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QUINTE-CURCE
LIVRE SIXIÈME.
I. --- il se jeta au fort de la mêlée, renversa tout ce qui opposait le plus de résistance, et chassa devant lui une grande partie de l'armée macédonienne. Les vainqueurs étaient en fuite: et jusqu'à ce qu'ils eussent amené dans la plaine leur ennemi trop ardent à les poursuivre, ils tombèrent en foule sous ses coups; mais une fois que le terrain leur eut permis de tenir ferme, on se battit à forces égales. Cependant, entre tous les Lacédémoniens, le roi se faisait remarquer, non seulement par sa taille et l'éclat de son armure, mais aussi par la grandeur de son courage, qui, seul, ne put être vaincu. De tous côtés, soit de près, soit de loin, les traits étaient dirigés contre lui; et longtemps couvert de ses armes, il para les coups avec son bouclier, ou par l'adresse de ses mouvements: mais enfin un coup de lance lui perça les cuisses, son sang coula en abondance, et ses jambes se dérobèrent sous lui. Ses écuyers le relèvent aussitôt, le placent sur son bouclier, et le rapportent au camp, à peine assez fort pour supporter la secousse donnée à ses blessures. Les Lacédémoniens, cependant, n'abandonnèrent pas le combat, et, étant parvenus à se retrancher dans un poste qui leur donnait l'avantage sur l'ennemi, ils serrèrent leurs rangs, pour recevoir les flots de l'armée macédonienne lancée contre eux. Jamais, dit-on, l'on ne vit de combat plus acharné. Entre les soldats des deux nations les plus belliqueuses du monde, le succès était égal. Les Lacédémoniens avaient devant les yeux leur ancienne gloire, les Macédoniens leur gloire présente; ceux-ci se battaient pour la liberté, ceux-là pour l'empire; aux Lacédémoniens c'était leur chef, aux Macédoniens c'était la position qui manquait. Les chances variées de la journée venaient aussi accroître, pour les deux partis, les alternatives de la crainte et de l'espérance, comme si, entre de si braves guerriers, la fortune eût pris plaisir à laisser la lutte indécise. Du reste, l'étroit espace où s'était circonscrite la bataille ne leur permettait pas de déployer toutes leurs forces. Il y avait plus de spectateurs que de combattants; et ceux qui étaient hors de la portée du trait, animaient à l'envi de leurs cris leurs compagnons d'armes. Enfin l'armée lacédémonienne commença à faiblir; les soldats ne portaient plus qu'à grand-peine leurs armures ruisselantes de sueur; pressés ensuite par l'ennemi, ils reculèrent, et prirent ouvertement la fuite. Ainsi dispersés, le vainqueur les poursuivait, et après avoir traversé dans sa course tout l'espace qu'avaient couvert les troupes lacédémoniennes, c'était Agis lui-même qu'il cherchait à atteindre. Celui-ci, quand il vit la fuite des siens et l'approche des ennemis, commanda qu'on le mît à terre; puis, après avoir essayé si son corps pourrait répondre à l'énergie de son âme, comme il se sentit défaillir, il se plaça sur ses genoux, prit son casque à la hâte, se couvrit de son bouclier, et, brandissant sa lance, il appelait les ennemis, s'il en était d'assez hardis parmi eux pour venir, sur la terre où il gisait, chercher ses dépouilles. Personne n'osa l'attaquer de près: on lui lançait de loin des traits qu'il renvoyait à l'ennemi, lorsque enfin sa poitrine nue fut percée d'un javelot: l'ayant arraché de sa blessure, il posa un instant sur son bouclier sa tête inclinée et défaillante; et bientôt, la vie l'abandonnant avec son sang, il tomba mort sur ses armes. Cinq mille trois cents Lacédémoniens périrent dans cette bataille, et, du côté des Macédoniens, mille hommes au plus; mais à peine un seul d'entre eux rentra au camp sans blessure. Cette victoire n'abattit pas seulement Sparte et ses alliés, mais aussi tous ceux qui avaient fixé les yeux sur le résultat de la guerre. Antipater n'ignorait pas combien, en le félicitant, leurs cœurs démentaient leurs visages; mais il voulait terminer la guerre, et avait besoin de se laisser tromper. Quoique d'ailleurs il s'applaudît de ses succès, l'envie lui faisait peur: car il avait plus fait que ne comportait la condition d'un lieutenant. Alexandre voulait bien que ses ennemis fussent vaincus; mais qu'Antipater fût le vainqueur, il en exprimait tout haut son mécontentement: il regardait comme un vol fait à sa gloire tout ce qui s'ajoutait à celle d'un autre. Aussi Antipater, qui connaissait parfaitement cette âme hautaine, n'osa-t-il pas exercer lui-même les droits de la victoire; il s'en remit, sur ce qu'il avait à faire, à l'assemblée générale des Grecs. Les Lacédémoniens y demandèrent pour toute grâce qu'il leur fût permis d'envoyer des députés au roi: leur pardon leur fut accordé, sans autre exception que celle des auteurs de la révolte. Quant aux Mégalopolitains, dont la ville avait été assiégée, les Achéens et les Étoliens, qui avaient pris part à la rébellion, furent condamnés à leur payer cent vingt talents. Telle fut l'issue de cette guerre, qui éclata soudainement et fut néanmoins terminée avant qu'Alexandre eût vaincu Darius à Arbèles.
Mais aussitôt que son esprit fut affranchi des soins pressants qui l'occupaient, ce prince, mieux fait pour les travaux de la guerre que pour le repos et l'oisiveté, se laissa aller aux plaisirs; et, invincible aux armes des Perses, il fut vaincu par leurs vices. Des festins aux heures les moins permises, une passion insensée pour l'excès du vin et des veilles, des jeux, des troupes de courtisanes, tout annonçait en lui le passage aux mœurs étrangères. En les adoptant comme préférables à celles de son pays, il choqua si fort les yeux et les esprits des Macédoniens, que parmi ses amis la plupart voyaient en lui un ennemi. En effet, des hommes fidèles à leur éducation et accoutumés à satisfaire simplement et à peu de frais les besoins de la nature, étaient entraînés par son exemple dans les vices étrangers, dans les corruptions des nations vaincues. De là, les complots fréquents contre sa vie, les mutineries des soldats, la liberté des entretiens où leur ressentiment se donnait un libre cours; de là aussi sa colère, les soupçons que faisait naître en lui un crainte sans motif, et d'autres semblables faiblesses dont nous allons être témoins. Cependant, au milieu de ces nuits et de ces jours qui s'écoulaient dans le désordre des festins, des jeux étaient placés pour prévenir la satiété des plaisirs de la table. La foule des artistes qu'il avait fait venir de la Grèce ne lui suffisait plus, et il ordonnait à ses captives de chanter, à la manière de leur pays, des chansons sans art et faites pour choquer des oreilles qui n'y étaient pas accoutumées. Parmi ces femmes, le roi en distingua une plus triste que les autres, et, qui résistait avec un air de modestie aux gardes qui la faisaient avancer. Elle était d'une beauté rare, que rehaussait la pudeur; ses yeux baissés vers la terre, les efforts qu'elle faisait pour voiler son visage, firent soupçonner au roi qu'elle devait être de trop haute naissance pour se donner en spectacle parmi les jeux d'un festin. Il lui demanda donc qui elle était. Elle répondit qu'elle avait pour aïeul Ochus, naguère roi de Perse; qu'elle était née de son fils et avait été mariée à Hystaspe. Cet Hystaspe était parent de Darius, et avait même eu le commandement d'une armée considérable. Il y avait encore au fond du cœur d'Alexandre quelques faibles restes de son ancienne vertu: aussi, respectant la fortune d'une femme issue du sang royal, et le nom célèbre d'Ochus, il la fit mettre en liberté et lui rendit tous ses biens: il voulut même que l'on cherchât le mari pour le réunir à son épouse. Le lendemain, il commanda à Héphestion de faire amener dans le palais tous les prisonniers; et, après avoir reconnu la condition de chacun d'entre eux, il sépara du nombre ceux que distinguait leur naissance. Ils étaient dix, et parmi eux Oxathrès, frère de Darius, non moins digne de renom par ses nobles qualités, que par la haute fortune de son frère. Il y avait un noble Perse, appelé Oxydatès, qui, réservé par Darius à la peine capitale, était retenu dans les fers; Alexandre le délivra et le fit satrape de Médie: quant au frère de Darius, il l'admit dans la troupe des Amis, en lui conservant tous les honneurs de son ancien rang. Le dernier butin avait rapporté vingt-six mille talents, dont douze mille avaient été distribués aux soldats, à titre de gratification; une somme égale fut détournée par l'infidélité des gardiens. De là, on se mit en route pour le pays des Parthes, peuple alors inconnu, et aujourd'hui le premier de tous ceux qui, placés au-delà de l'Euphrate et du Tigre, confinent à la mer Rouge. Les Scythes se sont établis dans la plaine, en une contrée fertile: ce sont encore, de nos jours, des voisins incommodes. Leurs demeures sont à la fois répandues en Europe et en Asie. Ceux qui habitent au-dessus du Bosphore appartiennent à l'Asie; ceux d'Europe s'étendent depuis la gauche de la Thrace jusqu'au Borysthène, et de là en ligne droite jusqu'à un autre fleuve, qu'on nomme le Tanaïs. Le Tanaïs coule entre l'Europe et l'Asie; et on ne doute pas que les Scythes, par qui fut fondé l'empire des Parthes, ne soient venus, non des rives du Bosphore, mais des contrées européennes. Hécatompylos, bâtie par les Grecs, était alors une ville célèbre: le roi y fit une halte, ayant pris soin que, de tous côtés, l'on y transportât des vivres. Aussitôt se répandit, sans nul fondement, un de ces bruits où se plaisent les imaginations du soldat oisif. Le roi, disait-on, content de ce qu'il avait fait, avait résolu de retourner au plus tôt en Macédoine. Semblables à des insensés, ils se précipitent alors dans leurs tentes et préparent leurs paquets pour la route; on eût dit que le signal avait été donné de plier bagage. Dans tout le camp, c'est un tumulte d'hommes, les uns cherchant leurs camarades, les autres chargeant les voitures; et le bruit en parvient aux oreilles du roi. Une circonstance avait accrédité cette fausse rumeur: c'était le licenciement des troupes grecques renvoyées dans leur patrie, avec une gratification de six mille deniers pour chaque cavalier. Ils s'imaginaient que le terme de leur service était de même arrivé. Alexandre, dont la pensée était de porter ses armes dans les Indes et jusqu'aux extrémités de l'Orient, fut effrayé, comme il devait l'être. Il rassemble sur-le-champ, dans sa tente, ses principaux officiers, et, les larmes aux yeux, il se plaint d'être arrêté au milieu du cours de sa gloire, pour rapporter dans sa patrie la fortune d'un vaincu, plutôt que celle d'un vainqueur: et ce n'était pas la lâcheté de ses soldats, c'était la haine des dieux qui lui suscitait cet obstacle; c'étaient eux qui avaient inspiré à de si braves guerriers ce désir subit de revoir leur patrie, où ils devaient bientôt retourner avec plus d'honneur et de renommée. Alors chacun de faire offre de sa personne; chacun de réclamer le poste le plus périlleux: ils lui garantissent même l'obéissance des soldats, pour peu qu'il veuille calmer les esprits par des paroles douces et accommodées à la circonstance: jamais on ne les avait vus se retirer dans l'abattement et le désespoir, lorsqu'ils avaient pu puiser auprès de lui l'enthousiasme et se pénétrer des sentiments de sa grande âme. Alexandre répondit qu'il ferait comme ils lui disaient; que, de leur côté, ils préparassent la multitude à l'entendre. Lorsque ensuite tout fut disposé comme le voulait la circonstance, il ordonna de convoquer l'armée, et il la harangua en ces termes.
