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QUINTE-CURCE 

LIVRE QUATRIÈME

I. Darius, naguère le chef d'une si puissante armée, qui, plutôt en triomphateur qu'en combattant, avait livré bataille du haut d'un char, revoyait alors les mêmes lieux que tout à l'heure il avait presque couverts de ses innombrables soldats, mais déserts, mais transformés en une vaste solitude; et il les traversait en fuyant. La suite du roi était peu nombreuse: car tous n'avaient pas fui du même côté; et, faute de chevaux, ils ne pouvaient égaler en vitesse le roi qui relayait souvent. Bientôt il arriva à Onches, où il fut reçu par quatre mille Grecs: avec eux, il se dirigea sur l'Euphrate, n'espérant garder que ce qu'il déroberait à l'ennemi à force de vitesse. Cependant, Alexandre ordonna à Parménion, qui avait recueilli le butin de Damas, de le garder soigneusement, ainsi que les prisonniers, et lui donna le gouvernement de la Célésyrie. Les Syriens, que les maux de la guerre n'avaient point encore assez domptés, refusaient de se soumettre à cette nouvelle domination; mais on les eut bientôt soumis, et ils obéirent aux ordres du vainqueur. L'île d'Arade se rendit aussi. Straton, roi de cette île, était alors maître de la côte et d'une assez grande étendue de pays dans l'intérieur des terres. Après avoir reçu sa soumission, Alexandre alla camper près de Marathos. Là, on lui remit une lettre de Darius: l'arrogance avec laquelle elle était écrite l'offensa vivement; ce qui le choqua surtout, ce fut de voir Darius prendre le titre de roi, sans daigner le joindre au nom d'Alexandre. Il exigeait plutôt qu'il ne demandait, que pour une somme d'argent égale à ce que pouvait en renfermer toute la Macédoine, on lui rendît sa mère, sa femme et ses enfants: quant à l'empire, ils le disputeraient, s'il le voulait, les armes à la main. S'il était capable de se rendre enfin à de plus sages avis, il n'avait qu'à se contenter de l'héritage de ses pères, et s'éloigner des frontières d'un empire étranger: à ce prix, il serait son allié, son ami: il était prêt à lui en donner sa parole et à recevoir la sienne. Alexandre lui répondit en ces termes: "Le roi Alexandre à Darius. Ce Darius, dont tu as pris le nom, a fait souffrir toute espèce de maux aux Grecs qui habitent la côte de l'Hellespont, et aux colonies grecques de l'Ionie; ensuite, il a passé la mer avec une armée immense, et porté la guerre au sein de la Grèce et de la Macédoine. Après lui, Xerxès est venu nous attaquer à la tête d'une foule innombrable de Barbares: vaincu dans une bataille navale, il laissa cependant Mardonius en Grèce, pour saccager, même absent, nos villes et brûler nos campagnes. Si Philippe, mon père, est mort assassiné, qui ne sait que ce fut par des hommes que vos agents avaient gagnés par l'espoir de riches trésors? Vous ne savez entreprendre que des guerres iniques, et, lorsque vous avez des armes, vous mettez cependant à prix les têtes de vos ennemis; c'est ainsi que toi-même, à la tête d'une si puissante armée, naguère encore tu as voulu acheter mille talents un assassin pour me frapper. Je ne fais donc que repousser la guerre, je ne l'apporte pas; et, grâce aux dieux, qui sont toujours pour la bonne cause, j'ai réduit sous mon obéissance une grande partie de l'Asie; toi-même, je t'ai vaincu en bataille rangée. Infidèle à mon égard, même aux lois de la guerre, tu n'aurais droit de rien obtenir de moi; cependant, si tu me viens trouver en suppliant, je te promets de te rendre ta mère, ta femme et tes enfants, sans rançon: car je sais en même temps vaincre et ménager les vaincus. Que si tu crains de te fier à nous, nous t'engageons notre parole que tu peux venir sans danger. Du reste, quand tu m'écriras, souviens-toi que tu écris à un roi et, qui plus est, à ton roi." Thersippe fut chargé de porter cette lettre. Alexandre descendit ensuite en Phénicie, et prit possession de la ville de Byblos, qui lui fut livrée. De là, il se rendit à Sidon, ville célèbre par son ancienneté et par le renom de ses fondateurs. Straton y régnait sous la protection de Darius; mais, comme il se soumit plutôt par la volonté des habitants que par la sienne propre, il fut jugé indigne de garder le commandement, et Héphestion eut la permission de choisir pour roi celui des Sidoniens qu'il jugerait le plus digne de ce rang élevé. Les hôtes d'Héphestion étaient des jeunes gens distingués parmi leurs compatriotes: il leur fit offre de la couronne; mais ils refusèrent, alléguant que, d'après les lois du pays, nul ne pouvait occuper le rang suprême, s'il n'était issu du sang royal. Héphestion, admirant cette grandeur d'âme qui dédaignait ce que les autres poursuivent à travers le feu et la flamme: "Persistez dans ces nobles sentiments, leur dit-il, vous qui avez compris les premiers combien il est plus grand de refuser un royaume que de l'accepter. Au reste, désignez-moi quelqu'un du sang royal, qui se souvienne que c'est de vous qu'il tient la couronne."Ceux-ci voyant qu'un grand nombre de leurs concitoyens embrassaient cette haute espérance, et dans l'excès de leur ambition, courtisaient chacun des favoris d'Alexandre, déclarèrent que le plus digne de cet honneur était, suivant eux, un certain Abdalonyme, qui tenait par une longue suite d'aïeux au sang royal, mais était réduit, par indigence, à cultiver, pour un modique salaire, un jardin hors de la ville. La pauvreté, chez lui, comme chez beaucoup d'autres, était le fruit de la probité. Occupé de son travail de la journée, il n'avait point entendu le bruit des armes qui avait ébranlé toute l'Asie. Cependant, les jeunes gens, dont nous avons parlé, entrent tout à coup dans son jardin, avec les insignes de la royauté: il était occupé à le nettoyer, en sarclant les mauvaises herbes. Alors, le saluant du nom de roi, l'un d'eux lui dit: "Ces vêtements que tu vois dans mes mains doivent remplacer les haillons qui te couvrent. Purifie par le bain ton corps qu'ont sali de longues sueurs; prends les sentiments d'un roi, et, dans cette fortune dont tu es digne, porte la modération de ton âme. Quand tu seras assis sur le trône, arbitre de la vie et de la mort de tous les citoyens, garde-toi d'oublier l'état dans lequel tu reçois aujourd'hui la royauté, et qui te vaut même l'honneur de la recevoir." Il semblait à Abdalonyme que ce fût un songe; de temps en temps il leur demandait s'ils étaient bien dans leur bon sens, pour venir lui faire une si méchante raillerie. Mais lorsque, malgré sa résistance, on l'eut mis au bain et nettoyé, qu'on lui eut jeté sur les épaules un manteau enrichi de pourpre et d'or, et qu'on l'eut persuadé à force de serments, se croyant alors sérieusement roi, il se laissa conduire par eux au palais. Le bruit, comme c'est l'ordinaire, en courut promptement par toute la ville: un empressement favorable éclatait chez les uns, l'indignation chez les autres; il n'était pas un riche qui, auprès des amis d'Alexandre, ne fît un crime au nouveau roi de son humble condition et de sa pauvreté. Alexandre ordonna aussitôt qu'on le fît venir en sa présence et, après l'avoir longtemps considéré: "Ton extérieur, lui dit-il, ne dément pas ce qu'on dit de ta naissance; mais j'aimerais savoir si tu as supporté bien patiemment ton indigence. Plaise aux dieux, répondit-il, que je puisse du même esprit supporter la royauté! Mes bras suffisaient à mes besoins: je n'avais rien, et rien ne me manquait." Ces paroles lui firent concevoir une haute idée du caractère d'Abdalonyme;c'est pourquoi il lui fit donner, outre le mobilier royal de Straton, la plus grande partie du butin pris sur les Perses; il ajouta même à ses États tout le pays voisin de Sidon. Cependant Amyntas, qui avait passé, comme nous l'avons dit, du parti d'Alexandre dans celui des Perses, arriva à Tripolis avec quatre mille Grecs qui, du champ de bataille, l'avaient accompagné dans sa fuite. Là, ayant fait embarquer ses troupes, il passa dans l'île de Chypre, et persuadé que, dans l'état présent des choses, chacun garderait, comme par droit légitime de possession, ce qu'il serait le premier à prendre, il résolut de se rendre en Égypte, également ennemi des deux rois, et s'abandonnant toujours aux caprices des circonstances. Afin d'encourager ses soldats à une aussi belle entreprise, il leur représente que Sabacès, gouverneur de l'Égypte, a péri dans la bataille; que la garnison des Perses est faible et sans chef; qu'ils seront reçus par les Égyptiens, toujours opposés à leurs gouverneurs, comme des alliés, non comme des ennemis. La nécessité les forçait à tout hasarder: car lorsque la fortune a trahi nos premières espérances, l'avenir semble toujours meilleur que le présent. Tous s'écrient donc d'une même voix, qu'il les conduise où il voudra. Amyntas jugea qu'il fallait profiter de cette disposition des esprits, pendant qu'ils étaient exaltés par l'espérance, et il entra aussitôt dans le port de Péluse, feignant d'être envoyé en avant par Darius. Maître de cette ville, il fait marcher ses troupes sur Memphis. À cette nouvelle, les Égyptiens, peuple léger et plus fait pour les révolutions que pour la guerre, quittent tous leurs bourgs et leurs villes, et accourent à l'envi pour détruire les garnisons des Perses. Ceux-ci, quoique effrayés, ne renoncèrent pas à l'espoir de conserver l'Égypte. Mais Amyntas les défit en un combat, et les renferma dans les murs de Memphis; puis, son camp établi, il mena ses soldats victorieux ravager la campagne; et les choses allaient, comme si l'ennemi eût tout livré à l'abandon. Mazacès, malgré l'épouvante laissée au cœur de ses soldats par un combat malheureux, leur fit voir les Grecs dispersés et imprudemment aveuglés par la confiance de la victoire, et les détermina à sortir de la ville pour reprendre ce qu'ils avaient perdu. L'entreprise, sagement conçue, ne fut pas moins heureusement exécutée: tous, jusqu'aux derniers, périrent avec leur chef. Ainsi fut puni Amyntas, également coupable envers les deux rois, et n'ayant pas su rester plus fidèle au nouveau maître qu'il s'était donné qu'au premier qu'il avait quitté. Les lieutenants de Darius qui avaient survécu à la bataille d'Issus, ayant réuni aux troupes qui les avaient suivis dans leur fuite, la jeunesse de Cappadoce et de Paphlagonie, cherchaient à recouvrer la Lydie. Antigone, lieutenant d'Alexandre, gouvernait la Lydie: bien qu'il eût envoyé au roi la plus grande partie des soldats qui formaient ses garnisons, il affronta les Barbares et conduisit ses troupes au combat. La fortune fut ce qu'elle était d'ordinaire pour les deux partis: on combattit sur trois points différents, et les Perses furent vaincus. Au même temps, la flotte macédonienne, que l'on avait fait venir de la Grèce, rencontra Aristomène, chargé par Darius de reconquérir la côte de l'Hellespont, et le défit, en lui coulant à fond ou lui prenant tous ses vaisseaux. Pharnabaze, qui commandait la flotte perse, alla ensuite lever des contributions sur les Milésiens et mettre une garnison dans la ville de Chios; puis, avec cent vaisseaux, il marcha sur Andros et Syphnos; ces deux îles furent de même occupées par des garnisons et assujetties à un tribut. La grandeur de cette guerre, que se faisaient, pour la possession de l'empire du monde, les plus puissants rois de l'Europe et de l'Asie, avait fait aussi lever en armes la Grèce et la Crète. Agis, roi de Lacédémone, avait ramassé huit mille Grecs, qui de la Cilicie, d'où ils avaient fui, étaient rentrés dans leurs foyers, et, à leur tête, il allait déclarer la guerre à Antipater, gouverneur de la Macédoine. La Crète, entraînée tantôt dans un parti, tantôt dans l'autre, était tour à tour occupée par les garnisons des Spartiates ou des Macédoniens. Mais ce furent là des affaires d'une légère importance: une seule lutte, dont dépendait tout le reste, fixait les regards de la fortune.

II. Déjà la Syrie tout entière, déjà la Phénicie elle-même, à l'exception de Tyr, étaient au pouvoir des Macédoniens; et le roi avait assis son camp sur la terre ferme, dont la ville n'est séparée que par un étroit bras de mer. Tyr, la plus célèbre et la plus grande des villes de la Syrie et de la Phénicie, paraissait plus disposée à accepter l'alliance d'Alexandre que sa domination. Aussi les députés tyriens lui avaient-ils apporté en don une couronne d'or; et des vivres avaient été envoyés de la ville au camp avec la profusion d'une généreuse hospitalité. Alexandre commanda que l'on reçût ces présents comme un gage d'amitié; et, parlant avec bonté aux envoyés, il leur dit qu'il voulait offrir un sacrifice à Hercule, celui des dieux que les Tyriens honoraient par-dessus tous les autres. Les rois de Macédoine, ajouta-t-il, rapportaient à ce dieu leur origine, et c'était la voix même d'un oracle qui lui avait ordonné ce sacrifice. Les députés répondirent qu'il y avait un temple d'Hercule hors de la ville, dans l'endroit appelé Palaetyros; le roi pourrait y sacrifier au dieu selon le rite consacré. Alexandre, qui savait peu d'ailleurs maîtriser sa colère, ne put alors la retenir. "Ainsi, leur dit-il, confiants en votre position, parce que vous habitez une île, vous méprisez cette armée de terre; mais je vous ferai bientôt voir que vous appartenez au continent. Sachez donc que j'entrerai dans votre ville, ou que je la prendrai d'assaut. Comme ils se retiraient avec cette réponse, on leur conseilla d'ouvrir leurs portes au roi, que la Syrie et la Phénicie n'avaient pas hésité à recevoir. Mais ils se fiaient à la position de leur ville, et ils se décidèrent à soutenir le siège. Tyr, en effet, est séparée du continent par un détroit de quatre stades, exposé surtout au souffle de l'Africus, qui fait rouler sur le rivage les flots amoncelés de la haute mer. Nul obstacle, plus que ce vent, n'était fait pour contrarier les ouvrages par lesquels les Macédoniens se préparaient à joindre l'île au continent:car à peine une jetée peut-elle se construire dans une mer tranquille et unie; mais, quand les vagues sont soulevées par l'Africus, leur choc va renverser les premiers matériaux entassés; et il n'est point de digue si solide que ne minent les eaux; en se faisant jour à travers les jointures, et en se répandant par-dessus tout l'ouvrage, si le vent souffle avec plus de violence. À cette difficulté s'en joignait une autre non moins grande: les murs et les tours de la ville étaient entourés d'une mer très profonde; ni les machines ne pouvaient jouer, si ce n'est de loin et sur des vaisseaux; ni les échelles ne pouvaient s'appliquer aux murailles: le mur qui descendait à pic dans les eaux interdisait toute approche par terre; et pour des vais-seaux, le roi n'en avait pas; et quand il en eût fait approcher, ballottés et incertains dans leurs manœuvres, les projectiles de l'ennemi pouvaient les repousser. Au milieu de ces circonstances, un événement peu important vint accroître la confiance des Tyriens. Des députés carthaginois étaient venus alors, selon la coutume de leur pays, célébrer un sacrifice annuel: Carthage, en effet, colonie de Tyr, a toujours porté à la mère patrie un respect filial. Ces députés exhortèrent les Tyriens à soutenir le siège avec courage: Carthage leur enverrait bientôt des secours; car, en ces temps, elle couvrait presque toute la mer de ses flottes. La guerre fut donc décidée: les machines furent dressées sur les murs et sur les tours, des armes distribuées aux jeunes gens, et les ouvriers, qui étaient en grand nombre dans la ville, répartis dans les ateliers. Tout retentit des préparatifs de la guerre: on fabriquait en même temps des mains de fer, appelées harpons, pour les lancer sur les ouvrages de l'ennemi, des grappins, et une foule d'autres instruments imaginés pour la défense des villes. Mais, quand on eut placé sur les fourneaux le fer qu'il fallait forger, et que les soufflets eurent été mis en mouvement pour allumer le feu, on assure que sous les flammes mêmes furent vus des ruisseaux de sang, présage que les Tyriens interprétèrent comme effrayant pour leurs ennemis. Du côté des Macédoniens, des soldats, au moment où ils rompaient leur pain, en virent aussi sortir des gouttes de sang. Le roi en conçut de l'épouvante, et Aristander, le plus habile des devins, déclara que si le sang eût coulé du dehors, c'eût été de mauvais augure pour les Macédoniens; mais qu'ayant coulé du dedans, il annonçait la perte de la ville qu'ils avaient résolu d'assiéger. Cependant Alexandre voyait sa flotte éloignée, et sentait combien un long siège entraverait ses autres desseins. Il envoya donc aux Tyriens des hérauts pour les engager à la paix; mais ceux-ci, au mépris du droit des gens, les mirent à mort, et les précipitèrent dans la mer: ce lâche assassinat outra Alexandre, et dès lors il résolut le siège de la ville. Mais il fallait, avant tout, jeter une chaussée qui la joignit au continent. Un violent désespoir s'empara des soldats à la vue de cette profonde mer, qu'à peine la puissance divine était capable de combler. Où trouver des pierres assez grosses, des arbres assez grands? Il faudrait épuiser des contrées entières pour convertir en chaussée un pareil abîme; la mer était toujours agitée dans ce détroit, et, plus elle roulait ses flots à l'étroit entre l'île et le continent, plus elle était furieuse. Alexandre, qui avait appris à manier l'esprit du soldat, publia que, pendant son sommeil, Hercule lui était apparu, lui tendant la main, et que, conduit par ce dieu, qui lui ouvrait les portes, il s'était vu entrer dans la ville. Poursuivant son discours, il leur représente ses hérauts assassinés, le droit des gens violé, une seule ville osant les arrêter dans leur course victorieuse. Il charge ensuite les chefs de gourmander, chacun de son côté, ses soldats; et, lorsque tous eurent été assez aiguillonnés, on commença les travaux. On avait sous la main un amas considérable de pierres, fourni par l'ancienne Tyr; le bois nécessaire pour construire les radeaux et les tours était apporté du mont Liban. Déjà l'ouvrage s'élevait du fond de la mer à une certaine hauteur, sans cependant se trouver encore à fleur d'eau, et, à mesure que la chaussée s'éloignait du rivage, la mer, devenant plus profonde, absorbait en plus grande quantité les matériaux que l'on y jetait. Alors les Tyriens, s'avançant sur de légers bâtiments, se mirent à reprocher, avec dérision, à ces soldats si fameux par leurs exploits, de porter des fardeaux sur leur dos, comme des bêtes de somme; ils leur demandaient aussi, si leur Alexandre était plus puissant que Neptune? Ces invectives ne faisaient qu'enflammer l'activité du soldat. Bientôt les travaux montèrent un peu au-dessus de l'eau; en même temps la jetée s'élargissait et s'approchait de la ville; et les Tyriens reconnurent toute la grandeur de cet ouvrage, dont les progrès leur avaient d'abord échappé. Leurs barques entourèrent alors la chaussée, dont les parties étaient encore mal jointes, et ils chargèrent de traits ceux qui se trouvaient à la défense des travaux. Maîtres de porter en avant ou en arrière leurs légers bâtiments, ils en blessèrent impunément un grand nombre sans courir aucun risque, et les forcèrent d'abandonner les travaux pour veiller à leur propre sûreté. Mais Alexandre fit tendre des peaux et des voiles autour des ouvriers, pour les mettre à l'abri du trait; en outre, il fit élever, à la pointe de la chaussée, deux tours d'où l'on pût tirer sur les barques qui s'approcheraient. De leur côté, les Tyriens gagnent le rivage, en se dérobant à la vue de l'ennemi, et débarquent des soldats, qui égorgent les hommes occupés à porter des pierres. Sur le Liban aussi, des paysans arabes attaquèrent les Macédoniens en désordre, leur tuèrent trente hommes, et leur firent un moindre nombre de prisonniers.

