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ANONYME

 

VIE DE LOUIS LE DÉBONNAIRE, PAR L’ANONYME DIT L’ASTRONOME.

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

VIE DE LOUIS LE DÉBONNAIRE, PAR L’ANONYME DIT L’ASTRONOME.

NOTICE SUR L’ANONYME DIT L’ASTRONOME.

IL n’y a rien à dire sur cet écrivain, car il ne reste de lui aucun souvenir, si ce n’est son ouvrage, le récit le plus complet que nous possédions du règne de Louis le Débonnaire. Quoique l’un des manuscrits de cette histoire, peut-être même le plus ancien, ne contienne pas la phrase où l’auteur dit qu’il fut l’un des deux astronomes consultés par Louis le Débonnaire sur la comète qui apparut en 837, sa qualité de contemporain n’est pas douteuse ; elle est attestée par sa préface, par plusieurs passages de son livre, et par l’affection très décidée qu’il porte à Louis, comme à un patron dont il connaissait bien le caractère et avait ressenti la bonté. Au dire de Pierre Delalande, dans ses Suppléments aux Conciles des Gaules, un manuscrit du monastère de Saint-Tron lui donne le nom de Luitwolf ; mais aucun autre témoignage ne confirme cette assertion. On ne sait d’ailleurs aucun détail sur sa vie, ni le lieu ou l’époque de sa mort.

Malgré la confusion de sa chronologie, dans ce qui se rapporte au règne de Louis en Aquitaine, et quelques erreurs qui se rencontrent dans le récit même des faits auxquels l’Anonyme avait assisté, son ouvrage fait mieux connaître qu’aucun autre, non seulement les événements de ce règne, mais le caractère de Louis, bon de nature, moral d’intention, et dont les torts comme les malheurs vinrent uniquement de ce qu’il était roi et fils d’un grand roi. Les historiens modernes, qui ont traité le monarque avec un mépris bien légitime, ont rarement accordé à l’homme assez d’estime et de- pitié.

Reuber publia le premier, en 1584, un fragment de cet ouvrage, à partir de l’an 829. Il parut en entier, en 1588, par les soins de Pithou, et a été réimprimé depuis dans toutes les grandes collections d’historiens publiées en Allemagne ou en France. Le président Cousin en a donné une traduction dans son Histoire de l’Empire d’occident.

François Guizot

 

PRÉFACE DE L’AUTEUR.

LORSQUE les actions bonnes ou mauvaises des anciens, et surtout des princes, sont mises en récit, elles offrent à ceux qui les lisent une double utilité ; les unes servent à leur édification et à leur réforme, les autres les dressent à la prudence. En effet, les grands, qui dominent comme des rochers élevés, ne peuvent, à cause de cela, rester cachés ; leur renommée se répand d’autant plus loin qu’elle est, dans une plus grande étendue, l’objet des regards ; et le nombre de ceux qui sont entraînés par leurs bons exemples est d’autant plus grand que chacun se fait gloire d’imiter ceux qui sont plus élevés. C’est une chose que nous apprennent les monuments que nous ont laissés ceux qui se sont appliqués, avant nous et par leurs récits, à instruire la postérité du chemin que chaque prince s’est frayé dans la vie. En imitant leur dessein, nous ne voulons ni déplaire aux vivants ni porter envie à ceux qui viendront après nous ; mais nous voulons, quoiqu’en style moins savant, raconter les actions et la vie du très aimé de Dieu et très orthodoxe empereur Louis. J’avoue, en effet, et je le dis sans artifice et sans flatterie, que le talent, je ne dis pas le mien qui est bien peu de chose, mais celui des grands auteurs, succombe en une telle matière. L’autorité divine nous apprend que la Sainte Sagesse enseigne et la sobriété, et la sagesse, et la justice, et le courage, lesquelles choses sont tout ce qu’il y a de plus doux pour l’homme dans la vie. Or ce prince s’entoura si constamment du cortége de toutes ces vertus, qu’on ne saurait taire celle qu’il faut le plus admirer en lui. Car quoi de plus sobre que sa sobriété, laquelle se nomme autrement frugalité ou tempérance ? Il la pratiqua si constamment qu’il avait toujours à la bouche ce proverbe ancien et connu en tous lieux : Rien de trop. Il se plaisait aussi dans cette sagesse que lui avait enseignée l’Écriture en disant : La crainte du Seigneur, c’est la sagesse même [Job, 28, 28]. Ils peuvent attester son amour pour la justice ceux qui ont vu le zèle dont il s’enflammait pour obtenir que chaque homme satisfit aux devoirs de sa condition, aimât Dieu par-dessus toutes choses et son prochain comme soi-même. Enfin le courage lui était tellement naturel, qu’au milieu des injustices aussi bien domestiques qu’étrangères dont il fut assailli, jamais son âme, invincible sous la protection divine, ne put être brisée par le poids de ses maux. La seule faute où ses envieux lui reprochent d’être tombé, est un excès de clémence. Nous cependant nous leur dirons avec l’apôtre : Pardonnez-lui ce tort [II Corinth., 12, 13]. Au reste, celui qui lira ceci pourra reconnaître si ce reproche est ou non mérité.

Ce que j’ai écrit pour arriver jusqu’aux temps de l’Empire, je l’ai appris du récit du très noble et très dévot moine Adhémar, qui vécut contemporain de ce prince, et fut élevé avec lui[1]. Pour le temps qui suit, ayant assisté aux événements arrivés dans le palais, j’ai rapporté ici tout ce que j’ai vu ou pu apprendre.

 

VIE DE LOUIS LE DÉBONNAIRE

LE plus renommé des rois, Charles, qu’on ne peut mettre au dessous d’aucun prince de son temps, ayant, après la mort de son père et la fin malheureuse de son frère Carloman, pris seul le gouvernement du peuple et du royaume des Francs, pensa qu’il s’ouvrirait une source intarissable de salut et de prospérité, si, fortifiant la paix et la concorde de l’Église, il resserrait parmi les fidèles les liens de l’union fraternelle, exerçait sur les rebelles une sévère justice, portait en même temps ses secours à ceux qu’opprimaient les païens, et réduisait enfin, quelque effort qu’il en coûtât, les ennemis mêmes du nom chrétien à reconnaître et confesser la vérité. Consacrant donc à l’exécution de ces desseins le commencement de son règne, et les mettant sous la protection de Jésus-Christ pour qu’il les affermit, Charles, après avoir établi en France, avec le secours de Dieu, l’ordre qu’il crut utile d’y laisser, passa dans l’Aquitaine qui méditait de nouvelles guerres, soulevée par le tyran Hunold prêt à marcher en armes [en 769]. Mais la terreur qu’il inspira força ce même Hunold à lui abandonner l’Aquitaine, et à fuir de retraite en retraite pour sauver sa vie.

Cette expédition terminée, et les affaires publiques et privées mises en ordre, selon l’occurrence, Charles laissa la très noble et très pieuse reine Hildegarde, enceinte de deux jumeaux, dans un château royal, appelé Chasseneuil, et traversa la Garonne qui coule et sert de limite entre l’Aquitaine et la Gascogne, contrées qui étaient passées sous sa puissance quand le prince Loup se donna à lui avec tout ce qui lui appartenait. Là, ayant encore exécuté tout ce que lui dictèrent l’occasion et l’utilité du moment, il résolut de franchir le passage difficile du mont Pyrénée, et d’aller en Espagne secourir l’Église affligée sous le joug barbare des Sarrasins. Or ce mont qui atteint presque le ciel par sa hauteur, qui est hérissé de rochers à pic, de forêts épaisses et sombres, dont la route ou plutôt le sentier est si resserré qu’à peine est-il possible, non seulement à une armée, mais même à un très petit nombre de voyageurs d’y trouver passage, fut cependant, avec le secours de Jésus-Christ, franchi heureusement par le roi. En effet, ce prince dont le cœur était agrandi par les desseins que Dieu lui inspirait, ne pouvait rester au dessous de Pompée, ni montrer moins d’ardeur d’Annibal, qui tous deux, à travers les fatigues et les périls qu’ils partagèrent avec leurs soldats, surent jadis triompher des difficultés du passage. Mais ce premier, bonheur, s’il est permis de le dire, fut souillé par un retour perfide et inattendu de l’inconstante fortune. Car, après qu’on eut fait en Espagne tout ce qu’on y put faire, la retraite fut d’abord heureuse ; mais le malheur vint bientôt à rencontre, et les derniers corps de l’armée royale furent massacrés sur ce même mont Pyrénée [en 778]. Les noms de ceux qui périrent étant connus, je me suis dispensé de les dire.

Le roi Charles revint donc et trouva la reine Hildergarde mère de deux fils, dont l’un frappé d’une mort prématurée mourut pour ainsi dire avant d’avoir vu la lumière[2] ; l’autre, sorti heureusement du sein de sa mère, fut élevé avec les soins qui conviennent à l’enfance. Ils naquirent l’an 778 de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Celui qui promettait une constitution robuste, après avoir reçu dans le sacrement du baptême une nouvelle vie, fut appelé par son père du nom de Louis, et ce prince lui fit don du royaume d’Aquitaine, dont l’enfant avait pris en quelque sorte possession, en y naissant. Or, le sage et judicieux roi Charles, sachant qu’un royaume ressemble au corps humain, et qu’il est attaqué tantôt par un mal, tantôt par un autre, si la prudence et le courage ne veillent comme des médecins pour lui conserver la santé, s’attacha les évêques par tous les moyens possibles. Il établit aussi dans toute l’Aquitaine des comtes, des abbés, et ce qu’on appelle communément des vassaux, tous choisis parmi les Francs, et d’un courage et d’une prudence qu’aucune ruse, aucune force n’attaquait impunément. Il leur commit le soin du royaume en tout ce qu’il crut utile de leur confier, comme la défense des frontières et l’intendance des domaines royaux. Il établit comtes dans la cité de Bourges, d’abord Humbert, et peu après Sturbie ; dans la cité de Poitiers, Abbon ; à Périgueux, Widbod ; en Auvergne, Itier ; dans le Velay, Bulle ; à Toulouse, Corson ; à Bordeaux, Siegwin ; à Albi, Haimon ; à Limoges, Roger.

Ces choses ainsi mises en ordre, le roi Charles traversa la Loire avec le reste de son armée [en 779], et se retira à Lutèce qu’on appelle aussi Paris. Peu de temps après il eut le désir de voir Rome [en 780], cette ville autrefois la maîtresse du monde, d’aller visiter la demeure du prince des Apôtres et du docteur des Gentils, et de se placer, lui et sa famille, sous leur protection sainte, afin qu’aidé du secours de ceux à qui est attribuée la puissance dans le ciel et sur la terre, il pût veiller au bien de ses sujets, et terrasser les crimes s’ils osaient lever la tête : persuadé aussi que ce ne serait pas pour lui un médiocre avantage si lui-même et ses fils recevaient, du vicaire des apôtres, les insignes de la royauté consacrées par sa bénédiction sacerdotale. Son dessein s’accomplit, avec la grâce de Dieu, selon son désir ; et dans cette même ville de Rome, le jeune Louis son fils, encore au berceau, vint recevoir, des mains du vénérable pontife Adrien, une bénédiction digne d’un prince appelé à régner un jour, ainsi que le diadème royal [en 781].

Ayant donc rempli l’objet pour lequel il était venu à Rome, le roi Charles revint paisiblement en France avec ses fils et son armée, et envoya le jeune roi Louis prendre possession de son royaume d’Aquitaine, lui donnant pour gouverneur Arnold, et choisissant avec sagesse et discernement d’autres ministres capables de lui servir de tuteurs. Ceux-ci le portèrent jusqu’à la cité d’Orléans dans son berceau. Mais là, revêtu d’armes convenables à son âge, il fut placé sur un cheval et conduit ainsi en Aquitaine, avec la grâce de Dieu. Pendant le peu de temps qu’il y demeura, c’est-à-dire pendant quatre années, le glorieux roi Charles livra et gagna, chez les Saxons, de continuels et rudes combats. Mais au milieu de ces victoires, craignant ou que le peuple d’Aquitaine ne devint insolent en le sachant si éloigné, ou que son fils, encore dans ses plus jeunes années, ne contractât quelques mauvaises habitudes étrangères, dont l’enfance une fois imbue ne se défait que difficilement, il manda et fit venir auprès de lui ce prince qui déjà montait avec grâce à cheval, et voulut qu’il fût accompagné de toute son armée ; les comtes des Marches[3] furent seuls laissés pour protéger les frontières du royaume et les garantir de toute incursion ennemie.

Le jeune Louis obéissant aux ordres de son père [en 785] de tout son cœur et de tout son pouvoir, vint le trouver à Paderborn, suivi d’une troupe de jeunes gens de son âge, et revêtu de l’habit gascon, c’est-à-dire portant le petit surtout rond, la chemise à manches longues et pendantes jusqu’au genou, les éperons lacés sur les bottines, et le javelot à la main : tel avait été le plaisir et la volonté du roi. Louis demeura donc auprès de son père et l’accompagna à Ehresbourg, jusqu’au temps où le soleil ayant décliné du sommet de l’équateur, sa chaleur est tempérée par l’approche de l’automne. Ce fut à la fin de cette saison qu’il revint avec la permission de son père passer l’hiver en Aquitaine.

Dans ce même temps [787] un Gascon, du nom d’Adalric[4], s’empara, à l’aide d’une ruse, de Corson, duc de Toulouse, se l’attacha par les liens du serment, et puis après lui rendit la liberté. Pour punir cette insolence, le roi et les grands, par le conseil desquels la chose publique du royaume d’Aquitaine était administrée, convoquèrent une assemblée générale dans un lieu de la Septimanie appelé la Mort des Goths. Adalric y fut cité ; mais, connaissant sa faute, il refusa d’y venir jusqu’à ce que, rassuré par des otages mutuels, il s’y rendit enfin. A cause du péril que couraient ces otages, on n’osa rien lui faire ; il reçut même des présents, rendit nos otages, reprit les siens, et se retira de la sorte.

L’été suivant [en 789], mandé par son père, le roi Louis se rendit à Worms, simplement et sans suite ; il y passa l’hiver auprès de son père. Adalric reçut alors l’ordre de venir plaider sa cause devant les deux rois ; il vint se défendre et tacha de se laver du crime qu’on lui imputait ; mais ne l’ayant pu, il fut proscrit et condamné à un exil perpétuel. Pour le duc Corson, dont la négligence avait attiré sur le roi et sur les Francs un tel affront, il fut déposé du duché de Toulouse [en 790], et Guillaume fut mis à sa place. Celui-ci trouva la nation gasconne, qui de sa nature est turbulente, soulevée par l’événement dont je viens de parler, et fort exaspérée à cause du châtiment d’Adalric. Toutefois, tant par adresse que par force, il la subjugua bientôt et lui imposa la paix. Le roi Louis tint dans la même année un plaid général à Toulouse, pendant lequel Abithaur, général des Sarrasins, lui envoya, de concert avec les autres peuples voisins de l’Aquitaine, des députés chargés de demander la paix et de lui offrir des présents d’une magnificence royale. Le roi les ayant acceptés, les députés retournèrent chez eux.

L’année suivante [791] le jeune Louis vint trouver le roi son père à Ingelheim, et le suivit de là jusqu’à Ratisbonne ; et, comme il touchait déjà à l’adolescence, il ceignit l’épée en cette ville ; puis, ayant suivi son père qui conduisait son armée contre les Avares , jusqu’à Chuneberg, il eut ordre en ce lieu de rétrograder et d’attendre le retour de son père auprès de la reine Fastrade. C’est pourquoi il passa avec elle l’hiver qui suivit, son père ayant persisté tout ce temps dans son expédition. Aussitôt que ce prince l’eut terminée, il fut ordonné à Louis de retourner en Aquitaine et d’aller en Italie secourir son frère Pépin avec toutes les troupes qu’il pourrait réunir [en 792]. En conséquence il revint en Aquitaine pendant l’automne, mit ordre à tout ce qu’exigeait la sûreté du royaume ; et, après avoir traversé les défilés rocailleux et contournés du Mont Cenis, il vint trouver son frère à Ravenne, où il célébra le saint jour de Noël.

Les deux princes, ayant réuni leurs forces, entrent ensemble dans le pays de Bénévent [en 793], ravagent tout ce qui se trouve sur leur passage, et se rendent maîtres d’un fort. L’hiver écoulé, ils retournent tous deux pleins de joie vers leur père ; mais une nouvelle troubla leur bonheur, car ils apprirent que, leur frère naturel Pépin méditant une révolte contre leur père, plusieurs nobles, complices de son crime, avaient été pris et condamnés. S’empressant donc de se rendre auprès du roi qui se trouvait en Bavière, ils parvinrent jusqu’en un lieu nommé Salz, où ils furent très gracieusement accueillis par lui [en 794]. Durant le reste de l’été et tout l’automne et l’hiver suivants, le roi Louis demeura auprès du roi son père ; car ce prince veillait avec le plus grand soin à ce que son fils n’eût jamais sous les yeux que de bons exemples et ne fût point corrompu par des moeurs étrangères.

Lorsqu’au printemps [795] le jeune Louis fut congédié par son père, ce prince lui demanda comment il arrivait qu’étant roi il fût si parcimonieux dans son intérieur, qu’il ne donnât rien, pas même sa bénédiction, à moins qu’on ne la lui demandât. Il apprit de lui à cette occasion que les grands ne s’occupant que de leurs intérêts privés et négligeant les intérêts publics, les biens de l’État avaient été convertis en propriétés particulières, d’où il arrivait que le prince, seigneur seulement de nom, manquait presque de tout. Voulant donc remédier à cette pénurie, mais craignant que l’attachement des nobles envers son fils ne souffrît quelque atteinte s’il leur enlevait, par mesure de prudence, ce qu’ils avaient obtenu de son imprévoyance, Charles envoya auprès de lui ses commissaires, savoir, Willebert, qui fut dans la suite archevêque de Rouen, et le comte Richard, intendant de ses domaines, avec l’ordre de faire retourner au service public tous les domaines ruraux précédemment consacrés à l’usage du roi : ce qui fut exécuté.

Cette restitution faite, le roi Louis donna aussitôt une preuve de sa sagesse et mit au jour toute l’humanité qui lui était naturelle. Il décida qu’il passerait ses hivers dans quatre habitations différentes, de telle façon qu’au bout de trois années écoulées il choisirait successivement pour séjourner durant l’hiver de la quatrième l’une de ces quatre habitations, savoir, Doué[5], Chasseneuil[6], Audiac[7], et Ebreuil[8]. Ainsi chacun de ces domaines, quand son année arrivait, avait de quoi suffire à la dépense royale. Ces choses ainsi sagement établies, il défendit qu’à l’avenir les approvisionnements militaires, qu’on appelait vulgairement fourrages [Foderum], fussent fournis par le peuple. Et bien que les hommes d’armes se soumissent avec peine à un tel ordre de choses, ce prince miséricordieux, considérant et la pauvreté de ceux qui payaient cette taxe, et la cruauté de ceux qui l’exigeaient, et en même temps la perdition des uns et des autres, aima mieux fournir aux besoins de ses hommes sur ses propres domaines, que de mettre, en laissant subsister cette taxe, ses sujets en quelque péril. Dans le même temps il déchargea les Albigeois d’un tribut qu’ils payaient en vin et en farine. Il avait alors auprès de lui Méginhaire, que son père lui avait envoyé, homme sage, courageux, et qui savait apprécier ce qui est utile et convient à un roi. Ces règlements du roi Louis furent, dit-on, tellement approuvés par son père, qu’à son exemple ce prince défendit en France qu’on fournît ces approvisionnements militaires, et fit encore plusieurs autres changements utiles, ne cessant de féliciter son fils de ses heureux progrès.

En l’année qui suivit [798], le roi vint à Toulouse, et y tint une assemblée générale. Les députés qui vinrent de la part d’Alphonse, prince de Galice, lui offrir des présents et solliciter la continuation de son amitié, furent accueillis et congédiés avec des assurances pacifiques. Il accueillit et congédia de la même façon d’autres députés que Bahaluc, duc des Sarrasins, qui commandait aux contrées montueuses voisines de l’Aquitaine, chargea de lui offrir des présents et de lui demander la paix. A cette même époque, craignant que la force naturelle de son tempérament ne l’entraînât à de dangereux désordres de mœurs, il épousa, par le conseil des siens, Hermengarde, issue d’un sang noble, car elle était fille du comte Ingéram. Il prit soin en même temps que toute les frontières de l’Aquitaine fussent mises en un bon état de défense. La cité d’Ausone, les châteaux de Cardonne, de Castreserre et les autres places fortes, auparavant désertes, furent réparées, habitées et confiées au commandement du comte Burrel avec les troupes nécessaires à leur défense.

Après que l’hiver fût écoulé [en 799], le roi Charles marchant contre les Saxons, ordonna à son fils de le venir joindre avec toutes les troupes qu’il pourrait rassembler : Louis, sans différer, le joignit à Aix-la-Chapelle, et le suivit jusqu’à Fremersheim sur le Rhin, où ce prince tint un plaid général. Il demeura auprès de lui jusqu’à la fête de saint Martin ; puis quittant la Saxe en même temps que son père, il revint en Aquitaine, l’hiver étant déjà plus qu’à moitié passé.

L’été suivant [en 800], le roi Charles lui manda de le suivre en Italie, mais changeant ensuite de dessein, il lui ordonna de demeurer dans ses États. Or, pendant que Charles se rendait à Rome et recevait dans cette ville les insignes impériales, le roi Louis vint pour la seconde fois à Toulouse et de là se dirigea vers l’Espagne. Comme il approchait de Barcelone, Zaddon [ou Zate], duc de cette ville, se reconnaissant déjà son sujet, vint au devant de lui, mais toutefois sans lui rendre la ville. Le roi passa outre, et se jetant sur Lerida , la prit et la ruina. Après avoir détruit cette ville, dévasté et incendié plusieurs autres places fortes, il s’avança jusqu’à Huesca dont les champs couverts de blé furent moissonnés par la main du soldat, qui les incendia et les dévasta : tout ce qu’on put trouver hors de la ville fut consumé et dévoré par les flammes. Cette expédition terminée, il revint à l’approche de l’hiver en Aquitaine.