III. "Lorsque vous considérez, soldats, les grandes choses que nous avons faites, il est peu étonnant que le désir du repos et la satiété de la gloire entrent dans vos âmes. Sans parler des Illyriens, des Triballes, de la Béotie, de la Thrace, de Sparte, des Achéens, du Péloponnèse, de toutes ces contrées, les unes conquises sous mon propre commandement, les autres en mon nom et sous mes auspices, voilà que, portant la guerre aux bords de l'Hellespont, nous avons affranchi l'Ionie et l'Éolide, qui gémissaient en esclaves sous le despotisme barbare; voilà que la Carie, la Lydie, la Cappadoce, la Phrygie, la Paphlagonie, la Pamphylie, le pays des Pisides, la Cilicie, la Syrie, la Phénicie, l'Arménie, la Perse, la Médie, la Parthiène, sont sous notre domination: j'ai embrassé dans mes conquêtes plus de provinces que les autres n'ont pris de villes; et je ne sais si, en les énumérant, la multitude des noms n'en aura pas dérobé quelqu'une à ma mémoire. Aussi, si je regardais comme suffisamment assurée la possession des pays que nous avons conquis avec tant de rapidité, je vous le proteste, soldats, fissiez-vous tous vos efforts pour me retenir, je m'élancerais vers mes foyers, vers ma mère et ma sœur, vers mes autres concitoyens;je m'empresserais d'aller jouir de l'honneur et de la gloire que j'ai gagnés avec vous, en ces lieux où nous attendent les plus riches fruits de la victoire, la joie de nos enfants, de nos épouses et de nos parents, la paix, le repos et la jouissance tranquille des biens que nous avons acquis par notre courage. Mais dans un état nouveau, et la vérité nous force de l'avouer, encore précaire, avec des barbares dont les têtes se roidissent contre le joug qu'elles viennent de recevoir, il faut du temps, soldats, pour qu'ils se pénètrent de sentiments plus doux, et que leurs esprits effarouchés prennent de plus paisibles habitudes. Les fruits de la terre même attendent, à une époque marquée, leur maturité: tant il est vrai qu'il existe aussi pour ces êtres inanimés une loi qui préside à leur insensible développement! Eh quoi! pensez-vous que tant de peuples accoutumés à l'empire et au nom d'un autre prince, n'ayant avec nous aucun rapport de religion, ni de mœurs, ni de langage, aient été domptés du même coup qui les a vaincus? Ce sont vos armes, non leur génie, qui les tiennent dans l'obéissance; présents, ils vous craignent, et redeviendront vos ennemis dans votre absence. Nous avons affaire à des animaux sauvages, qui, pris et enfermés, s'apprivoisent à la longue, contre le vœu de leur nature.""Et je parle toujours comme si nos armes avaient soumis tout ce qui fut au pouvoir de Darius. Nabarzanès s'est emparé de l'Hyrcanie; le parricide Bessus, non content de posséder la Bactriane, va jusqu'à nous menacer; les Sogdiens, les Dahes, les Massagètes, les Saces, les Indiens ont encore leur indépendance. Tous ces peuples, une fois qu'ils nous verront le dos tourné, s'attacheront à nos pas. Tous, en effet, forment une même nation; pour eux, nous sommes des étrangers et des hommes d'une autre race, et toujours on obéit plus volontiers à des maîtres indigènes, alors même que celui qui commande serait un tyran plus redoutable. Ainsi donc il faut ou abandonner nos conquêtes, ou conquérir ce que nous ne possédons pas. Comme dans un corps malade les médecins ne laissent rien de ce qui peut nuire, de même, soldats, abattons tout ce qui fait obstacle à notre empire. Souvent une légère étincelle que l'on a négligée allume un grand incendie. Il n'y a jamais sûreté à mépriser un ennemi; le dédaigner, c'est le rendre plus fort par votre incurie.""Darius lui-même n'a pas reçu l'empire des Perses par droit héréditaire; c'est le crédit de Bagoas, d'un eunuque, qui l'a placé sur le trône de Cyrus: et vous croyez qu'il faudrait beaucoup de peine à Bessus pour se saisir de la royauté sans possesseur! Assurément, soldats, nous sommes bien coupables, si nous n'avons vaincu Darius que pour livrer l'empire à l'un de ses esclaves, à un traître, assez hardi pour oser le dernier des crimes contre son roi, réduit, comme il l'était, à avoir besoin de la pitié étrangère, tel enfin que nous, ses vainqueurs, nous l'eussions certainement épargné. Et ce Bessus l'a tenu prisonnier dans les fers! et, pour nous empêcher de lui sauver la vie, il l'a assassiné! Et ce serait à lui que vous laisseriez cet empire! Pour moi, je brûle d'impatience de le voir, attaché à un gibet, payer à tous les rois et à tous les peuples la juste peine de sa perfidie. Et, je vous le demande, si bientôt on vient vous annoncer que ce même homme ravage les villes de la Grèce ou les bords de l'Hellespont, de quelle douleur ne serez-vous pas accablés, en le voyant vous ravir les fruits de votre victoire? Vous vous hâterez alors de réclamer votre conquête; alors vous prendrez les armes. Combien ne vaut-il pas mieux aller l'écraser pendant qu'il est tout troublé encore et qu'il n'a point eu le temps de se recueillir! Quatre jours de marche, c'est là ce qui nous reste, à nous dont les pieds ont foulé tant de neiges, à nous qui avons traversé tant de fleuves et franchi les sommets de tant de montagnes. Cette mer, qui couvrait le chemin de ses vagues soulevées, n'est plus devant nous pour arrêter notre marche; les gorges et les défilés de la Cilicie ne nous ferment plus le passage: tout est plaine, tout nous ouvre une route facile. Nous ne sommes plus qu'à quelques pas de la victoire; une poignée de fugitifs, lâches assassins de leur maître, voilà les seuls ennemis qui nous restent. Ce sera, j'en atteste les dieux, une noble action qui se perpétuera dans le souvenir de la postérité, parmi vos plus beaux titres de gloire, d'avoir su, quoique Darius fût votre ennemi, oublier votre haine pour lui après sa mort, et d'avoir puni ses meurtriers, en vengeurs qui ne permettent à aucun traître d'échapper à leurs mains. Cette tâche accomplie, ne sentez-vous pas combien les Perses seront plus soumis, en voyant que vous avez pris les armes pour la justice, et poursuivi de votre colère le crime de Bessus, et non pas le nom de leur nation?"
IV. Ce discours fut accueilli par les soldats avec une allégresse extrême. Ils lui demandaient de les conduire partout où il le voudrait. Le roi ne laissa pas se ralentir leur enthousiasme; et le troisième jour il arriva, en traversant le pays des Parthes, sur la frontière de l'Hyrcanie: Cratère restait avec les troupes sous ses ordres, le corps d'Amyntas et un renfort de six cents chevaux et d'un pareil nombre d'archers, pour défendre la Parthiène contre les incursions des Barbares. Érigyius fut chargé, avec une faible escorte, de conduire les bagages à travers la plaine. Pour lui, après s'être avancé de cent cinquante stades avec la phalange et sa cavalerie, il fortifia son camp dans une vallée par où l'on pénètre en Hyrcanie. Là, se trouve une forêt qui répand au loin ses hauts et touffus ombrages; et le sol fertile de la vallée est arrosé par des eaux descendues du haut des rochers qui la dominent. Du pied même des montagnes s'élance le fleuve Ziobétis, qui coule en un seul bras l'espace d'environ trois stades; puis, venant se briser contre un rocher qui ferme son lit étroit, il semble faire un partage égal de ses eaux et leur ouvre un double canal. Bientôt, aussi rapide qu'un torrent, et acquérant une nouvelle violence par l'âpreté des rocs sur lesquels il court, il disparaît sous terre. Il poursuit ainsi pendant trois cents stades sa course souterraine; puis, il reparaît comme naissant d'une autre source, et s'ouvre un lit nouveau, bien plus étendu qu'il ne l'était auparavant, car il a jusqu'à treize stades de largeur. Non loin de là, ses rives se resserrent encore, et il se fraye une route difficile jusqu'à l'endroit où il va tomber dans un autre fleuve qui porte le nom de Rhidagne. Les habitants assuraient que tout ce qu'on jetait dans la caverne la plus rapprochée de sa source, reparaissait à l'endroit où les eaux s'ouvrent une nouvelle issue. Alexandre fit donc précipiter deux taureaux à la perte du fleuve; et ceux qu'il envoya pour assister à ce phénomène, virent en effet les corps de ces animaux vomis par les eaux, au lieu où elles ressortent de dessous terre. Depuis quatre jours il faisait reposer ses troupes dans le même endroit, lorsque lui parvint une lettre de Nabarzanès, complice de Bessus dans son attentat sur Darius. Voici quel en était le sens: Il n'avait jamais, disait-il, été l'ennemi de Darius: tout au contraire, il lui avait conseillé ce qu'il croyait utile; et, pour lui avoir donné un avis salutaire, peu s'en était fallu qu'il ne périt de sa main. Darius, au mépris de tout droit et de toute justice, avait songé à confier la garde de sa personne à une milice étrangère, accusant ainsi la loyauté de ses sujets, toujours inviolable envers leurs rois pendant deux cent trente années. Pour lui, placé dans une position périlleuse, et comme sur le bord d'un précipice, il avait pris conseil de la nécessité. Darius lui-même, en faisant périr Bagoas, avait donné pour toute excuse à ses peuples, qu'il était un traître, qui menaçait ses jours, qui conspirait contre lui. Rien n'est plus cher aux malheureux mortels que leur existence; c'était par amour pour la sienne qu'il s'était porté aux dernières extrémités, plus docile en cela au vœu de la nécessité qu'à celui de son cœur. Mais dans un malheur commun, chacun n'a-t-il pas ses intérêts? Cependant si Alexandre lui ordonnait de se rendre auprès de lui, il y viendrait sans crainte. Il ne craignait pas qu'un si grand roi violât sa parole: jamais les dieux n'avaient été trompés par un dieu. Si, du reste, il le jugeait indigne de lui engager sa foi, une foule de retraites s'ouvraient à lui pour y chercher l'exil; partout où l'homme de cœur fixait sa demeure, il savait trouver une patrie. Alexandre ne fit aucune difficulté de lui donner sa parole, selon les formes en usage chez les Perses, que, s'il venait, il ne lui serait fait aucun mal. Cependant il marchait en bataillon carré, et toujours en bon ordre, envoyant de temps en temps des éclaireurs pour reconnaître le pays: les troupes légères ouvraient la marche; la phalange suivait, et derrière l'infanterie, les bagages. L'humeur belliqueuse de la population et la nature du terrain, d'un accès partout difficile, avaient éveillé l'attention du roi. C'est, en effet, une vallée qui se prolonge sans interruption jusqu'à la mer Caspienne. Ses deux flancs s'étendent comme autant de bras: au milieu le sol décrit une sinuosité légère, semblable au disque de la lune, lorsque ressortent les deux pointes de son croissant et que l'astre n'est pas encore dans son plein. À gauche de la vallée, sont les Cercètes, les Mossyns et les Chalybes; à droite, les Leucosyriens et les plaines des Amazones: les uns l'avoisinent du côté du septentrion, les autres du côté du couchant. La mer Caspienne, dont l'eau est plus douce que celle d'aucune autre mer, nourrit des serpents d'une grandeur démesurée; ses poissons diffèrent en couleur de tous les autres. Au lieu de mer Caspienne, quelques-uns l'appellent mer d'Hyrcanie:d'autres aussi pensent que le Palus Méotide vient s'y décharger; et leur preuve est la douceur même de ses eaux, moins salées que celles du reste des mers, parce que le Palus vient y mêler les siennes. Du côté du septentrion, cette mer couvre une vaste étendue de rivage; elle pousse au loin ses vagues et laisse stagnantes une grande partie des eaux qu'elle entraîne dans son flux; mais, si l'état du ciel vient à changer, on la voit rentrer dans ses limites, et, retirant ses flots aussi impétueusement qu'elle les avait apportés, rendre à la terre son aspect naturel. Quelques géographes ont pensé que ce n'est pas la mer Caspienne, mais celle de l'Inde qui va baigner l'Hyrcanie, dont les hautes cimes, ainsi que nous le disions tout à l'heure, s'abaissent en une longue vallée. De là, le roi s'avança de vingt stades par un sentier presque impraticable, que dominait une forêt et où des torrents et des fondrières retardaient sa marche. Cependant, comme il ne rencontra pas d'ennemi, il y pénétra et en atteignit enfin le terme. Parmi les provisions que ce pays fournissait alors en abondance, il y vient une grande quantité de fruits, et le sol y est particulièrement fertile en raisins. À chaque pas s'y rencontre un arbre, qui a l'aspect du chêne et dont les feuilles sont recouvertes d'une couche épaisse de miel; mais si les habitants ne devancent, pour le recueillir, le lever du soleil, la moindre chaleur fait évaporer ce suc délicat. Le roi était arrivé à trente stades plus loin, lorsqu'il rencontra Phrataphernès, qui venait se livrer à lui avec ceux qui avaient pris la fuite après la mort de Darius; il les reçut avec bonté, et entra ensuite dans la ville d'Arves. Là, il trouva Cratère et Érigyius. Ils avaient amené avec eux Phradate, gouverneur du pays des Tapuriens: ce prisonnier fut aussi reçu en grâce, et son exemple en encouragea beaucoup d'autres à éprouver la clémence du roi. Il nomma ensuite satrape de l'Hyrcanie, Manapis, qui, exilé sous le règne d'Ochus, s'était réfugié près de Philippe: il rendit à Phradate le gouvernement des Tapuriens.
