Comment le roi, de retour à Valence, trouva des envoyés du roi de Grenade qui demandait une trêve, qu'il lui accorda pour cinq ans; et comment il s'occupa à recueillir de l'argent dans tous ses royaumes.
Arrivé dans le royaume de Valence, il trouva des envoyés du roi de Grenade[1] qui demandait une trêve et lui envoyait des joyaux et des présents considérables. Le roi En Pierre, voyant que ses projets avaient un heureux commencement, accorda la trêve pour cinq années. Certes, il n'y eût consenti pour rien au monde s'il n'eût toujours eu présent à la pensée de venger les rois Manfred, Conradin et Enzio, et ce fut ce projet de vengeance seul qui le décida à faire ladite trêve. Cela fait, il vit qu'il avait accompli la première de ses trois propositions, qui était de s'assurer que de nulle part ne pourrait venir dommage à son pays, et qu'il pouvait en toute confiance entreprendre l'expédition qu'il avait conçue. Il songea alors au second point, qui était de se procurer des fonds. Il manda à tous ses vassaux de le seconder de leurs moyens pécuniaires, attendu qu'il avait à faire un voyage qui serait d'une grande utilité à lui et à ses peuples; et il était tellement connu d'eux comme honnête et bon, qu'ils étaient bien assurés qu'il ne leur faisait pas de vaines promesses, et chacun lui accordait tout ce qu'il demandait. Il mit partout ses royaumes des sixièmes et autres aides qui s'élevaient à des sommes considérables; et tous ses sujets les payèrent exactement. Je le laisserai recueillant cette aide dans tous ses pays, et reviendrai au roi Charles.
Comment le prince de Tarente, après l'entrevue de Toulouse, se rendit auprès du roi son père, et lui raconta le mauvais accueil qu'il avait eu du roi En Pierre; et comment le roi En Pierre, se fiant en ses seules forces, ne se mit point en peine de ce que pourrait faire ledit roi En Pierre.
Quand le prince de Tarente eut quitté Toulouse il se rendit auprès de son père, le roi Charles, qui lui demanda ce qui s'était passé dans les conférences. Son fils lui raconta comment le roi de France et le roi de Majorque l'avaient honorablement reçu, mais ajouta que le roi d'Aragon n'avait jamais voulu se familiariser avec lui et s'était toujours montré rude et haineux à son égard. Le roi Charles en fut fâché; il comprit bien que c'était une épine qu'il avait au cœur, comme il s'en était déjà douté; toutefois, ayant grande confiance en ses chevaliers et en sa puissance, il se dit en son cœur qu'il n'avait rien à redouter de lui. Il pouvait bien penser ainsi, puisqu'il possédait quatre avantages que n'avait aucun autre roi. Premièrement, il était regardé comme le plus habile et le plus courageux prince du monde, depuis la mort du roi En Jacques d'Aragon; la seconde chose était que, possédant tout ce qui avait appartenu au roi Manfred, il était le roi le plus puissant qui fût alors; troisièmement il était comte de Provence et d'Anjou; et enfin il était sénateur de Rome et vicaire général de toute la Toscane, de la Lombardie et de la Marche d'Ancône, et de plus vicaire général de tout le pays d'outre-mer,[2] et chef suprême de tous les chrétiens qui se trouvaient outremer, ainsi que des Ordres du Temple, de l'Hôpital et des Allemands,[3] aussi bien que des cités, châteaux, villes et de toutes les nations chrétiennes qui y étaient ou pourraient y venir; il avait aussi l'appui du Saint-Père et de la sainte Eglise romaine qui comptaient sur lui comme leur grand gonfalonier et gouverneur. D'un autre côté il avait encore pour lui la maison de France, car son frère le roi Louis, avant sa mort, avait recommandé son frère Charles au roi Philippe qui devenait roi de France; il comptait donc sur lui comme il l'eût fait sur son frère Louis, s'il eût vécu. Ainsi en considérant sa puissance il ne pouvait redouter le roi En Pierre; il énuméra bien son pouvoir en son cœur, mais il ne songea pas à celui de Dieu. Or, celui qui se confie plus en sa puissance qu'en celle de Dieu peut être certain que Dieu lui fera sentir sa force, et donnera à connaître et à comprendre à tout le monde qu'il n'y a rien de réel que la puissance de Dieu; mais j'ai tant parlé déjà de cette puissance de Dieu qu'il ne m'est plus nécessaire d'en parler. Or ce roi se reposait ainsi dans l'espoir de ses forces.
Où l’on raconte quelle fut la cause qui fit révolter l'île de Sicile contre le roi Charles; comment ledit roi assiégea Messine; et comment Boaps s'insurgea contre son frère Mira-Busach, et se fit couronner roi de Bugia.
Etant plein de ces hautes pensées, il avait placé dans toute l'île des officiers qui ne faisaient et disaient que tout mal et tout orgueil. Il ne leur semblait pas qu'il y eut au monde d'autre Dieu que le roi Charles, de sorte qu'ils ne respectaient ni Dieu ni homme; et ils faisaient tant et tant que c'était une merveille que les Siciliens ne les égorgeassent, plutôt que de souffrir tout ce que leur faisaient ces Français. Entre autres méfaits il arriva le suivant: Il y a à Palerme, auprès du pont de l'Amiral, une église dans laquelle, à toutes les fêtes de Pâques, se rendent pour la bénédiction toute la ville et principalement toutes les femmes de Palerme. Un jour de Pâques donc,[4] il se trouva qu'avec les autres femmes y allèrent plusieurs nobles dames qui étaient fort belles. Les sergents français sortirent et trouvèrent ces belles dames qui arrivaient, accompagnées de nobles jeunes gens, leurs parents. Les Français, pour avoir un prétexte de mettre la main où ils voudraient à ces belles dames, prétendirent que les jeunes gens portaient des armes, et ils les visitèrent. Voyant qu'ils n'en avaient pas, ils les accusèrent de les avoir confiées aux dames, et, comme pour s'en assurer, ils mirent la main sur elles et leur prirent la gorge et touchèrent partout. D'autres hommes, qui étaient avec d'autres femmes, virent ce qui se passait et aussi que les Français frappaient ces jeunes gens de nerfs de bœuf, et que ceux-ci prenaient la fuite, et ils s'écrièrent: « Ah! Dieu le Père! Qui pourrait supporter tant d'insolence? » Ces clameurs parvinrent à Dieu, et il voulut que vengeance fût tirée de cette action et de tant d'autres, si bien qu'il enflamma le courage de ceux qui étaient présents à cet acte d'orgueil, et ils s'écrièrent: « Qu'ils meurent! Qu’ils meurent! » A peine ce cri eut-il été poussé que tous, à coups de pierre, se ruèrent sur les sergents français et les tuèrent. Après les avoir tués, les Siciliens rentrent dans Palerme en s'écriant, hommes et femmes: « Mort aux Français! » Tout le monde courut aussitôt aux armes, et tous les Français trouvés dans Palerme furent mis à mort. Les gens de Palerme désignèrent alors pour leur capitaine messire Aleynep, qui était un des hommes les plus honorés parmi les riches hommes de Sicile; après quoi, ayant formé un corps d'armée, ils parcoururent tous les lieux où ils savaient qu'il y eut des Français, et visitèrent toute la Sicile; et tant qu'on trouva des Français il en fut tué. Que vous dirai-je? Toute la Sicile se souleva contre le roi Charles; on tua tous les Français qu'on put rencontrer; il n'en échappa pas un de ceux qui étaient en Sicile.[5] Cela advint par la miséricorde de Dieu qui souffre bien pendant un temps le pécheur, mais qui fait tomber le glaive de sa justice sur les méchants qui ne veulent point s'amender. C'est ainsi qu'il en frappa ces maudits orgueilleux qui dévoraient le peuple de Sicile, peuple toujours bon et soumis envers Dieu et envers ses seigneurs; ce qu'il est aujourd'hui, car il n'est pas au monde de peuple qui ait été, soit, et, s'il plaît à Dieu, sera toujours plus loyal envers les seigneurs qu'il a eus depuis ce temps, ainsi que vous l'apprendrez.