Au retour de l’été[9], le glorieux empereur Charles passa en Saxe, et ordonna à son fils de le suivre et de se préparer à demeurer l’hiver en ce pays. Le roi Louis, se hâtant de lui obéir, vint jusqu’à Nuitz, traversa le Rhin en ce lieu, et continua sans retard sa marche : mais, avant qu’il eût atteint son père, il rencontra dans le lieu nommé l’Ostphalie, un courrier qui lui commanda, de sa part, de ne pas avancer plus loin, de choisir au contraire un endroit propre à établir un camp, et d’y attendre son arrivée ; car la nation des Saxons étant subjuguée toute entière, l’empereur revenait déjà vainqueur. Quand son fils vint à sa rencontre, il l’embrassa avec tendresse, lui adressa beaucoup de remerciements et de louanges, vantant à plusieurs reprises l’utilité de son obéissance, et s’estimant heureux d’être le père d’un tel fils. Comme cette longue et sanglante guerre contre les Saxons, qui consuma, selon ce qu’on rapporte, trente-trois années entières, était enfin terminée, le roi Louis, congédié par son père, revint avec son armée passer l’hiver dans ses États.

Quand il fut écoulé [en 800], l’empereur Charles trouvant l’occasion favorable (car il n’était inquiété par aucune guerre extérieure), entreprit de parcourir les provinces maritimes de son royaume. Ce que le roi Louis ayant appris, il lui envoya à Rouen Adhémar, pour le supplier de passer par l’Aquitaine, afin de visiter le royaume qu’il lui avait donné, et de venir jusqu’à Chasseneuil. L’empereur reçut cette demande avec bonté, en remercia son fils, mais refusa d’y souscrire, et lui ordonna même de venir le trouver à Tours. Son fils obéit, en fut accueilli avec les plus grandes félicitations et le suivit dans son retour en France jusqu’à Vernon, où il s’en sépara pour retourner en Aquitaine.

L’été suivant [801], Zaddon, duc de Barcelone, cédant aux conseils d’un homme qu’il croyait son ami, s’avança jusqu’à Narbonne. Arrêté dans cette ville, il fut d’abord amené au roi Louis, et puis conduit devant l’empereur Charles. En ce même temps, le roi Louis ayant convoqué une assemblée générale de la nation, y délibéra sur l’état présent des choses. En effet, Bourguignon étant mort, le comté de Fezensac fut donné à Luitard. Les Gascons mécontents de cette nomination, se livrèrent à un tel désordre qu’ils firent périr par le fer une partie des hommes d’armes du nouveau comte, et firent mourir le reste dans les flammes. Appelés en jugement ils refusèrent d’abord d’obéir ; mais, contraints enfin à venir se défendre, ils subirent la peine que méritait une telle audace, et quelques-uns mêmes, condamnés d’après la loi du talion, périrent par le feu.

Ces choses terminées, le roi Louis et ses conseillers jugèrent à propos d’aller assiéger Barcelone : l’armée fut divisée en trois corps ; Louis demeura avec le premier dans le Roussillon ; il chargea l’autre du siège de la ville, sous le commandement de Rostagne, comte de Gironne ; enfin, dans la crainte que les assiégeants ne fussent attaqués à l’improviste, il ordonna au troisième d’aller s’établir de l’autre côté de la ville. Les assiégés cependant envoyèrent à Cordoue solliciter des secours, et aussitôt le roi des Sarrasins se mit en marche avec une armée. Or, la troisième colonne de celle de Louis, parvenue à Saragosse, fut informée que les ennemis s’avançaient. Il y avait dans cette colonne Wilhelm premier enseigne, Adhémar et d’excellentes troupes. A cette nouvelle ils se jetèrent dans les Asturies et firent en deux attaques imprévues, et surtout dans la seconde, un très grand carnage. Puis, ayant mis les ennemis en fuite, ils revinrent se joindre à ceux qui assiégeaient Barcelone, et la cernant de concert, ne permirent à personne d’entrer ou de sortir de cette ville, qui fut réduite en un tel état, que les habitants se virent contraints par la famine d’arracher de leurs portes les cuirs même les plus desséchés pour les convertir en une affreuse nourriture. Quelques-uns de ces malheureux, préférant la mort à une si misérable vie, se précipitaient du haut des murailles ; d’autres se berçaient d’une vaine espérance et croyaient que les Francs seraient forcés par la rigueur de l’hiver à lever le siége. Mais cette espérance fut trompée par la sagesse et la prudence des nôtres. En effet, ayant rassemblé des matériaux de toutes parts, ils se mirent à construire des cabanes, comme étant résolus à passer l’hiver en ce lieu. A cette vue, les habitants déchus de leur espoir, et réduits à la dernière extrémité, livrèrent leur prince, parent de Zaddon, qu’ils avaient établi à sa place et qu’on nommait Hamur[10] ; ils ne se réservèrent, en rendant leurs personnes et leur ville, que la faculté de se retirer.

Pendant que les nôtres cernaient encore cette ville fatiguée d’un long siége, ils prévirent qu’elle serait bientôt ou prise on livrée. Prenant donc une résolution sage et convenable, ils demandèrent que le roi vint, afin que cette ville d’un si grand nom pût valoir à ce prince un nom glorieux, en succombant en sa présence. Le roi se rendit à cette sage demande. Il vint donc au milieu de l’armée qui cernait la place, et y demeura pendant six semaines d’un siège continuel, au bout desquelles la ville soumise se donna au vainqueur. Après qu’elle eut ouvert ses portes, le roi la fit occuper le premier jour par ses gardes ; quant à lui, il ne voulut point entrer avant d’avoir réglé par quelles actions de grâces dignes du Seigneur il consacrerait à son saint nom cette victoire qui comblait ses vœux. Le lendemain donc, précédé, ainsi que son armée, des prêtres et de tout le clergé, environné d’une pompe solennelle, il entra dans la ville au milieu des hymnes de louanges ; et se rendit à l’église de la sainte et victorieuse croix pour rendre à Dieu des actions de grâces à l’occasion de la victoire qu’il lui avait accordée ; puis, laissant dans Barcelone le comte Béra avec une garnison composée de Goths, il revint passer l’hiver dans ses États. Son père, qui avait appris le péril dont il semblait menacé du côté des Sarrasins, avait envoyé à son secours son frère Charles ; mais ce prince rencontra à Lyon un courrier du roi Louis, qui lui annonça que Barcelone était prise, et l’empêcha de continuer sa marche. Charles revint auprès de son père.

Pendant que le roi Louis passait l’hiver en Aquitaine [en 809], le roi son père lui envoya l’ordre de venir à Aix-la-Chapelle conférer avec lui vers le temps de la Purification de sainte Marie, mère de Dieu. Louis s’y rendit, demeura auprès de son père tout le temps qu’il plut à ce prince, et revint au carême dans son royaume. L’été suivant, il marche en Espagne avec toutes les forces qu’il peut rassembler, et, traversant Barcelone, pousse jusqu’à Tarragone, et fit prisonniers ou met en fuite tous ceux qu’il rencontre. Les habitations, les châteaux, les villes fortes, depuis Tarragone jusqu’à Tortose, furent dévastés par la rage du soldat, ou consumés par celle des flammes. Cependant, arrivé dans un lieu nommé Sainte-Colombe, le roi divisa son armée en deux corps, conduisit lui-même le plus nombreux contre Tortose, et ordonna que l’autre marchât sans retard vers la haute Espagne, sous le commandement d’Isambart, d’Adhémar, de Béra et de Burrel ; qu’il traversât l’Èbre, et, tombant à l’improviste sur les ennemis, tandis qu’ils se croiraient en sûreté, portât l’épouvante parmi eux. Le roi se dirigea donc vers Tortose, et les généraux que je viens de nommer marchant pendant la nuit, et pénétrant le jour dans l’intérieur des forêts, s’avancèrent vers la partie supérieure de l’Èbre, jusqu’à ce qu’ils le traversèrent à la nage, ainsi qu’un autre fleuve nommé la Cinca. Ayant consumé six jours dans cette marche, ils opérèrent leur passage le septième, sans éprouver aucun échec ; après quoi ils portèrent le ravage bien avant dans les terres, et parvinrent jusqu’à Rubec, la ville la plus considérable de la contrée. Ils y trouvèrent un butin immense, car l’ennemi avait été surpris lorsqu’il s’y attendait le moins. Tous ceux qui purent échapper à cette attaque allèrent de tous côtés en répandre la nouvelle. Une multitude considérable de Sarrasins et de Maures se rassembla, et vint attendre les nôtres à l’issue de la vallée d’Ibana. Cette vallée très profonde est formée, des deux côtés, par des montagnes liantes et escarpées ; et si la Providence divine n’eût empêché les nôtres d’y pénétrer, l’ennemi les eût, presque sans aucune peine, écrasés à coups de pierres, ou forcés à se livrer prisonniers. Mais, tandis qu’il les attendait au passage, les nôtres gagnèrent d’un autre côté, à travers une route plus découverte et plus unie. Les Maures, s’imaginant alors qu’ils se détournaient plutôt par crainte que par prudence, se mirent à les poursuivre ; mais les nôtres, se déchargeant de leur butin, firent face à l’ennemi, combattirent avec acharnement, et, Dieu aidant, le contraignirent lui-même à la fuite. Ils mirent à mort tous ceux qu’ils firent prisonniers, et vinrent ensuite reprendre avec joie le butin dont ils s’étaient pour un moment déchargés. Enfin , après avoir consumé vingt jours dans cette excursion, ils se réunirent au roi, sans avoir éprouvé d’échec ni perdu beaucoup de monde. Ce prince eut un grand contentement de leur retour, et, laissant partout un pays ravagé, revint dans ses États.

L’année suivante il prépara une nouvelle expédition contre l’Espagne ; mais son père empêcha qu’il ne la dirigeât lui-même ; car il avait résolu à cette époque de faire construire, pour s’opposer aux excursions des Normands, des navires dans tous les fleuves qui se rendent à la mer. Il ordonna à son fils d’imiter cet exemple sur le Rhône, la Garonne et d’autres fleuves. Cependant il fit partir son commissaire Ingobert pour aller représenter la personne de son fils, et conduire l’armée contre l’ennemi à la place de tous deux.

Or, tandis que le roi Louis demeurait en Aquitaine pour ce que j’ai dit, son armée, après une heureuse marche, parvint jusqu’à Barcelone, et dans un conseil tenu pour examiner par quel moyen on pourrait surprendre l’ennemi, il fut convenu qu’on fabriquerait à Barcelone des bâtiments de transport, qu’ils seraient construits de telle façon qu’on pourrait diviser chacun d’eux en quatre compartiments, capables d’être traînés chacun par deux mules ou deux chevaux, et aisés à réunir à l’aide de clous et de marteaux dont on se pourvoirait à l’avance ; qu’on emporterait aussi de la poix, de la cire, de l’étoupe, afin de pouvoir, aussitôt qu’on arriverait sur un fleuve, boucher exactement les jointures des différentes pièces des navires. Ainsi préparés, la plus grande partie des nôtres marchèrent vers Tortose. Pour ceux qui furent particulièrement chargés d’exécuter le projet arrêté ci-dessus, c’est-à-dire, Adhémar, Béra, et plusieurs autres, après une marche de trois jours (ils étaient sans bagages), pendant laquelle ils n’eurent d’autre tente que le ciel, se privèrent de feu pour n’être point trahis par la fumée, se cachèrent le jour au milieu des forêts, et marchèrent la nuit aussi vite qu’ils purent, ils traversèrent l’Èbre le quatrième jour, à l’aide de leurs navires ; les chevaux suivirent à la nage. Le succès eût entièrement répondu à leurs voeux, si leur ruse n’eût été adroitement découverte. En effet, tandis qu’Abaïd, duc de Tortose, gardait sur un point les rives de l’Èbre, pour empêcher les nôtres de le traverser, et que ceux-ci le franchissaient au dessus, un Maure qui était entré dans l’eau pour se baigner, vit passer près de lui un excrément de cheval : aussitôt (les Maures sont doués d’une grande finesse) il se met à la nage, saisit ce qui surnageait, le flaire , et s’écrie : Voyez, compagnons , et tenez-vous sur vos gardes : ceci ne vient ni d’un âne, ni d’aucun animal qui se nourrisse d’herbe : c’est un excrément de cheval, car il est composé d’orge, qui est la nourriture des chevaux ou des mulets. C’est pourquoi il faut redoubler de précaution ; du côté supérieur de ce fleuve, on nous prépare, je le vois, des embûches. Aussitôt deux Maures montent à cheval et vont à la découverte ; et, dès qu’ils aperçoivent les nôtres, ils reviennent l’annoncer à Abaïd. Celui-ci et tous les siens, frappés de terreur, abandonnent tout ce que renferme leur camp et prennent la fuite ; les nôtres s’emparent de ce qu’ils trouvent, et passent la nuit sous les tentes des Maures.

Cependant Abaïd ayant réuni une grande multitude de troupes, vint le jour suivant leur présenter le combat. Les nôtres, forts du secours divin, contraignirent, quoique inférieurs en nombre, l’ennemi à prendre la fuite, jonchèrent le chemin de morts par le carnage qu’ils firent des fuyards, et ne cessèrent de tuer jusqu’à ce que le jour leur manquât, et que l’obscurité se répandant sur la terre, la clarté des étoiles vint égayer la nuit. A la suite de cette victoire, les nôtres vinrent rejoindre leurs compagnons avec un grand contentement et un riche butin ; puis, après avoir longtemps assiégé inutilement Tortose, ils rentrèrent tous dans leurs foyers.

En l’année qui suivit [811], le roi Louis résolut de retourner lui-même devant Tortose, et d’emmener avec lui Héribert, Luitard, Isambart, et une vaillante troupe de Francs. Arrivé sous les murs de la ville, on se mit à les battre avec tant de madriers, de béliers, et d’autres instruments de siège, que les habitants perdirent toute espérance, et, se voyant terrassés par un sort contraire, rendirent les clefs de la ville. Le roi Louis les prit et les porta à son père, qui en conçut une grande joie. Cette expédition remplit de terreur les Sarrasins et les Maures, qui craignirent qu’un sort pareil ne frappât chacune de leurs cités. Le roi donc quitta Tortose quarante jours après en avoir commencé le siège, et retourna dans ses États.

Quand l’année fut écoulée [812], Louis rassembla son armée, et résolut de l’envoyer contre la ville de Huesca, sous les ordres d’Héribert, que son père lui avait envoyé. Arrivé devant cette ville, Héribert en fit le siège, et prit ou mit en fuite tout ce qu’il trouva sur son passage. Mais ensuite, lorsque campés autour de Huesca, les nôtres laissaient leur zèle trop inactif, quelques jeunes imprudents s’étant avancés plus près que de coutume des remparts de la ville, commencèrent par adresser des propos insultants aux soldats de la garnison, et finirent par leur lancer des traits. Les assiégés enhardis par le petit nombre de ces insolents, et comptant qu’on ne pouvait les secourir de longtemps, s’élancèrent tout à coup hors des portes : on combattit, et le carnage fut grand de part et d’autre : enfin, les uns rentrèrent dans leurs remparts, les autres retournèrent au camp. Cependant, comme le siège traînait en longueur, que le pays était dévasté et qu’on avait fait aux ennemis tout le mal qu’on avait pu, l’armée revint auprès du roi, qui se livrait alors à son goût pour la chasse, car on était à la fin de l’automne. Tous ceux qui avaient pris part à cette expédition étant donc de retour, le roi passa l’hiver suivant dans ses États et en pleine paix.

L’été suivant, ayant convoqué une assemblée générale, il y annonça la nouvelle qu’il avait reçue de la révolte d’une partie de la Gascogne, réunie depuis longtemps à ses États, et qui voulait s’en séparer : l’intérêt public demandait qu’on châtiât cet esprit de rébellion. Chacun applaudit au dessein du roi, et affirma que, loin de mépriser une telle audace chez des sujets, il fallait couper le mal à sa racine. L’armée étant donc rassemblée, et disposée comme il convenait, le roi s’avança jusqu’à Dax, et demanda que les auteurs de la révolte lui fussent livrés. Comme ils n’obéirent point, il entra sur leurs terres, et permit au soldat de tout dévaster. Enfin, quand tout ce que les coupables possédaient eut été ravagé, ils vinrent implorer leur pardon, et l’obtinrent au prix de la ruine de leurs domaines. Après cela le roi, ayant franchi le difficile passage des Pyrénées, descendit à Pampelune, et pendant le séjour qu’il fit en cette ville, il mit ordre à tout ce qui importait à l’utilité générale et particulière. Mais quand il fallut repasser les défilés de ces mêmes Pyrénées, les Gascons tentèrent d’exercer leur perfidie accoutumée ; heureusement ils furent eux-mêmes surpris et déjoués par la prudence et l’adresse des nôtres. En effet, un des leurs s’étant avancé pour nous provoquer, il fut pris et pendu : presque tous les autres furent séparés de leurs femmes et de leurs enfants qu’on leur enleva. Enfin, on fit si bien que la perfidie de ces Gascons ne fut d’aucun préjudice, ni au roi ni à l’armée.

Ces choses terminées, le roi et ses troupes revinrent, avec la grâce de Dieu, dans leurs foyers. Depuis cette époque l’esprit de ce prince, qui avait été religieux dès son enfance, s’occupa plus que jamais du culte divin et de l’élévation de la sainte église ; tellement que ses œuvres lui méritent non seulement le titre de roi, mais encore, et à plus juste titre, celui de pontife. Car, avant que l’Aquitaine fût commise à ses soins, tout le clergé de ce royaume, accoutumé à vivre sous un gouvernement tyrannique, avait appris à s’appliquer plutôt au maniement des chevaux, aux évolutions militaires et à l’exercice des armes, qu’au culte divin. Or le roi Louis fit venir des maîtres de toutes parts, et bientôt la coutume de lire et de chanter, l’intelligence des livres saints et des livres profanes firent des progrès plus rapides qu’on ne saurait le croire. Louis était surtout excité à cette œuvre par l’affection qu’il portait à ceux qui oubliaient tous leurs intérêts terrestres par amour pour le Seigneur, et qui n’aspiraient qu’à la vie contemplative. Avant que l’Aquitaine fût gouvernée par ses soins, cette classe d’hommes sages s’était pour ainsi dire fondue ; mais, sous son gouvernement, elle reprit une existence nouvelle, et le roi lui-même fut tenté d’imiter l’exemple mémorable du frère de son aïeul, et s’efforça d’atteindre à l’élévation de la vie spéculative. Mais à l’accomplissement d’un pareil désir vint heureusement mettre obstacle le refus, du roi son père, ou plutôt la volonté divine, qui ne permit pas qu’un homme d’une piété si grande l’ensevelit dans le soin de son unique salut, et voulut au contraire que le salut d’un grand nombre fût son ouvrage. C’est pourquoi une grande quantité d’anciens monastères furent, comme on sait, réparés par ses soins dans toute l’étendue de sa domination, et de nouveaux furent même construits. Tels furent les monastères de Sainte-Marie et de Saint-Pierre anciennement appelé Bethléem, dans l’enceinte duquel son père Pépin avait tué le lion, et où lui-même allait été consacré roi par le pape Romain Étienne ; les monastères de Saint-Philibert, de Saint-Florent de Charroux, de Conques, de Saint-Maixent, de Ménat, de Manlieu, de Moissac, de Savigni, de Massay, de Nouaillé , de Saint-Chafre, de Saint-Pascent, de Donzère, de Solignac, de Sainte-Marie, de Sainte-Radegonde, de Vera, de Utera, de Valade, d’Anion, de Saint-Guillem, de Saint-Laurent, de Sainte-Marie sur l’Orbieu, de Caunas, et beaucoup d’autres encore qui semblent s’élever comme des flambeaux pour éclairer tout le royaume d’Aquitaine. Cet exemple fut suivi par une multitude d’évêques ; et même beaucoup de laïcs, frappés d’émulation, réparaient les monastères en ruine, ou bien en construisaient de nouveaux à l’envi les uns des autres : c’est ce qu’on peut voir de ses propres yeux. Enfin la chose publique du royaume d’Aquitaine s’améliorait au point qu’on ne voyait jamais, soit en l’absence du roi, soit quand il habitait dans son palais, personne se plaindre d’avoir éprouvé aucune injustice. En effet, pendant trois jours de chaque semaine, le roi distribuait la justice au peuple.

Or il arriva qu’Archambaud, secrétaire de l’empereur, ayant été chargé par ce prince de porter au roi Louis quelques ordres et de revenir en rendre compte, fit à son retour le détail de l’ordre admirable qu’il avait vu régner en Aquitaine. On rapporte qu’en l’entendant le vieil empereur versa des larmes de joie et dit à ceux qui l’entouraient : Ô mes amis ! réjouissons-nous, car nous sommes vaincus par la sagesse de ce jeune homme ; et comme il s’acquitte fidèlement de la fonction dont l’a chargé le maître, et qu’il augmente avec sagesse le bien qui lui est confié, il est établi avec la toute-puissance dans la maison du père de famille. Vers ce même temps, Pépin, roi d’Italie, étant mort depuis quelques années, et Charles venant aussi d’être enlevé au monde, l’espérance s’ouvrit pour Louis de posséder toute la puissance de son père.

Le roi Louis avait envoyé vers Charles, Herric, son grand fauconnier, pour le consulter sur différentes choses [en 813]. Pendant le séjour que celui-ci fit dans le palais en attendant une réponse à sa mission, les seigneurs Francs et les seigneurs Germains lui dirent que le roi Louis ferait bien de venir auprès de son père et de ne le point quitter ; qu’ils prévoyaient que le roi, parvenu à une grande vieillesse et très affecté de la triste mort de ses enfants, succomberait bientôt à ces chagrins qui annonçaient sa fin prochaine. Herric rapporta ces paroles au roi Louis, et ce prince les redit à ses conseillers qui jugèrent presque tous que l’avis était utile. Mais le roi, qui avait de plus nobles pensées et craignait peut-être de se rendre suspect à son père par une telle conduite, ne déféra point à leur conseil. Cependant Dieu, en crainte de qui il avait refusé de le suivre, et qui a pour coutume d’élever ceux qui le chérissent plus haut qu’on ne peut l’imaginer, en ordonna plus prudemment. Le roi venait d’accorder généreusement aux peuples qu’il avait coutume de fatiguer par une guerre continuelle une trêve de deux ans, quand l’empereur Charles, considérant que sa vie penchait vers son déclin, et craignant que, lorsqu’il serait enlevé aux choses de ce monde, ce royaume où il avait établi un si bel ordre ne tombât dans la confusion et ne fût assailli par des orages du dehors ou déchiré par des divisions intérieures, envoya vers son fils pour le rappeler d’Aquitaine. Quand ce prince arriva, l’empereur l’accueillit avec bonté, le retint près de lui durant tout l’été, et lui donna les instructions dont il jugea qu’il avait besoin ; il lui enseigna quelle règle de vie il devait s’imposer, comment il fallait établir l’ordre dans un royaume et l’y maintenir une fois établi ; enfin il lui ceignit le front du diadème impérial, et proclama que le pouvoir souverain appartiendrait, par la grâce divine, à ce prince.

