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QUINTE-CURCE
LIVRE TROISIÈME
I. Cependant Alexandre, ayant envoyé Cléandre avec de l'argent pour lever des troupes dans le Péloponnèse, et réglé les affaires de la Lycie et de la Pamphylie, fit approcher son armée des murs de Célènes. Cette ville était alors traversée par le fleuve Marsyas, célèbre dans les légendes fabuleuses des Grecs. Sa source, descendant de la cime d'une montagne, tombe avec grand fracas sur un roc qui se trouve au-dessous; de là, étendant son cours, il va arroser les campagnes environnantes, toujours limpide et n'ayant d'autres eaux que les siennes: aussi sa couleur, semblable à celle d'une mer calme, a-t-elle prêté aux fictions des poètes, et l'on raconte que des nymphes, éprises d'amour pour le fleuve, ont fixé leur séjour sur ce rocher. Au reste, tant qu'il coule dans l'enceinte de la ville; il garde son nom; mais une fois sorti des murailles, roulant ses eaux avec plus d'impétuosité et d'abondance, il prend celui de Lycus. Alexandre entra sans peine dans la ville que les habitants avaient abandonnée; puis, voulant assiéger la citadelle où ils s'étaient réfugiés, il envoya un héraut leur signifier de se rendre, s'ils ne voulaient être traités avec la dernière rigueur. Ceux-ci conduisent le héraut sur une tour que la nature et l'art avaient élevée à une prodigieuse hauteur, l'invitent à la mesurer de l'œil, et à déclarer à Alexandre qu'ils ont une autre idée que lui de la puissance de leurs murailles; qu'ils les savent inexpugnables, et qu'enfin ils mourront pour garder leur serment. Cependant, quand ils virent que la place était investie de toutes parts, et que leurs ressources diminuaient de plus en plus, ils convinrent d'une trêve de soixante jours, promettant que si, dans cet intervalle, Darius ne leur faisait parvenir des secours, ils livreraient la place. Ce délai expiré, et aucun renfort ne leur étant venu, ils se remirent au jour fixé entre les mains du roi. Surviennent ensuite des députés d'Athènes, pour réclamer les prisonniers qu'on leur a faits au passage du Granique. Alexandre leur répondit que, la guerre de Perse terminée, il ferait rendre, non seulement ceux-là, mais tous les autres prisonniers grecs. Cependant, cherchant toujours Darius, qu'il savait n'avoir point passé l'Euphrate, il se hâte de réunir toutes ses forces: toutes lui sont nécessaires pour courir les chances d'une si grande guerre. C'était la Phrygie que traversait son armée, pays plus riche en villages qu'en villes. Alors s'y faisait remarquer le séjour autrefois célèbre du roi Midas: Gordium, ville que traverse le fleuve Sangarius, à distance égale de la mer du Pont et de celle de Cilicie. On sait que c'est entre ces deux mers que l'Asie a le moins de largeur, tant l'une et l'autre y resserrent les terres dans un isthme étroit. Cette langue de terre tient, il est vrai, au continent; mais, comme les flots la ceignent en grande partie, elle offre l'aspect d'une île, et, sans la faible barrière qu'elle leur oppose, les deux mers qu'elle sépare viendraient se confondre. Alexandre, devenu maître de la ville, visita le temple de Jupiter. Il y vit le chariot qui avait porté Gordius, père de Midas, fort semblable en tout aux plus grossiers qu'on emploie à l'usage ordinaire. On y remarquait le joug formé de plusieurs nœuds repliés l'un sur l'autre, et dont l'entrelacement était imperceptible. Les habitants assurant qu'un oracle avait prédit l'empire de l'Asie à celui qui dénouerait ce lien inextricable, Alexandre fut tenté d'accomplir cette prédiction. Autour de lui se pressait une foule de Phrygiens et de Macédoniens, les uns tenus en suspens par l'attente, les autres inquiets de la téméraire confiance du roi. En effet, cette suite de nœuds était formée avec tant d'art, que ni l'œil ni l'esprit n'en pouvaient découvrir le commencement ou la fin; et la résolution hardie de la dénouer risquait, en échouant, d'être tournée en un fâcheux présage. Après avoir lutté un instant contre cet entrelacement mystérieux: "N'importe, dit-il, comment on le défasse", et, rompant tous les liens avec son épée, il éluda ou accomplit le sens de l'oracle. Poursuivant ensuite son dessein de surprendre Darius partout où il se trouverait, il s'occupa d'assurer ses derrières, et mit sous les ordres d'Amphotérus la flotte de l'Hellespont, sous ceux d'Hégéloque les troupes chargées de délivrer Lesbos, Chios et Cos des garnisons ennemies. Cinq cents talents leur furent assignés pour les dépenses de la guerre; il en envoya six cents à Antipater et à ceux qui défendaient les villes grecques; des vaisseaux fournis par les alliés, d'après les termes du traité, durent veiller à la sûreté de l'Hellespont: car il ignorait encore la mort de Memnon, contre qui se dirigeaient toutes ces mesures, et savait fort bien que tout lui deviendrait aisé, si ce général ne lui suscitait aucun obstacle. Arrivé à Ancyre, le roi fit le dénombrement de son armée; puis, il entra dans la Paphlagonie. A cette province appartenaient les Hénètes, peuple dont on a cru que les Vénètes tirent leur origine. Tout le pays se soumit au roi, et, au prix de quelques otages, les habitants obtinrent d'être exemptés d'un tribut qu'ils n'avaient jamais payé aux rois de Perse eux-mêmes. Le commandement de cette province fut donné à Calas; et, ayant pris avec lui les renforts nouvellement arrivés de Macédoine, le roi se dirigea sur la Cappadoce.
II. La nouvelle de la mort de Memnon troubla Darius, nomme elle devait le faire: dès lors, n'ayant plus d'espoir qu'en lui-même, il résolut de conduire la guerre en personne; il blâmait tout ce qu'avaient fait ses généraux, persuadé qu'à la plupart d'entre eux le talent avait manqué, à tous la fortune. Il établit donc son camp sous les murs de Babylone, et, pour que ses soldats marchassent avec plus de confiance à cette guerre, il leur donna le spectacle de toutes ses forces réunies. Une enceinte circulaire fut disposée de manière à contenir dix mille hommes; ce fut là, qu'à l'exemple de Xerxès, il fit le dénombrement de son armée. Depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit, les troupes rangées d'après l'ordre qui leur était assigné entrèrent successivement dans l'enceinte; de là, elles se répandirent dans les plaines de la Mésopotamie, formant une troupe de cavaliers et de fantassins presque innombrable, et plus grande encore en apparence qu'elle ne l'était en réalité. On comptait cent mille Perses, parmi lesquels trente mille soldats à cheval. La cavalerie des Mèdes montait à dix mille hommes, l'infanterie à cinquante mille. Les cavaliers barcaniens étaient au nombre de deux mille, tous armés de haches à deux tranchants et de boucliers légers semblables à la rondache; dix mille fantassins suivaient avec la même armure. L'Arménie avait envoyé quarante mille soldats d'infanterie et sept mille de cavalerie. Les Hyrcaniens, renommés par leur bravoure, pour des Asiatiques, étaient venus au nombre de dix mille, tous combattant à cheval. Les Derbices avaient armé quarante mille fantassins, le plus grand nombre avec des piques terminées en fer, les autres avec des bâtons durcis au feu; on comptait en outre deux mille cavaliers de cette nation. Des bords de la mer Caspienne était venu un corps de huit mille hommes de pied et deux cents chevaux. A leur suite se pressaient d'autres nations moins connues, formant en tout deux mille hommes et le double de cavalerie. Enfin, trente mille Grecs mercenaires, tous dans la fleur de l'âge, achevaient de compléter cette puissante armée. Car pour les Bactriens, les Sogdiens, les Indiens et les autres peuples voisins de la mer Rouge, sujets ignorés de leur roi même, la hâte avait été trop grande pour qu'on pût les faire venir. Rien ne manquait moins à Darius que le nombre des soldats. Aussi, transporté de joie en embrassant toute cette armée d'un seul coup d'œil, et le cœur enflé par les espérances dont le remplissaient, avec leur légèreté ordinaire, les grands de sa cour, il se tourna vers l'Athénien Charidème, général expérimenté, banni de sa patrie par Alexandre et devenu son ennemi, et il lui demanda s'il lui croyait assez de forces pour écraser les Macédoniens. Mais l'exilé, oubliant sa condition et l'orgueil de la royauté: "Voici la vérité, lui dit-il, que tu ne voudrais peut-être pas entendre, mais qu'il faut que je te dise aujourd'hui; car vainement le la déclarerais-je plus tard. Cette armée, avec son vaste appareil, cette masse de nations arrachées à leurs demeures, de toutes les parties de l'Orient, peut bien être redoutable pour tes voisins; elle est resplendissante d'or et d'argent; ses armes sont éblouissantes, et celui qui n'en a point vu l'opulence ne saurait s'en faire une idée. Mais l'armée des Macédoniens, avec son aspect sauvage et négligé, cache, derrière ses boucliers et ses piques, des bataillons inébranlables et une force compacte d'hommes robustes. Tel est le corps d'infanterie auquel ils donnent le nom de phalange; les hommes y sont serrés contre les hommes, les armes contre les armes: attentifs au moindre signe de leur chef, ils ont appris à suivre leurs drapeaux et conserver leurs rangs. Ce qui est commandé, tous l'exécutent: faire face à l'ennemi, le tourner, se porter sur une aile ou sur l'autre, changer de front, sont autant de manœuvres aussi familières aux soldats qu'aux capitaines. Et garde-toi de croire que ce soit l'appât de l'or ou de l'argent qui les conduise; jusqu'ici, cette discipline s'est maintenue à l'école de la pauvreté: fatigués, la terre est leur lit; la première nourriture qu'ils rencontrent leur est bonne; jamais la durée de leur sommeil n'égale celle de la nuit. Et la cavalerie thessalienne, les Acarnaniens, les Étoliens, toutes ces bandes invincibles à la guerre, crois-tu que de tels hommes puissent être repoussés avec des frondes et des bâtons durcis au feu? Il te faut une force égale à la leur! c'est dans le pays même qui les a vus naître, qu'il faut aller chercher des secours: tout cet or et cet argent, c'est à soudoyer des soldats que tu dois l'employer."Darius était d'un caractère doux et traitable; mais la fortune gâte souvent le meilleur naturel. Aussi, ne pouvant souffrir la vérité, fit-il traîner au dernier supplice un hôte, un suppliant, un homme qui lui donnait alors les avis les plus salutaires. Celui-ci, n'oubliant pas même en cet instant son libre langage: "J'ai un vengeur tout prêt de ma mort. Celui-là même te punira d'avoir méprisé mes conseils, contre lequel je te les donnais tout à l'heure. Pour toi, changé si soudainement par l'enivrement du pouvoir, ton exemple apprendra à la postérité que les hommes, une fois qu'ils se sont livrés à la fortune, oublient même la nature." Comme il proférait ces dernières paroles, les bourreaux chargés de son supplice l'égorgèrent. Darius, dans la suite, en conçut un tardif repentir; il reconnut la vérité des paroles de Charidème, et lui fit donner la sépulture.