III. Cette circonstance força Alexandre de diviser ses troupes. Voulant éviter de paraître enchaîné au siège d'une seule ville, il laissa la conduite des travaux à Perdiccas et à Cratère, et se rendit lui-même, avec quelques troupes légères, en Arabie. Pendant ce temps, les Tyriens ayant armé un vaisseau d'une grandeur extraordinaire, le chargèrent du côté de la poupe, de pierres et de sable, de manière à tenir la proue beaucoup au-dessus de l'eau, l'enduisirent de bitume et de soufre, et le firent avancer à force de rames. Le vent, qui soufflait avec force, enfle les voiles, et en peu d'instants le bâtiment va donner contre la chaussée: alors, mettant le feu à la proue, les rameurs sautèrent dans des barques, qui, préparées pour cet objet, les avaient suivis. Le vaisseau, embrasé, commença à répandre au loin l'incendie, et avant qu'on pût les combattre, les flammes avaient gagné les tours et les autres ouvrages placés en tête de la jetée. Les hommes de l'équipage, montés sur leurs petits bâtiments, lancent en même temps sur les travaux des torches et tout ce qui peut nourrir l'incendie. Déjà les tours des Macédoniens, et même leurs plus hauts échafaudages, avaient pris feu, et les soldats postés dans les tours avaient péri par les flammes, ou, jetant leurs armes, s'étaient élancés à la mer. Les Tyriens, qui aimaient mieux les faire prisonniers que de les tuer, leur déchiraient les mains pendant qu'ils nageaient, avec des perches et des bâtons, jusqu'à ce que, les voyant épuisés, ils pussent les recueillir sans danger dans leurs embarcations. Du reste, l'incendie ne causa pas seul la ruine des ouvrages; le hasard voulut que ce même jour un vent violent poussât contre la chaussée la mer soulevée dans ses profondeurs; le battement redoublé des flots en relâcha les jointures, et l'eau, se faisant jour à travers les pierres, rompit l'ouvrage par le milieu. Lorsque se furent ainsi écroulés les monceaux de pierres sur lesquels la terre avait été jetée, et qui la soutenaient, tout fut en un instant englouti, et de ce travail gigantesque à peine restait-il quelques vestiges, lorsque Alexandre revint d'Arabie. On vit alors ce qui arrive toujours dans les circonstances fâcheuses: les chefs rejetaient la faute, les uns sur les autres, lorsque avec bien plus de raison ils pouvaient s'en prendre tous à la violence de la mer. Le roi entreprit aussitôt l'œuvre d'une nouvelle jetée; et cette fois il l'opposa, non de flanc, mais de front au vent: elle devait ainsi protéger les autres travaux, cachés, pour ainsi dire, sous son ombre; il donna aussi à la chaussée plus de largeur, afin que les tours élevées au milieu fussent hors de la portée du trait. Des arbres entiers, avec leurs grandes branches, étaient jetés dans la mer, et ensuite chargés de pierres: sur ce premier entassement, on jetait de nouveaux arbres; on y amassait alors de la terre, et après un dernier amoncellement de pierres et d'arbres, on était parvenu à faire en quelque sorte une construction d'une seule pièce. Les Tyriens, de leur côté, travaillaient à imaginer et à mettre en oeuvre tout ce qui pouvait empêcher la digue. Leur principale ressource était des plongeurs qui descendaient sous l'eau loin de la vue des ennemis, et se glissaient secrètement jusque sous la chaussée: avec des faux, ils attiraient à eux les branches d'arbres qui débordaient, et qui, en venant, entraînaient à leur suite, dans la mer, la plus grande partie des matériaux: alors ils n'avaient pas de peine à ébranler les souches et les troncs soulagés de ce fardeau, et l'ouvrage, qui tout entier reposait sur ces pièces de bois, perdant leur appui, s'engloutissait avec elles. Alexandre, malade d'esprit, était incertain s'il continuerait l'entreprise, ou se retirerait, lorsque sa flotte arriva de Chypre, et qu'en même temps Cléandre lui amena les troupes grecques nouvellement débarquées en Asie. Il partagea en deux ailes ses cent quatre-vingt-dix vaisseaux. Pnytagoras, roi de Chypre, eut avec Cratère le commandement de la gauche; Alexandre se plaça à la droite, monté sur la galère royale à cinq rangs de rames. Les Tyriens, quoiqu'ils eussent une flotte, n'osaient engager un combat naval, et se bornèrent à couvrir leurs murailles avec trois vaisseaux: le roi les attaqua et les coula à fond. Le lendemain, ayant fait approcher sa flotte des murailles, il les battit de tous côtés avec ses machines, et principalement à coups de bélier; mais les Tyriens réparaient promptement les brèches avec des pierres, et ils commencèrent même à élever, autour de la place un mur intérieur pour leur servir de défense, si le premier venait à manquer. Cependant le mal s'aggravait et les menaçait de toutes parts: les traits partis de la chaussée venaient les atteindre; la flotte enveloppait leurs murailles; ils souffraient à la fois les désastres d'un combat de terre et de mer. En effet, les Macédoniens avaient attaché deux à deux leurs galères à quatre rangs de rames, de manière que les proues se touchassent et que les poupes fussent le plus possible éloignées les unes des autres: cet intervalle entre les poupes était rempli par des antennes et des poutres fortement attachées, sur lesquelles on avait établi des ponts destinés à recevoir des soldats. Les galères, ainsi disposées, étaient poussées vers la ville; et le soldat, à couvert derrière les proues, faisait pleuvoir en toute sûreté ses traits sur l'ennemi. On était au milieu de la nuit; le roi donna l'ordre à la flotte, rangée comme nous l'avons dit, d'investir les murs. Déjà les vaisseaux s'approchaient de tous côtés de la ville, et les Tyriens étaient plongés dans le désespoir, quand tout à coup d'épais nuages couvrirent le ciel, et tout ce qui s'échappait de clarté s'éteignit au milieu d'un vaste brouillard. Alors la mer frémissante commença peu à peu à se soulever; bientôt, agitée par un vent plus violent, elle enfla ses vagues, et poussa les navires les uns contre les autres. Les liens qui attachaient les galères entre elles se rompent, les planchers qu'elles soutenaient s'écroulent et entraînent à leur suite les soldats dans l'abîme, avec un fracas épouvantable. Il n'y avait nul moyen, en effet, au milieu de l'élément ainsi déchaîné, de gouverner les vaisseaux serrés les uns contre les autres: le soldat gênait les manœuvres du matelot, le rameur embarrassait le soldat; et, comme il arrive en pareil cas, les habiles obéissaient aux ignorants: car les pilotes, accoutumés à commander dans d'autres temps, exécutaient alors, par crainte de la mort, les ordres qu'on leur donnait. Enfin la mer, obstinément battue par les rames, céda aux matelots, qui semblaient lui arracher les navires; et, la plupart endommagés, on les ramena vers le rivage. Au même temps arrivèrent trente députés de Carthage, apportant aux assiégés des consolations plutôt que des secours. Ils annonçaient que leur patrie avait chez elle les embarras de la guerre; réduite à combattre, non plus pour l'empire, mais pour sa propre existence. Les Syracusains désolaient alors l'Afrique, et ils avaient placé leur camp non loin des murs de Carthage. Cependant les Tyriens, quoique privés d'une si grande espérance, ne perdirent pas courage; ils firent transporter à Carthage leurs femmes et leurs enfants, se sentant plus forts contre tout ce qui pouvait leur arriver, une fois que la plus chère partie d'eux-mêmes serait hors du partage de leurs périls. Un citoyen déclara en pleine assemblée qu'il avait vu en songe Apollon, un des dieux les plus religieusement honorés à Tyr, abandonnant la ville, et la chaussée que les Macédoniens avaient jetée sur la mer changée en un bois touffu. C'était peu de chose que le témoignage de cet homme; mais, comme la crainte disposait les esprits à croire ce qu'il y avait de plus fâcheux, on attacha la statue du dieu avec une chaîne d'or, dont l'extrémité fut fixée à l'autel d'Hercule, sous la protection duquel Tyr était placée: on croyait ainsi, par la main d'Hercule, retenir Apollon. C'étaient les Carthaginois qui avaient apporté cette statue de Syracuse, et qui en avaient fait hommage à la mère patrie: toujours attentifs à orner Tyr, aussi bien que Carthage, des riches dépouilles des villes qu'ils avaient prises. On proposa aussi de reprendre une coutume religieuse tombée en oubli depuis des siècles, et que je ne saurais croire agréable aux dieux: c'était d'immoler à Saturne un enfant de condition libre. Ce sacrifice, ou plus exactement ce sacrilège, importé chez les Carthaginois par leurs fondateurs, resta, dit-on, en usage parmi eux, jusqu'au temps où la ville fut détruite; et sans l'opposition des vieillards, dont le conseil décidait de tout, une cruelle superstition eût triomphé de l'humanité. Cependant la nécessité, plus puissante que tous les calculs, outre les moyens de défense ordinaires, leur en suggéra de nouveaux. Ainsi, pour incommoder les vaisseaux qui s'approcheraient des murailles, ils avaient attaché à de fortes poutres des grappins et des harpons, et lorsque les machines avaient mis ces poutres en mouvement, lâchant tout à coup les câbles, ils les lançaient sur l'ennemi. En même temps les crocs et les faux, dont elles étaient garnies, mettaient en pièces les assiégeants, ou même leurs navires. Ils imaginèrent aussi de faire rougir à force de feu des boucliers d'airain; puis, les remplissant de sable brûlant et de fange bouillante, ils les faisaient rouler du haut de leurs murailles. Il n'y avait point de fléau plus redoutable; car une fois que le sable enflammé avait pénétré la cuirasse et atteint le corps, il n'était aucun moyen de s'en délivrer, et tout ce qu'il touchait, il le brûlait. Jetant leurs armes et déchirant tout ce qui pouvait les garantir, les Macédoniens restaient, sans défense, exposés aux blessures, et la plupart étaient enlevés par les grappins et les harpons que lançaient les machines de l'ennemi.

IV. Le roi, fatigué, avait résolu de lever le siège et de passer en Égypte. Après avoir parcouru l'Asie avec une incroyable rapidité, il restait arrêté sous les murs d'une seule ville, et laissait échapper l'occasion de tant de grandes choses. Cependant, se retirer sans succès lui faisait autant de honte que de demeurer inactif. Il songeait aussi combien s'affaiblirait sa renommée, à laquelle il devait plus de conquêtes qu'à ses armes mêmes, s'il laissait Tyr derrière lui, comme pour témoigner qu'il pouvait être vaincu. Voulant donc ne négliger aucun effort, il fait approcher ses vaisseaux en plus grand nombre, et y embarque l'élite de ses soldats. Le hasard voulut qu'un monstre marin, d'une grosseur extraordinaire, surmontant les vagues de son dos, vint appuyer sa masse gigantesque contre la chaussée qu'avaient construite les Macédoniens. Comme il battait les flots pour se soulever, on l'aperçut des deux côtés; parvenu ensuite à la tête de la jetée, il replongea sous les eaux; et tour à tour dominant les flots d'une grande partie de son corps, ou se cachant dans la mer, qui le couvrait tout entier, il alla se montrer au pied des remparts de la ville. La vue de ce monstre parut favorable aux deux partis: les Macédoniens prétendaient qu'il était venu leur marquer la ligne que devait suivre leur chaussée; selon les Tyriens, Neptune, vengeur de son élément envahi, avait entraîné le monstre au fond de l'eau, signe certain de la ruine prochaine des travaux ennemis. Heureux de ce présage, ils se livrèrent à la joie des festins, burent avec excès, et, encore accablés de leur ivresse, au lever du soleil ils montèrent sur leurs vaisseaux, ornés de guirlandes et de fleurs: tant ils concevaient d'espoir de vaincre, tant ils anticipaient même les réjouissances de leurs succès! Alexandre avait par hasard porté sa flotte sur un autre point, et trente de ses moindres navires étaient seuls restés sur le rivage. Les Tyriens en prirent deux, et jetèrent parmi les autres une grande épouvante, jusqu'à ce qu'Alexandre, ayant entendu le cri des siens, fit approcher la flotte de l'endroit du rivage d'où le bruit était parti. Le premier vaisseau macédonien qui parut fut une galère à cinq rangs de rames, remarquable entre toutes par la rapidité de sa marche. Dès que les Tyriens l'aperçurent, deux de leurs navires vinrent de deux côtés opposés donner sur ses flancs: la galère se porte rapidement sur l'un d'eux, et du même coup elle est atteinte par l'éperon du vaisseau ennemi, et le retient accroché elle-même. Restait le second bâtiment tyrien, qui n'était pas engagé, et déjà, libre dans sa marche, il s'avançait contre l'autre flanc de la quinquérème macédonienne, lorsque, saisissant merveilleusement l'occasion, une trirème de la flotte d'Alexandre se lance à sa rencontre avec une telle violence, que le pilote tyrien tombe du haut de la poupe dans la mer. Survinrent alors un plus grand nombre de navires macédoniens, et le roi avec eux: les Tyriens, à force de ramer en sens contraire, dégagèrent avec peine leur vaisseau accroché, et tous leurs bâtiments regagnèrent en même temps le port. Le roi se mit aussitôt à leur poursuite: il ne put pas, il est vrai, entrer dans le port, parce que les traits lancés du haut des murailles l'en écartaient; mais il prit ou coula à fond presque tous leurs vaisseaux. Après avoir ensuite accordé deux jours de repos aux soldats, il fit approcher à la fois sa flotte et ses machines pour presser de toutes parts l'ennemi épouvanté; lui-même monta sur une tour fort élevée, avec un grand courage, et un danger plus grand encore. En effet, remarquable entre tous par les marques de la royauté et par l'éclat de son armure, il était le principal et l'unique but de tous les traits, et on le vit alors faire des choses dignes d'être offertes en spectacle au monde entier. Il perça de sa lance un grand nombre de ceux qui défendaient les murailles; il en fit rouler d'autres du haut en bas, en les frappant de près avec son épée ou avec son bouclier: car la tour d'où il combattait touchait presque les murs de la place. Déjà les coups répétés du bélier avaient détaché les pierres des remparts qui commençaient à s'écrouler; déjà la flotte était entrée dans le port, et quelques Macédoniens étaient allés se poster dans les tours abandonnées par l'ennemi, lorsque les Tyriens cédèrent à tant de maux à la fois: les uns vont en suppliants se réfugier dans les temples; les autres ferment les portes de leurs maisons, préviennent leur destinée par une mort volontaire; plusieurs se jettent sur l'ennemi, afin de ne pas mourir sans vengeance; un grand nombre étaient montés sur les toits, d'où ils lançaient sur les assaillants des pierres et tout ce que le hasard mettait sous leurs mains. Alexandre ordonna que l'on fît périr tous les habitants, sauf ceux qui s'étaient réfugiés dans les temples, et que l'on mît le feu aux maisons. Cet ordre fut publié par des hérauts; cependant aucun de ceux qui portaient les armes ne se résigna à demander le secours des dieux. Les enfants et les jeunes filles avaient rempli les temples; les hommes se tenaient chacun à l'entrée de sa demeure, troupe réservée aux coups du vainqueur. Toutefois, beaucoup d'entre eux furent sauvés par les Sidoniens, confondus dans les rangs de l'armée macédonienne. Ils étaient entrés avec les vainqueurs; mais, se souvenant de leur communauté d'origine avec les Tyriens (car Agénor passait pour avoir fondé les deux villes), ils en prirent un grand nombre sous leur protection, et les conduisirent à leurs vaisseaux, qui, cachant leur marche, firent voile vers Sidon. Par cette supercherie, quinze mille hommes furent soustraits à la barbarie des vainqueurs; et l'on peut juger de tout ce qu'il y eut de sang répandu, en songeant que, seulement dans l'enceinte des remparts, six mille combattants furent massacrés. La colère du roi donna ensuite un triste spectacle à son armée victorieuse: deux mille hommes qu'avait épargnés la rage épuisée du soldat furent attachés à des croix, et pendus au loin, le long du rivage. Il fit grâce aux envoyés de Carthage; mais en y joignant une déclaration de guerre, dont les circonstances l'obligeaient à retarder les effets. Ainsi fut prise, après sept mois de siège, Tyr, ville célèbre dans le souvenir de la postérité par son antique origine et par les fréquentes vicissitudes de sa fortune. Fondée par Agénor, longtemps elle fut maîtresse des mers qui l'avoisinaient, et de toutes celles même où ses flottes pénétrèrent; et, s'il faut en croire la renommée, ses peuples furent les premiers qui enseignèrent ou apprirent l'usage de l'écriture. Ce qu'il y a de certain, c'est que ses colonies étaient répandues sur presque toute la face du monde: Carthage en Afrique, Thèbes en Béotie, Gadès sur l'Océan. Sans doute, dans leurs libres courses sur les mers, et leurs fréquents voyages en des contrées inconnues aux autres nations, les Tyriens choisirent ces lieux pour y établir leur jeunesse, alors trop nombreuse; ou peut-être aussi, suivant une autre tradition, fatigués des continuels tremblements de terre qui désolaient. leur pays, ils furent forcés de se chercher par les armes de nouvelles demeures au dehors. Cependant, après avoir traversé de nombreuses révolutions, et s'être relevée de ses ruines, Tyr a vu tout renaître en son sein à la suite d'une longue paix, et elle se repose aujourd'hui à l'abri de la bienfaisante domination de Rome.

