Comment le roi Charles fit armer vingt-cinq galères, qui eurent pour commandant Guillaume Cornut, dans l'intention de les envoyer à Malle à la recherche d'En Roger de Loria, afin de l'attaquer et de l'amener mort ou vif.
Après avoir pris congé du roi de France, le roi Charles se rendit à Marseille avec les soixante chevaliers français qu'il avait choisis lui-même. Arrivé à Marseille, il fit appeler auprès de lui Guillaume Cornut, un des hommes les plus considérés de Marseille et d'une des plus anciennes maisons; il lui ordonna de faire sans délai préparer la solde des enrôlements, et d'armer vingt-cinq galères de gens d'une bravoure éprouvée, tous Marseillais et de la côte de Provence, de manière qu'il n'y eût pas un seul homme d'aucune autre nation que de vrais Provençaux, et de les bien munir de comités, de nochers et de pilotes en double armement, et qu'il songeât que chacun de ces gens fût un lion. Il le nomma capitaine et commandant en premier de cette flotte. Il lui enjoignit de partir immédiatement, de se diriger du côté de la Sicile, de visiter le fort de Malte, et d'y rafraîchir son monde. « Après quoi, dit-il, cherchez En Roger de Loria, qui n'a pas plus de dix-huit galères, car le roi d'Aragon n'en a fait armer que vingt-deux, et sur ce nombre il en a emmené quatre avec lui en Catalogne; il ne peut donc lui en rester que dix-huit au plus; et si nous pouvons les enlever, la mer est à nous; car tout ce que le roi d'Aragon a de bons marins se trouve sur ces dix-huit galères. Il faut qu'elles ne vous échappent point. Ne paraissez donc plus devant nous jusqu'à ce que vous les ayez tous pris ou tués. »
Guillaume Cornut se leva, alla baiser les pieds du roi, et lui dit: « Seigneur, je vous rends grâces de l'honneur que vous me faites, et je vous promets de ne plus paraître à Marseille, ou devant vous, jusqu'à ce que je vous amène morts ou prisonniers En Roger de Loria avec tous ceux qui composent cette flotte. — Eh bien donc, dit le roi, songez à vous arranger de manière à être parti avant huit jours, sous peine de perdre notre affection. — Il sera fait comme vous le commandez » dit Guillaume Cornut.
Alors il s'occupa de faire armer les vingt-cinq galères, et de remplir en tout les volontés du roi. Je vais vous parler de lui jusqu'à ce qu'il ait accompli son bon voyage: puissent les Maures faire de tels voyages! Je cesse de parler du roi Charles, et saurai bien y revenir en temps opportun.
Ledit Guillaume Cornut arma en effet les vingt-cinq galères, et ce furent, sans nul doute, les mieux armées qui sortirent jamais de la Provence. Il y plaça bien soixante hommes de sa famille et de bons et notables gens de Marseille, et prit la voie de Naples. Pendant sa course de Naples il rafraîchit ses équipages. Ensuite il prit la voie de Trapani avec vingt-deux galères, et trois furent envoyées par l'embouchure du Phare pour prendre langue. Il choisit pour cela les trois mieux montées en rameurs, et leur donna rendez-vous au château de Malte, où elles devaient le trouver; il leur prescrivit de s'y rendre sans retard, et les premiers arrivés y attendraient les autres.
Comment l'amiral En Roger de Loria, après avoir couru les côtes de Calabre et s'être rendu maître de villes et villages, s'empara des trois galères que l'amiral marseillais avait envoyées pour s'informer d'En Roger de Loria; et comment ledit En Roger alla lui-même à la recherche des Marseillais.
Je vais cesser un instant de vous parler d'eux pour revenir à En Roger de Loria, qui avait armé les vingt-cinq galères, ainsi que le roi d'Aragon le lui avait ordonné. Sur ces vingt-cinq il en avait envoyé quatre et un lin à Trapani, au roi d'Aragon, comme vous l'avez vu. Il lui restait donc vingt une galères armées, et de plus deux lins, toutes bien montées de Catalans et de Latins. Après qu'elles furent ainsi disposées, et qu'il eut envoyé les quatre au roi, à Trapani, et que le roi fut parti, lui, avec ses vingt une galères et les deux lins, parcourut toutes les côtes de la Calabre jusqu'à Castella, près du golfe de Tarente. Il prit terre en beaucoup de lieux sur son chemin, et s'empara de plusieurs villes et bourgs et dudit lieu de Castella qu'il fortifia. Dans cette course ils firent un grand butin, et ils auraient pu faire bien du mal s'ils l'eussent voulu. Mais les Calabrais venaient dire à l'amiral: « Veuillez ne pas nous causer de dommage, car vous pouvez être assuré que notre intention est, si, par la grâce de Dieu, le saint roi d'Aragon sort vainqueur du combat qu'il a à soutenir contre le roi Charles, de devenir tous les siens. Ne nous faites donc pas le mal que vous pourriez nous faire. »
L'amiral, voyant qu'ils ne voulaient et disaient que tout bien, s'arrangea pour leur faire aussi peu de mal qu'il lui était possible. Et, en vérité, les gens de ce pays étaient alors si stupides en fait d'armes, que si cent almogavares eussent rencontré mille de ces pauvres gens, ils les eussent pris tous mille, car ils ne savaient de quel côté se tourner; et au contraire, les almogavares et varlets de suite qui suivaient l'amiral étaient si adroits, que, dans l'espace d'une seule nuit, ils entraient dans l'intérieur du pays, à quatre-vingt ou cent milles de distance, et ramenaient vers la mer tout ce qu'il leur plaisait d'enlever; de sorte qu'ils firent un gain immense. Et si l'on prenait la peine de le compter, la liste en serait si longue qu'on s'ennuierait à l'entendre. Je passe donc sur les sommes; car, en vérité, dans cette seule sortie que fît l'amiral avec les vingt une galères et les deux lins, vous pouvez compter qu'ils firent plus de trente courses dans lesquelles ils rencontrèrent des corps de cavalerie et d'infanterie qu'ils mirent tous en déroute. On en pourrait faire un gros livre; mais il suffit que je vous dise le nombre des courses. Enfin l'amiral, après avoir couru toute la Calabre, fait de beaux faits d'armes et ramassé un grand butin, s'en retourna à Messine. Etant au cap dell'Armi, à l'entrée de l'embouchure du Phare, du côté du levant, à la pointe du jour, il rencontra les trois galères de Provençaux que Guillaume Cornut, l'amiral de Marseille, avait envoyées pour prendre langue. Les deux lins armés qui précédaient En Roger de Loria, aperçurent ces galères qui s'étaient mises en station pour passer la nuit, et attendaient pour avoir des renseignements. Aussitôt que les deux lins armés les eurent découverts, ils s'en revinrent à rames sourdes vers l'amiral, et lui en firent part. Celui-ci échelonna ses galères, et arma les trois galères, de manière à ce qu'elles ne pussent lui échapper; ensuite il se porta lui-même de sa personne en avant pour les aborder avec trois de ses galères. Mais celles-ci, se fiant plus en leurs rames qu'à Dieu et en leurs armes, ramèrent pour prendre la fuite. L'amiral fondit sur elles. Que vous dirai-je? En tournant, elles aperçurent d'autres galères ennemies qui venaient à elles; elles furent bientôt vaincues et prises, et voilà comment elles obtinrent les renseignements qu'elles cherchaient, car elles purent bien dire qu'elles savaient d'une manière certaine où était En Roger de Loria. Dès qu'il fut jour, l'amiral qui les avait prises voulut savoir toute leur affaire, et il le sut sans que rien pût lui en être caché. Il s'en alla aussitôt à Messine, amenant les trois galères, poupe en avant et pavillons traînants. Ce même jour il fit mettre à terre tout ce qui se trouvait sur ses galères, ainsi que les blessés et malades qu'il pouvait avoir, et se rafraîchit de nouvelles troupes. Le lendemain, il partit de Messine avec ses vingt une galères et les deux lins, et prit la voie de Malte. Que vous dirai-je? Il arriva le même jour à Syracuse, et tâcha de se procurer des nouvelles sur les galères provençales. Une barque venue de l'île de Gozzo, près de Malte, lui dit qu'elles étaient à Malte. L'amiral sortit de Syracuse et alla jusqu'au cap Pessaro dans la journée, et s'y arrêta pour passer la nuit. Dès la naissance du jour il partit côtoyant le rivage et alla jusqu'au cap de Ras-Altara. Il tint cette voie pour que, si les galères des Provençaux avaient quitté Malte, il pût ne les perdre jamais de vue, bien qu'il sût que les trois galères qu'il avait prises devaient les attendre là; mais il ne voulait pour rien au monde qu'elles pussent lui échapper.
Quand il fut arrivé à la fontaine de Scicli, il débarqua tout son monde; et le fort, ainsi que les potagers arrosés des environs de Scicli, lui fournirent des rafraîchissements en abondance. Chacun se remit, se délassa, et mit ses armes en état. Les arbalétriers préparèrent les cordes de leurs arbalètes; enfin, on fit tout ce qui était nécessaire. Dans cette soirée, ils eurent des viandes, du pain, du vin et des fruits en grande abondance; car ce pays de Scicli est un des plus agréables et des plus fertiles de la Sicile. Ils s'approvisionnèrent d'eau, qui y est très bonne et très salubre; enfin ils se tinrent tous bien disposés et en ordre de bataille.
Quand tous eurent soupe et fait leurs provisions d'eau, l'amiral les harangua et leur dit de belles paroles appropriées à la circonstance. Il leur dit entre autres choses: « Barons, avant le jour vous serez au port de Malte, où vous trouverez vingt-deux galères et deux lins provençaux armés. C'est la fleur de la Provence et l'orgueil des Marseillais. Il faut donc que chacun de nous ait courage sur courage et cœur sur cœur, et que nous fassions en sorte d'abaisser à jamais l'orgueil des Marseillais, qui de tout temps ont, plus que tout autres, dédaigné les Catalans; il faut que de cette bataille vienne grand honneur et grand profit au roi d'Aragon, ainsi qu'à la Catalogne. Une fois ces gens-là vaincus, la mer est à nous. Or donc, que chacun songe à bien faire. » Ils répondirent à l'amiral: « Marchons, et certainement ils sont à nous. Voilà venu ce que nous avions si longtemps désiré, une occasion de nous battre avec eux. » Et tous commencèrent à élever ensemble le cri de: « Aur! Aur!
Comment l'amiral En Roger de Loria vint au port de Malte, et reconnut la flotte marseillaise; et comment il se montra présomptueux dans l'ordonnance de la première bataille qu'il livrait.
Ils s'embarquèrent et emmenèrent une barque de huit rames qu'ils trouvèrent à Scicli, afin de pouvoir secrètement examiner le port; et quand ils furent tous embarqués, ils se mirent en mer avec le vent qui s'élevait de terre; et avant l'heure de matines, ils furent rendus devant le port. Aussitôt, les deux lins armés s'avancèrent à rames sourdes pour épier l'intérieur du port; et devant les lins, à environ un trait d'arbalète, s'avançait la barque à huit rames. Les Provençaux de leur côté avaient placé aux deux pointes qui sont à l'entrée du port deux lins en vedette. La barque avec ses rames sourdes passa si secrètement au milieu de l'ouverture du port qu'elle arriva devant le fort sans être aperçue; elle vit les galères qui étaient là en station, les voiles larguées; elle les compta toutes et en trouva vingt-deux, plus deux lins qu'elle découvrit, chacun en vedette à une des pointes du port, avec leurs voiles larguées. Elle sortit ensuite du port et trouva lus deux lins de l'amiral En Roger qui étaient en station, tirant des bordées au milieu de l'ouverture du port. Elle se rendit aussitôt auprès de l'amiral, à qui ils racontèrent ce qu’ils en avaient vu.
L'amiral fit à l'instant disposer son monde et placer les galères en ordre de bataille. A peine fut-on préparé que le jour parut. Ils crièrent tous à l'amiral: « Ferons sur eux, ils sont à nous! » Mais l'amiral fit alors une chose qui doit lui être comptée plutôt comme un accès de folie que comme un acte de raison. Il dit: « A Dieu ne plaise que je les attaque, tout endormis qu'ils sont; mais que les trompettes et les nacaires se fassent entendre pour les éveiller, et je les attendrai jusqu'à ce qu'ils soient préparés au combat; car je ne voudrais pas que personne pût dire que, si je les ai vaincus, c'est parce qu'ils étaient endormis. » Tous s'écrièrent alors; « L'amiral a bien parlé! »
L'amiral se conduisit ainsi, parce que c'était le premier combat qu'il livrait depuis qu'il avait été créé amiral, et il voulait par là prouver son courage et la valeur des hommes qu'il commandait. Il fit donc sonner les nacaires et les trompettes, et toutes ses galères entrèrent dans le port en prenant par la gauche et amarrées les unes aux autres. Les Provençaux s'éveillèrent à leur male heure, et l'amiral En Roger, levant la rame, dit: « Attendez, attendez qu'ils soient tous prêts à combattre. » Il descendit du fort environ cent hommes de haut parage, entre Provençaux et Français, qui entrèrent dans les galères; si bien qu'ils en furent beaucoup plus forts qu'avant, comme il le parut bien par la bataille.