III. Thimodès, fils de Mentor, était un jeune homme actif; le roi lui ordonna de prendre des mains de Pharnabaze le commandement des soldats étrangers, sur lesquels il fondait le plus d'espoir, et qu'il comptait employer dans cette guerre; quant à Pharnabaze lui-même, il fut mis à la place de Memnon. Cependant, tourmenté des embarras de sa fortune présente, Darius était encore agité durant son sommeil par la menaçante image de l'avenir, soit que son esprit malade l'évoquât devant ses yeux, soit que ce fût un pressentiment réel de ses malheurs. Il lui sembla que le camp d'Alexandre était éclairé par une vaste lueur; peu après, ce prince lui était amené, revêtu des habits qu'il avait portés lui-même; il traversait à cheval les murs de Babylone, et disparaissait tout à coup avec le coursier sur lequel il était monté. Les devins ajoutaient encore aux soucis du roi par la diversité de leurs interprétations. Les uns ne voyaient dans ce songe que de favorables présages: car le camp de l'ennemi avait pris feu, et Alexandre, dépouillé des vêtements royaux, lui avait été amené sous l'habit d'un Perse, et d'un Perse de condition obscure. D'autres lui donnaient une explication tout à fait contraire: la flamme, qui avait si vivement éclairé le camp des Macédoniens, annonçait l'éclat que jetterait Alexandre: nul doute qu'il ne devînt maître de l'Asie, puisqu'il s'était montré sous le même vêtement avec lequel Darius avait été salué roi. La crainte, comme c'est l'ordinaire, avait aussi réveillé le souvenir d'anciens présages. Darius, aux premiers jours de son règne, avait fait changer le fourreau du cimeterre persan contre celui qu'employaient les Grecs; et aussitôt les Chaldéens en avaient conclu que l'empire des Perses passerait à ceux dont le prince avait imité les armes. Quoi qu'il en soit, le roi charmé et de la réponse des devins, que l'on avait publiée parmi le peuple, et de la vision qui lui avait apparu dans son sommeil, donna l'ordre que l'on fît avancer son armée vers l'Euphrate. C'était un usage traditionnel chez les Perses, de ne se mettre en marche qu'après le lever du soleil, lorsque le jour brillait de tout son éclat. Le signal du départ, donné par la trompette, partait de la tente du roi: au-dessus de cette tente, assez haut pour que tout le monde pût l'apercevoir, brillait l'image du soleil enchâssée dans du cristal. Voici quel était l'ordre de cette marche. En tête, sur des autels d'argent, était porté le feu que ces peuples appelaient éternel et sacré; les mages, placés auprès, chantaient des hymnes nationaux. Derrière eux s'avançaient trois cent soixante-cinq jeunes gens vêtus de robes de pourpre, égaux en nombre aux jours de l'année; car les Perses ont aussi divisé leur année en autant de jours. Venait ensuite un char consacré à Jupiter, traîné par des chevaux blancs, et que suivait un coursier d'une grandeur extraordinaire, que l'on appelait le coursier du soleil: des houssines d'or et des vêtements blancs distinguaient les conducteurs de ces chevaux. A peu de distance étaient dix chariots richement incrustés d'or et d'argent, et à leur suite était réunie la cavalerie de douze nations, d'armures et de mœurs différentes. Bientôt après, marchait, au nombre de dix mille hommes, le corps de troupes appelé par les Perses Immortels. Il n'en était aucun pour qui l'opulence barbare eût étalé plus de profusion: les uns avaient des colliers d'or, les autres des robes toutes brodées du même métal, et des tuniques à manches, ornées encore de pierres précieuses. Quelques pas plus loin étaient les quinze mille guerriers qu'on nomme les cousins du roi. Mais toute cette multitude, dont la parure était presque celle des femmes, se distinguait plutôt par le luxe que par l'éclat de ses armes. On appelait Doryphores la troupe qui venait après eux, chargée d'ordinaire de porter le vêtement royal. C'étaient eux qui précédaient le char du roi; et lui même s'y montrait sur un siège élevé. Les deux côtés du char étaient décorés d'images des dieux, figurées en or et en argent: le joug était parsemé de pierreries et surmonté de deux statues d'or, hautes d'une coudée, l'une représentant Ninus, et l'autre Bélus: au milieu, un aigle d'or, les ailes déployées, était placé comme un emblème sacré. La parure de Darius effaçait tout le reste en magnificence: sa tunique de pourpre était, dans le milieu, relevée par une broderie blanche; son manteau, où l'or étincelait, était orné de deux éperviers du même métal, qui semblaient fondre l'un sur l'autre à coups de bec; enfin, de sa ceinture d'or, semblable à celle d'une femme, pendait un cimeterre dont le fourreau était tout entier de pierres précieuses. Le diadème des rois s'appelle, chez les Perses, "cidaris"; celui de Darius était un bandeau de couleur bleue mêlée de blanc. Derrière le char marchaient dix mille soldats armés de piques enrichies d'argent et garnies de pointes d'or: à la droite et à la gauche du roi se pressaient environ deux cents de ses parents, les plus nobles; et ce cortège était fermé par trente mille fantassins, que suivaient les chevaux du roi, au nombre de quatre cents. Plus loin, à la distance d'un stade, s'avançait le char qui portait Sisigambis, mère de Darius; et dans un autre était son épouse: les femmes de ces deux Princesses les accompagnaient à cheval. Quinze chariots appelés armamaxes portaient les enfants du roi, avec ceux qui les élevaient et leurs eunuques, classe d'hommes bien loin d'être méprisée en ces contrées. Les concubines royales avaient ensuite leur place, au nombre de trois cent soixante, avec leur parure toute semblable à celle des reines: derrière elles, six cents mules et trois cents chameaux transportaient les trésors du roi, sous l'escorte d'une troupe d'archers. Les femmes des parents et des favoris de Darius venaient à leur suite, ainsi que la foule des goujats et des valets d'armée. Aux derniers rangs enfin, pour fermer la marche, venaient les troupes légères sous leurs divers chefs. Si de là on portait la vue sur l'armée macédonienne, l'aspect en était bien différent: les chevaux ni les hommes ne brillaient d'or ou d'habits richement variés; tout leur éclat était celui du fer ou de l'airain. Toujours prêts à s'arrêter ou à poursuivre leur marche, libres de l'embarras du nombre et des bagages, attentifs, non pas seulement au signal, mais à un geste de leur chef, ils trouvaient partout un lieu pour camper et des vivres pour se nourrir. Aussi les soldats d'Alexandre ne lui manquèrent pas sur le champ de bataille. Darius, au contraire, roi d'une si grande multitude, fut réduit, par l'espace étroit où il combattit, au petit nombre qu'il avait méprisé dans son ennemi.
