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NICOLAS DE DAMAS

LA MORT DE CÉSAR

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER


 

 

 

La mort de César

Nicolas de Damas

 

Avertissement

Avant la découverte, faite il a peu d’années[i], du fragment de la Vie d’Auguste, par Nicolas de Damas, dont nous réimprimons une traduction remarquable[ii], les savants étaient indécis sur la nature de cette composition littéraire.
Hugo Grotius, d’après le seul passage de ce livre connu de son temps, relatif à l’éducation d’Auguste, avait conjecturé que c’était un roman, l’utopie du tyran, si l’on veut, et son hypothèse a été reprise et défendue de notre temps par M. Egger, qui a cru pouvoir rapprocher cette production perdue de la Cyropédie de Xénophon[iii].
Grotius et M. Egger se trompaient. La Vie de César est un livre d’histoire, ainsi que l’abbé Sevin l’avait affirmé pour de bonnes raisons, et, on peut le dire aujourd’hui, un livre dont la perte est regrettable entre toutes.
Nicolas de Damas se montre, dans le long fragment naguère retrouvé, non seulement narrateur excellent, mais encore et surtout moraliste d’une remarquable perspicacité. Au travers les écrivains de l’antiquité qui l’ont copié, il a excité l’esprit de Montesquieu. Peut-être même a-t-il cet avantage sur les historiens philosophes anciens ou modernes qui se sont rencontrés avec lui dans leurs réflexions sur les événements dont il a parlé avant eux, qu’il est sans affectation et sans insistance dans ses jugements, comme un homme qui, pensant de première nain, n’a pas à s’efforcer de paraître penser avec plus de profondeur que personne, et se contente de le faire avec justesse.
La mort de César n’entre que pour un tiers dans ce fragment devenu presque célèbre, et encore à titre d’événement rétrospectif.
On y voit d’abord Octave quitter Apollonie à la nouvelle de l’assassinat de son grand-oncle ; il débarque en Calabre ; on le suit clans ses étapes jusqu’à Rome, en passant par Lupies et Brundusium.
Le récit de la conspiration contre le dictateur perpétuel de la république vient ensuite ; après lequel l’historien, raconte les premiers démêlés entre Octave et Antoine.
Nicolas de Damas, quant à l’action dont la postérité se plaît à faire honneur surtout à Brutus et à Cassius, n’ajoute que fort peu à Velleius Paterculus, Plutarque, Suétone, Dion Cassius et Appien, et se trouve rarement en contradiction avec eux ; mais il a su présenter les faits essentiels son récit avec plus d’ordre et plus d’art qu’aucun de ces écrivains. Sa Mort de César est, comme on l’a déjà dit, la page d’histoire sinon la plus complète, du moins la plus approchant de la perfection littéraire, que l’antiquité nous ait laissée sur un événement impérieusement mémorable ; c’est celle qui nous fait le mieux assister.
Il ne reste presque rien de Nicolas, et il avait beaucoup écrit. Homme politique, diplomate, secrétaire et conseiller d’Hérode le Grand, mêlé aux complications extérieures et domestiques d’un règne agité, chargé de missions publiques et confidentielles, il trouvait le temps de s’exercer assidûment à des travaux littéraires. Outre la Vie d’Auguste, œuvre de sa vieillesse, on cite de lui une Vie d’Hérode ; une Histoire universelle, compilation énorme, divisée en cent quarante-quatre livres, une Histoire d’Assyrie ; un Recueil des coutumes singulières en usage chez différents peuples ; de nombreux traités de philosophie, et des Mémoires personnels[iv].
Sa biographie est plus connue que ses ouvrages. L’abbé Sevin en a réuni au XVIIIe siècle les éléments[v], depuis rectifiés et complétés par M. Müller[vi]. La voici en abrégé.
Nicolas de Damas naquit l’an 64 avant J.-C. Son père Antipater tenait à Damas un rang distingué et fut plusieurs fois chargé par ses concitoyens de fonctions diplomatiques.
Nicolas, dans sa jeunesse, étudia la grammaire, la poétique, les mathématiques et la philosophie. Il composa des comédies dont les titres sont perdus ; Stobée nous a conservé un fragment de cinquante vers de l’une d’elles. En philosophie, il tenait pour Aristote.
Sa liaison avec Hérode le Grand, dont il devint le secrétaire et l’ami, semble dater de l’année où celui-ci, préfet de Galilée, accusé par les Juifs, se réfugia à Damas, sur les conseils d’Hyrcan.
L’an 20 avant J.-C., Nicolas se trouvait à Antioche, où il rencontra les envoyés des Indes à Auguste.
Quatre ans après, il accompagna Hérode dans le Pont, et ensuite à Rome. Il paraît avant ce voyage avoir entretenu une correspondance avec Auguste, auquel il envoyait des dattes de la vallée de Jéricho. Auguste leur avait donné gracieusement le surnom de l’expéditeur.
Il retourna à Rome, en l’an 8 avant J.-C., pour combattre la mauvaise impression que les plaintes de Syllæus contre Hérode avaient faite sur l’esprit de l’empereur.
On lui a reproché de ne pas s’être opposé assez énergiquement au supplice des deux fils légitimes d’Hérode, Alexandre et Aristobule, que leur père fit condamner par l’assemblée de Béryte pour conspiration contre sa vie. Toujours est-il que Nicolas, qui avait rejoint à Tyr, peu de jours après le jugement, ce maître ombrageux et violent, lui conseilla de ne rien précipiter dans un cas aussi grave.
Antipater, fils d’une concubine d’Hérode, et auteur du complot pour lequel Alexandre et Aristobule avaient été condamnés, quoique innocents, fut mis à mort dans sa prison, à la suite d’un discours de Nicolas contre lui.
Nicolas fit son troisième et dernier voyage à Rome, à l’âge de soixante ans, pour défendre devant Auguste le testament d’Hérode en faveur d’Archelaüs contre les prétentions d’Antipas et des députés juifs. Il réussit à le faire maintenir.
On conjecture qu’il ne revint pas en Judée, et qu’il passa la fin de sa vie soit à Rome, soit à Apollonie.
Plutarque a laissé de notre auteur, dans les Symposiaques, un portrait physique assez peu agréable : « Il avait le visage rougeaud, et sa taille était élevée et mince. » Autant dire que son teint était en contradiction avec son élégance corporelle.
En revanche, Nicolas a laissé de lui-même, dans un fragment de ses Mémoires cité par Constantin Porphyrogénète, un portrait moral vraiment aimable. On y voit qu’il était simple, frugal, sans souci des richesses. Il savait au besoin représenter, mais il aimait par-dessus tout la liberté et la familiarité dans les rapports sociaux, ce qui lui fit souvent reprocher ses habitudes avec des gens du commun. L’esprit de justice et d’impartialité était la règle de sa conduite.
Il se trouve que Nicolas a presque tracé d’après lui-même le portrait du philosophe homme d’esprit.
 