Quand le roi Charles fut instruit du dommage qu'il venait d'éprouver, il fut violemment courroucé. Il réunit aussitôt une grande armée, et vint assiéger Messine par terre et par mer;[6] et cette armée était si nombreuse qu'il y avait quinze mille hommes de cavalerie, de l'infanterie sans nombre, et cent galères; et cela contre une cité qui alors n'était point murée; il semblait donc qu'elle dût être prise à l'instant, vu son peu de défense; mais ce pouvoir n'était rien, comparé au pouvoir de Dieu, qui gardait et protégeait les Siciliens dans leur bon droit.
Je laisse le roi Charles assiégeant Messine, et vais parler de la maison de Tunis et de ce qui s'y passa.
Mira-Busach ayant été fait, comme vous l'avez vu plus haut, roi par les mains du roi En Pierre d'Aragon, son frère Boaps s'en alla à Bugia et à Constantine, et, avec l'appui de ces deux villes, il s'éleva contre son frère Mira-Busach et se fit couronner roi de Bugia. Chacun des deux frères resta en son royaume; et plus tard quand Boaps, roi de Bugia et de Constantine, mourut, il laissa pour roi de Bugia son fils aîné, Mira-Bosecri, et pour seigneur de Constantine son second fils, Bugron.
Comment Bugron, fils de Boaps et roi de Constantine, envoya des députés au roi d'Aragon pour lui faire dire qu'il voulait se faire chrétien et devenir son homme, et lui donner Constantine et tout son pays; et de l'immense armement que fit le roi En Pierre pour passer à Alcoyll.
Après cela, ledit Mira-Bosecri voulut s'emparer de Bugron et lui ravir son héritage. Celui-ci, apprenant ce dessein, vit bien qu'il ne pourrait se défendre à moins qu'il n'eût recours au roi d'Aragon. Il lui fit dire qu'il désirait se faire chrétien par ses mains, et que ledit seigneur roi n'avait qu'à se rendre à Alcoyll, qui est le port du pays de Constantine et qu'aussitôt il lui livrerait la ville de Constantine qui est la plus forte ville du monde, et que lui se ferait chrétien, lui remettrait toutes les terres qu'il possédait, et se déclarerait son homme, son filleul, son vassal; et il le conjurait au nom de Jésus-Christ de recevoir ce qu'il lui offrait, car il n'agissait ainsi que parce que Dieu l'avait prescrit à son âme et à son corps.
Le roi ayant entendu ces choses, que lui mandait le seigneur de Constantine par ses messagers, leva les mains au ciel et dit: « Seigneur vrai Dieu! Louanges et grâces vous soient rendues de ce que vous faites en ma faveur. Plaise à votre merci que si cela doit arriver pour votre gloire et pour le bien démon royaume, la chose vienne à bonne fin! »
Les messagers étaient deux chevaliers sarrasins très prudents qui feignirent d'être venus pour le rachat de quelques captifs, et ils remplirent leur mission si secrètement qu'il n'y eut que le roi qui en sut rien. Le roi manda deux marchands sages et prud'hommes; il leur dit de charger un navire de leurs marchandises et de partir pour Alcoyll avec le navire. Les deux Sarrasins partirent avec eux, emmenant dix captifs qu'ils avaient rachetés pour cacher qu'ils fussent dans cette intrigue. Le roi ordonna à ces marchands, quand ils seraient à Alcoyll, de monter jusqu'à Constantine avec une partie de ces marchandises, de voir Bugron, et de savoir si ce que ces messagers avaient dit était vrai. Ainsi le roi voulait découvrir la vérité, car les marchands étaient prud'hommes et ses sujets nés; il leur commanda, sous peine de punition de leurs corps et de leurs biens, de ne rien confier à personne. Comme il le commanda, ainsi fut-il fait.
Arrivés à Constantine, ils racontèrent le fait à Bugron, et alors le roi et Bugron furent également assurés de leurs intentions mutuelles. Le roi s'occupa dès lors à faire construire des nefs, des galères, des lins et des barques pour transporter des chevaux, et sur toute la côte on fit de grands travaux de navires et d'immenses apprêts pour tout ce qui est nécessaire au passage d'un tel seigneur, de sorte que, par tous ses royaumes, chacun était émerveillé de ces grands préparatifs. A Collioure les forgerons ne faisaient que des ancres, et tout ce qu'il y avait de charrons en Roussillon étaient venus à Collioure, où ils construisirent des nefs, lins, barques et galères. Il en était die même à Rosés, Torella, Palamos, Saint-Féliu, Saint-Paul-de-Marestin. Quant à Barcelone, il n'est pas besoin de dire quelle peine on s'y donnait et le travail qu'on y faisait. On faisait de même à Tarragone, Tortose, Paniscola, Valence; enfin sur toute la côte de la mer. Dans l'intérieur on faisait des balistes, carreaux, crocs, lances, dards, cuirasses, chapeaux de fer, jambarts, cuissards, écus, pavois et mangonneaux; sur la côte se faisaient des trébuchets; dans les carrières et ailleurs on préparait des pierres propres à être lancées; les travaux étaient si grands que le bruit s'en répandit dans tout le monde.
Comment le roi de Majorque et l'infant don Sanche prièrent le roi En Pierre de leur dire quelles étaient ses intentions; et comment le roi En pierre refusa de le dire; seulement il confia son pays à l'infant don Sanche.
Le roi de Majorque alla vers le roi d'Aragon; il le pria de lui communiquer ce qu'il avait résolu de faire, offrant de le suivre partout avec toutes ses forces. « Frère, je ne désire pas, lui répondit le roi, que vous me suiviez, mais bien que vous demeuriez et preniez soin de tout mon royaume. Au reste, je vous prie de n'être point fâché si je ne vous découvre pas mes projets; car s'il était quelqu'un au monde à qui je voulusse ouvrir mon cœur, ce serait à vous; mais je ne puis vous faire part du but de ce voyage. Je vous prie aussi de ne pas prendre en mauvaise part si je n'accepte l'aide ni le secours de personne au monde, sauf celui de Dieu, de mes vassaux et de mes sujets. »
Là-dessus le roi de Majorque n'insista pas davantage; le roi de Castille, et son neveu l'infant don Sanche, firent la même démarche. L'infant don Sanche vint même à ce sujet le voir en Aragon, et lui offrit, de la part de son père et de la sienne, de le suivre en personne avec toutes leurs forces, et ajouta qu'il pouvait avoir trente ou quarante galères de Séville et de ses autres ports, bien armées et appareillées. Que vous dirai-je? La même réponse lui fut faite qu'à son frère le roi de Majorque, excepté qu'il dit qu'il lui recommandait le soin de son royaume comme à quelqu'un qu'il regardait comme son fils. Le seigneur infant lui répondit: qu'il acceptait volontiers cette recommandation et qu'il n'avait qu'à prévenir tous ceux qu'il laissait munis de ses procurations, que, dès qu'ils auraient besoin de quelque secours que ce fût, ils le lui fissent dire, et que, toutes affaires cessantes, il se rendrait près d'eux en personne avec toutes ses forces. Le roi d'Aragon en fut très charmé; il l'embrassa plus de dix fois, après quoi ils prirent congé l'un de l'autre. L'infant retourna en Castille et rendit compte au roi son père de tout ce qui s'était passé entre eux. « O Dieu! s'écria le roi, quel cœur de seigneur au monde est comparable à un cœur pareil! »
Peu de temps après le roi don Alphonse de Castille mourut, et l'infant don Sanche lui succéda; mais je laisse là le roi don Sanche de Castille et retourne au roi d'Aragon.
Comment, après le départ de l'infant don Sanche, le roi En Pierre commença à reconnaître les côtes de la mer, à faire préparer des biscuits et autres objets, et à envoyer ses ordres écrits à tous ceux de ses sujets qui devaient le suivre.
Aussitôt après le départ de l'infant don Sanche, le roi d'Aragon alla parcourir toutes ses côtes pour inspecter les travaux. Il ordonna à Saragosse, Tortose, Barcelone et Valence, de faire du biscuit; et il fit venir à Tortose une grande quantité d'avoine et de froment, et il en fit tellement venir que Tortose ne pouvait le contenir, et qu'on fut obligé de construire des baraques en bois pour l'y déposer. En même temps il écrivit à tous les riches hommes de son royaume qu'il voulait qu'ils vinssent avec lui dans cette expédition, et qu'ils eussent à se préparer à le suivre avec tant de cavaliers, tant d'arbalétriers et tant de piétons; et à chacun il faisait parvenir, soit dans leurs terres, soit là où ils voulaient, tout l'argent dont ils Avaient besoin. Il ordonna que personne n'eût à s'occuper de s'approvisionner de viande, de vin, ni d'orge, parce qu'il aurait soin d'avoir tout ce qui était nécessaire pour le voyage. Le roi faisait cela, afin qu'ils n'eussent à s'occuper chacun que du harnois de leur personne et qu'ils arrivassent bien armés et équipés.