V. À peu près vers le même temps arriva une lettre de Darius, écrite enfin comme à un roi. Il proposait en mariage à Alexandre sa fille Statira: "elle aurait pour dot tout le pays situé entre l'Hellespont et le fleuve Halys; pour lui, il se contenterait désormais des contrées qui regardent l'Orient. Que si, par hasard, le roi hésitait à accepter ce qui lui était offert, il devait se souvenir que la fortune ne reste jamais longtemps au même point, et que les hommes, quelque brillante que soit leur prospérité, sont toujours plus enviés qu'heureux. Il craignait bien que, semblable aux oiseaux emportés vers les astres par leur légèreté naturelle, il ne s'abandonnât à un vain et puéril sentiment d'orgueil. Rien n'était plus difficile que de porter, dans un si jeune âge, le poids d'une si grande fortune. Lui-même, d'ailleurs, avait encore des débris considérables de sa puissance: on ne pourrait pas toujours le surprendre dans des défilés. Alexandre avait à passer l'Euphrate, le Tigre, l'Araxe et l'Hydaspe, ces grands boulevards de l'empire des Perses; il lui faudrait paraître dans des plaines où il aurait à rougir du petit nombre de ses soldats. Et la Médie, l'Hyrcanie, la Bactriane, les Indiens, voisins de l'Océan, quand y pénétrerait-il? sans parler des Sogdiens, des Arachosiens et des autres peuples qui habitent près du Caucase et du Tanaïs; il vieillirait à parcourir, même sans combattre, une aussi grande étendue de pays. Que, du reste, il cessât de le provoquer, car il n'arriverait que trop tôt pour sa perte." Alexandre répondit à ceux qui avaient apporté la lettre, "que Darius lui promettait ce qui ne lui appartenait pas; qu'il voulait partager ce qu'il avait perdu en entier. La dot qu'il lui offrait, c'était la Lydie, l'Ionie, l'Éolide et la côte de l'Hellespont, prix déjà assuré de sa victoire. D'ailleurs, c'était aux vainqueurs de dicter la loi, aux vaincus de l'accepter. Si Darius, seul au monde, ignorait leur position respective, il pouvait s'en éclaircir promptement par une bataille. Pour lui, quand il avait passé la mer, ce n'était pas la Lydie ou la Cilicie, faible prix d'une si grande guerre; c'était Persépolis même, la capitale de l'empire; c'était la Bactriane, Ecbatane et les contrées les plus reculées de l'Orient qu'il se proposait de ranger sous ses lois. Partout où Darius pourrait fuir, il pourrait bien le poursuivre. Qu'il cessât de chercher à l'épouvanter avec des fleuves, lorsqu'il savait qu'il avait traversé des mers."Voilà en quels termes s'étaient écrit les deux rois. Cependant les Rhodiens venaient de mettre au pouvoir d'Alexandre leur ville et leurs ports. Ce prince avait confié le gouvernement de la Cilicie à Socratès, et à Philotas celui du pays qui environne Tyr. Parménion remit la Célésyrie sous les ordres d'Andromachus, afin de prendre part au reste de la guerre. Après avoir commandé à Héphestion de suivre avec la flotte les côtes de la Phénicie, le roi se rendit à Gaza, à la tête de toutes ses forces. C'était le temps de la solennité des jeux isthmiques, qui se célébraient en présence de toute la Grèce assemblée. Au milieu de cette réunion, les Grecs, selon leur génie toujours changeant avec les circonstances, décrétèrent que quinze députés seraient envoyés au roi, pour lui offrir, en reconnaissance de tout ce qu'il avait fait pour le salut et la liberté de la Grèce, une couronne d'or, présent destiné à la victoire. Quelques jours auparavant, ces mêmes Grecs prêtaient l'oreille à tous les bruits de l'incertaine renommée, décidés à suivre le parti où la fortune entraînerait leurs esprits flottants. Alexandre, cependant, n'était pas seul à parcourir les villes qui refusaient de reconnaître son empire; ses généraux, capitaines habiles, avaient aussi, presque partout, fait pour lui des conquêtes: Calas avait soumis la Paphlagonie, Antigone la Lycaonie; Balacrus, après avoir vaincu Idarnès, l'un des lieutenants de Darius, avait pris Milet; Amphotère et Hégéloque, avec une flotte de soixante voiles, avaient fait passer sous la domination d'Alexandre les îles situées entre l'Achaïe et l'Asie. Maîtres de Ténédos, ils avaient résolu de s'emparer de Chios, où la population les appelait; mais Pharnabaze, lieutenant de Darius, fit saisir les partisans des Macédoniens, et livra de nouveau la ville, avec une faible garnison, à Apollonidès et à Athanagoras, qui lui étaient dévoués. Les généraux d'Alexandre poursuivaient néanmoins le siège, comptant moins sur leurs forces que sur les dispositions des assiégés. Leur espoir ne fut point trompé: une rixe élevée entre Apollonidès et les chefs de la garnison, leur fournit l'occasion de se jeter dans la ville et à peine une porte brisée eut-elle ouvert le passage aux troupes macédoniennes, que les assiégés, fidèles à leurs anciens projets de défection, se joignent à Amphotère et à Hégéloque, égorgent les soldats perses, et livrent enchaînés Pharnabaze avec Apollonidès et Athanagoras. Ils remirent en même temps au vainqueur douze trirèmes avec leurs soldats et leurs rameurs, trente bâtiments légers, sans équipages ou montés par des pirates, et trois mille Grecs au service des Perses. Ces soldats furent distribués dans les troupes macédoniennes pour les recruter, les pirates furent punis de mort, et les rameurs prisonniers ajoutés à ceux de la flotte. Le hasard voulut qu'Aristonicus, tyran de Méthymne, ignorant ce qui venait de se passer à Chios, vint à la première veille se présenter à l'entrée du port avec quelques bâtiments de pirates. Les gardes lui ayant demandé qui il était, il leur dit qu'il était Aristonicus, et venait trouver Pharnabaze. Ceux-ci lui répondirent que Pharnabaze reposait en ce moment, et qu'on ne pouvait lui parler; qu'au surplus, en qualité d'hôte et d'ami, l'entrée du port lui était permise, et que le lendemain il serait libre de voir Pharnabaze. Aristonicus ne fit aucune difficulté d'entrer le premier, et les pirates suivirent leur chef; mais, tandis qu'ils amarrent leurs vaisseaux sur le quai, les gardes ferment la passe du port, et éveillent ceux de leurs compagnons qui se trouvent près d'eux; puis, sans qu'aucun de ces pirates. osât faire la moindre résistance, ils furent tous chargés de chaînes. On les livra ensuite à Amphotère et àHégéloque. De là, les Macédoniens passèrent à Mitylène, que l'Athénien Charès avait prise depuis peu et occupait avec une garnison de deux mille Perses; mais, n'étant pas en état de soutenir un siège, il leur livra la ville, à condition qu'il aurait la vie sauve, et se retira à Imbros. Les Macédoniens firent grâce à la garnison, qui s'était rendue.

VI. Darius, désespérant de la paix qu'il avait cru pouvoir obtenir par ses lettres et ses envoyés, ne songea plus qu'à réparer ses forces et à renouveler activement la guerre. Il assigne donc un rendez-vous aux chefs de son armée dans la province de Babylone, et donne ordre à Bessus, gouverneur de la Bactriane, de le rejoindre avec le plus de soldats qu'il lui sera possible de rassembler. Les Bactriens sont de tous ces peuples d'Asie les plus courageux; leurs esprits farouches dédaignent le luxe des Perses: voisins de la belliqueuse nation des Scythes, et accoutumés à vivre de rapines, ils errent continuellement les armes à la main. Mais Bessus, soupçonné de perfidie, bien convaincu du moins de ne se contenter qu'avec peine du second rang, était, pour le roi, un objet de crainte: il aspirait à la royauté, et l'on redoutait en lui la trahison, qui seule pouvait l'y conduire. Cependant Alexandre, malgré tous ses soins à rechercher en quel pays s'était retiré Darius, ne pouvait le découvrir: c'est l'usage des Perses de garder avec une merveilleuse fidélité les secrets de leurs rois; ni la crainte, ni l'espérance ne sauraient leur arracher un mot qui trahisse ce qui doit être caché; un ancien règlement de leurs rois avait prescrit le silence sous peine de la vie. L'indiscrétion est plus sévèrement punie chez eux qu'aucun crime; et ils regardent comme incapable d'accomplir rien de grand, l'homme à qui il est pénible de se taire, c'est-à-dire de faire ce que la nature nous a rendu le plus facile. Alexandre, dans une ignorance complète de ce qui se passait du côté de l'ennemi, s'occupait d'assiéger la ville de Gaza. Elle avait pour gouverneur Bétis, homme plein de dévouement pour son roi; avec une faible garnison, il défendait une grande étendue d'ouvrages. Alexandre, après avoir reconnu l'emplacement, ordonna que l'on creusât des mines; le sol, naturellement mou et léger, se prêtait sans peine à des travaux souterrains, car la mer voisine y jette une grande quantité de sable, et il n'y avait ni pierres ni cailloux qui empêchassent de pousser les galeries. Ayant donc commencé l'ouvrage d'un côté que les assiégés ne pouvaient apercevoir, pour en détourner leur attention il fit approcher les tours des murailles. Mais ce même terrain était peu favorable au transport des tours; le sable en s'affaissant retardait l'agilité des roues, et les planchers se brisaient; aussi l'ennemi blessa-t-il impunément beaucoup de soldats, trouvant autant de peine à retirer leurs tours qu'à les faire avancer. Alexandre donna le signal de la retraite, et commanda pour le lendemain l'investissement de la place. Au lever du soleil, avant de mettre en mouvement son armée, il implorait le secours des dieux et leur offrait un sacrifice, selon l'usage de sa patrie: tout à coup un corbeau, traversant l'air, laissa échapper de ses serres une motte de terre qui tomba sur la tête du roi et se réduisit en poudre; après quoi, l'oiseau alla se percher sur la tour la plus voisine. Cette tour étant enduite de soufre et de bitume, les ailes du corbeau s'y attachèrent, et, tandis qu'il faisait de vains efforts pour se dégager, il fut pris par ceux qui se trouvaient là. La chose parut mériter que l'on consultât les devins; l'esprit du roi même n'était pas exempt de cette faiblesse superstitieuse. Aristander, dont les prédictions avaient le plus de crédit, déclara que cet augure annonçait, il est vrai, la ruine de la ville, mais qu'il était à craindre que le roi ne fût blessé: il lui conseilla donc de ne rien entreprendre en ce jour. Ce prince, quelque impatient qu'il fût de voir une seule ville lui interdire un tranquille accès en Égypte, obéit néanmoins au devin, et donna le signal de la retraite. Le courage des assiégés s'en accrut: sortis de leurs murailles, ils chargent l'ennemi, qui se retire, croyant trouver dans son hésitation une occasion de succès. Mais ils engagèrent plus vivement le combat qu'ils ne le soutinrent; car aussitôt qu'ils virent se retourner les enseignes macédoniennes, ils s'arrêtèrent. Déjà le cri des combattants était parvenu jusqu'au roi. Ne songeant plus alors au danger dont on l'a menacé, il prend pourtant, à la prière de ses amis, sa cuirasse, qu'il ne revêtait que rarement, et se porte aux premiers rangs. En le voyant, un Arabe, soldat de Darius, conçoit une pensée plus haute que sa fortune, et, cachant son épée derrière son bouclier, il vient, comme transfuge, se jeter aux genoux du roi. Alexandre lui ordonna de se relever et de prendre rang parmi ses soldats. Mais le Barbare, faisant rapidement passer son épée dans sa main droite, la dirige contre la tête du roi, qui, par un léger mouvement de corps, évite le coup, et abat, du tranchant de son glaive, le bras tombé à faux du Barbare. Il se croyait dès lors libre du péril qu'on lui avait prédit pour cette journée; mais sans doute la destinée est inévitable: car, au moment où, emporté par son ardeur, il combat aux premiers rangs, une flèche vient percer sa cuirasse et s'enfoncer dans son épaule, d'où elle est arrachée par Philippe, son médecin. Le sang jaillit de la blessure avec abondance; tous en furent effrayés: jamais ils n'avaient vu un trait pénétrer si avant à travers la cuirasse. Pour lui, sans changer même de couleur, il ordonna que l'on arrêtât le sang et que l'on bandât la plaie. Longtemps on le vit encore aux premiers rangs, soit qu'il dissimulât sa souffrance, soit qu'il la maîtrisât; mais le sang, retenu d'abord par le pansement, recommença à couler avec plus d'abondance, et la blessure qui, dans les premiers moments, avait été sans douleur, s'enfla avec le sang qui se refroidissait. Bientôt ses forces l'abandonnèrent; ses genoux se dérobèrent sous lui; ceux qui l'entouraient le prirent dans leurs bras et le reportèrent au camp, pendant que Bétis, qui le croyait tué, rentrait dans la ville, triomphant de sa victoire. Mais Alexandre, sans attendre que sa blessure fût entièrement guérie, fit construire une chaussée d'une élévation égale à celle des remparts, et, sur plusieurs points, attaquer les murs par la mine. De leur côté, les assiégés ajoutèrent à l'ancienne hauteur des murailles des fortifications nouvelles; mais, avec cela encore, ils ne pouvaient atteindre aussi haut que les tours placées sur la chaussée; de sorte que l'intérieur même de la ville était exposé aux traits des assiégeants. Ce qui mit le comble à la détresse de la place, fut la chute d'un pan de mur abattu par la mine, et dont les débris ouvrirent un passage à l'ennemi. Le roi lui-même marchait en tête des premiers drapeaux; comme il s'avançait avec trop peu de précaution, il fut atteint d'une pierre à la jambe: cependant, appuyé sur un javelot, car sa première blessure n'était pas encore cicatrisée, il ne laissa pas de combattre aux rangs les plus avancés, outré de colère d'avoir été blessé deux fois au siège de cette ville. Bétis, après avoir combattu en héros et reçu un grand nombre de blessures, avait été abandonné par les siens: il n'en continuait pas moins à se défendre avec courage, ayant ses armes teintes tout à la fois de son sang et de celui de ses ennemis. Mais comme de toutes parts les traits étaient dirigés contre lui seul, ses forces ne tardèrent pas à s'épuiser, et il tomba vivant au pouvoir de l'ennemi. On l'amena vers le roi: ce jeune prince, qui, en d'autres occasions, sut admirer le courage jusque chez ses ennemis, se livra alors aux transports d'une joie extraordinaire:"Tu ne mourras pas, Bétis, comme tu le voulais, lui dit-il; mais tout ce qu'on peut inventer contre un captif, attends-toi à le souffrir." Celui-ci, regardant le roi d'un visage tranquille et qui semblait même le braver, ne répondit pas un seul mot à ses menaces. Alors Alexandre: "Voyez-vous, s'écria-t-il, comme il est obstiné à se taire? A-t-il fléchi le genou? a-t-il prononcé une seule parole de soumission? Je saurai bien pourtant vaincre ce silence, et si je ne le lui fais rompre d'une autre manière, ce sera du moins par des gémissements."Sa colère s'était tournée en rage, et déjà sa nouvelle fortune subissait l'influence des mœurs étrangères: on le vit, quand son ennemi respirait encore, lui faire traverser les talons par des courroies, et, attaché à un char, le faire traîner par des chevaux autour de la ville. Il se glorifiait d'imiter ainsi, dans sa vengeance, Achille, l'auteur de sa race. Il périt environ dix mille Perses et Arabes: la victoire coûta aussi beaucoup de sang aux Macédoniens. Au reste, ce siège est devenu célèbre, moins par l'importance de la ville, que par le double danger que courut le roi. Pressé alors de passer en Égypte, il envoya Amyntas en Macédoine, avec dix galères, pour y lever de nouvelles troupes; car les victoires même affaiblissaient son armée, et il avait moins de confiance aux soldats des peuples vaincus qu'à ceux de sa propre nation.