La mort de César

Depuis trois mois le jeune César, qui avait quitté Rome, séjournait à Apollonie[vii]. Objet d’émulation pour ses compagnons et ses amis, il était admiré de tous les citoyens de la ville ; ses maîtres en faisaient le plus grand éloge. Le quatrième mais, sa mère lui envoya un affranchi qui, plein de trouble et de tristesse, lui remit une lettre. Elle lui annonçait que César venait d’être tué dans le sénat par Cassius et Brutus et par leurs complices. Sa mère l’invitait à revenir dans sa patrie, ne pouvant, disait-elle, prévoir l’avenir. Elle l’exhortait à se montrer homme par la pensée et par l’action, tout en se laissant guider par la fortune et les circonstances.
Voilà ce que contenait la lettre de sa mère. L’affranchi qui l’avait apportée lui donna les mêmes nouvelles, et ajouta qu’aussitôt après l’assassinat de César il était parti sans s’arrêter nulle part, afin qu’instruit au plus vite, sers jeune maître fût à même de prendre un parti. Il lui dit que le danger était grand pour les parents de la victime, et qu’il fallait tout d’abord songer à l’éviter ; car le parti des meurtriers, qui était très considérable, ne manquerait pas sans doute de persécuter et de mettre à mort tous ceux qui tenaient à César.
Cette lettre, que le jeune homme et ses amis reçurent au moment de se mettre à table, les plongea dans une profonde consternation.
Aussitôt cette nouvelle transpire au dehors et parcourt toute la ville. Sans rien savoir de certain, on pressentait quelque grand malheur. Aussi, quoique la soirée fût avancée, la plupart des principaux citoyens d’Apollonie sortirent avec des torches, afin, par intérêt pour le jeune César, de s’informer de ce qu’on venait de lui annoncer. César, après avoir consulté ses amis, jugea propos d’en instruire les plus notables parmi les citoyens de la ville r mais de congédier la multitude. Ce ne fut pas cependant sans peine que les chefs purent persuader au peuple de se retirer. Mais enfin, bien avant dans la nuit, César eut le temps de délibérer avec ses amis sur ce qu’il avait à faire et sur les moyens à prendre.
Après mille considérations, quelques-uns d’entre eux lui conseillèrent de se rendre erg macédoine, au milieu de l’armée destinée marcher contre les Parthes sous le commandement de Marcus Emilius, et de rentrer à Rome sous la protection de cette armée pour tirer vengeance des meurtriers. Sans doute, disaient-ils, les soldats si dévoués à César seront irrités contre ses assassins, et ce sentiment s’ajoutera l’intérêt qu’éprouvera l’armée à la vue du fils de César, Mais ce parti semblait être trop difficile pour un homme encore tout jeune, et exiger une expérience au-dessus de son âge. D’ailleurs, il ne pouvait pas connaître encore les dispositions du peuple en sa faveur, tandis que ses ennemis étaient menaçants et en grand nombre. Cette proposition fut donc rejetée. Ors espérait que la mort de César serait vengée par tous ceux qui, de son vivant, avaient partagé sa fortune, par ceux qu’il avait poussés aux honneurs et aux richesses, et qu’il avait comblés de plus de bienfaits qu’ils n’en avaient pu espérer même dans leurs rêves.
Chacun donnant un avis différent, comme il arrive dans les cas subits et imprévus, César pensa que le mieux faire, pour prendre une résolution, serait d’attendre qu’il pût consulter des amis dont l’e et la prudence lut serviraient de guide. Pour le moment, s’abstenant de tonte entreprise, il crut devoir se rendre tranquillement Rome, mais s’informer d’abord en traversant l’Italie des événements survenus après la mort de César, et se concerter avec les amis qu’il rencontrerait.
On se disposa donc pour mettre à la voile. S’excusant sur son âge et sa faible santé, Apollodore se retira Pergame, sa patrie.
Les habitants d’Apollonie, s’étant réunis erg grand nombre, supplièrent d’abord César, par attachement pour lui, de rester avec eux. Ils mettaient leur ville entièrement à sa disposition, autant par piété pour la mémoire du grand César, que par amour gour son fils : car, menacé par une foule d’ennemis, il valait mieux, disaient-ils, qu’il attendit l’avenir dans une ville dévouée. Mais César, qui voulait être sur le théâtre des événements pour mieux épier l’occasion, loin de changer d’opinion, soutint au contraire qu’il fallait partir. Pour le moment il remercia, en termes polis, les habitants d’Apollonie ; mais plus tard, arrivé au souverain pouvoir, il leur accorda la liberté, l’exemption des impôts, et plusieurs autres avantages qui firent de cette ville unie des plus heureuses de l’empire.
Lorsqu’il fallut la quitter, le peuple l’accompagna les larmes aux yeux, pénétré d’admiration pour la sagesse et la modestie dont il avait fait preuve pendant son séjour à Apollonie, et touché en même temps de son infortune. Un grand nombre de cavaliers et de fantassins se rendirent auprès de lui. Con vit encore se presser, pour lui faire leur cour, une foule innombrable et quelques individus amenés par leurs propres intérêts. Tous l’engageaient à recourir aux armes, lui offrant leurs services, et promettant d’attirer dans son parti d’autres personnes disposées à venger la mort de César. il les remercia en leur disant que pour le moment il n’avait besoin d’aucun secours ; mais il les pria de se tenir pats, et de répondre avec empressement au premier appel qu’il leur ferait pour punir les meurtriers : ils y consentirent.
César partit alors avec sa suite sur les premiers vaisseaux qu’il trouva dans le port. L’hiver n’étant pas entièrement fini, la navigation était dangereuse. César cependant réussit travers la mer ionienne, non sans péril, et gagna la pointe la plus proche de la Calabre ; là les habitants n’avaient encore reçu aucune nouvelle certaine de la révolution survenue à Rome.
Du lieu où il avait débarqué, il se rendit par terre à Lupies, où il rencontra des personnes qui avaient assisté aux funérailles de César. Elles lui annoncèrent entre autres choses que Césars dans son testament[viii], l’avait adopté pour ils et pour héritier des trois quarts de sa fortune ; que pour le reste il en avait disposé en faveur d’autres, en léguant au peuple soixante-quinze drachmes par tête ; qu’il avait chargé Atia, mère de son fils adoptif, du sont de ses funérailles ; et qu’enfin le peuple avait M user de force pour brûler son corps au milieu du’ forum et lui rendre les derniers honneurs. Elles l’informèrent en outre que les meurtriers complices de Brutus et Cassius s’étaient établis au Capitole et appelaient à eux les esclaves, en leur promettant la liberté. D’après leur récit, le premier et le second jour, les amis de César étant encore sous le coup de la terreur, bien des gens s’étaient rangés du coté des meurtriers. Mais lorsque, des champs voisins où César les avait établis en les imposant aux villes, les colons furent accourus en grand nombre auprès de Lépide, maître de la cavalerie, et d’Antoine, collègue de César au consulat, qui promettaient tous deux de venger sa mort, la plupart de ceux qui s’étaient joints aux meurtriers s’étaient dispersé. Alors, lui dirent-ils, les conjurés, abandonnés de leurs compagnons, avaient réuni quelques gladiateurs et tous ceux qui, bien qu’étrangers à la conspiration, portaient César une haine implacable. Peu de temps après ils étaient même tous descendus du Capitole, sur la garantie d’Antoine, qui, malgré les forces considérables dont il disposait alors, renonçait pour le moment à poursuivre les auteurs du crime. C’est ainsi qu’ils purent se sauver de Rome, et se rendre en toute sûreté à Antium. Du reste, le peuple avait assiégé leurs demeures ; aucun chef ne le dirigeait : seulement le meurtre de César, qu’il adorait, l’avait rempli d’indignation, surtout lorsqu’il vit, à la cérémonie funèbre, sa robe ensanglantée, et son corps portant les traces récentes des coups dont il avait été percé. C’est alors qu’employant la violence, il lui avait rendu les derniers honneurs au milieu du forum.
A ce récit, le jeune César, ému de tendresse et de pitié pour la mémoire de ce grand homme, versa des larmes et sentit renaître sa douleur. Enfin, s’étant calmé, il attendit impatiemment d’autres lettres de sa mère et des amis qu’il avait à Rome, bien qu’il n’eût aucune méfiance pour ceux qui lui avaient donné ces nouvelles. Il ne voyait pas en effet pourquoi ils lui en auraient imposé.
Il partit ensuite pour Brundusium, après s’être assuré qu’il n’y rencontrerait pas d’ennemis. D’abord, dans le doute où il était que la ville ne fût occupée déjà par ses adversaires, il avait évité de s’y rendre directement par mer.
Il reçut alors une lettre d’Atia, qui le suppliait instamment de venir à Rome, où le réclamaient les vœux de sa mère et de toute sa famille ; car on craignait qu’en restant hors de Rome l’adoption de César ne l’exposât aux coups de ses ennemis. Du reste, les nouvelles qu’Atia lui donnait ne différaient pas de celles qu’il avait déjà reçues. Elle lui disait aussi que tout le peuple, indigné du méfait de Brutus et de Cassius, s’était soulevé contre eux. Son beau-père Philippe lui écrivit en même temps pour le prier de ne point accepter l’héritage de César et de se garder même d’en prendre le nom, en songeant au sort de celui qui le portait, mais de vivre tranquillement loin des affaires.
César ne doutait pas que ces avis ne fussent dictés par une bienveillance sincère pour lui ; mais il était d’un sentiment tout opposé. Plein de confiance en lui-même, il formait déjà de grands projets, et bravait les dangers, les fatigues et l’inimitié de ses adversaires. Sûr de mériter cette haine, il était bien décidé ne point se départir, en faveur de qui que ce fût, d’un si beau nom et d’un si grand empire, au moment surtout où la patrie se déclarait pour lui et l’invitait se saisir, en vertu de ses titres incontestables, des honneurs paternels. En effet, dans son opinion, le pouvoir lui appartenait autant par le droit naturel que par l’autorité de la loi, puisqu’il était le proche parent de César et son fils adoptif.
Tels étaient les sentiments qu’il exposait et les objections qu’il faisait dans sa réponse Philippe, sans toutefois réussir le persuader. Quant à Atia, sa mère, elle voyait avec joie passer son fils une fortune si brillante et une puissance si considérable ; mais, connaissant les dangers et les périls qui entourent cette haute position, témoin aussi de la triste fin de César, son oncle, elle se sentait découragée, et. son esprit flottait entre l’opinion de Philippe, son mari, et celle de son fils. Livrée en proie d’innombrables soucis, tantôt elle s’affligeait quand elle énumérait tous les dangers suspendus sur la tête de celui qui aspire au souverain pouvoir, tantôt elle était transportée de joie quand elle songeait à la puissance entourée d’immenses honneurs, et promise à son fils. Elle n’osait donc pas le détourner des grandes entreprises et de la juste vengeance qu’il méditait ; mais elle ne l’excitait pas non plus, sachant l’inconstance de la fortune.
Elle lui permit cependant de prendre le nom de César, et fut la première à applaudir à cette résolution.
Enfin, César, après avoir demandé à tous ses amis leurs opinions ce sujet, n’hésita pas plus longtemps ; et, se confiant à sa bonne fortune et aux heureux présages, il accepta le nom et l’adoption de César, Cette résolution fut une source de bonheur pour lui et pour l’humanité tout entière, ruais surtout pour sa patrie et pour le peuple romain.