Lorsque Guillaume Cornut, l'amiral marseillais, vit la présomption de l'amiral En Roger de Loria, qui aurait pu les tuer tous et les prendre sans coup férir, il s'écria d'une voix si haute que tous l'entendirent: « Qu'est-ce ceci, grand Dieu! Quelle race est-ce là? Ce ne sont pas des hommes, mais des diables qui ne demandent qu'à se battre, car ils pouvaient nous avoir tous sans aucun risque pour eux, et ils ne l'ont pas voulu. » Il ajouta: « Allons, seigneurs, tenez ferme contre ces gens que vous avez à combattre C'est aujourd'hui que paraîtra ce que vous savez faire. Voilà le moment qui va décider à jamais de l'audace des Catalans, de la gloire des Provençaux, ou de la honte de nous tous, tant que le monde existera. Que chacun pense à bien faire, car voilà que nous avons trouvé ce que nous allions chercher en partant de Marseille; et il n'a pas même fallu chercher ces gens, puisqu'ils sont venus vers nous. Maintenant, que l'affaire aille donc comme elle pourra, il n'y a plus un moment à perdre. »
Il fit alors sonner les trompettes et déployer les grandes voiles; et bien appareillé et en bon ordre de bataille il marcha avec ses galères contre celles d'En Roger de Loria, qui fondirent également sur les siennes. Elles allèrent férir si vigoureusement l'une contre l'autre au milieu du port, que toutes les proues furent brisées, et la bataille fut terrible et sanglante. Que vous dirai-je? Contre le jeu que faisaient les lances des Catalans, contre la force avec laquelle étaient jetés leurs traits il n'y avait aucune défense possible; car il y eut des dards qui perçaient l'homme, la cuirasse et toutes les autres défenses, et des coups de lance qui traversaient l'homme et passaient de l'autre côté du pont de la galère. Quant aux arbalétriers il n'est besoin de vous en parler, car c'était des arbalétriers d'enrôlement d'élite, et si bien dressés qu'ils ne lançaient pas de trait qui ne tuât son homme ou ne le mît hors de combat, car c'est dans ces combats en bataille rangée qu'ils font surtout merveille. Aussi tout amiral de Catalogne ferait-il acte de folie, quand il veut avoir des rameurs surnuméraires[1] à bord de ses galères, d'en prendre plus à bord que vingt galères sur cent, pour que celles-ci aillent plus rapidement à la découverte, tandis que les arbalétriers d'enrôlement se tiennent réunis, dressés et bien ordonnés, et qu'ainsi rien ne peut tenir devant eux.
Que vous dirai-je? La bataille commença au soleil naissant et dura jusqu'au soleil couchant, et elle fut la plus terrible qu'on ait jamais vue. Quoique les Marseillais eussent l'avantage d'une galère et eussent été renforcés de cent hommes du pays, qui étaient descendus du fort de Malte, ils furent à la fin obligés de céder. Lorsque le soir fut arrivé, les Provençaux avaient perdu trois mille cinq cents hommes; il n'en restait donc que bien peu sur les ponts.
Quand les Catalans virent que ceux-ci se défendaient si vivement, ils crièrent fortement et à haute voix: « Aragon! Aragon! À l'abordage! À l'abordage! » Tous reprirent une nouvelle vigueur, se jetèrent à l'abordage sur les galères marseillaises et tuèrent tout ce qui se trouva sur les ponts. Que vous dirai-je? parmi les blessés ou autres qu'ils précipitèrent en bas il n'en échappa pas plus de cinq cents vivants, et encore une grande partie de ceux-là moururent-ils des suites de leurs blessures. L'amiral Guillaume Cornut, tous ses parents et amis qui se trouvaient auprès de lui, ainsi que les gens de haut parage et d'honneur, furent tous mis en pièces.
On s'empara des vingt-deux galères et de l'un des lins armés; l'autre prit la fuite et gagna la haute mer; et comme il était mieux en rames que ceux de l'amiral En Roger, il alla à Naples et de là à Marseille, où il raconta le malheureux succès de leur expédition. Le roi Charles, en apprenant ce désastre, en fut très mécontent et dolent, et tint son affaire pour perdue.
Lorsque l'amiral En Roger se fut rendu maître des vingt-deux galères et du lin, il fit voile vers la pointe du port du côté du ponant, et fit débarquer son monde. Chacun reconnut son compagnon, et on trouva que la perte totale avait été de trois cents hommes tués, et d'environ deux cents blessés, dont la plupart guérirent. L'amiral déclara: que tout ce que chacun avait gagné lui appartenait franchement et quittement, qu'il leur abandonnait tous les droits que le roi et lui pouvaient y avoir, et qu'il lui suffisait pour le seigneur roi et pour lui de réserver les galères et les prisonniers. Tous s'empressèrent de lui en rendre grâce. Cette nuit ils songèrent à se bien traiter; le lendemain ils en firent autant, et aussitôt ils expédièrent la barque armée à Syracuse, pour faire connaître la victoire que Dieu leur avait accordée. L'amiral ordonna par sa lettre aux officiers qui y résidaient pour le seigneur roi, d'envoyer aussitôt de nombreux courriers à Messine et dans toute la Sicile, pour répandre cette bonne nouvelle. Cela fut ainsi exécuté. Que Dieu nous donne une joie pareille à celle qu'on éprouva dans toute la Sicile!
L'amiral fit aussi préparer le lin armé qu'il avait enlevé aux Provençaux, et l'expédia au seigneur roi et à madame la reine en Catalogne. Ce lin passa à Majorque, et de là se rendit à Barcelone, d'où on expédia un courrier au seigneur roi, à madame la reine, aux infants et dans tout le pays du seigneur roi d'Aragon; il est inutile de vous dire la joie qu'en ressentirent le seigneur roi et madame la reine. En même temps le lin provençal se rendait à Marseille, et il y raconta ce qui était advenu. Le deuil en fut si profond dans tout le pays, qu'il dure encore et durera au-delà de cent ans. Mais laissons cela et revenons à l'amiral En Roger de Loria.
Comment l'amiral En Roger de Loria s'empara de Malte et de Gozzo; et de la grande fraternité qui dès lors s'établit entre les Catalans et les Siciliens.
L'amiral ayant fait reposer ses troupes pendant deux jours, s'en alla bannières déployées jusqu'à la ville de Malte et se disposait à l'attaquer, mais les principaux citoyens vinrent le prier, au nom de Dieu, de ne leur causer aucun dommage, en ajoutant que la ville se mettrait sous la sauvegarde et protection du roi, et qu'ils se rendraient à lui pour faire et dire tout ce qu'il commanderait. L'amiral entra dans la ville avec son monde, reçut l'hommage de la cité et de toute l'île, et leur laissa deux cents Catalans pour les défendre contre la garnison du fort. Un bien plus petit nombre encore aurait suffi, car cette garnison avait perdu dans la bataille la majeure partie des siens, et surtout des plus braves. Il vint ensuite, bannière déployée, assiéger le fort; mais voyant qu'il ne pouvait rien faire sans trébuchets, il leva le siège avec le dessein d'y revenir promptement, et d'y tenir un tel siège qu'il ne le quitterait plus jusqu'à ce qu'il s'en fût rendu maître. Les bonnes gens de la ville de Malte donnèrent mille onces de joyaux en présent à l'amiral: ainsi il fut content d'eux et eux de lui. Ils fournirent aussi tant de rafraîchissements à la flotte qu'ils leur suffirent jusqu'à ce qu'ils fuient arrivés à Messine. Tous ces arrangements terminés, l'amiral marcha sur l'île de Gozzo, attaqua la ville, s'empara des faubourgs, et au moment où, après être maître des faubourgs, il se préparait à forcer la ville, elle se rendit au seigneur roi. En Roger y entra et reçut leur serment et hommage pour le roi, et laissa, pour garder à la fois la ville et le château, cent Catalans.
Après qu'il eut mis ordre à tout, tant dans la ville que dans l'île de Gozzo, les habitants de Gozzo lui donnèrent cinq cents onces de joyaux, et fournirent aux galères de grands rafraîchissements. L'amiral se retira satisfait d'eux, et eux furent également satisfaits de lui. Il suivit ensuite la voie de Sicile et prit terre à Syracuse; là on lui fit de grands honneurs et on lui donna de brillantes fêtes, et on lui fournit de grands approvisionnements. Puis il alla à Jaci et à Taormina. Partout il fut fêté et tellement pourvu de provisions fraîches qu'ils ne savaient plus où les placer. Et en chaque lieu où il arrivait, il faisait tirer les galères qu'il avait prises, la poupe en avant et les pavillons traînants dans la mer, et c'est ainsi qu'ils entrèrent à Messine. Ne me demandez pas la fête ni les illuminations qui eurent lieu; la joie y fut telle qu'elle dure encore et durera à jamais. C'est alors que les Siciliens se regardèrent comme sauves et en toute sûreté, ce qu'ils n'avaient point pensé jusqu'à ce moment. Alors ils connurent bien la valeur de l'amiral et des Catalans, qu'ils n'avaient encore pu juger, et les prisèrent et les redoutèrent. Dès lors il se forma dans Messine des unions de mariage entre les Siciliens et les Catalans, et ils furent, sont et seront à jamais entre eux comme frères. Que Dieu maudisse ceux qui voudraient jamais troubler cette fraternité et affection qui est si heureuse pour tous deux. Jamais deux nations ne se convinrent aussi bien que celles-ci. Je laisse là notre amiral, pour revenir au roi d'Aragon.
Comment le roi d'Aragon partit de Trapani pour se rendre au combat de Bordeaux, en côtoyant la Barbarie; et comment il s'aboucha avec les sens d'Alcoyll, qui lui assurèrent que, lors de son expédition avec sa floue, les Sarrasins avaient perdu plus de quarante mille soldats.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon fut parti de Trapani avec les quatre galères et le lin armé, il fit dire à En Roger Marquet et à En Béranger Mayol, de prendre la route de la Goletta, parce qu'il voulait côtoyer la Barbarie et aller à la ville d'Alcoyll, pour voir si les habitants y étaient revenus, et ce qu'on y faisait ou disait. Cela fut ainsi exécuté. Etant à la Goletta, le roi, suivi d'un bon nombre de personnes, alla à la chasse aux bouquetins, qui y sont très sauvages; il était un des meilleurs chasseurs du monde pour toute bête sauvagine et il avait toujours aimé la chasse de montagne. Ils furent si heureux dans cette chasse aux bouquetins, qu'ils approvisionnèrent abondamment les galères, et c'est la meilleure et plus grasse chair du monde; et ils en tuèrent autant qu'il leur sembla bon.
Après s'être rafraîchis un jour à la Goletta ils s'en vinrent, côtoyant la Barbarie, jusque devant la ville d'Alcoyll. Tous les habitants qui y étaient revenus, ainsi que mille hommes qui y étaient restés pour la garder, prirent les armes et vinrent sur le rivage. Les galères étaient en panne, les enseignes déployées. Le seigneur roi monta de sa personne sur le lin armé, et dit: « Approchons de terre, et portez les écus en avant, car je veux parler à ces gens. — Ah! Seigneur, lui dirent En Roger Marquet et En Béranger Mayol, que voulez-vous faire? Envoyez-y l'un de nous, ou un chevalier qui saura, aussi bien que vous-même, recueillir les nouvelles que vous désirez savoir. — Non, dit le roi, cela ne nous semblerait pas aussi bon, si nous ne les entendions pas nous-même. »
Aussitôt le vaisseau fit mouvoir ses rames, et lorsque le seigneur roi fut à la portée du trait, il envoya à terre un gabier qui parlait fort bien le sarrasin, pour leur dire de laisser sauf-conduit au lin, parce qu'il désirait leur parler; qu'ils ne tirassent pas sur lui, et que le lin ferait de même avec eux. « Si l'on te demande, ajouta-t-il, de qui sont les galères, tu répondras qu'elles appartiennent au roi d'Aragon, et qu'elles vont en message en Catalogne; si on t'en demande davantage, tu répondras, que ce chevalier qui va sur lu vaisseau de la part des envoyés satisfera à leurs demandes. »
Le gabier alla à terre et fit ce que le roi lui avait ordonné. Les Maures lui donnèrent la garantie qu'il désirait, et ils envoyèrent avec lui un des leurs, qui parlait très bien, et qui partit avec le gabier, monta avec lui jusque sur le lin et apporta le sauf-conduit. Le sauf-conduit reçu, le lin s'approcha du rivage, et quatre cavaliers Sarrasins entrèrent à cheval dans la mer, vinrent jusqu'à la poupe du lin, et montèrent à bord. Le seigneur roi les fit asseoir devant lui, leur fit donner à manger, et leur demanda des nouvelles de ce qu'avaient fait et dit les Maures, après le départ du roi. Ils répondirent: que pendant les deux premiers jours qui suivirent le départ du roi nul n'avait osé s'approcher de la ville, parce qu'ils avaient cru que les voiles qui paraissaient en mer étaient une flotte qui venait en aide au roi d'Aragon. « Dites-moi maintenant, leur de manda le seigneur roi, après le jour de la bataille, se trouva-t-il un grand nombre de morts? — Certainement, dirent-ils; et il est sûr que nous avons bien perdu plus de quarante mille hommes d'armes. — Comment cela se peut-il? reprit le seigneur roi; nous qui étions avec le seigneur roi d'Aragon, nous n'avons pas cru qu'il y eût plus de dix mille morts. — Bien certainement, dirent-ils, il y en eut plus de quarante mille; et nous vous dirons que la presse était si grande à fuir, que nos gens s'écrasaient les uns les autres; et si, par malheur, le roi eût franchi cette montagne, nous étions tous morts, et il n'en eût pas échappé un seul. — Mais comment le seigneur roi eût-il franchi la montagne, tandis que vous aviez disposé de la cavalerie pour fondre sur la ville et sur le camp, dans le cas où il l'aurait fait — Rien de cela, dirent-ils; nous étions trop abattus, et entre nous jamais il n'y aurait eu assez d'accord pour espérer d'obtenir la victoire. Nous vous répétons donc, que si, pour notre malheur, le roi eût été au-delà de la montagne, nous étions tous perdus, et le pays conquis; car il n'eût rencontré aucune résistance, et se fût emparé de Bona, de Constantine, de Giger, de Bugia et puis d'une grande partie des villes de la côte. »
Sur cela le roi leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur Dieu le père, ne pardonnez point cette faute à celui qui en a été coupable; tirez-en vengeance, et puissé-je en être bientôt le témoin. »
« Maintenant dites-moi, ajouta le roi, ces peuples veulent-ils beaucoup de mal au roi d'Aragon? — Du mal, répliquèrent-ils? À Dieu ne plaise; ils lui veulent au contraire plus de bien qu'à prince qui soit au monde, chrétien ou maure; et de bonne foi, nous vous assurons que, s'il fût resté ici jusqu'à ce jour, ses grandes qualités sont si connues parmi nous que plus de cinquante mille personnes, hommes, femmes ou enfants, auraient reçu le baptême et se seraient donnés à lui. Nous vous attestons hardiment, sur notre foi et sur celle du roi Mira-Bosécri, que tous marchands et mariniers et toute autre personne appartenant au roi d'Aragon peuvent venir en toute assurance à Alcoyll et dans tout le pays du roi Mira-Bosécri; nous vous l'assurons par la foi que Dieu a mise en nous. Vous pouvez nous en croire; car nous quatre, ici présents, nous sommes chefs et seigneurs de ces gens et de ce lieu et de Giger, et proches parents du roi Mira-Bosécri, et nous vous attestons que c'est la pure vérité. —Puisque vous êtes, dit le roi, des hommes si distingués, comment avez-vous pu vous confier ainsi à nous? — Nous n'avons pu croire que des gens du roi d'Aragon fussent capables de trahison, car cela ne s'est jamais vu; aussi vous êtes les seuls au monde auxquels nous eussions voulu nous confier, car Dieu a doué les rois d'Aragon et leurs gens d'une telle vertu qu'ils gardent leur foi aux amis et aux ennemis. Mais à présent que nous avons satisfait à vos demandes, veuillez nous dire où est le roi d'Aragon, ce qui s'est passé, et ce qu'il a fait depuis qu'il s'est éloigné de ces lieux? »
Alors le seigneur roi leur raconta ce qui lui était arrivé depuis son départ d'Alcoyll. Ils en furent émerveillés et dirent: « C'est assurément le plus parfait chevalier qui soit au monde, ainsi que le plus brave, et s'il vit longtemps, il soumettra le monde entier. »
Ils furent donc très satisfaits de tout ce qu'ils venaient d'apprendre, prirent congé du seigneur roi, et le prièrent d'attendre jusqu'à ce qu'on lui eût envoyé des rafraîchissements, disant, qu'en l'honneur du seigneur roi d'Aragon, ils remettraient des approvisionnements aux galères présentes ainsi qu'à toutes celles des siennes qui pourraient passer, et voudraient bien s'arrêter.