Cette cérémonie achevée, il lui permit de retourner dans ses États. Louis quitta son père au mois de novembre et revint en Aquitaine. Son père cependant, comme déjà voisin de la mort, fut dès lors tourmenté par des incommodités fréquentes et nouvelles, car la mort se servait de tels avertissements comme de courriers pour annoncer qu’elle n’était plus éloignée. C’est pourquoi, sous la malignité des maux qui se combattaient entre eux et assiégeaient sa santé, la faiblesse de la nature fut enfin contrainte à céder, et l’empereur tomba malade au dernier jour et aux derniers instants de sa vie, il disposa, par un testament, de tous ses biens, après quoi il rendit le dernier soupir, et laissa dans tout le royaume des Francs une douleur pour ainsi dire inconsolable. Toutefois son successeur montra bien la vérité de l’Écriture qui, dans un malheur semblable, console les âmes de ceux qui sont affligés, par ces paroles : L’homme juste est mort, et cependant c’est comme s’il n’était pas mort, car il a laissé son héritage à un fils semblable à lui. Or ce fut le 28 janvier, en l’année 814 de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que mourut le très pieux empereur Charles. Environ ce temps, l’empereur Louis, comme poussé par quelque pressentiment, avait indiqué une assemblée générale pour le jour de la purification de Sainte-Marie mère de Dieu, dans un lieu nommé Doué.

Dès que l’empereur, de pieuse mémoire, eut expiré, ceux qui veillèrent à ses obsèques, c’est-à-dire, ses enfants et les seigneurs du palais, députèrent Rampon vers l’empereur Louis pour qu’il apprît aussitôt la mort de son père, et qu’il ne retardât son arrivée pour aucun motif. Quand ce Rampon passa à Orléans, Théodulf, évêque de cette cité, homme d’un grand savoir en toutes choses, pressentit la cause de son arrivée, et s’empressa de se faire connaître à l’empereur, en lui dépêchant avec la plus grande promptitude un courrier pour demander seulement à ce prince s’il voulait que Théodulf l’attendit à Orléans, ou sortit de la ville, et allât au devant de lui avec quelques personnes. L’empereur eut bientôt compris le motif de cette ambassade, et ordonna que l’évêque vînt le trouver. Un second et un troisième courrier vinrent lui confirmer la triste nouvelle, et le cinquième jour après qu’il en eut été informé, il partit et se mit en marche accompagné d’autant de monde que ce peu de temps lui avait permis d’en rassembler ; car on craignait particulièrement que Wala qui avait occupé auprès de l’empereur Charles un poste très élevé, ne machinât quelque entreprise funeste contre le nouvel empereur. Mais au contraire il se rendit auprès de lui avec diligence, et protestant de son obéissance, selon la coutume des Francs, il se soumit humblement à ses ordres. Après lui, tous les seigneurs Francs s’empressèrent de venir en foule à la rencontre de l’empereur. Enfin, il arriva sans accident à Herstall, et trente jours après son départ d’Aquitaine, il mit heureusement le pied dans le palais d’Aix-la-Chapelle.

Or, son cœur, quoique débonnaire par sa nature, était depuis longtemps indigné de la conduite que ses sœurs tenaient dans la maison paternelle, seule tache dont elle fût souillée. Voulant donc y porter remède, et empêcher en même temps que le scandale autrefois donné par Odilon et Hiltrude ne se renouvelât, il avait envoyé devant lui Wala, Warnaire, Lambert et Ingobert, avec ordre, aussitôt qu’ils arriveraient à Aix-la-Chapelle, de veiller prudemment à ce que rien de scandaleux ne se commît de nouveau, et d’arrêter et mettre sous une étroite garde tous ceux qui pourraient avoir offensé la majesté impériale par un commerce criminel ou par un orgueil insolent. Quelques-uns, coupables de ces crimes, vinrent au devant de l’empereur pour implorer en suppliant leur grâce, et l’obtinrent. Ce prince ordonna aussi que le peuple demeurât tranquille, et attendît sans crainte son arrivée. Cependant le comte Warnaire, à l’insu de Wala et d’Ingobert, ayant appelé seulement auprès de lui son neveu Lambert, ordonna à Audoin, coupable d’un des crimes dont j’ai parlé, de venir en sa présence. Son dessein était de le faire arrêter, et de le livrer à la justice royale ; mais celui-ci, que sa conscience déchirait sans doute violemment, pressentit le piège, et en voulant s’en préserver, mérita lui-même d’y périr, puisqu’il donna le coup mortel à Warnaire ; car, se présentant à lui comme il en avait reçu l’ordre, il le tua, et d’un coup qu’il porta à Lambert sur la cuisse, le rendit pour toujours impotent. Lui-même enfin, percé d’un coup d’épée, mourut. Lorsque l’empereur apprit ces choses, la mort funeste de son ami détourna son cœur de la clémence, et un certain Tullius qui semblait en quelque sorte digne de pardon, fut condamné à perdre les yeux.

L’empereur arriva donc dans son palais d’Aix-la-Chapelle, où il fut accueilli par tous ses proches et par une multitude de Francs avec de grandes démonstrations de joie, et déclaré une seconde fois empereur ; après quoi il rendit grâces à ceux qui avaient pris soin des funérailles de son père, et offrit à ses parents accablés de tristesse des consolations salutaires ; ils empressa aussi de suppléer à ce qui manquait aux devoirs à remplir envers les restes de l’empereur. Il fit lire son testament, et tous ses biens furent répartis d’après le partage qu’il en avait fait lui-même, car l’empereur Charles n’avait rien oublié dans son testament. Tout ce qu’il avait voulu qu’on distribuât aux églises métropolitaines fut divisé en autant de parts qu’il y avait de noms écrits : il s’en trouva vingt et une. Quant aux ornements de la couronne, il les avait laissés à l’usage de ses successeurs ; il avait réglé aussi ce qu’il fallait donner, selon la coutume des Chrétiens, à ses fils, aux fils et aux filles de ses fils, aux hommes et aux femmes qui l’avaient servi, enfin à tous les pauvres en commun. Toutes ces choses furent exécutées par l’empereur Louis, comme elles étaient écrites dans le testament.

Quand cela fût terminé, l’empereur résolut de faire sortir du palais toute cette multitude de femmes qui le remplissaient, à l’exception d’un petit nombre qu’il jugea nécessaires au service royal. Quant à ses sœurs, chacune d’elles se retira dans le domaine qu’elle tenait de son père. Celles qui n’avaient point encore reçu un tel bienfait, l’obtinrent de l’empereur, et se montrèrent dociles à ses ordres. Ensuite Louis reçut les ambassadeurs qui avaient été envoyés vers son père, et vinrent se présenter à lui : il leur fit un accueil plein de bonté, les traita magnifiquement, et les renvoya comblés des plus riches présents. Parmi ces ambassadeurs les plus remarquables furent ceux de l’empereur de Constantinople, Michel : Charles lui avait député Amalhaire, évêque de Trèves, et Pierre, abbé de Nonantola, pour affermir la paix qui était entre eux. Ceux-ci à leur retour amenèrent Christophore, protospathaire, et Grégoire, diacre, qui vinrent porter à l’empereur Charles la réponse de Michel. Lorsque l’empereur Louis les congédia, il fit partir avec eux en qualité de députés, auprès du nouvel empereur Léon, Norbert, évêque de Reggio, et Richwin, comte de Poitiers, pour demander son alliance et son amitié, ainsi que le renouvellement et la confirmation de l’ancien traité. Dans cette même année, il tint à Aix-la-Chapelle une assemblée générale[11], et fit partir pour toutes les parties de son royaume des hommes fidèles et sûrs, afin que, sévères observateurs de l’équité, ils corrigeassent les abus et dispensassent la justice à tous avec une balance égale. Bernard, son neveu, depuis longtemps roi d’Italie, qu’il avait appelé près de lui, et qui s’était empressé de lui obéir, fut comblé de présents et renvoyé dans ses États. Grimoald, prince de Bénévent, ne vint point lui-même, mais il envoya des députés, et s’engagea par un traité, et sous serment, à verser chaque année dans le trésor public sept mille sous d’or.

Ce fut encore dans la même année que l’empereur envoya ses deux fils Lothaire et Pépin, l’un en Bavière, l’autre en Aquitaine : le troisième, Louis, très jeune encore, resta près de lui.

Environ ce temps, Hériold à qui paraissait appartenir le gouvernement du royaume des Danois, et qui avait été chassé du trône par les fils de Godefroi, chercha un refuge auprès de l’empereur Louis, et se reconnut son sujet, à la manière des Francs. Le roi l’accueillit, et lui ordonna de se rendre en Saxe, et d’attendre là qu’il pût aller l’aider à recouvrer son royaume. Toujours dans la même année, la clémence royale rendit aux Saxons et aux Frisons leur droit sur les héritages paternels, dont l’empereur Charles les avait justement privés à cause de leur perfidie. Les uns attribuèrent cet acte à la générosité, les autres à l’imprévoyance, d’autant que ces nations, d’un naturel féroce, semblaient avoir besoin d’un tel frein pour ne pas s’abandonner librement aux crimes. Mais l’empereur, persuadé qu’il se les attacherait d’autant plus étroitement qu’il répandrait sur elles plus de bienfaits, ne fut point trompé dans son espérance ; car, dans la suite, il les trouva toujours entièrement dévouées à sa personne.

Pendant le cours de l’année suivante [815], on annonça à l’empereur que quelques Romains puissants étaient entrés dans une détestable conspiration contre le pape Léon, et que découverts, et convaincus, ils avaient été livrés au dernier supplice par l’ordre de ce pontife, ce qu’autorisait une loi des Romains. Or, l’empereur n’entendit qu’avec chagrin le récit de cette conspiration, qui lui parut bien sévèrement punie par le souverain pontife. C’est pourquoi il envoya à Rome Bernard, roi d’Italie, afin que, s’informant par lui-même de ce que la renommée avait répandu de véritable ou de faux sur cette affaire, il le lui fit savoir par Gérold. Le roi Bernard vint en effet à Rome, et manda à l’empereur, par le messager que je viens de nommer, tout ce qu’il apprit. Mais des messagers du pape Léon, savoir : Jean, évêque ; Théodore, nomenclateur, et le duc Serge, vinrent presque aussitôt que celui de Bernard, et justifièrent le pape des crimes qu’on lui imputait.

Cependant l’empereur avait ordonné que les comtes Saxons et Obotrites, autrefois sujets de Chartes, prêtassent le secours de leurs armes à Hériold, et le rétablissent dans ses propres États, Balderic fut envoyé à ce dessein. Ces comtes, après avoir passé le fleuve de l’Eyder, arrivèrent dans le pays des Normands, en un lieu nommé Sinland. Les fils de Godefroi, bien qu’ils eussent une grande multitude de troupes et deux cents navires, ne voulurent point en venir aux mains, ni courir le hasard d’un combat, et chacun des deux partis se retira après avoir saccagé et brûlé tout ce qui se trouva sur le passage. Les Danois donnèrent cinquante otages. Après cette expédition, les nôtres revinrent auprès de l’empereur alors à Paderborn, où il avait convoqué une assemblée générale. Tous les nobles et les grands de l’Esclavonie orientale s’y étaient rendus. En ce temps, Abulaz, roi des Sarrasins[12], demanda la paix pour trois ans, et l’obtint d’abord ; mais bientôt elle fut rompue comme nuisible, et la guerre déclarée. L’évêque Norbert et le comte Richwin revinrent de Constantinople, avec un traité avantageux conclu entre les Grecs et les Francs. Les Romains profitant d’un moment où le pape Léon fut attaqué d’une maladie grave, se jetèrent sur des métairies récemment établies par lui, et sur tous les domaines dont ils l’accusaient de les avoir injustement dépouillés, et tâchèrent de se remettre, sans le secours d’aucun juge, en possession de ce qui leur appartenait. Le roi Bernard envoya, Winégise, duc de Spolète, pour s’opposer à cette entreprise, et fit parvenir à l’empereur des nouvelles certaines sur l’état des choses.

L’empereur ayant passé l’hiver dans une heureuse santé, et dans une situation tranquille [en 816], dès que les jours plus doux du printemps parurent, envoya les Francs Orientaux, ainsi que les comtes de la nation Saxonne contre les Esclavons Sorabes, qu’on disait s’être révoltés ; leur entreprise fut, avec l’aide du Christ, bien promptement et bien facilement réprimée. Mais d’un autre côté, les Gascons citérieurs, qui habitent aux pieds des Pyrénées, toujours emportés par leur naturel inconstant, se détachèrent entièrement de nous. Or, la cause de leur rébellion, fut le châtiment que Siegwin, leur comte, s’attira pour ses mœurs dépravées : l’empereur qui le haïssait à cause de cela, lui avait ôté ce comté. Il fallut pour les dompter deux expéditions successives. Ils se repentirent alors de leur entreprise, et désirèrent ardemment qu’on acceptât leur soumission.

Pendant que ces choses se passaient, l’empereur apprit la mort du pape Léon, qui arriva le 25 mai, la vingt et unième année de son épiscopat[13] : il apprit aussi le choix qu’on avait fait à sa place du diacre Étienne, qui, sitôt après son exaltation, se rendit sans retard auprès de l’empereur. Deux mois en effet étaient à peine écoulés depuis qu’il était nommé, quand il vint le trouver. Toutefois il se fit précéder par des légats, chargés de satisfaire l’empereur sur le fait de sa nomination. L’empereur en apprenant l’arrivée du pape, enjoignit à son neveu Bernard de l’accompagner. De plus, il envoya au devant de lui des députés, qui le reçurent avec les honneurs convenables. Pour lui il résolut de l’attendre à Reims. Mais il ordonna à Hildebald, archichapelain de son palais, à Théodulf, évêque d’Orléans, à Jean d’Arles, et à tous les autres ministres de l’Église, de sortir au devant du pape, revêtus des ornements sacerdotaux. Enfin, l’empereur s’avança lui-même à un mille du monastère du saint confesseur Remi, reçut avec vénération le vicaire du bienheureux saint Pierre, le soutint, quand il descendit de cheval, et lui donna la main pour entrer dans l’église, pendant que tous les assistants transportés de joie entonnaient le Te Deum. Quand ce chant eut cessé, le clergé romain fit entendre les louanges de l’empereur, lesquelles furent terminées par un discours que prononça le pape lui-même. Cette cérémonie achevée, on entra dans l’intérieur de l’abbaye, où le pape expliqua à l’empereur le motif de son voyage : ce prince, après avoir participé à la consécration du pain et du vin, retourna dans la ville, et le pape resta dans l’abbaye. Le lendemain, il fut convié par l’empereur à un repas splendide, après lequel il reçut de magnifiques présents. Le troisième jour, ce fut lui qui invita à son tour l’empereur, et qui lui fit don de choses précieuses. Le jour suivant, qui fut un dimanche, l’empereur fut ceint du diadème impérial, et reçut la bénédiction du pape pendant la célébration de la sainte messe. Enfin, quand toutes ces choses furent terminées, le pontife, satisfait dans toutes ses demandes, partit pour Rome. L’empereur s’en vint à Compiègne, où il reçut et entendit les envoyés d’Abdérame[14], fils du roi Abulaz. Après s’être arrêta vingt jours au plus en ce lieu, il alla passer l’hiver à Aix-la-Chapelle.

Il avait ordonné que les envoyés du roi des Sarrasins vinssent l’attendre dans cette ville [en 817]. Ils y demeurèrent environ trois mois, au bout desquels ennuyés d’un si long séjour, ils obtinrent la permission de s’en retourner. Louis reçut dans ce palais Nicéphore, que lui avait envoyé l’empereur de Constantinople, Léon, moins pour resserrer les liens de paix et d’amitié qui existaient entre eux, que pour traiter des frontières entre les Dalmates romains et les Dalmates esclavons. Mais comme ni ceux-ci, ni Cadolach, préfet des frontières, n’étaient présents, et que rien ne pouvait se terminer sans eux, Albigaire fut envoyé pour résoudre avec Cadolach, et faire cesser tout différend.

En cette année, les fils de Godefroi , autrefois roi des Normands, pressés par Hériold, envoyèrent des députés à l’empereur pour demander la paix. Louis ne voulut point recevoir cette ambassade, qu’il regarda comme aussi peu utile que peu sincère, et accorda des secours à Hériold contre eux. La lune s’éclipsa le 5 de février, à la deuxième heure de la nuit, et une comète, ce précurseur de quelque grand événement, apparut sous le signe du Cocher. Le pape Étienne, trois mois après être revenu de France, rendit le dernier soupir. Pascal monta sur le signe pontifical en sa place. Dès qu’il fut solennellement consacré, il envoya vers l’empereur des légats chargés de lui remettre de magnifiques présents et une lettre apologétique où il faisait entendre que ce n’était ni par ambition ni par choix, mais seulement pour obéir à l’élection du clergé et à la volonté du peuple, qu’il avait accepté le poids plutôt que l’honneur de cette dignité. Le porteur de cette lettre fut Théodore le nomenclateur, lequel, après avoir terminé sa négociation et obtenu ce qu’il demandait, c’est-à-dire, la confirmation du pacte et de l’alliance, comme l’avaient pratiqué les autres papes, retourna à Rome.

Dans le cours de la même année, vers la fin du Carême, le cinquième jour de la dernière semaine, jour où l’on célèbre la Cène, après que tout ce qu’exige cette solennité fut consommé, il arriva qui au moment où l’empereur sortait de l’église et se rendait dans son palais, une galerie de bois qu’il traversait, et que la pourriture, le temps et l’humidité continuelle avaient ruinée et dégradée, s’affaissant sur sa base, s’écroula sous les pieds de l’empereur et de toute sa suite ; le bruit de cette chute répandit une grande épouvante dans tout le palais, où chacun craignit qu’un tel accident n’eut été funeste à l’empereur. Mais Dieu qui l’aimait le protégea dans ce péril, car, tandis que plus de vingt personnes qui étaient avec lui coururent toutes de graves dangers, l’empereur seul n’éprouva d’autre mal qu’une contusion vers le bas de la poitrine, à l’endroit où le pommeau de son épée se brisa, avec une légère égratignure au bout de l’oreille ; sa jambe fut aussi atteinte au dessous du genou par une pièce de bois sous laquelle elle se trouva prise ; mais elle fut presque aussitôt dégagée. Les soins des médecins le rendirent en peu de temps à la santé, et, vingt jours après cet accident, il alla chasser à Nimègue. Revenu ensuite à Aix-la-Chapelle , il tint un plaid général , où il fit éclater tout le zèle qu’il nourrissait dans son cœur pour le culte divin[15], car, ayant rassemblé les évêques et la partie la plus puissante du clergé de la sainte Église, il fit composer un livre contenant les règles de la vie monastique, où se trouve la perfection de cette manière de vivre, comme l’attestent les reclus qui la suivent. Il voulut aussi qu’on fixât en ce livre quelle quantité de boisson, de nourriture et de toutes autres choses utiles, était nécessaire, afin que les religieux et les religieuses qui se dévouent à servir le Seigneur sous cette règle ne manquent d’aucune chose, et se souviennent que, serviteurs du Seigneur, ils n’ont point d’autre maître. Il commit ensuite à de sages hommes le soin de porter ce livre dans toutes les villes et dans tous les monastères de son Empire, de le faire copier dans tous ces lieux, et d’exiger les tributs qu’on y avait marqués. Cette chose fut pour l’Église un grand motif de joie, et pour le pieux empereur un juste sujet d’éloges et un monument éternel de sa sagesse.

Cet empereur, aimable devant Dieu, chargea en même temps l’abbé Benoît et plusieurs autres moines d’une vie austère en toutes choses, de parcourir tous les monastères, et de faire naître parmi les religieux et les religieuses l’habitude de vivre uniformément selon la règle de saint Benoît. Considérant aussi que les ministres de Jésus-Christ ne doivent être sujets à aucune servitude humaine, que l’avarice portait une foule d’hommes à faire indignement servir le ministère ecclésiastique à leur intérêt privé, il établit que quiconque né dans une condition servile serait, à cause de son savoir et de la pureté de ses mœurs, admis au ministère des autels, devrait être d’abord affranchi par ses maîtres, soit laïques, soit ecclésiastiques, et qu’il ne pourrait qu’après cet affranchissement être élevé aux dignités de l’Église. Voulant enfin que chaque église eût ses revenus particuliers, afin que la pauvreté ne fit point négliger le culte divin, il ordonna par ce même édit qu’une métairie avec un revenu déterminé, et deux serfs, l’un homme, l’autre femme, seraient attribués à chaque église[16].

Tels étaient les exercices de ce saint empereur, tel était son plaisir de chaque jour, et le noble champ où brillait avec plus d’éclat devant le Seigneur, et au milieu d’une sainte sagesse et de saints travaux, la vie de cet homme qui, placé au faîte des grandeurs, s’élevait d’autant plus qu’il s’humiliait davantage, à l’exemple du Christ. Dès ce moment, les évêques et les clercs commencèrent à quitter ces baudriers, ces ceintures dorées et chargées de couteaux à manche précieux, ces habits d’un travail recherché, ces éperons dont était embarrassée leur chaussure. L’empereur, en effet, regardait comme un monstre tout homme qui, membre de la famille ecclésiastique, convoitait les ornements et la gloire du siècle.