Il envoya aussitôt chercher en Asie les approvisionnements de guerre et l’argent que son père y avait envoyés pour servir à l’expédition contre les Parthes. Lorsqu’ils furent rapportés, ainsi que le tribut annuel des peuples de l’Asie, César, se contentant des biens de son père, fit verser dans le trésor de la ville les deniers publics.
Quelques-uns de ses amis lui renouvelèrent alors le conseil qu’on lui avait déjà donné à Apollonie, de se rendre dans les colonies de vétérans que son père avait fondées, afin d’ organiser une armée. Eux-mêmes étaient prêts marcher pour venger la mort de César. Ce nom, disaient-ils, était d’un excellent augure, et les soldats, charmés d’être commandés par le fils de César, le suivraient partout, dociles à toutes ses volontés. Ils avaient en effet pour ce grand homme un amour et une confiance merveilleuse. Ils conservaient précieusement le souvenir de toutes les grandes choses qu’ils avaient accomplies sous lui, et désiraient, sous les auspices du même nom, reconnaître et saluer cet empire qu-ils avaient donné au grand César.
Mais le moment n’était pas encore arrivé pour l’exécution de ce grand dessein. En attendant, il prenait soin, en sollicitant légitimement du sénat les honneurs de son père, d’éviter tout ce qui pouvait lui donner les apparences d’un ambitieux plutôt que d’un ami des lois. Aussi suivait-il de préférence les conseils de ses amis les plus avancés en âge comme en expérience. Dans cette disposition, il quitta Brundusium pour se rendre Rome.
La suite du récit veut que j’expose comment fut ourdie la conjuration des meurtriers de César, comment s’accomplit le crime, le désordre général qui en fut le résultat et les événements qui s’ensuivirent. Je vais raconter en détail les circonstances et les motifs du complot ainsi que ses funestes conséquences. Je parlerai ensuite de cet autre César, sujet principal de cette histoire ; je raconterai comment il parvint à la souveraine puissance, et quelles furent ses actions pendant la guerre comme pendant la paix lorsqu’il eut remplacé son prédécesseur.
La conjuration, qui d’abord n’était composée que d’un petit nombre de chefs, prit ensuite une extension plus considérable qu’aucune de celles qui, d’après le témoignage de l’histoire, se soient jamais formées contre un potentat. On assure que le nombre de ceux qui étaient dans le secret dépassa quatre-vingts[ix]. Parmi les plus influents on distinguait D. Brutus, l’un des plus intimes amis de César, C. Cassius, et ce même Marcus Brutus qui passait à Rome pour un homme des plus vertueux.
Tous auparavant, partisans de Pompée, avaient combattu contre César. Après la défaite de leur chef, tombés au pouvoir de son rival, ils passaient leur vie dans une sécurité complète, car nul plus que lui ne sut gagner les cœurs par la bienveillance, et y faire succéder l’espoir la crainte. Il avait un caractère plein de douceur, qui ne savait pas garder rancune aux vaincus.
Abusant de la confiance dans laquelle s’endormait César, ils s’en servaient contre lui et l’entouraient, pour mieux cacher leurs complots, de séduisantes caresses et d’hypocrites adulations. Parmi les motifs qui poussèrent les conjures, les uns étaient personnels, d’autres leur étaient commun ; mais tous provenaient d’intérêts majeurs. En effet, les uns espéraient, après avoir renversé César, le remplacer au pouvoir ; des autres étaient encore exaspérés des défaites qu’ils avaient éprouvées dans la guerre, de la perte de leur patrimoine ou de leurs richesses, ou même des charges qu’ils exerçaient à Rome. Mais, cachant leur colère sous des prétextes plus spécieux, ils prétendaient ne pouvoir souffrir la domination d’un seul et ne vouloir être gouvernés que par des lois égales pour tous.
Enfin, des griefs accumulés par des motifs quelconques poussèrent d’abord les plus puissants former le complot ; plus tard, d’autres y furent attirés par des ressentiments personnels ou par esprit de parti, offrant ainsi leurs amis une alliance et une fidélité à toute épreuve. il en avait enfin qui, sans aucun de ces motifs, mais entraînés seulement par l’autorité de ces hommes illustres, s’étaient rangés de leur côté. Indignés de voir le pouvoir d’un seul remplacer la république, ils n’auraient pas cependant commencé une révolution ; mais une fois l’impulsion donnée par d’autres, ils étaient tout prêts seconder ces hommes courageux et à partager même, s’il le fallait, leurs dangers.
Un autre puissant stimulant, c’était le concours de cette antique famille de Brutus, si fière de la gloire de ses ancêtres, premiers fondateurs de la république après avoir renversé la royauté établie par Romulus.
D’ailleurs, les anciens amis de César n’étaient plus aussi bien disposés pour lui, du moment qu’ils l’avaient vu honorer l’égal d’eux-mêmes ceux,qui autrefois avaient été ses ennemis et à qui il avait fait don de la vie. Les sentiments de ces derniers étaient loin d’être aussi bienveillants, leur ancienne haine, étouffant en eux tout sentiment de gratitude, leur rappelait sans cesse non pas les bienfaits dont César les avait comblés après leur avoir sauvé la vie, maïs tous les biens qu’ils avaient perdus après leur défaite, et ce souvenir excitait leur colère. Beaucoup même, malgré les soins de César à ne jamais blesser l’amour-propre de personne, lui en voulaient de ce qu’ils lui devaient la vie. Lui devoir comme un bienfait tout ce qu’ils auraient pu se donner sans peine s’ils avaient été vainqueurs, c’était là une idée qui, présente sans relâche à leur esprit, ne cessait de les affliger.
En outre, même dans les diverses classes de militaires, on était loin d’être content. En effet, la plupart, après tant de campagnes, étaient rentrés dans la vie privée ; et quant aux chefs, ils se croyaient frustrés des honneurs qui leur étaient dus, depuis que les vaincus avaient été incorporés dans les rangs des vétérans et recevaient les mêmes récompenses. Aussi les amis de César ne pouvaient-ils souffrir d’être mis de pair avec leurs anciens prisonniers, dont ils voyaient même quelques-uns obtenir des récompenses leurs dépens.
Plusieurs aussi de ceux qui auraient été favorisés dans les distributions d’argent ou de places étaient profondément affligés de voir que César seul avait un si grand pouvoir, tandis qu’on dédaignait tous les autres comme des gens ayant perdu toute valeur et toute influence. Enfin César lui-même, que ses nombreuses et brillantes victoires, dont il était glorieux à bon droit, autorisaient à s’estimer plus qu’un homme, s’il faisait l’admiration du peuple, était pour les grands de Rome, et pour ceux qui aspiraient au pouvoir, un objet de haine et d’envie.
C’est ainsi que se liguèrent contre lui des hommes de toute condition, grands et petits, amis et ennemis, soldats et citoyens. Chacun alléguait des prétextes particuliers pour entrer dans la conspiration, et s’autorisait de ses griefs personnels pour ajouter foi aux accusations d’autrui. Ils s’excitaient à l’envi entre eux, et leur confiance était réciproque en ce que chacun avait à se plaindre particulièrement de César. Voilà comment, dans une conspiration qui comptait tant d’adhérents, personne n’osa commettre une seule trahison.
On prétend cependant que, peu d’instants avant sa mort, il fut remis à César un billet qui contenait le récit de la conspiration[x]. Il le tenait la main, saris avoir pu le lire, lorsqu’il fut assassiné. Plus tard on le retrouva parmi d’autres écrits.
Ces détails ne furent appris que plus tard. Mais à l’époque dont nous parlons, les uns, pour plaire à César, lui décernaient honneurs sur honneurs, tandis que les autres, dans leur perfidie, n’approuvaient ces faveurs exagérées et ne les proclamaient partout qu’afin que l’envie et les soupçons rendissent César odieux aux Romains.
Quant lui, d’un caractère naturellement simple, étranger d’ailleurs aux machinations politiques par suite de ses expéditions lointaines, il se laissait facilement prendre ces artifices. Il ne soupçonnait pas en effet que sous ces louanges, dans lesquelles il ne voyait qu’un juste tribut de l’admiration publique, se cachassent au fond de perfides desseins. Enfin, parmi tous les privilèges qui alors lui furent accordés, celui qui blessa le plus les hommes revêtus de quelque autorité, ce fut le décret rendu peu de temps auparavant, qui enlevait au peuple le droit de nommer les magistrats, pour transférer César le pouvoir de donner ces charges à qui bon lui semblait.
En outre, raille bruits circulaient dans le peuple, chacun fabriquant sa nouvelle. Ainsi, les uns assuraient que César avait résolu de faire de l’Égypte le siège de cet empire qui s’étendait sur l’universalité des mers et des terres, et cela sous prétexte qu’il aurait eu de la reine Cléopâtre un fils nommé Césarion. Ce bruit se trouva plus tard formellement démenti dans le testament de César. Selon d’autre, il aurait choisi pour e but la ville d’Ilium, où l’appelait son ancienne parenté avec la famille de Dardanus.
Enfin, il arriva un dernier événement qui, plus que tout autre, exaspéra ses ennemis. On trouva un jour, couronnée d’un diadème, la statue d’or qu’en vertu d’un décret on avait élevée à César sur les rostres. Ce diadème parut, aux esprits soupçonneux des Romains, un emblème de servitude. Aussi les tribuns qui survinrent, Lucius et Caïus, ordonnèrent-ils à un de leurs serviteurs de monter sur les rostres, d’arracher le diadème de la statue, et de le jeter au loin.
A peine César est-il informé de ce qui vient de se passer, qu’il convoque le sénat dans le temple de la Concorde, et met les tribuns en accusation. Il leur reproche d’avoir eux-mêmes couronné sa statue d’un diadème, pour lui faire un affront public et se donner les apparences d’hommes courageux en bravant tout à la fois et le sénat et César. D’après lui, cet acte est l’indice d’un dessein prémédité, et rien moins qu’un complot dans le but de le calomnier aux yeux du peuple comme aspirant à un pouvoir illégal, afin de provoquer ensuite une révolution et le mettre mort.
A peine a-t-il achevé de parler, que, d’un consentement unanime, le sénat condamne les tribuns à l’exil. Ils s’enfuirent donc, et furent remplacés par d’autres.
Cependant le peuple s’écriait qu’il fallait que César fût roi et qu’il ceignit sans délai le diadème, puisque la fortune elle-même avait couronné sa statue.
César dit alors qu’il était prêt à satisfaire en tout le peuple, à cause de l’amour qu’il lui portait ; mais qu’il ne pouvait cependant pas lui accorder cette demande. Il s’excusa d’être obligé, pour conserver les antiques usages de la patrie, de s’opposer à ses désirs ; il préférait, disait-il, être consul en observant les lois, plutôt que de devenir roi en les violant.
Voilà ce qui se disait alors. Quelque temps après, arriva avec l’hiver la fête des Lupercales[xi]. Pendant cette fête, les vieillards comme les jeunes gens, le corps oint d’huile, et n’ayant d’autre vêtement qu’une ceinture, poursuivent de leurs plaisanteries les personnes qu’ils rencontrent, et les frappent même avec des peaux de bouc.
Ce jour étant arrivé, on choisit Marc-Antoine pour conduire la pompe. Suivant l’usage, il s’avança dans le forum, escorté de la foule du peuple. César, revêtu d’une robe de pourpre, occupait un siège d’or sur la tribune aux rostres.