VII. Les Égyptiens, depuis longtemps ennemis de la puissance des Perses, qu'ils accusaient de les gouverner d'une manière avare et tyrannique, avaient relevé leur courage à l'espérance de l'arrivée d'Alexandre. On les avait vus recevoir avec enthousiasme le transfuge Amyntas, se présentant chez eux avec une autorité toute précaire. Aussi le peuple était-il accouru en foule à Péluse, par où l'on croyait que le roi devait entrer. Il y avait sept jours qu'il était parti de Gaza, lorsqu'il arriva dans la partie de l'Égypte que l'on appelle aujourd'hui le Camp d'Alexandre. Il commanda alors à son infanterie de gagner Péluse par terre, et lui-même, avec une élite de troupes légères, s'embarqua sur le Nil. Les Perses, qu'effrayait déjà la défection des Égyptiens, n'attendirent pas son arrivée. Il approchait de Memphis, lorsque Mazacès, à qui Darius avait laissé le commandement de la place vint lui remettre huit cents talents, avec tout l'ameublement royal. De Memphis, continuant sa route sur le Nil, il pénétra dans l'intérieur de l'Égypte; et, après avoir tout réglé sans rien changer aux coutumes nationales des Égyptiens, il forma le projet d'aller trouver l'oracle de Jupiter Hammon. Il fallait s'avancer dans des chemins à peine praticables pour une troupe peu nombreuse et sans équipages: la terre, pas plus que le ciel, n'y fournit d'eau; partout s'étendent des sables stériles, qui, échauffés par les feux du soleil, rendent le sol brillant pour les pieds du voyageur, et causent une chaleur insupportable. Ce n'est pas seulement contre les ardeurs et la sécheresse du pays que l'on trouve à combattre; il faut lutter encore contre un sable épais, qui, dans son extrême profondeur, se dérobant sous les pieds, ne permet qu'à grand-peine de se frayer un chemin. Les Égyptiens exagéraient encore ces difficultés. Mais un vif désir pressait Alexandre d'aller trouver Jupiter, qu'il croyait ou voulait que l'on crût l'auteur de sa naissance, ne se contentant déjà plus d'avoir atteint le faîte des grandeurs humaines. Prenant donc avec lui ceux dont il avait résolu de se faire accompagner, il descendit le long du fleuve jusqu'au lac Maréotide, où des députés de Cyrène lui apportèrent des présents, lui demandant, avec la paix, la faveur de visiter leurs villes. Alexandre accueillit leurs présents, fit alliance avec eux, et poursuivit l'accomplissement de son projet. Le premier et le second jour la fatigue parut supportable: on n'était point encore engagé dans ces solitudes si vastes et si nues, et pourtant déjà la terre était stérile et morte. Mais lorsque se découvrirent à leurs regards ces plaines couvertes de profonds amas de sable, il leur sembla être lancés sur la pleine mer, et leurs yeux cherchaient de tous côtés la terre. Nul arbre, nulle trace de culture; l'eau même qu'ils avaient chargée dans des outres sur le dos de leur chameaux commençait à leur manquer, et il n'y en avait point à trouver sur ce sol aride et brûlant. Ajoutez à cela que les feux du soleil avaient tout embrasé: leurs bouches étaient sèches et brûlantes, lorsque tout à coup, soit hasard, soit bienfait des dieux, des nuages s'amoncelèrent et vinrent cacher le soleil; précieux soulagement pour des hommes que fatiguait la chaleur, alors même que l'eau eût continué à manquer. Mais bientôt les vents orageux firent tomber une pluie abondante, et chacun se mit, de son côté, à la recueillir, plusieurs même la bouche ouverte, dans l'impatience que leur causait la soif. Quatre jours se passèrent au milieu de ces vastes solitudes. Déjà ils n'étaient plus qu'à peu de distance du siège de l'oracle, lorsque soudain une troupe de corbeaux vint se placer au-devant de leur marche, précédant d'un vol paisible les premières enseignes: tantôt ils s'abattaient sur la terre, quand l'armée s'avançait d'un pas plus lent; tantôt ils reprenaient leur vol, comme pour la devancer et lui montrer sa route. Enfin l'on arriva au temple du dieu. Chose incroyable! ce temple, situé au milieu de déserts immenses, est caché par des arbres qui l'environnent de toutes parts, et dont l'ombre touffue laisse à peine un passage aux rayons du soleil. Des sources nombreuses y répandent de côté et d'autre leurs eaux vives, qui nourrissent la fraîcheur des bois. La température de l'air y est aussi admirable: c'est la douce tiédeur du printemps régnant dans toutes les parties de l'année avec une salubrité toujours la même. Les habitants de ce lieu sont voisins des Éthiopiens, du côté de l'orient; au midi, ils regardent les Arabes, appelés Troglodytes, dont le pays s'étend jusqu'à la mer Rouge; à leur limite occidentale, se trouvent d'autres Éthiopiens, qui portent le nom de Simues; au nord, les Nasamobiens, nation des Syrtes, qui se fait un gain de la dépouille des vaisseaux: sans cesse ils assiègent la côte, et vont, au milieu des bas-fonds qui leur sont connus, chercher les bâtiments que la mer y a laissés en se retirant. Les habitants du bois, que l'on nomme Hammoniens, vivent dans des cabanes dispersées; le milieu du bois leur sert de citadelle: il est entouré d'une triple muraille. La première enceinte renfermait le palais de leurs anciens tyrans; dans la seconde séjournent leurs femmes avec leurs enfants et leurs concubines; c'est aussi là que réside l'oracle du dieu: les derniers remparts étaient occupés par les gardes et les hommes de guerre. Il y a encore un autre bois d'Hammon: au milieu se trouve une fontaine, que l'on appelle l'eau du soleil: le matin, elle coule tiède; à midi, lorsque la chaleur a le plus de force, elle est froide; à l'approche du soir, elle s'échauffe; devient bouillante au milieu de la nuit; et, à mesure que les ténèbres font place au jour, elle perd de sa chaleur nocturne, jusqu'à ce que, le matin, elle retourne, en décroissant, à sa tiédeur accoutumée. Ce que l'on y adore comme un dieu n'a point la figure que les artistes prêtent d'ordinaire aux divinités; la forme en est semblable à un nombril: c'est une émeraude entourée de pierres précieuses. Lorsqu'on vient le consulter, les prêtres le portent dans un vaisseau d'or, des deux côtés duquel pendent un nombre considérable de coupes d'argent: derrière eux marchent des matrones et des vierges chantant un hymne grossier de leur pays, par lequel elles croient rendre Jupiter propice et en obtenir une réponse infaillible. À ce moment, comme le roi s'approchait, le plus âgé des prêtres le salua du nom de fils: c'était, assurait-il, Jupiter, son père, qui le lui donnait. Alexandre répondit qu'il acceptait et qu'il avouait ce nom; il avait oublié sa condition humaine. Ensuite, il demanda si son père lui destinait, dans ses décrets, l'empire de l'univers. Le prêtre, fidèle à son rôle de flatteur, lui annonça qu'il serait le maître de toute la terre. Poursuivant ses questions, il s'informa si tous les meurtriers de son père avaient été punis. Le prêtre lui dit que son père ne pouvait être victime d'aucun attentat: que pour les assassins de Philippe, tous avaient subi leur châtiment; et il ajouta qu'il serait invincible jusqu'au moment où il irait prendre sa place parmi les dieux. Un sacrifice fut ensuite célébré et des présents offerts au dieu et aux prêtres; puis Alexandre permit à ses amis de consulter à leur tour Jupiter. La seule question qu'ils lui adressèrent fut s'il les autorisait à rendre à leur roi les honneurs divins. L'interprète sacré leur répondit que cela plairait aussi à Jupiter. Une appréciation sincère et raisonnable de la bonne foi de l'oracle eût sans doute fait reconnaître la fausseté de ses réponses; mais quand la fortune a conduit les hommes à ne plus croire qu'en elle, elle les rend avides de gloire plutôt que capables de la supporter. On le vit donc souffrir qu'on l'appelât fils de Jupiter, l'ordonner même; et tandis qu'il prétendait, par ce titre, augmenter l'éclat de ses exploits, il ne fit que le ternir. De leur côté, les Macédoniens, accoutumés à vivre sous l'autorité monarchique, mais à l'ombre d'une liberté plus grande que celle des autres nations, se révoltèrent contre ses prétentions à la divinité, et plus hautement peut-être qu'il ne convenait à ses intérêts et aux leurs. Mais laissons ces choses, pour en parler en leur place. Je poursuis maintenant mon récit.

VIII. Lorsqu'à son retour d'Hammon, Alexandre passa devait le lac Maréotide, situé non loin de l'île de Pharos, l'aspect du lieu lui inspira d'abord la pensée de fonder une ville nouvelle dans l'île même. Ayant ensuite reconnu que cette île ne pouvait fournir un grand emplacement, il adopta l'endroit où est maintenant Alexandrie, ainsi nommée de son fondateur. Tout ce qui s'étendait entre le lac et la mer fut embrassé dans ses plans, et une enceinte de quatre-vingts stades assignée aux murailles: des commissaires laissés sur les lieux devaient présider aux travaux de la ville, pendant qu'il se rendait à Memphis. II avait conçu le désir, assez raisonnable d'ailleurs, mais tout à fait hors de saison, de visiter l'intérieur de l'Égypte et même l'Éthiopie. La curiosité de voir le fameux palais de Memnon et de Tithon allait entraîner cet esprit passionné pour l'antiquité presque au-delà des bornes du soleil. Mais les soins pressants d'une guerre, dont la partie la plus difficile lui restait encore, ne lui laissait pas le temps de se promener en voyageur oisif. Il remit donc le gouvernement de l'Égypte au Rhodien Eschyle et au Macédonien Peucestès. Quatre mille hommes leur furent laissés pour garder le pays, et la défense des bouches du Nil fut confiée à Polémon: on lui donna pour cela trente galères. Apollonius eut le commandement de la partie de l'Afrique qui touche à l'Égypte, et Cléomène fut chargé de percevoir les tributs de l'une et de l'autre de ces provinces. Des habitants des villes voisines, appelés à Alexandrie, remplirent d'une grande population les murs de la cité nouvelle. On dit qu'au moment où le roi, selon l'usage macédonien, faisait tracer avec de la farine l'enceinte destinée à la ville future, des essaims d'oiseaux y accoururent et mangèrent cette farine. Presque tous les esprits y voyaient un triste présage; mais les devins répondirent qu'un immense concours d'étrangers viendrait habiter cette ville, et qu'elle fournirait à un grand nombre de pays leur subsistance. Comme le roi descendait le fleuve, Hector, fils de Parménion, jeune homme en la plus belle fleur de l'âge, et l'un de ceux que distinguait l'amitié d'Alexandre, était monté, désireux de le suivre, sur un petit bâtiment où l'on avait reçu plus de monde qu'il n'en pouvait contenir: la barque chavira et laissa au courant de l'eau tous les passagers. Hector lutta longtemps contre le fleuve, et, quoique ses vêtements mouillés et ses pieds embarrassés dans sa chaussure l'empêchassent de nager, il parvint cependant à gagner la rive à demi mort; mais aussitôt que, dans son épuisement, il voulut rendre cours à sa respiration, que la crainte avait suspendue, personne ne se trouvant là pour le secourir, et tous ses compagnons s'étant échappés d'un autre côté, il expira. Le roi fut vivement affligé de sa perte; et, quand on eut retrouvé son corps, il lui fit faire de magnifiques funérailles. Sa douleur s'accrut de la nouvelle qui lui vint de la mort d'Andromachus, à qui il avait confié le gouvernement de la Syrie: les Samaritains l'avaient brûlé vif. Il partit avec toute la diligence possible pour le venger; mais, à son arrivée, on lui livra les auteurs de cet horrible attentat. Il remplaça Andromachus par Memnon, et fit périr les assassins au milieu dessupplices. Il livra aussi les tyrans, entre autres ceux de Méthymne, Aristonicus et Ersilaus, aux mains de leurs concitoyens: ils expièrent leurs outrages par les tortures et la mort. Vinrent ensuite les députés d'Athènes, de Rhodes et de Chios. Les Athéniens félicitaient Alexandre de ses victoires et le priaient de rendre à leur patrie les prisonniers grecs; ceux de Rhodes et de Chios se plaignaient des garnisons qui leur étaient imposées: tous obtinrent ce qu'ils paraissaient désirer. Voulant aussi récompenser les Mytiléniens de leur généreux dévouement à sa cause, il leur rendit tout l'argent qu'ils avaient dépensé pour la guerre, et ajouta à leur pays une grande étendue de territoire. Les Cypriotes, qui avaient quitté le parti de Darius pour le sien, et lui avaient envoyé une flotte au temps du siège de Tyr, furent honorablement payés de leurs services. Enfin, le commandant de la flotte macédonienne, Amphotérus, qui avait été chargé de délivrer l'île de Crète, dont presque toutes les places étaient assiégées par les Perses et les Spartiates, reçut, avant tout, l'ordre de purger la mer des pirates qui l'infestaient: en effet, la guerre qui occupait les deux monarques la laissait ouverte à leurs brigandages. Ayant ainsi tout réglé; Alexandre consacra à Hercule Tyrien un cratère d'or avec trente petites coupes; et, ne songeant plus qu'à poursuivre Darius, il fit publier qu'on allait se mettre en marche sur l'Euphrate.