Mais l’ennemi du genre humain ne put souffrir chez l’empereur cette dévotion sainte et digne de la Divinité, qui l’attaquait de toutes parts, et lui déclarait dans tous les rangs de l’Église une guerre mortelle. Il entreprit de repousser cette attaque avec toutes ses forces réunies, et d’employer l’audace et la ruse pour dompter cet infatigable défenseur du Christ. En effet, l’empereur avait terminé les sages règlements dont nous avons parlé, et déclaré dans la même assemblée que son fils aîné Lothaire prendrait le titre et le pouvoir d’empereur ; il venait d’envoyer Pépin et Louis, deux autres de ses fils, l’un en Aquitaine, et l’autre en Bavière, afin que le peuple apprit à quelle autorité il devait obéir, quand on vint lui annoncer la défection des Obotrites qui, s’unissant par traité avec les fils de Godefroi, ravageaient la Saxe transalbine. L’empereur envoya contre eux des troupes suffisantes qui, Dieu aidant, les repoussèrent. Pendant ce temps, il alla courir et chasser dans la forêt des Vosges. La chasse terminée, il revenait passer l’hiver à Aix-la-Chapelle, lorsqu’il apprit que son neveu Bernard, roi d’Italie, que son influence sur l’empereur Charlemagne, son père, avait, plus que toute autre cause, fait nommer roi, cédant follement aux conseils d’hommes pervers, s’était révolté ; que déjà tous les princes et toutes les cités de l’Italie lui avaient prêté serment ; qu’enfin tous les passages par où l’on peut pénétrer dans ce royaume étaient fermés et défendus. Cette triste nouvelle étant confirmée par de fidèles témoins, et surtout par l’évêque Rathal et par Suppon, l’empereur tira des troupes de la Gaule, de la Germanie, de tous côtés, et vint jusqu’à Châlons avec une armée très nombreuse. Bernard, se reconnaissant trop faible contre de telles forces, et incapable de poursuivre son entreprise, car chaque jour quelqu’un de ses partisans se séparait de lui, perdit toute espérance, vint se remettre entre les mains de l’empereur, déposa ses armes, et se prosterna à ses pieds, où il confessa toute sa faute. Son exemple fut suivi par tous les seigneurs de son royaume, qui déposèrent également les armes, et se soumirent au pouvoir et au jugement de l’empereur. De plus, ils déclarèrent, la première fois qu’on les interrogea, quels préparatifs avaient précédé la révolte, pour quel objet ils l’avaient tramée, jusqu’où ils prétendaient la conduire, quels complices enfin ils s’étaient attachés. Or, les auteurs de cette conspiration étaient Eggidéon, le plus intime des amis du roi Bernard, Réginhaire, autrefois comte du palais de l’empereur, fils du comte Méginhaire, et Réginhard, chambellan du roi ; une foule de clercs et de laïcs avaient aussi trempé dans ce crime ; ceux que la tempête enveloppa furent les évêques Anselme de Milan , Wolfold de Crémone , et Théodulf d’Orléans.

Quand les chefs de la conjuration furent découverts et arrêtés [en 818], l’empereur revint, comme il l’avait d’abord résolu, passer l’hiver à Aix-la-Chapelle, où il demeura jusqu’après la célébration de la sainte solennité de Pâques. Après cette fête, l’empereur, faisant grâce à Bernard et aux fauteurs du crime que nous venons de raconter, de la peine capitale qui devait les frapper selon la loi et la justice des Francs, leur fit arracher les yeux, bien que beaucoup s’y opposassent et eussent mieux aimé qu’on sévit contre eux avec toute la sévérité de la loi. Mais, malgré cet acte d’indulgence de l’empereur, il arriva que plusieurs ne voulurent point profiter de la diminution du châtiment. En effet, Bernard et Réginhaire, ne pouvant supporter la perte de leurs yeux, s’y donnèrent la mort[17]. Les évêques, réprimés par la crainte seule d’un semblable châtiment, furent déposés et renfermés dans des monastères. Pour le reste des coupables, l’empereur ordonna que nul ne fût privé ni de la vie, ni d’aucun membre ; mais que, selon la gravité de leur faute, ils fussent ou bannis ou rasés.

Après ces choses on annonça à l’empereur la révolte des Bretons qui avaient poussé l’audace jusqu’à nommer roi un certain Morman, homme de leur nation, et à refuser de se soumettre sous aucune espèce de conditions. Pour punir une telle insolence, l’empereur, ayant rassemblé des troupes de tous côtés, marcha vers leurs frontières, et, après avoir tenu à Vannes une assemblée générale, il entra sur leur territoire, dévasta sans peine tout ce qu’il rencontra, jusqu’à ce que Morman ayant été tué au milieu des bagages du camp par un écuyer du roi, nommé Choslon, toute la Bretagne vaincue succomba avec lui, et, rendant les armes aux conditions que dicta l’empereur, reprit de nouveau le joug. En effet, ils livrèrent autant d’otages nobles qu’on leur en demanda, et laissèrent l’empereur ordonner à son gré de leur province.

Cette expédition terminée, l’empereur quitta les frontières de la Bretagne et vint dans la ville d’Angers, où la reine Hermengarde, épuisée par une longue maladie, ne survécut que deux jours au retour de Louis, et mourut le troisième jour, c’est-à-dire le 3 octobre. En cette année, une éclipse de soleil eut lieu le 8 juillet. Après avoir donné ses soins aux funérailles de la reine, l’empereur se rendit par Rouen et par Amiens, sans s’arrêter, à Aix-la-Chapelle pour y passer l’hiver. A son retour, comme il entrait dans le palais de Herstall, il rencontra les envoyés de Siggon, duc de Bénévent, lesquels venaient lui offrir les présents les plus magnifiques et disculper leur maître de la mort de Grimoald. Il trouva en outre les envoyés de diverses autres nations, des Obotrites, des Goduscans et des Timotians, qui avaient abandonne l’alliance des Bulgares et s’étaient récemment unis avec nous. Là se trouvaient encore les envoyés de Liudewit, gouverneur de la Pannonie inférieure, lesquels accusaient (faussement comme il parut par la suite) Cadolach d’exercer envers ce prince une inhumanité insupportable. Après avoir entendu , satisfait, et congédié ces envoyés, l’empereur se transporta dans le palais où il avait résolu de passer l’hiver. Pendant son séjour en ce lieu, les ducs saxons lui amenèrent Sclaomir, roi des Obotrites, qui, accusé de rébellion, fut condamné au bannissement, n’ayant pu se laver du crime dont on le chargeait. Son royaume fut donné à Céadrag, fils de Thrasicon.

Environ ce temps [en 819], le Gascon Loup, surnommé Centulle, se menant en révolte, attaqua Warin, comte d’Auvergne, et Bérenger, comte de Toulouse. Il perdit dans le combat son frère Gersan et beaucoup des siens, et n’échappa que par la fuite. Mais, dans la suite, amené devant l’empereur et obligé de justifier sa conduite, il ne put le faire, et fut condamné à l’exil. Durant ce même hiver et dans le même palais, l’empereur tint une assemblée générale ; il entendit les rapports que lui firent, sur toutes les parties de son empire, les commissaires qu’il avait envoyés pour rétablir partout les églises détruites ou réparer celles qui existaient déjà : guidé par sa sainte dévotion, il ajouta tous les règlements qu’il jugea utiles, et ne laissa imparfait rien qui parût importer à la gloire de la sainte Église ; il compléta par de nouveaux capitulaires les lois relatives aux procès, et ces capitulaires sont encore observés.

A cette époque, l’empereur, par le conseil des siens, songea à subir une seconde fois le joug du mariage ; un grand nombre de seigneurs craignaient que ce prince n’eût le projet d’abandonner le gouvernement de l’empire. L’empereur, cédant à leur désir, choisit entre toutes les filles des seigneurs de son empire réunies de tous côtés, et épousa Judith, fille du noble comte Guelfe.

L’été suivant, l’assemblée générale fut convoquée à Ingelheim, où l’empereur reçut des nouvelles de l’armée qu’il avait envoyée pour étouffer la révolte de Liudewit. Mais ce but fut manqué. Enflé d’un vain orgueil par ce léger avantage, Liudewit envoya offrir à l’empereur des conditions de paix, au prix desquelles il consentait à reconnaître l’autorité de ce prince. Mais Louis méprisa de semblables conditions comme dérisoires. Cependant Liudewit, persuadé qu’il pourrait poursuivre ses perfides desseins, cherchait à s’associer tous ceux qu’il pouvait séduire. Après que l’armée fut revenue des frontières de la Pannonie, tandis que Liudewit se maintenait, Cadolach, duc de Frioul, fut attaqué de la fièvre et mourut. Balderic lui succéda. Quand il fut arrivé dans le pays et entré en Carinthie suivi d’un petit nombre de ses hommes, il mit en fuite, près de la Drave, l’armée de Liudewit, et, en poursuivant les débris, le contraignit à sortir entièrement du pays. Battu par Balderic, Liudewit se jeta sur Borna, duc de Dalmatie, lequel campait alors près de la Kulpe. Borna, abandonné par la perfidie ou peut-être par la lâcheté des Goduscans, n’échappa au danger qui le menaçait que par le secours de sa propre garde ; peu de temps après cependant, il remit sous son joug ceux qui l’avaient secoué. L’hiver suivant Liudewit fit une nouvelle invasion dans la Dalmatie, où il porta la dévastation, faisant périr par le fer tout ce qui avait vie, et livrant au feu tout le reste. Comme Borna ne pouvait arrêter le mal ouvertement, il chercha le moyen de nuire à son ennemi en secret. En effet, sans lui faire une guerre ouverte, il sut fatiguer par tant d’attaques soudaines Liudewit et son armée qu’il le fit bientôt repentir de sa folle entreprise. Trois mille hommes de Liudewit furent massacrés, ses chevaux et la plus grande partie de son butin enlevés, et le reste de son armée contraint à sortir de la Dalmatie. L’empereur, qui se trouvait à Aix-la-Chapelle, apprit avec joie ces nouvelles.

Dans ce même temps les Gascons, poussés à la révolte par cette maladie de sédition qui leur était naturelle, furent si bien subjugués par Pépin, fils de l’empereur, qu’aucun n’osa plus remuer. Enfin l’empereur congédia l’assemblée, et profita de la saison favorable pour chasser dans la forêt des Ardennes, après quoi il vint passer l’hiver dans son palais d’Aix-la-Chapelle.

A l’approche de l’hiver [en 820], l’empereur convoqua dans ce lieu une assemblée de la nation. Borna, s’étant plaint des ravages de Liudewit, reçut de Louis un secours de troupes assez grand pour pouvoir à son tour dévaster les domaines de Liudewit. Ces troupes, divisées en trois parties, vinrent au commencement du printemps mettre tout son pays à feu et à sang pendant que Liudewit se tenait renfermé dans un château fort, d’où il ne sortait ni pour combattre, ni pour négocier. Quand les troupes furent rentrées dans leurs foyers, ceux de la Carniole et la partie des Carinthiens qui s’était attachée à Liudewit se donnèrent à notre duc Balderic. Dans ce plaid tenu à Aix-la-Chapelle, Béra, comte de Barcelone, accusé d’infidélité par un certain Sagila, se battit avec lui à cheval, comme le voulait la loi de leur nation (ils étaient tous deux Goths), et fut vaincu. Or, dans ce cas, la loi condamnait Béra à subir la peine capitale, comme coupable de lèse-majesté ; mais l’empereur, usant de clémence, lui accorda la vie, en lui prescrivant de se retirer à Rouen.

A cette époque, on annonça à l’empereur que treize vaisseaux de pirates avaient mis à la voile des ports des Normands, et venaient piller les côtes. Comme ce prince ordonna qu’on se tînt en garde contre eux, et qu’on prît des moyens de défense, ces pirates, repoussés des rivales de la Flandre et des bouches de la Seine, se jetèrent sur l’Aquitaine, pillèrent un bourg appelé Buin, et s’en retournèrent chargés de butin.

L’empereur passa tout l’hiver de cette année [821] à Aix-la-Chapelle, et tint au mois de février une assemblée générale en ce palais. Trois corps de troupes furent envoyés pour ravager de nouveau les terres de Liudewit. La paix qu’on avait faite avec Abulaz, roi des Sarrasins, fut rompue, et la guerre déclarée à ce prince. Au commencement du mois de mai, l’empereur tint à Nimègue une nouvelle assemblée, dans laquelle il fit lire publiquement et confirmer par tous les seigneurs présents le partage qu’il avait déjà fait entre ses fils ; il reçut aussi, entendit et congédia Pierre, évêque de Civita-Vecchia, et Léon, nomenclateur, envoyés tous deux par le pape Pascal. Ensuite, quittant Nimègue, il se rendit à Aix-la-Chapelle, d’où, pénétrant dans la forêt des Ardennes jusqu’au château de Remiremont et la vaste forêt des Vosges, il passa le reste de l’été et l’automne même en ces lieux. Pendant ce temps, Borna perdit la vie, et l’empereur lui donna pour successeur son neveu Ladislas. Il apprit à cette époque que Léon, empereur de Constantinople, avait été assassiné par ses domestiques, et surtout par Michel, que ses complices et les gardes prétoriennes mirent sur le trône. Vers le milieu d’octobre, une assemblée générale fut convoquée à Thionville. Perdant sa durée, l’empereur fit épouser à son fils aîné Lothaire, avec une pompe solennelle, Hermengarde, fille du comte Hugues. Théodore, primicier de l’Église, et Florus, tous deux légats du pontife romain, se présentèrent dans cette assemblée avec de magnifiques présents. Ici la clémence de l’empereur, qui se montra toujours d’une manière admirable, fit éclater plus qu’en toute autre occasion la bonté de son cœur ; car, ayant ordonné le rappel de tous ceux qui avaient conspiré contre sa vie et sa puissance, non seulement il leur fit don de la vie et des membres de leur corps, mais il leur rendit aussi, comme un témoignage de sa libéralité, les biens considérables dont ils avaient été légitimement privés. Il rétablit dans son ancien ministère Adalhard qui avait été abbé de Corbie, et qui vivait à cette époque retiré dans le monastère de Saint-Philibert ; il rappela du monastère de Saint-Benoît Bernard, frère d’Adalhard, lui rendit son amitié, et le rétablit dans son titre. Ces choses et beaucoup d’autres relatives aux intérêts publics étant terminées, l’empereur envoya son fils Lothaire passer l’hiver à Worms, et retourna lui-même à Aix-la-Chapelle.

L’année suivante [822], il convoqua une assemblée générale en un lieu nommé Attigny. Ayant appelé dans cette assemblée les évêques, les abbés, les ecclésiastiques, les grands de son royaume, son premier soin fut de se réconcilier d’abord avec ses frères qu’il avait fait raser malgré eux, ensuite avec tous ceux auxquels il crut avoir fait quelque offense. Après quoi il fit une confession publique de ses fautes, et, imitant l’exemple de l’empereur Théodose, il subit de son gré une pénitence pour tout ce qu’il avait fait tant envers son neveu Bernard qu’envers les autres ; puis, réparant ce qui avait pu être fait de mal par lui-même ou par son père, il s’efforça d’apaiser la Divinité par de si abondantes aumônes, par les prières ardentes que firent pour lui les serviteurs de Jésus-Christ, et par une telle exactitude dans ses devoirs, qu’on eût cru que toutes les peines qui avaient légitimement frappé chaque coupable, avaient été l’œuvre de sa cruauté. Vers cette époque, il envoya d’Italie une armée dans la Pannonie contre Liudewit qui, n’étant pas assez fort pour résister, abandonna sa propre cité, et, se réfugiant auprès d’un prince de Dalmatie, fut accueilli par lui dans sa ville. En retour de cet accueil, il fit périr dans un piége son bienfaiteur, et se rendit maître de la ville ; et, quoiqu’il n’y eût en entre lui et les nôtres ni combat ni conférences, cependant, ayant envoyé des députés, il avoua qu’il était coupable, et promit de se rendre auprès de l’empereur, son seigneur.

On annonça dans le même temps à ce prince que les gardiens des Marches d’Espagne avaient franchi la Sègre, et pénétré dans l’intérieur de l’Espagne, d’où ils étaient revenus chargés d’un butin considérable, après avoir dévasté et mis en feu tout ce qu’ils avaient trouvé. De la même manière, ceux qui gardaient les Marches de Bretagne se jetèrent sur cette province, et la ravagèrent avec le fer et le feu, en punition de la révolte d’un breton appelé Wihomarch ; après quoi ils tirent une retraite heureuse. Quand l’assemblée fut séparée, l’empereur envoya son fils Lothaire en Italie, et avec lui le moine Wala qui était son parent, et le chef des portiers du palais, Géronge, afin que leurs conseils aidassent son fils à mettre en ordre, rétablir et diriger les affaires publiques ou privées de son royaume. Ayant résolu d’envoyer aussi son fils Pépin en Aquitaine, il l’unit auparavant à la fille du comte Théodebert [Ingiltrude ?], et aussitôt après il l’envoya prendre le gouvernement de sa province. Ayant pourvu à toutes choses, l’empereur passa, selon la coutume des Francs, tout l’automne à la chasse, et vint fixer son séjour pour l’hiver en un lieu au-delà du Rhin, appelé Francfort. Là, il convoqua une assemblée de tontes les provinces voisines, c’est-à-dire, de tous les Francs qui obéissaient, au-delà du Rhin, à sa domination. Il traita dans cette assemblée de tout ce qui lui parut importer à l’utilité publique, et pourvut convenablement à chaque chose. Une députation des Avares vint lui offrir des présents, et il reçut aussi des envoyés des Normands qui demandaient le renouvellement et la confirmation de la paix. Après avoir renvoyé comme il convenait tous ces députés, il passa l’hiver en ces lieux, dans les logements qu’on avait préparés pour le recevoir.

Au mois de mai de l’année suivante [823], il convoqua toujours à Francfort une assemblée générale des Francs Austrasiens, des Saxons et des autres nations circonvoisines ; là, il mit fin aux débats de deux frères qui se disputaient la couronne avec un grand acharnement : ces deux princes étaient de la nation des Wiltzes et fils de Liuba leur dernier roi ; l’un se nommait Méligast et l’autre Céleadrag. Leur père périt dans une invasion qu’il fit chez les Obotrites, et laissa son trône à l’aîné de ses enfants. Mais comme celui-ci ne sut pas déployer toute l’activité que demandaient les circonstances, la faveur du peuple se déclara pour son jeune frère. Étant venus soutenir tous deux leur prétention devant l’empereur, ce prince, après avoir consulté et reconnu la volonté du peuple, déclara le plus jeune roi : toutefois il les combla l’un et l’autre de présents, reçut leurs hommages, et les renvoya satisfaits de lui et contents l’un de l’autre.

Lothaire cependant avait été, comme nous l’avons dit plus haut, envoyé en Italie par son père. Après avoir, avec les conseils de ceux qui l’accompagnaient, pourvu aux affaires du moment, avoir terminé quelques travaux, et en avoir seulement préparé quelques autres, il se disposa à instruire l’empereur de toutes ces choses et à revenir auprès de lui ; mais sur les instances du pape Pascal, il se rendit d’abord à Rome, vers le temps de la solennité de Pâques. Accueilli par le pontife avec de grands honneurs, il reçut de sa main le jour même de Pâques [5 avril 823], et au pied de l’autel de Saint-Pierre, le diadème impérial avec le surnom d’Auguste. Il se rendit ensuite à Pavie, où il fut retenu quelque temps pour quelques affaires qu’il ne pouvait retarder, et ce ne fut que dans le mois de juin qu’il vint annoncer à son père tout ce qu’il avait fait, et le consulter sur ce qui restait à faire. Or, pour achever ce qu’il avait laissé imparfait, l’empereur fit partir Adalhard, comte du palais, auquel il adjoignit Mauring.

Gondulf, évêque de Metz, mourut en ce temps-là ; tout le clergé et le peuple de cette église, animés d’un même esprit, demandèrent de concert que Drogon, frère de l’empereur, et qui vivait saintement sous la discipline canonique, leur fût donné pour évêque ; et par un concours de volonté bien admirable, l’empereur, les grands et le peuple lui-même, se réunirent en un sentiment unique, tellement que toutes les voix s’élevèrent pour Drogon ; aucune ne s’éleva contre lui. L’empereur donc consentit avec joie à la demande de l’église de Metz, et lui donna le pontife qu’elle désirait. La mort de Liudewit, qui avait péri par une trahison, fut annoncée à l’empereur durant cette assemblée. En la congédiant, ce prince en indiqua une autre à Compiègne pour l’automne suivant.

Environ ce temps, il apprit que Théodore primicier de la sainte Église, et Léon nomenclateur avaient eu les yeux arrachés et la tête tranchée dans le palais épiscopal de Latran. Or, l’on s’efforçait de rendre odieux ceux qui avaient commis ce meurtre en répandant que ces deux prélats n’avaient subi un tel châtiment qu’à cause de leur attachement pour Lothaire. Le pontife lui-même était attaqué par ce bruit, puisqu’on prétendait que tout avait été fait avec son consentement. L’empereur, voulant avoir des nouvelles certaines sur cette affaire, se préparait à envoyer à Rome Adalung, abbé de Saint-Waast, et le comte Honfroi, lorsque l’évêque Jean et Benoît, archidiacre de la sainte Église romaine, vinrent au nom du pape Pascal repousser le crime qu’on lui imputait, et offrir à l’empereur d’examiner toute cette affaire. Ce prince, après les avoir entendus et congédiés avec une réponse convenable, ordonna que les commissaires qu’il avait nommés pour aller éclaircir les doutes et démêler la vérité, se rendissent à Rome. Pour lui, après avoir séjourné quelque temps en plusieurs lieux, il se rendit à Compiègne au commencement de novembre, comme il l’avait arrêté. Dans l’assemblée qui s’y tint, les députés envoyés à Rome revinrent et annoncèrent que le pape Pascal, ainsi qu’un grand nombre de ses évêques, s’étaient purgés par serment du meurtre qu’on leur imputait, mais sans pouvoir aucunement livrer les vrais coupables, et que le pape avait au reste assuré que ces prélats ne s’étaient que trop attiré ce traitement. Les envoyés du souverain pontife, qui étaient venus avec les nôtres, confirmèrent ce rapport. C’étaient l’évêque Jean, Serge bibliothécaire, Quirinus sous-diacre et Léon maître de la milice. L’empereur, dont le naturel était tout miséricordieux, ne pouvant obtenir, malgré son ardent désir, vengeance du massacre des prélats, crut devoir cesser ses recherches, et congédia les députés romains avec des réponses convenables à la circonstance.

A cette époque, il arriva divers prodiges qui inquiétèrent l’esprit de l’empereur ; un tremblement de terre ébranla le palais d’Aix-la-Chapelle ; des bruits étranges furent entendus pendant la nuit ; une jeune fille s’abstint durant douze mois entiers de toute nourriture ; on vit des éclairs multipliés, on entendit des coups de tonnerre fréquents ; une pluie de pierres et de grêle tomba du ciel ; une maladie contagieuse attaqua les hommes et les animaux ; tant de choses prodigieuses remplirent d’épouvante l’âme de Louis. Ce pieux empereur commanda partout des jeûnes fréquents, des prières continuelles, de nombreuses aumônes, afin d’apaiser la divinité par le ministère du sacerdoce, certain qu’il était que de tels phénomènes menaçaient le genre humain de quelque grande calamité.

Ce fut environ ce temps que naquit au mois de juin, de la reine Judith, un fils qui reçut au baptême le nom de Charles [13 juin 823].