La chose alla ainsi, car on ne vit jamais jusqu'ici aucun voyage de mer aussi bien approvisionné de harnois de corps, de chevaux, d'arbalétriers, et de gens de pied, et de marins, que le fut celui-ci. Les ordres furent si bien donnés qu'il s'y trouva vingt mille et, tous de la frontière, et huit mille arbalétriers des pays d'en haut. Le roi voulut avoir auprès de lui mille chevaliers, tous de haut parage, un grand nombre d'arbalétriers de Tortose, d'Aragon et de Catalogne, et de varlets de menées.[7] Que vous dirai-je? L'armement était si considérable que tous les rois et seigneurs du monde, soit chrétiens, soit sarrasins, qui avaient des possessions maritimes, se tenaient sur leurs gardes et craignaient beaucoup pour leur pays; car nul homme né ni vivant au monde n'était instruit de ses projets.
Comment le pape, le roi de France et autres princes chrétiens envoyèrent leurs messagers devers le roi d'Aragon, le priant de leur dire quelles étaient ses intentions; et comment chacun d'eux reçut la même réponse.
Le pape lui envoya dire qu'il le priait de lui découvrir ce qu'il voulait faire, ajoutant que, s'il se découvrait à lui, il pourrait bien aller en tel lieu où il serait lui-même disposé à lui offrir et de l'argent et des indulgences. Le roi lui répondit: qu'il lui était infiniment obligé de ses offres, mais qu'il le priait de ne pas s'offenser s'il ne pouvait en ce moment lui communiquer ses projets; que sous peu il le pourrait, et qu'alors il réclamerait ses secours en argent et en indulgences, mais qu'il voulût bien l'excuser pour le présent. Les messagers du pape lui rapportèrent cette réponse; sur quoi il dit: « Sur ma foi! Voici que nous aurons un second Alexandre. »
Il vint au roi d'Aragon d'autres messagers de la part du roi de France, son beau-frère, avec une demande pareille à celle faite par le pape, et ils s'en retournèrent avec une pareille réponse.
Il en vint aussi du roi d'Angleterre et de bien d'autres princes, et tous reçurent une même réponse; il en fut du pape et des rois comme des comtes. Je ne dis rien des princes sarrasins, mais chacun d'eux était épouvanté, craignant que l'orage ne tombât sur lui. C'était la chose la plus merveilleuse du monde que la grande quantité de phares, de signaux et de gardes qui étaient disséminés sur toute la terre de Barbarie. Les gens du roi de Grenade disaient à leur seigneur: « Seigneur, comment ne fortifiez-vous pas Bera, Almeria, Servenia, Monecha et Malaga, car certainement c'est sur vous que tombera le roi d'Aragon. — Folles gens que vous êtes, leur disait le roi, que me dites-vous? Ignorez-vous que le roi d'Aragon a conclu une trêve de cinq ans avec moi, et pensez-vous qu'il veuille enfreindre sa promesse? Non, ne le croyez point; c'est un homme si fier et de si haut cœur, que pour rien au monde il ne voudrait manquer à sa parole. Plût à Dieu qu'il voulût me permettre d'aller avec lui avec toutes mes forces, soit qu'il marchât contre les chrétiens, soit qu'il attaquât les Sarrasins! Car en vérité je vous le dis, je le suivrais à mes frais et à mon péril. Ainsi, croyez-moi, abandonnez ces soupçons; je ne veux pas que dans tout mon pays il soit placé une seule garde de plus pour cela. La maison d'Aragon est la maison de Dieu, la maison de la bonne foi et de la vérité. »
Que vous dirai-je? Tout l'univers avait les yeux fixés sur les ailes déployées de ce seigneur pour savoir où il abattrait son vol. Mais qui que ce soit qui et en avoir peur, Bugron en ressentait une vive joie. Je laisse de côté toutes ces diverses conjectures, et vais parler du roi d'Aragon et de ses mesurés pour l'inspection et la dépêche du tout.
Comment le roi En Pierre, après avoir terminé ses visites, tint ses cortès à Barcelone, dans lesquelles il régla les affaires du royaume, et fit amiral son fils En Jacques-Pierre, qu'il chargea de surveiller les travaux qui se faisaient en Catalogne, ainsi que la construction des galères; et comment, au jour fixé, tout le monde fut réuni au port Fangos.
Ledit seigneur roi ne cessait de visiter, examiner et hâter tous ses ouvrages. Aussi avançait-on tout, à cause de lui, plus rapidement on huit jours qu'on n'aurait pu le faire dans l'espace d'un mois s'il ne fût allé inspecter les travaux en personne. Or, voyant que tout était presque terminé, il convoqua ses cortès à Barcelone et là il régla les affaires de son royaume et les objets relatifs à son expédition. Il créa amiral un fils naturel qu'il avait et qui se nommait En Jacques-Pierre, jeune homme très agréable et fort capable en toutes choses. Ledit En Jacques-Pierre prit le bâton d'amiral, et nomma vice-amiral un chevalier catalan de très bonne maison, nommé En Cortada, bon homme d'armes et plein de bon jugement et d'expérience sur tout ce qui était propre à la chevalerie. Apres cela il fixa au 1er mai le jour auquel tous ceux qui devaient être du voyage seraient rendus au port Tangos[8] tout armés et prêts à s'embarquer. Il ordonna qu'En Raymond Marquet et En Bérenger Mallol seraient chargés de faire pousser avec vigueur les travaux de Catalogne, aussi bien galères que barques et nefs. Il désigna en chaque lieu de bons marins pour tenir l'œil aux préparatifs qui se faisaient pour le passage aux lieux de leurs résidences. Dans Valence!e seigneur En Jacques-Pierre qui était du royaume de Valence, se chargea de hâter les préparatifs de la flotte aussi bien que des cavaliers, des almogavares et des arbalétriers du pays d'en haut. Que vous dirai-je? en tous lieux, soit de la côte, soit de l'intérieur, le roi voulut que les troupes et les travaux fussent rapidement poussés, afin qu'au jour désigné tout fût réuni et par mer et par terre, ceux-ci à Tortose, ceux-là au port Fanges. Que vous dirai-je de plus? Tout le monde s'y rendit avec la meilleure volonté; ceux qui devaient emmener cent balistes en emmenèrent deux fois autant, et les varlets les suivirent, sans même qu'on le voulût, et refusèrent de recevoir un sou de solde. Tout ce qu'il y avait de captals au royaume d'Aragon, en Catalogne et Valence, et les syndics de toutes les cités s'y rendirent aussi. Le roi arriva et campa devant le port Fangos, où toute la flotte était réunie avec tout ce qui était nécessaire au voyage, de sorte que le roi, les comtes, barons, chevaliers, almogavares et varlets de menées n'avaient plus qu'à s'embarquer.
Comment le roi En pierre fit publier que son dessein était du s'embarquer au port Fangos et de prendre congé; et comment le comte de Pallars, au nom de tous, pria le roi de lui dire quelles étaient ses intentions, ce qu'il ne voulut point faire; et des précautions qu'il prit pour en faire pari aux patrons et mariniers.
Le roi s'étant assuré que tout était prêt, nefs, galères et autres vaisseaux, en fut rempli de joie. Il fit publier alors à son de trompes: que tous gens de tous états eussent à se rassembler pour entendre ce que le seigneur roi avait à leur dire, et qu'après leur avoir parlé il voulait prendre congé et s'embarquer. A cette annonce, tous se rendirent à l'assemblée, prélats, riches hommes, chevaliers et toutes autres personnes. Lorsque tous furent réunis, le roi monta sur un échafaud en bois qu'il avait fait construire à une hauteur suffisante pour que tout le monde et le voir et l'entendre, et vous pouvez croire qu'il fut attentivement écouté. Il commença à; parler et à dire de très bonnes paroles, appropriées à la circonstance, à ceux qui devaient le suivre comme à ceux qui devaient rester. Lors qu'il eut terminé son discours, le noble En Arnaut Roger, comte de Pallars, qui était du voyage, lui dit:
« Seigneur, tous vos gens, aussi bien nous autres qui partons avec vous que ceux qui demeurent, ont entendu avec beaucoup de plaisir les bonnes paroles que vous leur avez dites, et tous ensemble nous vous supplions humblement de nous dire et découvrir où votre volonté est d'aller. » Et il ajouta: qu'il n'y aurait nul inconvénient à leur faire part de ce dessein puisqu'on était si près du moment de l'embarquement; que ce serait une satisfaction pour tous, aussi bien ceux qui étaient de l'expédition comme ceux qui resteraient, et qu'en mène temps les marchands et autres bonnes gens se prépareraient pour porter à l'armée des approvisionnements de vivres et autres rafraîchissements, et enfin que les villes et cités continueraient à lui envoyer des aides et secours de toutes sortes.