IV. Cependant Alexandre, après avoir confié à Abistaménès le commandement de la Cappadoce, s'était mis en marche avec toutes ses forces vers la Cilicie, et avait atteint l'endroit appelé le Camp de Cyrus. Cyrus y campa en effet, lorsqu'il conduisait son armée en Lydie, contre Crésus. Ce lieu est à cinquante stades de distance du passage par où l'on entre en Cilicie, et que les habitants ont nommé Pyles: ce sont des gorges étroites que la nature semble avoir faites à la ressemblance des fortifications élevées par la main des hommes. Arsamès, qui commandait en Cilicie, songeant à ce que lui avait conseillé Memnon, au commencement de la guerre, embrasse une résolution qui, moins tardive, eût pu être salutaire. I1 ravage la Cilicie par le fer et la flamme, pour n'y laisser à l'ennemi qu'un désert; il détruit tout ce qui peut être de quelque ressource; il veut abandonner stérile et nu le sol qu'il ne peut défendre. Mais il eût été bien plus utile d'occuper avec une forte garnison le défilé qui ferme l'entrée de la Cilicie, et de se saisir à temps des hauteurs qui dominent le passage. De là, il pouvait impunément arrêter ou écraser l'ennemi qui marchait à ses pieds. Au lieu de cela, il se contenta de laisser quelques hommes à la garde des défilés, et se retira lui-même, livrant à la destruction un pays qu'il eût dû en préserver. Aussi ceux qu'il avait laissés en arrière, se croyant trahis, ne voulurent même pas soutenir la présence de l'ennemi, quoiqu'ils eussent pu, moins nombreux encore, garder le passage. En effet, la Cilicie est enfermée tout entière par une chaîne non interrompue de montagnes roides et escarpées: cette chaîne, qui prend naissance au bord de la mer, s'en écarte en décrivant dans son cours tortueux une sorte de croissant, et revient aboutir, par son extrémité opposée, à une autre partie du rivage. C'est à l'endroit où, retirée dans l'intérieur, elle s'éloigne le plus de la mer, que s'ouvrent, à travers l'enchaînement des rocs, trois passages, tous âpres et étroits, et dont un seul donne entrée en Cilicie. Du côté de la mer, le terrain s'abaisse et s'étend dans une plaine que coupent de nombreux ruisseaux: deux fleuves célèbres y coulent, le Pyrame et le Cydnus. Le Cydnus n'est point remarquable par l'étendue, mais par la limpidité de ses eaux. En effet, descendant lentement du lieu où il a sa source, il se répand sur un lit de sable; aucun torrent ne vient, en s'y jetant, troubler la tranquillité de son cours; et, toujours pur, toujours frais à cause des épais ombrages qui bordent ses rives, il va jusqu'à la mer, semblable à ce qu'il était à sa source. Le temps avait détruit dans ce pays un grand nombre de monuments illustrés par les chants des poètes. On y montrait l'emplacement des villes de Thèbes et de Lyrnesse, la caverne de Typhon, la forêt de Coryce, où croît le safran, et bien d'autres curiosités dont le nom seul s'était conservé. Ce fut donc par le défilé qu'on appelle les Pyles qu'Alexandre entra en Cilicie. On raconte qu'après avoir considéré cette position, il admira plus que jamais son heureuse fortune; il avouait que des pierres seules eussent suffi pour écraser son armée, s'il s'était trouvé des bras pour les rouler à son passage. La route pouvait à peine recevoir quatre hommes de front: les hauteurs la dominaient, et partout étroite, presque partout aussi elle était raboteuse et coupée par une infinité de ruisseaux sortant du pied des montagnes. Toutefois, craignant une attaque soudaine de l'ennemi caché dans quelque embuscade, il avait fait marcher en avant les Thraces armés à la légère pour reconnaître les chemins: une troupe d'archers avait aussi pris possession du sommet de la montagne; ils avaient l'arc tendu, étant bien avertis que ce n'était pas pour eux une marche, mais un combat. De cette manière, l'armée parvint jusqu'à la ville de Tarse, où les Perses venaient de mettre le feu à l'instant même, pour éviter que ses richesses ne tombassent aux mains de l'ennemi. Mais Parménion avait été envoyé à la hâte, avec un corps de troupes, pour arrêter l'incendie; et, lorsque Alexandre sut que l'arrivée des siens avait mis en fuite les Barbares, il entra dans la ville qu'il avait sauvée.
V. Au milieu de cette ville coule le fleuve Cydnus, dont nous parlions tout à l'heure. On était alors en été, et nulle part cette saison n'a des feux plus dévorants que sur la côte de Cilicie: l'heure du jour la plus chaude avait commencé. Le roi, couvert de poussière et de sueur, se laissa inviter par la limpidité des eaux à y baigner ses membres encore tout échauffés. Déposant donc ses vêtements à la vue de toute l'armée, et croyant d'ailleurs s'honorer en montrant aux siens qu'une mise simple et peu coûteuse lui suffisait, il descendit dans le fleuve. Mais à peine y était-il entré, que ses membres, saisis d'un tremblement soudain, commencèrent à se roidir; bientôt la pâleur se répandit sur tout son corps, et la chaleur de la vie sembla l'avoir totalement abandonné. C'est dans cet état, voisin de la mort, que ses serviteurs le reçoivent dans leurs bras et le portent dans sa tente, privé de sentiment. Une anxiété terrible, et presque même le deuil, régnaient déjà dans le camp. Tous, fondant en larmes, accusaient la rigueur du sort: "Fallait-il que, dans le cours si rapide de ses succès, un roi, le plus illustre dont les siècles eussent gardé la mémoire, leur fût enlevé et pérît, non sur le champ de bataille et sous les coups de l'ennemi, mais en se baignant dans les eaux d'un fleuve! Darius avançait cependant, victorieux avant d'avoir vu son ennemi! ils allaient regagner à grand'peine les mêmes contrées qu'ils avaient traversées en vainqueurs! Tout y avait été dévasté par leurs mains ou par celles des Perses. Voulût-on ne pas les poursuivre, la faim et la misère triompheraient d'eux au milieu de ces vastes solitudes. Qui leur donnerait le signal de la fuite? qui oserait succéder à Alexandre? Et, arrivés même dans leur retraite jusqu'aux bords de l'Hellespont, qui leur fournirait une flotte pour assurer leur passage? Puis, ramenant leur compassion sur le roi lui-même, c'était cette fleur de jeunesse, cette force d'âme qu'ils regrettaient; c'était ce roi, à la fois leur compagnon d'armes, qu'ils pleuraient de se voir enlevé et arraché, et ils ne songeaient plus à leurs propres maux." Cependant la respiration commençait à être plus libre: le roi entrouvrait les yeux, et, reprenant peu à peu ses esprits, il avait reconnu ses amis qui l'entouraient; mais une seule chose attestait que la violence du mat s'était ralentie, c'est qu'il en sentait toute l'étendue. Les tourments de l'esprit aggravaient les souffrances du corps: "Dans cinq jours, lui annonçait-on, Darius serait en Cilicie. Ainsi donc il allait être livré pieds et poings liés! Une si grande victoire lui serait arrachée des mains, et c'était d'une mort obscure et vulgaire qu'il allait expirer dans sa tenté!" Il fait appeler aussitôt amis et médecins tous ensemble: "Vous voyez, leur dit-il, dans quel état de mes affaires la fortune m'est venue surprendre. Il me semble que j'entends le bruit des armes ennemies retentir à mon oreille; et moi, qui ai apporté ici la guerre, voilà que je suis provoqué. Ainsi donc Darius, lorsqu'il m'écrivait une lettre si superbe, était d'intelligence avec ma fortune! mais ce sera vainement, si je puis être soigné au gré de mes désirs. Les circonstances ne me permettent ni remèdes lents, ni médecins timides; mieux vaut pour moi une mort prompte qu'une guérison tardive. Si donc il y a quelque soulagement, quelque ressource à attendre des médecins, qu'ils sachent que je cherche un remède, non pas qui m'empêche de mourir, mais qui me permette de combattre." Cette fougueuse impatience avait causé à tout le monde une vive alarme: chacun, de son côté, se mit à le supplier de ne pas accroître le péril par sa précipitation, mais de s'en remettre aux médecins. Les remèdes non éprouvés leur étaient, disaient-ils, à bon droit suspects, puisque, à ses côtés même, l'or de l'ennemi cherchait à soudoyer des assassins. En effet, Darius avait fait publier qu'il donnerait dix mille talents à celui qui ferait périr Alexandre; et ils en concluaient que nul ne se trouverait assez téméraire pour hasarder un remède dont la nouveauté pût inspirer le moindre soupçon.