Cependant les comtes Èble et Asinaire eurent ordre de passer le mont Pyrénée : ils s’avancèrent avec des troupes nombreuses jusqu’à Pampelune ; mais, lorsque après avoir atteint le but de leur invasion, ils voulurent revenir, ils firent une funeste épreuve de la perfidie innée en ces lieux, et de la mauvaise foi naturelle à ceux qui les habitent [en 824]. En effet, environnés par eux, ils perdirent toutes leurs troupes et tombèrent eux-mêmes au pouvoir des ennemis. Èble fut envoyé à Cordoue, au roi des Sarrasins, Asinaire, dont la famille n’était pas étrangère à ces lieux, fut épargné.

Cependant Lothaire qui avait été, comme nous l’avons dit, envoyé à Rome par son père, reçut du pape Eugène l’accueil le plus distingué, et lorsqu’il lui adressa ses plaintes sur tout ce qui s’était passé, sur le meurtre de quelques-uns de ceux qui étaient dévoués à l’empereur et aux Francs, sur le mépris avec lequel étaient traités ceux qui n’avaient point péri, sur les murmures qui s’élevaient de tous côtés contre les prêtres et les juges des Romains, Lothaire reconnut que l’ignorance ou la négligence de quelques prêtres, et aussi l’aveugle et insatiable cupidité des juges avaient occasionné une foule de confiscations injustes. C’est pourquoi ce prince, en rendant tout ce qui avait été iniquement ravi, causa une grande joie parmi le peuple Romain. Il fut aussi établi, selon l’ancienne coutume, que l’empereur enverrait, quand il le jugerait nécessaire, des officiers chargés de rendre avec impartialité la justice à tout le peuple Romain. Lorsque Lothaire de retour rendit compte à l’empereur de ces règlements, ce prince qui aimait la justice et vénérait la vérité, fut rempli d’une grande joie en voyant que le secours de la piété n’avait point manqué aux malheureux injustement opprimés.

L’année suivante [825], l’empereur ordonna qu’une assemblée générale se réunît à Aix-la-Chapelle, au mois de mai. Tandis qu’il la présidait, la députation des Bulgares qui avait longtemps demeuré, selon ses ordres, en Bavière, lui fut amenée et présentée. Son objet principal après la confirmation de la paix, était le maintien des frontières entre les Bulgares et les Francs. Un assez grand nombre de seigneurs bretons assistèrent aussi à cette assemblée, où ils protestèrent longuement de leur soumission et de leur obéissance : parmi eux était ce Wihomarch, qui semblait avoir une autorité supérieure, et dont l’aveugle audace et les desseins téméraires avaient poussé l’empereur à faire, comme nous l’avons vu, une expédition en Bretagne ; mais comme, en cette occasion, il témoigna se repentir de son méfait, et s’abandonna à la discrétion de l’empereur, ce prince n’obéissant qu’au penchant qui l’entraînait à la clémence, l’accueillit avec bonté, le combla de présents ainsi que tous les autres Bretons, et lui permit de retourner dans sa patrie. Toutefois Wihomarch ne s’étant point désaccoutumé de sa déloyauté naturelle, et oubliant tout ce qu’il avait promis comme tout ce qu’il avait reçu, ne cessa de tourmenter et de fatiguer par des injustices continuelles tous ses voisins fidèles à l’empereur, jusqu’à ce qu’enfin, accablé par les hommes de Lambert, il finit sa vie dans son propre château de la façon dont la terminent tous les méchants.

Après avoir congédié les envoyés des Bulgares et ceux des Bretons, l’empereur se livra à son goût pour la chasse dans les endroits les plus enfoncés de la forêt des Vosges, comptant y demeurer jusqu’à ce qu’il revînt à Aix-la-Chapelle pour tenir l’assemblée qu’il y avait convoquée pour le mois d’août. A ladite époque, l’empereur ordonna que la paix sollicitée par les Normands leur fût confirmée au mois d’octobre. Quand il eut terminé toutes les affaires importantes, il se retira avec son fils Lothaire à Nimègue, tandis que le jeune Louis allait par son ordre en Bavière ; dès que la chasse d’automne fut achevée, l’empereur revint au commencement de l’hiver à Aix-la-Chapelle. Cependant les envoyés Bulgares étaient retournés dans leur patrie avec les lettres de l’empereur. Mais leur roi, bien moins touché du contenu de ces lettres que de n’avoir pas obtenu ce qu’il demandait, députa de nouveau les mêmes envoyés pour signifier à l’empereur que, si une limite commune n’était pas tracée entre les Francs et les Bulgares, chacun des deux peuples pouvait se préparer à défendre ses frontières de son mieux. Or, le bruit s’étant répandu alors que le roi qui faisait cette demande avait perdu son royaume, l’empereur retint les députés jusqu’à ce qu’il fût assuré par Bertric, comte du palais, qu’il envoya sur les lieux, qu’un tel bruit était faux. En apprenant la vérité, l’empereur congédia les députés, mais sans conclure la négociation.

Au commencement de février de cette année [826], Pépin, fils de l’empereur, vint trouver son père à Aix-la-Chapelle, où ce prince attendait la fin de l’hiver. L’empereur lui recommanda de se tenir prêt, en cas de quelque chose de nouveau du côté de l’Espagne, à repousser toute attaque ; après quoi ce jeune prince se retira. Au commencement de juin, l’empereur vint à Ingelheim, où se réunit d’après son ordre une assemblée générale. Selon sa coutume, l’empereur y conseilla ou y décida grand nombre de choses utiles au bien de l’Église. Il y reçut, entendit et congédia les envoyés du saint-siège, et ceux qui lui étaient adressés du mont des Oliviers, par l’abbé Dominique. Céadrag, duc des Obotrites, et Tunglon, duc des Sorabes, étant accusés, et leur crime se trouvant prouvé d’une manière évidente, l’empereur les fit punir, puis les renvoya chez eux. Hériold, arrivé de la Normandie avec sa femme et une multitude de Danois, reçut à Mayence, dans l’église de Saint-Alban, l’eau sacrée du baptême, et fut comblé de présents par l’empereur. En outre, ce prince craignant que la conversion d’Hériold ne lui fermât l’entrée de son propre pays, lui donna dans la Frise le comté de Riustri, afin qu’il pût, si la nécessité le commandait, y trouver pour lui et pour les siens une retraite assurée. En ce temps, Balderic et Gérold, et les autres comtes des Marches de Pannonie se présentèrent devant l’empereur. Balderic lui amena un prêtre nommé Grégoire, homme d’une sainte vie, et qui promit de composer un orgue à la manière des Grecs. L’empereur l’accueillit avec plaisir, lui rendit grâce de ce qu’il apportait en France un art jusqu’alors inconnu, et le recommanda à Tanculf, son trésorier, ordonnant de prendre soin de lui aux dépens du trésor public, et de lui fournir tout ce qui serait nécessaire à ses travaux. L’empereur indiqua pour le milieu d’octobre de la même année, une assemblée générale de la nation Germaine, qui devait se tenir au-delà du Rhin, dans un lieu appelé Seltz. Pendant son séjour en cette ville, on lui apprit la perfidie et la défection d’Aizon, qui, fuyant du palais de l’empereur, se réfugia dans la ville d’Ausone, y fut accueilli, et de là se porta sur Roda qu’il détruisit ; il causa de grands dommages à ceux qui tentèrent de lui résister, plaça de fortes garnisons dans tous les châteaux dont il put s’emparer, envoya son frère vers le roi des Sarrasins Abdiraman, et reçut de lui un secours considérable de troupes. Ces nouvelles indignèrent l’empereur et l’animèrent à la vengeance. Ne voulant rien faire cependant avec trop de hâte, il résolut d’attendre l’avis de ses conseillers pour résoudre ce qui convenait.

Environ ce temps, Hilduin, abbé du monastère de Saint-Denis, fit partir pour Rome plusieurs de ses moines demander au pape Étienne que les ossements de saint Sébastien martyr lui fussent envoyés. Le pontife, accédant à ce désir, remit aux députés les dépouilles de ce bienheureux soldat de Jésus-Christ. L’abbé Hilduin les reçut avec le plus religieux respect, et les plaça, avec la cassette qui les contenait, près du corps du bienheureux saint Médard, où Dieu permit qu’elles fissent un si grand nombre de miracles qu’on n’en sait pas le nombre. Telle est la grandeur de ces miracles, qu’on ne saurait les croire, à moins de les entendre avec la persuasion que rien ne résiste à la volonté divine et que tour est possible aux yeux de celui qui croit.

Cependant Aizon, attaquant ceux qui défendaient nos frontières [en 827], dévasta la Cerdagne et le Valais espagnol, et poussa si loin ses effrayants ravages qu’aidé du secours des Maures et des Sarrasins, il contraignit un grand nombre des nôtres à déserter les châteaux et les villes fortes qu’ils avaient jusque-là défendus ; plusieurs de nos alliés même nous abandonnèrent et contractèrent alliance avec nos ennemis. De ce nombre fut Willemond, fils de Béra, qui s’adjoignit, avec plusieurs autres, à leur criminel attentat. Pour repousser ces attaques et soutenir les nôtres, l’empereur ordonna qu’une armée fût envoyée de ce côté ; en attendant il fit partir l’abbé Hélisachar, le comte Hildebrand et Donat. Ces trois seigneurs ayant pris avec eux des troupes de Goths et d’Espagnols, s’opposèrent avec opiniâtreté aux attaques audacieuses d’Aizon. Bernard, comte de Barcelone, sut rendre vains tous ses efforts. Ce que voyant, Aizon alla demander aux Sarrasins le secours de leur armée royale ; l’ayant obtenu et s’unissant au duc Abumarvan qui les commandait, il marcha jusqu’à Saragosse et de là jusqu’à Barcelone. L’empereur envoya contre ces troupes Pépin son fil roi d’Aquitaine, et deux comtes du palais, Hugues et Mathfried ; mais la marche de ces derniers, trop lents et trop peu hardis, laissa aux Maures tout le loisir de ravager les environs de Barcelone et de Gironne, et de se venir renfermer ensuite dans Saragosse.

Peu de temps avant cette défaite, on avait cru voir au milieu de la nuit deux armées couvertes de sang humain se livrer un combat qu’éclairait la pâle clarté des flammes.

Cependant l’empereur, ayant reçu à Compiègne les dons annuels, résolut, en apprenant de si tristes nouvelles, d’envoyer des secours pour défendre ce pays ; puis il continua jusqu’à l’hiver de chasser dans les forêts contiguës de Compiègne et de Quiersi. Au mois d’août de la même année, le pape Eugène avait terminé ses jours, et Valentin, diacre, lui avait succédé. A peine lui survécut-il un mois. Grégoire, prêtre de Saint-Marc, fut élu à sa place, mais sa consécration fut différée jusqu’à ce qu’on eût obtenu l’approbation de l’empereur. Ce prince ayant donné son assentiment à l’élection du clergé et du peuple, Grégoire fut sacré pape. Au mois de septembre les députés de l’empereur Michel vinrent à Compiègne avec des présents : honorablement accueillis, traités avec magnificence, ils reçurent de riches présents et furent congédiés. Eginhard, le plus savant homme de son temps, animé par l’ardeur d’une sainte dévotion, fit transporter de Rome en France, avec le consentement du pape, les corps de saint Marcellin et de saint Pierre, et les fit déposer dans son domaine et à ses dépens. Le Seigneur, en vertu des mérites de ces deux saints, opère encore aujourd’hui, dans le lieu où reposent leurs restes, de fréquents miracles.

Pendant le mois de février de l’hiver suivant [en 828] une assemblée générale fut tenue à Aix-la-Chapelle, il y fut surtout question de la honteuse et funeste expédition des Marches espagnoles. Quand cette affaire eut été débattue et suffisamment éclaircie ; on reconnut que les auteurs de ce malheur étaient ceux que l’empereur avait Nommés généraux. Or la seule punition que ce prince leur infligea pour cette faute fut de les priver de leurs honneurs. Balderic, duc de Frioul, fut en butte à la même accusation, et, comme on prouva que, si notre territoire avait été ravagé par les Bulgares, sa lâcheté et son incurie en étaient cause, il fut chassé de son duché et son pouvoir partagé entre quatre comtes. L’empereur, d’une âme toute miséricordieuse, s’empressait toujours de faire éprouver sa clémence aux coupables ; mais cette fois ceux qu’il ne punit que par un si léger châtiment tournèrent cruellement sa clémence contre lui-même ; en effet, pour prix de la vie qu’il leur accorda, ces méchants firent tous leurs efforts pour lui causer quelque grand mal. Environ ce temps, Halitcaire, évêque de Cambrai, et Ansfried, abbé du monastère de Nonentola, revinrent des contrées au-delà des mers et racontèrent qu’ils avaient été reçus par l’empereur Michel avec la plus grande bonté. Pendant l’été suivant l’empereur tint à Ingelheim une assemblée générale, dans laquelle il reçut et congédia Quirinus, primicier de l’église, et Théophylacte, nomenclateur, qui venaient lui offrir de la part du pontife romain de magnifiques présents. L’empereur s’étant rendu à Thionville, le bruit se répandit que les Sarrasins se préparaient à envahir nos frontières ; ce prince fit partir aussitôt pour la Marche menacée son fils Lothaire avec un grand nombre de Francs d’un courage éprouvé. Lothaire s’étant donc rendu à Lyon conformément aux ordres de son père, attendait en cette ville un courrier d’Espagne, lorsque Pépin , son frère , vint le joindre. Tandis qu’ils séjournaient tous deux à Lyon on vint leur annoncer que les Sarrasins et les Maures avaient bien mis sur pied une armée nombreuse, mais qu’ils ne s’étaient point encore avancés et n’avaient pas jusqu’alors attaqué nos frontières. En cet état de choses, Pépin retourna en Aquitaine et Lothaire auprès de l’empereur.

Cependant les fils de Godefroi, ancien roi des Danois, chassèrent Hériold du royaume. Mais l’empereur, qui voulait être utile à ce prince, et qui avait cependant un traité d’alliance avec les fils de Godefroi, ordonna aux comtes saxons qu’il envoya sur les lieux, ainsi qu’à Hériold lui-même, de négocier avec les fils de Godefroi et d’obtenir qu’ils admissent comme auparavant Hériold dans leur alliance. Mais celui-ci, impatient de tant de délais, se jeta à l’insu des nôtres sur plusieurs domaines qui appartenaient aux fils de Godefroi, les incendia et en rapporta un grand butin. Ces princes, croyant d’abord que cela n’avait point été fait sans le consentement des nôtres, les attaquèrent tout à coup avant qu’ils pussent s’y attendre, traversèrent le fleuve de l’Eyder, les chassèrent de leur camp, s’en emparèrent, et rentrèrent dans le leur chargés de nos dépouilles. Mais instruits bientôt après de la vérité du fait, et redoutant le châtiment qu’ils venaient de s’attirer, ils députèrent d’abord vers les nôtres pour leur donner ces éclaircissements, et ensuite vers l’empereur pour confesser leur erreur : ils offrirent d’en donner une satisfaction convenable, laissant à l’empereur le soin de leur prescrire celle qu’il exigeait, et ne demandant en retour de leur obéissance que le maintien de la paix. L’empereur répondit à leur demande selon leurs vœux.

Cependant le comte Boniface, à qui l’empereur avait donné le commandement de l’île de Corse, s’embarquant sur une flotte avec son frère Bérard et plusieurs autres seigneurs, se mit à la recherche des pirates ; mais, ne pouvant les atteindre, il vint aborder à l’île de Sardaigne, où il avait des alliés ; et repartant de là avec des guides, il alla débarquer sur les côtes d’Afrique entre Utique et Carthage. Les Africains coururent en foule à sa rencontre, l’attaquèrent cinq fois, furent cinq fois vaincus, et perdirent une multitude innombrable des leurs : parmi les morts se trouvèrent aussi quelques Francs qu’une bouillante ardeur ou une vivacité imprudente avait rendus trop audacieux. Boniface ayant rassemblé ses hommes, les ramena sur ses vaisseaux, et revint dans sa patrie, après avoir jeté parmi les Africains une terreur inouïe, et qu’ils conservèrent longtemps.

Il y eut durant cette année deux éclipses de lune, la première au commencement de juillet, et l’autre dans la nuit de Noël. De plus, on apporta de Gascogne à l’empereur des grains semblables à ceux du froment, quoique plus petits et d’une forme moins cylindrique : ils étaient, disait-on, tombés du ciel. L’empereur passa l’hiver à Aix-la-Chapelle.

L’hiver écoulé, pendant les saints jours du carême, et peu avant la solennité de Pâques [en 829], un tremblement de terre se fit violemment sentir au milieu de la nuit la plus calme, et menaça tous les édifices de leur ruine. Il s’éleva ensuite un vent si violent qu’il ébranla tous les monuments, et même le palais d’Aix-la-Chapelle, au point qu’il enleva presque toutes les pièces de plomb qui couvraient la basilique de Sainte-Marie mère de Dieu. L’empereur s’arrêta plusieurs jours dans ce palais pour régler quelques affaires importantes et d’utilité publique. Il résolut d’en partir au commencement de juillet, et d’aller tenir à Worms une assemblée générale. Il fut cependant un peu ébranlé dans cette résolution par le bruit que les Normands se préparaient, en violation des traités établis, à franchir leur frontière et à ravager la Saxe transalbine. Ce bruit n’ayant point été confirmé, l’empereur se rendit à Worms à l’époque qu’il avait fixée, s’occupa de tout ce qui lui sembla important, reçut les dons annuels, et envoya son fils Lothaire en Italie.

Ayant à cette époque découvert qu’une sourde intrigue dirigée contre lui par ceux-là même auxquels il avait laissé la vie, s’étendait insensiblement et venait déjà, comme par des canaux secrets, corrompre un grand nombre de seigneurs, l’empereur résolut de lui opposer une barrière. En effet, il éleva à la dignité de camérier, Bernard, jusqu’alors comte des Marches Espagnoles. Mais, au lieu d’étouffer les semences de la discorde, ce choix ne servit qu’à les développer. Cependant, comme ceux qui étaient attaqués par cette contagion ne pouvaient encore découvrir leur plan, attendu qu’ils manquaient de toutes les choses nécessaires à l’exécution de leurs desseins, ils le remirent à un autre moment. L’empereur, après avoir, autant qu’il le pouvait alors, éclairci cette affaire, traversa le Rhin, se rendit an château de Francfort, et se livra, aussi longtemps que l’approche des froids lui permit, au plaisir de la chasse. Ensuite il retourna vers la fête de saint Martin à Aix-la-Chapelle, et y célébra dignement cette fête ainsi que celle de saint André et de la nativité de Notre-Seigneur.

Environ le temps du carême [en 830], pendant que l’empereur parcourait les provinces maritimes de son empire, les chefs de la faction, ne pouvant tenir plus longtemps leurs desseins secrets, les découvrirent. Ils entraînent d’abord dans leur conjuration les principaux seigneurs, puis ils gagnent et s’adjoignent les seigneurs moins puissants. La plupart de ceux-ci, toujours avides de changement, comme les chiens et les oiseaux rapaces, travaillent à faire du malheur d’autrui un moyen d’élévation pour eux-mêmes. Ainsi donc, soutenus par la multitude et par l’assentiment d’un grand nombre de seigneurs, les conjurés vont trouver Pépin, fils de l’empereur, et lui représentent le mépris où ils sont tombés, l’insolence de Bernard, le dédain des autres seigneurs ; ils affirment même, ce qu’il est un crime de dire, que Bernard souille la couche de l’empereur, que ce prince à les yeux fascinés de tels prestiges que, bien loin de vouloir punir cet outrage, il ne s’en aperçoit même pas. Ils ajoutaient qu’un bon fils ne pouvait supporter qu’avec indignation le déshonneur de son père, et devait s’efforcer de le rendre à sa raison et à sa dignité ; qu’en se conduisant ainsi il obtiendrait une grande renommée de vertu, et l’accroissement de son royaume. C’est ainsi qu’ils coloraient leur crime. Le jeune homme séduit par ces insinuations se rendit avec eux et une grande quantité de troupes à Orléans, en chassa Odon, mit à sa place Mathfried, et poussa jusqu’à Verberie.

Dès que l’empereur apprit la conspiration fatale, tramée contre lui-même, son épouse et Bernard, il laissa ce dernier libre de chercher son salut dans la fuite, envoya sa femme à Laon dans le monastère de Sainte-Marie, et se rendit lui-même à Compiègne. Ceux qui accompagnaient Pépin à Verberie, envoyèrent Warin, Lambert et plusieurs autres des leurs, pour tirer la reine de la ville de Laon et du monastère, et la leur amener. Quand elle fut arrivée, ils la réduisirent, en la menaçant de mille genres de mort, à promettre qu’elle persuaderait à l’empereur, s’il lui était permis d’avoir un entretien avec lui, de mettre les armes bas, de se faire raser, et de se renfermer dans un monastère, promettant pour elle-même de prendre le voile, et de faire ce qu’elle allait conseiller à l’empereur. Comme ils désiraient ardemment qu’une telle chose arrivât, ils en conçurent facilement l’espérance : ils firent donc accompagner la reine par un petit nombre des leurs, qui la conduisirent auprès de Louis. Ayant obtenu la liberté de l’entretenir en secret, ce prince consentit bien à ce qu’elle acceptât le voile pour échapper à la mort, mais il demanda que, pour sa propre réclusion, on lui laissât le loisir de délibérer. Or, l’empereur qui se montrait si humain envers chacun, était en cette occasion victime d’une haine si peu méritée, qu’ils n’osèrent faire mourir celui sans le bienfait duquel ils eussent été légitimement privés de la vie. La reine étant donc revenue vers eux, ils s’abstinrent de tout autre attentat, se bornant, pour céder aux clameurs du vulgaire, à ordonner qu’elle fût bannie et renfermée dans le monastère de Sainte-Radegonde.