Le roi répondit: « Comte, je veux que vous sachiez, vous et tous ceux qui sont ici comme ceux qui ne s'y trouvent pas, que, si j'étais persuadé que ma main gauche sût ce que doit faire ma droite, je me couperais ma main gauche. Or donc, qu'il ne soit plus question de cela; mais que ceux de vous qui doivent me suivre se disposent à s'embarquer. »
Quand le comte et les autres eurent ouï d'aussi hautes paroles, ils ne répliquèrent point! Toutefois ils dirent: « Ordonnez, seigneur, et nous obéirons. Veuille notre Seigneur vrai; Dieu, et madame sainte Marie et toute la cour céleste, que vos projets s'accomplissent à leur honneur et accroissement, ainsi qu'à votre propre honneur et à celui de tous vos sujets! Puissent-ils nous accorder la faveur de vous servir de telle manière que Dieu et vous en soyez satisfaits! »
Là-dessus, le comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti et autres riches hommes qui n'étaient pas du voyage, dirent: « Seigneur, daignez permettre que nous aussi nous nous embarquions avec vous, et pour rien au monde ne nous laissez ici, car nous sommes tout prêts à partir aussi bien que ceux qui ont déjà reçu l'ordre écrit de se rendre à ce voyage. »
Le roi répondit au comte, au vicomte et aux autres: « Nous sommes très reconnaissant de votre offre et de votre bonne volonté, mais nous nous contenterons de vous répondre, que vous nous servirez autant en restant ici que les autres en nous accompagnant. »
Ayant ainsi parlé, il les bénit, les signa tous et les recommanda à Dieu. Et si jamais on entendit des pleurs et des cris, ce fut au moment des adieux. Le roi, qui de tous les princes qui jamais existèrent était bien celui qui avait le plus de force d'âme, ne et s'empêcher de pleurer. Il se leva et alla prendre congé de la reine et des infants; il leur fit mille amitiés, les signa et leur donna sa bénédiction. On lui avait préparé un lin armé, et il s'embarqua accompagné d'autant de bénédictions et d'actions de grâces que seigneur en reçût jamais. Lorsqu'il fut embarqué chacun se disposa à en faire autant; si bien qu'en deux jours tout le monde fut à bord; et, sous le bon plaisir de notre Seigneur vrai Dieu, de madame sainte Marie et de tous les benoîts saints et saintes, ils firent tous voile du port Fangos pour ce bon voyage, l'année de l'incarnation de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, douze cent quatre-vingt-deux. Quand tous eurent fait voile, il s'y trouva plus de cent cinquante voiles d'une ou d'autre espèce. Lorsqu'ils furent parvenus à vingt milles en mer, l'amiral En Jacques-Pierre alla avec un lin armé à toutes les nefs, lins, galères, longues barques, petites barques, et remit à chaque chef un ordre scellé et cacheté du sceau du roi, clos et fermé par ledit cachet. Il ordonna à chaque patron de prendre la route du port Mahon dans l'île de Minorque, d'entrer tous dans ledit port et de s'y rafraîchir, et lorsqu'ils seraient sortis du port Mahon, et à la distance de dix milles en mer, d'ouvrir l'ordre, mais non pas plus tôt, sous peine de forfaiture de leur personne, après quoi ils suivraient la route que je dit seigneur roi leur désignait dans son ordre. On fit ce que l'amiral avait prescrit.
Comment la flotte du roi En Pierre cuira à Mahon, port de Minorque; et de la grande méchanceté que le Moxérif de Minorque fit au roi En Pierre, ce qui fut cause qu'on coupa la tête à En Bugron.
Ils entrèrent tous au port de Mahon et s'y rafraîchirent. Le Moxérif de Minorque vint au roi et lui dit: « Seigneur, que souhaitez-vous? Ordonnez ce que vous voulez que je fasse, et si vous venez pour vous emparer de l'île, je suis prêt à vous obéir. »
Le roi lui répondit: « Ne craignez rien, nous ne venons pas dans l'intention de faire ennui ni tort à vous ou à votre île, soyez-en convaincu. »
Le Moxérif se leva, lui baisa les pieds et lui rendit grâces, et aussitôt il fit livrer au roi et à toute la flotte une quantité si prodigieuse de rafraîchissements, qu'il serait bien difficile de les énumérer, et que le roi en eut en telle abondance qu'ils suffirent pour plus de huit jours. Toutefois il commit une bien mauvaise action; car dans la nuit il fit partir pour Bugia une barque armée, montée par des Sarrasins, pour annoncer sur toute la côte: que le roi était avec toute sa flotte dans le port de Mahon; qu'il pensait bien qu'ils iraient à Bugia, et qu'ils devaient prendre garde à eux. En Bugron, seigneur de Constantine, ayant, ainsi que les autres, appris cette nouvelle, en éprouva la plus grande joie qu'un homme puisse éprouver, et, au lieu d'être discret, il s'abandonna au mouvement de joie qu'il ressentait, et fit part de ce qu'il avait dans le cœur à quelques amis intimes et à des parents auxquels il se confiait de tout. Il fit cela aussi afin de se disposer à faire ce qu'il avait promis au roi; mais l'an de ceux à qui il s'était confié répandit la chose par toute la cité et en fit part aux cavaliers Sarrasins de la ville qui étaient avec lui. Que vous dirai-je? Tous se soulevèrent avec grande rumeur et lui coupèrent la tête, ainsi qu'à douze autres qui étaient d'intelligence avec lui. Ils envoyèrent aussitôt un messager au roi de Bugia pour qu'il vienne s'emparer de la cité et de toute la terre et il le fit ainsi.
Nous cesserons maintenant de parler d'eux et reviendrons au roi d'Aragon.
Comment le roi En Pierre aborda au port d'Alcoyll, et comment il apprit la mort d'En Bugron, ce qui l'affligea beaucoup; du grand nombre de Moabites qui se réunirent, tandis que les nôtres se fortifiaient; et des hauts faits d'armes qu'ils firent, au moyen des heureux secours que leur fournit la Catalogne.
Le roi ayant fait rafraîchir sa flotte partit de Mahon; et quand on fut à dix milles en mer, chacun ouvrit l'ordre écrit dans lequel se trouva la notification de se rendre au port d'Alcoyll; ils prirent terre à la ville d'Alcoyll. Les habitants voulurent s'enfuir; mais un petit nombre seul y parvint. Cependant on fit mettre à terre tous les chevaux, et ainsi tous les hommes entrèrent. Aussitôt que toutes les troupes furent débarquées, le roi demanda aux Sarrasins qui avaient été pris récemment des nouvelles d'En Bugron. Ceux-ci lui racontèrent ce qui s'était passé, ce dont le roi fut très affligé; cependant, comme il était venu, il voulut que son voyage s'accomplît au plaisir de Dieu et de la sainte foi catholique. Il ordonna de construire un mur avec des pieux liés au moyen de cordes passées dans des anneaux, et d'en entourer la ville et l'armée. Il fit descendre des vaisseaux les maçons qu'il avait amenés et ils formèrent de terre battue les barrières et les chemins par lesquels les ennemis pouvaient arriver en dehors de ces murailles. Tandis qu'on s'occupait de ces ouvrages il se réunit aux environs plus de trente mille cavaliers Sarrasins, et une si grande quantité de gens de pied que la plaine et les montagnes en étaient couvertes. Les maudits Morabites allaient prêchant et criant par toute la Barbarie et répandant leurs absolutions sur leur méchante race. Dans l'espace d'un mois il s'y rendit plus de cent mille hommes à cheval et une quantité innombrable d'hommes à pied. Le comte de Pallars, voyant une si grande réunion de gens, fit construire un fort en bois et en terre, sur une hauteur voisine de la ville d'Alcoyll, et de là, avec quelques autres, il fondait tous les jours sur les ennemis, de sorte que ce monticule fut nommé le Mont de l'Escarmouche.[9] Là se faisaient chaque jour de tels faits d'armes qu'on ne pourrait pas les compter; enfin quiconque eût aimé à voir ce que c'est que le courage et l'audace d'un seigneur pouvait se satisfaire en allant en ce lieu.