Le seigneur roi les remercia beaucoup, leur fit remettre des présents dans les galères où ils s'embarquèrent, et les fit conduire à terre. A peine étaient-ils débarqués, qu'on envoya sur des barques à nos galères dix bœufs, vingt moutons, tout le pain qui se trouva cuit, du miel, du beurre, et beaucoup de poisson; quant au vin, ils n'en avaient point. Le roi leur fit présent de deux tonneaux de vin de Mena, l'un de vin blanc et l'autre de vin rouge, qu'ils prisèrent plus que si on leur eût donné de magnifiques chevaux.
Comment, après avoir demeuré un jour à Alcoyll, le roi prit le chemin de Cabrera et Ibiza: comment il aborda au Grao de Renier au royaume de Valence; et comment il envoya des lettres aux cent chevaliers qui devaient se trouver au combat avec lui.
Après être resté un jour à Alcoyll pour faire rafraîchir son monde, le roi se mit en mer à la nuit à la faveur du vent de terre. Il eut beau temps, et prit la voie de Cabrera, où il fit de l'eau. Il se dirigea ensuite par Ibiza, aborda au Grao de Renier et débarqua. L'allégresse et la joie se répandirent aussitôt dans Renier, et de Renier on expédia sur-le-champ des courriers à Sajoncosa, où se trouvaient madame la reine et les infants, et ensuite par tout le pays. A mesure qu'on recevait la nouvelle de l'arrivée du roi, on faisait partout des processions et des illuminations, et on rendait grâce à Dieu qui ramenait sain et sauf ce bon seigneur.
Arrivé à Renier, il vint au Grao, où il séjourna pendant deux jours, et se rendit ensuite à la cité de Valence. N'allez pas me demander les fêtes qu'on lui fit, car je puis vous assurer que, de toutes celles qui avaient eu lieu jusqu'alors, aucune n'avait ressemblé en rien à celles-là. Que vous dirai-je? Pendant que tout le monde était à se réjouir, le roi songeait à ses affaires, et en particulier à l'affaire de la bataille. Il ne perdit pas une heure, pas une minute. Il fit aussitôt faire des lettres pour tous ceux qui devaient se trouver au combat avec lui, et dont il avait dressé la liste; car tandis qu'il était en mer, il y avait pensé et avait pris leurs noms par écrit. Il remit cette liste à ses secrétaires, afin qu'ils fissent savoir à chacun, de sa part, qu'ils devaient être arrivés tel jour à Jaca, tout prêts à entrer en lice; et tout fut exécuté selon ses ordres. Les courriers allèrent de tous côtés. Il avait choisi cent cinquante combattants, au lieu de cent dont il avait besoin, afin que, lorsqu'ils seraient arrivés à Jaca, s'il s'en trouvait quelqu'un de malade, il pût toujours réunir les cent, avec lesquels il irait à Bordeaux.
Chacun se prépara de son mieux, comme s'il devait se trouver au combat; car aucun ne se doutait qu'il fût porté d'autres lettres que pour cent d'entre eux. Nul homme n'en savait rien que le seigneur roi lui-même et deux secrétaires qui avaient écrit les lettres de leur propre main, et auxquels le seigneur roi avait recommandé, et sous peine de la vie, qu'on tînt cette disposition dans le plus grand secret, et qu'aucun homme ne sût qu'il y avait plus de cent personnes mandées. Et ce fut un grand trait de sagesse de la part du roi; car si ceux qui étaient appelés eussent cru qu'il y en avait plus que le nombre, chacun aurait été en doute de savoir s'il ne serait pas rejeté par le roi; et dès lors ils ne se fussent pas préparés avec autant de zèle et d'aussi bon cœur qu'ils le firent, chacun étant bien convaincu qu'il était certainement un des cent.
Comment le roi En Pierre envoya le noble En Gilbert de Cruylles au roi d'Angleterre pour s'assurer s'il lui garantirait le champ; et comment il apprit du sénéchal de Bordeaux, que le roi de France venait avec douze mille hommes pour le mettre à mort.
Après le départ de toutes ces lettres, le roi choisit des messagers parmi les hommes les plus distingués du pays, afin de les envoyer à Bordeaux, et entre autres le noble En Gilbert de Cruylles, et le chargea d'aller demander au roi d'Angleterre s'il lui garantirait le champ, et s'il n'aurait rien à craindre à Bordeaux d'aucunes autres gens. Le noble En Gilbert prit donc congé du seigneur roi, se rendit à Bordeaux, et quelques mots du seigneur roi lui suffirent pour le mettre au fait; car: qui envoie sage messager, peu de paroles suffisent; et le noble En Gilbert était un des plus sages chevaliers de toute la Catalogne
II est certain que, lorsque le combat des deux rois fut stipulé, ils convinrent entre eux deux: qu'ils enverraient en même temps, chacun de son côté, des messages au roi Edouard d'Angleterre, l'un des plus preux seigneurs du monde, pour le prier de présider au combat, et que le champ fût à Bordeaux. Sur leurs pressantes prières, le roi d'Angleterre accepta et consentit à garder et à assurer le champ à Bordeaux. Ainsi le fit-il dire à chacun de ces rois, par le retour de leurs propres envoyés, ajoutant, qu'il se trouverait en personne à Bordeaux. Le roi d'Aragon s'imaginait donc que le roi d'Angleterre était à Bordeaux, et voilà pourquoi il lui envoyait en toute assurance le noble En Gilbert de Cruylles. En Gilbert, qui comptait aussi l'y trouver, ne le rencontra point, et se présenta devant son sénéchal, homme noble et vrai, et lui fit son message, tout comme il l'aurait fait au roi d'Angleterre. « Il est vrai, seigneur En Gilbert, lui répondit celui-ci, que monseigneur le roi d'Angleterre a assuré le champ de bataille et a promis de s'y rendre en personne; mais ayant appris que le roi de France venait à Bordeaux et y amenait douze mille cavaliers armés, et que le roi Charles y arriverait le même jour, le roi d'Angleterre a bien vu qu'il ne pourrait point garantir la sûreté du champ, et il n'a plus voulu s'y trouver. Il m'a donc chargé de faire dire au roi d'Aragon que, aussi cher qu'il a son honneur et sa vie, il ne vienne point à Bordeaux, parce qu'il sait d'une manière certaine que le roi de France vient à Bordeaux dans l'intention de mettre à mort le roi d'Aragon et tous ceux qui l'accompagneront; si bien qu'aujourd'hui même je voulais envoyer un messager au seigneur roi d'Aragon pour lui en faire part; mais puisque vous êtes venu, je vous le dis, afin que vous en donniez connaissance au roi par un message, et que vous restiez vous-même ici, pour vous assurer par vos propres yeux de la vérité de ce que je vous dis, et pour que vous puissiez, jour par jour, lui faire savoir ce dont vous serez témoin. »
Le noble En Gilbert, en homme habile qu'il était, sonda de plusieurs manières le sénéchal pour savoir ce qu'il avait dans l'âme. Il le trouva toujours bien porté en faveur du roi d'Aragon; et plus il l'éprouvait, plus il le trouvait ferme dans sa façon de penser. Quand il se fut bien assuré de la loyauté du sénéchal et de sa bonne affection pour le roi d'Aragon, il fit connaître au seigneur roi, par plusieurs courriers, expédiés par différentes routes, ce que lui avait déclaré le sénéchal.
Les courriers étaient au nombre de quatre, et tous quatre arrivèrent le même jour à Jaca, où ils trouvèrent le seigneur roi d'Aragon, qui s'y était rendu rapidement, car de deux journées il en avait fait une; et ne pensez pas qu'il s'arrêtât nulle part, pour fête ou réjouissance qu'on lui fit.
Lorsqu'il eut entendu ce que le noble En Gilbert lui faisait dire de la part du roi d'Angleterre et du sénéchal, il en fut vivement affligé. Néanmoins tous les chevaliers arrivèrent précisément au jour qu'il leur avait fixé, et sur les cent cinquante il n'en manqua pas un seul, et chacun y arriva bien armé et bien appareillé, ainsi qu'il convenait à de tels personnages. Pendant que tout cela se préparait, le roi se rendit à Saragosse pour visiter la cité et voir madame la reine et les infants. Et s'il y eut grande fête, il n'est besoin de le dire, car jamais ne fut vue nulle part sur terre telle joie ni telle fête. Il resta quatre jours avec sa famille; puis il prit congé de madame la reine et des infants, les signa et leur donna sa bénédiction.
A son retour à Jaca, il reçut, le jour même, quatre autres courriers que lui envoyait En Gilbert, pour lui faire savoir: que le roi de France et le roi Charles étaient entrés ensemble à Bordeaux, tel jour, avec tant et tant de chevalerie, comme vous l'avez déjà appris, et qu'ils avaient dressé leurs tentes auprès du lieu où devait être le champ clos destiné au combat des deux rois, à la distance de moins de quatre traits d'arbalète; si bien que le roi de France ainsi que le roi Charles venaient chaque jour au champ avec beaucoup de gens, pour examiner comment tout était disposé. Vous pouvez croire que c'était le champ le mieux disposé qui fut jamais. Au haut du champ clos était une chapelle où devait siéger le roi d'Angleterre, et à l'entour devaient être placés les chevaliers auxquels serait confiée la garde du champ. Le seigneur roi en apprenant ces nouveaux détails fut encore plus affligé qu'auparavant; il envoya des courriers à En Gilbert, lui mandant de lui faire connaître les vrais sentiments du sénéchal à son égard. En Gilbert lui en dit la vérité, et lui fit savoir en toute assurance qu'il n'était pas d'homme au monde qui eût plus d'affection pour aucun seigneur que n'en avait pour lui le sénéchal, et qu'il pouvait s'en tenir pour bien convaincu. Le roi apprenant cela se regarda comme sauvé; mais je laisse là le roi d'Aragon, et vais vous entretenir du roi de France et du roi Charles.
Comment le roi Charles sut se faire de nombreux partisans, comment il envoya le comte d'Artois au Saint-Père pour lui demander de l'argent, et le chargea de défendre la Calabre et de faire le plus de mal possible aux Siciliens; et comment il fut à Bordeaux le jour désigné.
Lorsque le roi Charles eut fait armer les vingt-cinq galères de Guillaume Cornut et qu'elles furent parties de Marseille, et qu'il eut choisi les quarante chevaliers de Provence qui devaient se rendre au champ avec lui, il se conduisit aussi sagement que l'avait fait le roi d'Aragon en désignant cent cinquante chevaliers, et il fit expédier plus de trois cents lettres pour divers chevaliers, parmi lesquels il voulait prendre ceux qui tiendraient le champ avec lui, comme étant des hommes dans lesquels il mettait toute affection et confiance. Parmi ces chevaliers il se trouvait des Romains, des habitants de chaque cité de Toscane et de Lombardie, des Napolitains, des Calabrais, des habitants de la Pouille, des Abruzzes, de la Marche, du Languedoc et de la Gascogne. Et chacun d'eux tenait pour vérité, d'être si prisé et si aimé du roi Charles qu'il voulait réellement l'avoir avec lui pour tenir le champ. Il avait bien pris soin d'y mettre un plus grand nombre de Français et de Provençaux; et il fit ceci afin que dans tous les temps eux et ceux qui naîtraient d'eux se persuadassent qu'ils possédaient toute l'affection du roi Charles, et qu'ainsi ils prissent partout son parti; et chacun d'eux était l'homme le plus puissant dans son lieu. Ainsi qu'il le pensa, ainsi advint-il; car les plus chauds partisans et la plus grande force que le roi Robert[2] posséda à Rome, en Toscane, en Lombardie et autres lieux, lui est venue de ce que chacun disait: « Mon père était un des cent chevaliers qui devaient tenir champ avec le roi Charles contre le roi d'Aragon. Ils se prisaient beaucoup de ce choix; et ils devaient le faire, si la chose eût été telle qu'ils le pensaient. Voyez donc comment, sans que cela lui coûtât rien, il sut se gagner tant d'amis à lui et aux siens. Vous pouvez juger par là que le roi d'Aragon et le roi Charles étaient tous deux fort habiles; mais le roi Charles l'emportait en longue pratique, à cause du bon nombre d'années qu'il avait de plus que le roi d'Aragon.
Quand le roi Charles eut arrangé le tout, il donna ses ordres à ses barons, parents et amis, et principalement au comte d'Artois,[3] fils de son neveu, pour qu'il se rendît à Naples avec un grand nombre de cavaliers, le pape devant lui fournir tout l'argent nécessaire. Il lui recommanda de défendre la Calabre, de faire armer des galères à Naples, et avec les vingt-cinq galères de Provence de courir la Sicile, pour y causer tout le dommage qu'il pourrait, pendant qu'il serait impossible au roi d'Aragon de lui porter aucun secours. Tout fut fait selon ses ordres. Après ces dispositions prises, il partit de son côté pour Bordeaux, tandis que le roi de France s'y rendait du sien; de sorte qu'ils arrivèrent l'un et l'autre à Bordeaux au jour convenu entre eux, ainsi que je vous ai dit qu'En Gilbert de Cruylles l'avait fait savoir au seigneur roi d'Aragon. Voilà donc le roi de France et le roi Charles à Bordeaux, et voilà qu'ils ont fait dresser leurs tentes, ainsi que je vous l'ai dit. Laissons-les là et revenons au roi d'Aragon.
