Posidonius

POSIDONIOS D'APAMÉE OU DE RHODES.

 

HISTOIRES.

LIVRE XXIII.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 



 

POSIDONIOS D'APAMÉE OU DE RHODES.

 

HISTOIRES.

LIVRE XXIII.

Les Celtes emmènent avec eux, même à la guerre, de ces commensaux qu'on appelle parasites. Ces parasites célèbrent les louanges de leurs patrons et devant des assemblées nombreuses et même devant quiconque veut bien en particulier leur prêter l'oreille. Ces personnages qui se font entendre ainsi sont ceux qu'on appelle Bardes : ce sont aussi les poètes qui dans leurs chants prononcent ces éloges.[1]

Les Celtes, parfois, pendant leur repas organisent de vrais duels. Toujours armés dans leurs réunions, ils se livrent des combats simulés et luttent entre eux du bout des mains ; mais parfois aussi ils vont jusqu'aux blessures ; irrités alors, si les assistants ne les arrêtent pas, ils en viennent à se tuer. Anciennement, quand on avait servi une gigue (ou un jambon), le plus brave s'en attribuait la partie supérieure ; et si quelque autre la voulait prendre, c’était entre les deux prétendants un duel à mort. On en a vu qui, sur un théâtre, après avoir reçu de l'argent ou de l'or, ou même un certain nombre de cruches de vin, et garanti qu'ils se livreraient [en retour], en faisaient la distribution à leurs parents ou à leurs amis, puis se couchaient tout de leur long sur leur bouclier, tandis qu'un autre debout à côté leur coupait la gorge d'un coup d'épée.

Voici les repas des Celtes : on étend du foin,[2] et l'on sert sur des tables de bois peu élevées au-dessus du sol. Pour nourriture, des pains en petit nombre et beaucoup de viandes [cuites] dans l'eau y rôties sur des charbons ou à la broche. Ces mets, on les porte à la bouche proprement, mais à la manière des lions, en prenant à deux mains des membres entiers et en mordant à même. Si un morceau est difficile à déchirer ainsi, on en enlève des tranches avec un couteau-poignard placé dans une gaine spéciale adhérente au fourreau [du sabre]. On mange aussi du poisson chez les riverains des fleuves et des deux mers, intérieure et extérieure, et ce poisson est grillé avec sel, poivre et cumin. On met aussi du cumin dans la boisson. L'huile n'est pas en usage ; elle est rare, et, faute d'habitude, on la trouve désagréable. Quand les convives sont nombreux, ils s'asseyent en cercle, et la place du milieu est du plus grand personnage, qui est comme le coryphée du chœur : c'est celui qui se distingue entre tous par son habileté à la guerre, par sa naissance ou par ses richesses. Près de lui s'assied celui qui reçoit, et, successivement de chaque côté, tous les autres, selon leur rang plus ou moins élevé. Les servants d'armes, — ceux qui portent les boucliers, — se tiennent derrière, et en face les doryphores ou porte-lance, assis en cercle comme les maîtres, mangent en même temps : Ceux qui servent font circuler la boisson dans des vases qui ressemblent à nos ambiques[3] et sont de terre ou d'argent : les plats sur lesquels se placent les mets sont du même genre ; quelques-uns en ont en cuivre ; chez d'autres, ce sont des corbeilles en bois ou en osier tressé. Ce qu'on boit chez les riches, c'est du vin apporté d'Italie ou du pays des Massaliètes, et on le boit pur ; quelquefois pourtant on y mêle un peu d'eau ; chez ceux qui sont un peu moins à l'aise, c'est de la bière de froment préparée avec du miel ; chez le peuple, c'est de la bière toute simple ; on l'appelle corma. Ils avalent petit à petit, à la même coupe, et pas plus d'un cyathe[4] ; mais ils y reviennent souvent. L'esclave fait circuler de droite à gauche : c'est ainsi que se fait le service, et pour adorer les dieux on se tourne aussi à droite.[5]

Posidonios dit que ce prince (Luernios, père de Bityite), pour gagner la faveur de la multitude, passant en char à travers les campagnes, jetait de l'or et de l'argent aux myriades de Celtes qui le suivaient. Il faisait parfois enclore un espace de douze stades carrés, avec des cuves remplies de boissons d’un grand prix, et une telle quantité de victuailles que, plusieurs jours durant, chacun pouvait librement entrer dans l'enceinte et user des mets qui y étaient préparés et qu'on servait à tout venant sans interruption. Une fois que ce même prince avait donné un grand festin à un jour fixé d'avance, un poète de chez ces barbares était arrivé trop tard. Il alla au-devant de Luernios avec un chant où il célébrait sa grandeur, mais en gémissant du retard dont il portait la peine. Le prince, amusé par ses vers, demanda une bourse d'or et la jeta au barde courant à côté [de son char], lequel la ramassa et fit entendre un nouveau chant disant que les traces laissées sur la terre par le char du prince étaient des sillons qui portaient pour les hommes de l'or et des bienfaits.

 

 


 

[1] Tel paraît bien être le sens de cette phrase ; … je serais très disposé à traduire : « Ces morceaux qu'ils font entendre, sont ce qu'on appelle Bardes ; les Bardes sont aussi les poètes, etc. »

[2] Littéralement : « Les Celtes servent les mets, étendant dessous du foin, et sur des tables de bois, etc. » Ce qui signifie clairement que la jonchée de foin couvre tout le sol, et l'endroit où l'on met les tables et celui où s'asseyent les convives.

[3] Hésychius définit l'ambique, marmite, jarre ; évidemment il ne faut pas prendre ici le sens du cadus latin, mesure de 12 congés, c.-à-d. de plus de 40 litres ; l'ambique est une espèce d'amphore.

[4] 1 cyathe = lit. 0, 45.

[5] Pline, XXVIII, v, 2, dit le contraire : In adorando dexteram ad osculum referimus, totumque corpus circum agimus ; quod in laevum fecisse Galli religiosius credunt.