Quand on était au fort de la mêlée, si le roi voyait que les chrétiens eussent le dessus, il s'élançait au plus épais des ennemis, et frappait de tous côtés. Ne croyez pas que jamais Alexandre, Rolland ni Olivier aient pu faire des exploits pareils à ceux que le roi faisait chaque jour, et, à ses côtés, tous les riches hommes, chevaliers, almogavares et hommes de mer qui s'y trouvaient. Chacun peut s'imaginer combien il était nécessaire au roi et à tout son monde que cela fut fait ainsi, puisqu'ils se trouvaient en un lieu non défendu, au milieu d'une plaine, sans remparts et sans murailles, si ce n'est la palissade dont j'ai parlé; et ils avaient en face d'eux des rois, fils de rois, barons et moaps sarrasins, qui étaient la fleur de tous les Sarrasins du monde et qui n'étaient venus que pour anéantir les chrétiens. Si ceux-ci se fussent montrés endormis dans leur guet, vous pensez qu'on les eût réveillés par des sons de bien mauvais augure pour eux; aussi fallait-il qu'ils se gardassent bien de la moindre négligence; et là où étaient les plus beaux faits d'armes et le plus grand danger, là se trouvait avec le plus de plaisir le roi ainsi que les siens. Jamais aussi armée ne fut mieux approvisionnée de tous biens que celle-là et l'abondance allait toujours croissant. Lorsqu'on sut en Catalogne que le roi était à Alcoyll, chacun, comme s'il eût dû obtenir des indulgences, ne songeait qu'à charger les nefs et lins d'hommes, de provisions de bouche, d'armes et de secours de toutes sortes. Ils faisaient si bien, qu'il y arrivait quelquefois vingt et trente voiles chargées de toutes choses, tellement que le marché y était mieux pourvu qu'en aucun lieu de la Catalogne.
Quand le roi eut reconnu tout le pays et se fut assuré des forces des Maures et Sarrasins, il pensa qu'il serait facile de s'emparer de la Barbarie, si le pape voulait l'aider et de son argent et de ses indulgences; il vit que jamais les chrétiens ne s'étaient trouvés en meilleure position; que jamais roi de France ni d'Angleterre, jamais le roi Charles, jamais enfin aucun roi chrétien qui eût fait le voyage d'outre-mer ou fût allé à Tunis, au moyen des croisades et des trésors de l'Eglise, n'avait occupé autant de pays en Barbarie qu'il le faisait en ce moment; que de Giger à Bona il n'osait paraître un Sarrazin, et qu'au contraire, sur toute la côte les chrétiens apportaient, sans être inquiétés, du bois à l'armée; qu'ils y tenaient leurs bêtes sans qu'aucun Sarrazin osât s'en approcher; que les chrétiens au contraire faisaient des incursions à cheval à trois et quatre journées, et enlevaient des hommes et du bétail, et que les Sarrasins n'osaient s'éloigner de leur armée, craignant d'être aussitôt captifs. En effet nos gens en enlevaient chaque jour quelques-uns; aussi pendant un mois il s'en faisait journellement des encans à Alcoyll, de telle sorte que le roi et l'armée se regardaient comme en toute sûreté; et c'était vraiment une chose merveilleuse. Quelquefois le roi poussait son cheval en avant avec cinq cents cavaliers seulement, et laissait les autres aux barrières; et avec ces cinq cents hommes brochants avec lui, il faisait éparpiller les Sarrasins, de manière à ce qu'il n'y en eût pas un qui ne fût séparé des siens; et il s'en faisait alors un tel carnage, que ce serait une fatigue que de le raconter. Ils en prenaient aussi une telle quantité, que pour un double on achetait un Sarrazin. Ainsi tous les chrétiens étaient riches et satisfaits, et le roi par-dessus tous les autres.
Je cesserai de vous entretenir de ces faits d'armes de tous les jours pour vous parler des pensées qui occupaient le roi.
Comment le soigneur roi Pierre étant à Alcoyll envoya le noble En Guillem de Castellnou au pape, pour le prier de le seconder par son argent et la prédication d'une croisade, afin de pouvoir faire la conquête de la Barbarie.
Le roi, voyant que les choses allaient si bien et étaient si honorables pour la chrétienté, ordonna au noble En Guillem de Castellnou, honorable captal[10] de Catalogne et son parent, de se rendre auprès du Saint-Père, à Rome, avec deux galères. Il mandait audit noble: de s'embarquer aussitôt et de se rendre à Rome, sans s'arrêter nulle part jusqu'à ce qu'il fût parvenu auprès du pape; de saluer lui et tous les cardinaux de sa part; de le prier de faire assembler son consistoire, ayant à parler en présence de tous les membres, de la part du roi En Pierre. L'assemblée une fois réunie, il devait saluer encore une fois de sa part le pape et tous les cardinaux, et dire:
« Saint-Père, monseigneur En Pierre, roi d'Aragon, vous fait savoir qu'il est en Barbarie, en un lieu nommé Alcoyll, et qu'il pense qu'à l'aide de ce lieu il peut se rendre maître de toute la Barbarie. Si vous voulez bien, Saint-Père, le seconder au moyen de votre argent et de vos indulgences, il s'écoulera peu de temps avant qu'il ait accompli en grande partie ce dessein; et je vous dis qu'avant trois mois il sera maître de la ville de Bona, dont saint Augustin fut évêque, et ensuite de la ville de Giger. A l'aide de ces deux villes, situées sur la côte près d'Alcoyll, l'une au levant et l'autre au couchant, il ne tardera pas, aussitôt après les avoir conquises, à s'emparer de toutes celles qui se trouvent le long de la côte. Et le pays de Barbarie est tel, que qui est maître des côtes, est maître de la Barbarie entière; et ces gens là sont tels que quand ils se verront serrés de si près, la plupart se feront chrétiens. Saint-Père, le seigneur roi vous requiert donc, au nom de Dieu, de lui rendre ce seul service, et dans peu de temps, s'il plaît à Dieu, les revenus de la sainte Eglise s'élèveront plus haut qu'ils ne se sont jamais élevés. Et vous voyez déjà à quel point le roi son père a fait croître lesdits revenus de la sainte Eglise, sans qu'il ait eu en cela, aucun secours de personne. Voilà, Saint-Père, ce qu'il demande et requiert, et il vous prie de ne point tarder.