Comment le seigneur roi d'Aragon se disposa à se rendre à Bordeaux au jour fixé pour le combat, sans que personne en sût rien; et du notable et merveilleux courage qu'il déploya pour sauver son serment.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut bien vu la bonne volonté que lui portait le sénéchal, il décida que pour rien au monde il ne faillirait à se rendre à Bordeaux, au jour désigné, et à se trouver sur le champ; mais il tint la chose si secrète, qu'il ne la confia à qui que ce fût. Ensuite il appela un notable marchand nommé En Dominique de la Figuera, natif de Saragosse, homme loyal, prudent, sage et discret. De tout temps ce bon homme avait fait le commerce de chevaux dans la Gascogne et la Navarre; il les tirait de la Castille et les conduisait partout de ce côté en Bordelais et dans le Toulousain. C'était un riche marchand qui tirait quelquefois jusqu'à vingt ou trente chevaux à la fois de Castille pour les amener aux dits lieux. Vous devez croire qu'il connaissait bien tous les chemins qui existaient dans ces provinces, routes royales ou de traverse, de plaines ou de montagnes. Il n'y avait pas là, où que fût dans cette partie de l'Aragon et de la Catalogne, de petit sentier qu'il ne connût beaucoup mieux que les gens mêmes du pays; et il était au fait de tout cela par un long usage, car souvent il était obligé de sortir des chemins connus, afin de sauver ses chevaux, à cause de certains riches hommes, qui souvent auraient été bien aises de s'en emparer pour les guerres qu'ils avaient à faire.
Quand En Dominique de la Figuera fut arrivé auprès du roi, celui-ci le mena dans une chambre à part et lui dit: « En Dominique, vous savez que vous êtes notre sujet, et que de tout temps nous vous avons toujours fait honneur à vous et aux vôtres. Nous voulons aujourd'hui vous employer dans une chose telle que, si Dieu; par sa grâce veut qu'elle réussisse, nous vous ferons tant de bien que vous et les vôtres vous serez à votre aise à jamais. »
À ces mots En Dominique se leva, alla baiser les pieds du roi et lui dit: « Seigneur, ordonnez, je suis prêt à obéir à votre commandement. »
Là-dessus le seigneur roi prit un livre contenant les saints Evangiles et lui dit: « Jurez que vous ne parlerez à homme vivant de ce que je vais vous dire. » Il le jura aussitôt et lui fit hommage des mains et de la bouche. Après quoi le roi lui parla ainsi: « Voici, En Dominique, ce que vous aurez à faire: vous prendrez vingt-sept de nos chevaux que je vous désignerai; vous en enverrez neuf en trois endroits différents sur la route que nous ferons d'ici à Bordeaux, trois en chaque lieu; vous en mettrez neuf autres sur le chemin que nous pourrions prendre en revenant par la Navarre, et les autres neuf sur le chemin que nous pourrions prendre en revenant par la Castille. Notre intention est, au jour fixé pour le combat, de nous trouver à Bordeaux en personne et de la manière suivante. Vous, vous irez à cheval comme si vous étiez le seigneur, et nous vous suivrons comme votre écuyer, monté sur un autre cheval, un javelot de chasse à la main. Nous aurons avec nous En Bernard de Pierre Taillade monté sur un autre cheval, avec une selle de trousse; il portera notre trousse qui sera légère, puisqu'elle ne contiendra que notre robe de parade et l'argent nécessaire à la dépense. Il portera aussi à la main un autre javelot de chasse. Nous chevaucherons tout le jour sans nous arrêter nulle part; à la nuit, au premier son de l'angélus, nous nous arrêterons dans une auberge, nous mangerons et nous prendrons le repos de la nuit. Au premier coup de matines nous aurons les autres chevaux que vous aurez tenus tout disposés; vous les sellerez, et nous les monterons; et nous ferons de même partout. Je serai votre écuyer; je vous tiendrai l'étrier quand vous monterez à cheval et je découperai devant vous à table. En Bernard de Pierre Taillade sera chargé de panser les chevaux. Il faut que de cette manière, à notre départ, de trois journées nous n'en fassions qu'une, et qu'à notre retour nous allions bien plus vite encore. Nous ne devons pas revenir par la même route que nous aurons prise en allant, et nous voulons que cela soit ainsi. Voyez donc quel chemin sera le plus sûr pour aller, puis prenez les neuf chevaux, et remettez chacun des neuf chevaux à un écuyer de vos amis auquel vous puissiez vous fier, et que chacun n'ait qu'une simple couverture à sangles. Expédiez-les ensuite au relais où nous devons les trouver pour changer. Que les écuyers ne sachent rien de ce que font les autres; mais envoyez-les trois par trois à chacun des lieux désignés, et ainsi de tous; et que chacun d'eux croie que vous n'envoyez que les trois dont il fait partie. Dites-leur que vous envoyez ces chevaux pour les vendre, et qu'ils aient à vous attendre en tel lieu, et qu'ils ne s'en éloignent sous aucun prétexte; qu'ils aient grand soin d'eux et des chevaux, et que tous les trois se tiennent dans une même auberge. Pour nous trois, nous logerons dans une autre auberge, afin qu'ils ne me voient pas, car ils pourraient me reconnaître. Disposez donc toutes choses comme je vous ai dit, et que personne n'en sache rien. Je donnerai mes ordres pour qu'on vous livre les chevaux trois par trois, de sorte que ceux qui feront la remise des chevaux ne sauront pas ce que nous en voulons faire; car nous leur dirons seulement, que notre volonté est de vous les livrer, pour que vous les fassiez essayer au dehors, afin de reconnaître celui qui sera le meilleur pour nous. »
En Dominique de la Figuera répondit. « Seigneur, tout s'accomplira selon vos ordres; dès à présent remettez-vous en sur moi de toutes les dispositions à prendre; et puisque je connais vos intentions, j'ai foi en Dieu que j'y donnerai accomplissement de manière que Dieu et vous en serez satisfaits. Avec l'aide de Dieu ayez ferme espérance, et je vous conduirai à Bordeaux par telle route, que nous n'aurons rien à craindre à l'aller et qu'il en sera de même au retour. Songez seulement à faire choix d'un homme qui me livre les chevaux. — C'est bien dit, répliqua le roi; allez de l'avant. »
Alors il fit appeler le chef de son écurie, et lui dit: qu'aussi chère qu'il avait son affection et sous peine de la vie, il se gardât de révéler à qui que ce fût rien de ce qu'il allait lui dire, car lui et En Dominique de la Figuera étaient seuls dans le secret.
Le chef des écuries répondit: « Seigneur, ordonnez, j'obéis. — Allez sur-le-champ, lui dit le roi, et trois chevaux par trois chevaux, livrez-en vingt-sept à En Dominique de la Figuera; et qu'ils soient choisis parmi les meilleurs que nous ayons. — Seigneur, dit le chef des écuries, laissez-nous faire En Dominique et moi; j'ai en ce moment en mon pouvoir bien soixante-dix chevaux, entre ceux que vous ont envoyés les rois de Majorque et de Castille, ou autres, et nous deux nous saurons bien choisir les vingt-sept meilleurs, bien que tous soient si bons qu'il y aurait peu à choisir. — Allez; à la bonne heure, dit le roi! »
Ils allèrent, et firent chacun ce que le roi leur avait ordonné. Ensuite le roi fit disposer dix chevaliers qui devaient partir chacun séparément, et les envoya à Bordeaux, un chaque jour, les adressant à En Gilbert de Cruylles. Chacun d'eux apportait un message à En Gilbert et un au sénéchal de Bordeaux; et tous étaient chargés de demander au sénéchal, s'il assurait la personne du seigneur roi, car il était disposé à se rendre à Bordeaux au jour du combat. Il faisait ceci par deux raisons: premièrement, afin que sur la route on s'accoutumât à voir passer tous les jours des courriers du roi d'Aragon, puis pour voir si, en allant ou en revenant, ils n'éprouveraient aucun obstacle ou embarras d'aucune espèce, et enfin pour avoir chaque jour des nouvelles; l'autre raison était la suivante: il n'ignorait pas que le sénéchal avait ordre de faire tout ce que lui ordonnerait le roi de France, sauf néanmoins qu'il avait mandement exprès du roi d'Angleterre de ne souffrir, sous quelque prétexte que ce fût, que la personne du roi éprouvât mal ni dommage; et c'était parce que le roi d'Angleterre savait que ce sénéchal était tout corps et âme avec le roi d'Aragon, ainsi qu'avait toujours été tout son lignage, que, dès qu'il avait appris que le combat devait avoir lieu, il l'avait fait sénéchal de tout le Bordelais. A mesure donc que le sénéchal recevait un message du roi d'Aragon, il allait en faire part au roi de France; et le roi de France le chargeait de lui écrire de venir, que le champ était disposé et que le roi Charles était tout appareillé. Mais le sénéchal lui écrivait tout au contraire: que, si chère comme il avait sa vie, il n'y vînt pas; qu'il en serait justifié aux yeux de Dieu et de tout le monde; et que c'était parce que le roi d'Angleterre avait bien vu qu'il ne pourrait répondre de la sûreté de sa personne, qu'il n'avait pas voulu venir à Bordeaux; et qu'ainsi pour rien au monde il ne s'aventurât d'y venir. Par ce moyen donc, le roi de France recevait journellement de ces nouvelles, et il n'était pas de jour qu'il n'arrivât un courrier; et il était ainsi entretenu dans la croyance que le sénéchal écrivait dans le sens qu'il lui prescrivait, et dans la persuasion que le roi d'Aragon arriverait.
Tout fut ordonné et continué ainsi, et le jour du combat approcha. Le seigneur roi d'Aragon fit appeler En Bernard de Pierre Taillade, fils du noble En Gilbert de Cruylles, se renferma dans une chambre avec lui et avec En Dominique de la Renier, lui fit part de son projet et lui ordonna de garder le secret. Celui-ci le promit aussi bien que En Dominique. Il leur ordonna de se tenir prêts à partir cette nuit même; puis il fit dire au chef des écuries, de tenir prêts et sellés avec les selles d'En Dominique, les trois chevaux désignés, et de mettre sur le premier la selle de trousse. Tout fut ainsi disposé, et nul ne fut initié dans le mystère qu'eux trois et le chef des écuries; car le roi savait bien que personne n'eût consenti à le voir courir un tel hasard; mais lui, il avait le cœur si haut et si loyal, qu'il n'aurait pas voulu pour rien au monde ne pas se trouver sur la lice au jour marqué. Voilà pourquoi il ne voulut pas qu'aucun homme du monde en sût rien, pas même son fils aîné, l'infant En Alphonse, qui était auprès de lui. Que vous dirai-je de plus? Au coup de minuit sonnant, ils se levèrent; le chef des écuries avait préparé les trois meilleurs chevaux. Le seigneur roi monta sur l'un des chevaux, portant devant lui la robe de parade d'En Dominique de la Renier et un javelot de chasse en main, vêtu en dessous d'une bonne cotte de mailles composée des épaulières et de la camisole, le tout couvert d'un surtout de toile verte; la robe qu'il portait était en mauvais état et vieille, il avait de plus un chaperon et une visière avec une résille de fil blanc sur la tête. En Bernard de Pierre Taillade était vêtu de même et portait la trousse, c'est-à-dire une valise qui pesait bien peu, et il avait un javelot de chasse en main. En Dominique de la Renier était équipé en seigneur, comme il avait coutume de le faire, et chevauchait bien housse. Il avait un grand chapeau pour le soleil et des gants; enfin il était paré dans toutes les règles. En Bernard de Pierre Taillade portait un grand sac qui pouvait contenir six fouaces, afin de pouvoir manger pendant le jour, et boire de l'eau en tel lieu où ils ne seraient vus de personne.
Ils partirent ainsi de Jaca sous la garde de Dieu; et ils allaient si rapidement qu'entre la dernière heure de la nuit, le jour, et ce qu'ils prenaient sur la nuit suivante, ils faisaient trois journées. Ils arrivaient toujours à l'auberge pour reposer jusqu'à l'heure de prime. Pendant le jour ils ne mettaient pied à terre en nul lieu habité et descendaient seulement pour boire; car ils mangeaient leur pain à cheval en faisant route. Au bout de leur journée ils trouvaient trois autres chevaux; alors En Dominique allait avec son hôte à l'auberge où ils étaient. Ceux qui avaient conduit lesdits chevaux avaient grand plaisir à le voir, et lui demandaient comment il était ainsi arrivé si tard dans la nuit; et il leur répondait que c'était pour que les chevaux ne marchassent pas durant la chaleur.
Tandis qu'il était là avec ses gens, le roi et En Bernard de Pierre-taillade préparaient le repas. Quand En Dominique supposait que les préparatifs du repas pouvaient être terminés, il venait à l'auberge retrouver le seigneur roi et En Bernard de Pierre-taillade, et faisait rester ceux avec lesquels il se trouvait, en leur disant, que le lendemain matin il viendrait les voir. De retour au logis, il trouvait le couvert mis, le seigneur roi lui versait l'eau pour laver les mains, et En Bernard pansait les chevaux. Quand En Dominique était servi de la soupe, et que le roi avait découpé devant lui, En Bernard revenait, et le roi et lui mangeaient ensemble à une autre table. Ils prenaient ainsi leurs repas, et vous pensez bien qu'il n'y avait pas de grands discours, chacun n'étant occupé qu'à porter les morceaux à sa bouche. Aussitôt leur repas terminé, ils allaient se reposer jusqu'à l'heure de matines. A l'heure de matines ils se levaient; En Dominique allait conduire les trois chevaux à l'auberge ou se trouvaient les autres, faisait ôter les selles pour les mettre sur ceux qui étaient frais, et ordonnait à son monde d'en avoir grand soin, puis ils montaient à cheval. Et ils continuèrent de faire ainsi tous les jours, de même qu'ils avaient fait le premier jour.
Comment le seigneur roi En pierre d'Aragon entra au champ à Bordeaux et le parcourut, le jour désigné pour le combat; comment il fit attester par écrit qu'il avait comparu de son corps; et comment, ayant parcouru toute la lice, il n'y trouva personne.