V. Déjà Alexandre avait pénétré jusqu'au fond de l'Hyrcanie, lorsque Artabaze, dont nous avons raconté plus haut le dévouement envers Darius, se présenta, suivi des parents de ce malheureux prince, de ses propres enfants, et d'un petit corps de soldats grecs. En le voyant venir, le roi lui tendit la main; Artabaze, en effet, avait été l'hôte de Philippe, pendant son exil sous le règne d'Ochus, et les droits de l'hospitalité le recommandaient encore moins que sa fidélité gardée jusqu'au bout envers son maître. Il fut donc accueilli avec bienveillance:"Prince, lui dit-il, puisses-tu jouir d'une constante félicité! Parmi tant de sujets de joie, une seule pensée m'afflige, c'est de ne pouvoir, dans une vieillesse si avancée, profiter longtemps de tes bienfaits." Artabaze était alors dans sa quatre-vingt-quinzième année. Neuf jeunes gens, ses fils, tous enfants de la même mère, l'accompagnaient. Il les fit avancer à la droite du roi, demandant au ciel qu'ils vécussent aussi longtemps qu'ils seraient utiles à Alexandre. Le roi cheminait le plus souvent à pied: ce jour-là, il fit amener des chevaux pour lui et pour Artabaze, craignant que ce vieillard, en le voyant à pied, ne rougit d'aller à cheval. Lorsque ensuite on eut campé, il fit appeler les Grecs qu'avait amenés Artabaze. Ceux-ci répondirent que, si l'on ne donnait une sauvegarde aux Lacédémoniens, ils délibéreraient sur ce qu'ils auraient à faire. C'étaient des députés de Lacédémone envoyés vers Darius, et qui, après la mort de ce prince, s'étaient réunis aux mercenaires grecs combattant dans l'armée des Perses. Le roi, sans vouloir, par aucune garantie, leur engager sa parole, les invita à se présenter, pour accepter le sort qu'il lui plairait de leur faire. Ils hésitèrent longtemps: les avis se partageaient à l'infini; mais ils promirent enfin de venir. L'Athénien Démocratès, qui s'était toujours signalé par son opposition à la puissance macédonienne, désespérant de son pardon, se perça de son épée; les autres, ainsi qu'ils l'avaient décidé, se remirent à la discrétion d'Alexandre. Ils étaient quinze cents soldats, sans compter les députés envoyés près de Darius, qui étaient au nombre de quatre-vingt-dix. Les soldats servirent à recruter l'armée; les autres furent renvoyés dans leurs foyers, à la réserve des Lacédémoniens, qui furent gardés en prison. Aux frontières de l'Hyrcanie se trouvait la nation des Mardes, sauvage dans ses mœurs et accoutumée aux brigandages: seuls, ils n'avaient pas envoyé de députés, et ne paraissaient pas disposés à obéir. Le roi, indigné de penser qu'un seul peuple lui pût enlever la gloire de n'avoir jamais été vaincu, laisse derrière lui ses bagages avec des troupes pour les garder, et s'avance, accompagné d'une invincible élite. Il avait marché de nuit, et à la pointe du jour il était en présence de l'ennemi. Ce fut plutôt une scène de tumulte qu'un combat. Chassés des hauteurs dont ils s'étaient saisis, les Barbares s'enfuient, et l'on s'empare des bourgs voisins, abandonnés de leurs habitants. L'armée ne pouvait pénétrer dans l'intérieur du pays sans de grandes fatigues: d'épaisses forêts et des rochers inaccessibles défendent le sommet des montagnes; et tout ce qu'il y avait de plaines avait été fermé par les Barbares, au moyen d'une nouvelle espèce de retranchements. Ce sont des arbres plantés à dessein fort près les uns des autres, dont ils courbent avec la main les branches encore tendres, et à force de les plier, les font entrer en terre. De là, comme d'une racine nouvelle, sortent des souches plus vigoureuses; mais ils ne les laissent pas pousser au gré de la nature, ils les réunissent en les nouant, pour ainsi dire, l'une avec l'autre; et quand elles se sont revêtues d'un épais feuillage, la terre en est alors entièrement couverte: si bien que l'entrelacement caché des branches, comme un vaste filet, ferme partout la route et l'enveloppe d'une haie impénétrable. Il n'y avait qu'une chose à faire, c'était de s'ouvrir un passage avec la hache; mais cela même était une tâche difficile, car les souches étaient hérissées de nœuds qui les rendaient plus dures, et les branches repliées les unes sur les autres, comme autant de cercles tendus en l'air, échappaient aux coups par leur flexible légèreté. D'un autre côté, les habitants accoutumés à se glisser au travers des broussailles, à la façon des bêtes sauvages, s'étaient enfoncés dans le bois et harcelaient l'ennemi de leurs traits, sans qu'on pût savoir d'où ils étaient partis. Alexandre, comme dans une chasse, fouilla leurs retraites et en tua un grand nombre: à la fin, il donna l'ordre à ses soldats d'investir le bois et de s'y jeter, s'ils y trouvaient quelque ouverture. Mais, parmi ces lieux inconnus, la plupart s'égaraient: il y en eut de pris, et, avec eux, le cheval du roi nommé Bucéphale, qu'Alexandre prisait bien au-dessus de tous les autres animaux: en effet, au roi seul il permettait de se placer sur son dos, et lorsque celui-ci voulait le monter, il pliait de lui-même les genoux pour le recevoir; aussi croyait-on qu'il sentait quel cavalier il portait. Emporté par la douleur et par la colère au-delà de toute convenance, Alexandre ordonna que l'on cherchât son cheval, et fit publier par un interprète que, s'il ne lui était pas rendu, il ne ferait à personne grâce de la vie. Effrayés de cette menace, les Barbares lui ramenèrent le cheval avec d'autres présents. Mais ce ne fut pas assez, pour le calmer, d'une semblable déférence; il commanda que l'on coupât les bois, et qu'avec de la terre ramassée dans les montagnes on recouvrit la plaine tout encombrée de branches d'arbres. Déjà l'ouvrage s'était élevé à une certaine hauteur, lorsque les Barbares, désespérant de se maintenir sur le terrain où ils s'étaient retranchés, firent leur soumission. Le roi accepta leurs otages et les remit aux mains de Phradate. Cinq jours après, il avait regagné son camp. Là, il doubla les honneurs dont Artabaze avait joui auprès de Darius, et le renvoya ensuite chez lui. On venait d'arriver dans la ville d'Hyrcanie, où Darius tenait sa cour, lorsque Nabarzanès, sur la parole qu'il avait reçue, se présenta, apportant avec lui de riches présents. Dans le nombre se trouvait Bagoas, eunuque d'une rare beauté et encore dans la première fleur de l'adolescence; Darius l'avait eu pour favori; il fut bientôt celui d'Alexandre, et ce furent surtout ses prières qui obtinrent la grâce de Nabarzanès. Non loin des frontières de l'Hyrcanie, étaient les Amazones, nation qui habitait la plaine de Thémiscyre, sur les bords du fleuve Thermodon. Elle avait pour reine Thalestris, qui commandait à tous les peuples situés entre le mont Caucase et le fleuve du Phase. Cette femme, brûlant du désir de voir le roi, sortit de ses États; et, comme elle n'était plus qu'à peu de distance, elle envoya des messagers à Alexandre pour lui faire savoir qu'une reine, curieuse de le visiter et de le connaître, venait le trouver. Le roi lui ayant aussitôt permis d'approcher, elle fit rester en arrière le reste de sa suite, et s'avança, accompagnée de trois cents femmes. Dès qu'elle aperçut le roi, elle sauta toute seule à bas de son cheval, tenant deux javelots dans sa main droite. Le vêtement des Amazones ne leur couvre pas tout le corps: du côté gauche, elles ont le sein découvert; le reste est voilé, mais sans que toutefois le pan de leur robe, relevé par un nœud, descende au-dessous des genoux. Elles conservent une de leurs mamelles, pour nourrir leurs enfants quand ce sont des filles: la droite est brûlée, pour qu'elles puissent plus facilement bander leur arc et lancer la flèche. Thalestris considérait le roi sans se troubler; elle parcourait des yeux sa personne, qui ne répondait nullement à la renommée de ses exploits: car les Barbares sont pleins de respect pour la majesté des formes, et ils ne croient capables de grandes choses que ceux que la nature a favorisés d'un extérieur remarquable. Interrogée, si elle avait quelque chose à demander, elle avoua sans hésitation qu'elle était venue pour avoir des enfants avec le roi: elle était bien digne, disait-elle, de lui donner des héritiers de son empire; si l'enfant était du sexe féminin, elle le garderait; s'il était de l'autre sexe, elle le rendrait à son père. Alexandre lui ayant demandé si elle voulait faire la guerre avec lui, elle s'en excusa, en disant qu'elle avait laissé son royaume sans défense, et insista pour qu'il ne la laissât pas partir sans avoir rempli son espoir. La passion de cette femme, plus ardente que celle du roi, le décida à s'arrêter quelque temps: treize jours lui furent donnés pour la satisfaction de ses désirs; après quoi elle partit pour son royaume, et Alexandre pour la Parthiène.