« Si par hasard il vous répondait: pourquoi n'a-t-il point dit tout cela aux envoyés que nous lui avons adressés en Catalogne? » vous répondrez: « C'est qu'alors, Saint-Père, il n'était pas encore temps de vous dévoiler son secret, à vous ni à qui que ce fût, puisqu'il avait promis et juré à Bugron de ne le communiquer à aucun homme au monde; ainsi, Saint-Père, vous ne pouvez lui en savoir mauvais gré. » Enfin, s'il se refusait à nous accorder aucun secours, protestez de notre part, et déclarez dans cette protestation: que, s'il ne nous envoie pas le secours que nous lui demandons, ce sera par sa faute seule que nous aurons à revenir dans notre royaume. Il doit savoir, lui et tout le monde, que malgré notre puissance nous n'avons pas assez d'argent pour pouvoir séjourner longtemps ici. Dieu veuille l'éclairer et lui bien faire savoir ce que nous avons en pensée, qui est que, dans le cas où il nous accorderait les secours que nous lui demandons, nous emploierons tous les jours de notre vie à faire fructifier la sainte foi catholique, et spécialement dans le pays où nous sommes venus. Je vous ordonne donc de remplir cette mission le plus habilement possible. »
— « Seigneur, répondit le noble En Guillem de Castellnou, j'ai bien compris ce que vous m'avez ordonné de dire et de faire, et, avec l'aide de Dieu, je m'en acquitterai de manière à ce que vous en soyez satisfait et m'accordiez votre bénédiction et vos grâces. Je prie Dieu de vous soutenir, de vous garder de tout mal et de vous accorder victoire sur tous vos ennemis. Si toutefois, seigneur, cela était de votre bon plaisir, vous avez ici beaucoup d'autres riches hommes plus habiles que moi, vous pourriez les envoyer à ma place, et j'en rendrais grâce à Dieu et à vous; car alors je ne me séparerais pas de vous; et je vous vois tous les jours vous exposer dans de tels lieux, que ce serait pour moi une grande douleur de ne pas m'y trouver à côté de vous. »
Le roi sourit et lui dit: « Je ne doute pas, En Guillem, que vous ne préférassiez beaucoup rester ici plutôt que de partir; quant aux délices que vous m'accusez de trouver dans les faits d'armes, nous pouvons vous compter somme un de ceux de la Catalogne et de tous nos royaumes qui les recherchent aussi le plus vivement; mais tranquillisez-vous et comptez qu'à votre retour vous trouverez encore tant à faire que vous pourrez vous en passer la fantaisie. Nous avons une telle confiance en vous que nous sommes persuadés que dans cette ambassade, ainsi qu'en de plus grandes choses, vous vous tirerez d'affaire aussi bien qu'aucun de nos barons. Partez donc; que Jésus-Christ vous conduise et vous ramène sain et sauf auprès de nous! »
Là-dessus ledit noble s'inclina jusqu'à terre et voulut lui baiser les pieds. Le roi ne le souffrit point; mais il lui donna la main et le baisa à la bouche. Aussitôt, deux galères étant préparées et armées, il s'embarqua et partit. Dieu le conduise à bien! Je le laisse aller, et parlerai du roi d'Aragon et de ses grands faits d'armes qui avaient lieu tous les jours à Alcoyll
Comment les Sarrasins se disposaient à livrer une grande bataille et détruire la bastide du comte de Pallars; et comment leur projet fut dévoile par un Sarrazin du royaume de Valence.
Un jour les Sarrasins décidèrent de venir en corps de bataille attaquer la bastide[11] du comte de Pallars, et de l'emporter ou de périr tous. Comme ils avaient pris cette résolution, un Sarrazin qui était du royaume de Valence vint, pendant la nuit, le dire au roi. « Quel est le jour où l'on doit faire cette attaque? demanda le roi. — Nous sommes au jeudi, répliqua le Sarrazin, eh bien! c'est dimanche malin qu'ils ont choisi pour leur expédition, parce qu'ils savent que c'est pour vous un jour de fête, et qu'ils pensent qu'alors vous et vos barons vous serez tous à la messe; et pendant ce temps ils feront leur pointe. »
Le roi lui dit: « Va à la bonne aventure; je te sais bon gré de ce que tu m'as dit, et tu peux croire qu'aux lieux où tu es né tu seras enrichi par nous au-dessus de tes amis. Nous désirons que tu restes parmi ces gens-là et que tu nous fasses part de tout ce qu'ils feront; samedi au soir sois auprès de nous pour nous dire ce qui aura été résolu. — Seigneur, dit-il, je serai auprès de vous. »
Le roi lui fit donner vingt doubles d'or et il partit. Il ordonna ensuite aux gardes et vedettes qui veillaient la nuit, de laisser passer cet homme toutes les fois qu'il viendrait à eux et leur dirait: Alfandech car il était natif de la ville d'Alfandech. Là-dessus il s'éloigna.
Le roi rassembla son conseil et lui fit part de ce qu'avait dit le Sarrazin, et ordonna à ses vassaux et sujets de se tenir prêts, parce qu'il voulait attaquer les ennemis. Si jamais armée fut joyeuse, c'est celle-là, et les jours leur paraissaient une année.
Comment des envoyés de Sicile vinrent trouver le roi, pleins de douleur et de tristesse; de la réponse satisfaisante qu'il leur fit; et comment les Français sont cruels là où ils ont le pouvoir.
Tandis qu'on était occupé de ces choses, on vit venir du côté du levant deux barques armées et bien tenues; elles arrivèrent directement au port avec des pavillons noirs et y abordèrent. Si vous désirez savoir quelles étaient ces barques, et par qui elles étaient montées, je vous dirai que c'étaient des Siciliens de Païenne. Il s'y trouvait quatre chevaliers et quatre citoyens envoyés par la communauté de Sicile; c'étaient des hommes sages et expérimentés. Dès qu'ils eurent pris terre, ils vinrent trouver le roi; ils s'agenouillèrent, baisèrent trois fois la terre, se traînèrent à genoux jusqu'à lui, et se jetèrent à ses pieds, et les lui serrèrent; et tous les huit criaient à la fois: « Seigneur, merci! » et lui baisaient les pieds. On ne pouvait les en arracher. Tout ainsi que la Madeleine, lavait les pieds de Jésus-Christ de ses larmes, ainsi lavèrent ils les pieds du roi de leurs larmes. Leurs cris, leurs gémissements et leurs pleurs faisaient pitié; ils étaient entièrement vêtus de noir. Que vous dirai-je! Le roi se retirant en arrière leur dit: Que voulez-vous? Qui êtes-vous? D’où venez-vous? — Seigneur, dirent-ils, nous sommes de la terre orpheline de Sicile, abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne aide terrestre; malheureux captifs, nous sommes prêts, hommes, femmes et enfants, à périr tous aujourd'hui, si vous ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale majesté de la part de ce peuple orphelin, vous crier grâce et merci. Au nom de la passion que notre Seigneur a soufferte sur la croix pour le genre humain, ayez pitié de ce malheureux peuple; daignez le secourir, l'encourager et l'arracher à la douleur et à l'esclavage auxquels il est réduit. Vous devez le faire, seigneur, par trois raisons: la première, parce que vous êtes le roi le plus saint et le plus juste qui soit au monde; la seconde parce que la Sicile et tout le royaume appartient et doit appartenir à la reine votre épouse, et après elle à vos fils tes infants, comme étant; de la lignée du saint empereur Frédéric et du saint roi Manfred, qui étaient nos légitimes seigneurs. Ainsi, selon Dieu, madame la reine Constance, votre épouse, doit être notre reine, et vos fils et les siens doivent être nos rois et seigneurs; la troisième raison enfin, parce que tout saint homme de roi est tenu de secourir les orphelins, les mineurs et les veuves, et que la Sicile est veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi bon seigneur que le saint roi Manfred, et que les peuples sont orphelins, puisqu'ils n'ont ni père ni mère qui puisse les défendre, si Dieu, vous et les vôtres ne venez à leur aide. Les créatures innocentes qui sont dans cette île et n'attendent que la mort, sont comme des mineurs en bas âge, incapables de se conduire dans ce grand péril. Ainsi donc, saint seigneur, aie pitié de nous et viens prendre possession d'un royaume qui appartient à toi et à tes enfants; arrache-le des mains de Pharaon; et, comme Dieu délivra le peuple d'Israël des mains de Pharaon, ainsi tu peux délivrer ce peuple de la main des plus cruelles gens qui soient au monde; car il n'est pas au monde de plus cruelles gens que ne le sont les Français là où ils ont le pouvoir. »
Le roi, touché de leur malheur, les fit lever et leur dit: « Barons, soyez les bienvenus. Il est vrai que ce royaume revient à la reine notre épouse, et ensuite à nos enfants. Nous sommes bien fâchés de vos tribulations; nous avons entendu ce que vous étiez chargés de nous dire, et tout ce que nous pourrons faire en votre faveur, nous le ferons. »
Ils répliquèrent: « Que le Seigneur Dieu vous conserve et vous fasse avoir pitié de nous, misérables! Voici des lettres de chacune des cités de Sicile, ainsi que des riches hommes, chevaliers, villes et châteaux, tous prêts à vous obéir comme à leur seigneur et roi, ainsi qu'à tous vos descendants. »
Le roi prit les lettres, au nombre de plus de cent; il ordonna de bien loger ces députés, et de fournir, à eux et à leur suite, tout ce dont ils pouvaient avoir besoin.
Comment le Sarrazin de Valence vint, la veille du combat, dire au roi En Pierre de se tenir prêt; comment ou se prépara et comment on remporta la victoire; et comment les Siciliens furent ravis d'être témoins de la bravoure des troupes du roi.