Ils allèrent si bien qu'ils se trouvèrent à une demi-lieue de Bordeaux à l'heure où la cloche[4] du soir annonçait l'angélus. Ils allèrent à la demeure d'un chevalier ancien et prud'homme, grand ami dudit En Dominique, qui les reçut très bien. Après souper ils allèrent dormir. Au matin, dès l'aube du jour, ils se levèrent, montèrent à cheval et se rendirent du côté du champ; et ce jour était précisément le jour où la bataille devait avoir lieu. Ils envoyèrent aussitôt leur hôte à En Gilbert de Cruylles, qui était logé hors de la ville dans l'auberge la plus voisine de la lice. Ils le chargèrent de lui dire que En Dominique de la Renier et un chevalier du roi d'Aragon se trouvaient chez lui, où ils avaient passé la nuit, et qu'ils le priaient de venir aussitôt leur parler.
L'hôte alla alors trouver En Gilbert, qui déjà était levé, et lui fit part de son message. En Gilbert qui savait que c'était précisément ce jour-là que les rois devaient se présenter dans la lice, était tout inquiet, et se douta de ce qu'il allait voir, connaissant comme il le faisait le cœur si haut et la foi si pure du roi d'Aragon. Il monta donc aussi à cheval, avec l'hôte seulement, sans prendre personne avec lui. Et dès qu'il fut auprès d'eux et eut reconnu le roi, il changea tout à coup de couleur toutefois il était si prudent qu'il ne laissa rien paraître, à cause de l'hôte. Le seigneur roi le prit en particulier, et laissa l'hôte avec En Dominique et En Bernard. Lorsqu'ils furent seuls, En Gilbert lui dit: « Ah! Seigneur, qu'avez-vous fait, et comment vous êtes-vous jeté en telle aventure? —En Gilbert, répondit le roi, je suis bien aise que vous sachiez que, quand j'aurais su y perdre mon corps, je n'aurais, pour quoi que ce soit au monde, laissé d'y venir. Ainsi épargnons-nous là-dessus de plus longs discours. Vous m'avez fait dire que je pouvais me fier au sénéchal: allez donc le trouver, et dites-lui que se trouve ici un chevalier du roi d'Aragon qui désire lui parler, et qu'il ait à amener avec lui un notaire et six chevaliers tout à lui, sans plus, et cela sans retard. »
En Gilbert alla incontinent trouver le sénéchal, et lui répéta les propres paroles du roi. Le sénéchal alla vers le roi de France, et lui dit: « Seigneur, un chevalier vient d'arriver ici de la part du roi d'Aragon et désire me parler; et avec votre permission, je vais me rendre auprès de lui. »
Le roi de France, qui était accoutumé à recevoir chaque jour de telles demandes, répondit: « Allez donc, à la bonne heure; et quand vous vous serez entretenu avec lui, faites-nous savoir ce qu'il vous aura dit. — Je le ferai, seigneur. » Alors le sénéchal prit avec lui le notaire le meilleur et plus expérimenté qui fut à la cour du roi d'Angleterre, et six chevaliers des plus notables de sa compagnie; et lorsqu'ils furent rendus au champ, ils y trouvèrent le seigneur roi, En Bernard de Pierre-taillade et En Dominique de la Renier. Le sénéchal entra dans la lice avec ceux qui l'avaient accompagné, ainsi que l'hôte qui était venu avec le roi, et En Gilbert qui avait accompagné le sénéchal.
Quand le sénéchal fut entré au champ, le seigneur roi alla au-devant de lui et de ses compagnons et le salua de la part du seigneur roi, et celui-ci lui rendit son salut avec courtoisie. « Sénéchal, dit le roi, je comparais ici devant vous pour le seigneur roi d'Aragon; car c'est aujourd'hui le jour que lui et le roi Charles avaient fixé, en promettant sous serment qu'à ce jour précis ils se présenteraient en lice. Je vous somme donc de me déclarer, si vous pouvez garantir la sûreté du champ et la personne du roi d'Aragon, au cas où il viendrait se présenter aujourd'hui en lice. —Seigneur, dit le sénéchal, je vous réponds en peu de mots, de la part de mon seigneur le roi d'Angleterre et en mon nom: que je ne pourrais vous garantir la sûreté du lieu; et je vous déclare au contraire, au nom de Dieu et du roi d'Angleterre: que nous le regardons comme excusé, et que nous le tenons pour bon et loyal et quitte de son engagement, attendu que nous ne pourrions le garantir en rien; nous savons au contraire comme chose certaine que, s'il se présentait ici, rien ne saurait empêcher que lui, aussi bien que ceux qui viendraient avec lui, n'y périssent tous; car voici que le roi de France et le roi Charles sont ici avec douze mille cavaliers armés. Vous pouvez donc imaginer comment mon seigneur le roi d'Angleterre et moi nous serions en état de le garantir. —Donc, dit le seigneur roi, je vous prie qu'il vous plaise, sénéchal, que procès-verbal soit dressé de cette déclaration, et que vous ordonniez à votre notaire de la mettre sur-le-champ par écrit. »
Le sénéchal dit que cela lui plaisait, et il en donna l'ordre. Le notaire écrivit donc aussitôt tout ce qu'avait dit le sénéchal; et lorsqu'il en vint à demander au roi quel était son nom, le roi dit au sénéchal: « Sénéchal, me garantissez-vous, moi et ceux qui sont ici avec moi? — Oui, seigneur, répondit-il, sur la foi du roi d'Angleterre. » Alors le roi jette aussitôt son chaperon en arrière, et lui dit: « Sénéchal, me reconnaissez-vous? » Le sénéchal le regarda, reconnut que c'était le roi d'Aragon et voulut mettre pied à terre; mais le seigneur roi ne le permit pas et le fit au contraire rester à cheval; puis il lui donna sa main à baiser; le sénéchal la baisa et dit-: « Ah! Seigneur, qu'avez-vous fait? — Je suis venu, répondit le roi, pour sauver mon serment; et je veux que tout ce que vous avez dit, aussi bien que tout ce que je dirai moi-même, le notaire l'écrive tout au long; et comment j'ai comparu en personne et comment j'ai parcouru tout le champ. »
Alors il frappe son cheval de l'éperon, fait tout le tour de la lice, et la traverse ensuite par le milieu, en présence du sénéchal et de tous autres qui se trouvaient présents. Pendant ce temps-là, le notaire rédigeait son acte et tandis qu'il écrivait tout ce qui était relatif à l'affaire, en justification du roi et en toute vérité, le roi ne cessait de chevaucher à travers tout le champ, de manière qu'il le parcourait tout entier, son javelot de chasse à la main; et chacun s'écriait: « Grand Dieu! Quel chevalier est celui-ci? Non, jamais ne naquit chevalier qui lui fût comparable corps pour corps » Ayant ainsi parcouru le champ à plusieurs reprises, tandis que le notaire dressait son acte, il se rendit à la chapelle,[5] descendit de son cheval qu'il tint par la bride, fit sa prière à Dieu, récita les oraisons qui doivent être dites dans cette circonstance, et loua et bénit Dieu de ce qu'il l'avait conduit, ce jour-là, de manière à remplir son serment.
Lorsqu'il eut terminé son oraison, il revint trouver le sénéchal et les autres personnes. Le notaire, qui avait écrit tout ce qu'il avait à écrire, en fît lecture en présence du seigneur roi, du sénéchal et des autres, et prit leur témoignage en foi de ce qui avait été fait: comment le seigneur roi avait par trois fois déclaré au sénéchal que, s'il voulait lui garantir le champ, il resterait pour remplir les conditions du combat; comment trois fois le sénéchal lui avait répondu que non; tout cela fut écrit; et comment, bravement, sur son cheval, son javelot de chasse en main, il avait fait tout le tour du champ, l'avait traversé par le milieu, et de côté en côté, et comment il était allé faire son oraison à la chapelle. Et quand tout cela fut rédigé sous forme d'acte public, le seigneur roi requit au sénéchal d'ordonner au notaire de faire deux copies de ces actes, répartis par A. B. C. « L'une, lui dit-il, restera entre vos mains, sénéchal; et quant à l'autre vous la remettrez pour nous à En Gilbert de Cruylles. — Seigneur, dit le sénéchal, je l'ordonne ainsi au notaire; je veux donc que tout ceci soit fait, et ceci s'accomplira. »
Après ces mesures arrêtées, le roi prit le sénéchal par la main, se mit en route et alla jusqu'à la maison où ils avaient couché. Quand ils furent devant la tourelle de la maison, le seigneur roi dit au sénéchal: » Ce chevalier nous a fait beaucoup d'honneur et de plaisir en son hôtel; c'est pourquoi nous vous prions qu'en notre honneur, le roi d'Angleterre et vous-même vous lui fassiez tel don que lui et tout son lignage y trouvent accroissement. — Seigneur, répondit le sénéchal, il en sera fait ainsi. » Le chevalier accourut pour baiser la main au seigneur roi. Après ces paroles le seigneur roi dit encore au sénéchal: « Attendez un moment, que je descende prendre congé de la dame qui nous a, cette nuit, si bien reçus.—Seigneur, dit le sénéchal, faites à votre plaisir; c'est l'effet de votre courtoisie. » Le roi mit donc pied à terre et alla prendre congé de cette dame. Et quand la dame sut qu'il était le roi d'Aragon, elle se jeta à ses pieds, et rendit grâces à Dieu et à lui de l'honneur qu'il leur avait fait.
Après avoir ainsi pris congé de la dame, le roi remonta à cheval et se mit en route avec le sénéchal et l'emmena bien une lieue loin, toujours en conversant avec lui et le remerciant de la bonne volonté qu'il avait trouvée en lui. Ensuite le sénéchal dit à En Dominique de la Renier: « En Dominique, vous connaissez les chemins, je vous conseille que pour rien au monde vous ne retourniez ni par où vous êtes venus, ni par la Navarre; car je sais que le roi de France a écrit de tous côtés, qu'à dater d'aujourd'hui on arrête tout homme qui appartiendrait au roi d'Aragon, soit qu'il vienne, soit qu'il s'en retourne. — Vous dites bien, seigneur, répondit En Dominique, et s'il plaît à Dieu, nous y mettrons ordre. »
Là-dessus ils prirent congé les uns des autres; et le seigneur roi partit avec la grâce de Dieu, et prit la route de la Castille; je cesserai pour le moment de parler du seigneur roi d'Aragon et je retournerai à vous parler du sénéchal, du roi de France et du roi Charles.
Comment le sénéchal de Bordeaux alla dire au roi de France et au roi Charles que le roi d'Aragon s'était rendu au champ à Bordeaux; de la grande peur qu'ils en curent; et comment ils furent fort soucieux.
Lorsque le sénéchal eut quitté le roi d'Aragon, lui ainsi que les personnes qui se trouvaient avec lui accompagnèrent En Gilbert de Cruylles à sa demeure. Ensuite, avec toutes les mêmes personnes, il se rendit auprès du roi de France et du roi Charles, et leur raconta tout ce qui s'était passé: comme quoi le roi d'Aragon était entré au champ; comme quoi, pendant que le notaire dressait son acte il avait parcouru à cheval tout le tour du champ et l'avait traversé par le milieu et de côté en côté; comme quoi il était descendu de cheval pour faire son oraison à la chapelle; enfin tout ce qu'il avait fait et tout ce qu'il avait dit. En entendant ces choses les rois se signèrent plus de cent fois, et le roi de France dit aussitôt: « Il est nécessaire que tous nos gens soient de guet cette nuit, que tous les chevaux soient tenus tout bardés, que mille chevaux bardés soient chargés du guet de la nuit, et que tous soient sur leur qui-vive; car certainement vous verrez que cette nuit il viendra férir sur nous. Vous ne le connaissez pas comme moi; c'est le meilleur chevalier qui soit au monde et celui dont le cœur est le plus haut. Vous pouvez voir ce qui en est, par l'action extraordinaire qu'il vient de faire. Ainsi, sénéchal, ordonnez le guet de vos gens, et nous ferons ordonner celui de notre ost. » Le sénéchal répondit au roi: « Seigneur, il sera fait ainsi que vous l'ordonnez. »
Le roi de France dit au roi Charles: « Allons voir le champ et examinons les traces des pieds de son cheval; et voyons si ce que dit le sénéchal est bien vrai. —Je le veux bien, répondit le roi Charles; je vous dis que c'est la chose la plus merveilleuse et le plus haut acte de chevalerie que jamais chevalier ait osé entreprendre, soit accompagné, soit seul, de pénétrer ainsi dans le champ du combat; ainsi tout homme peut bien en douter. —Seigneurs, dit le sénéchal, ne doutez nullement de ce que je vous dis; voici le notaire qui a dressé le procès-verbal, et les six chevaliers qui en ont été les témoins, lesquels connaissaient depuis longtemps le roi d'Aragon. Voici aussi le chevalier chez lequel il a logé cette nuit, et pour lequel il a fait l'acte le plus brave et le plus courtois qu'on vit jamais faire à aucun seigneur; car il a voulu, avant départir, aller prendre congé de la dame, épouse de ce chevalier, et il est monté aux appartements, comme s'il eût été dans le lieu le plus sûr du monde. Et tous ces chevaliers ont été les témoins de tous ces faits. — En vérité, reprit le roi de France, voilà une haute valeur, un noble courage et une grande courtoisie. »
Ils chevauchèrent et arrivèrent au champ, et aperçurent la trace des pieds du cheval, et se convainquirent de la vérité de tout ce que le sénéchal leur avait dit. Que vous dirai-je? Le bruit s'en répandit dans l'armée et par tout le pays; et pendant cette nuit vous auriez vu des feux partout, et tous les hommes rester armés, et les chevaux tout bardés, et cette nuit nul homme ne dormit dans l'ost. Le lendemain les deux rois levèrent leurs tentes, partirent ensemble et allèrent jusqu'à Toulouse, où ils trouvèrent le cardinal nommé Panbert,[6] légat du pape, monseigneur Philippe, fils aîné du roi de France, et monseigneur Charles, son frère. Ils firent grande fête à leur père et autant au roi Charles. Et lorsque le roi de France et le roi Charles eurent raconté au cardinal ce qu'avait fait le roi d'Aragon, il en eut grande merveille et se signa plus de cent fois. « Ah! Dieu, s'écria-t-il, quel grand péché a été commis par le Saint-Père et par nous tous quand nous lui avons conseillé de ne donner aucune aide à un tel seigneur î car c'est un autre Alexandre qui apparaît en ce monde. »
Je cesserai de parler du roi de France et du roi Charles et du cardinal, et reviendrai à parler du roi d'Aragon.