VI. Ce fut là qu'il lâcha librement le frein à ses passions: la continence et la modération, vertus qui honorent les plus hautes fortunes, firent place chez lui à l'orgueil et à l'insolence. Les mœurs de son pays, la vie régulière sagement ordonnée des rois de Macédoine, leurs habitudes populaires, tout cela lui semblait au-dessous de sa grandeur, et il affectait le faste hautain de la cour de Perse, qui égalait la puissance des dieux. Il commença à permettre que l'on se prosternât pour l'adorer: peu à peu même, il prétendit assujettir à des fonctions serviles les vainqueurs de tant de nations, et les traiter à l'égal des captifs. On le vit mettre autour de sa tête le diadème de pourpre, nuancé de blanc, tel que Darius l'avait porté, et se revêtir de l'habit persan, sans craindre même les présages qui pouvaient s'attacher à cet abandon du costume des vainqueurs pour celui des vaincus. C'étaient, disait-il, les dépouilles des Perses qu'il portait; mais, avec ces dépouilles, il avait pris leurs mœurs, et le faste des habits était suivi de l'arrogance des sentiments. Les lettres qu'il envoyait en Europe étaient, comme par le passé, scellées de la pierre de son anneau; mais celles qu'il expédiait pour l'Asie, il les cachetait du sceau de Darius, comme pour montrer que l'esprit d'un seul homme ne pouvait suffire à la fortune de deux. La cavalerie des Amis, et avec eux les officiers de l'armée n'osant s'en défendre, malgré leur répugnance, avaient pris, par son ordre, l'habit des Perses. Trois cent soixante concubines, autant qu'en avait eu Darius, remplissaient son palais; à leur suite, étaient des troupes d'eunuques, accoutumés eux-mêmes à se prostituer comme des femmes. Cette contagion honteuse du luxe et des mœurs étrangères était un objet public d'aversion pour les vieux soldats de Philippe, gens peu faits pour les voluptés; et, dans tout le camp, il n'y avait qu'une seule opinion, un seul langage: on avait plus perdu, disait-on, par la victoire, que gagné par la guerre: c'était bien eux qui étaient vaincus désormais, et asservis au joug des mœurs étrangères; pour prix d'une si longue absence, ils retourneraient dans leurs foyers vêtus à peu près comme des captifs. Quelle honte pour eux de voir leur roi plus semblable aux vaincus qu'aux vainqueurs, et, de chef des Macédoniens devenu satrape de Darius!Alexandre n'ignorait pas les graves mécontentements de ses principaux amis et de son armée, et, à force de dons et de faveurs, il cherchait à regagner leur affection; mais, sans doute, pour les hommes libres, le prix de la servitude est toujours désagréable. Il était donc nécessaire, pour éviter une sédition, d'interrompre par la guerre cette dangereuse oisiveté; et une occasion favorable était comme tenue en réserve. En effet, Bessus, ayant pris la robe royale, se faisait nommer Artaxerxès, et appelait autour de lui les Scythes et les autres peuples voisins du Tanaïs. Ces nouvelles étaient apportées par Satibarzanès, dont le roi reçut les serments, et qu'il nomma gouverneur de la province où il avait auparavant commandé. L'armée, encombrée de dépouilles et de tout l'attirail du luxe, avait peine à se mouvoir: c'est pourquoi Alexandre fit prendre d'abord ses bagages, et ensuite ceux de toute l'armée, à l'exception des objets indispensables, et les fit rassembler en un même lieu. Ce fut dans une vaste plaine que les chariots tout chargés se réunirent. On attendait ce qu'il allait décider lorsqu'il donna l'ordre d'emmener les chevaux, et, jetant le premier la flamme sur ses bagages, commanda qu'on mit le feu au reste. Ainsi périrent, brûlées par leurs propres maîtres, des richesses que souvent ils n'avaient enlevées des villes ennemies qu'en les sauvant de la flamme prête à les dévorer; et aucun d'entre eux n'osait pleurer le prix de son sang, lorsqu'il voyait la part que le roi s'était réservée, enveloppée dans le même incendie. Une courte harangue calma bientôt leur douleur; et, redevenus dispos pour la guerre et prêts à tout, ils se félicitaient d'avoir perdu leurs bagages plutôt que leur discipline. On marchait donc vers la Bactriane. Une mort soudaine vint alors frapper Nicanor, fils de Parménion, et ce fut pour toute l'armée un profond regret. Le roi, plus affligé que personne, aurait voulu s'arrêter pour assister à ses funérailles; mais le défaut de vivres le forçait de marcher à la hâte. Ayant donc laissé en arrière Philotas avec deux mille six cents hommes, pour qu'il rendit les derniers devoirs à son frère, il continua de s'avancer contre Bessus. Sur la route lui furent apportées des lettres des satrapes du voisinage, lui annonçant l'approche menaçante de Bessus avec une armée, et la défection de Satibarzanès, qu'il venait de nommer satrape des Ariens. Alexandre était à la veille d'atteindre Bessus; convaincu néanmoins que le mieux était d'en finir d'abord avec Satibarzanès, il prit avec lui son infanterie légère et sa cavalerie, et, après une marche forcée pendant toute la nuit, il tomba à l'improviste sur l'ennemi. À la nouvelle de son arrivée, Satibarzanès ramassa deux mille cavaliers, la précipitation ne lui ayant pas permis d'en réunir davantage, et il s'enfuit à Bactres: le reste de ses troupes alla se jeter dans les montagnes du voisinage. Il y avait un rocher escarpé du côté de l'occident, mais qui, du côté de l'orient, s'abaissant par une plus douce pente, était ombragé d'un grand nombre d'arbres, et donnait naissance à une source intarissable, d'où s'échappaient d'abondantes eaux. Ce rocher a trente-deux stades de circuit; au sommet est une plaine riche en herbages. Ce fut là qu'ils placèrent la multitude hors d'état de combattre. Quant à eux, ils fortifièrent tous les abords du rocher avec des troncs d'arbres et de grosses pierres: ils étaient treize mille hommes armés. Laissant à Cratère le soin de les assiéger, Alexandre se mit en toute hâte à la poursuite de Satibarzanès. Mais il apprit bientôt que le fugitif était à une trop grande distance, et revint sur ses pas pour attaquer l'ennemi qui avait pris position sur les hauteurs. Il commença par ordonner que l'on déblayât le terrain partout où l'on pourrait avancer, jusqu'à ce que, ne rencontrant plus que roches escarpées et pics inaccessibles, la nature leur sembla plus puissante que leurs efforts, et toute leur peine inutile. C'était un des traits du génie d'Alexandre, de savoir lutter contre tous les obstacles; mais il trouvait ici autant de difficulté à avancer que de péril à reculer, et son esprit roulait mille pensées diverses, que la réflexion lui suggérait l'une après l'autre, comme il arrive lorsque nos idées nous déplaisent à mesure qu'elles nous viennent. Au milieu de ses hésitations, le parti que la raison ne pouvait lui dicter lui fut offert par la fortune. Le vent d'ouest soufflait avec violence, et le soldat avait abattu une grande quantité de bois pour se frayer un chemin à travers les rocs: l'ardeur du soleil, en desséchant ces matériaux, y mit le feu. Alexandre ordonne alors d'y entasser d'autres arbres et de donner à la flamme des aliments: en peu de temps les souches accumulées s'élevèrent à la hauteur de la montagne, et le feu que l'on y jeta de toutes parts ne tarda pas à tout envelopper. Le vent poussait la flamme au visage des ennemis: une vaste fumée avait caché le ciel comme dans un nuage. Les forêts retentissaient des éclats de l'incendie; et là même où le soldat n'avait pas mis le feu, l'embrasement, gagnant de proche en proche, allait se répandre. Les Barbares se précipitaient dans les espaces que leur laissait la flamme mourante pour échapper au dernier des supplices; mais où ils ne trouvaient pas le feu, ils trouvaient l'ennemi. Ils périrent donc de diverses manières: les uns s'élançaient au milieu des flammes, les autres sur la pointe des rochers; quelques-uns s'offrirent aux coups des ennemis; un petit nombre tombèrent dans ses mains à demi consumés. De là, Alexandre alla rejoindre Cratère, qui assiégeait Artacana. Celui-ci, après avoir fait toutes ses dispositions, attendait l'arrivée du roi, pour lui laisser, comme il convenait, l'honneur de prendre la ville. Alexandre fait donc approcher les tours, et, à ce seul aspect, les Barbares épouvantés tendent du haut des murs leurs mains suppliantes, le priant de réserver sa colère contre Satibarzanès, l'auteur de la révolte, et de pardonner à des malheureux qui l'imploraient et se livraient à sa merci. Le roi leur fit grâce, et, outre qu'il leva le siège, il rendit aux habitants tous leurs biens. Il venait de quitter cette ville, lorsque des recrues lui arrivèrent. Zoïle avait amené de la Grèce cinq cents chevaux; Antipater en envoyait trois mille d'Illyrie. Cent trente cavaliers thessaliens accompagnaient Philippe, et deux mille six cents hommes de milices étrangères venaient de la Lydie, suivis de trois cents cavaliers de la même contrée. Après avoir réuni ces troupes à son armée, il entra dans le pays des Dranges, nation belliqueuse, qui avait pour satrape Barzaentès, complice de Bessus dans son attentat contre la personne de son roi. La crainte des supplices qu'il avait mérités engagea ce misérable à se sauver dans l'Inde.