D’abord Licinius, tenant à la main une couronne de laurier sous laquelle on entrevoyait un diadème, monta, soulevé par les bras de ses collègues, auprès de César — car l’endroit d’où ce dernier haranguait était assez levé — ; il déposa la couronne à ses pieds, mais, encouragé ensuite par les clameurs du peuple, il la lui mit sur la tête.
César, pour se débarrasser des entreprises de Licinius, appelle à son secours Lépide, maître de la cavalerie. Mais, tandis que celui-ci hésite, Cassius Longinus, un des conjurés, voulant cacher ses mauvais desseins sous une apparence de dévouement à César, s’empresse de lui ôter la couronne de la tête pour la déposer sur ses genoux. Avec lui était Publius Casca.
César ayant repoussé le diadème aux applaudissements du peuple, Marc-Antoine accourt en toute hâte, le corps nu, oint d’huile, tel enfin qu’il était en conduisant la pompe. Prenant la couronne, il la remet sur la tête de César, qui, l’arrachant de nouveau, la jette au milieu du peuple. A la vue de cet acte, ceux qui étaient au loin se mirent à applaudir ; mais ceux qui se trouvaient plus près de César lui criaient d’accepter, et de ne point rejeter le don du peuple. Les opinions sur ce point étaient diversement partagées. En effet, les uns voyaient avec indignation la marque d’un pouvoir plus grand que ne le comportait la république, tandis que les autres, pour être agréables à César, travaillaient avec zèle à la lui faire accepter. Quelques-uns assuraient que la volonté de César n’était pas étrangère à la conduite d’Antoine. Beaucoup de citoyens même auraient voulu voir César s’emparer franchement de la royauté. Enfin les bruits les plus divers circulaient clans la foule.
Le fait est que, lorsque pour la seconde fois Antoine approcha la couronne de la tête   César, tout le peuple s’écria : « Salut, ô roi ! » Mais César, la refusant encore, ordonna de la déposer dans le temple de Jupiter, disant qu’elle y serait mieux placée[xii]. À ces mots, ceux qui l’avaient déjà applaudi se mirent de nouveau battre des mains.
Il y a encore une autre version, d’après laquelle Antoine n’aurait agi ainsi que dans la persuasion où il était de plaire à César, et dans l’espérance de devenir ainsi son fils adoptif. Enfin Antoine embrassa César, et donna la couronne à quelques-uns de ceux qui l’entouraient, pour la poser sur la statue de César ; ce qu’ils firent. Au milieu de tous ces événements, cette dernière circonstance contribua plus que toute autre à précipiter les coups des conjurés, car ils voyaient avec la dernière évidence se réaliser les soupçons qu’ils nourrissaient.
Peu de temps après, le préteur Cinna, ayant fléchi César par ses prières, lui fît rendre un décret qui rappelait les tribuns chassés et leur permettait, par la volonté du peuple, de vivre en simples particuliers, destitués il est vrai de leur puissance tribunitienne, mais pouvant cependant aspirer aux fonctions publiques. César ne s’étant point opposé leur retour, les tribuns purent revenir Rome.
Bientôt il eut à présider les comices annuels pour la création des magistrats — car un décret lui en avait accordé le pouvoir —. Il donna le consulat pour l’année suivante à Vibius Pansa et Aulus Hirtius, et pour la troisième année à Décimus Brutus, un des conjurés, ainsi qu’à Munatius Plancus.
Survint ensuite un autre événement, qui ajouta encore à l’irritation des conjurés.
César faisait construire un forum d’une grandeur imposante. Pendant qu’il adjugeait les travaux aux artistes réunis, les premiers personnages de Rome s’avancèrent vers lui pour lui annoncer les honneurs que d’un consentement unanime le sénat venait de lui décerner ; à leur tête le consul — Antoine —, alors son collègue, portait les nouveaux décrets. Précédé de licteurs chargés d’écarter le peuple, il était escorté des préteurs, des tribuns, des questeurs et de tous les autres magistrats de Rome. Venait ensuite le sénat dans toute sa majesté, puis une immense multitude, telle qu’on n’en avait jamais vu jusqu’alors. On était étonné de voir ces hommes les premiers en dignité, et qui réunissaient en eux la toute-puissance, rendre hommage à un supérieur.
Pendant qu’ils approchaient, César, assis, continuait de s’entretenir d’affaires avec ceux qui se trouvaient à côté de lui, sans faire aucune attention au sénat, ni même sans se tourner vers lui.
Ce ne fut que lorsqu’un de ses amis lui eut dit : « Mais regarde donc ceux qui se présentent devant toi, » que César déposa ses tablettes et se tourna vers les patriciens pour écouter le motif qui les amenait.
Les conjurés, partageant leur ressentiment de cet affront, envenimèrent la haine même de ceux qui, en dehors du sénat, étaient déjà irrités contre César. Ils brûlaient aussi d’attenter aux jours de ce héros, ces hommes nés pour la ruine de tous, et non pas pour la liberté. Ils se flattaient de venir facilement à bout d’un homme qui aux yeux de tous passait pour invincible, puisque dans trois cent deux combats qu’il avait livrés soit en Asie, soit en Europe, il n’avait jusqu’alors jamais éprouvé de défaite. Comme ils le voyaient souvent sortir seul, ils espéraient pouvoir le faire périr dans un guet-apens. Ils cherchaient donc tous les moyens pour écarter de sa personne son escorte. Ils le flattaient dans leurs paroles, lui disant qu’il devait être regardé par tout le monde comme un homme sacré, et être appelé le père de la patrie. Ils faisaient même porter des décrets en ce sens, dans l’espoir que, séduit par leurs paroles, il ajouterait foi à leurs protestations de dévouement et renverrait ses gardes, se croyant suffisamment protégé par l’amour publie. Ce point une fois obtenu, mille occasions se présentaient aux conjurés d’accomplir facilement leur entreprise.
Jamais, pour délibérer, ils ne se réunissaient ouvertement ; mais c’était en petit nombre qu’ils se rendaient les uns chez les autres furtivement, et dans ces entrevues mille projets étaient proposés et discutés, ainsi que les moyens et le lieu où ils accompliraient une telle entreprise.
Les uns proposaient de se précipiter sur lui lorsqu’il traverserait la voie sacrée, où il passait souvent ; les autres étaient d’avis qu’on attendit les comices, pendant lesquels César devait nommer les magistrats dans le champ situé devant la ville. Pour s’y rendre, César était obligé de traverser un pont. À cet effet les conjurés se partageraient les rôles, et, après que les uns l’auraient précipité du pont, les autres seraient accourus pour l’achever. Quelques-uns assignaient l’exécution de leurs desseins au jour où devaient avoir lieu les jeux des gladiateurs, fête rapprochée, et qui permettait aux conjurés de paraître avec des armes sans exciter le moindre soupçon. Mais le plus grand nombre proposait de l’attaquer au sénat tandis qu’il serait tout seul, et que les conjurés au contraire seraient en grand nombre et pourraient cacher leurs poignards sous leurs robes. On ne laissait en effet entrer dans le sénat que ceux qui en faisaient partie.
Du reste, la fortune contribua aussi à la perte de César, puisqu’elle lui fit désigner ce jour pour la convocation du sénat, afin de soumettre aux délibérations de cette assemblée les projets qu’il avait à lui proposer.
Dès qu’arriva le jour fixé, les conjurés se réunirent tout préparés sous le portique de Pompée, lieu où plus d’une fois on les avait convoqués. La Divinité montra ainsi combien tout ici-bas est incertain et sujet au caprice du sort. Ce fut elle qui amena César sous ce portique, où bientôt il devait être étendu sans vie devant la statue de ce même Pompée qui, vivant, avait succombé dans sa lutte avec lui ; le vainqueur va tomber assassiné près de d’image de ce rival maintenant inanimé.
La fatalité aussi est bien puissante, si toutefois il faut reconnaître sa main dans tous ces événements. En ce jour, en effet, les amis de César, influencés par quelques mauvais présages, voulurent l’empêcher de se rendre au sénat ; ses médecins, inquiets des vertiges dont il était quelquefois tourmenté, et qui venaient de le saisir de nouveau, l’en dissuadaient de leur côté ; et enfin plus que tout autre sa propre femme Calpurnie, épouvantée d’une vision qu’elle avait eue la nuit, s’attacha son époux et s’écria qu’elle ne le laisserait point sortir de la journée[xiii]. Brutus se trouvait présent. Il faisait partie, du complot, mais alors il passait pour un des amis les plus dévoués de César. Il lui parla en ces termes : « Eh quoi, César, un homme tel que toi se laisser arrêter par les songes d’une femme et les futiles pressentiments de quelques hommes ! Oserais-tu faire à ce sénat qui t’a comblé d’honneurs, et que tu as toi-même convoqué, l’affront de rester chez toi ? Non, certes, tu ne le feras pas, César, pour peu que tu m’écoutes. Laisse donc là tous ces songes, et viens à la curie, où le sénat réuni depuis ce matin attend avec impatience ton arrivée. » Entraîné par ces paroles, César sortit de chez lui.
Pendant ce temps les meurtriers se groupaient, les uns auprès du siège de César, les autres en face, et le reste par derrière. Avant l’entrée de César au sénat, les prêtres offrirent un sacrifice qui pour lui devait être le dernier. Mais il était évident que ce sacrifice ne s’accomplissait pas sous d’heureux auspices, car les devins eurent beau immoler victimes sur victimes dans l’espoir trouver quelques meilleurs présages, ils se virent à la fin forcés d’avouer que les dieux ne se montraient point favorables, et que dans les entrailles des victimes on lisait un malheur caché[xiv]. César, attristé, s’étant tourné alors du côté du soleil couchant, ce fut aux yeux des devins un présage encore plus funeste.
Les meurtriers, qui assistaient à ce sacrifice, se réjouissaient au fond du cœur.
S’appuyant sur ce que venaient de dire les devins, les amis de César recommencèrent leurs instances pour lui faire remettre l’assemblée à un autre jour. César finit par y consentir.
Mais au même moment les appariteurs se présentèrent à lui pour l’inviter à se rendre au sénat, disant que l’assemblée était complète.
César consultait du regard ses amis, lorsque Brutus ; pour la seconde fois, s’approcha de lui et lui dit « Allons, César, laisse là ces rêveries ; ne prends pour conseil et pour augure que ta propre vertu, et, sans tarder davantage, viens traiter des affaires digne de toi et de ce grand empire. »
Après avoir prononcé ces paroles astucieuses ; il lui saisit la main et l’entraîne vers la curie, qui était tout proche.
César suivait en silence.
A peine les sénateurs le virent-ils entrer, qu’ils se levèrent tous en signe d’honneur. Déjà ceux qui allaient le frapper se pressaient autour de lui. Avant tous Tillius Cimber, dont César avait exilé le frère, s’avance vers lui. Arrivé près de César, qui tenait ses mains sous sa toge, il le saisit par ses vêtements, et, avec une audace toujours croissante, il l’empêchait de se servir de ses bras et d’être maître de ses mouvements. César s’irritant de plus en plus, les conjurés se hâtent de tirer leurs poignards et se précipitent tous sur lui. Servilius Casca le premier le frappe, en levant son fer,  à l’épaule gauche, un peu au dessus de la clavicule, il avait voulu le frapper au cou, mais dans son trouble sa main s’égara. César se lève pour se défendre contre lui. Casca, dans son agitation, appelle son frère en langue grecque. Docile à sa voix, celui-ci enfonce son fer dans le côté de César. Mais, plus rapide que lui, déjà Cassius l’avait frappé à travers la figure[xv]. Decimus Brutus lui porte un coup qui lui traverse le flanc, tandis que Cassius Longinus, dans a précipitation joindre ses coups à ceux des autres, manque César, et va frapper la main de Marcus Brutus. Ainsi que lui, Minutius Basilus, en voulant atteindre César, blesse Rubrius Rufus à la cuisse. On eût dit qu’ils se disputaient leur victime. Enfin César, accablé de coups, va tomber devant la statue de Pompée ; et il n’y eut pas un seul conjuré qui, pour paraître avoir participé au meurtre, n’enfonçât son fer dans ce corps inanimé, jusqu’à ce que César eût rendu l’âme par ses trente-cinq blessures[xvi].