IX. Darius, en apprenant que l'ennemi était passé d'Égypte en Afrique, avait hésité s'il s'arrêterait aux environs de la Mésopotamie, ou s'il gagnerait l'intérieur de ses États; il comptait que sa présence déciderait bien plus puissamment à prendre une part active à la guerre les nations éloignées qu'il avait peine à mettre en mouvement par l'entremise de ses satrapes. Mais quand, sur des témoignages dignes de foi, la renommée eut publié qu'Alexandre le poursuivrait avec toutes ses forces en quelque pays qu'il se retirât, n'ignorant plus dès lors à quel infatigable ennemi il avait affaire, il ordonna que les secours des nations lointaines de son empire se rassemblassent tous dans la province de Babylone. Les Bactriens, les Scythes et les peuples de l'Inde s'y rendirent: les troupes des autres contrées étaient déjà venues se ranger sous ses ordres. Cependant, comme l'armée se trouvait presque deux fois plus nombreuse qu'elle ne l'avait été en Cilicie, les armes manquaient à un grand nombre, et l'on n'épargnait aucun soin pour leur en procurer. Les cavaliers et les chevaux étaient couverts de lames de fer qui se tenaient les unes aux autres; à ceux qui, auparavant, n'avaient reçu que des javelots pour toute armure, on donna de plus des boucliers et des épées: on distribua aux fantassins des troupeaux de chevaux à dompter, pour en accroître la force de la cavalerie; et ce qui, dans l'opinion de Darius, devait frapper l'ennemi d'une extrême épouvante, deux cents chariots armés de faux, l'unique ressource de ces peuples, furent placés à la suite de l'armée. De l'extrémité du timon sortaient des piques garnies de fer: les deux côtés du joug étaient chacun armés de trois lames d'épée, et entre les raies des roues des pointes de dards se montraient en plus grand nombre; enfin, des faux, les unes attachées au haut du cercle des roues, les autres abaissées vers la terre, devaient couper tout ce que les chevaux, impétueusement lancés, rencontreraient sur leur passage. Ayant ainsi achevé d'équiper et d'armer ses troupes, il les fit partir de Babylone. À sa droite était le Tigre, fleuve célèbre; l'Euphrate défendait sa gauche: l'armée couvrait dans sa marche les plaines de la Mésopotamie. Il venait de passer le Tigre, lorsqu'il apprit que l'ennemi n'était pas loin: aussitôt il envoya en avant Satropatès, commandant de sa cavalerie, avec mille hommes de troupes choisies. Il en donna six mille à Mazée, l'un de ses lieutenants, pour interdire aux Macédoniens le passage du fleuve; en même temps, il lui commanda de ravager et d'incendier le pays que devait traverser Alexandre. Il espérait vaincre par la famine un ennemi qui n'avait rien que ce que lui procurait le pillage: pour lui, soit par terre, soit par les eaux du Tigre, les vivres lui arrivaient en abondance. Déjà il avait atteint le bourg d'Arbèles, qu'il devait rendre fameux par sa défaite: là, ayant laissé la plus grande partie de ses provisions et de ses bagages, il jeta un pont sur la rivière de Lycus, et, comme naguère au passage de l'Euphrate, mit cinq jours à la faire traverser à son armée. S'étant ensuite avancé à la distance d'environ quatre-vingts stades, il campa sur les bords d'une autre rivière appelée Boumélus. Le pays était fait pour qu'une armée pût s'y déployer: c'était une plaine vaste et bonne à la cavalerie; pas un arbrisseau, pas un buisson n'y embarrassent le sol; l'horizon y est vaste et peut atteindre aux objets les plus éloignés. Darius voulut encore que l'on rasât les moindres hauteurs qui pourraient s'y rencontrer, et que la surface en fût nivelée dans toute son étendue. On vint rapporter à Alexandre le nombre des soldats de cette armée, autant que de loin on avait pu le reconnaître, et l'on eut de la peine à lui persuader qu'après la perte de tant de milliers d'hommes, Darius eût pu remettre sur pied des forces plus considérables. Au reste, méprisant tous les dangers, et surtout le nombre, il arriva sur l'Euphrate, après onze journées de marche. Des ponts y furent jetés, et il le fit traverser d'abord à sa cavalerie, puis à la phalange, sans que Mazée, qui s'était avancé avec six mille hommes pour empêcher son passage, osât courir les risques d'un combat. Ayant ensuite donné quelques jours à ses soldats, non pour se reposer, mais pour remettre leurs esprits, il se mit en toute hâte à la poursuite de l'ennemi: il craignait de lui laisser gagner l'intérieur de l'empire, où il faudrait le suivre à travers des pays déserts et sans nulle ressource. Il s'avance donc en quatre jours jusqu'au Tigre, laissant Arbèles derrière lui. Toute la contrée au-delà du fleuve fumait encore des suites récentes de l'incendie: c'était Mazée qui brûlait, en ennemi, chaque endroit où il passait. Au premier moment, l'obscurité répandue par la fumée, et qui cachait le jour, fit craindre à Alexandre quelque embûche: il s'arrêta; puis, lorsque les éclaireurs, qu'il avait envoyés en avant, lui eurent rapporté qu'il n'y avait aucun danger, il détacha quelques cavaliers pour aller sonder le lit du fleuve. Les chevaux eurent d'abord de l'eau jusqu'au poitrail; bientôt, quand ils furent au milieu du courant, elle leur monta jusqu'au cou. Il n'est d'ailleurs, dans les contrées de l'Orient, aucun fleuve dont le cours soit aussi impétueux: outre les eaux d'un grand nombre de torrents, il roule encore avec lui des pierres; et c'est de la rapidité avec laquelle il coule, que lui est venu le nom de Tigre: car, dans la langue des Perses, Tigris veut dire une flèche. L'infanterie, divisée comme en deux ailes, et couverte, des deux côtés, par la cavalerie, pénétra sans peine jusqu'au lit du fleuve, en portant ses armes élevées au-dessus de la tête. Le roi, qui, le premier d'entre les fantassins, aborda sur l'autre rive, montrait de sa main le gué à ceux de ses soldats auxquels sa voix ne pouvait parvenir; mais il leur était difficile d'assurer leur pas, tantôt rencontrant des pierres glissantes, qui se dérobaient sous leurs pieds, tantôt entraînés par la rapidité du courant. La plus grande fatigue était pour ceux qui portaient les bagages sur leurs épaules: incapables de se conduire eux-mêmes, ces fardeaux embarrassants les entraînaient dans des tourbillons rapides; et, pendant que chacun d'eux s'attache à ressaisir ce qu'il a perdu, ils étaient plus occupés de lutter entre eux que contre le fleuve: la plupart même furent heurtés par les amas de bagages qui flottaient çà, et là. Le roi leur criait de se contenter de sauver leurs armes; qu'il leur rendrait le reste. Mais il n'y avait ni conseil, ni commandement qui pût leur parvenir: la crainte leur fermait les oreilles, sans compter les clameurs dont, en perdant pied, ils s'étourdissaient les uns les autres. Enfin, ils parvinrent à sortir du fleuve à l'endroit où le courant plus doux rendait le gué facile, et l'on n'eut à regretter que quelques bagages. L'armée pouvait être anéantie, si l'on eût osé la vaincre; mais la fortune constante du roi détourna de là l'ennemi. Ainsi, à la vue de tant de milliers d'hommes d'infanterie et de cavalerie qui couvraient l'autre rive, il avait passé le Granique; ainsi, dans les gorges étroites de la Cilicie, il avait triomphé d'une si grande multitude d'ennemis. On peut aussi en mettre un peu moins sur le compte de l'audace, trait dominant de son caractère, quand on songe que jamais il n'y eut lieu de se demander s'il avait agi témérairement. Mazée, qui, sans aucun doute, eût écrasé l'armée macédonienne en désordre, s'il fût venu la surprendre à l'instant du passage, ne mit en mouvement sa cavalerie que lorsque l'ennemi était déjà, tout en armes, sur le rivage; encore se borna-t-il à détacher mille chevaux. Alexandre en reconnut et en méprisa bientôt le petit nombre; et il les fit charger à bride abattue par Ariston, le chef des cavaliers péoniens. Alors s'engagea un combat de cavalerie, glorieux pour les Macédoniens et en particulier pour Ariston: il blessa d'un coup de lance dans la gorge Satropatès, le commandant des escadrons perses, le poursuivit, fuyant au milieu des rangs ennemis, le renversa de son cheval, et, comme il résistait encore, lui coupa la tête, et revint, couvert de gloire, la déposer aux pieds du roi.

X. Alexandre fit, en ce lieu, une halte de deux jours, et, pour le suivant, donna l'ordre du départ. Mais, vers la première veille, la lune, s'éclipsant, commença par dérober l'éclat de son disque; puis, une sorte de voile de sang vint souiller sa lumière: inquiets déjà aux approches d'un si terrible hasard, les Macédoniens furent pénétrés d'une profonde impression religieuse, et en même temps de frayeur. C'était contre la volonté des dieux, disaient-ils, qu'on les entraînait aux extrémités de la terre: déjà les fleuves étaient inabordables et les astres ne prêtaient plus leur ancienne clarté; partout ils rencontraient des terres dévastées, partout des déserts: et pourquoi tant de sang? pour satisfaire la vanité d'un seul homme! Il dédaignait sa patrie, il désavouait son père Philippe, et, dans l'orgueil de ses pensées, aspirait au ciel! Une sédition allait éclater, lorsqu'Alexandre, toujours inaccessible à la crainte, commande aux chefs et aux principaux officiers de son armée de se rassembler en corps dans sa tente, et en même temps aux prêtres égyptiens, qu'il regardait comme très habiles dans la connaissance du ciel et des astres, de faire connaître leur opinion. Ceux-ci savaient bien que, dans le cours des temps, s'accomplit une suite marquée de révolutions, et que la lune s'éclipse lorsqu'elle passe sous la terre, ou qu'elle est cachée par le soleil; mais ce que le calcul leur a révélé, ils se gardent bien d'en faire part au vulgaire. À les entendre, le soleil est l'astre des Grecs, la lune celui des Perses: aussi, toutes les fois qu'elle s'éclipse, c'est pour les Perses un présage de ruine et de désolation; et ils citent d'anciens exemples de rois de cet empire, à qui la lune, en s'éclipsant, témoigna qu'ils combattaient avec les dieux contraires. Rien ne gouverne si puissamment les esprits de la multitude que la superstition: emportée, cruelle, inconstante en toute autre occasion, dès que de vaines idées de religion la dominent, elle obéit à ses prêtres bien mieux qu'à ses chefs. Aussi, la réponse des Égyptiens, à peine publiée dans l'armée, fit renaître les esprits abattus à l'espoir et à la confiance. Le roi, voyant qu'il fallait profiter de l'élan des esprits, leva le camp dès la seconde veille: à sa droite était le Tigre; à sa gauche, les montagnes que l'on appelle Gordyennes. Il venait de se mettre en route, lorsqu'au point du jour ses coureurs lui annoncèrent que Darius approchait. Il fit alors préparer le soldat, ranger l'armée en ordre de bataille, et marcha à la tête. Mais ce n'étaient que les éclaireurs de l'ennemi, au nombre de mille environ, que l'on avait pris pour un corps d'armée considérable: car, lorsqu'on ne peut reconnaître la vérité, la crainte fait qu'on se livre à de fausses conjectures. Informé de la réalité, Alexandre, avec un petit nombre des siens, chargea cette troupe, qui se repliait sur le gros de l'armée, en tua plusieurs et en fit d'autres prisonniers. En même temps, il fit partir un détachement de cavalerie pour aller à la découverte, aussi bien que pour éteindre le feu que les Barbares avaient mis aux villages: car, dans leur fuite, ils avaient jeté à la hâte des matières embrasées sur les toits et sur les monceaux de blé, et la flamme, arrêtée en haut, n'avait point encore endommagé le bas. Aussi, lorsqu'on eut éteint le feu, on trouva une grande quantité de blé, et le reste commença de même à se rencontrer en abondance. Cette circonstance engagea encore les Macédoniens à poursuivre l'ennemi: brûlant et ravageant le pays, comme il le faisait, il fallait qu'ils se hâtassent pour prévenir l'incendie, qui leur ravirait tout. On se fit donc une raison de la nécessité: et Mazée, qui, auparavant, avait à loisir brûlé les villages, content désormais de fuir, laissa presque tout derrière lui sans ravage. Alexandre venait d'être informé que Darius n'était plus qu'à la distance de cent cinquante stades; pourvu plus qu'abondamment de vivres, il séjourna quatre jours dans le même endroit. Une lettre de Darius fut interceptée, par laquelle il engageait les soldats grecs à tuer le roi, ou à le lui livrer. Alexandre songea un instant à lire publiquement cette lettre en tête de l'armée, ayant pleine confiance à l'attachement et à la fidélité des Grecs; mais Parménion l'en détourna: il ne fallait pas, disait-il, faire retentir aux oreilles des soldats de semblables promesses; le roi était exposé à la trahison du premier venu, et il n'y avait rien que ne se permît l'avarice. Alexandre suivit ce conseil, et se remit en marche. Pendant la route, un des eunuques captifs qui accompagnaient l'épouse de Darius, lui vint dire qu'elle était défaillante et respirait à peine. Accablée par la fatigue d'une marche continuelle et le poids de ses chagrins, elle était tombée, et puis s'était éteinte entre les bras de sa belle-mère et des jeunes princesses ses filles: un autre messager vint apporter cette autre nouvelle. Le roi, comme si on lui eût annoncé la mort de sa propre mère, poussa de douloureux gémissements; et, versant des larmes telles que les eût versées Darius lui-même, il se transporta dans la tente où était la mère de Darius, assise auprès du corps de la princesse. Là, il sentit sa douleur se renouveler en voyant la malheureuse reine gisante sur la terre: ramenée par cette dernière infortune au souvenir de ses infortunes passes, elle tenait appuyées sur son sein les jeunes princesses, bien faites pour la consoler d'une douleur qui leur était commune, mais auxquelles elle devait elle-même ses consolations. Devant elle était son petit-fils, jeune enfant, d'autant plus à plaindre qu'il ne sentait pas encore un malheur dont la plus triste part était pour lui. On eût dit qu'Alexandre pleurait au milieu de ses parents, et qu'au lieu de donner des consolations, il en cherchait; du moins, il s'abstint de toute nourriture, et fit rendre au corps de la reine tous les honneurs qui lui appartenaient d'après la coutume des Perses, bien digne sans doute de recueillir encore aujourd'hui le fruit de tant de douceur et de continence. Il n'avait vu cette princesse qu'une fois: c'était le jour où elle fut prise; encore n'était-ce pas elle, c'était la mère de Darius qu'il venait visiter, et sa rare beauté n'excita point en lui l'aiguillon des désirs, mais celui de la gloire. Cependant un des eunuques placés auprès de la reine, Tyriotès, avait profité de ce moment de trouble et de douleur pour s'échapper par une porte qui, s'ouvrant du côté opposé à l'ennemi, était gardée avec moins de vigilance: il parvint au camp de Darius, et, recueilli par les sentinelles, fut conduit, baigné de larmes et les vêtements déchirés, dans la tente royale. Dès que Darius l'aperçut, saisi de mille craintes à la fois et incertain de ce qu'il devait le plus redouter: "Ton aspect, lui dit-il, me présage je ne sais quel grand désastre mais garde-toi d'épargner les oreilles d'un infortuné, car j'ai appris à être malheureux; et c'est souvent une consolation dans la misère, de connaître son sort tout entier. Viens-tu, ainsi que je le soupçonne et crains de le dire, m'annoncer le déshonneur de ma famille, plus affreux pour moi, et sans doute aussi pour elle, que toute espèce de supplice?" Tyriotès lui répondit: "Rien de semblable n'est arrivé; tout ce que des sujets peuvent rendre d'honneurs à leurs reines, les captives l'ont reçu du vainqueur; mais ton épouse, à l'instant même, vient de cesser de vivre." On entendit alors dans tout le camp, non seulement des gémissements, mais des cris lamentables: Darius ne douta point qu'on ne l'eût assassinée, parce qu'elle n'avait pas voulu consentir à son déshonneur; et, dans l'égarement de sa douleur, il s'écriait: "Quel crime si grand ai-je donc commis Alexandre? qui, de tes parents, ai-je fait périr, pour que tu aies payé ma cruauté d'un tel retour? Tu me hais sans que j'aie provoqué ta haine. Mais j'accorde que tu me fasses une guerre juste: fallait-il t'attaquer à des femmes?" Tyriotès prit à témoin les dieux de la patrie, que la reine n'avait été victime d'aucun attentat, que même Alexandre avait gémi sur sa mort, et versé d'aussi abondantes larmes qu'en versait le roi lui-même. Ces serments ne firent qu'éveiller l'inquiétude et le soupçon dans ce cœur violemment épris; tant de regrets pour une captive ne pouvaient venir, à ce qu'il se figurait, que des habitudes d'un amour criminel. Ayant donc fait sortir tout le monde, et ne gardant auprès de lui que Tyriotès, il lui dit, non plus en pleurant, mais en soupirant: "Sais-tu bien, Tyriotès, que ce serait en vain que tu voudrais me tromper? en un instant, les instruments de la torture seront prêts; mais, au nom des dieux, n'attends pas jusque-là, si tu as quelque respect pour ton roi: ce que je désire savoir, ce que j'ai honte de demander, jeune et victorieux l'a-t-il osé faire?" Tyriotès offrit son corps à toutes les tortures, appela tous les dieux en témoignage de ses paroles, persistant à affirmer que la reine avait été traitée avec décence et respect. Enfin, lorsque le roi fut convaincu que Tyriotès ne disait que la vérité, il se voila la tête et pleura longtemps. Puis, ses larmes coulant encore, il se découvrit le visage, et, les mains levées vers le ciel: "O Dieux de mon pays! s'écria-t-il, affermissez avant tout mon empire; mais si déjà mon arrêt est prononcé, faites, je vous en supplie, que l'Asie n'ait pas d'autre roi que cet ennemi si juste, ce vainqueur si généreux!