Comment le roi d'Aragon revint au milieu de ses sujets, en passant par la Castille; et de la grande joie qu'ils en ressentiront tous, et particulièrement madame la reine et les Infants.
Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut pris congé du sénéchal et des personnes qui étaient avec lui, il se mit en route par le chemin que lui indiqua En Dominique de la Renier; et ils s'en allèrent en faisant tout le tour des frontières de Navarre, mais en passant toujours sur les terres du roi de Castille. En Dominique le conduisait par les lieux où il savait qu'ils devaient trouver les chevaux. Ainsi qu'ils avaient fait à la sortie, ainsi firent-ils au retour. C'est de cette manière qu'ils arrivèrent à la ville de Soria, à Seron de Seron, et ensuite à Malanquilla, qui est le dernier endroit de la Castille, sur la frontière d'Aragon. De là ils se rendirent à Verdejo. Ici le seigneur roi fut reconnu, et on lui fit de grandes fêtes et réjouissances et cela dura deux jours. Dès que cette nouvelle fut répandue dans les environs, tous les gens à cheval ou à pied de ce pays se réunirent au seigneur roi pour l'accompagner. Ainsi escorté, il se rendit à Calatayud; et si jamais fêtes magnifiques lui furent données, ce fut bien là.
Le seigneur roi expédia à l'instant des courriers de tous les côtés; il écrivit surtout au seigneur infant, à tous les chevetains de Calatayud et de tout l'Aragon, et aux cent cinquante chevaliers qui devaient assister au combat, d'être rendus à Saragosse le dixième jour après avoir reçu ses lettres; qu'il s'y trouverait et qu'il y tiendrait ses cortès. Cela fut annoncé dans tout l'Aragon. Et si jamais on vit éclater une vive joie, ce fut celle que manifestèrent à Jaca le seigneur infant et tous ceux qui s'y trouvaient. Une grande procession eut lieu, où assistèrent tous les prélats de Catalogne et d'Aragon. Ils chantèrent le Laudate Dominum, et bénirent Dieu de la grande grâce qu'il leur avait faite, lorsque leur seigneur le roi avait pu échapper à de si grands périls et était revenu avec un grand honneur, après un acte qui devait à jamais honorer la maison d'Aragon.
Après les fêtes, chacun se retira où il voulut; mais de manière à se trouver à Saragosse au jour fixé.
Le seigneur infant En Alphonse, et la plus grande partie des riches hommes, chevaliers et prélats, allèrent auprès du seigneur roi à Calatayud. Ne me demandez pas que je vous fasse comprendre la joie qu'éprouvèrent madame la reine et les infants, et tous ceux de Saragosse, quand ils apprirent que le roi était à Jaca. A Saragosse et dans tout le pays on avait été fort inquiet, car on ne savait ce qu'était devenu le seigneur roi, et on n'avait pu en découvrir aucune trace jusqu'à ce que lui-même revint; ce n'était donc pas merveille s'ils étaient dans l'inquiétude.
Je cesse de parler du roi d'Aragon et vais parler de l'amiral En Roger de Agathe
Comment l'amiral En Roger de Agathe fit assiéger le château de Malte par son beau-frère En Mainfroi Lança; et comment ledit amiral prit Lipari.
Comme vous l'avez déjà entendu, après la victoire de l'amiral et les fêtes de Messine, il fit armer trente galères, parce qu'il avait appris qu'on armait à Naples toutes celles qui s'y trouvaient; il voulait donc se tenir prêt, et voilà pourquoi il fit armer ces trente galères. Et lorsqu'elles furent armées, il eut nouvelle que celles de Naples ne sortiraient pas encore de tout un mois, parce qu'il devait s'y embarquer plus de quatorze comtes ou autres seigneurs bannerets, avec de la cavalerie, qui amenaient leurs chevaux sur des hurques[7] et des galères. Il pensa sagement qu'il ne lui convenait pas de rester en attendant dans l'inaction. Il fit donc venir son beau-frère En Manfred Lança, et lui ordonna de monter sur les galères avec cent chevaliers, mille almogavares et cent hommes de mer; tous devaient le suivre emportant leurs tentes et quatre trébuchets; puis ils avaient à se rendre au château de Malte et à en faire le siège jusqu'à ce qu'ils s'en fussent rendus maîtres.
Ainsi ordonné, ainsi fut fait. Ils montèrent sur les galères, ils allèrent au château de Malte; ils en firent le siège et songèrent à jouer de leurs trébuchets. Quand les trébuchets furent disposés à terre, l'amiral fit dire à ceux de la cité de Malte et de l'île, et à ceux de Gozzo, d'apporter des denrées à vendre aux assiégeants; ce qu'ils firent volontiers, car ils avaient peur d'être saccagés par ceux du château. L'amiral ayant mis ordre à tout et ayant laissé pour chef son beau-frère En Manfred Lança, qui était un chevalier très brave et très habile, se décida à s'éloigner d'eux. Il leur donna deux lins armés et deux barques armées, afin qu'en cas de besoin ils l'envoyassent aussitôt prévenir; il prit ensuite le chemin de Trapani, renforça et visita tous les établissements de l'intérieur jusqu'à ce qu'il arrivât à Lipari. Là il fit débarquer son monde et ordonna l'attaque de la ville. Ceux de la ville de Lipari, voyant les grandes forces de l'amiral et sa ferme volonté de les tailler en pièces, se rendirent au seigneur roi d'Aragon et à l'amiral en son nom. L'amiral fit donc son entrée dans la ville avec tout son monde, reçut de chacun foi et hommage, et fit rafraîchir ses troupes. Puis il fit choix de deux, lins armés, et les envoya chacun séparément pour prendre des informations. Il envoya aussi deux barques armées, montées par des hommes de Lipari, qui devaient aussi aller prendre langue pour savoir où était la flotte de Naples. Laissons-le là pour l'instant et revenons au roi d'Aragon.
Où il est rendu compte de la manière dont les cortès furent tenues à Saragosse et, à Barcelone; comment le roi d'Aragon y confirma sa volonté d'envoyer la reine et les infants en Sicile; et comment il fit de grands présents aux cent cinquante chevaliers qui avaient clé désignés pour combattre à ses côtés au champ.
Lorsque le seigneur infant, les riches hommes, les chevaliers et les prélats se virent réunis auprès du seigneur roi à Taillade, ils eurent une très grande joie de se retrouver les uns les autres. En Dominique de la Figuera et En Bernard de Pierre-taillade leur racontèrent en détail tout ce qui leur était arrivé; si bien que tous tinrent la chose comme très belle et rendirent grâces à Dieu qui les avait garantis d'un tel danger. Le roi se rendit avec eux tous à Saragosse. Les fêtes que donnèrent madame la reine, les infants et tous les habitants furent des plus belles, et elles durèrent quatre jours sans que personne songeât à faire œuvre de ses mains. Quand la fête fut passée, le roi ordonna qu'au second jour d'après chacun se tînt tout préparé. Ce jour-là, En Gilbert de Taillade arriva de Bordeaux, apportant les actes qui avaient été dressés au milieu du champ, scellés et bulles du scel du sénéchal. Le roi en fut très satisfait, aussi bien que tous les autres. En Gilbert raconta ce qu'avaient fait le roi de France et le roi Charles, quand ils eurent appris que le roi d'Aragon avait été à Bordeaux; comme quoi ils avaient fait leur guet pendant la nuit et comme quoi ils étaient partis le lendemain. Le seigneur roi et tout le monde en rirent de bien bon cœur. Au jour désigné par le roi, chacun fut prêt. Et quand tous furent appareillés, le seigneur roi leur adressa un discours et leur dit beaucoup de belles paroles. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il avait quitté le port de Fangos; leur dit comment il s'était rendu au lieu du combat et comment ses adversaires avaient manqué à leur parole. Il remercia particulièrement tous ceux qui devaient tenir le champ avec lui, pour la bonne grâce avec laquelle ils s'étaient présentés. Il dit ensuite, comment il avait résolu d'envoyer en Sicile la reine, l'infant En Jacques et l'infant En Frédéric, et cela pour deux raisons: la première était, que tous les Siciliens en auraient grande joie et en seraient plus fermes dans leur attachement; la seconde, qu'il pensait que la reine en serait bien aise; il les priait donc de le conseiller là-dessus. En outre, il ajouta qu'il avait appris que le pape avait publié contre lui une excommunication et une croisade, et que le roi de France avait promis de faire aide au roi Charles; de quoi il s'émerveillait grandement; « car, dit-il, les engagements qui nous lient l'un à l'autre sont si forts que je n'aurais jamais cru que cela pût être vrai. Ainsi donc je vous demanderai aussi vos conseils sur cette affaire. »
Le roi cessa de parler. L'archevêque de Tarragone se leva alors, et répondit à tout ce qu'avait dit le seigneur roi. Il rendit grâces et louanges à Dieu de l'avoir sauvé de tels dangers. Quant au fait de madame la reine, il répondit: qu'il tenait pour bon tout ce qu'avait proposé le seigneur roi, qui était de l'envoyer en Sicile avec les deux infants, et il appuya cela par de très bonnes raisons. Quant au fait du pape et du roi de France: « Je suis d'avis, dit-il, que vous ayez des messagers éminents et sages, et que vous les envoyiez au Saint-Père apostolique et à tous les cardinaux; que d'autres messagers soient envoyés au roi de France, et que vous leur ordonniez de dire en votre nom ce que vous aurez arrêté dans le conseil. »
Quand ce prélat eut achevé de parler, des riches hommes d'Aragon et de Catalogne, d'autres prélats, des chevaliers, des citoyens, des syndics des villes et autres lieux[8] se levèrent successivement, et tous tinrent pour bon ce qu'avait dit l'archevêque et le confirmèrent. Ensuite les cortès se séparèrent avec grande allégresse et en union et concorde parfaites.
Le roi fit de riches présents aux cent cinquante riches hommes et chevaliers qui étaient venus à Jaca dans l'intention d'entrer en lice. Il les défraya de toutes leurs dépenses en chevaux, armes et frais de route d'allée et de retour. Ainsi, chacun se retira très satisfait du roi; et ils devaient l'être, car jamais ne fut seigneur qui sût comme lui bien traiter tousses vassaux, chacun selon son mérite. Lorsqu'En Dominique de la Figuera eut rendu les vingt-sept chevaux au maître des écuries du seigneur roi, le seigneur roi fit don de ceux-là, et de plus de deux cents autres, aux riches hommes et chevaliers qui étaient venus en son honneur de Catalogne, d'Aragon et du royaume de Valence, sans avoir reçu de lui l'ordre écrit d'entrer dans la lice. Que vous dirai-je? Il ne vint pas à Jaca un seul homme tant soit peu distingué, qu'il ne reçût du seigneur roi don ou faveur; mais les dons les plus magnifiques furent pour les cent cinquante chevaliers désignés. Et ainsi tous partirent joyeux et fort satisfaits du seigneur roi, et chacun revint dans ses terres.
Le seigneur roi demeura encore huit jours à Saragosse avec madame la reine et les infants. Il arrangea avec madame la reine et les infants, qu'elle et eux tous iraient ensemble à Barcelone, « excepté, dit-il, l'infant En Alphonse, qui ira avec nous. » Et là ils devaient tous s'embarquer.
Madame la reine était d'un côté fort satisfaite de ce voyage, mais de l'autre elle en était fâchée puisqu'elle s'éloignait du seigneur roi. Mais le seigneur roi lui promit, qu'aussitôt qu'il le pourrait, il viendrait la rejoindre, ce qui la réconforta un peu.
Le seigneur roi se rendit donc à Barcelone avec le seigneur infant; ils passèrent par Lérida, et furent grandement fêtés en tous lieux; mais les fêtes de Barcelone furent les plus brillantes; il se passa bien huit jours sans qu'on y fit autre chose que jeux et danses. Dès que le seigneur roi fut arrivé à Barcelone, il envoya des messagers à tous les barons de Catalogne, chevaliers et citoyens, pour que, quinze jours après la date de sa lettre, ils lussent réunis à Barcelone; et comme il avait commandé, ainsi fut exécuté. Le seigneur roi de Majorque, son frère, n'eut pas plutôt appris que le seigneur roi était à Barcelone, qu'il vint l'y trouver, et très vif fut le festoiement que les deux frères se firent l'un à l'autre.
Au jour fixé pour les cortès, le seigneur roi fit réunir tout le monde au palais royal de Barcelone, et là il leur dit exactement tout ce qu'il avait dit aux cortès de Saragosse; et tout y fut également approuvé. Le roi fit pareillement beaucoup de dons et de faveurs aux riches hommes, aux chevaliers, aux citoyens et aux hommes des villes; et tous se retirèrent contents et satisfaits. Le seigneur roi et son conseil décidèrent, qu’on enverrait au pape des messagers habiles et éminents; il fut aussi décidé qu'on en enverrait d'autres au roi de France. Lorsqu'ils eurent été choisis, on leur fournit les fonds nécessaires pour accomplir dignement leur mission; on leur fit expédier acte de tous les articles écrits et de tout ce qu'ils devaient prendre avec eux. Ils prirent congé du roi et partirent à la bonne heure.
Comment madame la reine et les infants En Jacques et En Frédéric prirent congé du roi d'Aragon; comment l'infant En Alphonse et l'infant En Pierre prirent congé de la reine; et comment le roi de Majorque et les riches hommes adextrèrent[9] madame la reine jusqu'au rivage.
Lorsque le roi eut expédié ses messagers, il fit venir En Raimond Marquet et En Bérenger Mayol, et leur donna ordre de faire armer la nef d'En P. d'Esvilar, nommée la Bonne Aventure, et une autre nef des plus grandes qui fussent à Barcelone après celle-là; de les faire doubler de cuir, et de mettre sur chacune d'elles deux cent hommes de combat, les meilleurs qui seraient dans Barcelone; d'y placer des bouées, des ancres, des arganeaux, des châteaux mouvants; d'armer les hunes et de les faire couvrir de cuir; enfin d'y placer tout ce qui est nécessaire à l'armement d'un navire, et d'armer de plus quatre galères, deux lins et deux barques, qui tous ensemble devaient aller de conserve, parce qu'il voulait envoyer en Sicile madame la reine, et avec elle l'infant En Jacques et l'infant En Frédéric, et de plus cent chevaliers, sans compter ceux de leur maison, et enfin, outre les gens de mer, cinq cents arbalétriers bien armés et cinq cents varlets, afin que les nefs et galères fussent bien appareillées et pussent rafraîchir d'un nouveau renfort l'île de Sicile.