Alors s’éleva une immense clameur. Les sénateurs qui n’étaient point au fait du complot, frappés de terreur, se sauvaient de la curie, et croyaient déjà voir cette tempête fondre sur eux-mêmes.
Les amis qui avaient accompagné César et étaient restés dehors pensaient que tort le sénat était du complot et devait avoir urge armée toute prête pour l’appuyer.
Enfin, ceux qui étaient dans une ignorance absolue couraient çà et là, effrayés de ce tumulte subit et du spectacle qui se présentait à leurs yeux ; car les meurtriers étaient aussitôt sortis de la curie, agitant leurs poignards ensanglanté.
Partout on ne voyait que des hommes qui fuyaient, on n’entendait que des cris. En même temps le peuple, qui assistait oint jeux des gladiateurs, s’élança du théâtre en fuyant en désordre, Il ne savait pas encore exactement ce qui venait de se passer, mais il était ému des cris qu’il entendait de tous côtés.
Les uns diaient que les gladiateurs avaient égorgé tout le sénat ; les autres assuraient que César avait été tué, et que l’armée se livrait au pillage de la ville. Chacun enfin avait sa version. On ne pouvait rien savoir de précis, tant la terreur et l’incertitude avaient répandu le trouble dans tous les esprits.
Enfin parurent les conspirateurs, à leur tête Marcus Brutus, qui apaisait le tumulte, et rassurait le peuple en lui disant qu’il n’était rien arrivé de funeste. Le sens général de ses discours était qu’on avait tué un tyran. Telles étaient aussi les prétentions dont se glorifiaient les autres meurtriers.
Quelques-uns proposèrent de mettre à mort ceux qu’ils croyaient disposés à se lever contre eux et à leur disputer de nouveau le pouvoir. Mais on assure que Marcus Brutus s’opposa cette résolution, disant qu’il n’était pas juste que, pour quelques obscurs soupçons, on fit périr au grand jour des hommes contre qui ne s’élevait aucune charge évidente. Cet avis prévalut.
Alors, s’élançant hors de la curie, les meurtriers s’enfuirent à travers le forum pour se rendre au Capitole, tenant toujours à la main leurs poignards nus, et criant qu’ils n’avaient agi ainsi que pour la liberté publique. Ils étaient suivis d’une foule d’esclaves et de gladiateurs qui, d’après leurs ordres, se tenaient là tout prêts à les servir.
Le bruit s’étant déjà répandu que César avait été assassiné, on voyait des flots de peuple s’agiter dans le forum et dans les rues. Rome ressemblait une ville prise d’assaut.
Après être montés au Capitole, les conjurés se divisèrent pour garder les lieux tout à l’entour, de crainte d’être attaqués par les soldats de César.
Cependant, à l’endroit où il était tombé, gisait encore tout souillé de sang le corps de cet homme qui en Occident avait porté ses armes victorieuses jusqu’à la Bretagne et à l’Océan, et qui en Orient se préparait à marcher contre les Indiens et les Parthes, afin qu’après avoir soumis ces peuples, l’empire des mers et des terres fût concentré entre les mains d’un seul chef. IL restait là, étendu, sans que personne osât s’arrêter auprès de lui ni enlever son cadavre.
Ceux de ses amis qui l’avaient accompagné à la curie s’étaient enfuis, et ceux qu’il avait dans la ville restaient cachés au fond de leurs demeures. quelques-uns même, après s’être déguisés, avaient quitté Rome pour se sauver dans les champs et les lieux voisins. Parmi tant d’amis, aucun n’accourut auprès de lui ni alors qu’on l’assassinait, ni après le meurtre accompli, excepté toutefois Sabinus Calvisius et Censorinus ; et encore ceux-là, après avoir opposé quelque résistance aux compagnons de Brutus et de Cassius, s’enfuirent-ils bientôt à la vue du nombre de leurs adversaires. Les autres ne songeaient qu’à leur propre sûreté. Il en avait même qui se réjouissaient de la mort de César et l’on dit qu’un de ces derniers prononça ces mots après l’assassinat : « Dieu merci, on n’aura plus sa cour à faire à un tyran ! »
Enfin, trois esclaves de César qui se trouvaient près de là placèrent sur une litière le corps de leur maître, et le portèrent chez lui en le faisant traverser le forum. Les rideaux de la litière étant levés, les bras de César pendaient hors de la portière, et l’on pouvait voir son visage couvert de blessures.
Personne ne put alors retenir ses larmes, à la vue de cet homme qui naguère était honoré à l’égal d’un dieu. Des gémissements et des sanglots l’accompagnaient partout où passait le corps. Sur les toits, dans les rues, dans les vestibules, on n’entendait que des plaintes lugubres.
Lorsque enfin on approcha de la maison de César, la désolation devint encore plus forte ; car sa femme s’était élancée hors de chez elle, suivie de la foule de ses femmes et de ses esclaves, appelant son mari par son nom, et déplorant ses vains pressentiments et l’inutilité des efforts qu’elle avait tentés pour l’empêcher de sortir ce jour-là. Mais déjà il était victime d’une fatalité plus terrible que toutes ses prévisions. On n’avait plus qu’à préparer la tombe de César.
De leur côté, les meurtriers avaient réuni un grand nombre de gladiateurs, qu’au moment de l’exécution du crime ils avaient placés tout armés entre la curie et le théâtre du portique de Pompée. C’était Decimus Brutus qui les avait rassemblés sous un autre prétexte, dans le but, disait-il, de s’emparer d’un gladiateur de théâtre, qui, moyennant une somme, s’était engagé à lui. — On célébrait en effet les jeux des gladiateurs ; et comme Brutus avait aussi l’intention d’en donner, il prétendait vouloir rivaliser avec l’agonothète d’alors[xvii] —. Mais, au fond, c’était au meurtre de César que se rapportaient tous ces préparatifs, afin que les conjurés eussent à leur portée un renfort tout prêt, dans le cas où les amis de César opposeraient quelque résistance. C’est donc à la tête de ces gladiateurs et d’une foule d’esclaves qu’ils descendirent du Capitole.
Ils convoquèrent le peuple, dans le but de sonder ses dispositions et de connaître l’opinion des magistrats à leur égard : étaient-ils à leurs yeux des destructeurs de la tyrannie, ou bien des assassins?
La plupart croiraient que bientôt éclateraient des malheurs plus terribles encore ; car une telle action supposait nécessairement de grands desseins et de grandes forces du côté de ceux qui l’avaient conçue et du côté de leurs adversaires. En effet, les armées de César étaient immenses, et dans les grands chefs qui se trouvaient à leur tête il laissait des héritiers de sa pensée.
Il se fit donc alors un profond silence. La nouveauté de la situation ayant ému tous les esprits, chacun attendait quelle serait la première tentative et le prélude du nouvel État des choses. Ce fut donc au milieu de l’attente calme qui régnait parmi le peuple, que parla Marcus Brutus, honoré de tous cause de sa vie vertueuse, de la gloire de ses ancêtres, et enfin de la loyauté qu’on lui attribuait.
Après ce discours, les conjurés se retirèrent de nouveau au Capitole pour délibérer sur ce qu’il avait à faire dans la circonstance. Ils jugèrent à propos d’envoyer des députés à Lépide et Antoine pour les engager venir se joindre à eux dans le temple de Jupiter, et délibérer en commun sur les intérêts de la république. Ils leur promettaient de confirmer, comme justement acquis, tout ce qu’ils tenaient de la générosité de César, afin de n’avoir aucun différend avec eux sur ce point.
Lépide et Antoine promirent ceux qu’on leur avait envoyés une réponse pour le lendemain.
Sur ces entrefaites, le soir étant arrivé, le trouble des citoyens ne fit qu’augmenter. Chacun, abandonnant le salut de l’État, veillait ses propres intérêts ; car chacun craignait des attaques et des perfidies soudaines. En effet, les chefs étaient sous les armes dans les deux camps opposés, et il était impossible de prévoir encore qui s’établirait solidement à la tête des affaires.
Dès que la nuit fut arrivée, chacun se retira. Mais le lendemain le consul Antoine avait pris les armes, tandis que Lépide, ayant rassemblé une foule assez nombreuse d’auxiliaires, traversait le forum, décidé à venger la mort de César.
A cette vue, ceux qui jusqu’alors avaient montré de l’hésitation accoururent armés chacun avec son parti, et, se joignant à ces deux chefs, formèrent bientôt une troupe considérable.
Il en avait qui n’agissaient que par crainte, pour ne pas paraître se réjouir de la mort de César. Par cette adhésion ils se ménageaient, en cas de succès, des chances dans ce parti.
On avait aussi envoyé un grand nombre de messages à tous ceux qui avaient reçu quelques bienfaits de César, soit en concession de propriétés dans les villes, soit en partage des champs, soit en dons pécuniaires. On leur disait que tout serait bouleversé, s’ils ne faisaient une démonstration énergique. Enfin, c’étaient des prières et d’instantes supplications adressées aux amis de César, surtout ceux qui avaient servi sous lui, et à qui on rappelait les vertus de ce grand homme et sa fin tragique lorsque ses amis étaient loin de lui.
On voyait déjà les citoyens accourir en grand nombre, les uns mus par compassion et attachement, d’autres dans des vues intéressées, quelques-uns enfin par amour du changement : mais surtout parce que l’on voyait que la faiblesse des conjurés démentait la première idée que l’on avait conçue de leurs forces. On proclamait déjà hautement qu’il fallait venger la mort de César et ne pas laisser le crime impuni.
Les réunions se multipliaient., les avis se partageaient ; les uns parlaient en faveur de ceux-ci, les autres en faveur de ceux-là.
Les partisans de la république, tout en se réjouissant de cette révolution, reprochaient aux meurtriers de César de ne pas avoir tué un plus grand nombre de ceux qui étaient alors suspects, et de ne pas avoir ainsi assuré la liberté. Maintenant ceux qu’ils avaient épargnes allaient leur susciter de grands embarras.
Il y en avait aussi qui, supérieurs aux autres en prévoyance, et d’ailleurs instruits par l’expérience de ce qui s’était passé du temps de Sylla, ne cessaient de conseiller aux autres de garder un juste milieu entre les deux partis. En effet, à cette époque, ceux qui paraissaient perdus s’étaient relevés pour chasser leurs vainqueurs. Ils soutenaient donc que César, quoique mort, donnerait beaucoup à faire à ses meurtriers, ainsi qu’à leur parti ; car déjà ils voyaient accourir les armées menaçantes, et leur tête les hommes les plus énergiques.