Vers le mois de mai Lothaire, fils de l’empereur, revint d’Italie et se rendit auprès de son père à Compiègne. A son arrivée toute la faction ennemie de l’empereur se porta sur ses pas. Il paraît cependant qu’à cette époque ce prince n’entreprit rien contre l’honneur de son père ; mais il approuva tout ce qui avait été fait. Enfin Héribert, frère de Bernard, fut condamné, malgré l’empereur, à perdre les yeux ; d’un autre côté, Odon, son cousin, ayant été désarmé, fut exilé ; on les considérait l’un et l’autre comme complices et fauteurs de ceux qui suivaient le parti de la reine et de Bernard. C’est ainsi que Louis passa tout l’été n’ayant plus d’un empereur que le nom. A l’approche de l’automne la faction des conjurés voulait qu’une assemblée générale fût convoquée en quelque lieu de la France ; mais l’empereur s’y opposa en secret, se confiant moins aux Francs qu’aux Germains. Craignant en outre que la multitude de ses ennemis ne l’emportât dans cette assemblée sur le petit nombre de ceux qui lui demeuraient fidèles, il ordonna que tous ceux qui s’y rendraient y vinssent arec le plus simple équipage. Il recommanda d’un autre côté au comte Lambert de veiller à la défense des frontières qui lui étaient confiées, et même il lui envoya l’abbé Hélisachar pour l’aider à rendre la justice. Enfin l’assemblée se réunit à Nimègue, et toute la Germanie y afflua pour prêter son secours à l’empereur. Ce prince, voulant diminuer encore plus les forces de ses adversaires, adressa de vives réprimandes à l’abbé Hilduin, et lui demanda pourquoi, malgré l’ordre qu’il avait reçu de ne se rendre à l’assemblée qu’avec un simple équipage, il y venait an milieu de cet appareil hostile. L’abbé, ne pouvant nier la chose, fut contraint de sortir aussitôt du palais et d’aller avec un très petit nombre d’hommes passer l’hiver auprès de Paderborn dans un pavillon construit à la hâte. L’abbé Wala reçut l’ordre de se retirer au monastère de Corbie et de n’en point sortir conformément à la règle. A la vue de semblables mesures, ceux qui étaient venus avec des desseins hostiles contre l’empereur, voyant leurs forces détruites, perdirent toute espérance. Enfin ils s’entretinrent toute la nuit, et, se réunissant dans l’appartement de Lothaire, fils de l’empereur, ils l’exhortèrent ou à combattre, ou à se retirer sans le consentement de ce prince. Toute la nuit ayant été consumée dans cette délibération, l’empereur envoya dès le matin recommander à son fils de n’accorder aucune croyance à leurs ennemis communs, et de venir plutôt vers lui comme un fils vers un père qui l’aime. Cédant à ces exhortations le prince se rendit, malgré les conseils de ceux qui l’entouraient, auprès de l’empereur qui, ne lui adressant aucune réprimande sévère, se contenta de lui faire avec douceur quelques reproches. Cependant le peuple, qui avait vu Lothaire entrer dans l’intérieur de l’appartement royal, excité par l’esprit infernal, s’était pris de fureur, et sa rage l’eût porté à massacrer les deux princes, si l’empereur ne l’eût calmée. En effet, tandis que tout le peuple s’agitant en tumulte était près de s’abandonner à son aveugle fureur, Louis et son fils vinrent s’offrir à son aspect. A l’instant toute cette tourmente s’apaisa, et les paroles que dit l’empereur achevèrent de dissiper l’émeute. Alors ce prince commanda que les chefs de cette criminelle conspiration fussent mis sous une garde spéciale. Ayant été ensuite traduits en jugement, tous les docteurs en droit, ainsi que les fils de l’empereur, les condamnèrent par une juste sentence à subir la peine capitale ; mais Louis ne permit pas qu’on en fit mourir un seul, et, les traitant encore avec une pitié trop indulgente, il se laissa aller à sa bonté naturelle, fit raser les laïcs qu’il relégua ensuite en des lieux convenables, et fit renfermer de même les clercs dans des monastères.

Toutes ces choses terminées, l’empereur alla passer l’hiver à Aix-la-Chapelle, retenant auprès de lui son fils Lothaire [en 831]. Pendant ce temps il fit venir d’Aquitaine la reine avec Conrad et Rodolphe, deux frères de cette princesse, lesquels étaient depuis longtemps rasés. Toutefois il ne voulut point rendre à la reine le titre d’épouse avant qu’elle ne se fût purgée, d’une manière conforme à la loi, du crime qu’on lui imputait, ce qu’elle fit. Au jour de la purification de la Vierge, l’empereur accorda la vie à tous ceux qui avaient été condamnés à mort. Il permit ensuite à Lothaire de retourner en Italie, à Pépin, en Aquitaine, à Louis, en Bavière ; pour lui, il resta dans ces lieux pour célébrer le temps du carême et la solennité de Pâques. Dès qu’elle fut passée, il se rendit à Ingelheim ; là, cédant encore à sa bonté naturelle, qui avait grandi avec lui, comme le dit Jacob de lui-même, et semblait être sortie en même temps que lui du sein maternel, il rétablit dans leurs biens ceux qu’il avait auparavant exilés dans divers lieux ; les autres coupables qu’il avait fait raser eurent la liberté de demeurer dans les monastères, ou de reprendre leur ancien état. D’Ingelheim il se rendit à Remiremont en traversant la forêt des Vosges, et se livra quelque temps en ces lieux au plaisir de la pêche et de la chasse ; son fils Lothaire partit pour l’Italie, et une assemblée fut indiquée pour l’automne à Thionville.

Là, trois députés des Sarrasins vinrent des contrées au delà des mers ; deux étaient Sarrasins, le troisième de la religion chrétienne ; ils apportaient en présents des produits de leur pays, c’est-à-dire, plusieurs espèces d’encens et des étoffes de laine. Ils obtinrent la paix qu’ils étaient venus demander, et furent congédiés. Bernard qui avait sauvé sa vie par la fuite, et s’était longtemps caché dans la Marche espagnole, vint en ce lieu se présenter à l’empereur, et lui demanda à se justifier selon la coutume des Francs, s’offrant à combattre corps à corps celui qui l’accusait, et à se purger par les armes ; mais l’accusateur ne se présentant point, quoiqu’il eût été appelé, Bernard, sans recourir à l’entremise des armes, se purgea par serment. L’empereur avait aussi ordonné à son fils Pépin d’assister à cette assemblée ; mais ce prince, au contraire, se tint éloigné tout le temps qu’elle dura, et ne reparut qu’après sa dissolution. L’empereur, voulant châtier cette désobéissance, mais plus encore le désordre de ses mœurs, lui ordonna de demeurer auprès de lui, et le retint à Aix-la-Chapelle jusqu’au jour de Noël. Pépin, impatient qu’on prétendit le retenir malgré lui, se retira, à l’insu de son père, dans l’Aquitaine. L’empereur finit l’hiver à Aix-la-Chapelle.

Quand les froids eurent cessé, et que le printemps reparut [en 832], l’empereur fut averti que quelques mouvements avaient eu lieu en Bavière : il partit aussitôt pour les comprimer, vint jusqu’à Augsbourg, apaisa le soulèvement, repartit sur-le-champ, et convoqua à Orléans une assemblée générale, où il commanda à son fils Pépin de le venir trouver. Ce prince obéit, bien qu’avec répugnance. Cependant l’empereur, réfléchissant sur les desseins de quelques méchants qui s’efforçaient, par leurs menaces ou leurs promesses, d’entraîner ses fils an mal, et redoutant surtout Bernard dont Pépin, disait-on, suivait les conseils, car ce prince était alors en Aquitaine ; l’empereur, dis-je, traversa la Loire avec toute sa suite, et vint s’établir au château de Joac dans le Limousin. Là fut débattue la cause de Bernard et de Pépin. Le premier, accusé d’infidélité, et refusant, pour prouver son innocence, d’en venir au combat, fut privé de ses dignités. Quant à Pépin, l’empereur, pour corriger ses mœurs dépravées, le fit conduire à Trèves sous une garde particulière ; mais, gardé trop négligemment durant ce voyage, il fut enlevé de nuit par les siens, et, jusqu’au moment où l’empereur revint d’Aquitaine, il erra de tous côtés.

A cette époque, l’empereur fit un nouveau partage du royaume entre Lothaire et Charles ; mais, par des obstacles qui survinrent, et que nous expliquerons, ce partage ne réussit aucunement selon ses vœux. Le moment paraissant opportun, il résolut d’abord de quitter l’Aquitaine ; mais peu de temps après, c’est-à-dire, vers la Saint-Martin, il convoqua une assemblée générale, et voulut, avant de partir, tenter de rappeler par quelque moyen son fils Pépin auprès de lui ; mais ce prince persista à se tenir éloigné. La rigueur de l’hiver devint bientôt insupportable, d’abord par l’abondance des pluies, ensuite à cause des froids violents qui glacèrent l’eau sur la terre ; ce qui fut si funeste aux chevaux, qu’on ne voyait presque personne qui allât à cheval. L’empereur, voyant l’armée fatiguée par tant d’incommodités, et harcelée sans cesse par les attaques soudaines des Aquitains, résolut de se retirer vers le château de Rest[18], de traverser la Loire en ce lieu, et d’aller passer en France le reste de l’hiver. Il l’exécuta en effet, mais d’une manière moins honorable qu’il ne lui convenait.

Le diable, ennemi du genre humain et de la paix, ne s’abstenait aucun jour de tourmenter l’empereur [en 833] ; il pressait par toutes les ruses de ses satellites les fils de ce prince, et leur persuadait que leur père ne voulait que les perdre, les aveuglant assez pour qu’ils oubliassent que celui qui était le plus clément des hommes envers les étrangers ne pouvait devenir inhumain à l’égard de sa famille. Mais les discours des méchants corrompent les mœurs des bons de la même manière que l’eau, tombant en gouttes légères, perce enfin les pierres même les plus dures. C’est pourquoi on en vint au point d’exciter les fils de l’empereur à se réunir avec toutes les troupes qu’ils purent rassembler, et à faire venir auprès d’eux le pape Grégoire, sous l’honorable prétexte que lui seul devait réconcilier des fils avec leur père : or, le véritable motif de cette démarche éclata bientôt. L’empereur, de son côté, se rendit à Worms pendant le mois de mai, suivi de troupes nombreuses, et délibéra longtemps en ce lieu sur le parti qu’il devait prendre. Enfin, il envoya l’évêque Bernard et plusieurs autres seigneurs pour exhorter ses fils à revenir auprès de lui ; il les chargea aussi de demander au pape pour quel motif il tardait tant à le venir trouver, si son intention était véritablement d’imiter l’exemple de ses prédécesseurs. Cependant le bruit se répandait de toutes parts que le pape n’était venu que dans l’intention de tenir sous le coup de l’excommunication l’empereur et les évêques, s’ils voulaient résister à la volonté des fils de ce prince ou à la sienne propre. Cette audace présomptueuse ne diminua rien de la fermeté des évêques de l’empereur, qui protestèrent qu’ils ne voulaient en aucune façon fléchir sous l’autorité du pape ; que s’il était venu pour excommunier, il s’en retournerait excommunié ; et que les anciens canons lui étaient entièrement contraires. Enfin, l’on arriva le jour de la fête de la Saint-Jean en un lieu qui a conservé, de l’action qui s’y fit, un nom à jamais ignominieux, puisqu’il fut appelé le Champ du Mensonge[19]. En effet, ceux qui avaient juré fidélité à l’empereur, ayant menti à leurs serments, les lieux qui furent témoins de cette trahison en conservèrent le nom. Les deux armées étaient placées à peu de distance l’une de l’autre ; et l’on croyait qu’on en viendrait bientôt aux mains, quand on annonça à l’empereur l’arrivée du pontife. A son approche, l’empereur s’arrêta pour le recevoir, quoique moins convenablement qu’il ne devait le faire, lui disant qu’il s’était préparé lui-même une telle réception en se présentant devant lui d’une façon si étrange. Le pape, conduit dans la tente de l’empereur, lui affirma qu’il n’avait entrepris un si long voyage que parce qu’il avait appris qu’il conservait contre ses fils un ressentiment implacable ; qu’ainsi il venait pour rétablir la paix entre eux. L’empereur défendit sa cause, et le pape demeura plusieurs jours auprès de lui. Renvoyé par ce prince vers ses fils pour qu’il les engageât à cesser cette guerre, il ne lui fut plus permis de revenir, comme il en avait l’ordre ; car l’armée de l’empereur, détachée de lui par des présents, ou gagnée par des promesses, ou effrayée enfin par des menaces, s’était jetée comme un torrent dans le camp de ses fils, et unie à leur armée[20]. Lorsque tant de troupes enlevées à l’empereur se trouvèrent ainsi rassemblées, la défection augmenta de jour en jour, au point qu’à la fête de Saint-Paul le bas peuple menaça de courir sur l’empereur, voulant faire sa cour à ses enfants. Ce prince, ne pouvant lutter contre de telles forces, manda à ses fils qu’ils ne l’exposassent point aux insultes de la multitude. Ceux-ci lui répondirent qu’il n’avait qu’à abandonner son camp et à venir auprès d’eux. Quand les trois princes réunis descendirent de cheval pour recevoir leur père, celui-ci leur demanda de ne rien oublier de tout ce qu’ils avaient autrefois promis à l’égard de sa femme, de son fils Charles et de lui-même. Les princes lui ayant fait une réponse satisfaisante, il les embrassa, et les suivit jusque dans leur camp ; mais à peine est-il arrivé que son épouse est enlevée, et conduite dans le camp particulier de Louis [le Germanique]. Quant à lui, il suivit Lothaire, qui l’emmena, ainsi que son fils Charles encore bien jeune, dans son propre camp, et le fit mettre dans un pavillon destiné à le recevoir avec un petit nombre de personnes. Après cela, comme le peuple était déjà délié de ses serments, les trois frères se partagèrent l’Empire. L’épouse de leur père, retenue par Louis, fut pour la seconde fois exilée à Tortone, ville d’Italie. Le pape Grégoire, témoin d’un tel spectacle, revint à Rome navré de douleur. Pépin retourna en Aquitaine et Louis en Bavière. Lothaire ayant avec lui son père qui marchait et demeurait séparément, accompagné de gens d’armes destinés à le surveiller, arriva à Marley. Après s’y être arrêté quelque temps, et avoir donné les ordres qu’il jugea nécessaires, congédié l’armée, et indiqué une assemblée générale à Compiègne, il traversa la forêt des Vosges, et vint à Metz ; de là il continua sa route jusqu’à Verdun, et enfin jusqu’à Soissons. Après avoir ordonné que son père fût étroitement gardé dans le monastère de Saint-Médard de cette ville, et déposé le jeune Charles dans celui de Pruim, mais sans le faire raser, Lothaire partit pour la chasse, où il demeura jusqu’à l’automne, c’est-à-dire, jusqu’au commencement d’octobre, époque où il se rendit à Compiègne, comme il l’avait résolu, conduisant son père avec lui.

Pendant son séjour dans cette ville, arrivèrent l’archevêque d’Éphèse, Marc, et le protospathaire de l’empereur de Constantinople, députés par ce prince auprès de l’empereur Louis. Lothaire donna les présents qui lui étaient destinés, et garda pour lui ceux qui étaient envoyés à son père ; et, quoique ces députés fussent venus vers ce prince, il les reçut lui-même, les entendit et les congédia, après les avoir rendus témoins d’une tragédie presque inouïe. En effet, un grand nombre de seigneurs ayant été accusés de conserver leur amitié à l’empereur, et de vouloir abandonner son fils, se purgèrent dans cette assemblée de l’accusation ; les uns, en protestant simplement de leur fidélité, les autres, en affirmant avec serment. Il faut dire cependant qu’excepté les auteurs du nouvel état des choses, chacun voyait avec regret les événements qui l’avaient amené. C’est pourquoi ceux qui avaient tramé ce crime, craignant que, par un juste retour, tout ce qu’ils avaient fait ne fût renversé, imaginèrent de concert avec quelques évêques, comme un excellent moyen, de condamner l’empereur à donner par une seconde pénitence publique, et d’une manière irrévocable, une nouvelle satisfaction à l’Église pour les mêmes crimes dont il avait déjà fait une fois pénitence. Cependant les lois étrangères ne sévissent point deux fois contre une faute commise, et notre loi porte que Dieu ne juge point deux fois une seule action. Néanmoins un grand nombre donna son assentiment à cette sentence, presque tous, comme il arrive toujours, pour ne point déplaire aux seigneurs : ainsi l’empereur condamné sans qu’il fût présent ni entendu, sans avoir fait aucun aveu, ni rien dit qui pût servir à le convaincre, fut forcé à se dépouiller de ses armes devant les corps de Saint-Médard, confesseur, et de Saint-Sébastien, martyr, et à les déposer sur l’autel ; puis revêtu d’un habit gris, et surveillé par une garde nombreuse, il fut renfermé dans un lieu sûr. Ces choses terminées, le peuple reçut, à la fête de Saint-Martin, la permission de se retirer, et chacun retourna chez soi le cœur attristé par de tels événements. Quant à Lothaire, traînant son père à sa suite, il alla passer l’hiver à Aix-la-Chapelle.

Cependant les peuples de France, de Bourgogne, d’Aquitaine , de Germanie, se réunirent pour faire entendre leurs plaintes sur le destin du malheureux empereur, et même en France le comte Eggebart et le connétable Guillaume rassemblèrent tous ceux qui avaient quelque désir de rétablir l’empereur. L’abbé Hugues, envoyé de Germanie en Aquitaine par le roi Louis, et par ceux qui s’étaient réfugiés auprès de lui, c’est-à-dire, l’évêque Drogon et les autres, exhortaient Pépin à la même résolution. En outre, Bernard et Warin entraînaient par leur conseil le peuple de Bourgogne, le gagnaient par leurs promesses, pressaient ses serments, et le munissaient en une seule volonté, celle de délivrer l’empereur.

L’hiver était écoula, et les beaux jours du printemps commençaient [en 834], quand Lothaire, traînant son père à sa suite, passa par le bourg de Hasbaigne, et vint jusqu’à Paris, où il avait commandé à tous ses fidèles de le venir joindre. Le comte Eggebart, et plusieurs autres seigneurs, s’avancèrent avec des troupes nombreuses pour le combattre, et délivrer l’empereur : ce qui eût réussi si le pieux empereur, effrayé du péril où tant de gens et lui-même allaient être, n’eût empêché par ses ordres et ses exhortations l’exécution de cette entreprise. Enfin, Lothaire et sa suite arrivèrent au monastère de Saint-Denis, martyr.

Mais Pépin sortant de l’Aquitaine avec une grande armée, arriva sur les bords de la Seine, où, trouvant tous les ports détruits et les bateaux coulés à fond, il s’arrêta. De leur côté, les comtes Warin et Bernard ayant rassemblé un grand nombre de Bourguignons, s’avancèrent jusqu’à la Marne, et retenus, soit par la rigueur et l’intempérie de la saison, soit pour réunir leurs alliés, ils demeurèrent plusieurs jours au château de Bonneuil , et dans les terres qui l’environnent. Cependant le jeudi de la première semaine du carême, l’abbé Adrebald et le comte Gautselme furent députés vers Lothaire, pour lui demander de délivrer de ses chaînes et de leur rendre l’empereur : que s’il leur accordait leur demande, il les trouverait dans l’occasion disposés à défendre devant ce prince sa vie et ses dignités : s’il refusait, ils le poursuivraient même au péril de leurs jours, s’il était nécessaire, et viendraient l’attaquer les armes à la main, en prenant Dieu pour juge de cette cause. Lothaire répondit à ce message, que personne n’était plus sensible que lui au bien et au mal qui arrivaient à son père ; mais qu’on ne devait point lui faire un crime de la puissance qui lui avait été offerte, puisque eux-mêmes avaient abandonné et livré Louis ; qu’on ne pouvait enfin lui imputer sans injustice la prison de son père, quand il était constant qu’elle résultait d’un jugement des évêques. Telle fut la réponse avec laquelle les députés retournèrent auprès de ceux qui les avaient envoyés.

Cependant Lothaire envoya presque aussitôt aux comtes Warin, à Odon, et aux abbés Foulques et Hugues, l’ordre de venir auprès de lui, disant qu’ils examineraient ensemble comment leur demande pouvait être accordée. Il recommanda qu’on lui envoyât le lendemain des députés qui pussent fixer l’époque de l’arrivée des quatre seigneurs que je viens le nommer, et que ceux-ci se rendissent au jour déterminé, pour traiter de la délivrance de l’empereur. Mais ayant aussitôt changé de dessein, Lothaire suivi de ceux qui lui étaient dévoués, partit pour la Bourgogne, en laissant son père dans le monastère de Saint-Denis, et se rendit ensuite à Vienne, où il résolut de séjourner quelque temps.

Ceux qui étaient restés auprès de l’empereur l’exhortèrent alors à reprendre les marques de la dignité impériale ; mais ce prince, séparé de la communion romaine, par l’acte que j’ai rapporté plus haut, ne céda point à ce conseil qui lui sembla précipité. Le lendemain, qui était un dimanche, il, voulut être réhabilité dans l’église de Saint-Denis, et par le ministère de l’évêque : puis, il consentit que les évêques lui ceignissent ses armes de leurs propres mains. La joie du peuple fut très grande durant cette cérémonie ; et les éléments, qui semblaient avoir pris part aux malheurs de l’empereur, semblèrent vouloir aussi le féliciter dans sa prospérité. En effet, jusqu’à cette époque, des orages violents, des pluies abondantes et continuelles avaient enflé tous les fleuves, et les vents qui soulevaient leurs eaux empêchaient qu’aucun bâtiment y pût naviguer. Mais, le jour de la cérémonie qui réconcilia l’empereur avec l’Église, les éléments se calmèrent comme par un commun concert, les vents déchaînés s’apaisèrent, et la sérénité qui ne s’était pas depuis longtemps montrée dans le ciel reparut.

L’empereur partit de Saint-Denis, mais non dans le dessein de poursuivre son fils, quoique beaucoup de seigneurs l’y exhortassent. Il se rendit à Nanteuil, et de là à Quiersy, où il attendit quelque temps son fils Pépin, ceux qui s’étaient arrêtés sur les bords de la Marne, ceux qui avaient été chercher un asile au-delà du Rhin auprès de son fils le roi Louis, et enfin ce prince lui-même qui se rendit, auprès de lui. Il était encore en ce lieu lorsque, le jour de la mi-carême, en ce jour qui semblait saluer son bonheur, et où l’Église retentissait du cantique de joie : Réjouis-toi Jérusalem, et vous tous qui l’aimez, célébrez ce jour de fête, une multitude de ses fidèles vint le féliciter du bonheur commun. L’empereur les reçut avec bonté, et leur rendit grâce pour la foi qu’ils lui avaient constamment gardée. Ensuite il renvoya en Aquitaine son fils Pépin comblé de joie, et permit aux autres d’aller partout où leur présence était nécessaire. Quant à lui, il se rendit à Aix-la-Chapelle, où il reçut l’impératrice Judith qui revenait d’Italie, accompagnée de l’évêque Rathald et de Boniface. En même temps arriva son fils le roi Louis ; le jeune Charles était alors aussi auprès de lui. L’empereur solennisa dans ce lieu, avec sa dévotion accoutumée, le saint jour de Pâques. Après la célébration de cette fête, il alla chasser dans la forêt des Ardennes, et quand la Pentecôte fut arrivée, il se rendit à Remiremont, afin de s’y livrer aussi à son goût pour la chasse et pour la pêche.