XI. Après avoir deux fois demandé la paix en vain, Darius avait tourné toutes ses pensées vers la guerre; mais vaincu alors par la modération de son ennemi, il lui envoya dix députés, choisis entre ses parents, pour lui porter de nouvelles conditions. Alexandre assembla son conseil, et les fit introduire: Alors le plus âgé d'entre eux parla en ces termes: "Aucune nécessité ne force aujourd'hui Darius à te demander, la paix pour la troisième fois; ce sont ta justice et ta modération qui l'y obligent. Sa mère, son épouse, ses enfants sont tombés captifs en tes mains, et il ne s'en est aperçu que parce qu'il n'était pas au milieu d'eux. Aussi jaloux de l'honneur de celles qui vivent encore que le serait un père, tu leur donnes le nom de reines, tu permets qu'elles conservent l'appareil de leur ancienne fortune. Je vois sur ton visage ce que je voyais sur celui de Darius, quand tout à l'heure nous le quittâmes; et cependant il pleure une épouse, tu ne pleures qu'une ennemie. Déjà tu serais sur le champ de bataille, si les soins de sa sépulture ne te retardaient. Faut-il donc s'étonner qu'il demande la paix à qui lui porte des sentiments si amis? à quoi bon les armes entre gens qui n'ont plus de haine? Naguère il te proposait pour limite de ton empire le fleuve Halys, qui borne la Lydie; maintenant il t'offre tout le pays compris entre l'Hellespont et l'Euphrate pour dot de sa fille, qu'il te donne en mariage: son fils Ochus est en ton pouvoir, garde-le comme un gage de la paix et de sa bonne foi; rends-lui sa mère et ses deux jeunes filles: il te demande d'accepter pour leur triple rançon trente mille talents d'or." "Si je ne connaissais la modération de ton âme, je ne te dirais pas que c'est ici le moment où tu devrais non seulement accorder la paix, mais t'empresser de la saisir. Regarde ce que tu as laissé derrière toi; considère ensuite ce qui te reste à parcourir! C'est une chose dangereuse, qu'un trop grand empire; il est difficile de retenir ce qu'on ne peut embrasser. Ne vois-tu pas comment les navires qui dépassent la mesure ordinaire sont impossibles à gouverner? Peut-être Darius n'a-t-il tant perdu, que parce qu'une trop vaste puissance expose à de grands dommages. Il est des conquêtes plus faciles à faire qu'à garder: nos mains elles-mêmes ne saisissent-elles pas bien plus aisément qu'elles ne retiennent? La mort de l'épouse de Darius suffit pour t'avertir que déjà ta clémence peut moins qu'elle ne pouvait naguère." Alexandre fit sortir les députés de sa tente, et interrogea l'opinion de son conseil. Il y eut un long silence; personne n'osait s'expliquer, faute de connaître la pensée du roi. Enfin, Parménion rappela l'avis qu'il avait donné, de rendre les prisonniers, lorsqu'il était question de les racheter près de Damas; on aurait pu tirer une somme d'argent considérable de cette multitude dont la garde occupait les bras d'une foule de braves. Maintenant, plus que jamais, il était d'avis que l'on échangeât contre trente mille talents d'or une vieille femme et deux jeunes filles, qui ne servaient qu'à embarrasser la marche de l'armée. Le roi pouvait gagner un riche empire par un traité, sans recourir à la guerre; personne, avant lui, n'avait possédé les contrées entre l'Ister et l'Euphrate, séparées par de si vastes espaces. II devait ramener plutôt ses regards vers la Macédoine, que de les porter sur la Bactriane et sur l'Inde. Ce discours déplut au roi. Dès que Parménion eut fini de parler: "Et moi aussi, dit-il, j'aimerais mieux l'argent que la gloire, si j'étais Parménion; mais je suis Alexandre, et la pauvreté n'est pas ce que je crains: je n'ai point oublié que je suis roi, et non pas marchand. Je n'ai rien à vendre, et ce n'est certes pas ma fortune dont je veux trafiquer? S'il faut que je rende les prisonniers, j'aurai plus de gloire à les livrer à titre de don, qu'à les renvoyer à prix d'argent." Ayant ensuite fait rentrer les envoyés de Darius, il leur répondit en ces termes: "Allez dire à Darius, qu'en me montrant clément et généreux; je n'ai rien fait pour son amitié, mais tout par penchant de ma nature. Je ne sais point faire la guerre à des prisonniers ni à des femmes: il faut être armé pour être mon ennemi. Si encore il me demandait la paix de bonne foi, je verrais peut-être à la lui accorder; mais lorsque, tantôt par ses lettres, il excite mes soldats à la trahison; tantôt, par son or, il essaye d'armer contre moi le bras de mes amis, je ne puis que le poursuivre à toute outrance, non plus comme un ennemi loyal, mais comme un assassin et un empoisonneur. Quant aux conditions de paix que vous m'apportez, si je les acceptais, je lui donnerais la victoire." "Il m'accorde généreusement ce qui est en deçà de l'Euphrate: où donc me parlez-vous aujourd'hui au-delà de l'Euphrate, il me semble; ce qu'il prétend m'offrir pour dot, mon camp en a dépassé la limite. Chassez-moi d'abord d'ici pour que je sache que ce que vous me cédez vous appartient. Avec la même libéralité, il me donne sa fille, comme si j'ignorais qu'il devait la marier à quelqu'un de ses esclaves! Grand honneur, en effet, que de me préférer pour gendre à Mazée! Allez donc, et annoncez à votre roi que ce qu'il a perdu, comme ce qu'il possède encore, est le prix de la guerre: par elle seront fixées les limites des deux empires, et chacun de nous aura en partage ce que la journée de demain lui donnera."Les envoyés répondirent que, puisqu'il était résolu à la guerre, il agissait franchement en ne les abusant pas par l'espoir de la paix; qu'ils lui demandaient de les renvoyer au plus tôt vers leur roi: lui aussi avait à se préparer à la guerre. Rentrés au camp, ils y annoncèrent qu'il fallait livrer bataille.

XII. Darius envoya sur-le-champ Mazée avec trois mille chevaux pour occuper les chemins par où devait passer l'ennemi. Alexandre, après avoir achevé de rendre les honneurs funèbres à l'épouse de Darius, et laissé tout ce qu'il y avait de trop pesant parmi ses bagages sous une faible garde dans l'enceinte des mêmes retranchements, marcha droit à l'ennemi. Il avait divisé son infanterie en deux colonnes, couvertes sur les flancs par la cavalerie; les bagages marchaient derrière. Il détacha ensuite Ménidas pour aller à toute bride reconnaître où était Darius. Mais trouvant Mazée près de là, Ménidas n'osa s'avancer plus loin, et apporta pour toute nouvelle qu'il avait entendu un bruit confus d'hommes et des hennissements de chevaux. Mazée, de son côté, ayant aperçu de loin des éclaireurs, regagna le camp, et y annonça l'approche de l'ennemi. Aussitôt Darius, qui désirait combattre en rase campagne, fait prendre les armes à ses soldats et range son armée en bataille. À l'aile gauche, marchaient des cavaliers bactriens, au nombre de mille environ, autant de Dahiens; puis les Arachosiens et les Susiens, formant en tout une troupe de quatre mille hommes. Derrière eux, étaient cinquante chariots armés de faux, et, à leur suite, Bessus avec huit mille cavaliers également venus de la Bactriane. Les Massagètes, au nombre de deux mille, fermaient la marche de ce corps. À cette cavalerie s'était jointe l'infanterie de plusieurs nations, non pas confondues, mais chacune marchant sous ses étendards. Venaient ensuite les Perses avec les Mardes et les Sogdiens, sous la conduite d'Ariobarzanès et d'Orontobatès. Le commandement était partagé entre ces deux chefs; mais, au-dessus d'eux, était placé Orsinès, descendant des Sept Perses, et faisant aussi remonter son origine au grand Cyrus. Ceux qui les suivaient étaient des peuples à peine connus, même de leurs compagnons d'armes; puis, cinquante chars attelés de quatre chevaux que précédait Phradatès à la tête d'un corps considérable de Caspiens. Derrière les chars, se trouvaient les Indiens et les autres habitants des bords de la mer Rouge, qui apportaient là leurs noms plutôt que leur secours. Cinquante autres chars garnis de faux fermaient ce corps d'armée; on y avait joint une troupe de soldats mercenaires. À leur suite, se voyaient les peuples de la Petite Arménie; puis, les Babyloniens; puis, les Bélites et ceux qui habitent les monts Cosséens. Après ceux-ci, venaient les Gortuens, peuples originaires de l'Eubée, qui suivirent autrefois les Mèdes, mais alors dégénérés et étrangers aux mœurs de leurs pays. Ils étaient soutenus par les Phrygiens et les Cataoniens. Aux derniers rangs, marchaient les Parthes, qui habitaient le pays qu'occupe aujourd'hui la nation des Parthes de race scythique. Telle était la disposition de l'aile gauche. La droite était composée des peuples de la Grande Arménie, des Cadusiens, des Cappadociens, des Syriens et des Mèdes: ils étaient aussi accompagnés de cinquante chars armés de faux. L'armée montait en tout à quarante-cinq mille hommes de cavalerie, et à deux cent mille d'infanterie. Rangés comme nous venons de le dire, ils s'avancèrent de dix stades; puis, ayant reçu l'ordre de s'arrêter, ils attendirent l'ennemi sous les armes. Cependant l'armée d'Alexandre avait été saisie d'une terreur panique: les soldats, hors d'eux-mêmes, avaient pris l'alarme, et une crainte secrète était passée dans tous les cœurs. Le ciel, enflammé comme aux jours d'été, offrait, dans ses éclats de lumière, l'image d'un incendie; les soldats croyaient voir les flammes partir du camp de Darius, et s'être imprudemment engagés au milieu des postes ennemis. Si Mazée, qui gardait la route, fût survenu dans ce moment d'effroi, ils pouvaient essuyer une grande défaite; mais il resta immobile sur la hauteur où il avait pris position, content de ne pas être attaqué. Alexandre, dès qu'il eut appris la frayeur de ses soldats, commanda une halte, et leur fit déposer leurs armes et prendre quelque repos. En même temps, il leur représenta que leur alarme était sans fondement, que l'ennemi était encore loin. Revenus enfin à eux-mêmes, ils reprirent à la fois leurs armes et leur courage. On jugea néanmoins que, pour le présent, le plus sûr était de se retrancher dans le lieu même où l'on se trouvait. Le lendemain, Mazée, qui, avec un détachement de cavalerie d'élite, s'était posté sur une haute colline, d'où l'on découvrait le camp des Macédoniens, soit par crainte, soit qu'il n'eût été envoyé qu'en observation, retourna auprès de Darius. Les Macédoniens prirent possession de la colline même qu'il venait d'abandonner: c'était un poste plus sûr que là plaine, et l'on pouvait de là apercevoir l'armée ennemie, qui se déployait dans la campagne. Mais un brouillard, répandu alentour par l'humidité des montagnes, sans dérober l'ensemble du spectacle, empêchait cependant de distinguer l'ordonnance et la distribution des différents corps. Une multitude innombrable couvrait au loin la plaine; et le bruit confus de tant de milliers d'hommes allait même au loin frapper l'oreille des Macédoniens. Le roi était dans une vive perplexité; il pesait tour à tour son avis et celui de Parménion; mais il était trop tard, car les choses en étaient venues à ce point, que l'armée ne pouvait échapper à un désastre que par la victoire. Aussi, cachant l'état de son âme, il ordonne aux escadrons péoniens qui étaient à sa solde de se porter en avant. La phalange, ainsi que nous l'avons dit plus haut, était divisée en deux ailes, dont chacune était couverte par la cavalerie. Déjà le brouillard s'était dissipé, et le jour, reprenant son éclat, montrait à découvert l'armée ennemie, lorsque les Macédoniens, soit allégresse, soit ennui d'une si longue attente, poussèrent un grand cri comme au moment où le combat s'engage; ce cri fut répété par les Perses, et il retentit avec un bruit terrible dans les bois et dans les vallées d'alentour. L'ardeur des Macédoniens ne pouvait plus se contenir, ils allaient aborder l'ennemi au pas de course. Alexandre cependant, jugeant qu'il valait mieux encore se fortifier sur cette hauteur, donna l'ordre de construire des retranchements. L'ouvrage fut promptement terminé, et le roi se retira dans sa tente, d'où il apercevait toute l'armée ennemie.