Cependant Antoine et son parti, qui, avant de se préparer au combat, avaient des pourparlers et des négociations avec les conjurés réfugiés au Capitole, aussitôt qu’ils purent se confier dans le nombre et la force de leurs armes, se mirent à gouverner la ville et à calmer le trouble des esprits. Ils réunirent d’abord leurs amis, et délibérèrent sur la conduite qu’il leur faudrait tenir avec les meurtriers, Lépide fut d’avis de leur faire une guerre ouverte, et de venger la mort de César. Hirtius proposait de transiger avec eux, et de devenir leurs amis. Un autre, au contraire, se rangeant de l’opinion de Lépide, ajouta que ce serait une impiété de laisser sans vengeance le meurtre de César, et que d’ailleurs c’était compromettre la sûreté de tous ceux qui étaient ses amis. Car, dit-il, si à présent les meurtriers se tiennent en repos, aussitôt qu’ils verront s’augmenter leurs forces, ils reprendront de l’audace. Antoine se rangea de l’opinion d’Hirtius, et fut d’avis de leur laisser la vie. Plusieurs enfin proposaient de leur offrir une capitulation, à condition qu’ils quitteraient Rome.
Après la mort et les funérailles du grand César, les amis de son fils adoptif lui conseillaient de gagner l’amitié d’Antoine et de lui confier ses propres intérêts. Cependant plusieurs causes contribuèrent à les diviser, entre autres Critonius, adversaire de César et partisan d’Antoine. C’était lui surtout qui semblait exciter leur inimitié mutuelle. Mais César, que sa grandeur d’âme rendait inaccessible la crainte, n’en prépara pas moins les jeux pour la fête que son père avait instituée en l’honneur de Vénus, et dont le jour approchait. Puis, escorté d’un plus grand nombre d’amis, il se rendit de nouveau auprès d’Antoine, pour lui demander l’autorisation d’exposer au théâtre le trône et la couronne d’or consacrés à son père. Mais Antoine, le menacent comme auparavant, lui enjoignit de renoncer à ce projet et de se tenir tranquille. César se retira, sans montrer aucune opposition à la défense du consul. Mais lorsqu’il entra au théâtre, il fut reçu par les nombreux applaudissements du peuple et des soldats de son père, indignés de voir qu’on l’empêchait de renouveler les honneurs dus à César. Ces applaudissements répétés pendant toute la durée du spectacle manifestaient clairement les bonnes dispositions du public à son égard. Pour lui, il fit distribuer de l’argent au peuple, dont l’affection n’en devint que plus vive. A partir de ce jour, l’inimitié d’Antoine contre César se manifesta davantage, car il voyait dans cet amour du peuple pour son rival un obstacle de plus à ses projets. De son côté, d’après l’état des choses, César comprit clairement qu’il avait besoin de l’appui du public.
Il voyait aussi une opposition ouverte de la part des consuls, qui, déjà maîtres d’une grande puissance, s’efforçaient de l’augmenter encore. En effet, dans les deux mois qui s’étaient écoulés depuis la mort de César, ils avaient épuisé le trésor de la ville, que son père avait rempli d’immenses richesses, et, sous le premier prétexte venu, ils profitaient de la confusion qui régnait dans toutes choses pour dissiper l’argent ; enfin ils étaient bien avec les meurtriers.
César restait donc tout seul pour venger la mort de son père, puisque Antoine en abandonnait complètement le projet, et s’en tenait à l’amnistie accordée aux conjurés.
Beaucoup, sans doute, accouraient aux côtés de César ; mais ceux qui se rangeaient autour d’Antoine et de Dolabella n’étaient pas non plus en petit nombre.
Il y en avait enfin qui s’étudiaient à souffler la haine entre eux, et y travaillaient sans cesse. Ces derniers avaient pour chefs Publius, Vibius, Lucius, et principalement Cicéron. César n’ignorait pas les intentions de ceux qui se réunissaient autour de lui et l’irritaient contre Antoine. Il ne refusa pas cependant leurs services, afin de se donner un appui considérable et constituer autour de lui une garde plus forte. Il savait fort bien que ce dont ils se souciaient le moins, c’était l’intérêt public, tandis qu’ils ne visaient chacun qu’à s’emparer de l’autorité et du pouvoir. Jules César en était revêtu, et ils s’en étaient débarrassés ; quant à son fils, vu son excessive jeunesse, ils le jugeaient incapable de tenir tête à un pareil désordre. Chacun donc se livrait à ses espérances, et, en attendant, s’appropriait tout ce qu’il pouvait saisir.
En effet, toute pensée de salut public était écartée ; les hommes influents se divisaient en un grand nombre de partis, et prétendaient chacun dominer, ou arracher pour son compte le plus d’autorité qu’il pourrait ; en sorte que le pouvoir était un composé étrange, un monstre plusieurs têtes. Ainsi Lépide ayant détaché une partie considérable de l’armée de César, prétendait aussi à la domination. Il était maître de l’Espagne citérieure et de la partie de la Celtique qui regarde la mer du Nord. D’un autre côté, Lucius Plancus, nommé lui-même consul, occupait avec une autre armée le pays des Comates. C. Asinius, autre chef d’armée, tenait sous ses ordres l’Ibérie ultérieure. Decimus Brutus commandait la Gaule cisalpine avec deux légions ; Antoine allait bientôt marcher contre lui. Caïus Brutus enfin couvait de l’œil la Macédoine, quoiqu’il n’eût pas encore quitté l’Italie pour se rendre dans cette province, tandis que Cassius Longin, qui était préteur en Illyrie, convoitait la. Syrie.
Il y avait alors autant d’armées que de chefs, chacun de ces généraux prétendait se rendre maître de la souveraine puissance. Plus de lois, plus de justice : la force décidait de tout. César seul n’aurait aucune puissance, lui à qui de droit revenait le souverain pouvoir, d’après la volonté de celui qui l’avait exercé le premier, et d’après sa parenté avec cet homme. Il était errant, exposé à l’envie et à l’avidité de ceux qui guettaient le moment de l’écraser et d’usurper le gouvernement. Plus tard, la volonté des dieux et la fortune eu disposèrent mieux ; mais, pour lors, César était réduit à craindre même pour sa vie, car les sentiments hostiles d’Antoine n’étaient plus pour lui un secret. Désespérant de les changer, il resta chez lui et attendit l’occasion d’agir.
Le premier mouvement qui se fit remarquer à Rome vint de la part des compagnons d’armes du père du jeune César. Indignés de l’arrogance d’Antoine, ils commencèrent à murmurer entre eux, s’accusant d’avoir oublié César et de laisser accabler d’outrages son fils, à qui ils devraient tous servir de tuteurs, si l’on avait quelque respect pour la justice ou la piété.
Les reproches qu’ils se faisaient devinrent ensuite plus vifs lorsque, munis en corps, ils se rendaient à la maison d’Antoine. — Car lui-même ne pouvait s’appuyer que sur eux —. Sans plus se cacher, ils lui firent entendre qu’il eût à traiter César avec plus de modération, et à se mieux souvenir des dernières volontés de son père. Ils regardaient, disaient-ils, comme un devoir religieux de respecter non seulement ses volontés, mais d’observer encore même ses moindres recommandations laissées par écrit, et plus forte raison ce qui concernait son fils et successeur. Rien, d’ailleurs, ne pouvait être plus utile à l’un et à l’autre que leur unions dans ce moment surtout où ils étaient entourés d’un si grand nombre d’ennemis.
A ces mots, Antoine, qui avait besoin de ses soldats, pour ne pas paraître s’opposer à leurs désirs, dit qu’il était tout disposé à agir ainsi, pourvu que César se montrât de son côté modéré et lui accordât les honneurs qui lui étaient dus. A cette condition, il était prêt à entrer en conférence avec César, en leur présence même.
Les soldats applaudirent à ces dispositions, et convinrent de le conduire au Capitole, s’offrant d’intervertir ensuite, s’il le voulait, comme conciliateurs entre les deux chefs.
Antoine y consentit, se leva aussitôt pour se rendre au temple de Jupiter, et envoya les soldats à César. Ceux-ci, ravis, coururent chez lui en grand nombre, au point que César tomba dans une grande inquiétude lorsqu’on vint lui annoncer qu’une foule de soldats était rassemblée devant les portes de sa demeure, tandis que d’autres le cherchaient à l’intérieur. Plein de trouble, il s’enfuit dans la partie supérieure de la maison, accompagné des amis qui se trouvaient auprès de lui, puis de là, avançant la tête, il demanda à la foule ce qu’elle voulait et quel sujet l’amenait. Il reconnut alors ces soldats pour avoir été ceux de son père.
Ils lui répondirent qu’ils étaient venus pour son bien et celui de son parti, pourvu qu’il oubliât tous les torts d’Antoine à son égard, torts qu’ils n’avaient vus eux-mêmes qu’avec peine. Il fallait, lui dirent-ils, déposer tout ressentiment et se réconcilier tous deux franchement et sans arrière-pensée. L’un d’eux, élevant la voix, dit à César de prendre confiance et de les regarder tous comme son héritage, car ils avaient pour la mémoire de son père un culte vraiment religieux, et étaient prêts à tout faire, à tout souffrir pour son successeur. Un autre, d’une voix qui dominait celle de ses compagnons, s’écria qu’il tuerait Antoine de sa propre main, s’il n’obéissait aux dernières volontés de César et s’il ne restait pas fidèle au sénat.
César, déjà rassuré, descendit alors auprès d’eux, et, charmé de leur dévouement et de leur zèle, il les combla d’amitiés.
Les soldats l’emmenèrent et le conduisirent en grande pompe au Capitole. Ils rivalisaient entre eux d’empressement, les uns par haine pour le despotisme d’Antoine, les autres par respect pour le grand César et son successeur, quelques-uns dans l’espérance des grands avantages qu’ils étaient en droit d’attendre de César, plusieurs enfin conduits par le désir impatient de voir la vengeance atteindre les meurtriers, vengeance qui, dans leur opinion, serait exercée par son fils mieux que par tout autre, surtout s’il était secondé par le consul. Tous, par intérêt pour le jeune César, s’approchaient de lui, et lui conseillaient d’éviter toute contestation avec Antoine, afin de pourvoir à la sécurité de son parti et aux moyens de s’attacher le plus d’auxiliaires qu’il pourrait, en se rappelant combien la mort de César avait trompé tous les calculs.
Témoin de cet empressement, d’ailleurs légitime, le jeune César arriva au Capitole. Il y trouva, en plus grand nombre encore, des soldats de son père sur lesquels s’appuyait Antoine. Ils étaient cependant beaucoup plus dévoués César, et pats à repousser toute attaque qui lui viendrait de son rival.
Ensuite la plupart se retirèrent, laissant les deux chefs et leurs amis s’entretenir entre eux.
A peine César, après cette réconciliation, s’en retournait-il chez lui, qu’Antoine, resté seul, sentit renaître sa colère en voyant les cœurs de tous les soldats se porter vers son rival. Ceux-ci étaient en effet persuadés que c’était lui qui était le fils de César, le successeur désigné dans son testament. Il portait, disaient-ils, le même nom, donnait de belles espérances et laissait entrevoir un caractère plein d’énergie. Cette considération, non moins que les liens du sang, avait, à leur avis, décidé César à l’adopter pour fils, comme le seul capable de conserver l’empire et de maintenir la dignité de sa maison. Ces idées, qui frappaient alors l’esprit d’Antoine, changèrent ses dispositions ; il se repentit de ce qu’il avait fait, surtout quand de ses propres yeux il vit les soldats de César l’abandonner pour accompagner en foule son rival sa sortie du temple. Quelques-uns même pensaient qu’il n’aurait pas manqué de lui faire un mauvais parti s’il n’avait craint que les soldats ne se précipitassent sur lui pour le punir, et n’entraînassent facilement tout son parti du côté de César. En effet, il restait chacun d’eux une arme qui n’attendait que les circonstances pour se décider. Ces réflexions faisaient hésiter Antoine et arrêtaient ses projets, bien que ses dispositions fussent entièrement changées.