VI. Parmi les médecins les plus fameux se trouvait Philippe, Acarnanien de naissance, qui était venu de Macédoine avec le roi, et lui était très fidèlement dévoué. Attaché à son enfance et chargé du soin de sa santé, il ne l'aimait pas seulement comme son roi, mais lui portait, comme à son nourrisson, la plus vive tendresse. Ce médecin promit un remède qui ne serait pas d'un effet immédiat, mais efficace: avec une simple potion, il ferait disparaître toute la force de la maladie. Cette proposition ne plut à personne, hormis à celui qui devait encourir les risques. C'est qu'en effet tout lui était aisé à souffrir, plutôt qu'un retard: les armes et les combats étaient sans cesse devant ses yeux; et il se croyait assuré de la victoire, s'il pouvait seulement se montrer aux premiers rangs de son armée: les trois jours même qu'il devait attendre pour prendre le breuvage (ainsi avait ordonné le médecin), ces trois jours étaient trop longs pour son impatience. Sur ces entrefaites, il reçoit une lettre de Parménion, le plus dévoué de ses courtisans. II l'avertissait de ne pas confier sa guérison à Philippe, gagné, disait-il, par Darius, qui lui avait promis mille talents et la main de sa sœur. Cette lettre l'avait jeté dans une grande perplexité; et il examinait en lui-même tout ce que la crainte d'un côté, et l'espérance de l'autre, lui pouvaient suggérer de raisons. "Persisterai-je à prendre ce breuvage, pour que, s'il est empoisonné, on puisse dire que j'ai mérité mon sort, quoi qu'il arrive? Condamnerai-je d'avance la fidélité de mon médecin? et me laisserai-je accabler dans ma tente? Non; mieux vaut périr par le crime d'autrui que par ma crainte." Il flotta ainsi dans une longue incertitude; puis, sans faire part à personne de ce qui lui était écrit, il scelle la lettre de son anneau et la place sous son chevet. Deux jours s'étaient écoulés au milieu de toutes ces réflexions, et celui que le médecin avait fixé était arrivé. Celui-ci entre avec la coupe où il avait préparé la potion. Dès qu'il l'a vu, Alexandre s'appuie sur son coude pour se lever, et, tenant de la main gauche la lettre de Parménion, il prend de l'autre le breuvage, et l'avale sans crainte; après quoi, il ordonne à Philippe de lire la lettre, ne détournant pas un moment les yeux de son visage, dans l'espoir d'y surprendre quelques indices de ce qui se passait dans sa conscience. Mais Philippe, après avoir achevé la lettre, montra plus d'indignation que de frayeur, et jetant au pied du lit et la lettre et son manteau: "Roi, dit-il, ma vie a toujours dépendu de toi; mais aujourd'hui c'est vraiment par ta bouche sacrée et vénérable que je respire. Cette accusation de parricide dont on me charge, ta guérison la détruira: sauvé par moi, tu m'accorderas la vie. Je t'en supplie donc et t'en conjure, bannis toute crainte, et laisse ce breuvage se répandre dans tes veines; donne quelque trêve à ton esprit, que des amis fidèles, je veux le croire, mais indiscrets dans leur zèle, ont troublé par des terreurs intempestives." Ces paroles firent plus que rassurer le roi, elles le remplirent de joie et d'espérance. Alors, s'adressant à Philippe: "Si les dieux, dit-il, t'avaient donné à choisir le meilleur moyen d'éprouver mes sentiments, sans doute tu en eusses préféré un autre; mais un plus sûr que celui dont tu as fait l'épreuve, tu n'eusses pas même pu en concevoir la pensée. J'avais reçu cette lettre, et pourtant j'ai pris la potion préparée par tes mains. Et maintenant, crois bien que, s'il me reste quelque inquiétude, c'est autant pour ton honneur que pour ma propre vie." Ayant ainsi parlé, il tendit la main à Philippe. Cependant l'action du médicament fut si forte, que les premières suites semblèrent confirmer l'accusation de Parménion: la respiration était pénible et étouffée; Philippe, de son côté, ne négligeait aucune des ressources de son art: il appliquait des topiques au malade; il ranimait ses esprits languissants par l'odeur des aliments, par celle du vin; puis, au premier retour de ses sens, il ne cessa de l'entretenir de sa mère et de ses sueurs, et de l'éclatante victoire qui se préparait pour lui. Mais, quand le breuvage fut répandu dans ses veines, et qu'insensiblement tout son corps en eut reçu la salutaire influence, l'esprit d'abord reprit sa vigueur, puis le corps, avec une promptitude au-delà de toute attente. En effet, trois jours après cette crise, il fut en état de paraître devant ses soldats. Les regards de l'armée ne s'attachaient pas avec moins d'avidité sur Philippe que sur le roi lui-même: chacun lui serrait la main, chacun lui adressait des actions de grâces, comme à un dieu tutélaire. Car, outre le sentiment naturel de vénération que ce peuple porte à ses rois, on ne saurait dire tout ce qu'ils avaient d'admiration pour Alexandre, tout ce qu'ils sentaient pour lui de tendresse. Selon eux, il n'entreprenait rien que le secours des dieux ne lui fût assuré; et, toujours secondée par la fortune, sa témérité même avait tourné au profit de sa gloire. Son âge, à peine mûr pour d'aussi grandes choses, et qui cependant suffisait à les accomplir, rehaussait encore l'éclat de toutes ses actions. D'autres avantages s'y joignaient, de moindre importance dans l'opinion commune, et qui n'en charment pas moins l'esprit du soldat: il savait prendre part à leurs exercices de corps; il savait se vêtir et vivre à peu près comme un particulier; il leur donnait l'exemple de la vigueur guerrière; et toutes ces qualités, qu'il les dût à la nature ou à l'éducation, le faisaient à la fois chérir et respecter.
VII. A la nouvelle de la maladie du roi, Darius s'était avancé sur l'Euphrate avec toute la célérité que pouvait lui permettre la marche pesante de son armée. Des ponts furent jetés sur ce fleuve; mais il lui fallut encore cinq jours pour le faire passer à ses troupes, quelle que fût sa hâte de devancer son ennemi en Cilicie. Cependant Alexandre, ayant repris toutes ses forces, était arrivé aux portes de la ville de Soles: il s'en rendit maître, y leva deux cents talents à titre d'amende, et mit une garnison dans la citadelle. Acquittant ensuite, au milieu du repos et des divertissements, les vœux qu'il avait faits pour obtenir la santé, il témoigna quelle était sa confiance, et quel mépris il faisait des Barbares. Des jeux furent célébrés en l'honneur d'Esculape et dé Minerve. Tandis qu'il y assistait, l'heureuse nouvelle lui fut apportée d'Halicarnasse, que les Perses avaient été battus par ses troupes; qu'en outre, les Myndiens, les Cauniens, et la plupart des peuples de ces contrées étaient, passés sous son obéissance. Les jeux terminés, Alexandre leva le camp, passa le Pyrame sur un pont qu'il y fit jeter, et se trouva bientôt dans la ville de Mallos: la marche suivante le conduisit à Catabolum. Ce fut là qu'il rencontra Parménion, envoyé en avant pour reconnaître le bois par lequel il fallait passer pour arriver à la ville d'Issus. Parménion s'était emparé du défilé, et, après y avoir laissé une faible garnison, avait pris Issus, que les Barbares avaient abandonnée. De là, poursuivant sa marche, il avait débusqué de l'intérieur des montagnes les ennemis qui s'y étaient retranchés, avait mis garnison à toutes les issues; puis, maître de la route, était venu, comme nous l'avons dit tout à l'heure, messager de ses propres exploits. Le roi marcha alors sur Issus: on mit en délibération si l'on continuerait à avancer, ou si l'on attendrait les recrues que l'on savait arriver de Macédoine. Parménion était d'avis qu'il ne pouvait y avoir un lieu plus convenable pour livrer bataille: en effet, disait-il, les troupes des deux rois y seraient égales en nombre, puisque les défilés ne pouvaient contenir une grande multitude. Ce que les Macédoniens devaient surtout éviter, c'étaient les plaines, c'était la rase campagne où l'on pouvait les envelopper, les écraser entre deux fronts de bataille. Le danger pour eux était de succomber, non sous la valeur de l'ennemi, mais sous leur propre lassitude. Qu'on laissât aux Perses un libre espace pour s'étendre, et des troupes fraîches se présenteraient sans cesse au combat. Les motifs d'un si sage conseil furent aisément agréés, et il fut résolu que l'on attendrait l'ennemi dans les gorges du défilé. Il y avait dans l'armée d'Alexandre un Perse nommé Sisénès: jadis député au roi Philippe par le gouverneur d'Égypte; il en avait été comblé de présents et d'honneurs, et avait abandonné sa patrie pour une terre étrangère; plus tard, ayant suivi Alexandre en Asie, il était compté parmi ses confidents les plus dévoués. Un soldat crétois vint remettre à cet homme une lettre scellée d'un cachet qui lui était tout à fait inconnu; elle était de Nabarzanès, l'un des lieutenants de Darius, et il y exhortait Sisénès à se signaler par quelque action digne de sa naissance et de son caractère; il en serait, ajoutait-il, grandement honoré auprès de son roi. Sisénès, dont la conscience était pure, essaya plusieurs fois de porter la lettre à Alexandre; mais; le trouvant distrait par tant de soins et par les préparatifs de la guerre, il attendait de moment en moment une occasion plus favorable, et ce retard le fit soupçonner de trahison. La lettre, en effet, avant de lui être remise, était passée par les mains du roi, qui, l'ayant lue, lui avait apposé un cachet inconnu, et l'avait fait porter à Sisénès, afin d'éprouver la fidélité de ce Barbare. Comme il était resté plusieurs jours sans se rendre auprès du roi, on en conclut qu'il l'avait gardée dans des vues criminelles, et, peu de temps après, des soldats crétois le tuèrent pendant qu'on était en marche, selon toute apparence, par l'ordre du prince.