Ainsi que le roi l'avait commandé, En Raimond Marquet et En Bérenger Mayol l'exécutèrent; et certes ils augmentaient plutôt que de diminuer; car c'était à eux surtout que le roi en avait donné la charge et ils étaient les capitaines de cette expédition.
Quand tout fut préparé, conformément aux ordres du roi, madame la reine et les infants arrivèrent; on leur fit grande fête. Le seigneur roi donna ordre qu'on s'embarquât sous la garde de Dieu, et chacun s'embarqua. Tout étant disposé, madame la reine prit congé du seigneur roi dans ses appartements; et on peut s'imaginer combien fut tendre cette séparation, car jamais il n'y eut entre mari et femme autant d'amour qu'il y en avait et qu'il y eut de tout temps entre eux. Lorsque madame la reine eut pris congé du seigneur roi, les deux infants entrèrent dans la chambre du seigneur roi, et se jetèrent à ses pieds. Le seigneur roi les signa, les bénit cent fois, leur donna sa grâce et sa bénédiction, les baisa sur la bouche et leur dit beaucoup de bonnes paroles, surtout à l'infant En Jacques, qui était l'aîné, puisqu'il avait et qu'il a heureusement encore sept ans de plus que son frère En Frédéric. Il était déjà de bon entendement, et très sage et entendu en toutes choses de bien, de telle sorte qu'on peut lui appliquer ce qui se dit en Catalogne: Que, pour piquer, l'épine doit naître aiguë. De même il paraissait bien dès son enfance qu'il serait un jour plein de sagesse; et s'il le faisait espérer alors, il l'a bien prouvé par la suite, et il le démontre chaque jour; car jamais ne naquit plus sage prince, ni mieux élevé, plus courtois, meilleur en faits d'armes, enfin plus accompli en toutes choses qu'il l'a été, l'est encore et le sera longtemps, s'il plaît à Dieu, qui lui accordera, j'espère, une longue et heureuse vie.
L'infant En Jacques écouta bien et mit en œuvre toutes les bonnes paroles du seigneur roi son père; l'infant En Frédéric en fit autant, aussi bien que le permettait sa jeune intelligence, et retint bien tout ce que lui disait le seigneur roi; et on peut dire aussi de lui tout ce que j'ai dit de l'infant En Jacques; car ils sont l'un et l'autre si bons envers Dieu, envers le monde, envers leurs peuples et envers tous leurs sujets, que l'on ne saurait en nommer ou en trouver de meilleurs.
Le roi leur ayant donné ses grâces et sa bénédiction, les baisa une autre fois sur la bouche, et eux lui baisèrent les pieds et les mains, et sortirent de l'appartement. Le seigneur roi resta bien quatre heures tout seul, sans vouloir permettre que personne fût admis auprès de lui. Ce que le roi avait fait, madame la reine le fit également dans un autre appartement avec l'infant En Alphonse et l'infant En Pierre. Elle les signa, leur donna sa bénédiction et les baisa sur la bouche à plusieurs reprises. Ils s'inclinèrent et lui baisèrent les pieds et les mains, et gravèrent dans leur mémoire toutes les bonnes paroles qu'elle leur avait dites et les bonnes instructions qu'elle leur avait données. Après cela le seigneur roi de Majorque, les comtes, barons, prélats, chevaliers et citoyens se disposèrent à partir, mais la reine les invita à entrer dans la cathédrale, voulant obtenir elle-même les grâces de sainte Eulalie et de saint Aulaguier.
Ils entrèrent donc dans la cathédrale et se prosternèrent devant sainte Eulalie et saint Aulaguier. Puis l'archevêque de Tarragone, avec huit évêques et autres qui se trouvaient là, dirent beaucoup de bonnes oraisons sur la tête de madame la reine et des infants. Quand tout cela fut fait et que madame la reine eut terminé ses oraisons, les montures furent préparées, et on se rendit sur le rivage de la mer. Le seigneur roi de Majorque adextrait la reine à cheval; venaient ensuite le comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti, En Raimond Folch, vicomte de Cardona, qui l'adextraient à pied; puis beaucoup d'autres riches hommes de Catalogne et d'Aragon, au nombre de plus de cinquante, qui l'entouraient à pied, ainsi que les consuls de Barcelone et beaucoup d'autres citoyens; puis venait tout le peuple en foule, hommes, femmes, filles, enfants, versant des larmes et priant Dieu pour madame la reine et les infants, en le suppliant de les garantir de tous maux, et de les porter sains et saufs en Sicile. Que vous dirai-je? Il eût fallu avoir un cœur bien dur pour ne pas pleurer en ce moment.
Arrivé à la mer, le seigneur roi de Majorque descendit de cheval, aida madame la reine à mettre pied à terre et la fit entrer avec les deux infants dans un bel esquif[10] appartenant à la nef et que l'on avait bien garni de nattes de paille pour elle. Et quand les deux infants qui partaient se séparèrent de leurs deux frères qui restaient, vous eussiez été ému de compassion à les voir. On ne pouvait les arracher des bras les uns des autres; il fallut que le seigneur roi de Majorque sortît de sa barque pour les séparer en pleurant lui-même. Il fit entrer les infants En Jacques et En Frédéric dans la barque où était madame la reine; et aussitôt après les avoir déposés, il remonta dans sa barque avec le comte d'Ampurias, En Dalmau de Rocaberti et En Raimond Folch, vicomte de Cardona, et aussitôt il donna l'ordre du départ. On commença donc à voguer, et madame la reine se tourna, se signa, bénit ses enfants, puis tout le peuple, puis tout le pays; puis les mariniers firent manœuvrer les rames, et on se rendit à la grande nef, nommé la Bonne Aventure. Dès que la reine et les infants se furent éloignés de terre, on fit embarquer les dames et demoiselles dans d'autres barques qu'on tenait toute prêtes, puis des riches hommes et des chevaliers avec elles pour les accompagner et leur faire honneur; et avec la grâce de Dieu tous arrivèrent sur la nef, aussi bien que le seigneur roi de Majorque, le comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti et le vicomte de Cardona, qui avaient escorté la reine à bord. Ensuite montèrent les dames et demoiselles qui devaient suivre la reine.
En Raimond Marquet répartit toutes les autres personnes sur l'autre nef et sur les autres galères.
Tout le monde étant embarqué, En Raimond Marquet et En Béranger Mayol vinrent au seigneur roi de Majorque, lui baisèrent la main et lui dirent: « Seigneur, signez-nous, bénissez-nous, puis faites-vous descendre à terre, et laissez-nous partir sous la garde de Dieu. » Alors le roi de Majorque prit en pleurant congé de madame la reine et des infants, les signa et leur donna sa bénédiction très tendrement en pleurant, et le comte et les vicomtes en firent autant.
Après avoir pris enfin congé, ils sortirent de la nef, et la nef étant sur sa petite ancre, et tous les novices à leur poste, le nocher fit son salut. Aussitôt le salut fait, il ordonna de faire voiles, et à l'instant la nef fit voiles, et après elle tous-les autres vaisseaux. Et lorsque la nef eut fait voile, c'était sur toute la plage de tels cris de: « Bon voyage, bon voyage! » qu'il aurait semblé que le monde éclatait.
Dès qu'on eut fait voile, le seigneur roi de Majorque se fit mettre à terre avec les barons et les riches hommes, et tous montant à cheval se rendirent au palais, où ils apprirent que le seigneur roi était encore dans sa chambre avec les deux infants, En Alphonse et En Pierre. Le seigneur roi ayant appris le retour du roi de Majorque, des comtes et des barons, sortit de sa chambre; les trompettes sonnèrent, et on alla se mettre à table. Chacun s'efforça de paraître gai et content, pour distraire le roi et les infants de leur douleur. Après avoir mangé on se leva, et on passa dans l'autre salle où on fit venir des jongleurs de toute sorte pour se divertir. Que vous dirai-je? La journée se passa ainsi. Je ne vous parlerai plus d'eux, mais de la reine, des infants et de leur flotte.
Où on raconte le bon voyage que firent la reine et les infants; et comment toute la flotte fut conduite par la main de Dieu.
Les galères, les nefs et les lins ayant fait voile, Dieu qui conduisit les trois mages et leur envoya une étoile pour les guider, envoya aussi l'étoile ide sa grâce à ces trois personnes, c'est-à-dire à madame la reine, à l'infant En Jacques et à l'infant En Frédéric. Aussi peut-on comparer ces trois personnes aux trois rois qui allèrent adorer Notre Seigneur. L’un des rois mages s'appelait Balthasar, l'autre Melchior et le troisième Gaspard. Par Balthasar, l'homme le plus pieux qui naquit jamais, et aussi agréable à Dieu qu'au monde, on peut entendre madame la reine, qui est la plus pieuse, la plus sainte, la plus gracieuse femme qui fût jamais; l'infant En Jacques peut être comparé à Melchior, qui fut l'homme le plus rempli de justice, de courtoisie et de vérité qui fût jamais; on peut donc les comparer ensemble puisque l'infant En Jacques possède toutes ces qualités; quant à l'infant En Frédéric, vous pouvez le comparer à Gaspard, qui était un frais adolescent et le plus bel homme du monde, et sage et droiturier. Donc, ainsi que Dieu voulut conduire ces trois rois, ainsi conduisit-il ces trois personnes et tous ceux qui les accompagnèrent; et aussitôt, au lieu de l'étoile des mages, il leur donna un vent aussi favorable qu'ils auraient pu le lui demander, et ce bon vent ne les abandonna point jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés sains et saufs au port de Palerme.
Comment madame la reine et les infants prirent port à Palerme, et des grands honneurs qu'on leur rendit
Lorsque les habitants de Palerme apprirent que madame la reine et les deux infants étaient là, si la joie fut vive, je ne vous le dirai pas et n'ai pas besoin de vous le dire; car eux et tous les habitants de l'île se regardaient presque comme perdus, et dès ce moment ils se tinrent pour sauvés. Ils envoyèrent à l'instant des courriers par toute la Sicile, et tous les gens de Païenne, hommes, femmes, enfants, sortirent pour se rendre à Saint George, où ils débarquèrent. Madame la reine, en mettant pied à terre, se signa, leva les yeux au ciel, baisa la terre en pleurant, et puis marcha à l'église de Saint George, et là fit sa prière, ainsi que les infants. Alors toute la ville de Palerme sortit, et on amena plus de cinq cents montures. On présenta à la reine un palefroi blanc, doux et très beau, et on y plaça les harnais appartenant à la reine. A l'aide des barques on fit aussi sortir des galères deux palefrois qui s'y trouvaient, avec deux autres très richement enharnachés, pour les deux infants; on en sortit aussi trois mules et trois palefrois très beaux de la reine, et ensuite vingt mules et palefrois bien enharnachés aussi, pour les dames et demoiselles qui accompagnaient la reine. On retira encore, soit des galères, soit de l'autre nef où n'était point madame la reine, au moins cinquante chevaux d'Espagne, tous beaux et bons, qui appartenaient aux chevaliers venus avec madame la reine et les infants. Quand tout cela fut débarqué, les barons, les chevaliers, les personnes de distinction de Palerme, les dames, demoiselles et jeunes damoiseaux, vinrent à la reine et lui baisèrent les pieds et les mains; et tous ceux et toutes celles qui ne pouvaient arriver jusqu'à elle baisaient la terre et s'écriaient: « Bienvenus soient madame la reine et les seigneurs infants! » La joie était si éclatante, le bruit des trompettes, des cymbales, des nacaires et autres instruments, était si retentissant qu'il semblait que le ciel et la terre allaient s’écrouler. Madame la reine monta à cheval, le seigneur infant En Jacques l'adextra, aussi achevai; messire Alaymo, messire Jean de Calatagirone, messire Mathieu de Termini et bien d'autres riches hommes l'adextraient à pied. Puis tous les habitants de Palerme allaient dansant et chantant devant elle, louant et glorifiant Dieu qui les leur amenait. De l'autre côté de la reine l'accompagnait à cheval l'infant En Frédéric; puis venaient toutes les dames et demoiselles qui l'avaient suivie, et les chevaliers, et toutes les personnes de leurs maisons. De telle sorte qu'il n'y avait à cheval que la reine et les deux infants et ceux qui étaient arrivés avec eux, et que tous les autres allaient à pied. Ils allèrent au milieu de cette joie au palais royal, mais avant d'y arriver, la reine désira qu'on se rendit à la grande église de l'archevêché, pour rendre grâces à madame sainte Marie: et cela se fit ainsi. Arrivés à la porte de l'église, la reine ordonna que personne ne descendit de cheval, qu'elle, les deux infants et deux dames. Ils allèrent devant l'autel de madame sainte Marie, et là ils firent leurs oraisons, puis remontèrent à cheval, et on se rendit avec les mêmes témoignages d'allégresse au palais. On mit alors pied à terre, et la reine entra dans la chapelle du palais, qui est une des riches chapelles du monde; là aussi elle et les infants firent leurs oraisons. Ils montèrent ensuite dans leurs appartements, s'appareillèrent et se parèrent. Les trompettes sonnèrent, et on se mit à table; et on envoya aux galères et aux nefs des rafraîchissements en telle abondance qu'ils en eurent bien pour huit jours. Que vous dirai-je? Les fêtes durèrent plus d'une semaine, pendant laquelle on ne fit que danser et se réjouir; il en fut de même dans toute la Sicile.
Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol envoyé rem au roi En pierre pour lui faire savoir que la reine et les infants étaient arrivés heureusement à Palerme.
Aussitôt qu'on eut pris terre, et que la reine et les infants eurent été si bien accueillis et conduits au palais, En R. Marquet et En Béranger Mayol envoyèrent les deux lins armés en Catalogne, chacun séparément, avec des lettres dans lesquelles ils faisaient savoir le jour où on avait débarqué à Palerme, la manière dont on avait été reçu, le temps qu'on avait eu, et comme quoi tout le monde se portait bien et était plein d'allégresse.
Les deux lins partirent de Païenne et arrivèrent sans encombre en Catalogne, où ils prirent terre à Barcelone. Là ils trouvèrent le seigneur roi En Pierre, qui avait dit qu'il n'en partirait pas qu'il n'eût reçu de leurs nouvelles. Les lins arrivés à Barcelone, ces lettres furent remises au seigneur roi. Quand il en eut pris lecture et que les gens des deux lins eurent raconté comment ils étaient arrivés sains et saufs, et l'honorable réception qu'on leur avait faite, le roi fit faire une procession et rendre grâces à notre seigneur vrai Dieu de la faveur qu'il leur avait accordée. Je cesse un instant de vous parler du seigneur roi, pour vous entretenir de madame la reine et des infants.