Cependant, quand Lothaire s’éloigna de l’empereur pour se rendre, comme nous l’avons vu, du côté de Vienne, les comtes Lambert, Mathfried, et un grand nombre d’autres seigneurs étaient demeurés en Neustrie, où ils s’efforçaient de soutenir, avec leurs seules forces, le parti de Lothaire. Cette chose causant un grand déplaisir au comte Odon et à tous ceux qui s’étaient déclarés pour l’empereur, ils prirent les armes et tachèrent à chasser de Neustrie les partisans de Lothaire, ou à les forcer pour le moins à venir au combat. Mais comme cette résolution ne fut pas suivie avec autant d’ardeur qu’il convenait, et qu’on agit avec trop peu de prudence, elle attira sur ceux qui l’avaient prise une grande calamité. En effet, un jour l’ennemi tomba sur eux à l’improviste, et comme ils ne surent point lui opposer la prudence qui était nécessaire en cette occasion, et qu’ils se voyaient vivement pressés ; ils tournèrent le dos : là périrent le comte Odon et son frère Guillaume, ainsi qu’un grand nombre d’autres, le reste chercha son salut dans la fuite. Après cette action, ceux à qui demeura la victoire, ne trouvant point assez de sûreté à rester où ils étaient, et n’étant point d’autre part assez nombreux pour aller facilement se réunir à Lothaire, avaient à craindre ou que l’empereur ne vînt les attaquer s’ils demeuraient, ou qu’ils ne courait au-devant d’eux et ne leur fermât le chemin, s’ils essayaient d’aller rejoindre leurs partisans : dans cette alternative, ils prirent le parti d’envoyer le plus promptement possible demander à Lothaire qu’il leur portât secours au milieu des périls qui les environnaient. Lothaire, aussitôt qu’il apprit leur danger et leur fait d’armes, s’apprêta à les secourir. Cependant le comte Warin, aidé par un grand nombre de seigneurs ses alliés, mit en état de défense la ville forte de Châlons, afin que si la faction ennemie tentait quelque chose d’extraordinaire, il pût trouver lui et les siens un asile pour se retirer et se défendre. Aussitôt que la nouvelle en fut portée à Lothaire, ce prince résolut de fondre à l’improviste sur cette place : son succès ne fut point aussi prompt qu’il l’espérait ; il assiégea la place et incendia tout ce qui était dans ses environs. Mais on fit une vive résistance, et ce ne fut qu’au bout de cinq jours que les assiégés se rendirent à composition. Les vainqueurs, par une coutume cruelle, et pour user de représailles, dévastèrent les églises, pillèrent les trésors, ravirent les richesses même des particuliers ; enfin la ville entière fut dévorée par les flammes, à l’exception d’une seule chapelle qui, par un surprenant miracle, ne put, au milieu de l’incendie qui l’environnait, être seulement entamée. Or, cette chapelle était consacrée à saint George martyr. Cependant l’intention de Lothaire n’avait point été d’incendier cette ville. Quand il en fut maître, le comte Gautselme, le comte Sanila et Madelelme, vassal du roi, eurent la tête tranchée aux acclamations de tous les gens d’armes ; et Gerberge, fille de feu le comte Guillaume, fut noyée comme sorcière.

Tandis que ces choses se passaient, l’empereur avec son fils Louis était venu à Langres, où il apprit la nouvelle de tous ces événements qui l’attristèrent beaucoup. Cependant Lothaire partit de Châlons, et prit sa route par Autun, d’où il se rendit à Orléans ; puis dans le Maine, à un domaine nommé Laval. Mais l’empereur, accompagné de son fils et d’une multitude nombreuse de gens d’armes, se mit à sa poursuite. En l’apprenant, Lothaire, qui venait de se réunir aux siens, établit son camp à un petit intervalle de celui de son père. En cette situation on s’arrêta cinq jours à négocier. Pendant la nuit du quatrième, Lothaire entreprit de se reporter en arrière avec tous les siens. L’empereur le prévint par une route plus courte, et arriva sur les bords de la Loire au pied du rempart de Blois, et près du confluent de la Cize et de la Loire. Les deux camps établis en ce lieu, Pépin arriva dans celui de son père, amenant autant de gens d’armes qu’il avait eu le temps d’en réunir. Lothaire, trop faible pour conserver quelque espoir, vint trouver l’empereur, et lui demander sa grâce. Ce prince, après lui avoir adressé quelques paroles de réprimande, et avoir exigé de lui et de tous les seigneurs qui l’accompagnaient, les serments les plus saints, le renvoya en Italie. Mais il eut soin ensuite de faire fermer tous les défilés de la route d’Italie, pour empêcher que personne les passât sans la permission des gardes.

Ces choses terminées, l’empereur vint avec son fils Louis à Orléans, où il lui permit, ainsi qu’aux autres seigneurs qui l’avaient suivi, de retourner chez lui. Environ ce temps, c’est-à-dire à la fête de Saint-Martin, l’empereur tint une assemblée générale dans le château d’Attigny. De tous les règlements utiles qu’il fit dans cette assemblée, ceux-ci furent les principaux. Il fit porter à son fils Pépin, par l’abbé Hermold, l’ordre de rendre sans délai les biens des églises, soit qu’il les eût donnés à ses hommes, soit qu’il se les fût attribués à lui-même. Il envoya aussi ses commissaires dans les villes et dans les monastères, et rétablit partout dans un état prospère l’Église depuis longtemps dégradée et appauvrie. Il voulut encore que ses commissaires se rendissent dans chaque comté pour y réprimer les violences des brigands et des larrons qui les infestaient ; les autorisant, partout où ceux-ci se trouveraient en force, à appeler, pour les chasser et les détruire, le secours des comtes voisins et des hommes des évêques ; enfin il leur ordonna de lui rendre compte de chacune de ces choses dans le prochain plaid général qui devait avoir lieu à Worms, et qu’il indiqua pour les premiers jours du printemps suivant.

L’empereur passa la plus grande partie de l’hiver à Aix-la-Chapelle, d’où il se rendit à Thionville peu avant le jour de la naissance du Seigneur qu’il alla célébrer à Metz avec son frère Drogon ; mais il revint solenniser la fête de la purification de la Vierge au château de Thionville, où se réunit l’assemblée qu’il avait convoquée. Dans cette assemblée l’empereur se plaignit amèrement de plusieurs évêques qui avaient contribué à son renversement ; un grand nombre s’était réfugié en Italie ; plusieurs autres avaient refusé de se rendre auprès de l’empereur qui les rappelait. Ebbon seul obéit : contraint de rendre raison de son méfait, il se plaignit que, seul de tous les autres évêques en présence de qui tout avait été fait, il eût à souffrir un châtiment. Les autres évêques prétextaient la nécessité qui les avait forcés d’être présents, et invoquaient l’innocence de leur intention. Enfin Ebbon, fatigué d’être sans cesse tourmenté pour toutes ces choses, se décida, d’après le conseil de quelques évêques, à prononcer lui-même l’aveu de sa faute, à se déclarer indigne du sacerdoce, et à s’en démettre irrévocablement, il transmit l’acte de sa démission aux évêques, qui le remirent à l’empereur. D’un autre côté, Agobard, archevêque de Lyon, ayant refusé de venir se justifier, fut, après avoir été appelé trois fois, déposé de son épiscopat. Pendant ce temps les autres, comme nous l’avons dit, trouvaient un asile en Italie.

Le dimanche suivant, qui précéda le premier dimanche du carême, l’empereur et avec lui les évêques et tous ceux qui composaient l’assemblée, vinrent à Metz. Là, pendant la célébration de la messe, sept archevêques prononcèrent chacun un discours sur la réconciliation de l’empereur avec l’Église, et le peuple, en les entendait, rendit au ciel d’humbles actions de grâce pour cet heureux événement. Après cette cérémonie l’empereur et toute sa suite retournèrent à Thionville. Au commencement du carême il permit à chacun de rentrer dans ses domaines ; pour lui, il demeura dans ce lieu jusqu’à la fête de Pâques qu’il alla célébrer à Metz. Quand ce jour et celui de la Pentecôte furent passés, il vint, comme il l’avait résolu, tenir une assemblée générale à Worms, à laquelle assistèrent ses fils Pépin et Louis. L’empereur voulut, selon sa coutume, que cette assemblée s’occupât beaucoup de la chose publique. En effet, il s’attacha à examiner ce que ses commissaires avaient fait partout où il les avait envoyés. Et comme il parut que quelques comtes avaient mis, à arrêter ou détruire les Saxons, trop peu d’empressement, il châtia leur négligence par diverses punitions et de vives réprimandes ; ensuite il recommanda à ses fils et à tout le peuple d’aimer la justice, de punir les brigands, de défendre de toute oppression les bons et tout ce qui leur appartient : menaçant d’infliger un châtiment plus sévère à ceux qui n’obéiraient pas à cet avertissement. Après avoir congédié cette assemblée et en avoir indiqué une autre à Thionville pour le temps après Pâques, il alla passer l’hiver à Aix-la-Chapelle, et fit dire à son fils Lothaire qu’il lui envoyât en ce lieu les plus nobles seigneurs pour chercher quelque voie de réconciliation. L’impératrice Judith qui voyait, ainsi que quelques conseillers de l’empereur, que ce prince était d’une santé chancelante , craignit, quand la mort viendrait à le saisir, de se trouver avec son fils Charles dans un dangereux abandon, si quelqu’un des fils de l’empereur ne consentait à leur prêter son appui ; or aucun ne lui en paraissait plus capable que Lothaire. Elle se concerta donc avec quelques conseillers de l’empereur pour qu’ils exhortassent ce prince à envoyer vers son fils des messagers de paix qui invitassent celui-ci à en faire autant. Or l’empereur, qui ne cherchait jamais que la paix, qui l’aimait toujours, chérissait la concorde, et désirait voir se réunir à lui, non seulement ses fils, mais ses ennemis même, se laissa bien volontiers persuader par les conseils des siens.

.A l’époque que l’empereur avait fixée [en 836], un grand nombre de députés, à la tête desquels était Wala, abbé de Corbie, vinrent à Aix-la-Chapelle de la part de Lothaire et furent reçus par l’empereur lui-même. L’objet qui les amenait, c’est-à-dire la réconciliation de l’empereur et de son fils, ayant été longtemps débattu et enfin terminé, l’empereur voulut que ses ennemis se réconciliassent aussi avec sa femme ; pardonna à Wala lui-même dès ce moment, avec la joie et la satisfaction du cœur le plus sincère, tout ce qu’il avait fait contre lui ; il le chargea, ainsi que les autres députés de son fils, de dire à ce prince qu’il vînt promptement auprès de son père, et qu’en le faisant il travaillerait très utilement pour ses intérêts. Les députés retournèrent vers Lothaire et lui firent connaître le désir de l’empereur ; mais une maladie grave vint en empêcher l’accomplissement en enlevant au monde Wala et en forçant pendant longtemps Lothaire à languir sur son lit. Dès que le clément empereur apprit que son fils était attaqué par une maladie, il l’envoya visiter par ses plus fidèles messagers, savoir son frère Hugues et Adalgaire, et eut hâte de connaître son mal ; imitant le bienheureux David qui, après avoir souffert de la part de son fils de nombreuses injures, fut très affligé de sa mort. Mais, dès que la maladie de Lothaire eut cessé, l’empereur en fut instruit par la violation manifeste du traité déjà conclu avec ce prince, et par un meurtre horrible dont ses hommes souillèrent l’église de Saint-Pierre. Cette nouvelle irrita tellement l’âme toujours si indulgente de l’empereur qu’il envoya en toute hâte ses messager vers Lothaire, leur laissant à peine le temps nécessaire au voyage ; il les chargea d’avertir le prince qu’il ne souffrit plus que de telles actions fussent désormais commises ; qu’il se souvînt qu’en lui donnant le gouvernement de l’Italie il lui avait en même temps confié le soin de la sainte église romaine ; et que, lorsqu’il s’était engagé à la protéger contre ses ennemis, il ne devait point permettre qu’elle fût pillée par les siens. Il lui fit rappeler les serments par lesquels il s’était récemment engagé, l’exhortant à ne point offenser par leur oubli la Divinité qui ne le souffrirait pas impunément. Il lui ordonna enfin de faire préparer sur la route de Rome des vivres et des logements convenables, son dessein étant d’aller visiter la demeure des bienheureux apôtres ; ce qu’il aurait fait, s’il ne fût arrivé que les Normands envahirent la Frise. L’empereur, allant lui-même châtier leur insolence, envoya vers Lothaire ses messagers, savoir, l’abbé Foulques, le comte Richard et l’abbé Adrebald. Foulques et Richard devaient lui rapporter la réponse de Lothaire, Adrebald se rendre à Rome pour consulter le pape Grégoire sur quelques points importants, et lui faire connaître la volonté de l’empereur et les ordres qu’il en avait reçus.

Cependant Lothaire étant convenu des faits que lui imputait l’empereur, comme des déprédations exercées dans quelques églises de l’Italie, accorda plusieurs parties de ses demandes, et répondit sur d’autres points qu’il ne pouvait obéir. Foulques et Richard revinrent au palais de Francfort rendre compte de leur mission à l’empereur, qui était revenu de la Frise, après en avoir chassé les Normands. Ce prince, après s’être exercé pendant l’automne à la chasse, se rendit à Aix-la-Chapelle pour y passer l’hiver.

D’un autre côté, Adrebald se rendit à Rome, comme il en avait l’ordre, et trouva le pape Grégoire malade, entre autres choses d’un flux de sang, qui avait lieu sans interruption par les narines. Mais les paroles qu’on lui portait de la part de l’empereur lui causèrent une si grande joie qu’il avoua lui-même qu’elles lui faisaient presque oublier son mal. C’est pourquoi il ordonna que le messager de ce prince fût splendidement traité pendant son séjour ; et, quand il partit, il le combla de riches présents, et envoya avec lui deux évêques, Pierre, évêque de Civita-Vecchia, et George, grand vicaire de Rome. Quand Lothaire apprit que ces deux personnages étaient envoyés vers l’empereur, il fit partir pour Bologne Léon, qui tenait alors un haut rang auprès de lui : celui-ci, répandant un grand effroi, empêcha les évêques de continuer leur marche. Cependant Adrebald reçut secrètement de leurs mains la lettre destinée à l’empereur, et, la confiant à un de ses hommes qu’il envoya sous un faux prétexte au-delà des Alpes, il la transmit ainsi à ce prince.

Une calamité qui survint à cette époque, et frappa les grands de la suite de Lothaire, est une chose miraculeuse, tant elle fut terrible. En effet, on vit en peu de temps, c’est-à-dire, depuis le commencement de septembre jusqu’à la fête de Saint-Martin, les plus hauts seigneurs enlevés à la vie. Jessé, évêque d’Amiens, Hélie, évêque de Troyes, Wala, abbé du monastère de Corbie, Mathfried, Hugues, Lambert, Godefroi, son fils Godefroi, Agimbert, comte du Perche, et Borgarit, autrefois grand veneur, périrent tous : Richard échappa d’abord, mais bientôt après il mourut aussi. C’est de ces hommes qu’on dit que leur éloignement laissa la France veuve de sa noblesse, privée de sa vigueur et de son courage, et dépourvue de sa prudence. Mais, par leur mort, Dieu nous montre combien il est salutaire, combien il est sage d’obéir à cette parole, qui est sortie de sa bouche même : Que le sage ne se glorifie point dans sa sagesse, que le fort ne se glorifie point dans sa force, que le riche ne se glorifie point dans ses richesses [Jérémie, 9, 23]. Mais qui admirera assez dignement la grande âme de l’empereur, et la modération divine qui l’inspira sans cesse ? En effet, le jour où il reçut cette nouvelle, bien loin de se réjouir de la mort de tant d’ennemis, ou d’insulter à leur mémoire, on le vit se frapper la poitrine, et laissant couler des larmes abondantes, supplier avec de profonds gémissements le Seigneur de leur être propice. Environ ce temps, l’empereur apprit aussi que les Bretons tentaient une révolte ; mais leurs efforts furent réprimés aussitôt que le prince eut placé sa confiance en celui duquel il est dit avec vérité : Il vous sera toujours libre, Seigneur, d’user de votre puissance quand il vous plaira [Sagesse, 12, 18].

Au temps de la purification de la vierge Marie, un plaid nombreux, mais surtout composé d’évêques, se réunit à Aix-la-Chapelle. De tous les maux que souffrait l’Église, celui dont on se plaignit le plus en cette assemblée, fut la spoliation exercée par Pépin et ses hommes dans un grand nombre d’églises. C’est pourquoi l’empereur et toute l’assemblée, d’un accord unanime, firent connaître à Pépin et aux siens en quel danger ils se jetaient, en envahissant de la sorte les biens de la sainte Église. Ces remontrances eurent un heureux succès. Pépin, en effet, écoutant avec déférence les conseils de son pieux empereur et de tant de saints personnages, obéit sans tarder, et commanda par un ordre marqué de son sceau, que l’on restituât aux Eglises tout ce qui leur avait été ravi.

Peu de temps après, l’empereur tint un nouveau plaid général dans le territoire de Lyon, en un lieu nommé Crémieu[21]. Ses fils Pépin et Louis y assistèrent, et Lothaire lui-même n’y eût point manqué si sa santé ne l’eût retenu. L’empereur tourna l’attention de l’assemblée sur les églises de Lyon et de Vienne, qui demeuraient sans chefs par la fuite de leurs évêques ; Agobard, en effet, avait refusé de venir rendre compte de sa conduite, et Bernard, évêque de Vienne, après s’être d’abord présenté, avait bientôt après repris la fuite. Mais rien ne fut décidé à cet égard, à cause de l’absence des deux évêques.     On discuta aussi l’affaire des Goths, dont les uns s’étaient déclarés pour Bernard, et les autres suivaient de préférence le parti de Bérenger, fils de feu le comte de Tours. Mais Bérenger ayant été tout à coup frappé d’une mort prématurée, Bernard demeura maître de toute la puissance en Septimanie, où des commissaires furent envoyés pour rétablir dans un meilleur état tout ce qui avait besoin de réforme. Ces choses terminées, l’empereur, après avoir congédié ses fils et l’assemblée, chassa durant l’automne, et revint à la fête de saint Martin s’établir à Aix-la-Chapelle, où il demeura tout l’hiver, et où il célébra le saint jour de la naissance du Seigneur, et la solennité de Pâques.

Mais, au milieu de ces saints jours [en 837], un phénomène toujours funeste et d’un triste présage, je veux dire une comète, parut au ciel sous le signe de la Vierge, en cet endroit où se réunissent sous son manteau la queue du serpent et le corbeau. Ce météore qui ne marchait point, comme les sept étoiles errantes, vers l’Orient, après avoir, dans l’espace de vingt jours, ce qui est miraculeux, traversé les signes du Lion, du Cancer, des Gémeaux, vint enfin déposer, à la tête du Taureau et sous les pieds du Cocher, le globe de feu et la multitude de rayons qu’il avait jusque-là portés de tous côtés. Dès que l’empereur, très attentif à de tels phénomènes, eut le premier aperçu celui-ci, il ne se donna plus aucun repos qu’il n’eût fait appeler devant lui un certain savant et moi-même qui écris ceci, et qui passais pour avoir quelque science dans ces choses. Dès que je fus en sa présence, il s’empressa de me demander ce que je pensais d’un tel signe. Et comme je lui demandai du temps pour considérer l’aspect des étoiles, et rechercher par leur moyen la vérité, promettant de la lui faire connaître le lendemain, l’empereur, persuadé que je voulais gagner du temps, ce qui était vrai, pour n’être point forcé à lui annoncer quelque chose de funeste : Va, me dit-il, sur la terrasse du palais, et reviens aussitôt me dire ce que tu auras remarqué, car je n’ai point vu cette étoile hier au soir, et tu ne me l’as point montrée ; mais je sais que ce signe est une comète dont nous avions parlé ces jours derniers ; dis-moi donc ce que tu crois qu’il m’annonce ; puis me laissant à peine répondre quelques mots, il reprit : Il est une chose encore que tu tiens en silence : c’est qu’un changement de règne et la mort    d’un prince sont annoncés par ce signe ; et comme j’attestais le témoignage du prophète qui a dit : Ne craignez point les signes du ciel, comme les nations les craignent [Jérémie, 10, 2], ce prince, avec sa grandeur d’âme et sa sagesse ordinaire, me dit : Nous ne devons craindre que celui qui a créé et nous-mêmes et cet astre. Mais nous ne pouvons assez admirer et louer la clémence de celui qui daigne, par de tels indices, nous avertir, au milieu de notre inertie, de nos péchés et de notre impénitence. Ce signe se rapporte à moi, comme à tous également. Marchons donc de toutes nos forces et de toute nôtre volonté dans une meilleure voie, de peur que, si nous persévérons dans notre impénitence au moment où le pardon nous est offert, nous ne nous en rendions enfin indignes. Après avoir dit ces paroles, il prit quelque peu de vin, ordonna à tous ceux qui l’entouraient de l’imiter, et commanda ensuite à chacun de se retirer. Il passa toute cette nuit, comme il me le fût rapporté, à offrir à Dieu des louanges et d’humbles prières. Le lendemain, quand l’aurore parut, il fit appeler les ministres de son palais, et ordonna que de grandes aumônes fussent distribuées aux pauvres et aux serviteurs de Dieu, tant parmi les moines que parmi les chanoines. Ensuite il fit célébrer un grand nombre de messes, moins par crainte pour lui-même que par prévoyance pour l’Église confiée à ses soins. Ces ordres exécutés selon qu’il l’avait désiré, il alla chasser dans les Ardennes, ce qui lui réussit plus heureusement que de coutume; et tout ce qu’il entreprit en ce temps eut un heureux succès.

Cependant, à la sollicitation de l’impératrice et des ministres du palais [en 838], l’empereur, durant son séjour à Aix-la-Chapelle, fit don, à son bien-aimé Charles, d’une portion de l’empire. Mais comme ce pays ne se montra point disposé à obéir, nous n’en parlerons point. Les autres fils de l’empereur mécontents à cette nouvelle, eurent une conférence entre eux. Mais, voyant qu’ils ne pouvaient rien par eux-mêmes, ils dissimulèrent, et apaisèrent aisément le courroux que ce commencement de désobéissance avait excité en leur père. Ce prince demeura à Aix tout l’été, et indiqua pour le milieu de septembre un plaid général à Quiersy. Son fils Pépin vint d’Aquitaine pour y assister. L’empereur ceignit en cette assemblée son jeune fils Charles des armes viriles, c’est-à-dire de l’épée, lui posa la couronne royale sur la tête, et lui donna la partie de l’Empire qu’un autre prince du même nom de Charles avait possédée, je veux dire la Neustrie. Ensuite, ayant resserré, autant qu’il le pouvait, entre ses fils, les liens de l’amitié, il envoya Pépin en Aquitaine, et le jeune Charles dans la province qu’il lui avait assignée. Toutefois avant son départ, tous les seigneurs de cette province qui se trouvaient présents dans l’assemblée lui prêtèrent hommage, et lui firent serment de fidélité, Chacun de ceux qui étaient absents fit de même par la suite.