VII. Il y avait neuf jours que l'on campait, lorsque Alexandre, toujours sans crainte et toujours même vainqueur des attaques du dehors, se vit exposé aux périls d'un attentat domestique. Un certain Dymnus, homme peu considéré et peu en faveur auprès du roi, était passionnément épris d'un jeune prostitué nommé Nicomaque: le lien de leur attachement était les honteuses complaisances que cet objet de ses amours avait pour lui seul. Ce Dymnus, un jour, saisi d'un trouble extraordinaire, qui se pouvait aisément lire sur son visage, emmena secrètement le jeune homme dans un temple, lui annonçant qu'il allait lui faire de mystérieuses et importantes révélations. Là, après l'avoir tenu quelque temps dans l'attente, il l'adjura, au nom de leur mutuelle tendresse et des gages qu'ils s'en étaient donnés, de s'engager par serment à taire ce qu'il allait lui confier. Nicomaque n'imaginant pas qu'il s'agît d'une chose qu'il lui fallût révéler, même au prix d'un parjure, appela en témoignage de sa foi les dieux présents dans le temple. Dymnus lui découvre alors que, dans trois jours, un complot doit éclater contre le roi, et qu'il est associé à ce projet avec des hommes de courage et de distinction. En entendant ces mots, le jeune homme déclare avec fermeté qu'il n'a pas engagé sa foi pour un parricide, et qu'aucun serment ne peut l'obliger à taire un crime. Éperdu d'amour et de crainte, Dymnus serre la main de son ami, et, les larmes aux yeux, le prie d'abord de prendre part au projet et à son exécution; que, s'il ne peut s'y résoudre, au moins qu'il ne le trahisse pas, lui dont il a reçu tant de marques d'attachement, et à l'instant même la plus forte de toutes, lorsqu'il vient de confier ses jours à sa foi, sans l'avoir encore mise à l'épreuve. Le voyant persévérer jusqu'au bout dans son aversion pour le crime, il essaye de l'épouvanter par la crainte de la mort: ce sera donc par sa tête que les conjurés commenceront à frapper leur glorieux coup. Un moment après, il le traite d'homme sans cœur, aussi timide qu'une femme; puis, il lui reproche de trahir son ami; puis enfin il fait briller à ses yeux les plus magnifiques promesses, parfois même celle de la royauté, et assiège ainsi dans tous les sens cette âme qu'il trouve pleine d'horreur pour un si monstrueux attentat. Il va jusqu'à tirer son épée, et tour à tour en approche la pointe de sa poitrine et de celle de Nicomaque; et, à force de supplications et de menaces, il finit par lui arracher la promesse de son silence et même de sa coopération. Cependant, doué d'une âme ferme et digne d'avoir eu une vie plus chaste, Nicomaque n'avait rien changé à sa première résolution; mais il feignait de ne pouvoir rien refuser à son amour pour Dymnus. Il poursuit donc, en lui demandant quels sont ceux avec qui il s'est associé dans cette grande entreprise. C'était beaucoup que le choix des hommes qui devaient mettre la main à une oeuvre si mémorable. Dymnus, égaré par l'amour et par le crime, lui prodigue à la fois les remerciements et les félicitations: quel honneur pour lui de n'avoir pas craint de se joindre à l'élite de la jeunesse, à Démétrius, l'un des gardes de la personne du roi, à Peucolaüs, à Nicanor, et il ajoute à ces noms ceux d'Aphobètus, de Iolaüs, de Dioxène, d'Archépolis, d'Amyntas. Au sortir de cet entretien, Nicomaque va révéler ce qu'il a entendu à son frère, nommé Cébalinus. Le parti qu'ils prirent fut qu'il resterait dans sa tente, pour éviter, en entrant chez le roi, où l'on ne le voyait pas d'ordinaire, de laisser soupçonner aux conjurés qu'ils étaient trahis. Quant à Cébalinus, il alla se placer sous le vestibule de la tente royale, ne pouvant être admis à pénétrer plus avant, et attendit le passage de quelqu'un des premiers favoris du roi, pour être introduit en sa présence. Le hasard voulut qu'ils fussent tous partis, à l'exception de Philotas, fils de Parménion, qui, on ne sait pour quel motif, était resté seul dans la tente. Cébalinus, le visage troublé, et avec toutes les marques d'une violente agitation, lui découvre ce qu'il tient de son frère, et le charge d'en instruire le roi sans aucun délai. Philotas le comble d'éloges et rentre aussitôt chez Alexandre; là, il entretient à loisir le roi de mille autres objets, et ne lui dit pas un mot des révélations de Cébalinus. Sur le soir, comme il traversait le vestibule, le jeune homme l'aborde et lui demande s'il s'est acquitté de sa commission. Philotas s'en excuse sur l'occasion qui lui a manqué d'en parler au roi, et se retire. Le lendemain, au moment où il allait entrer dans la tente, Cébalinus se trouva encore sur son passage et lui rappela l'avis qu'il lui avait donné la veille. Il répondit qu'il y songeait, et n'en parla pas davantage au roi. Cébalinus commençait à se défier de lui. Jugeant donc que ce n'était plus à lui qu'il fallait s'adresser, il fait part du complot à un jeune homme de bonne famille, nommé Métron, qui était placé à la tête de l'arsenal. Celui-ci y cacha Cébalinus et sur-le-champ alla informer Alexandre, qui, par hasard, était alors dans le bain, du rapport qu'on venait de lui faire. Le roi, sans perdre de temps, envoya des gardes pour arrêter Dymnus; puis, il entra dans l'arsenal. Cébalinus, dans le transport de sa joie, s'écria "Voilà mon roi sauvé! le voilà arraché des mains des traîtres!"Alexandre le questionna alors sur ce qu'il lui importait de savoir, et apprit de sa bouche tous les détails du complot. Il insista encore et lui demanda combien il y avait de temps que Nicomaque lui avait donné ces informations. Il convint qu'il y avait trois jours; et, sur cet aveu, Alexandre, qui trouvait une loyauté bien douteuse dans des révélations si tardives, le fit mettre aux fers. Lui de se récrier aussitôt et d'affirmer qu'à l'instant même où il a tout su, il a tout rapporté à Philotas: on pouvait l'interroger. Le roi lui fait redire encore une fois s'il est bien vrai qu'il soit allé trouver Philotas? s'il a insisté près de lui pour parvenir jusqu'à sa personne? Et comme il persistait dans sa déclaration, Alexandre, les mains levées au ciel et le visage baigné de larmes, prenait les dieux à témoin de l'indigne retour dont il était payé par celui de ses amis qui lui avait été le plus cher. Cependant Dymnus, soupçonnant bien pour quel motif il était appelé chez le roi, s'était frappé de son épée, qu'il portait par hasard; mais, retenu par la main des gardes, il fut transporté dans la tente royale. "Dymnus, lui dit Alexandre en le voyant, quel si grand tort ai-je donc eu envers toi, pour que tu trouvasses Philotas plus digne que moi de régner sur la Macédoine?" Mais déjà il avait perdu la parole; on le vit pousser un gémissement, détourner son visage de celui du roi, et un moment après s'évanouir et expirer. Alexandre, ayant alors envoyé chercher Philotas: "Cébalinus, lui dit-il, digne du dernier supplice, s'il est vrai qu'il ait tenu caché pendant deux jours un complot tramé contre ma vie, rejette le tort de ce coupable silence sur Philotas, à qui, s'il faut l'en croire, il est allé sur-le-champ tout révéler. Plus l'amitié t'a rapproché de moi, plus est grand le calme de ta dissimulation; mais ce crime, je l'avoue, est plutôt fait pour Cébalinus que pour Philotas. Tu as en moi un juge favorable, si ce que tu n'as pas dû commettre, tu peux seulement le nier." Philotas, sans éprouver le moindre trouble, autant du moins que l'âme peut se lire sur le visage, répondit qu'à la vérité Cébalinus lui avait rapporté le propos d'un homme de mauvaise vie; mais qu'il n'avait donné nulle créance à un si méprisable témoignage: il avait craint la risée publique, en portant aux oreilles du roi la querelle d'un débauché et de son vil complaisant. Il confessait cependant que, puisque Dymnus s'était donné la mort, quelle que fût cette disposition, il n'eût pas dû la supprimer. Puis, embrassant le roi, il commença à le supplier de jeter les yeux sur sa vie passée, plutôt que sur une faute dont, après tout, il était coupable, pour s'être tu, non pour avoir agi. On ne saurait dire si le roi l'en crut, ou s'il garda son ressentiment au fond du cœur: quoi qu'il en soit, il lui tendit la main en signe de réconciliation, et dit qu'en effet il lui paraissait qu'il avait plutôt méprisé, que caché à dessein l'avis de Cébalinus.
VIII. Cependant ayant réuni en conseil ses amis, sans y appeler cette fois Philotas, il donna l'ordre d'introduire Nicomaque. Celui-ci répéta mot pour mot sa précédente déposition. Cratère était au premier rang dans l'amitié d'Alexandre; et, à ce titre, la rivalité de faveur le rendait l'ennemi de Philotas. Il n'ignorait pas d'ailleurs que celui-ci avait plus d'une fois déplu à l'oreille du roi, en faisant sonner trop haut son mérite et ses services; et par là il s'était rendu suspect, non pas de trahison, mais d'une indocile arrogance. Trouvant l'occasion plus que jamais favorable pour accabler son ennemi, et sachant couvrir sa haine des apparences du dévouement: "Plût aux dieux, dit-il, que, dès l'origine de cette affaire, tu en eusses délibéré avec nous! nous t'eussions conseillé, si tu voulais pardonner à Philotas, de lui laisser ignorer tout ce qu'il te devait, plutôt que de l'amener jusqu'au point d'avoir craint la mort, et de le forcer à oublier ton bienfait pour ne se souvenir que de son danger: car il pourra toujours conspirer contre toi, tandis que tu ne pourras toujours lui pardonner. Et il ne faut pas croire que l'homme qui a osé un aussi grand crime puisse être changé par le pardon; il sait trop bien que, pour qui a mis à bout la clémence, il n'y a plus rien à espérer. Mais alors même que, vaincu par le repentir ou par ton bienfait, il voudrait se tenir désormais en repos, Parménion, son père, qui commande une armée si puissante, Parménion dont la voix est depuis si longtemps respectée de tes soldats, et dont la grandeur touche presque à la tienne, ne se trouvera-t-il pas humilié de te devoir la grâce de son fils? Il est des bienfaits qui nous sont odieux; on a honte d'avouer qu'on a mérité la mort. Il n'en faut pas douter, il aimera mieux paraître avoir reçu une injure que la vie. Attends-toi donc que tu auras à leur disputer tes jours. Assez d'ennemis nous restent encore à poursuivre; sache seulement assurer ta tête contre les ennemis domestiques. Si tu écartes ceux-là, je ne crains rien de ceux du dehors."Ainsi parla Cratère. L'opinion des autres ne fut pas douteuse: "Assurément, disaient-ils, Philotas n'eût pas supprimé l'avis qu'il avait reçu de la conjuration, s'il n'en eût été le chef ou le complice. Quel homme, en effet, honnête et sensé, ne fût-il pas un des amis du prince, mais tiré des derniers rangs du peuple, aussitôt après avoir reçu une pareille confidence, ne se fût empressé de courir auprès du roi? Et l'exemple même de Cébalinus, qui lui avait fait part des révélations de son frère, n'y avait pas déterminé le fils de Parménion, le chef de la cavalerie, le dépositaire de tous les secrets du roi! C'était peu encore, et il avait feint de n'avoir pu trouver l'instant d'en parler à Alexandre, pour empêcher le dénonciateur de chercher un autre intermédiaire. Nicomaque, enchaîné par la religion du serment, s'était pourtant hâté de décharger sa conscience; et Philotas, après avoir passé presque tout le jour à jouer et à rire, n'avait pu prendre sur lui de mêler quelques mots qui intéressaient la vie du roi, dans un entretien si long et peut-être si frivole! Mais, disait-il, il n'avait pas cru, dans la bouche de deux enfants, une si grave déposition: pourquoi donc avoir promené l'affaire pendant deux jours, comme s'il avait foi à leurs révélations? Il eût dû renvoyer Cébalinus, s'il méprisait son rapport. Libre à chacun, dans son propre danger, de faire parade d'héroïsme; mais quand c'est pour les jours d'un roi qu'il y a à craindre, il faut être crédule, et admettre même les dépositions les plus futiles." Tous conclurent donc à le mettre à la question, pour le contraindre à découvrir les complices de son crime. Le roi exigea d'eux un profond silence sur cette délibération, et les congédia. Il fit ensuite signifier le départ pour le lendemain, afin d'éviter que rien ne transpirât de la nouvelle résolution qui venait d'être prise. Philotas fut même invité à sa table, où il prenait place pour la dernière fois; et Alexandre eut la force non seulement de souper, mais même de s'entretenir familièrement avec celui qu'il venait de condamner. Cependant, à la seconde veille, lorsque les feux furent éteints, se rassemblent dans la tente royale avec quelques hommes de la suite, Héphestion, Cratère, Côènus et Érigyius, tous quatre des amis du roi; et, parmi ses écuyers, Perdiccas et Léonnatus. L'ordre fut donné par eux aux gardes qui veillaient autour de la tente, de passer la nuit sous les armes. Déjà des soldats avaient été distribués sur toutes les avenues; on avait même envoyé des détachements de cavalerie pour tenir les routes et empêcher quelque messager secret de se rendre vers Parménion, qui commandait alors en Médie, à la tête d'une armée considérable. Atarrhias, de son côté, était entré dans la tente avec trois cents soldats: on lui donna encore dix gardes, dont chacun était accompagné de dix hommes de la suite. Ceux-ci furent dirigés sur divers points pour saisir la troupe des conjurés; quant à Atarrhias, envoyé chez Philotas avec ses trois cents hommes, il travaillait à forcer la porte, qui se trouvait fermée, à l'aide de cinquante de ses jeunes gens les plus résolus; le reste avait reçu l'ordre d'entourer partout la maison, dans la crainte que Philotas ne s'échappât par quelque secrète issue. Celui-ci, soit tranquillité d'esprit, soit lassitude, s'était laissé aller au sommeil: il était encore tout engourdi, lorsque Atarrhias vint le surprendre. Réveillé enfin par les chaînes dont on le chargeait: "O mon roi, dit-il, la méchanceté de mes ennemis a triomphé de ta bonté!", et sans qu'il dît un mot de plus, on le mena, la tête voilée, dans la tente royale. Le lendemain, Alexandre ordonna à tout ce qui portait les armes de se rassembler. Il se trouva environ six mille soldats, sans compter les goujats et valets d'armée, dont la foule remplissait le quartier du roi. Philotas était caché au milieu de la troupe des écuyers: on voulait le dérober aux yeux de la multitude jusqu'à ce que le roi eût harangué les soldats. D'après- un ancien usage de la Macédoine, l'armée connaissait des crimes capitaux; en temps de paix, le même privilège appartenait au peuple et l'autorité des rois était impuissante, si elle n'avait fait auparavant approuver ses décisions. On commença donc par apporter le cadavre de Dymnus, dont la plupart ignoraient le crime aussi bien que la fin tragique.