XIII. Il avait alors devant les yeux le tableau tout entier de la lutte qui allait s'engager; hommes et chevaux brillaient de leurs éclatantes armures; et l'activité des chefs, parcourant leurs rangs à cheval, témoignait avec quel soin tout se préparait chez l'ennemi. Mille choses insignifiantes pour la plupart, les voix confuses des hommes, le hennissement des chevaux, l'éclat que jetaient les armes, troublaient son esprit, tourmenté par l'attente. Soit donc qu'il ne sût à quoi s'arrêter, soit qu'il voulût éprouver ses compagnons, il appelle son conseil, et lui demande ce qu'il y a de mieux à faire. Parménion, de tous ses généraux le plus habile dans les pratiques de la guerre, était d'avis d'une surprise, non d'une bataille en règle. On pouvait, à la faveur des ténèbres, tomber sur les ennemis: différents entre eux de mœurs et de langage, troublés par le sommeil et par l'aspect inattendu du danger, comment pourraient-ils se rallier au milieu du désordre de la nuit? Pendant le jour, au contraire, la première chose qui s'offrirait aux regards seraient les faces terribles des Scythes et des Bactriens, avec leur poil hérissé, leurs longues chevelures, et les énormes proportions de leur corps gigantesque; et l'on sait que de vains et frivoles objets font plus d'impression sur l'esprit du soldat, que des motifs réels d'épouvante. Ne pouvait-il se faire aussi qu'une si grande multitude enveloppât une armée moins nombreuse? Ce n'était plus dans les gorges étroites de la Cilicie et dans les sentiers inaccessibles des montagnes, c'était dans une plaine vaste et ouverte que l'on aurait à combattre. Presque tous appuyaient l'avis de Parménion, et Polypercon soutenait fermement que la victoire y était attachée. Le roi se tourna vers lui, car il avait naguère parlé plus sévèrement qu'il n'eût voulu à Parménion, et craignait de le réprimander une seconde fois: "Ce stratagème que tu me conseilles, lui dit-il, serait bon pour des filous et des voleurs, car leur unique vœu est d'échapper aux regards. Pour moi, je ne permettrai pas que l'absence de Darius, ou l'avantage d'un défilé, ou une surprise nocturne viennent toujours porter atteinte à ma gloire: je suis décidé à attaquer l'ennemi ouvertement et en plein jour; j'aime mieux avoir à me plaindre de ma fortune, qu'à rougir de ma victoire. Je sais d'ailleurs, par mes rapports, que les Barbares font bonne garde et se tiennent sous les armes de manière à ne pouvoir être surpris. Ainsi donc, préparez-vous à la bataille." Après les avoir animés de la sorte, il les envoya prendre du repos. Darius, imaginant que l'ennemi ferait ce qu'avait proposé Parménion, avait ordonné que les chevaux restassent bridés, qu'une grande partie de l'armée demeurât en armes, et que la garde du camp se fît avec la plus attentive vigilance: une ligne de feux éclairait son camp dans toute son étendue. Lui-même, accompagné de ses généraux et de ses proches, allait de rang en rang, parmi les corps qui étaient sous les armes; invoquant le soleil sous son nom de Mithra, ainsi que le feu éternel et sacré, il les priait d'inspirer à ses soldats un courage digne de leur ancienne gloire et des exemples de leurs ancêtres. Et certes, ajoutait-il, s'il était possible à l'esprit de l'homme de s'assurer en présage l'assistance divine, les dieux étaient pour eux: c'étaient eux qui, naguère, avaient répandu parmi les Macédoniens une soudaine épouvante: encore égarés par la crainte, on les voyait courir çà et là et jeter leurs armes; digne châtiment de leur folie, que leur infligeaient les divinités protectrices de l'empire des Perses. Leur chef lui-même n'était pas plus sensé qu'eux: semblable aux bêtes sauvages, il ne voyait que la proie, objet de ses désirs, et se jetait au-devant de sa perte qui était en avant de cette proie. Du côté des Macédoniens ne régnait pas une moins inquiète vigilance: la nuit se passa dans les alarmes, tout comme si elle eût été choisie pour le combat. Alexandre, dont l'âme n'avait jamais éprouvé de transes aussi vives, fit venir Aristander pour adresser au ciel des vœux et des prières. Celui-ci, vêtu d'une robe blanche, portant à la main des branches de verveine, la tête voilée, disait les prières que le roi répétait, pour se rendre favorables Jupiter, Minerve et la Victoire. Le sacrifice achevé selon les rites, il retourna dans sa tente pour s'y reposer le reste de la nuit. Mais il lui était impossible de trouver le sommeil, ni de supporter le repos: tantôt il se proposait de faire descendre son armée du haut de la colline, contre l'aile droite des Perses, tantôt d'attaquer de front; d'autres fois il hésitait s'il ne ferait pas mieux de se porter sur la gauche de l'ennemi. Enfin son corps, appesanti par la fatigue de l'esprit, tomba dans un profond sommeil. Déjà il faisait jour, et les chefs s'étaient rassemblés pour recevoir ses ordres, surpris du silence inaccoutumé qui régnait autour de sa tente: car c'était lui qui, d'ordinaire, les faisait appeler, et parfois gourmandait leur lenteur. Ils s'étonnaient que la pensée même de cette journée décisive ne le tînt pas éveillé: ils allaient jusqu'à croire qu'il ne dormait pas, mais qu'il était engourdi par la peur. Cependant aucun des gardes de sa personne n'osait entrer dans sa tente, et pourtant les moments pressaient; et, sans l'ordre du chef, les soldats ne pouvaient ni s'armer, ni former les rangs. Après avoir longtemps attendu, Parménion se décida de lui-même à leur faire prendre de la nourriture. Il n'y avait plus un instant à perdre. Parménion entre alors dans la tente, appelle plusieurs fois le roi, et, ne pouvant se faire entendre, le touche pour l'éveiller. "Il fait grand jour, lui dit-il, l'armée ennemie s'avance en ordre de bataille, et la tienne attend encore tes ordres pour s'armer. Où est donc l'énergie ordinaire de ton âme? c'est toi qui, tous les jours, éveilles tes gardes." "Et crois-tu, répondit Alexandre, que j'aie pu m'endormir avant de décharger mon esprit de l'inquiétude qui empêchait mon repos?" Puis, il fit donner avec le clairon le signal du combat. Et comme Parménion continuait à s'étonner qu'il eût dormi d'un si tranquille sommeil: "Il n'y a rien là de surprenant, reprit-il: lorsque Darius brûlait les campagnes, ruinait les villages, détruisait tous les moyens de subsistance, alors je n'étais pas maître de moi; mais qu'ai-je à craindre aujourd'hui, qu'il vient me présenter la bataille? Par Hercule! il a rempli le plus cher de mes vœux. Mais plus tard ma pensée vous sera mieux expliquée. Allez maintenant chacun vers la troupe qu'il commande: je serai près de vous tout à l'heure, et vous ferai part de mes volontés..." Ce n'était que rarement et sur les instances de ses amis, lorsqu'il y avait à craindre quelque grand danger, qu'il se couvrait de son armure; cette fois, il la prit, et s'avança ensuite vers ses soldats. Jamais ils n'avaient vu à leur roi pareille allégresse l'assurance qui régnait sur son visage était pour eux un gage assuré de la victoire. À son commandement, les palissades furent abattues, les troupes sortirent, et il commença à former son ordre de bataille. À l'aile droite fut placé le corps de cavalerie appelé "agema", que commandait Clitus: il y joignit les escadrons de Philotas, et, pour appuyer son flanc, les autres généraux de cavalerie. Le dernier corps était celui de Méléagre, que suivait la phalange. Après la phalange étaient les Argyraspides:ils marchaient sous les ordres de Nicanor, fils de Parménion. À la réserve se trouvait Côènos avec sa troupe, et, derrière lui, les Orestiens et les Lyncestiens. Polypercon était ensuite à la tête des troupes étrangères, placées sous le commandement supérieur d'Amyntas. Philagrus conduisait les Balacres, dont on avait naguère accepté l'alliance. Telle était la disposition de l'aile droite. À l'aile gauche, Cratère conduisait la cavalerie du Péloponnèse et de l'Achaïe, renforcée de celle des Locriens et des Maliens: les chevaux thessaliens fermaient la marche sous les ordres de Philippe. L'infanterie se trouvait couverte par la cavalerie. Ainsi se présentait l'aile gauche. Mais, pour éviter d'être enveloppé par le nombre, Alexandre avait placé à l'arrière-garde un corps considérable; il jeta aussi sur les ailes quelques troupes de renfort, les disposant, non de front, mais de flanc, de manière que si l'ennemi essayait d'investir son corps de bataille, elles fussent prêtes à lui tenir tête. C'était là que se trouvaient les Agriens sous le commandement d'Attale, et, avec eux, les archers crétois. Les derniers rangs étaient disposés le dos tourné au front de bataille, pour que l'armée présentât une ligne de défense circulaire. On y voyait les Illyriens en même temps que la troupe des mercenaires. Les Thraces s'y trouvaient aussi avec leurs légères armures; et telle était la facilité que cette armée ainsi rangée avait à se mouvoir, que les dernières files de soldats, au moment où on les voudrait envelopper, pouvaient faire volte face et présenter leur front à l'ennemi. De cette façon, ni les premiers rangs n'étaient mieux défendus que les flancs, ni les flancs mieux que l'arrière. Ces dispositions faites, il ordonna que, si les Barbares lançaient leurs chars armés de faux, en poussant des cris, ses soldats ouvrissent leurs rangs et n'opposassent que le silence à leur course impétueuse; nul doute qu'ils passeraient sans faire aucun mal, s'ils ne rencontraient rien sur leur chemin. Si, au contraire, ces chars se précipitaient sans bruit, c'était à eux de jeter l'épouvante par leurs cris, et de diriger des deux côtés leurs traits contre les chevaux effarouchés. Ceux qui commandaient les ailes reçurent l'ordre de s'étendre assez pour qu'il ne fût pas possible d'investir leurs escadrons trop serrés, mais sans laisser toutefois le centre dégarni. Les bagages et les prisonniers, parmi lesquels se trouvaient la mère et les enfants de Darius, furent laissés sur une colline, à peu de distance du champ de bataille, confiés à la garde d'un petit nombre de soldats. L'aile gauche, comme à l'ordinaire, était sous les ordres de Parménion: le roi se tenait à la droite. Les deux armées n'étaient pas encore à la portée du trait, quand un transfuge, nommé Bion, accourant en toute hâte, vint annoncer au roi que Darius avait dressé des chausse-trapes le long de la route par où il supposait que se lancerait la cavalerie ennemie; et l'endroit avait été marqué par des signes reconnaissables, pour que les siens pussent éviter le piège. Alexandre commanda que l'on s'assurât du transfuge, et appela près de lui ses généraux: il leur fit part de ce qu'il venait d'apprendre, leur recommandant de se détourner de l'endroit indiqué et d'avertir du péril toute la cavalerie. Cependant sa voix ne pouvait se faire entendre d'une armée si considérable: le bruit qui retentissait des deux côtés assourdissait les oreilles: mais, à la vue de tous, il courait à cheval de côté et d'autre pour adresser la parole aux chefs et à ceux des soldats qui se trouvaient le plus près de lui.

XIV. "Après avoir parcouru tant de pays dans l'espérance de la victoire pour laquelle ils allaient combattre, il ne leur restait plus, disait-il, que ce hasard à courir. Il leur rappelait et les bords du Granique, et les montagnes de la Cilicie, et la Syrie, et l'Égypte conquises sur leur passage, gages précieux d'espérance et de gloire. Si les Perses, arrêtés dans leur fuite, allaient livrer bataille, c'était qu'ils ne pouvaient plus fuir: depuis trois jours, pâles de crainte et ployant sous le fardeau de leurs armes, ils demeuraient immobiles: la plus sûre preuve de leur désespoir était qu'ils brûlaient les villes et les campagnes; ils avouaient par là que tout ce qu'ils ne détruisaient pas était à l'ennemi. Qu'ils se gardassent seulement de craindre ces vains noms de nations inconnues; de quelle importance était-il pour le succès de la guerre que ces Barbares s'appelassent Scythes ou Cadusiens? S'ils n'étaient point connus, c'est qu'ils ne méritaient pas de l'être; jamais le courage ne restait ignoré. Des lâches arrachés de leurs retraites pouvaient-ils apporter au combat autre chose que leurs noms? Les Macédoniens, au contraire, avaient gagné par leur bravoure que des guerriers comme eux ne fussent ignorés en aucun coin de l'univers. Qu'ils jetassent les yeux sur cette multitude sans ordre: l'un ne portait avec lui qu'un javelot, l'autre une fronde pour lancer des pierres; un très petit nombre avait une armure complète. Ainsi, d'un côté, il y avait plus d'hommes; de l'autre, plus de soldats. Et il ne leur demandait pas de se battre vaillamment, si lui-même ne leur donnait l'exemple de la vaillance; ils le verraient combattre en tête des premiers rangs: ses cicatrices, qui étaient pour son corps autant d'ornements, en répondaient pour lui. Ils savaient d'ailleurs que presque seul il s'exceptait du partage commun du butin; c'était à enrichir et à parer ses soldats qu'il consacra les fruits de la victoire. C'était là ce qu'il avait à dire à des gens de cœur; que s'il s'en trouvait parmi eux qui ne fussent pas de ce nombre, voici comment il leur parlerait: ils étaient arrivés au point qu'il ne leur était plus possible de fuir. Après avoir parcouru de si vastes espaces de terre, et laissé derrière eux tant de fleuves, tant de montagnes, il n'y avait plus pour eux de retour dans leur patrie et au sein de leurs pénates que le fer à la main." Ainsi furent animés et ses capitaines et ceux des soldats qui étaient à portée de sa voix. Darius était à l'aile gauche de son armée, entouré d'une troupe nombreuse, élite de sa cavalerie et de son infanterie. Il méprisait le petit nombre de l'ennemi, persuadé qu'en étendant ses ailes il avait dégarni son corps de bataille. Monté sur un char, du haut duquel il tournait à droite et à gauche ses regards et ses mains vers les bataillons qui l'environnaient, il leur parla en ces termes: "Maîtres naguère des contrées que baigne d'un côté l'Océan et que l'Hellespont borne de l'autre, ce n'est déjà plus pour la gloire que vous avez à combattre, mais pour votre existence, et pour un bien qui vous est plus cher encore, pour la liberté. Ce jour va affermir ou renverser le plus grand empire qu'ait jamais vu aucun âge. Sur les bords du Granique nous n'avons opposé à l'ennemi que la moindre partie de nos forces. Vaincus en Cilicie, la Syrie nous offrait une retraite; les grands boulevards de cet empire, le Tigre et l'Euphrate, nous restaient. Aujourd'hui les choses en sont à ce point, que, si nous sommes repoussés, la fuite même ne nous est plus permise: derrière nous, une guerre si longue a tout épuisé; les villes n'ont plus d'habitants, les campagnes plus de laboureurs. Nos femmes aussi et nos enfants suivent cette armée, proie réservée à l'ennemi, si nous ne couvrons de nos corps ces gages de notre tendresse. Pour ma part, vous le voyez, j'ai rassemblé une armée telle, que cette plaine immense a peine à la contenir; j'ai fourni des armes et des chevaux; j'ai pourvu à ce que les vivres ne manquassent pas à une si grande multitude; enfin j'ai choisi un terrain où mon armée pût se déployer. Le reste dépend de vous: osez seulement vaincre, et méprisez le renom de votre ennemi, la plus faible de toutes les armes contre des gens de cœur. Ce que vous avez craint jusqu'ici comme du courage, n'est que de la témérité: le premier feu jeté, vous ne trouverez plus que de la faiblesse, comme chez certains animaux, dès qu'ils ont lancé leur dard. Il fallait ces vastes plaines pour mettre en évidence leur petit nombre, que les montagnes de la Cilicie nous avaient dérobé; vous voyez comme leurs rangs sont clairs, leurs ailes étendues, leur centre faible et dégarni: les derniers rangs, le dos tourné, semblent déjà prêts à fuir. En vérité, ce serait assez du pied de nos chevaux pour les écraser, alors même que je ne lancerais contre eux que mes chars armés de taux. Et, songez-y bien, victorieux en ce combat, nous sortons victorieux de toute la guerre. Nulle part, en effet, le chemin ne leur est libre pour fuir: l'Euphrate d'un côté, le Tigre de l'autre, leur ferment le passage. Tout ce qui auparavant était pour eux, leur est désormais contraire. Notre armée est légère et facile à mouvoir; la leur, surchargée de butin. Nous les égorgerons au milieu de nos dépouilles qui les embarrassent, et qui seront à la fois pour nous la cause et le prix de la victoire. Que s'il en est parmi vous qui s'effrayent du nom de cette nation, qu'ils songent bien que nous avons devant nous les armes des Macédoniens, non les Macédoniens eux-mêmes. Des flots de sang n'ont-ils pas coulé de part et d'autre? et la perte n'est-elle pas toujours plus sensible du côté du petit nombre? Car enfin, cet Alexandre, quelque grand qu'il puisse paraître à des âmes timides et lâches, ce n'est qu'un homme, et, si vous m'en croyez, un homme téméraire et insensé, plus heureux jusqu'ici de notre peur que de sa vaillance. Mais rien ne peut durer sans avoir pour fondement la raison; et si le bonheur semble d'abord sourire à la témérité, il ne l'accompagne pas jusqu'au bout. Les choses humaines d'ailleurs, dans leur rapide cours, sont sujettes à mille changements, et jamais la fortune n'accorde franchement ses faveurs." "Peut-être était-ce la volonté des dieux, que l'empire des Perses, élevé par leurs mains au faîte de la puissance à travers deux cent trente années de prospérités, fût ébranlé plutôt qu'abattu par une violente secousse, et que nous fussions ainsi avertis de la fragilité humaine, trop facilement oubliée au sein du bonheur. Naguère c'était nous qui allions porter nos armes en Grèce; aujourd'hui la guerre est apportée chez nous, et nous la repoussons: ainsi tour à tour Grecs et Perses, nous sommes ballottés par les jeux de la fortune. Apparemment l'empire que nous nous disputons est trop grand pour être le partage d'une seule nation. Au reste, quand l'espérance ne nous soutiendrait pas, la nécessité devrait aiguillonner nos courages. Nous voilà aux dernières extrémités. Ma mère, mes deux filles, Ochus, ce jeune prince né pour hériter de l'empire, tous ces rejetons de la race royale, tous ces chefs qui sont autant de rois, l'ennemi les tient dans les fers: sauf l'espoir que j'ai encore en vous, je suis captif dans la meilleure partie de moi-même." "Arrachez de l'esclavage le plus pur de mon sang; rendez-moi ces objets chéris pour lesquels je ne refuse pas de mourir, ma mère et mes enfants: car, mon épouse, je l'ai perdue dans cette prison. Voyez-les tous tendre vers vous leurs mains, implorer les dieux de vos pères, réclamer votre secours, votre compassion, votre fidélité, pour que vous les délivriez de la servitude, des entraves et d'une existence précaire. Pensez-vous qu'ils se voient volontiers les esclaves de ceux dont ils dédaignent d'être les rois? Voici que l'armée ennemie s'avance; mais plus j'approche du moment décisif, moins je puis être content de ce que je vous ai dit. Par tous les dieux de notre patrie, par le feu éternel que l'on porte devant nous sur des autels, par l'éclat du soleil, qui se lève au sein de nos États, par la mémoire immortelle de Cyrus, qui, le premier, déposséda les Mèdes et les Lydiens de l'empire pour le donner à la Perse, sauvez notre nom, sauvez notre nation du dernier opprobre! Marchez pleins d'ardeur et de confiance, afin de transmettre à vos descendants la gloire que vous avez reçue de vos ancêtres. Votre liberté, toutes vos ressources, tout l'espoir de votre avenir sont aujourd'hui dans vos mains. On évite la mort en sachant la mépriser: le plus timide est toujours celui qu'elle atteint. Moi-même, ce n'est pas seulement pour obéir à la coutume de nos pères, c'est aussi pour qu'on puisse m'apercevoir, que je suis monté sur ce char: et je consens à ce que vous m'imitiez, que je vous donne l'exemple du courage ou celui de la lâcheté."