VIII. Déjà les soldats grecs que Thimodès avait reçus des mains de Pharnabaze, cette troupe, la principale et presque l'unique espérance de Darius, étaient arrivés. Tous le pressaient vivement de retourner sur ses pas et de regagner les vastes plaines de la Mésopotamie. S'il désapprouvait ce conseil, qu'au moins il divisât ses innombrables bataillons, et n'exposât point à un seul des coups de la fortune toutes les forces de son empire. Ce conseil ne déplaisait pas tant au roi qu'à ses courtisans: à les entendre, la foi de ces mercenaires était douteuse, et, vendus à l'ennemi, leur trahison allait éclater. S'ils voulaient lui faire diviser ses troupes, c'était pour qu'eux-mêmes, opérant à part, pussent mieux livrer à Alexandre le poste qu'on leur aurait confié; le plus sûr était de les faire investir par l'armée entière, de les écraser, et d'en faire un exemple du châtiment réservé aux traîtres. Mais Darius était un prince doux et équitable: "Non, dit-il, jamais je ne commettrai un crime si odieux; jamais je ne ferai massacrer par mes soldats des hommes qui sont venus ici sur ma parole. Et qui désormais se fiera à moi parmi les nations étrangères, si le sang de tant de soldats souille mes mains? Personne ne doit payer de sa tête un avis imprudent: on ne trouverait plus de conseillers, s'il y avait un tel danger à l'être. Vous tous, enfin, chaque jour je vous réunis autour de moi en conseil, vous y émettez des opinions diverses, et vous ne voyez pas cependant que je tienne pour le plus fidèle celui dont l'avis a été le plus sage." Il fait donc dire aux Grecs qu'il les remercie de leurs bonnes intentions; mais que rétrograder, serait livrer sans aucun doute son royaume à l'ennemi; que la réputation est tout à la guerre, et que celui qui se retire est censé fuir. Le moyen d'ailleurs de traîner la guerre en longueur? L'hiver approchait, et, dans un pays désert, tour à tour ravagé par son armée et par celle de l'ennemi, les vivres manqueraient bientôt à une si grande multitude. II ne pouvait, non plus, diviser ses troupes sans être infidèle à la coutume de ses ancêtres, qui avaient toujours exposé aux chances de la guerre toutes les forces de leur empire. Et que pouvait-il craindre, lorsque ce roi, naguère si terrible, et que l'absence de son ennemi remplissait d'une présomptueuse confiance, devenu tout à coup, à la nouvelle de son approche, circonspect de téméraire qu'il se montrait, s'était réfugié dans les gorges des montagnes; semblable à ces ignobles animaux, qui, au moindre bruit des passants, courent se cacher dans l'épaisseur des forêts? Déjà même, par une feinte maladie, il trompait l'attente de ses soldats: mais il ne lui permettrait pas d'éviter plus longtemps le combat; il irait, jusque dans le repaire où la frayeur les avait conduits, écraser ces timides ennemis. Il y avait dans ces paroles plus de jactance que de vérité. Cependant Darius, après avoir envoyé à Damas, en Syrie, sous une légère escorte, son trésor et tout ce qu'il avait de plus précieux, fit marcher le reste de ses troupes sur la Cilicie. Il était suivi, selon la coutume du pays, de sa mère et de son épouse; ses filles, avec son jeune fils, accompagnaient aussi leur père. Le hasard voulut que, la même nuit, Alexandre arrivât dans les gorges par lesquelles on entre en Syrie, et Darius dans l'endroit qui porte le nom de Pyles Amaniques. Les Perses ne doutèrent point que les Macédoniens n'eussent abandonné Issus, dont ils étaient maîtres, pour prendre la fuite. Ils le crurent surtout, lorsque tombèrent entre leurs mains quelques soldats blessés et malades qui n'avaient pu suivre le gros de l'armée. Darius, à l'instigation de ses courtisans, chez qui respirait le féroce génie des Barbares, fit couper et brûler les mains à tous ces malheureux; puis, il ordonna de les promener dans son camp, pour qu'ils y prissent connaissance de ses forces, et qu'après avoir tout examiné à loisir, ils allassent rendre compte à leur roi de ce qu'ils avaient vu. Ayant donc levé son camp, il passe le fleuve Pinare, dans le dessein de s'attacher aux pas de l'ennemi, qu'il croyait en fuite. Mais, pendant ce temps, les prisonniers à qui il avait fait couper les mains, arrivent au camp des Macédoniens, et annoncent que Darius s'avance derrière eux avec toute la rapidité possible. A peine pouvait-on les croire. Alexandre envoie alors des éclaireurs le long de la côte, pour s'assurer si c'était Darius lui-même qui arrivait, ou si l'approche de quelqu'un de ses lieutenants n'avait été prise pour celle de l'armée entière. Mais, au moment où revenaient ces éclaireurs, on aperçut au loin une multitude considérable: bientôt des feux commencèrent à briller de tous côtés dans la campagne, et tout l'horizon sembla s'enflammer d'un vaste incendie, tant était grand l'espace qu'occupaient les tentes de cette armée sans ordre, et surtout encombrée de ses bêtes de somme. Alexandre donna l'ordre d'asseoir son camp au lieu même où il était, plein de joie de combattre comme il l'avait ardemment souhaité, au milieu de ces défilés. Du reste, comme il arrive d'ordinaire aux approches d'une action décisive, sa confiance se tourna en inquiétude. Cette même fortune, dont la faveur lui avait donné tant de succès, il la redoutait maintenant, et non sans raison, après tout ce qu'elle avait fait pour lui. Il songeait combien elle est changeante; et c'était une seule nuit qui le séparait du moment où cette importante question serait décidée! Une autre pensée succédait à celle-là: la récompense était plus grande encore que le danger, et s'il était incertain de vaincre, du moins était-il assuré de mourir généreusement et avec une grande gloire. Il donna donc l'ordre à ses soldats de pourvoir aux besoins de leurs corps, et de se tenir ensuite prêts et sous les armes pour la troisième veille. Pour lui, il se transporta sur le sommet d'une haute montagne, à la lueur d'un grand nombre de torches, et il y offrit, selon l'usage national, un sacrifice aux divinités protectrices du lieu. Déjà, pour la troisième fois, la trompette avait donné le signal, et le soldat, d'après les injonctions du chef, était préparé à la marche et au combat: le commandement fut donné de s'avancer au pas accéléré; et le jour commençait à paraître, quand on arriva dans les gorges où l'on devait prendre position. Les coureurs rapportaient que Darius était à trente stades de distance. Alors Alexandre fait arrêter ses troupes, et, se revêtant lui-même de son armure, il les range en bataille. Des paysans effrayés allèrent annoncer au camp des Perses l'arrivée de l'ennemi. Darius ne pouvait se résoudre à croire que ceux qu'il poursuivait en fuyards vinssent à sa rencontre. Ce fut donc parmi tous les siens une grande épouvante. Plus disposés à la marche qu'au combat, ils saisissaient leurs armes avec précipitation; mais l'empressement même avec lequel on les voyait courir de tous côtés et appeler aux armes leurs compagnons, ne faisait qu'ajouter à la frayeur. Les uns avaient gagné la crête des montagnes pour voir de là l'armée ennemie; la plupart bridaient leurs chevaux. Dans cette armée sans unité, et où l'on n'attendait pas le commandement d'un seul chef, ce n'était partout que trouble et confusion. Darius résolut, dès le principe, d'occuper les hauteurs avec une partie de ses troupes, et d'envelopper ainsi l'ennemi par devant et par derrière: d'autres devaient lui être opposées du côté de la mer qui couvrait son aile droite, afin de le presser de toutes parts. Il commanda, en outre, à vingt mille hommes d'avant-garde, accompagnés d'une troupe d'archers, de passer le Pinare qui coulait entre les deux camps, et de tenir tête à l'armée macédonienne; s'ils ne le pouvaient faire, ils avaient ordre de se retirer dans les montagnes, et de tourner secrètement les derniers rangs de l'ennemi. Ces dispositions étaient pleines de sagesse; mais la fortune, plus puissante que tous les calculs, les fit échouer. Les uns, saisis de crainte, n'osaient exécuter les ordres qu'ils avaient reçus; les autres les exécutaient en vain, parce que là où les parties chancellent, le tout est ébranlé.