IX. Le roi se présenta ensuite à l'assemblée, portant sur ses traits l'empreinte des chagrins de son âme. La tristesse de ses amis avait aussi fait naître une grande attente. Longtemps, le visage baissé contre terre, il resta dans une sorte d'abattement et de stupeur; enfin s'étant remis: "Soldats, leur dit-il, peu s'en est fallu que je ne vous fusse enlevé par le crime de quelques hommes: c'est à la providence des dieux et à leur miséricorde que je dois de vivre encore. Et le vénérable aspect de votre assemblée ne fait que redoubler ma colère contre les parricides: car ce qui soutient ma vie, ce qui en est pour moi l'unique prix, c'est le bonheur de pouvoir encore acquitter la dette de la reconnaissance envers tant de braves guerriers, tant de loyaux serviteurs. À ces paroles, les gémissements des soldats l'interrompirent, et des larmes coulèrent de tous les yeux. Reprenant alors: "Combien s'accroîtra, leur dit-il, l'indignation que je soulèverai dans vos âmes, quand je vous aurai révélé les auteurs d'un si noir attentat! malheureux, que je crains encore de faire connaître et que je m'abstiens de nommer, comme s'il était possible de les sauver! Mais il faut étouffer les souvenirs d'une vieille affection, et mettre au jour les complots de ces sujets impies. Le moyen de garder le silence sur un forfait aussi odieux? Parménion, à l'âge où il est, comblé de tant de bienfaits et par mon père et par moi; Parménion, le plus ancien de tous nos amis, s'est fait le chef de cette abominable entreprise. Philotas, son agent, a suborné Peucolaüs, Démétrius, ce Dymnus, dont vous voyez le corps, et quelques autres aussi insensés qu'eux, et les a armés contre mes jours. Les accents confus de l'indignation et de la plainte retentissaient dans toute l'assemblée, comme il arrive dans les grandes réunions d'hommes, surtout dans celles des gens de guerre, lorsqu'ils sont emportés par l'enthousiasme ou par la colère. Nicomaque, Métron et Cébalinus furent ensuite amenés, et chacun exposa les faits qu'il avait dénoncés. Aucun de leurs témoignages n'inculpait Philotas comme complice de la conjuration: aussi l'indignation s'était-elle calmée, et la déposition des témoins avait été accueillie en silence. Alexandre reprit: "Quelles étaient, croyez-vous, les intentions de celui qui a supprimé l'avis qu'on lui donnait de ce complot? avis assez bien fondé, comme l'a prouvé la mort de Dymnus. Cébalinus n'était pas sûr des faits qu'il venait déposer, et pourtant il n'a point reculé devant la torture: Métron n'a pas attendu un seul instant pour se décharger de ce terrible secret, au point même qu'il s'est élancé dans la chambre où je me baignais. Philotas, lui seul, est resté sans crainte, seul il n'a rien cru! Homme véritablement magnanime! Quoi! il aurait été touché du danger de son roi, et nulle altération n'aurait paru sur son visage? il aurait entendu une pareille révélation, et n'en eût témoigné aucune inquiétude? Ah! n'en doutez pas, il y a un crime caché sous ce silence, et c'est l'avide espérance de régner qui l'a précipité en aveugle au dernier des forfaits. Son père commande en Médie; lui-même, puissant du crédit qu'il tient de moi auprès d'un grand nombre des officiers de mon armée, aspire à un pouvoir supérieur à sa condition. On méprise aussi mon trône sans héritier, parce que je n'ai pas d'enfants derrière moi. Mais Philotas se trompe: j'ai en vous des enfants, des parents, des proches; tant que sera assurée votre existence, je ne puis manquer d'héritiers."Il fit ensuite lecture d'une lettre interceptée, que Parménion avait écrite à ses deux fils, Nicanor et Philotas; et qui, du reste, ne fournissait l'indice d'aucun projet bien sérieux: car telle en était la substance: "Prenez d'abord soin de vous, ensuite des vôtres: c'est ainsi que nous parviendrons à nos fins." Le roi ajouta: "Que cette lettre était conçue en de tels termes, que, si elle arrivait à ses fils, ils pussent la comprendre en gens qui connaissaient l'affaire, et que, si elle était interceptée, faute d'en avoir la clef, on n'en pût saisir le sens. Mais, me dira-t-on, Dymnus, en énumérant les autres complices, n'a pas nommé Philotas: certes, ce n'est point là une preuve de son innocence, mais de son pouvoir: il est tellement redouté de ceux même qui peuvent le trahir, qu'en avouant leur propre crime, ils cachent encore le sien. Voyez, du reste, la vie de Philotas: elle suffit pour le dénoncer. C'est lui qui, voyant Amyntas, mon cousin, ourdir en Macédoine des trames coupables contre ma vie, s'est fait son ami et son confident. C'est lui qui a donné sa sœur en mariage à Attale, au plus acharné de tous mes ennemis. C'est lui qui, lorsque j'usais des droits de mon ancienne et familière amitié, pour lui écrire ce que m'avait dit l'oracle de Jupiter Hammon, eut l'audace de me répondre: "Qu'il me félicitait d'avoir été reçu au nombre des dieux; mais qu'il plaignait ceux qui étaient condamnés à vivre sous un maître élevé au-dessus de la condition humaine."Ne sont-ce pas là autant d'indices d'un esprit depuis longtemps aigri contre moi et jaloux de ma gloire? Tant que j'ai pu, soldats, j'ai tout renfermé au fond de mon cœur: il me semblait que ce serait m'arracher moi-même une partie de mes entrailles, que d'avilir à mes propres yeux des hommes sur lesquels j'avais amassé tant de bienfaits. Mais ce ne sont plus des propos qu'il s'agit de punir: de l'insolence du langage on est venu aux poignards. Ces poignards, soldats, si vous m'en croyez: c'est Philotas qui les a aiguisés contre moi. Et quand je le trouve coupable d'un tel crime, où me retirer désormais? à qui confier ma vie? Je l'ai mis seul à la tête de la cavalerie, la meilleure partie de mon armée; j'ai placé sous ses ordres l'élite de notre plus noble jeunesse: mon salut, mes espérances, mes victoires, j'ai tout remis à la garde de son honneur et de sa loyauté. Son père, je l'ai élevé tout près de ce haut rang où vous m'avez placé vous-mêmes; j'ai soumis à son commandement et à ses lois la Médie, la contrée de l'Asie la plus opulente, avec des milliers de nos concitoyens et de nos alliés. Et où je cherchais un appui, voilà que j'ai trouvé le danger! Combien il eût été préférable pour moi de périr dans une bataille, victime d'un ennemi plutôt que d'un compatriote! Maintenant, sauvé des périls, les seuls que je craignisse, j'ai rencontré ceux que je ne devais pas craindre. Mille fois, soldats, vous m'avez demandé d'épargner mes jours; c'est à vous de faire pour moi ce que réclama si souvent votre sollicitude; c'est entre vos bras, c'est sous la protection de vos armes que je me réfugie:je ne veux pas continuer de vivre malgré vous; mais, si vous voulez que je vive, je ne le puis sans être vengé."Alors il ordonna d'amener Philotas, qui parut les mains liées derrière le dos, et revêtu d'un vieux manteau. Il était aisé de s'apercevoir que cet homme, naguère pour tous un objet d'envie, était devenu dans cet état un objet de pitié. La veille, ils l'avaient vu général de la cavalerie; ils savaient qu'il avait assisté au repas du roi, et, tout à coup, ils le voyaient accusé, condamné même, et, pour comble d'outrage, chargé de fers. Leur pensée s'arrêtait aussi sur la fortune de Parménion, de ce grand capitaine, de cet illustre citoyen, qui, après avoir perdu récemment deux de ses fils, Hector et Nicanor, se trouvait, avec le seul qui lui fût resté dans son malheur, cité à un tribunal où on le jugeait en son absence. Aussi Amyntas, l'un des lieutenants du roi, voyant que l'assemblée inclinait à la compassion, ralluma sa colère par une violente invective contre Philotas: "On voulait, disait-il, les livrer aux Barbares. Aucun d'eux n'aurait revu sa femme, ni sa patrie, ni ses parents; semblables à un corps mutilé, dont on a détaché la tête, sans âme et sans nom, ils seraient devenus sur une terre étrangère le jouet de l'ennemi. " Ces paroles, contre l'attente de l'orateur, re plurent pas au roi: parler aux soldats de leurs femmes et de leur patrie, c'était refroidir leur zèle à le suivre désormais dans ses entreprises. Ce fut le tour de Côènus, qui, marié à la sœur de Philotas, se déchaîna contre lui avec plus de violence qu'aucun autre: le traître, criait-il, s'était rendu coupable de parricide envers le roi, la patrie et l'armée; et il alla jusqu'à saisir une pierre, qui se trouvait par hasard à ses pieds, pour la lui jeter. On a cru qu'il voulait par là le dérober à la torture; mais le roi lui retint la main, en disant qu'il fallait d'abord laisser l'accusé plaider sa cause, et qu'il ne souffrirait pas que l'on procédât autrement. Philotas reçut donc l'ordre de parler. Soit remords, soit accablement causé par la grandeur du danger, il n'osait lever les yeux ni ouvrir la bouche. Bientôt ses larmes coulèrent, ses forces défaillirent, et il se laissa tomber sur celui qui le tenait. On lui essuya les yeux avec son manteau, et reprenant alors par degrés le sentiment et la voix, il semblait prêt à commencer. Alexandre, le regardant, lui dit: "Ce sont les Macédoniens qui vont te juger; je te demande si c'est dans la langue du pays que tu leur parleras?" Philotas répondit: "Outre les Macédoniens, je vois ici en plus grand nombre d'autres assistants qui, je crois, entendront mieux ce que je dirai, si je m'exprime dans la même langue où tu as parlé toi-même, sans autre motif, il me semble, que d'être compris de plus de monde." - "Ne voyez-vous pas, s'écria le roi, qu'il a en horreur jusqu'à la langue de sa patrie; seul, il dédaigne de la parler. Mais qu'il choisisse celle qui lui plaira le mieux, pourvu que vous vous souveniez qu'il a également en haine et nos coutumes et notre langage." Et aussitôt il quitta l'assemblée.