XV. Cependant Alexandre, afin d'éviter l'endroit périlleux que lui avait signalé le transfuge, et de se porter en même temps au-devant de Darius, qui commandait l'aile gauche, fit avancer son armée par un mouvement oblique. Darius fit manœuvrer la sienne dans le même sens, laissant l'ordre à Bessus de faire charger en flanc l'aile gauche d'Alexandre par la cavalerie des Massagètes. Il avait devant lui les chars armés de faux: à un signal donné, tous furent lancés ensemble contre l'ennemi. Les conducteurs se précipitaient à bride abattue pour ne pas laisser le temps aux Macédoniens de prévenir leur choc, et en écraser ainsi un plus grand nombre. Il y en eut en effet de blessés par les piques, qui dépassaient les timons, d'autres par les faux, qui débordaient de chaque côté; tous, au lieu de reculer pas à pas, se débandèrent et fuirent en désordre. Mazée, au milieu de ce trouble, vint les frapper d'une crainte nouvelle, en faisant passer mille chevaux sur leurs arrières, pour piller les bagages: il s'attendait que les prisonniers, qui étaient sous la même garde, briseraient leurs chaînes aussitôt qu'ils verraient approcher leurs amis. Cette manœuvre n'avait pas échappé à Parménion, qui était à l'aile gauche: il envoie donc en toute hâte Polydamas près du roi pour l'avertir du danger, et lui demander ce qu'il voulait qu'on fît. Après que le roi eut entendu Polydamas: "Va, lui dit-il, va dire à Parménion que, si nous remportons la victoire, nous recouvrerons ce qui nous appartient, et deviendrons encore les maîtres de tout ce que possède l'ennemi. Qu'il se garde donc d'éloigner la moindre partie de ses forces du champ de bataille; mais que, digne de mon père Philippe et de moi, il sache mépriser la perte des bagages, et combattre vaillamment." Cependant les Barbares avaient jeté le trouble parmi le train. Voyant presque tous leurs gardes égorgés, les prisonniers brisent leurs fers et s'arment de tout ce qu'ils trouvent sous leurs mains; puis, se joignant à la cavalerie de leur nation, ils fondent sur les Macédoniens, engagés dans un double péril. On s'empresse autour de Sisigambis: des cris de joie lui annoncent que Darius est vainqueur; que les ennemis ont été défaits avec un carnage horrible; qu'enfin ils ont perdu jusqu'à leurs bagages. La fortune, à ce qu'ils imaginaient, avait été partout la même, et les Perses, victorieux, s'étaient dispersés pour le pillage. Sisigambis, malgré tous les discours des captifs, qui l'exhortaient à soulager son cœur du chagrin qui l'accablait, demeura toujours dans la même situation d'esprit: pas un mot ne lui échappa; ni la couleur, ni les traits de son visage ne furent altérés: elle resta immobile à la même place, craignant sans doute d'irriter la fortune par une joie prématurée; tellement que, à la voir, on eût été embarrassé de dire ce qu'elle désirait le plus. Sur ces entrefaites, Ménidas, commandant de la cavalerie d'Alexandre, était accouru avec quelques escadrons pour secourir les bagages: on ne sait si ce fut de son chef ou par l'ordre du roi; mais il ne put soutenir le choc des Scythes et des Cadusiens. Il n'avait fait que tenter le combat, et il lui fallut retourner en fuyant vers Alexandre, après avoir été le témoin et non le vengeur de la perte des bagages. En ce moment le dépit triompha de la première résolution du roi: il craignait avec raison que le soin de recouvrer ce qui leur appartenait, ne détournât ses troupes du combat. C'est pourquoi il envoya contre les Scythes Arétès, commandant des lanciers, appelés sarissophores. Cependant les chars, après avoir jeté le désordre dans les premiers rangs de l'armée, avaient été poussés contre la phalange. Les Macédoniens, reprenant courage, ouvrirent leurs rangs pour les recevoir. Leurs lignes offraient l'image d'un mur: de leurs piques étroitement serrées ils perçaient, des deux côtés, les flancs des chevaux qui se lançaient, au hasard; bientôt ils investirent les chars et en précipitèrent les assaillants. Les chevaux et les conducteurs, confondus en un même carnage, encombraient le champ de bataille; les hommes ne pouvaient plus conduire leurs coursiers effarouchés: ceux-ci, à force de secouer la tête, non seulement s'étaient séparés du joug, mais avaient même renversé les chariots; blessés, ils ne traînaient plus que des morts, et l'effroi les empêchait de s'arrêter, la faiblesse, de se porter en avant. Il y eut pourtant quelques chars qui pénétrèrent jusqu'aux derniers rangs; et ceux qu'ils trouvèrent sur leur passage périrent misérablement: la terre était jonchée de leurs membres coupés; et comme leurs blessures, encore toutes récentes, étaient sans douleur, quoique faibles et mutilés, ils n'abandonnaient pas leurs armes, jusqu'à ce que, épuisés par la perte de leur sang, ils tombassent sans vie. Cependant le chef des Scythes, qui pillaient les bagages, venait d'être tué, et Arétès pressait vivement ces Barbares épouvantés, lorsque survinrent les Bactriens envoyés par Darius, qui changèrent la fortune du combat. Beaucoup de Macédoniens furent renversés du premier choc; un plus grand nombre se réfugia près d'Alexandre. Alors les Perses, poussant un cri de victoire, chargent avec fureur l'ennemi, comme si partout il eût été en déroute. Alexandre prodigue à ses soldats effrayés les reproches et les exhortations; seul, il ranime le combat, qui commençait à languir, et ayant enfin relevé leur courage; il les ramène contre l'ennemi. L'aile droite des Perses était dégarnie; c'était de là que s'étaient détachés les Bactriens pour tomber sur les bagages: Alexandre porte son effort contre les rangs qu'il trouve éclaircis, et, en se jetant sur l'ennemi, en fait un affreux carnage. Mais les Perses de l'aile gauche, dans l'espoir de l'envelopper, transportèrent leurs forces sur ses arrières, et, pressé entre une double attaque, il allait courir un grand péril, si les cavaliers agriens, accourant à toute bride, ne se fussent lancés sur les Barbares qui entouraient le roi, et, en les prenant en queue, ne les eussent forcés à leur faire face. Le désordre était dans les deux armées. Alexandre avait l'ennemi devant et derrière lui; ceux qui le menaçaient par derrière étaient pressés par la cavalerie agrienne; les Bactriens, de retour de leur attaque sur les bagages, ne pouvaient reprendre leurs rangs; une foule de corps séparés du gros de l'armée combattaient çà et là, selon que le hasard les avait engagés. Les deux rois, tout près de se rencontrer, échauffaient le combat: les Perses tombaient en plus grand nombre; celui des blessés était à peu près le même des deux parts. Darius était monté sur son char, Alexandre à cheval, tous deux avaient à leurs côtés une troupe de guerriers d'élite qui s'oubliaient pour la défense de leur roi: si leur roi venait à périr, ils ne voulaient ni ne pouvaient lui survivre: mourir sous ses yeux était pour les uns et les autres le comble de l'honneur. Toutefois, le plus grand danger était pour qui se tenait le plus près de la personne royale, chacun ambitionnant, de son côté, la gloire de tuer le monarque ennemi. Au reste, soit illusion, soit réalité, ceux qui environnaient Alexandre, crurent voir un aigle planer d'un vol paisible un peu au-dessus de sa tête, sans s'effrayer du bruit des armes, ni des gémissements des mourants, et pendant longtemps il leur parut se suspendre en l'air plutôt que voler autour du cheval. Ce qu'il y a de certain, c'est que le devin Aristander, vêtu de blanc, et portant à sa main une branche de laurier, montra aux soldats, dans le fort de la bataille, un oiseau, présage infaillible de la victoire. Dès lors la joie et la confiance animèrent au combat ces hommes naguère frappés d'épouvante; ce fut bien davantage encore, lorsque le conducteur des chevaux de Darius, assis devant lui dans le char, tomba percé d'un coup de javelot, et que Perses et Macédoniens ne doutèrent plus que le roi n'eût été tué lui-même. Soudain des hurlements lugubres, des clameurs confuses, des gémissements éclatèrent parmi les parents et les écuyers de Darius, et troublèrent presque toute son armée, qui combattait encore avec un avantage égal: l'aile gauche s'abandonna à la fuite, et laissa là le char, que ceux de l'aile droite reçurent au milieu de leurs rangs. On dit que Darius, tirant son cimeterre, délibéra s'il n'éviterait pas la honte de la fuite par une mort honorable. Mais, du haut de son char, il voyait son armée, qui, tout entière encore, ne s'était pas retirée du combat, et il rougissait de l'abandonner. Tandis qu'il flottait entre l'espérance et le désespoir, les Perses reculaient insensiblement, et dégarnissaient leurs rangs. Alexandre ayant changé de cheval, car il en avait lassé plusieurs, frappait par devant ceux qui lui tenaient tête, par derrière les fuyards. Déjà ce n'était plus un combat, mais un massacre, lorsque Darius détourna aussi son char pour prendre la fuite. Le vainqueur était sur leurs pas; mais un nuage de poussière qui montait jusqu'au ciel empêchait de rien apercevoir: on errait comme dans les ténèbres; c'était le son d'une voix connue qui, de moment en moment, servait de signal pour se rallier. On entendait seulement le bruit des courroies dont étaient frappés de temps en temps les chevaux qui traînaient le char. Ce fut l'unique trace que l'on recueillit du roi fugitif.

XVI. Mais à l'aile gauche des Macédoniens, où Parménion commandait, ainsi que nous l'avons dit, les deux armées éprouvaient une fortune bien différente. Mazée, ayant fait une charge impétueuse avec toute sa cavalerie, serrait de près les escadrons macédoniens; et déjà, à la faveur du nombre, il avait commencé à envelopper leur corps d'armée, lorsque Parménion dépêcha quelques cavaliers à Alexandre pour lui annoncer le péril où il se trouvait: sans de prompts secours, la fuite devenait inévitable, Le roi, lancé à la poursuite des fuyards, avait déjà gagné beaucoup d'avance, quand lui vint, de la part de Parménion, ce triste message. Les cavaliers reçurent l'ordre d'arrêter leurs chevaux; toute la troupe fit halte, et l'on vit Alexandre frémir de rage, de ce que la victoire lui échappait, et que Darius était plus heureux à fuir, que lui à le poursuivre. Sur ces entrefaites, le bruit était venu à Mazée de la défaite de Darius. Quoiqu'il eût encore l'avantage, effrayé du sort de ses compagnons d'armes, il commença à presser moins vivement les Macédoniens épouvantés. Parménion ignorait la cause qui ralentissait d'elles-mêmes les attaques de l'ennemi; toutefois, il saisit hardiment l'occasion de vaincre. Faisant approcher la cavalerie thessalienne:"Voyez-vous, leur dit-il, ces hommes qui nous chargeaient tout à l'heure avec tant de fureur, comme ils reculent, glacés soudainement de crainte? c'est que la fortune de notre roi a vaincu aussi pour nous: les Perses ont jonché la plaine de leurs débris. Que tardez-vous? ne valez-vous pas même des gens qui fuient?" Tout annonçait qu'il disait vrai, et l'espérance venait, en même temps, de ranimer les courages languissants. Pressant donc leurs chevaux de l'éperon, ils s'élancent sur l'ennemi: ce ne fut plus alors une retraite insensible, mais précipitée, parmi les Perses, et pour être en fuite il ne leur manquait que de tourner le dos. Parménion, cependant, qui ne savait pas quelle avait été à l'aile gauche la fortune du roi, modéra l'ardeur des siens. Mazée, trouvant le champ libre pour fuir, alla passer le Tigre, non en droite ligne, mais par un chemin plus long et par là même plus sûr; puis, il entra dans Babylone avec les débris de l'armée vaincue. Darius, avec une faible escorte, s'était dirigé vers le fleuve Lycus; après l'avoir passé, il songea un instant à détruire le pont, car on annonçait l'arrivée prochaine de l'ennemi. Mais tant de milliers des siens qui n'avaient pas encore atteint le fleuve, s'il coupait ce pont, allaient devenir la proie de l'ennemi. Lorsqu'en continuant sa marche il laissa le pont debout, on assure qu'il dit qu'il aimait mieux ouvrir un passage aux poursuites de l'ennemi, que de le fermer à son armée en déroute. Après avoir parcouru dans sa fuite une grande étendue de pays, il arriva vers le milieu de la nuit à Arbèles. Comment se représenter par l'imagination ou décrire par la parole tous les jeux cruels de la fortune? le massacre confus des chefs et de leurs bataillons, la fuite des vaincus, les désastres de tous et de chacun en particulier? la fortune sembla vouloir accumuler dans cette journée les événements de tout un siècle. Les uns gagnaient le chemin le plus court qui se trouvait devant eux; les autres se jetaient dans des bois écartés et des sentiers inconnus à l'ennemi qui les poursuivait. N'ayant plus de chefs, cavaliers et fantassins, armés ou désarmés, blessés ou sans blessures, se confondaient les uns parmi les autres. La compassion faisant ensuite place à la crainte, ceux qui ne pouvaient suivre étaient abandonnés au milieu des gémissements d'une douleur mutuelle. La soif était le principal tourment de ces malheureux, épuisés par la fatigue et par les blessures: on les voyait çà et là, le long des ruisseaux, avaler d'une bouche avide l'eau à son passage. Mais comme, dans leur précipitation, ils la buvaient trouble, leurs entrailles se gonflaient bientôt par la vase qui les remplissait, et leurs membres affaiblis se laissaient engourdir jusqu'au moment où survenait l'ennemi pour les réveiller par de nouvelles blessures. Quelques-uns, ne pouvant trouver place aux ruisseaux les plus proches, s'en allaient au loin pour découvrir, quelque caché qu'il fût, le moindre filet d'eau courante; et il n'y avait même aucune mare assez éloignée ni assez desséchée pour échapper à la soif qui les poursuivait. Dès villages voisins de la route on entendait les cris lamentables des vieillards et des femmes, qui, à la manière des Barbares, invoquaient encore Darius comme leur roi. Alexandre, ainsi que nous venons de le dire, avait arrêté la course de ses soldats, en arrivant aux bords du Lycus. Là, une foule immense de fuyards surchargeait le pont, et la plupart, pressés par l'ennemi, se précipitaient dans le fleuve, où le poids de leurs armes et la fatigue du combat et de la fuite leur faisaient trouver la mort. Déjà le pont et le fleuve même ne suffisaient plus à la multitude, qui, dans son imprévoyance, venait de moment en moment s'y entasser par gros bataillons: car dès que la peur est entrée dans les esprits, ils ne savent plus craindre que ce qui les a effrayés d'abord. Alexandre fut pressé par ses soldats de leur laisser poursuivre l'ennemi, qui se retirait impunément: il leur objecta que leurs armes étaient émoussées, leurs bras fatigués, leurs corps épuisés par une si longue course, et que le jour penchait vers son déclin. La vérité est, qu'inquiet de son aile gauche, qu'il croyait encore engagée, il avait résolu de retourner sur ses pas, pour la secourir. À peine venait-il de faire volte-face, que des cavaliers détachés du corps de Parménion, lui annoncèrent qu'il était aussi victorieux sur ce point. Mais il ne courut pas en ce jour de plus grand danger, qu'au moment où il ramenait ses troupes au camp. Quelques soldats le suivaient à peine, sans aucun ordre et dans l'ivresse de leur victoire; ils croyaient tous les ennemis en fuite ou morts sur le champ de bataille. Soudain se présenta à lui face à face un gros de cavalerie, qui d'abord s'arrêta, puis, ayant reconnu le petit nombre des Macédoniens, se jeta à leur rencontre. Le roi marchait en tête de la troupe, fermant les yeux sur le péril, sans toutefois le mépriser; mais le bonheur qui l'accompagnait d'ordinaire dans les circonstances difficiles, ne lui manqua pas. Le commandant des escadrons ennemis, impatient de combattre, s'était imprudemment lancé sur lui: il le perça de sa javeline, et pendant qu'il roulait à bas de son cheval, de la même arme il frappa le cavalier le plus proche, et, après lui, plusieurs autres. Les compagnons du roi fondirent à leur tour sur l'ennemi déjà en désordre; mais les Perses vendaient chèrement leur vie, et la masse des deux armées n'engagea pas la bataille avec plus d'acharnement que n'en mirent ces deux troupes dans une escarmouche. Enfin les Barbares, trouvant, à la faveur de l'obscurité, la fuite plus sûre que le combat, se dispersèrent. Le roi, échappé à ce péril inattendu, ramena ses soldats au camp sans aucune perte. Quarante mille Perses, selon le compte que purent en faire les vainqueurs, périrent en cette journée; les Macédoniens perdirent moins de trois cents hommes. Au reste, le roi fut redevable de cette victoire bien plus à sa valeur qu'à la fortune; la supériorité du génie, et non, comme auparavant, l'avantage du lieu, le rendit vainqueur. Il sut disposer son armée avec une rare habileté, et combattit en héros; son coup d'œil lui fit dédaigner la perte de ses bagages, lorsqu'il voyait que tout allait se décider au front même de la bataille: le succès de la journée était encore douteux, qu'il se tenait déjà vainqueur: une fois l'ennemi ébranlé, il le mit en déroute; et, ce que l'on croirait à peine d'un esprit aussi bouillant, il poursuivit les fuyards avec plus de prudence que d'emportement: car si, lorsqu'une partie de l'armée se battait encore, il se fût obstiné à la poursuite de Darius, il eût été vaincu par sa faute, ou bien il eût dû à un autre la victoire; enfin, s'il eût été intimidé par le nombre des cavaliers qui vinrent l'attaquer, vainqueur, il eût été réduit à fuir honteusement, ou à périr d'une mort misérable. Il ne faut pas, non plus, refuser aux chefs de l'armée la gloire qui leur appartient: car les blessures que reçut chacun d'eux témoignent assez de leur vaillance. Héphestion eut le bras percé d'un coup de javelot; Perdiccas, Côènos et Ménidas faillirent être tués des flèches dont ils furent atteints. Et si nous voulons rendre justice aux Macédoniens qui se trouvaient à cette journée, nous reconnaîtrons que le roi était digne de commander à de tels hommes, et ceux-ci dignes d'obéir à un si grand roi.