IX. Voici cependant quel fut son ordre de bataille. Nabarzanès protégeait l'aile droite, à la tête d'un corps de cavalerie, renforcé d'environ vingt mille frondeurs et archers. Avec lui était Thimodès, chef de trente mille fantassins grecs à la solde du roi de Perse. C'était là, sans aucun doute, la force de l'armée, troupe égale à la phalange macédonienne. A l'aile gauche, le Thessalien Aristomédès menait un corps d'infanterie de vingt mille Barbares; pour les soutenir, avaient été placés les soldats des nations les plus belliqueuses. Le roi lui-même devait combattre à cette aile, et il était accompagné de trois mille cavaliers d'élite habitués à lui servir de garde, ainsi que d'un corps de quarante mille fantassins. A côté d'eux se trouvait la cavalerie des Hyrcaniens et des Mèdes, et derrière, celle des autres nations, répandue sur la droite comme sur la gauche. Ainsi disposée, l'armée avait à son avant-garde six mille hommes armés de javelots ou de frondes. Tous les endroits de ces gorges, dont l'abord était permis, étaient couverts de troupes; et des deux ailes, l'une s'appuyait au sommet de la montagne, l'autre au rivage de la mer: quant à l'épouse et à la mère de Darius, on les avait placées au centre avec toutes les autres femmes. Alexandre mit à son front de bataille la force la plus redoutable des Macédoniens, la phalange. Nicanor, fils de Parménion, commandait l'aile gauche: près de lui, étaient Cénus, Perdiccas, Méléagre, Ptolémée et Amyntas, chacun à la tête de son corps d'armée. A l'aile gauche, qui s'étendait vers la mer, étaient Cratère et Parménion, mais Cratère sous les ordres de Parménion. La cavalerie était distribuée sur les deux ailes: celle de Macédoine, jointe aux Thessaliens, devait soutenir la droite, et les Péloponnésiens la gauche. En avant de l'armée Alexandre avait placé une troupe de frondeurs, auxquels se mêlaient quelques archers. Les Thraces et les Crétois, armés aussi à la légère, faisaient partie de cette avant-garde. Quant aux troupes que Darius avait envoyées prendre position sur le haut de la montagne, on leur opposa les Agriens tout récemment arrivés de la Grèce. L'ordre fut de plus donné à Parménion de s'étendre autant qu'il le pourrait du côté de la mer, pour s'éloigner davantage des hauteurs où s'étaient postés les Barbares. Mais ceux-ci, n'osant ni faire tête aux troupes qui les venaient attaquer, ni envelopper celles qui les avaient dépassés, effrayés surtout à la vue des soldats armés de frondes, avaient pris la fuite: et cette circonstance mit en sûreté le côté de l'armée macédonienne que le roi avait craint de voir attaquer d'en haut. Les rangs présentaient un front de trente-deux hommes, le défilé ne permettant pas à l'armée un plus large développement. A mesure qu'elle avançait cependant, le col de la montagne s'élargissait et offrait à ses mouvements un plus large espace: de telle sorte, qu'il fut possible, non seulement de faire marcher l'infanterie sur un front plus étendu, mais même de répandre de la cavalerie sur ses côtés.
X. Déjà les deux armées étaient en présence, mais hors de la portée du trait, lorsque les Perses les premiers firent entendre leur clameur confuse et sauvage. Les Macédoniens y répondirent par un cri plus fort que ne semblait le comporter le chiffre de leur armée, mais que répétèrent les sommets des montagnes et la vaste étendue des forêts: car c'est l'effet ordinaire d'une enceinte de rochers et de bois, de renvoyer en le multipliant le son qui les a frappés. Alexandre marchait en avant, contenant de temps en temps les siens d'un signe de sa main, dans la crainte qu'une marche trop précipitée ne les mît hors d'haleine et ne rendît leurs coups incertains au moment d'engager l'action. Il parcourait ensuite les rangs à cheval, et adressait à ses soldats des paroles différentes, selon que le génie de chaque peuple les réclamait. Aux Macédoniens, vainqueurs en Europe dans tant de guerres, et qui étaient partis pour la conquête de l'Asie et des contrées les plus reculées de l'Orient, moins par son ordre que par leur propre ardeur, il leur rappelait leurs anciennes vertus guerrières. Libérateurs de l'univers et destinés à accomplir la course glorieuse d'Hercule et de Bacchus, ils imposeraient leur joug, non pas seulement aux Perses, mais à toutes les autres nations: la Bactriane et l'Inde feraient partie de la Macédoine. C'était peu de chose que ce qu'ils voyaient maintenait; mais tout devait être acquis par la victoire. Il ne s'agissait pas ici de se consumer en fatigues stériles autour des rocs escarpés de l'Illyrie et des montagnes de la Thrace; c'étaient les dépouilles de l'Orient tout entier qui s'offraient à eux. A peine auraient-ils à se servir de leurs épées; le choc de leurs boucliers suffirait pour disperser ces bataillons déjà nais en désordre par la peur. Il invoquait ensuite la mémoire de Philippe, son père, vainqueur des Athéniens; et il leur remettait devant les yeux l'image de la Béotie, récemment conquise, et de la plus illustre de ses cités rasée jusqu'en ses fondements. Il leur rappelait et le Granique traversé et tant de villes, ou prises d'assaut, ou se livrant à merci! et tout ce qui était derrière eux, enfin, abattu et mis à leurs pieds! Lorsqu'il s'approchait des Grecs, il leur rappelait les anciennes guerres faites à la Grèce par ces Barbares, l'insolence de Darius et celle de Xerxès, qui étaient venus demander à leurs pères la terre et l'eau, leur enviant jusqu'à la jouissance de leurs fontaines et au pain qui les nourrissait chaque jour. Il leur parlait de leurs temples ruinés et dévorés par les flammes, de leurs villes emportées d'assaut, de toutes les lois divines et humaines tant de fois violées. Quant aux Illyriens et aux Thraces, accoutumés à vivre de rapine, il appelait leurs regards sur cette armée resplendissante d'or et de pourpre, portant moins des armes que du butin pour l'ennemi: "Allez, leur disait-il, allez, vous, qui êtes des hommes, arracher leur or à ces femmes; échangez les âpres sommets de vos montagnes, leurs roches nues et hérissées d'une glace éternelle, contre les plaines et les riches campagnes de la Perse."
XI. Déjà les deux armées étaient à la portée du trait, lorsque la cavalerie des Perses fondit avec fureur sur l'aile droite de l'ennemi: car c'était un combat de cavalerie que cherchait à engager Darius, persuadé que la phalange faisait la force de l'armée macédonienne. Déjà même l'aile droite d'Alexandre était enveloppée. Dès qu'il s'en aperçut, il prit le parti de ne laisser sur la montagne que deux escadrons de sa cavalerie, et de lancer le reste au milieu de la mêlée. Détachant ensuite du gros de l'armée les cavaliers thessaliens, il commande à leur chef de passer à la dérobée derrière le corps de bataille, de se réunir à Parménion, et d'exécuter ponctuellement tous ses ordres. Cependant les Macédoniens, pressés au milieu des Perses qui les environnaient de toutes parts, se défendaient avec vigueur; mais, serrés et se tenant en quelque sorte les uns aux autres, ils ne pouvaient diriger leurs javelots: à peine lancés, on les voyait s'entrechoquer et revenir sur les rangs d'où ils étaient partis; un petit nombre allait porter à l'ennemi de légères et impuissantes blessures; la plupart tombaient inutilement à terre. Il fallut donc engager de près le combat, et les épées furent vaillamment tirées. Des flots de sang coulèrent alors: car les deux armées se touchaient de si près que les armes se croisaient, et que les coups ne pouvaient s'adresser qu'au visage. Le timide et le lâche n'avaient point là le pouvoir de reculer: pied contre pied, et comme en un combat singulier, ils restaient attachés à la même place, jusqu'à ce qu'ils se fussent ouvert un passage par la victoire. Ils ne faisaient un pas en avant que sur le corps d'un ennemi terrassé; mais, fatigués, ils trouvaient un nouvel adversaire, et il était impossible de retirer, comme on le fait toujours, les blessés de la mêlée: devant, ils avaient l'ennemi; derrière, ils étaient poussés par leurs compagnons. Alexandre remplissait aussi bien les devoirs de soldat que ceux de capitaine: il cherchait, en tuant Darius, le plus noble prix de la victoire. Darius, en effet, du haut de son char dominait le champ de bataille, et c'était pour les Perses un puissant aiguillon à le défendre; pour l'ennemi, à l'attaquer. Alexandre le pressait donc de plus en plus, lorsque Oxatrès se jeta au-devant du char même du roi son frère, avec la cavalerie qu'il commandait, remarquable entre tous par l'éclat de ses armes et la force de son corps, et surtout modèle bien rare de vaillance et de piété fraternelle. Ce combat l'illustra beaucoup, et on le vit tour à tour renverser à ses pieds ceux qui le pressaient imprudemment, et forcer les autres à fuir. Mais les Macédoniens, qui avaient leur roi au milieu d'eux, après s'être animés par de mutuelles exhortations, s'élancent avec lui sur cette cavalerie. Le carnage devint alors un massacre. Autour du char de Darius gisaient les chefs les plus distingués de l'armée, morts d'un trépas honorable sous les yeux de leur roi, tous le visage contre terre, comme ils étaient tombés en combattant, tous ayant reçu par devant leurs blessures. Dans le nombre, on reconnaissait Atizyès, Rhéomithrès et Sabacès, le gouverneur de l'Égypte, qui, jadis, avait commandé de grandes expéditions; autour