Laissons là les envoyés et revenons aux Sarrasins qui se disposaient à venir le dimanche attaquer la bastide du comte de Pallars. Le samedi au soir le Sarrazin revint vers le roi et lui dit: « Seigneur, soyez prêt, ainsi que votre monde, à la pointe du jour, car l'armée sera en campagne. —J'en suis bien aise, » dit le roi; et il donna aussitôt l'ordre qu'à l'aube du jour les chevaux fussent armés, et que les hommes, soit almogavares, soit gens de mer, soit même varlets des menées, fussent tous appareillés et réunis aux barrières, et qu'aussitôt que les trompettes et les nacaires du roi se feraient entendre, et que l'étendard serait déployé, tout homme s'écriât: « Saint George et Aragon! » et fondit à l'instant sur l'ennemi, et qu'en attendant tous allassent se reposer; mais chacun était si joyeux, qu'à peine put-on dormir cette nuit-là. Au point du jour tout le monde fut prêt, cavaliers et gens à pied, et se trouva auprès du roi, hors des barrières.
A l'avant-garde était le comte de Pallars, le noble En Pierre-Ferdinand d'Ixer, et autres riches hommes.
Quand il fut jour, les Sarrasins marchèrent en bataille et en bon ordre contre la bastide du comte de Pallars, au Mont de l'Escarmouche; mais dès qu'ils aperçurent les chrétiens ainsi préparés, ils furent confondus et se tinrent tous pour morts; et ils auraient volontiers tourné le dos, s'ils l'eussent osé.
Que vous dirai-je? Le roi, voyant qu'ils hésitaient et restaient immobiles, donna ordre à l'avant-garde d'attaquer. L'étendard fut déployé; les trompettes et nacaires se firent entendre, et l'avant-garde attaqua. Les Sarrasins tinrent bon, si bien que les chrétiens ne pouvaient les enfoncer, tant ils étaient nombreux et serrés. Le roi chargea avec l'étendard et alla férir au milieu d'eux; et les Maures se débandèrent tellement que, de toute leur avant-garde, il n'en échappa pas un seul. Il mourut là un grand nombre de Sarrasins. Le roi voulut alors franchir une montagne qui était devant lui, mais le comte de Pallars et les autres riches hommes s'écrièrent: « Pour Dieu, seigneur, n’avancez pas, car si vous le faites, Alcoyll et le camp sont perdus, car il ne s'y trouve que des femmes, des enfants et des malades; et si ce malheur nous arrivait, nous n'aurions aucun moyen de nous procurer des vivres. Ainsi, seigneur, au nom de Dieu, songez à votre propre personne, car nous la prisons plus que le monde entier. »
Le roi était si ardent à poursuivre les Sarrasins que rien de tout ce qu'on lui disait ne le pouvait toucher; cependant il sentit enfin que ce qu'on lui disait était la vérité. Il s'arrêta donc au pied de la montagne et fit sonner la trompette; chacun se rapprocha de lui, après quoi on retourna gaîment et en bon ordre à Alcoyll et on leva le camp. Les chrétiens gagnèrent tellement dans cette journée qu'ils furent tous à leur aise pendant tout le voyage. Les Sarrasins furent si épouvantés qu'ils se retirèrent à plus d'une lieue au-delà de la place qu'ils occupaient ordinairement. Quoiqu'il leur vînt tous les jours un tel nombre de gens qu'on n'eût pu les compter, ils ne furent cependant pas assez hardis pour oser revenir au même lieu où ils s'étaient trouvés. Le roi fit brûler les cadavres des Sarrasins, pour empêcher que l'endroit où avait eu lieu cette rencontre ne devînt malsain.
Je laisse là le roi, et les chrétiens et les Sarrasins, et vais vous entretenir du noble En Guillem de Castellnou. Je veux néanmoins vous dire avant tout, comment les Siciliens furent émerveillés en voyant ce que le roi et ses troupes avaient fait et faisaient chaque jour, de sorte qu'ils disaient entre eux: « Si Dieu permet que ce roi vienne en Sicile, les Français seront tous morts ou vaincus, et nous serons hors de tout danger; car nous sommes émerveillés de ce qui vient de se passer, et jamais on ne vit de troupes aller comme celles-là au combat avec plaisir et contentement, tandis que les autres y marchent par force et avec crainte. » L'étonnement qu'ils en avaient était vraiment sans bornes.
Comment le noble En Guillem de Castellnou revint de la mission qui lui avait été confiée auprès du pape; et comment la réponse fut, que le pape ne voulait en rien seconder le roi En Pierre.
Le noble En Guillem de Castellnou, à son départ d'Alcoyll fit route pour Rome avec les deux galères, et alla trouver le pape. Quand il fut devant le pape et le consistoire, il fit et dit tout ce dont le roi l'avait chargé. Quand le pape l'eut entendu, il répondit, ainsi que le roi En Pierre l'avait prévu: « Pourquoi le roi ne nous a-t-il point communiqué, quand il était en Catalogne, « qu'il nous fait dire à présent? »
Ledit noble lui fit la réponse que le roi lui avait prescrite. Que vous dirai-je? Le pape lui répliqua que, s'étant alors caché de lui, il n'en obtiendrait à présent ni argent, ni croisade, ni rien du tout. Alors ledit noble protesta de la manière que le roi lui avait dit de le faire, et plein de colère et d'indignation, il prit congé du pape, et ajouta ces paroles à celles que le roi lui avait prescrit de dire: « Saint-Père, je m'en retourne avec la cruelle réponse que vous me faites. Plaise au Seigneur vrai Dieu, que si cette réponse attire des malheurs sur la chrétienté, cela retombe sur votre âme et sur l'âme de tous ceux qui vous ont conseillé et vous conseillent cette réponse! » Ensuite il s'embarqua et se rendit à Alcoyll. Le roi le vit avec plaisir et alla le recevoir, car il l'aimait beaucoup et l'estimait pour son courage et ses autres qualités. Il réunit son conseil et voulut connaître la réponse qu'il apportait; il en rendit compte. Le roi voyant la dureté du pape leva les mains vers les cieux et dit: « Seigneur vrai Dieu, maître et souverain de toutes choses, daignez seconder mes desseins; vous savez que mon intention était de venir ici et d'y mourir à votre service. Mais vous savez bien que je ne puis me maintenir seul; faites donc, par votre grâce et merci, que votre protection et vos conseils descendent sur moi et les miens. » Ensuite il pria tous les membres du conseil de songer à ce qu'ils auraient à lui conseiller de faire, et dit qu'il y réfléchirait de son côté. On se sépara et chacun rentra dans sa demeure.
Comment de nouveaux députés de Messine et de Palerme vinrent trouver le roi En Pierre à Alcoyll, avec encore plus de pleurs et de douleur que les premiers; et comment l'armée, tout d'une voix, cria merci au roi En Pierre, pour qu'il voulût bien secourir les Siciliens.
A quatre jours de là, il arriva deux autres barques armées, venant de Sicile, avec semblable message que les premières, mais d'une manière bien plus triste encore. Dans l'une d'elles étaient deux chevaliers et deux citoyens de Messine qui était assiégée par le roi Charles, ainsi que vous l'avez vu, et ils étaient tous sur le point d'être pris et tués; l'autre barque, venant de Palerme, portait également deux chevaliers et deux citoyens qui venaient aussi avec des pouvoirs de toute la Sicile. Ils avaient comme les autres des vêtements noirs, ainsi que des voiles et des pavillons noirs. Pour une lamentation qu'avaient faite les autres, ceux-ci en firent quatre fois autant, de sorte que tous les assistants en eurent une telle pitié, qu'ils s'écrièrent tous à la fois: «. Seigneur, en Sicile! Seigneur, en Sicile! Pour l'amour de Dieu, ne laissez pas périr ce pauvre peuple qui doit appartenir à vos enfants. »
Les riches hommes, voyant quel était le désir de toute l'armée, allèrent trouver le roi, tout contrits, et lui dirent: « Seigneur, que faites-vous? Au nom de Dieu, ayez pitié d'un peuple infortuné qui vient vous crier merci; il n'y a pas de cœur si dur au monde, chrétien ou Sarrazin, qui n'en eût pitié. Nous vous en prions chèrement; et vous devez encore plus vous y sentir porté par les raisons que ces gens vous ont déjà données, qui sont de toute vérité, et aussi à cause de la dure réponse que vous avez reçue du pape. Croyez que tout ceci vient de Dieu, car si Dieu voulait que votre dessein de rester en ce lieu s'accomplit, il aurait inspiré au pape l'idée de vous seconder; mais il a voulu que votre demande vous fût refusée, afin que vous allassiez secourir un peuple misérable. Ce qui vous démontre encore que telle est la volonté de Dieu, c'est que la voix du peuple est la voix de Dieu et que voici tout votre peuple de cette armée qui crie qu'on le mène en Sicile. Qu'attendez-vous donc, seigneur? Nous vous affirmons, en notre nom et au nom de toute l'armée, que nous vous suivrons et périrons pour la gloire de Dieu et pour votre honneur, et pour la restauration du peuple de Sicile; nous sommes tous prêts à vous suivre sans solde. »
Comment le seigneur roi En pierre d'Aragon consentit à passer en Sicile avec toute sa suite pour secourir cette Ile, et comment il y arriva en trois jours.