X. Philotas commençant alors: "Les paroles, dit-il, sont faciles à trouver pour un innocent; mais la mesure dans les paroles est difficile à garder pour un malheureux. Aussi, jeté comme à l'abandon entre une conscience irréprochable et une fortune bien rigoureuse, je ne sais comment obéir tout ensemble à mes sentiments et aux circonstances. Le meilleur juge de ma cause n'est pas ici: pourquoi n'a-t-il pas voulu m'entendre? Je ne saurais l'imaginer, puisque, après avoir ouï l'accusation et la défense, il a le même pouvoir de me condamner et de m'absoudre; au lieu que, s'il ne les entend pas l'une et l'autre, je ne puis espérer qu'absent il m'acquitte, lorsque présent il m'a condamné. Mais, quoique la défense d'un homme dans les fers soit d'ordinaire superflue, ou même importune, parce qu'elle semble moins instruire le juge que l'accuser, cependant j'userai du droit de parler qu'on me laisse; je ne m'abandonnerai pas moi-même, et me garderai de paraître condamné par mon propre suffrage."De quoi m'accuse-t-on? c'est là d'abord ce que je ne puis comprendre. Parmi les conjurés, aucun ne me nomme: Nicomaque n'a rien dit de moi; Cébalinus n'a rien pu savoir au-delà de ce qu'il avait ouï dire: et le roi me regarde comme le chef de la conjuration! Dymnus a-t-il donc pu passer sous silence celui sous les ordres duquel il marchait? et cela, lorsque, interrogé sur les noms de ses complices, il eût dû me nommer, même à faux, pour mieux séduire un homme que la peur faisait reculer! Car ce n'est pas après la découverte du crime qu'il a tu mon nom, de manière à ce que l'on puisse croire qu'il voulait épargner un complice; mais il avouait tout à Nicomaque, dont il espérait la discrétion pour lui-même; et, en lui nommant les autres, il m'a seul excepté! Je vous le demande, compagnons, si Cébalinus ne fût pas venu me trouver, s'il lui eût plu de ne me rien dire de la conjuration, n'étant inculpé par personne, aurais-je aujourd'hui à plaider devant vous ma cause? Je suppose Dymnus vivant, je le suppose décidé à me ménager; mais les autres? ils s'avoueront eux-mêmes coupables, et ils se tairont sur moi! Non, non: le malheur n'a point cette bienveillance; et trop souvent, au contraire, le coupable, au milieu des tourments de son supplice, se console par le supplice d'un autre. Quoi! même sur le chevalet, tant de complices n'auraient pas confessé la vérité? Et pourtant, si l'on n'épargne guère l'homme qui va mourir, il n'épargne guère non plus personne.""Il faut donc en revenir au véritable et au seul motif de l'accusation. - Pourquoi, me demande-t-on, as-tu gardé le silence sur le complot, qu'on te dénonçait? pourquoi l'as-tu entendu avec une si impassible sécurité? Cette faute, quelle qu'elle soit, je l'ai avouée; et toi, Alexandre, en quelque lieu que tu te trouves, tu m'en as déchargé, tu m'as donné ta main à baiser, en signe de réconciliation; tu m'as même admis à ta table. Si tu m'as cru, je suis absous; si tu m'as pardonné, je suis hors de cause: maintiens au moins ton propre jugement. Qu'ai-je fait depuis la nuit dernière où je quittai ta table? quel nouveau crime t'a-t-on rapporté qui ait pu changer tes sentiments? Je reposais d'un profond sommeil, endormi au bord de l'abîme, quand mes ennemis sont venus m'éveiller en me chargeant de chaînes. D'où peut venir à un traître et à un parricide ce calme d'un sommeil tranquille? Les scélérats ne peuvent dormir, sans cesse importunés par le cri de leur conscience: les Furies les tourmentent, et pendant qu'ils méditent et après qu'ils ont accompli leur crime. Moi, au contraire, j'étais en sécurité, par mon innocence d'abord, et ensuite par le gage sacré de ta main: je ne craignais pas qu'auprès de toi la cruauté des autres prévalût sur ta clémence. Faut-il, pour que tu ne te repentes pas de m'avoir cru, faut-il te rappeler que l'avis m'était donné par un enfant qui n'avait à produire ni témoin, ni preuve, et dont la déposition allait semer partout l'alarme, si l'on commençait à y prêter l'oreille? J'ai cru, pour mon malheur, que j'étais appelé en confident dans une querelle d'amant et de maîtresse, et j'ai soupçonné la sincérité du dénonciateur, parce qu'au lieu de parler lui-même, il avait préféré mettre en avant son frère; j'ai craint qu'ensuite il ne vînt à désavouer Cébalinus, et que la honte me restât d'avoir mis en péril plusieurs des amis du roi. Et lorsque je me suis ainsi efforcé de ne faire tort à personne, j'ai trouvé des hommes qui aimaient mieux ma mort que ma vie! Que d'inimitiés eussé-je donc amassées sur ma tête, si j'avais attaqué des innocents!"Mais enfin Dymnus s'est donné la mort!- Pouvais-je donc deviner qu'il le ferait? Non sans doute, et la seule circonstance qui ait donné du poids à la dénonciation ne pouvait en avoir auprès de moi, au moment où j'ai reçu les confidences de Cébalinus. Mais s'il était vrai que je me fusse associé avec Dymnus dans cet odieux attentat, très certainement ne lui aurais-je pas caché pendant deux jours que nous étions trahis, et Cébalinus lui-même ne m'eût guère coûté à faire disparaître. Lorsque ensuite, après le fatal rapport qui devait causer ma perte, je suis entré dans la chambre du roi, seul et armé, pourquoi ai-je différé le crime? serait-ce que je n'osais agir sans Dymnus? C'était donc lui qui était le chef de la conjuration; et je me cachais sous son ombre, moi Philotas, qui prétends au trône de Macédoine! Et qui de vous ai-je corrompu par mes présents? lequel des généraux, lequel des officiers ai-je cherché à séduire?"On me reproche aussi de dédaigner la langue de notre pays, d'avoir en aversion les mœurs macédoniennes: ainsi donc c'est en méprisant un peuple que j'aspire à lui commander!Mais depuis longtemps notre idiome maternel s'est altéré par le commerce des autres nations; vainqueurs et vaincus, il nous a fallu également apprendre un nouveau langage. Ce ne sont pas là, j'en ai l'assurance, des imputations qui me puissent nuire; pas plus que le complot d'Amyntas, fils de Perdiccas, contre le roi. J'étais son ami, et je consens à accepter ce grief, parmi ceux dont j'ai à me défendre, si c'est un crime que d'avoir aimé le cousin du roi. Mais si, dans le haut rang où l'avait placé la fortune, c'était un devoir même de le respecter, suis-je coupable, encore une fois, pour n'avoir pas su deviner? Serait-ce que les amis des criminels, fussent-ils innocents, doivent mourir avec eux? Si la justice le veut ainsi, pourquoi ai-je vécu si longtemps? si c'est une loi inique, pourquoi me faire périr aujourd'hui?"Mais j'ai écrit que je plaignais ceux qui devaient vivre sous un prince qui se croyait fils de Jupiter! Confiance de l'amitié, dangereuse liberté d'un langage sincère, c'est vous qui m'avez trompé! c'est vous qui m'avez conseillé de ne pas taire ce que je pensais! Oui, je l'avoue, j'ai écrit ces mots au roi, mais non sur le roi; non pour le rendre odieux, mais parce que je craignais qu'il ne le devînt. Il me semblait plus digne d'Alexandre d'avoir en soi la conscience d'être fils de Jupiter, que d'en prendre publiquement le titre. Mais puisque les réponses de l'oracle sont infaillibles, que le dieu soit donc juge de ma cause: retenez-moi dans les fers, jusqu'à ce que l'on ait consulté Hammon sur ce mystérieux attentat. Sans doute le dieu qui a daigné reconnaître notre roi pour son fils ne laissera ignorer aucun de ceux qui ont médité contre sa race des projets criminels. Si vous croyez les tortures plus sûres que les oracles, je me soumets encore à cette épreuve pour faire luire la vérité au grand jour."D'ordinaire, dans les affaires capitales, les accusés font paraître devant vous leurs parents. Moi, j'ai tout récemment perdu mes deux frères, et quant à mon père, je ne puis l'amener ici et n'ose l'invoquer, enveloppé qu'il est lui-même dans cette terrible accusation. C'est peu, en effet, pour un homme, tout à l'heure père de tant d'enfants et réduit à s'appuyer sur un seul fils, de perdre cette dernière espérance; il faut que je le traîne encore avec moi sur le bûcher! Ainsi donc, ô le plus aimé des pères! tu mourras, et à cause de moi, et avec moi! C'est moi qui t'ôte la vie, moi qui éteins ta vieillesse! Ah! pourquoi donnais-tu donc le jour à un malheureux fils, frappé en naissant de la colère des dieux? Était-ce pour recueillir de moi les fruits qui te sont réservés? Je ne sais lequel est le plus à plaindre, de mon jeune âge ou de ta vieillesse; je vais être enlevé dans la fleur même des années, et toi tu vas perdre de la main du bourreau une vie que la nature était à la veille de te redemander, si la fortune eût voulu attendre quelques instants."Je n'ai pu parler de mon père sans me trouver averti de la prudente réserve avec laquelle je devais révéler ce que m'avait rapporté Cébalinus. Parménion, qui avait ouï dire que le médecin Philippe voulait empoisonner le roi, écrivit à Alexandre pour le détourner de prendre le breuvage que ce médecin se proposait de lui donner. En crut-on mon père? sa lettre eut-elle le moindre crédit? Moi-même, toutes les fois que j'ai donné quelque avis, on m'a renvoyé avec des railleries sur ma crédulité. Si l'on devient importun en dénonçant, suspect en se taisant, que faut-il donc faire?" Un des assistants s'étant alors écrié: "Ne pas conspirer contre tes bienfaiteurs." - "Qui que tu sois, reprit Philotas, tu as dit vrai. Aussi je souscris, bien volontiers à mon châtiment, si j'ai conspiré; et je termine ici mon discours, puisque mes dernières paroles ont paru choquer vos oreilles." Il fut ensuite emmené par ceux qui le gardaient.