d'eux était entassée une foule moins illustre de cavaliers et de fantassins, Il y eut aussi des Macédoniens qui périrent, non pas en grand nombre, mais ce furent les plus vaillants: Alexandre lui-même eut la cuisse droite légèrement atteinte d'un coup d'épée. Cependant les chevaux qui traînaient Darius, percés de traits et effarouchés par la douleur, commençaient à secouer le joug et à faire chanceler le roi sur son char. Craignant alors de tomber vivant au pouvoir de ses ennemis, il saute à bas et se fait mettre sur un cheval qui le suivait pour cet usage; il a peur aussi que les ornements de la royauté ne trahissent sa fuite, et les rejette honteusement loin de lui. A ce coup, l'épouvante dissipe le reste de ses soldats: partout où un passage leur est ouvert pour fuir, ils s'y précipitent, jetant leurs armes, qu'un instant auparavant ils avaient prises pour se défendre: tant la peur leur fait redouter même leurs moyens de salut!Un corps de cavalerie que Parménion avait détaché de l'aile gauche, poursuivait les fuyards, qui, par un singulier hasard, s'étaient tous portés de ce côté; mais, à la droite, les Perses pressaient vivement la cavalerie Thessalienne; déjà même un escadron avait été renversé par l'impétuosité de leur choc, lorsque les Thessaliens, faisant rapidement tourner leurs chevaux, s'éloignent, et, revenant à la charge, font une affreuse boucherie des Barbares, que la confiance de la victoire avait débandés et mis en désordre. Les cavaliers Perses, ainsi que leurs montures, surchargés de plaques de fer, avaient peine à se former en escadrons, manœuvre qui exige surtout de l'agilité; et c'était en la faisant exécuter à leurs chevaux qu'ils avaient été surpris par les Thessaliens. A la nouvelle de l'heureux succès de cet engagement, Alexandre, qui jusqu'alors n'avait pas osé poursuivre les Barbares, vainqueur des deux côtés, n'hésita plus à se lancer sur leur trace. Mille cavaliers au plus l'accompagnaient, et une foule innombrable de Perses tombaient sous leurs coups; mais dans la victoire ou dans la fuite, compte-t-on jamais l'ennemi? Ils couraient donc, chassés comme un troupeau par cette poignée d'hommes, et la même terreur qui les faisait fuir ralentissait leur fuite. Cependant, les Grecs qui s'étaient rangés sous les enseignes de Darius, conduits par Amyntas, autrefois lieutenant d'Alexandre, aujourd'hui transfuge, marchaient séparés du reste de l'armée, et ce n'était pas en fuyards qu'ils avaient quitté le champ de bataille. Quant aux Barbares, la frayeur les emporta dans des routes toutes diverses: les uns suivirent celle qui conduisait directement en Perse; d'autres, par des détours, gagnèrent les rochers et la retraite des bois dans les montagnes;un petit nombre retournèrent au camp de Darius. Mais déjà l'ennemi vainqueur avait pénétré dans ce camp même, si plein de toutes sortes de richesses: une immense quantité d'or et d'argent, vain appareil de luxe et non de guerre, était devenue la proie des soldats; et, comme tous enlevaient plus qu'ils ne pouvaient porter, les chemins étaient jonchés d'objets de médiocre valeur, que leur avarice avait dédaignés par comparaison avec de plus précieux. On était arrivé jusqu'aux femmes, à qui leurs ornements étaient arrachés avec d'autant plus de violence qu'ils leur était plus chers: leurs personnes même n'étaient pas respectées par la brutale passion des soldats. Tout était dans le camp tumulte et désolation, selon les diverses fortunes de chacun, et nulle scène de désastre n'y manquait, la cruauté et la licence du vainqueur s'étendant à tous les rangs et à tous les âges. C'est alors que l'on put se donner le spectacle des jeux cruels de la fortune: les mêmes hommes qui, naguère, avaient orné la tente de Darius, avec tout l'éclat du luxe et de l'opulence, gardaient maintenant ses trésors pour Alexandre, comme pour un ancien maître: car il n'y avait que cela qu'eût épargné la main du soldat, d'après l'usage établi, que le vainqueur fût reçu dans la tente du roi vaincu. Mais c'était la mère et l'épouse de Darius, toutes deux prisonnières, qui appelaient sur elles les regards et l'attention de tous: l'une, vénérable par la majesté de sa personne aussi bien que par son grand âge; l'autre, d'une beauté que son infortune même n'avait en rien altérée. Elle entourait de ses bras son fils, qui n'avait point encore accompli sa sixième année, et qu'elle avait mis au jour dans l'espoir de cette haute fortune que son père venait de perdre. Sur le sein de la vieille reine étaient penchées les deux filles de Darius, déjà sorties de l'enfance, et accablées de la douleur de leur aïeule autant que de la leur. Autour d'elles s'étaient rassemblées une foule de femmes de distinction, qui s'arrachaient les cheveux et déchiraient leurs vêtements, n'ayant plus aucun souvenir de leur ancien rang: elles leur donnaient encore les noms de leurs reines, de leurs maîtresses; noms véritables autrefois, mais qui maintenant n'étaient plus faits pour elles. Les infortunées princesses, ne songeant point à leur propre misère, demandaient à quelle aile avait combattu. Darius, quelle avait été l'issue de la bataille; elles ne pouvaient se croire captives, si le roi était encore vivant. Mais le roi, changeant sans cesse de chevaux, avait été emporté déjà bien loin par la fuite. Il périt dans cette bataille, du côté des herses, cent mille fantassins et dix mille chevaux. Du côté d'Alexandre, les blessés furent au nombre de cinq cent quatre; l'infanterie ne perdit en tout que trente-deux hommes, et la cavalerie ne compta pas plus de cent cinquante morts: voilà à quel faible prix s'acheta cette grande victoire!
XII. Après s'être fatigué longtemps à poursuivre Darius, Alexandre, voyant approcher la nuit sans espoir de l'atteindre, retourna au camp dont ses troupes venaient de s'emparer. Il fit alors inviter à sa table les plus familiers d'entre ses amis; car sa blessure, qui ne lui avait qu'effleuré légèrement la cuisse, ne l'empêchait point de prendre part au repas. Tout à coup part de la tente voisine un cri lugubre mêlé de hurlements et de lamentations à la manière des Barbares, qui vient effrayer les convives. La troupe qui gardait la tente du roi, craignant que ce ne fût le commencement de quelque mouvement sérieux, s'était empressée de prendre les armes. Or, la cause de cette alarme subite fut que la mère et l'épouse de Darius, avec les femmes de distinction qui partageaient leur captivité, croyant ce prince mort, le pleuraient avec des gémissements et de bruyantes clameurs. C'était un des eunuques prisonniers que le hasard avait fait passer devant leur tente, et qui avait reconnu, aux mains de l'homme qui l'avait trouvé, le manteau de Darius, jeté, comme on l'a dit, par ce prince, pour que ses vêtements royaux ne le trahissent point: il s'était persuadé qu'on en avait dépouillé le roi tué, et avait apporté la fausse nouvelle de sa mort. On rapporte qu'Alexandre, en apprenant l'erreur de ces femmes, versa des larmes sur la fortune de Darius et sur l'attachement qu'elles lui portaient. D'abord il avait choisi, pour aller les consoler, Mithrénès, qui lui avait livré Sardes, et qui connaissait la langue des Perses; mais, craignant que la vue de ce traître ne provoquât la colère des captives et n'aggravât leur chagrin, il leur envoya Léonnatus, l'un de ses courtisans, avec ordre de les informer qu'elles pleuraient sans sujet Darius, qui vivait encore. Celui-ci, accompagné d'un petit nombre de gardes, se présente devant la tente des reines prisonnières, et se fait annoncer comme envoyé par le roi. Mais ceux qui étaient à l'entrée, aussitôt qu'ils aperçoivent des hommes armés, se persuadent que c'en est fait de leurs maîtresses, et se précipitent dans la tente, leur criant que leur dernière heure est arrivée, et que des soldats ont été envoyés pour égorger les captives. Incapables de leur défendre l'entrée, et n'osant la leur permettre, les infortunées ne firent aucune réponse, et elles attendaient en silence les volontés du vainqueur. Léonnatus resta longtemps sans être introduit; puis, comme personne n'osait sortir, il laissa ses gardes dans le vestibule, et entra dans la tente. Ce fut un nouveau sujet d'alarme pour les prisonnières de le voir paraître ainsi au milieu d'elles, sans qu'elles l'y eussent admis. Aussi l'épouse et la mère, tombant à ses pieds, commencèrent à le supplier de leur permettre, avant qu'on les tuât, d'ensevelir les restes de Darius; une fois libres de ce devoir suprême, elles sauraient mourir avec courage. Léonnatus leur répondit que Darius vivait, et que, pour elles, non seulement leurs jours étaient assurés, mais qu'elles seraient toujours reines, avec les honneurs de leur ancienne fortune. La mère de Darius permit alors qu'on la relevât. Le lendemain, Alexandre ayant fait donner avec soin la sépulture à ceux de ses soldats dont on avait trouvé les corps, commanda qu'on rendît le même honneur aux principaux chefs de l'armée des Perses, et permit à la mère de Darius d'ensevelir, suivant les usages de son pays, ceux qu'il lui plairait de choisir. Celle-ci se contenta de faire inhumer le petit nombre de ses parents les plus proches, avec la simplicité que commandait sa fortune présente; elle craignait que l'appareil usité chez les Perses dans les cérémonies funèbres n'offensât les regards, lorsqu'on brûlait avec