Cependant César, qui croyait à la sincérité de cette réconciliation, allait chaque jour visiter Antoine chez lui, comme il était naturel, puisque celui-ci était consul, plus âgé que lui, et ancien ami de son père. D’ailleurs, fidèle    sa promesse, il lui rendait toutes sortes d’honneurs, jusqu’au moment où Antoine renouvela ses attaques, comme nous allons le voir.
Voici comment. Ayant échangé la province de Gaule pour la Macédoine, il en fit passer les troupes en Italie. Dès qu’elles arrivèrent, il quitta Rome pour aller leur rencontre jusqu’à Brundusiurn. Croyant alors le moment propice pour les entreprises qu’il méditait, il fit répandre le bruit qu’on lui avait tendu des embûches ; puis, saisissant quelques soldats, il les fit jeter dans les fers, sous prétexte qu’ils avaient été envoyés exprès pour le tuer. Bien qu’il n’accusât pas ouvertement César d’être l’auteur de ce complot, il le faisait entendre cependant.
Aussitôt le bruit se répand à Rome qu’on a attenté aux jours du consul ; et que l’on a saisi ceux qui étaient venus pour le tuer. Des conciliabules d’amis se tenaient dans la maison d’Antoine, où il avait soin de faire venir des soldats tout armés. Enfin, vers le soir, César apprit que peu s’en était fallu qu’Antoine ne fût assassiné, et qu’il s’entourait de gardes pour la nuit.
Aussitôt il envoie dire à Antoine qu’il était prêt à accourir avec toute sa suite auprès de son lit, pour veiller à sa sûreté. Il croirait en effet que Brutus et Cassius étaient les auteurs d’un pareil coup.
Tels étaient les procédés généreux de César ; car il était loin d’avoir aucun soupçon des propos et des machinations d’Antoine. Ce dernier cependant ne voulut pas même laisser entrer chez lui le messager de César, mais le fit chasser ignominieusement. Le messager, qui avait saisi quelques mots, revenu auprès de son maître, lui raconta ce qu’il venait d’entendre. D’après son récit, on affectait de répéter le nom de César devant la porte d’Antoine ; on assurait que c’était lui qui avait envoyé contre Antoine les assassins, qui du reste étaient arrêtés.
D’abord César se refusait croire à une nouvelle si imprévue ; mais bientôt, pénétrant jusqu’au fond les desseins de son adversaire, et convaincu que toute cette machination était dirigée contre lui, il délibéra avec ses amis sur ce qu’il avait faire.
Philippe et Atia, mère de César, arrivèrent sur ces entrefaites, tout étonnés d’un événement si étrange. Ils voulaient savoir à quoi s’en tenir sur le bruit qui courait et sur la pensée d’Antoine, ils conseillèrent César de céder à l’orage en se retirant pendant quelques jours, jusqu’au moment où, après examen, tout serait éclairci. Mais César, qui n’avait rien se reprocher, pensa qu’il ne devait point se soustraire aux regards des hommes, et par là se reconnaître en quelque sorte coupable.
Selon lui, il n’y aurait aucun avantage pour sa sûreté à s’éloigner de Rome, tandis qu’au contraire le départ ne ferait peut-être que l’exposer à être tué secrètement. Telles étaient les considérations qui occupaient alors son esprit.
Mais le lendemain il s’assit suivant sa coutume, entouré de ses amis, et fit ouvrir les portes à tous ceux qui avaient l’habitude de venir le visiter et le saluer, citoyens, étrangers et soldats. Il causa selon son usage avec eux, sans rien changer à ses habitudes journalières.
Quant à Antoine, ayant rassemblé ses amis en conseil, il leur dit à haute voix qu’il n’ignorait pas que déjà auparavant César avait formé de mauvais desseins contre lui ; que maintenant, lorsque lui Antoine allait à la rencontre de l’armée de la Macédoine, son ennemi avait saisi cette occasion pour attenter ses jours. Mais il était parvenu, disait-il, à force de récompenses, à obtenir d’un des assassins envoyés contre lui une révélation complète. C’est pour cela qu’il avait saisi les meurtriers et rassemblé ses amis en conseil, afin de connaître leur opinion et le parti prendre.
Lorsque Antoine eut fini de parler, ceux qui faisaient partie du conseil lui demandèrent où étaient les hommes arrêtés, pour que l’on pût les interroger. Antoine allégua que cette mesure était pour le moment tout à fait inutile, puisque les coupables étaient tous convenus de leur crime ; et pour donner le change il se mit à parler d’autre chose. Il attendait surtout avec impatience que quelqu’un donnât le conseil de se venger de César, sans lui laisser ni trêve ni repos. Mais l’assemblée, ne lui voyant produire aucune preuve, gardait le silence, dans une attitude pensive. Enfin quelqu’un, pour donner Antoine un prétexte plausible de lever la séance d’une manière convenable, lui dit qu’il devait, en sa qualité de consul, user en tout de modération, et éviter toute occasion de troubles.
A ces mots Anoine renvoya son conseil ; puis trois ou quatre jours après il partit pour Brundusium, afin de prendre le commandement de l’armée qui venait d’arriver.
Il ne fut plus ensuite question de ce prétendu complot de César, car, après le départ d’Antoine, les amis qu’il avait laissés à Rome eurent soin d’étouffer cette intrigue ; et quant aux meurtriers qu’on disait avoir été saisis, personne ne les vit jamais.
César, bien que disculpé de cette accusation, en était cependant fort indigné. Il y voyait une preuve d’une hostilité acharnée. Il pensait qu’Antoine n’avait nullement besoin d’être provoqué ; que si cet homme trouvait sous sa main une armée gagnée par ses largesses, il n’hésiterait plus l’attaquer, afin d’avoir le champ libre à ses espérances. Il était évident pour César que celui qui avait ourdi contre lui une telle intrigue ne l’aurait pas épargné dès le commencement même, s’il n’avait été retenu par la crainte de l’armée. Il était donc justement irrité contre Antoine et se tenait sur ses gardes, depuis qu’il connaissait, à n’en pas douter, les intentions du consul.
Tournant ses regards de tous côtés, César jugeait que ce n’était pas le moment de restez dans une inaction dangereuse, maïs qu’il fallait absolument chercher quelques auxiliaires capables de contrebalancer les forces et les manœuvres d’Antoine.
Ces réflexions le décidèrent se réfugier auprès des colons auxquels son père avait distribué des terres, et dans les villes qu’il avait fondées pour eux. Il comptait rappeler aux colons les bienfaits de César, et, en gémissant sur la triste fin de ce grand homme ainsi que star son propre sort, trouver des auxiliaires chez eux et se les gagner en leur distribuant de l’argent. C’était là, pensait-il, le seul moyen d’acquérir de la sécurité et une gloire éclatante, en même temps que de conserver la puissance de sa maison. Il était plus juste et plus avantageux de s’exposer combattre les armes à la main, que de se laisser dépouiller des honneurs qui appartenaient son père par des gens qui n’y avaient aucun droit, et même de périr, comme le grand César, victime d’un criminel attentat.
Après avoir délibéré avec ses amis et fait aux dieux un sacrifice, sous d’heureux auspices, pour qu’ils vinssent son secours dans la noble et juste espérance qu’il avait conçue il entra d’abord en Campanie, emportant avec lui une somme considérable d’argent. C’était là que se trouvaient les septième et huitième légions — c’est le nom que les Romains donnent un corps militaire —. Il fallait sonder d’abord les esprits de la septième légion, car c’était elle qui avait le plus d’importance. Cette légion une fois gagnée, le concours d’autres auxiliaires...
Les amis qu’il consultait furent aussi de cette opinion. Après l’avoir accompagné dans cette expédition, ils s’associèrent ensuite à toute sa politique. C’étaient Marcus Agrippa, Lucius Mæcenas, Quintus Juventius, Marcus Mædialus, et Lucius. Il était aussi suivi de généraux, de soldats, de centurions ; puis venaient les serviteurs, et les voitures qui portaient l’argent ainsi que les bagages. Il ne jugea pas à propos de faire part de sa résolution à sa mère, de peur que son amour et sa faiblesse de mère et de femme ne devinssent un obstacle à ce grand projet. Il disait ouvertement qu’il n’allait en Campanie que pour vendre des biens de son père, afin d’en consacrer le produit à l’exécution des volontés de César.
Il partit enfin, sans laisser sa mère trop persuadée.
Marcus Brutus et C. Cassius étaient alors à Dicarchie — Puzzoles —. Ayant été informés du nombre considérable de personnes qui accompagnaient César, nombre augmenté en outre et comme toujours par les bruits qui couraient, ils furent frappés de trouble et de crainte, car ils pensaient que cette expédition était dirigée contre eux. Aussi passèrent-ils l’Adriatique, et se sauvèrent-ils, Brutus en Achaïe, Cassius en Syrie.
César se rendit à Callatie, ville de Campanie, où il fut reçu et traité avec de grands honneurs, comme fils du bienfaiteur de la ville. Le lendemain il s’ouvrit franchement aux habitants, et engagea à sa cause les soldats en leur exposant l’injustice de la mort de son père et toutes les embûches auxquelles lui-même était exposé.
Pendant qu’il parlait, les sénateurs présents ne prêtaient qu’une faible attention à son discours ; mais le peuple lui témoignait un empressement et une bienveillance extrêmes. Ému de pitié, il engagea César, par ses cris répétés, à avoir bon courage, et lui promit de le seconder et de ne rien négliger pour lui faire rendre les honneurs paternels.
César les rassembla alors chez lui, et fit donner à chacun cinq cents drachmes. Le lendemain, convoquant les sénateurs, il les engage à ne pas se laisser vaincre par le peuple en bienveillance, de se souvenir de César, qui ils doivent leur colonie et les honneurs dont ils sont chargés ; enfin il leur promet des avantages non moins considérables que ceux qu’ils avaient reçus de son père. Ce n’est pas à Antoine, dit-il, mais à lui à profiter de leur secours et se servir de la force de leurs armes.
A ce discours chacun sentit augmenter son empressement le servir. Tous étaient prêts à partager avec lui les fatigues et même, s’il le fallait, les dangers.
César les remercia de leur zèle et les pria, pour plus de sûreté, de lui servir d’escorte jusqu’aux colonies voisines. Le peuple, charmé de sa personne, consentit avec joie et l’accompagna tout armé jusqu’à la seconde colonie. Là, dans une nouvelle assemblée, il tient le même langage ; enfin il persuade aux deux légions de le ramener à Rome en passant par les autres colonies, et de repousser par la force, s’il le faut, toute entreprise violente de la part d’Antoine. Il rassembla encore d’autres soldats en leur offrant une solde élevée ; et, quant aux conscrits, tout en s’avançant vers Rome, il les exerçait à manœuvrer tantôt à part, tantôt en commun, répétant partout qu’il allait marcher contre Antoine.
Il envoya aussi Brundusium quelques-uns de ses compagnons, qui savaient unir la prudence à l’audace, pour chercher à gagner à son parti les soldats nouvellement arrivés de Macédoine, et pour les engager, en leur rappelant le grand César, à ne point trahir son fils en aucune manière. César leur avait recommandé, s’ils ne pouvaient parvenir à parler ouvertement aux soldats, de répandre partout des écrits pour que les soldats pussent les ramasser et les lire. Il fit aussi des promesses brillantes aux autres pour les attirer à son parti, et leur fit espérer de grands avantages pour le jour où il arriverait au pouvoir. Ce fut dans ces sentiments qu’ils se séparèrent.
 