Le roi, entendant ces choses merveilleuses et voyant la bonne volonté de son armée, leva les yeux au ciel et dit: « Seigneur, c'est en votre honneur et pour vous servir que j'entreprends ce voyage; je me recommande à vous, moi et les miens. » Et il ajouta: « Eh bien! Puisque Dieu le veut et que vous le voulez, partons, sous la garde et avec la grâce de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste, et allons en Sicile. » Et tous s'écrièrent: Aur! aur[12]! Et ils s'agenouillèrent et chantèrent à haute voix le Salve Regina.
Cette même nuit on expédia les deux barques pour la Sicile avec cette bonne nouvelle. Le lendemain, le roi fit tout embarquer, hommes, chevaux et tout ce qui était à terre; et le dernier qui s'embarqua ce fut lui. Quand l'embarquement fut terminé, ce qui fut l'affaire de trois jours, les deux autres barques siciliennes armées s'en retournèrent, pour dire qu'elles avaient vu le roi d'Aragon mettre à la voile. Que Dieu nous envoie un contentement pareil à celui que l'on éprouva en Sicile à l'arrivée de cette nouvelle! Mais laissons le roi faisant bonne route pour la Sicile et parlons des Sarrasins d'Alcoyll.[13]
Comment les Sarrasins n'osèrent de quatre jours s'approcher d'Alcoyll; et des grandes réjouissances qu'ils firent quand ils surent que les chrétiens étaient partis.
Les Sarrasins, voyant les voiles qui étaient en mer, crurent que c'était une autre flotte qui venait en aide au roi d'Aragon. Pendant quatre jours ils n'osèrent pas venir à Alcoyll, par crainte de quelque supercherie; enfin ils s'en approchèrent peu à peu, et, étant convaincus que les chrétiens s'étaient éloignés, ils firent de très grandes fêtes et se réjouirent beaucoup. Ils s'en allèrent ensuite chacun chez eux en versant bien des larmes et déplorant la perte de leurs parents et de leurs amis. Et on en parlera longtemps en Barbarie, et ils redouteront plus la maison d'Aragon qu'aucune autre au monde. Mais laissons-les là et revenons au roi d'Aragon.
Comment le roi En Pierre passa en Sicile et arriva au port de Trapani; des grandes fêtes qu'on lui fit; et comment il y fut reconnu pour seigneur et couronné roi.
Le roi d'Aragon fit une traversée heureuse autant qu'on puisse le désirer; en peu de jours il prit terre à Trapani, le troisième du mois d'août de l’an douze cent quatre-vingt deux. Vous pouvez voir d'après cela le temps qu'il demeura à Alcoyll, puisqu'il y était à la fin du mois de mai et qu'il arriva à Trapani le troisième d'août. Je ne pense pas qu'un autre roi, quel qu'il soit, eût pu, avec ses seules forces, séjourner à Alcoyll aussi longtemps. Aussitôt qu'il eut pris terre à Trapani, il se fit dans la Sicile une illumination générale; c'était vraiment merveilleux. Les prud'hommes de Trapani envoyèrent des courriers de tous les côtés, et ce fut une merveille que la joie qui éclata partout; et ils avaient bien raison, puisque Dieu leur avait envoyé le saint roi d'Aragon pour les délivrer de leurs ennemis et être leur guide. Ainsi que Dieu envoya Moïse au peuple d'Israël et lui confia la verge miraculeuse, de même à un signal que fit le roi d'Aragon il délivra le peuple de Sicile; on peut voir par là que ce fut l'œuvre de Dieu. Quand le roi et les troupes eurent débarquée Trapani, il n'est pas besoin de vous dire la joie que chacun en ressentit; les dames et demoiselles venaient en dansant au-devant du roi, et s'écriant: « Bon et saint seigneur, que Dieu te donne vie et victoire afin que tu puisses nous délivrer de la main de ces Français maudits! » Et tout le monde allait ainsi chantant, et nul ne faisait œuvre de ses mains de la joie qu'ils avaient.
Que vous dirai-je? Dès qu'on l'apprit à Palerme on lui envoya une grande partie des riches hommes de la ville avec des sommes considérables pour être distribuées à ses troupes. Le roi ne voulut rien accepter, disant que tant qu'il n'en aurait pas besoin il n'accepterait rien, et qu'il avait apporté assez d'argent avec lui, mais qu'ils pouvaient être assurés qu'il était venu pour les recevoir comme ses vassaux et les défendre contre tout le monde.
Il se rendit à Palerme; tous les habitants vinrent bien quatre lieues au-devant de lui, et on peut dire qu'il n'y eut jamais autant de joie et d'aussi belles fêtes; et là, avec de grandes processions, des jeux, et l'allégresse des femmes et des enfants, tous accueillirent le roi et l'escortèrent au palais impérial. Tous les gens qui l'accompagnaient furent dignement logés. Au moment où le roi y arrivait par terre, la flotte s'y rendit par mer. Lorsque chacun fut satisfait, les prud'hommes de Palerme expédièrent des messagers à toutes les cités, villes et châteaux, et aux syndics de tous les lieux, pour qu'on apportât les clefs et les pleins pouvoirs de chaque endroit, attendu qu'on devait livrer les clefs au roi comme seigneur, lui prêter foi et hommage et le couronner roi et seigneur; et cela fut fait ainsi.
[1]Muhammad II avait succédé en 1273 sur le trône de Grenade à son père Muhammad Aben Alahmar Ier. Muhammad II régna de 1273 à 1302.
[2] Par le traité de 1267 les empereurs de Constantinople lui avaient cédé leurs droits, en ne se réservant que les îles de Lesbos, Samos, Cos et Chio; et le mariage de son fils Philippe avec Isabelle de Villehardouin, princesse d'Achaïe, lui assurait la seigneurie réelle de la Morée, dont il n'était, par la concession de Baudouin et de Geoffroy de Villehardouin, que le seigneur supérieur.
[3] Chevaliers de l’ordre Teutonique.
[4] Le 30 mars 1282, lendemain de Pâques, eut lieu le soulèvement de Palerme, qui fut suivi bientôt de l'insurrection générale des Siciliens contre les Français. Le massacre presque général qui en fut fait est connu sous le nom de Vêpres Siciliennes.
[5] Un seul gentilhomme français fort estimé, nommé Porcelet, fut épargné au milieu des massacres
[6] Charles arriva le 16 juillet 1282 devant Messine
[7] Maynada, en français mesnie, mesnée, suite d'un seigneur et aussi du roi
[8] Ce port est maintenant fermé par les alluvions de l’Ebre.
[9] Puig de Pleabaralla.
[10] Le titre de captal était connu aussi dans le Languedoc Le captal de Buch, allié de la maison de Foix, brille au premier rang des héros du quatorzième siècle. Ce titre paraît avoir été plus général de l'autre côté des Pyrénées
[11] J'emploie de préférence ce vieux mot français, non dans l'acception nouvelle de maison de plaisance que lui donnent es modernes provençaux, mais dans le sens que lui donne Froissart, dans cette phrase qui s'applique tout à fait à la construction faite ici par le comte de Pallars: « Ils avaient fait charpenter une bastide de gros merrien, à manière d'une recueillette. »
[12] Cri des Arabes adopté par les almogavares et par ceux qui grossissaient leurs rangs. C'est, comme je l'ai déjà dit, le huzza des Anglais et le houra des peuples du Nord.
[13] Ces mêmes faits sont racontés avec moins de détails, mais aussi d'une manière plus impartiale, dans la chronique catalane de Bernard d'Esclot, qui suit celle-ci