si peu de pompe les corps des vainqueurs. Ayant ainsi rendu aux morts les derniers devoirs, Alexandre fit prévenir les prisonnières qu'il venait en personne les visiter; et, laissant derrière lui son escorte, il entra dans leur tente, accompagné d'Héphestion. Élevé jadis avec le roi, Héphestion, de tous ses amis, était le plus cher: c'était le confident de tous ses secrets; nul autre n'avait le droit de l'avertir avec la même liberté, et il usait de ce droit de manière à ce qu'il parût une concession du roi plutôt qu'un privilège qu'il s'était arrogé. Son âge était le même que celui d'Alexandre, mais sa taille beaucoup plus haute. Aussi, le prenant pour le roi, les deux princesses l'honorèrent à la façon des Perses. Des eunuques prisonniers leur montrèrent Alexandre, et aussitôt Sisigambis se jeta à ses pieds, en s'excusant de sa méprise sur ce qu'elle ne l'avait jamais vu. Mais le roi lui tendant la main pour la relever: "Vous ne vous êtes pas trompée, ma mère, lui dit-il, car celui-ci est aussi Alexandre." Ah! sans doute, s'il eût conservé jusqu'à la fin de sa vie cette modération de sentiments, il me paraîtrait bien plus heureux qu'il ne sembla l'être, lorsqu'il imitait le triomphe du dieu Bacchus, après avoir parcouru en vainqueur toutes les contrées depuis l'Hellespont jusqu'à l'Océan. Il eût vaincu ces deux indomptables passions de son cœur, l'orgueil et la colère; il ne se fût point souillé du meurtre de ses amis au milieu des festins; il eût craint de faire périr, sans les entendre, d'illustres guerriers, conquérants avec lui de tant de nations. C'est que la fortune n'avait pas encore versé le poison dans son âme: il en reçut les premières faveurs avec modération et sagesse; mais il finit par ne pouvoir plus en supporter l'excès. Dans la circonstance dont nous parlons, il surpassa en retenue et en clémence tous les rois qui l'avaient précédé. Les filles de Darius étaient d'une grande beauté, et il les respecta comme si elles eussent eu le même père que lui. L'épouse de ce prince, la plus belle des femmes de son époque, fut aussi pour lui un objet sacré, et il mit le plus grand soin à préserver sa pudeur du moindre outrage. Il voulut que l'on rendît aux femmes toutes leurs parures; et, dans leur captivité, il ne leur manqua rien de leur ancienne fortune, que la confiance. C'est pourquoi Sisigambis lui dit: "Roi, tu mérites que nous fassions pour toi les mêmes vœux que nous faisions naguère pour notre cher Darius; et, je le vois, tu es digne d'avoir surpassé un si grand roi en fortune comme en noblesse d'âme. Tu me donnes les noms de mère et de reine, et moi je me reconnais pour ton esclave. Je ne suis point au-dessous de la hauteur de ma condition passée, et je puis supporter l'abaissement de celle où je me trouve. C'est à toi de voir si, maître absolu de notre destinée, tu veux manifester ton pouvoir par la clémence plutôt que par la rigueur."Le roi les invita à ne point perdre courage; puis, il prit entre ses bras le fils de Darius. L'enfant, sans éprouver de frayeur à l'aspect d'un étranger qu'il voyait alors pour la première fois, lui passa ses mains autour du cou. Son assurance toucha Alexandre, qui, se tournant vers Héphestion: "Que je voudrais, lui dit-il, que Darius eût eu quelque chose de cet heureux naturel' " Aussitôt après, il quitta la tente; et ayant élevé sur les bords du Pinare trois autels consacrés à Jupiter, à Hercule et à Minerve, il prit la route de la Syrie: Parménion marchait en avant sur Damas, où étaient les trésors du roi de Perse.
XIII. Ce général apprit qu'un des satrapes de Darius l'avait devancé, et, craignant que le petit nombre de ses troupes ne fût regardé avec mépris, il résolut d'appeler des renforts. Mais le hasard fit tomber entre les mains de ses éclaireurs un soldat, Marde de nation, qui, amené devant lui, lui remit une lettre adressée à Alexandre par le gouverneur de Damas. Il ajoutait que, sans aucun doute, ce gouverneur était prêt à livrer tous les riches effets du roi avec son trésor. Parménion s'assura de l'homme, et, ouvrant ensuite la lettre, il y lut qu'Alexandre eût à envoyer au plus tôt quelqu'un de ses généraux avec une troupe peu nombreuse. Cette information prise, il renvoie sous escorte le Marde à son perfide maître. Mais celui-ci, s'étant échappé des mains de ses gardes, arriva à Damas avant le jour. Parménion éprouva quelque inquiétude de cette circonstance: il craignait un piège, et n'osait s'engager sans guide dans une route inconnue. Toutefois, se confiant en l'heureuse fortune de son roi, il ordonna qu'on lui amenât des paysans pour lui servir de guides: on n'eut pas de peine à en trouver, et, le quatrième jour, il arriva aux portes de Damas, lorsque déjà le gouverneur commençait à craindre qu'on n'eût pas ajouté foi à ses avis. Le traître feignit alors de n'avoir nulle confiance aux fortifications de la ville, et, avant le lever du soleil, il fit mener dehors le trésor du roi, que les Perses appellent gaza, avec ses effets les plus précieux, faisant semblant de prendre la fuite, mais, dans le fait, pour aller offrir ce butin à l'ennemi. Des milliers d'hommes et de femmes accompagnaient sa marche hors des murs: spectacle de pitié pour tous, excepté pour l'homme à la foi duquel cette multitude était confiée. Car, pour que sa trahison fût mise à un plus haut prix, il se proposait de conduire à l'ennemi une proie bien plus agréable que le pouvaient être tous les trésors, la noblesse du royaume, les épouses et les enfants des lieutenants de Darius, et avec eux les députés des villes grecques, que le roi avait mis entre ses mains, comme dans la plus sûre de toutes les forteresses. Les Perses appellent gangabas les hommes qui font métier de porter les fardeaux: or, ceux que le gouverneur employait, ne pouvant endurer le froid (car une tempête soudaine avait fait tomber une neige épaisse et la terre gelait), se mirent à déployer les robes tissues d'or et de pourpre qu'ils transportaient avec l'argent du roi, et s'en revêtirent sans que personne osât les en empêcher, la fortune de Darius permettant tout contre lui, même aux hommes des rangs les plus inférieurs. Parménion, trompé par l'apparence, les prit pour une troupe qui n'était pas à mépriser; sa vigilance s'en redouble, et exhortant les siens, en peu de mots, comme à un combat en règle, il leur commande de presser leurs chevaux de l'éperon et de fondre sur l'ennemi avec impétuosité. Mais ceux qui portaient des fardeaux, saisis de terreur, les laissent derrière eux et prennent la fuite: les soldats qui les escortaient, emportés par la même crainte, jettent leurs armes et gagnent des sentiers détournés qui leur sont connus. Le gouverneur, de son côté, feignant de partager leur effroi, avait partout répandu l'alarme. Les richesses royales jonchaient au loin la campagne: là, était l'argent destiné à la solde d'une si grande armée; là, les parures de tant de nobles hommes et de femmes illustres par leur naissance; des vases d'or, des freins d'or, des tentes ornées avec une magnificence royale; des chariots abandonnés de leurs conducteurs, et chargés de toutes sortes de richesses: spectacle affligeant, même pour les pillards, si rien pouvait toucher l'avarice! Il fallait voir en effet ce qu'avait amassé pendant des siècles une fortune si prodigieuse et si hors de croyance, déchiré par les buissons, ou plongé dans la fange, d'où on l'arrachait. Les mains qui pillaient ne suffisaient pas au pillage. On atteignit bientôt ceux qui avaient fui les premiers: c'étaient des femmes, traînant la plupart leurs enfants, et parmi elles les trois filles d'Ochus, le prédécesseur de Darius, jeunes infortunées déjà déchues par une révolution des grandeurs paternelles, mais dont le sort aggravait alors bien davantage la triste condition. On y voyait aussi l'épouse de ce même Ochus, la fille d'Oxathrès, frère de Darius, la femme d'Artabaze, celui qui occupait le premier rang à la cour, ainsi que son fils, qui portait le nom d'llionée. Pharnabaze, à qui le roi avait confié le commandement suprême des provinces maritimes, eut son épouse et son fils prisonniers; Mentor, ses trois filles; et la femme de l'illustre capitaine Memnon, avec son fils, subit le même sort. A peine une seule des nobles maisons de la Perse fut-elle exempte de cette calamité. Enfin, furent comptés au nombre des captifs plusieurs citoyens de Lacédémone et d'Athènes, qui, au mépris de la foi des traités, avaient suivi le parti des Perses; parmi les Athéniens, Aristogiton, Dropidès et Iphicratès, distingués par leur naissance et par leur renommée; parmi les Lacédémoniens, Pasippus et Onomastoridès, Onomante et Callicratidès, illustres aussi entre leurs concitoyens. Le montant de l'argent monnayé était de deux mille six cents talents; le poids de l'argent travaillé en valait cinq cents: trente mille hommes et sept mille bêtes de somme chargées de bagages, tombèrent en outre au pouvoir des vainqueurs. Au reste, les dieux ne tardèrent pas à frapper d'un juste châtiment l'homme qui avait trahi le dépôt d'une si grande fortune: un de ses complices, respectant sans doute encore la royauté, même en ses revers, le tua, et porta sa tête à Darius; consolation qui dut être douce à un prince trahi, puisqu'il était vengé d'un ennemi, et voyait par là que le souvenir de sa puissance n'était pas encore effacé de tous les esprits.