Comment madame la reine résolut de tenir les cortès à Palerme; et comment messire Jean de Procida parla dans ces cortès en faveur de madame la reine et des infants; et comment on la déclara reine et dame légitime.
La fête ayant duré bien huit jours à Palerme, et madame la reine, ainsi que les infants, étant bien remis des fatigues de la mer, madame la reine tint conseil avec messire Jean de Procida,[11] qui était venu avec elle, et était un des plus savants hommes du monde. Elle appela aussi En Corral Renier, qui l'avait suivie, et autres riches hommes et chevaliers venus avec elle; les infants En Jacques et En Frédéric furent aussi appelés; le conseil étant réuni, la reine demanda ce qu'elle avait à faire. Messire Jean et autres lui donnèrent le conseil d'écrire à toutes les cités et villes de l'île: qu'elles eussent à envoyer des syndics et des chargés de pouvoirs à Palerme, de manière que, dix jours après la réception des lettres, ils fussent arrivés à Palerme pour assister aux cortès que la reine voulait tenir; et de mander la même chose à tous les riches hommes et chevaliers de la Sicile. « Puis, ajoutèrent-ils, quand tous seront réunis, vous leur direz ce qu'il convient de leur dire. »
Madame la reine et l'infant En Jacques tinrent cet avis pour bon et le suivirent. Et quand vint le jour convenu, et que tous furent arrivés à Palerme, ils se réunirent, au son de la cloche, dans la grande salle verte, où on avait dressé un siège pour la reine, et d'autres pour les infants, pour les riches hommes et chevaliers; toutes les autres personnes indistinctement s'assirent par terre, où on avait étendu des tapis.
La nuit précédente, la reine et les infants avaient appelé messire Jean de Procida, et lui avaient fait connaître ce qu'il aurait à dire. Ils le chargèrent de porter la parole pour madame la reine et les seigneurs infants, et de présenter les lettres que le seigneur roi d'Aragon adressait à toute la communauté de Sicile sous forme de proclamation, et celles qu'il écrivait en particulier aux riches hommes de chaque endroit.
Quand tout le monde fut réuni, la reine se leva et dit: « Barons, messire Jean de Procida va vous parler en notre nom; ainsi, veuillez écouter ce qu'il vous dira, et faites compte que nous vous le disons nous-mêmes »
Elle s'assit alors, et messire Jean se leva; et comme il était un des plus savants hommes du monde, il dit beaucoup de très belles paroles. Entre autres choses il leur dit: « Barons, monseigneur le roi d'Aragon vous salue très chèrement et vous adresse cette lettre, à vous et à toute la communauté de Sicile. Faites-la lire sous forme de proclamation, et quand elle sera lue et que vous saurez ce qu'il vous mande, alors, au nom de madame la reine et des seigneurs infants, je vous dirai ce que j'ai à dire. »
Alors il remit la lettre à messire Mathieu de Termini, qui la prit et la plaça sur sa tête; après quoi, avec grand respect, il baisa le cachet et l'ouvrit en présence de tous; et quand il l'eut ouverte il la fut de manière à ce que chacun pût bien l'entendre.
La substance de cette lettre était: qu'il leur donnait sa bénédiction et leur faisait savoir qu'il envoyait vers eux la reine Constance, sa femme et leur dame naturelle. Il leur disait qu'ils eussent à la tenir pour dame et pour reine, et de lui obéir en tout ce qu'elle commanderait; qu'il leur envoyait en même temps les infants En Jacques et En Frédéric, ses fils, et les leur recommandait; et voulait que, après la reine et lui, ils regardassent et tinssent l'infant En Jacques comme leur chef suprême et seigneur en sa place, et en celle de la reine sa mère; et que, comme il n'était pas possible à la reine d'assister tous les jours et à toute heure au conseil, ils voulussent bien, dans les affaires du conseil ou dans toute autre chose, délibérer et décider de concert avec le seigneur infant En Jacques; qu'à la réserve de ses seuls ordres, ils ne fissent rien sans en avoir reçu autorisation de la reine ou de l'infant, au nom du roi; et qu'ils fussent persuadés qu'ils trouveraient dans ledit infant tant de sagesse qu'ils en seraient tous satisfaits.
La lecture de la lettre étant terminée, messire Alaymo se leva et répondit pour tous: « Madame et reine, soyez la bienvenue; bénie soit l'heure où vous êtes arrivée au milieu de nous, vous et les seigneurs infants; béni soit le roi d'Aragon, qui, pour notre garde et défense, vous a envoyée vers nous. Ainsi nous prions tous Notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ, sa benoîte mère et ses benoîts saints, qu'ils accordent une longue vie au seigneur roi, à vous, madame et reine, et à tous vos infants, qu'il prenne nos jours pour allonger les vôtres; et qu'il prête longtemps votre présence à nous et à tous vos peuples. Et vous, madame et reine, en notre nom et en celui de tous ceux qui ne sont point ici présents, à dater de ce jour nous vous acceptons comme notre dame et reine pour faire et dire tout ce que vous nous ordonnerez; nous acceptons aussi les infants comme devant être nos seigneurs après le seigneur roi; nous acceptons principalement le seigneur infant En Jacques pour chef supérieur et seigneur, au lieu et place du roi et de vous. Et, pour plus ferme garantie, moi, en mon nom et au nom de toute la communauté de Sicile, je jure, par Dieu et sur les saints Evangiles, de tenir et accomplir tout ce que j'ai dit; et ainsi le jureront tous ceux qui sont ici présents, pour eux-mêmes et pour les lieux qui les ont chargés de leur mandat.[12] »
Il se leva, baisa la main à madame la reine et aux infants. Chaque syndic, riche homme, chevalier et notable citoyen imita son exemple; après quoi messire Jean de Procida se leva pour parler au nom de la reine: « Barons, dit-il, madame la reine rend grâces à Dieu, et elle vous remercie de la bonne volonté que vous lui avez témoignée. Elle vous promet qu'en tout temps, tant en général qu'en particulier, elle vous aimera, honorera, secourra de tout son pouvoir, ainsi que le feront le seigneur roi et les infants, en tout ce qu'elle pourra et qui sera bon et honnête. Voici la prière qu'elle vous fait et l'ordre qu'elle vous donne: « Vous reconnaîtrez, à dater de ce jour, vous dit-elle par ma voix, l'infant En Jacques pour votre seigneur, à la place du roi son père et de nous-mêmes. Comme il ne nous est pas possible de parcourir les différentes terres du royaume, il visitera lui-même tous ces lieux en bon seigneur; il ira à la guerre et pourvoira à toutes les affaires, aux faits d'armes comme aux autres faits; car ces infants sont d'une si brave maison que ce que chacun d'eux apprécie par-dessus tout au monde, c'est d'être bon homme d'armes Tels ont été tous leurs ancêtres, tels ils seront eux-mêmes et ceux qui naîtront d'eux, s'il plaît à Dieu. Il convient donc que vous ayez le plus grand soin d'eux, surtout de l'infant En Jacques, qui désormais va entrer dans vos affaires et dans vos guerres. L'infant En Frédéric est encore si jeune, que nous ne voulons point qu'il soit séparé de nous, jusqu'à ce qu'il soit plus grand. »
Messire Alaymo se leva alors, et, au nom de tous il répondit à madame la reine et aux infants: « Tout ce que madame la reine ordonne sera, au bon plaisir de Dieu, ponctuellement exécuté; de sorte que Dieu, notre seigneur le roi d'Aragon, vous, madame la reine, vos infants, vos amis et vos sujets, vous en serez tous satisfaits. »
Là-dessus, la reine les signa, et leur donna ses grâces et sa bénédiction. Chacun se leva et retourna chez soi joyeux et content. Messire Jean leur remit les lettres adressées à chaque lieu et à chaque riche homme en particulier.
Comment madame, la reine et les infants se rendirent par terre à Messine, où se réunit un parlement; et comment ils reçurent la nouvelle de la prise du château de Malte par le noble En Manfred Renier
Ces choses étant terminées, madame la reine et les infants se rendirent par terre, avec leur compagnie, à Messine, à petites journées. En chaque lieu on leur faisait si grand fête que c'était merveille de l'ouïr; et ainsi ils allaient par terre et à petites journées, accompagnés des cinq cents arbalétriers, des cinq cents almogavares armés, et de tous les chevaliers bien armés et leurs chevaux en main. Si bien que tous les habitants en avaient grande joie et y prenaient grand courage; et il faisait beau à voir tout le cortège.
Si à Palerme on leur avait fait grand fête, on leur en fit bien plus encore à Messine, sans nulle comparaison. Ces fêtes durèrent plus de quinze jours, et pendant ce temps on ne s'occupa d'aucun travail. Pendant ces quinze jours on reçut la nouvelle que le noble En Manfred Renier avait pris le château de Malte, qui s'était rendu à lui sous sa bonne merci; et cette nouvelle augmenta encore les plaisirs de la fête. Madame la reine et les infants en furent remplis de joie; et ils avaient bien raison d'être joyeux, car c'est un château très royal et très fort. Et ce château et cette île seyent aussi bien à l'île de Sicile que le fait la pierre précieuse à la bague.
Les fêtes une fois terminées, madame la reine convoqua dans la ville de Messine un parlement composé de gens de la cité, de la plaine de Melazzo et de la côte jusqu'à Taormina. Quand tous furent assemblés, messire Jean de Procida parla au nom de la reine et des infants, et dit beaucoup d'excellentes paroles, et donna à tous grand confort et grande joie; si bien que tout le monde se retira fort satisfait de madame la reine et des infants.
[1] En catalan tersols. A chaque rame étaient attachés deux rameurs; et pour remplacer ceux des rameurs qui étaient fatigués, on tenait en réserve des rameurs surnuméraires, appelés tersols, comme qui dirait, attachés en tiers au service d'une rame, pour occuper ces rameurs jusqu'au moment où ils étaient appelés à remplacer les rameurs, on leur faisait faire l'office d'arbalétriers. Muntaner désapprouve cette méthode et pense qu'ainsi on n'avait pas d'arbalétriers d'élite, car ces gens, fatigués eux-mêmes du service de la rame, n'avaient pas le bras si dispos et si exercé à manier l'arbalète. Il veut qu'on les réserve pour ceux des bâtiments destinés a éclairer une flotte et qui, en cas de besoin, devaient forcer de rames; et il fixe à vingt sur cent le nombre de ces bâtiments qu'on peut tenir en réserve pour cette marche plus rapide. Quant aux autres bâtiments de guerre, il veut qu'on y place des arbalétriers d'élite, enrôlés pour ce seul service, tous se tenant ensemble, tous parfaitement exercés et toujours prêts à ajuster avec habileté lorsque l'action commence.
[2] Petit-fils de Charles, roi de Naples de 1309 à 1343, et qui par conséquent occupait le trône au moment où Muntaner écrivait sa Chronique en 1335.
[3] Robert d'Artois, fils de Robert Ier, qui était fils du roi Louis VIII de France, et frère de saint Louis et de Charles d'Anjou.
[4] Le mot catalan seny cloche, s'est conservé dans notre langue dans le composé tocsin, de locar seny toucher, frapper la cloche
[5] placée, comme on l'a vu plus haut, à l'extrémité de la lice.
[6] Il est nommé Jean cholet dans l'histoire de Roussillon.
[7] Hurque est un mot de notre ancienne langue qui signifie proprement longs bateaux de transport. C'est le même mot qu'emploie Muntaner.
[8] On voit que dans ces cortès, régulièrement convoquées, tous les ordres de citoyens sont représentés. Il fut décidé dans les cortès de 1283 que les cortès générales seraient convoquées tous les ans. Le terme de la convocation fut étendu à deux ans, par une décision des cortès, rendue en 1307, sous le règne de Jacques II
[9] Accompagner avec honneur en donnant la droite, c'est un vieux mot, mais compris de tout le monde. Le mot destrier, cheval d'honneur a la même racine
[10] Le texte se sert de l’expression de barque de panascal, qui répond à celle de barca de parascalmo dans le traité conclu par saint Louis avec les Génois et a barca de paleschalmo d'une annexe du même marché.
[11] Jean de Procida, qui avait puissamment soutenu le roi d’Aragon, fut nommé chancelier du royaume de Sicile.
[12]« Le parlement sicilien était déjà régulièrement composé de ses trois chambres ou bras: le bras militaire, le bras ecclésiastique et le bras domanial. Le bras militaire se composait des anciens commilitones ou grands barons et vassaux directs de la couronne; on y joignit successivement, sous les rois aragonais, tous les propriétaires qui pouvaient fonder sur leurs terres un bourg de quarante feux. Cette classe était héréditaire de mâle en mâle par rang de primogéniture. Le bras ecclésiastique comprenait tous les évêques, prélats et abbés commanditaires. La suppression de l'emploi entraînait la suppression de la place dans cette chambre, le bras domanial se composait de tous les fondés de pouvoirs des villes incorporées et terres domaniales. Les délégués ou syndics étaient élus par les soins du conseil municipal de chaque bourg.
« Ce parlement était annuel, et quelquefois il était convoqué extraordinairement. Chaque année, avant sa dissolution, il choisissait quatre membres tirés de chacune de ses trois branches, pour former une espèce de tribunal représentatif du parlement, tribunal composé de douze membres, sous le titre de députés du royaume, fondés de pouvoir du parlement. Cette députation était chargée de la répartition des impôts arrêtés en parlement général, de leur recouvrement, de leur envoi au gouvernement, de la protection des libertés nationales et du droit particulier de faire des représentations au roi, au nom du parlement, et même de s'opposer à l'exécution de tontes les ordonnances royales attentatoires aux prérogatives de la nation.
« Sous Charles v, le parlement cessa d'être annuel et ne fut plus convoqué que tous les quatre ans; mais il resta investi du droit de proposer, pour quatre ans seulement, la nature et la quotité des impôts et d'en faire la répartition.
« Ces formes constitutives furent violées pour la première fois en 1810. Une nouvelle constitution fut promulguée en 1812. Les restaurations de 1814 ont entraîné le renversement des nouvelles constitutions, sans que les peuples aient pu obtenir depuis d'être remis en possession de leurs droits anciens, que les souverains ont usurpés presque par toute l'Europe, au moment où la générosité des nations s'empressait à rétablir partout leurs trônes renversés. »