XI. Il y avait parmi les officiers de l'armée un certain Bolon, brave, mais tout à fait étranger aux arts de la paix et aux habitudes de la vie civile; vieux soldat, qui, des derniers rangs, s'était élevé au poste qu'il occupait alors. Comme les autres gardaient le silence, emporté par une audace brutale, il se mit à les haranguer: "Combien de fois, leur rappelait-il, chacun d'eux n'avait-il pas été chassé du logement qu'il s'était choisi, pour faire place à la lie des esclaves de Philotas, mieux traités que ses compagnons d'armes! Ses chariots, chargés d'or et d'argent, remplissaient des rues tout entières, et aucun de ses camarades ne pouvait trouver place dans le voisinage de sa demeure; mais des sentinelles, chargées de faire respecter son sommeil, écartaient au loin tout le monde, pour empêcher que le bruit, ou, pour mieux dire, le silence de leurs entretiens à voix basse, ne vînt à éveiller cette femme si délicate. Il prodiguait les railleries à ses grossiers compatriotes, et les appelait des Phrygiens et des Paphlagoniens. Né en Macédoine, il ne rougissait pas d'entendre par interprète ceux qui lui parlaient sa langue maternelle. Pourquoi voulait-il que l'on consultât l'oracle d'Hammon? lui qui avait accusé Jupiter d'imposture, lorsqu'il reconnaissait Alexandre pour son fils; et cela dans la crainte qu'on ne se révoltât d'un titre offert par les dieux! Quand il s'agissait de conspirer contre les jours de son roi et de son ami, il n'avait pas consulté Jupiter: maintenant il parlait d'envoyer vers l'oracle, pour laisser le temps à son père, qui commandait en Médie, de se mettre en mouvement, et, avec les trésors commis à sa garde, d'entraîner à partager son crime tout ce qu'il y avait de scélérats dans l'armée. C'est nous, oui nous-mêmes, ajouta-t-il, qui allons envoyer vers l'oracle, non pour demander à Jupiter ce que nous savons de la bouche du roi, mais pour lui offrir nos actions de grâces, et lui porter nos vœux pour la conservation du meilleur des rois."À ces paroles, tous les esprits s'enflammèrent, et le premier cri partit des gardes de la personne du roi, demandant de déchirer de leurs mains le parricide. Philotas, qui redoutait de plus cruels supplices, entendait ces clameurs sans déplaisir. Mais Alexandre, qui était rentré dans l'assemblée, soit qu'il voulût dans la prison même le mettre à la torture, soit qu'il fût curieux d'obtenir de plus exactes informations, remit la délibération au lendemain, et, quoique le jour fût sur son déclin, il convoqua ses amis. La plupart étaient d'avis qu'on le lapidât, suivant la coutume des Macédoniens; mais Héphestion, Cratère et Côènus insistèrent pour qu'on lui arrachât la vérité par les tortures; et les partisans de l'autre opinion finirent par se ranger à celle-ci. Le conseil fut donc congédié, et Héphestion, Cratère et Côènus se levèrent pour faire subir la question à Philotas. Le roi, toutefois, rappela Cratère, et après un entretien dont on ignore le sujet, il se retira dans la partie la plus retirée de son appartement, et, seul, y attendit, bien avant dans la nuit, le résultat de l'interrogatoire. Les bourreaux étalèrent aux yeux de Philotas tous les instruments de leurs cruautés. "Eh bien! leur dit-il, en les provoquant, que tardez-vous à faire périr l'ennemi, l'assassin du roi, qui vous confesse son crime? à quoi bon la question? Oui, j'ai médité ce crime, je l'ai voulu."Cratère exigea qu'il répétât dans les tourments ce qu'il venait d'avouer. Tandis qu'on le saisit, qu'on lui bande les yeux, qu'on le dépouille de son vêtement, il invoque les dieux de la patrie et le droit des gens: vaines paroles qu'il adresse à des oreilles insensibles. Bientôt, traité comme un condamné, on lui fait subir les tourments les plus cruels: ses ennemis, pour se faire auprès du roi un mérite de ses souffrances, le déchirent impitoyablement. Tour à tour c'étaient le feu et les coups, et non pas pour tirer de lui des aveux, mais pour le seul plaisir de le torturer. D'abord il sut étouffer toute parole et même tout gémissement; mais, lorsque son corps, gonflé de plaies, n'eut plus la force de supporter les coups de fouet qui tombaient sur ses os dépouillés de chair, il leur promit alors de déclarer tout ce qu'ils désiraient savoir, pourvu qu'ils missent un terme à ses tortures. Mais il voulut qu'ils jurassent, sur la tête d'Alexandre, que la question n'irait pas plus loin et que les bourreaux seraient éloignés. Ayant obtenu l'un et l'autre, il dit à Cratère: "Explique-moi ce que tu veux que je dise." Celui-ci, furieux de se voir joué, rappelait déjà les bourreaux, quand Philotas demanda qu'on lui laissât le temps de reprendre haleine; il révèlerait ensuite tout ce qu'il savait. Cependant la plus noble élite de la cavalerie, et ceux surtout qui touchaient de près à Parménion par les liens du sang, dès que le bruit public leur apprit que Philotas était mis à la question, craignirent la loi de Macédoine, qui condamnait les parents de quiconque avait conspiré contre le roi à périr avec le coupable. Les uns se donnèrent la mort, les autres s'enfuirent au loin dans des montagnes inaccessibles et de vastes déserts; et une profonde terreur régna dans tout le camp, jusqu'à ce qu'Alexandre, informé de cette alarme, fit publier qu'il exemptait les parents des coupables de la loi qui ordonnait leur supplice. Philotas, pour échapper à la torture, confessa-t-il la vérité, ou recourut-il au mensonge? c'est une question douteuse, la cessation de la souffrance étant également le prix d'un aveu faux ou véritable. Quoi qu'il en soit, il s'exprima ainsi: "Vous savez l'étroite liaison qui a existé entre mon père et Hégéloque. Je parle d'Hégéloque, qui a péri en combattant: c'est lui qui a été la cause de tous nos malheurs. Aussitôt que le roi eut ordonné qu'on le saluât du nom de fils de Jupiter, choqué de cette prétention: "Quoi! dit-il, nous reconnaîtrons pour notre roi celui qui ne veut plus de Philippe pour son père? C'en est fait de nous, si nous souffrons cette indignité. Ce ne sont pas les hommes seulement, ce sont aussi les dieux qu'il méprise, en prétendant passer pour un dieu. Nous avons perdu Alexandre, nous avons perdu notre roi: nous voilà tombés sous le joug d'un orgueil qui n'est supportable ni pour les dieux auxquels il s'égale, ni pour les hommes au-dessus desquels il se place. Le prix de tout notre sang sera donc de faire un dieu qui nous dédaigne et qui ne s'abaisse qu'avec peine à la société des mortels? Croyez-m'en, et nous aussi, si nous sommes des gens de cœur, nous serons adoptés par les dieux. Alexandre, son bisaïeul, et Archélaüs et Perdiccas, tous trois assassinés, ont-ils eu des vengeurs? Et les meurtriers de son père, ne leur a-t-il pas pardonné?" Tels furent les propos d'Hégéloque, au sortir d'un repas. Le lendemain, à la pointe du jour, mon père me fit appeler: il était triste et me voyait affligé: c'est qu'en effet nous avions entendu des choses faites pour nous donner à penser. Nous voulûmes donc nous assurer si c'étaient là des propos qui lui étaient échappés dans l'ivresse, ou bien la manifestation d'une pensée plus profonde: nous le fîmes mander. Il vint; et après avoir répété de son propre mouvement les mêmes paroles, il ajouta que, si nous avions le courage de nous placer à la tête de l'entreprise, il se chargeait, après nous, du premier rôle; que si nous ne l'osions pas, tout serait enseveli dans le silence. Comme Darius était encore vivant, Parménion trouvait l'affaire intempestive: ce n'était pas pour nous, c'était pour l'ennemi que nous aurions tué Alexandre; tandis que Darius une fois mort, l'Asie et tout l'Orient seraient, pour les meurtriers du roi, le prix du coup qu'ils auraient frappé. Cet avis fut approuvé, et l'on échangea de mutuels serments. Quant à l'affaire de Dymnus, je n'en ai nulle connaissance: et après ce que je viens d'avouer, je sens bien qu'il ne me sert de rien d'être entièrement étranger à ce complot."Les tortures recommencèrent alors, et ceux même qui y présidaient lui ayant frappé le visage et les yeux à coups de lance, lui arrachèrent encore l'aveu de ce dernier crime. Comme ils exigeaient ensuite qu'il leur exposât tout le plan de la conjuration, il répondit que, "prévoyant que la Bactriane arrêterait longtemps Alexandre, il avait craint que son père, âgé de soixante et dix ans, chef d'une nombreuse armée, et dépositaire de si grands trésors, ne mourût dans l'intervalle, et que, privé par là de toutes ces ressources il n'eût plus de motif pour tuer le roi. Il s'était donc hâté d'agir, tandis que le prix de ses efforts était sous sa main. C'était là l'exposé fidèle de son projet; et s'ils ne voulaient pas croire que son père n'en fût pas l'auteur, tout incapable qu'il se sentait de supporter encore la torture, il ne la refusait pas."Ceux-ci, après en avoir conféré entre eux, trouvèrent l'enquête suffisante, et retournèrent auprès du roi. Le lendemain, Alexandre fit lire les déclarations de Philotas devant l'assemblée; et, comme il était hors d'état de marcher, il l'y fit apporter lui-même. Après qu'il eut confirmé tous ses aveux, on amena Démétrius, prévenu d'avoir trempé dans la dernière conspiration. Celui-ci, avec des serments réitérés, avec une inaltérable fermeté d'âme et de visage, nia qu'il eût rien médité contre le roi, et s'offrit même à la torture. Les yeux de Philotas étant tombés en ce moment sur un certain Calys, qui était à peu de distance de lui, il le pria de s'approcher davantage. L'autre, tout troublé, refusait de passer de son côté. "Eh quoi! lui dit-il, souffriras-tu que Démétrius mente de la sorte, et qu'on me fasse subir de nouveaux supplices." Calys n'avait plus ni sang ni voix: les Macédoniens, de leur côté, soupçonnaient Philotas de vouloir charger des innocents; car ils savaient que ce jeune homme n'avait été nommé ni par Nicomaque, ni par Philotas lui-même au milieu des tortures. Mais lorsqu'il se vit entouré des lieutenants du roi, il avoua que Démétrius et lui avaient pris part au complot. Le signal fut donc donné, et, d'après la coutume macédonienne, tous ceux que Nicomaque avait dénoncés furent chargés de pierres. Alexandre venait de sauver ses jours d'un grand péril, et d'échapper en même temps à bien des haines; car Parménion et Philotas, les premiers de ses amis, s'ils n'eussent été publiquement convaincus, n'auraient pu être condamnés sans que toute l'armée se soulevât d'indignation. Aussi la question eut-elle une double face: tant que Philotas nia son crime, on regarda ses tourments comme une cruauté; après qu'il l'eut avoué, il n'obtint pas même la pitié de ses amis.