Presque tous les seigneurs de la Septimanie vinrent aussi en ce lieu ; ils se plaignirent vivement de Bernard, leur duc, qui, sans respect des lois divines ou humaines, employait à son caprice, ou abandonnait à celui de ses hommes, les biens ecclésiastiques, et même les domaines des laïcs. C’est pourquoi ils demandèrent que l’empereur les reçût sous sa protection, et envoyât ses officiers dans cette province pour que leur autorité et leur prudence prononçassent équitablement sur les biens qui leur avaient été ravis, et maintinssent la loi de leurs pères. Conformément à cette demande, l’empereur fit choix, pour les envoyer en Septimanie, du comte Boniface, du comte Donat, et d’Adrebald, abbé de Flavigny. Ces ordres donnés, l’empereur quitta Quiersy, et s’occupa à chasser tout l’automne ; il revint passer l’hiver à Aix-la-Chapelle.

Durant cet hiver, c’est-à-dire, vers le commencement de janvier, une comète apparut au signe du Scorpion, peu de temps après le coucher du soleil. Or, l’apparition de ce signe funeste fut bientôt suivie de la mort de Pépin[22].

Cependant l’impératrice Judith, n’oubliant point le dessein qu’elle avait formé avec les conseillers du palais et les autres seigneurs du royaume des Francs, persuada enfin à l’empereur d’envoyer vers Lothaire des députés qui l’invitassent à revenir auprès de lui, et à se déclarer l’ami, le soutien, l’appui, le protecteur de son jeune frère Charles ; promettant, à cette condition, d’oublier tous ses méfaits, et de lui donner la moitié de l’Empire, la Bavière étant exceptée dans ce partage. Cette offre séduisit Lothaire et les siens, et il se rendit à Worms auprès de son père [en 839], qui l’accueillit avec une grande joie, fit traiter magnifiquement toute sa suite, et lui tint la promesse qu’il lui avait faite ; seulement il lui dit qu’il lui donnait trois jours pour décider s’il préférait faire lui-même, aidé de ses seigneurs, le partage de l’Empire, en laissant ensuite à l’empereur et à Charles le droit de choisir, ou s’il aimait mieux se réserver ce droit, et laisser à l’empereur et à Charles le soin du partage. Lothaire et les siens préférèrent que l’empereur fit à son gré le partage, assurant qu’ils en seraient incapables à cause de leur ignorance des lieux. L’empereur divisa donc tout son Empire, la Bavière qu’il laissait à Louis, et ne voulait céder à aucun des deux autres, étant seule exceptée, en deux parties aussi égales qu’il lui fut possible ; puis il rassembla ses fils et tout le peuple, et donna à Lothaire la liberté de choisir. Alors ce prince déclara publiquement qu’il prenait pour lui la partie orientale de l’Empire qui s’étend jusqu’à la Meuse, et qu’il laissait à Charles toute la partie occidentale, consentant à ce qu’il en demeurât possesseur. L’empereur se réjouissait du succès de ses desseins, et tout le peuple applaudissait à ce partage, tandis que tout cela, au contraire, causait un vif mécontentement à Louis. Cependant l’empereur rendit des actions de grâces à Dieu, et ne cessa d’exhorter ses fils à vivre dans la concorde et à se protéger l’un l’autre ; il engagea Lothaire à veiller sur son jeune frère Charles, à se souvenir qu’il lui tenait lieu de père ; et d’un autre côté il commanda à Charles d’honorer son frère Lothaire comme un père. Enfin, lorsqu’en zélé partisan de la paix, il n’eut rien oublié pour faire, autant qu’il était en lui, germer entre ses deux fils et leurs peuples les semences d’une amitié mutuelle, content de son ouvrage, il renvoya en Italie Lothaire, non moins content de lui, et qui reçut, avant de partir, de magnifiques présents avec la bénédiction paternelle. L’empereur lui rappela, en le quittant, les promesses qu’il avait faites. Ce prince célébra la naissance du Seigneur et la fête de Pâques à Aix-la-Chapelle.

Cependant le roi Louis, instruit de l’accord de son père et de ses deux frères, et du partage de l’Empire, éprouvait un vif mécontentement. Quand l’empereur en eut connaissance, il jugea à propos de ne point agir jusqu’à la fête de Pâques ; mais sitôt après, il se hâta de traverser avec des forces considérables le Rhin à Mayence, et vint à Tribur, où il s’arrêta quelque temps pour réunir toute son armée. Ensuite il s’avança jusqu’à Bédonne, où son fils vint, quoique malgré lui, implorer son pardon, reçut ses réprimandes, confessa sa faute, et promit de la réparer. Mais l’empereur, avec sa douceur accoutumée, lui fit grâce, et lui adressa seulement quelques paroles sévères, auxquelles encore il eut soin d’en ajouter ensuite de plus indulgentes. Après quoi il le laissa dans son royaume et revint traverser le Rhin à Coblentz ; de là il alla chasser dans la forêt des Ardennes. Tandis qu’il se livrait à ce plaisir, on vint lui annoncer qu’alors même qu’une partie des seigneurs de l’Aquitaine attendaient humblement qu’il réglât le gouvernement de cette province, les autres étaient indignés d’apprendre qu’elle fût livrée à Charles. Cette nouvelle affligea le cœur de l’empereur. Cependant Ébroin, évêque de Poitiers, vint lui déclarer que lui et les autres seigneurs du royaume d’Aquitaine attendaient avec soumission sa volonté, et étaient prêts à lui obéir. Or il était vrai que les plus hauts seigneurs étaient animés des mêmes sentiments : c’étaient le vénérable évêque Ébroin, le comte Réginard, le comte Gérard, gendre de Pépin, le comte Réthaire, aussi gendre de ce prince, et d’autres encore qui s’étaient entièrement voués à ceux-ci, et n’avaient pu être séduits par aucune condition. Le reste du peuple, à la tête duquel était un certain Émène, comte de Poitiers, s’emparant du fils de Pépin qui portait le nom de son père, errait sans but fixe, exerçant partout ses ravages et ses rapines. C’est pourquoi l’évêque Ébroin sollicitait vivement l’empereur de ne point laisser ce fléau étendre plus loin ses désastres, et de l’arrêter par sa présence avant qu’il se fortifiât dans sa marche. L’empereur renvoya le prélat en Aquitaine en lui rendant grâce de son zèle. Il envoya en même temps plusieurs ordres importants à ses fidèles, commandant à quelques-uns d’entre eux de venir le trouver à l’automne dans la ville de Châlons, car il indiquait en ce lieu la prochaine assemblée. Que personne n’aille accuser l’empereur de vouloir ravir inhumainement à son petit-fils le trône d’Aquitaine ! lui qui connaissait si bien le naturel des habitants de ce pays au milieu desquels il avait été élevé, il voulait châtier ce peuple qui s’abandonnait à la légèreté, à tous les vices, et renonçait à la raison et à la constance ; gens qui, pour corrompre le jeune Pépin, comme ils avaient corrompu son père, avaient chassé d’Aquitaine tous ceux que l’empereur avait envoyés pour servir de tuteurs au jeune prince, à l’imitation de Charlemagne qui lui en avait pareillement donné à lui-même durant son enfance. Après le départ de ces officiers, on peut imaginer à quels désordres, à quels excès monstrueux se livrèrent de tous côtés les habitants d’Aquitaine, par les seules traces qui en restent aujourd’hui. Or le pieux empereur voulait que le jeune Pépin fût élevé dans la piété et la vertu la plus grande, et craignait surtout qu’en s’adonnant aux vices il ne devînt incapable de commander et d’être utile aux autres ou à lui-même, se rappelant ce qui est écrit et ce que dit un roi en refusant de livrer son royaume à ses fils dans un âge encore trop tendre : Ce n’est point, disait ce roi, parce que je porte envie à mes enfants que je défends qu’on leur rende de trop grands honneurs ; c’est parce que je sais qu’à cet âge ils sont une semence d’orgueil.

L’empereur se rendit en automne à Châlons comme il l’avait déterminé, et donna ses soins aux affaires ecclésiastiques et aux affaires civiles ; ensuite il entreprit de rétablir l’ordre dans le royaume d’Aquitaine. Il partit de Châlons avec la reine, son fils Charles et une troupe nombreuse, traversa la Loire, et arriva dans la cité d’Auvergne. Là, se rendit auprès de lui un grand nombre de ses fidèles qu’il accueillit avec sa bonté accoutumée; il leur fit prêter à son fils Charles les serments d’usage, et ordonna que d’autres seigneurs qui refusaient de venir prêter ce serment, et qui même harcelaient l’armée et lui enlevaient tout le butin qu’ils pouvaient, fussent arrêtés et livrés au supplice.

Cependant la fête de Noël arriva [en 840], et l’empereur vint la célébrer à Poitiers avec toute la pompe qu’elle exige. Pendant qu’il s’occupait en cette ville à faire plusieurs règlements utiles, on lui apprit que son fils Louis, ayant rassemblé quelques Saxons et quelques Thuringiens, avait envahi l’Allemagne. Cette nouvelle lui causa un grand déplaisir : en effet, elle venait le frapper au moment où tout contribuait à l’accabler, et son âge avancé, et son hydropisie que l’hiver augmentait encore, et l’oppression de ses poumons plus forte que jamais, et les douleurs violentes qu’il ressentait dans la poitrine. Aussi quoique ce prince fût doué d’une douceur de caractère, d’une force d’âme, d’une piété résignée au dessus de la nature humaine, la nouvelle de cette révolte le remplit d’une telle amertume que la violence de son mal augmenta, et qu’il lui survint un ulcère mortel. Cependant son âme invincible devant ce nouveau fléau, qui désolait l’Église de Dieu et le peuple chrétien, ne céda point au dégoût, ni ne succomba sous la douleur. A peine eut-il commencé avec sa femme et son fils Charles le saint jeûne du carême, qu’il se mit en marche pour tâcher d’écarter cette tempête ; et ce pieux empereur, qui avait coutume de solenniser cette époque par le chant des psaumes, par la continuité des prières et la multitude des aumônes, se permettant à peine de monter un ou deux jours à cheval pour maintenir sa santé, fut contraint, pour éloigner la discorde et rappeler la paix, de ne donner aucun jour au repos. En effet, suivant l’exemple d’un bon pasteur, il ne refusait aucune fatigue pour l’intérêt du troupeau confié à ses soins. Aussi ne faut-il point douter qu’il n’ait obtenu le prix qu’a promis à ceux qui se livrent à de si louables travaux le meilleur et le premier des pasteurs.

Accablé de fatigues, et sa santé étant ébranlée de tant de secousses, il revint à Aix-la-Chapelle à l’approche de la solennité de Pâques qu’il célébra avec sa dévotion ordinaire. Ensuite il se hâta d’achever ce qu’il avait commencé. Ayant traversé le Rhin, il pénétra sans s’arrêter en Thuringe, où il savait que Louis se trouvait alors. Mais ce prince, à qui le sentiment de sa faiblesse ne permit pas de demeurer plus longtemps en ce lieu, et qui commençait, à l’approche de son père, à se méfier de ses forces, chercha son salut dans la fuite. En effet, ayant acheté le passage, il retourna dans ses États à travers les terres des Esclavons.

Tandis qu’il fuyait, l’empereur convoqua à Worms un plaid général. Or, comme les affaires de Louis étaient ainsi bouleversées, et que Charles était demeuré avec sa mère en Aquitaine, l’empereur envoya en Italie vers son fils Lothaire pour qu’il vint a cette assemblée, et délibérât avec lui sur la conduite de Louis, et sur d’autres points importants. En ce même temps eut encore lieu une éclipse de soleil : ce fut le cinq de mai. Les ténèbres devinrent si profondes qu’elles ne différaient en rien de la nuit. Les étoiles se montrèrent dans leur ordre accoutumé ; aucun astre ne souffrit de l’affaiblissement de la lumière du soleil ; et même la lune qui s’était placée devant lui, gagnant peu à peu vers l’orient, laissa briller du côté opposé une forme de croissant, semblable à celui qu’elle-même nous montre à son premier ou son dernier quartier : enfin le soleil reprit par degrés tout son éclat. Ce prodige, quoique regardé comme un effet naturel, fut cependant suivi par un lamentable événement. Il nous prédisait en effet que la lumière placée sur un chandelier, au milieu de la maison du Seigneur, où elle brillait pour tous les chrétiens, allait trop tôt être enlevée au monde qu’elle plongerait, par son éloignement, dans les ténèbres des tribulations.

L’empereur, en effet, commença dés ce moment à éprouver un grand dégoût et à ne pouvoir supporter dans son estomac aucune nourriture ; sa respiration devint plus fréquente ; un sanglotement continuel l’oppressa ; son courage même l’abandonna, car la nature, quand elle perd tout ce qui peut la soutenir, doit nécessairement demeurer vaincue. Sentant son état, l’empereur ordonna qu’on lui préparât une habitation d’été dans une île voisine de Mayence; et là, entièrement abandonné de ses forces, il se mit au lit.

Qui pourrait cependant exprimer sa sollicitude pour l’état futur de l’Église, et sa douleur à cause des exactions qu’elle souffrait ? Qui pourrait raconter les fleuves de larmes qu’il répandit pour rappeler sur elle la clémence divine ? Il ne s’attristait pas de quitter la vie, mais il gémissait parce qu’il avait prévu l’avenir, se trouvant bien malheureux de voir ses derniers moments attristés par de telles misères. De vénérables prélats et un grand nombre d’autres serviteurs de Dieu étaient venus pour le consoler. Parmi eux se trouvaient Hetti, vénérable archevêque de Trèves, Otgaire, archevêque de Mayence, Drogon, frère de l’empereur, évêque de Metz et archichapelain du palais. Plus l’empereur avait pu connaître de près ce dernier, plus il avait mis en lui sa confiance. Par son entremise, chaque jour, il offrait à Dieu la confession et le sacrifice d’un esprit contrit et d’un esprit humilié, offrande que Dieu ne refuse jamais. Sa seule nourriture fut, pendant quarante jours, le corps du Seigneur, louant sa justice et disant : Tu es juste, ô mon Dieu ; puisque je n’ai point passé le saint temps du carême dans le jeûne, il faut bien que je te paie ce jeûne forcé. Il ordonna à son vénérable frère de faire venir les ministres du palais. Quand ils furent présents, l’empereur leur fit écrire, objet par objet, tout ce qu’il possédait, c’est-à-dire, des ornements royaux, des couronnes, des armes, des vases, des livres, des vêtements sacerdotaux ; il désignait à mesure ce qu’il lui plaisait de laisser aux églises, aux pauvres, à ses fils, c’est-à-dire, à Lothaire et à Charles. Ce qu’il envoya à Lothaire fut une couronne et une épée enrichie d’or et de pierres précieuses, à condition qu’il garderait sa foi à Charles et à Judith, et qu’il abandonnerait et protégerait même toute la portion de l’Empire dont ce jeune prince avait été mis en possession en présence de Dieu et de tous les seigneurs du palais. Quand il eut mis ordre à toutes ces choses, il rendit grâces à Dieu de ne plus rien posséder en propre. Cependant le vénérable Drogon, ainsi que les autres prélats, rendaient aussi grâces au Seigneur de tout ce qui avait été fait, car ils voyaient bien que celui qu’avait sans cesse accompagné du cortège de vertus, en persévérant à s’environner d’elles jusqu’au dernier moment, rendait agréable à Dieu le sacrifice de sa vie entière. Une seule chose diminuait un peu leur joie : ils craignaient que l’empereur ne refusât de pardonner à son fils Louis, sachant combien une blessure si souvent rouverte, ou brûlée par un fer ardent, cause une douleur violente. Espérant toutefois en la patience dont l’empereur avait toujours usé, ils chargèrent Drogon, dont ce prince n’osait mépriser les paroles, de sonder doucement ses dispositions. L’empereur découvrit d’abord toute l’amertume de son âme ; mais, se recueillant ensuite un moment, et rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il se mit à énumérer tous les maux dont il avait été affligé par Louis ; et tout ce qu’il méritait pour avoir agi de la sorte contre la nature et contre la volonté de son maître. Mais puisqu’il n’a pu venir, dit-il, me donner satisfaction, je veux faire tout ce qui est en mon pouvoir ; et je prends mes paroles et Dieu à témoin que je lui remets tout le mal qu’il m’a fait. Vous, vous devez l’avertir que si j’ai pardonné si souvent ses fautes, il faut qu’il se rappelle cependant que c’est lui qui a conduit à la mort son vieux père accablé de douleur, et qu’il a foulé aux pieds, en le faisant, les commandements et les menaces du Seigneur, notre père commun.

Après avoir dit ces paroles (c’était un samedi soir), il ordonna qu’on célébrât Vigiles devant lui, et qu’on plaçât sur sa poitrine le bois de la sainte croix ; et, tant qu’il en conserva la force, il se signa, de la main, le front et la poitrine avec ce même crucifix ; et si quelquefois il se sentait fatigué de le faire, il demandait que son frère Drogon lui prêtât le secours de sa main. Il demeura la nuit entière privé de toute force physique, mais toujours maître de son âme. Le lendemain, qui était un dimanche, il ordonna qu’un autel fût préparé, et voulut que son frère Drogon y célébrât la messe : il demanda aussi qu’il lui donnât de sa main la sainte communion, et qu’on lui servit ensuite une boisson un peu chaude. Après l’avoir prise, il pria ses frères, et ceux qui étaient présents, d’aller se livrer un moment au repos, qu’il attendrait qu’ils eussent repris quelque force. Cependant l’instant de la crise approchait : il joignit son pouce avec ses autres doigts (ce qui était le signe qu’il avait coutume de faire, quand il appelait quelqu’un) ; Drogon s’étant approché, ainsi que les autres prélats, l’empereur se recommanda à eux tous par ses paroles et par ses signes, demanda qu’on le bénît et qu’on fit toutes les cérémonies consacrées pour le moment où l’âme se sépare du corps. Tandis que, les prélats s’acquittaient de ce devoir, l’empereur, comme plusieurs me l’ont rapporté, s’étant tourné du côté gauche, s’écria deux fois avec un mouvement de colère, et avec autant de force qu’il put, huz, huz[23], ce qui signifie, hors, hors. D’où il paraît qu’il avait aperçu l’esprit malin, dont il ne voulut jamais souffrir la présence, ni tant qu’il vécut, ni à l’instant de sa mort. Enfin, ayant levé les yeux vers le ciel, autant ils exprimaient auparavant la menace, autant alors ils étaient remplis d’une telle gaieté que son visage paraissait sourire. Ce fut dans cet état qu’il atteignit le terme de la vie présente, et qu’il alla trouver, nous en avons l’espérance, un heureux repos ; car, ainsi qu’il est dit par le docteur qui ne ment point : Ne peut mourir mal qui a bien vécu.

L’empereur mourut le 20 juin [840], dans la soixante-quatrième année de sa vie. Il gouverna pendant trente-sept ans l’Aquitaine, et fut vingt-sept ans empereur. Son âme s’étant exhalée, Drogon, son frère, évêque de Metz, accompagné d’autres évêques, d’abbés, de comtes, de vassaux et d’une grande multitude de clercs et de laïcs, fit enlever avec grande pompe, et transporter les dépouilles mortelles de l’empereur à Metz, où elles furent placées dans la basilique de Saint-Arnoul, qui renfermait aussi celles de sa mère.

 

FIN DE LA VIE DE LOUIS LE DÉBONNAIRE PAR L’ASTRONOME.

 


[1] C’est très probablement d’Éginhard qu’il veut parler ; le nom aura été corrompu par quelque copiste ; il y a beaucoup d’exemples de corruptions semblables.

[2] Il s’appelait Lothaire, et mourut à l’âge de deux ans.

[3] Marchiones, les marquis.

[4] Fils du duc Loup, et à qui Charlemagne, après le mort de son père, avait donné une partie de la Gascogne.

[5] Sur le confins de l’Anjou et du Poitou.

[6] Dans l’Agénois.

[7] En Saintonge.

[8] En Auvergne.

[9] En 804 ; il y a dans tout ce récit des faits antérieurs à l’avènement de Louis à l’Empire, une grande confusion de dates et d’évènements.

[10] L’émir de Barcelone.

[11] Le 1er août 814.

[12] Aboulasi-al-Haccan, émir de Cordone, dont il est sûrement question dans les Annales d’Eginhard et tous les historiens du temps.

[13] Le 11 juin 816.

[14] Al Moumemim, émir de Cordoue.

[15] L’historien confond ici assemblées tenues l’une et l’autre à Aix-la-Chapelle, et dont la première, en 816, régla ce qui rapportait aux chanoines, et l’autre en 817, ce qui rapportait aux moines.

[16] Il ne s’agissait point, dans cet édit de donner une métairie à chaque église, mais d’affranchir, pour chaque église, une de ses métairies, de toute charge, redevance ou service onéreux.

[17] Il est plus probable que Bernard et Réginhaire moururent des suites de cette cruelle opération.

[18] Sur la Loire, dans le pays d’Angers.

[19] Lugenfeld, ce lieu, situé près de Colmar, s’appelait auparavant Nothenfeld, Champ Rouge.

[20] Dans la nuit du 24 juin 833.

[21] L’assemblée de Crémieu eut lieu en 835, avant celle de Worms, qui se tint en 836, et que l’Anonyme a eut tort de placer auparavant.

[22] Dom Bouquet conclut de ceci que l’Anonyme place la mort de Pépin au commencement de l’an 838, et le lui reproche comme une erreur, puisqu’il est constant que Pépin assista à l’assemblée tenue à Quiersy, au mois de septembre 838, qu’on a de lui des diplômes de cette date, et qu’il ne mourut que dans le cours de l’automne suivant. C’est dom Bouquet qui se trompe ; l’Anonyme dit lui-même un peu plus haut que Pépin assista à rassemblée de Quiersy, et ne place sa mort que vers les calendes de janvier 839, c’est-à-dire à la fin de l’an 838.

[23] Aus ! aus !