FIN


 

[i] L’honneur de la première découverte revient à M. E. Miller, bibliothécaire du Corps législatif. Plus tard, M. C. Müller est allé copier à l’Escurial, aux frais de M. Didot, ce précieux reste de l’antiquité, et l’a publié dans le troisième volume des Fragmenta historicorum Græcorum.

[ii] La traduction de M. Alfred Didot a paru pour la première fois en 1850, in-8, avec le texte en regard. Elle a eu une seconde édition en 1861, dans la Bibliothèque singulière, commencée par M. P.-Malassis.

[iii] Examen critique des historiens anciens de la vie et du règne d’Auguste. In-8, 1844.

[iv] Constantin Porphyrogénète est le dernier auteur qui semble avoir eu entre les mains au moins une grande partie de l’Histoire universelle de Nicolas de Damas. Il possédait aussi ses Mémoires, dont il a cité de longs fragments.

Photius (IXe siècle) parle dans sa Bibliothèque de l’Histoire d’Assyrie, comme d’un travail considérable. Il fait aussi mention du Traité des Coutumes singulières.

Simplicius (VIe siècle) paraît avoir connu tous les traités de philosophie composés par Nicolas. L’un d’eux, le Livre des Principes, existait encore au XIIe siècle, et a été critiqué pas Averroës.

[v] T. VI des Mémoires de l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres.

[vi] T. III des Fragmenta historicorurn Græcorum, de la collection Didot.

[vii] D’après un passage d’Appien, Octave était depuis six mois à Apollonie. Il s’agit d’Apollonie d’Illyrie.

[viii] « César avait fait son testament aux dernières mies de septembre, dans sa terre de Lavicum, et l’avait confié à la première des vestales. Q. Tubéron rapporte que depuis son premier consulat jusqu’au commencement de la guerre civile, il avait coutume de porter sur son testament Cn. Pompée pour son héritier, et que même il avait la cette clause dans une harangue à ses soldats. Mais par ses dernières dispositions, il nommait trois héritiers. c’étaient les petits-fils de sa sœur, savoir : C. Octavius, pour les trois quarts ; Lucius Pinarius et Quintus Pédius pour le dernier quart. A la fin de son testament, il adoptait C. Octavius et lui donnait son nom. Il déclarait plusieurs de ses meurtriers tuteurs de son fils, dans le cas où il lui en naîtrait un. Il plaçait Décimus Brutus parmi ses héritiers de seconde ligne. Il léguait aupeuple romain ses jardins près du Tibre, et toris cents sesterces (61.3 5) par tête. » Suétone, traduction de La Harpe.

[ix] Salluste dit seulement « plus de soixante ».

[x] Plutarque dit que ce billet fut remis à César ou par un affidé d’Artémidore de Cnide, qui enseignait à Rome les belles-lettres grecques, ou par Artémidore lui-même, avec la recommandation de le lire seul et promptement. Mais César en fut toujours empêché par la foule de ceux qui voulaient lui parler. (Vie de César.)

[xi] Durant ces fêtes en l’honneur de Pan, qui se célébraient au mois de février, les jeunes gens des familles nobles couraient nus par la ville, armés de lanières de cuir avec leur poil, dont ils frappaient les passants. Les femmes tendaient la main à leurs coups, persuadées que c’était un moyen sûr pour les femmes grosses d’accoucher heureusement, et pour les stériles d’avoir des enfants. (Voir, sur l’origine de cette fête, Plutarque, Vie de Romulus.)

[xii] Cicéron dit qu’Antoine ordonna qu’on écrivit dans les Fastes qu’à J. César, dictateur perpétuel, M. Antoine, consul, a, par la volonté du peuple, déféré la royauté, et que César n’a pas accepté. (Voir Seconde Philippique.)

[xiii] Il faut compléter ici Nicolas de Damas par Suétone et par Plutarque. La solennité de la situation est rendue plus sensible dans ces deux historiens par la citation des inscriptions mises au bas des statues de Brutus l’ancien et de César, des billets par lesquels on excitait D. Brutus à accomplir la fatalité de sa famille, et des prodiges de toute sorte qui annoncèrent la fin prochaine du dictateur.

« Quelques personnes écrivirent au bas de la statue du vieux Brutus : « Oh ! si tu vivais ! »

Et au bas de celle de César :

De Brutus à César la différence est forte :

Le premier fut consul par un royal renvoi ;

Le second, en menant les consuls à la porte,

A conquis le pouvoir et le titre de roi.

« Des prodiges frappants annoncèrent à César sa fin prochaine. Quelques mois auparavant, des colons conduits en Capoue, en vertu de la loi Julia, se disposaient à y élever des maisons de campagne. En fouillant le terrain, ils dispersèrent d’antiques sépultures... On trouva, dans un endroit où l’on disait que Capys, fondateur de Capone, était enseveli, une table d’airain avec une inscription grecque dont le sens était que, lorsqu’on découvrirait les restes de Capys, un descendant de Jules périrait de la main de ses proches et serait bientôt vengé par les désastres de l’Italie.... Les jours suivants, César apprit que des chevaux qu’il avait consacrés en passant le Rubicon, et qu’il avait laissés paître en liberté, versaient d’abondantes larmes. Tandis qu’il immolait une victime, l’augure Spurinna l’avertit de prendre garde à un danger auquel il serait exposé avant les ides de mars. La veille de ces mêmes ides, des oiseaux de différentes espèces, sortis d’un bois voisin, poursuivirent et mirent en pièces un roitelet qui se dirigeait vers la salle de Pompée avec un rameau de laurier. La nuit même du jour où César fut égorgé, il lui sembla, pendant son sommeil, qu’il volait de temps en temps au-dessus des nues, et une autre fois qu’il serrait la main de Jupiter. Sa femme Calpurnia rêva que le faite de sa maison s’écroulait, et que son mari était percé de coups dans ses bras. Au même instant, les portes de sa chambre s’ouvrirent d’elles-mêmes. » (Suétone, Jules César, traduction de La Harpe.)

« Ceux qui devinaient un changement, et qui avaient les yeux sur Brutus seul, ou du moins sur lui plutôt que sur tout autre, n’osaient pas, à la vérité, lui en parler ouvertement, mais, la nuit, ils couvraient le tribunal et le siège où il rendait la justice comme préteur, de billets conçus la plupart en ces termes : « Tu dors, Brutus ! - Tu n’es pas Brutus...»

« Il est bien plus facile, ce semble, de prévoir sa destinée que de l’éviter, car celle de César fut annoncée, dit-on, par des présages extraordinaires et des apparitions.... Au rapport de Strabon le philosophe, on vit en l’air des hommes de feu marcher les uns contre les autres. Le valet d’un soldat fit jaillir de sa main une flamme très vive ; on eût dit que la main brûlait, mais quand la flamme fut éteinte l’homme n’avait aucune trace de brûlure. Dans un sacrifice que César offrait, on ne trouva point de cœur à la victime, et c’était un prodige effrayant, car il est contre nature qu’un animal puisse exister sans cœur... La veille des ides de mars, César soupait chez Lepidus, et, suivant sa coutume, il signait des lettres à table. On proposa, dans la conversation, la question : « Quelle mort est la meilleure ? » César, prévenant toutes les réponses, dit tout haut : « C’est la moins attendue... » Plutarque, Vie de César.

[xiv] À ce moment, suivant Suétone, César interpella l’augure Spurinna, qui l’avait averti de prendre garde à un danger auquel il serait exposé avant les ides de mars, et taxa sa prédiction de fausseté : « Elles sont arrivées, dit l’augure, mais elles ne sont pas passées. »

[xv] C. Cassius avait médité de tuer César à lui seul. Il eût exécuté son projet en Cilicie, aux bouches du Cydnus, si César n’avait pas changé brusquement son itinéraire. Voir la Seconde Philippique. Plutarque nous montre ce grand conjuré, au moment de mettre la main à l’œuvre, portant les yeux sur la statue de Pompée et invoquant en silence l’adversaire de César, quoiqu’il fût dans les sentiments d’Épicure ; mais la vue du danger présent avait pénétré son cœur d’un vif enthousiasme.

[xvi] Récit de Suétone, traduction de La Harpe : « Dès que César eut pris place, les conjurés l’entourèrent dans le dessein apparent de lui rendre leurs devoirs. Aussitôt Tullius Cimber, qui s’était chargé du premier rôle, s’approcha pour lui demander quelque chose. Mais César ayant refusé de l’entendre, et lui ayant fait signe de remettre l’affaire à un autre moment, Cimber saisit sa toge aux deux épaules. “ C’est de la violence ! ” s’écria César. Alors l’un des deux Cassius, auquel il tournait le dos, le blessa, un peu au-dessous de la gorge. César arrêta le bras de Cassius et le perça de son stylet. Il voulut s’élancer, mais une autre blessure l’en empêcha. Quand il vit, de tous côtés, les poignards levés sur lui, il s’enveloppa la tête de sa toge, et de la main gauche en abaissa les plis jusqu’au bas de ses jambes, pour voiler la partie inférieure de son corps et tomber plus décemment. Il fut percé de vingt-trois coups. Au premier, il poussa un gémissement sans proférer aucune parole. Cependant quelques historiens racontent qu’il dit à Brutus, qui s’élançait pour le frapper. « Et toi a aussi, mon fils ! »

Suétone est le seul historien qui rapporte cette apostrophe à Brutus. Brutus passait pour fils de César, étant venu au monde lorsque César était l’amant de sa mère Servilie, soeur de Caton.

On comprendra que dans une action aussi tumultueuse aucun conjuré ne se soit rendu un compte bien exact de la part qu’il prenait au meurtre, et que les spectateurs de cette scène de confusion n’y aient rien démêlé avec certitude. Aussi la série de ses épisodes est-elle présentée diversement par les historiens, après le premier coup, qui fut certainement porté par Casca. Appien est d’accord avec Suétone sur la direction de ce premier coup vers la jugulaire, mais ajoute qu’il fut détourné par César, et l’atteignit au bas-ventre.

Nicolas de Damas compte trente-cinq blessures. Les autres historiens vingt-trois.

Suivant Suétone, de tant de blessures, la seule que le médecin Antistius trouva mortelle fut la seconde, reçue dans la poitrine. Suivant Appien, cette seconde blessure avait été portée dans le flanc.

L’acharnement avec lequel frappèrent les conjurés fut tel que quelques-uns se blessèrent les uns les autres. Brutus fut blessé à la main.

Le récit d’Appien fait croire à une résistance beaucoup plus énergique et plus longue de la part de César, que ceux de Suétone, de Nicolas et de Plutarque.

C’est sans cloute après que les conjurés eurent tous enfoncé leur fer dans le corps qu’il faut placer l’exclamation de Brutus à Cicéron absent, rapportée par ce dernier dans la Seconde Philippique. Il s’écria : « O Cicéron ! » rapprochant dans sa pensée l’exécution de César de la conduite de Cicéron, lors de la conspiration de Catilina.

[xvii] Président de Jeux publics. C’était toujours un personnage éminent. Sa fonction était de terminer les discussions, de proclamer les vainqueurs et de décerner les prix.