentionné dans Bromton, col. 1193, comme mort au siège de Saint-Jean-D’acre. Il se nommait Gui de Senlis, et était grand bouteiller du roi.

[41] De Dreux.

[42] Rotrou.

[43] Eudes.

[44] Le 13 avril 1191.

[45] Le 8 juin 1191.

[46] Isaac Comnène.

[47] Le 25 juillet 1190.

[48] En 1191.

[49] Raoul.

[50] Rotrou.

[51] Hugues.

[52] Geoffroi.

[53] Simon.

[54] Bray sur Seine.

[55] Assassins.

[56] Conrad de Montferrat.

[57] Henri de Champagne.