RAMON MUNTANER
CCLXI à CCLXXX - Table des matières
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Comment le seigneur roi d'Aragon rendit au Saint-Père Reggio et les autres châteaux que le seigneur roi de Sicile possédait dans la Calabre, pour qu'il les tint en séquestre; et comment, peu après, le pape les livra au roi Robert, ce dont le seigneur roi de Sicile fut très mécontent.
La vérité est, que le seigneur roi de Sicile possédait, en Calabre, la cité de Reggio, le château de Sainte Agathe, le château de Calana et le château de la Motta et autres lieux; et dans le traité de paix que le seigneur roi d'Aragon négocia entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert, il fut stipulé que, quant à ces châteaux et villes, on s'en tiendrait à ce que déciderait là-dessus le seigneur roi d'Aragon. Lesdits châteaux et la cité de Reggio furent donc remis entre les mains du seigneur roi d'Aragon, qui y fit passer des cavaliers à lui pour les tenir en son nom. A peu de temps de là, il voulut donner satisfaction aux parties, et ordonna que la cité de Reggio et tous les châteaux et lieux que le seigneur roi de Sicile possédait en Calabre fussent remis au Saint-Père, pour être confiés par le Saint-Père à qui bon lui semblerait, et que le Saint-Père les tînt en séquestre, de telle manière que, si jamais le roi
Robert attaquait le roi de Sicile, le Saint-Père fût tenu de remettre ces châteaux et cette île au seigneur roi de Sicile, pour s'en faire aide. Il y eut encore d'autres conventions que je n'ai pas à raconter ici. Quand ceci fut fait et que les châteaux furent aux mains du pape, il ne s'écoula pas beaucoup de temps jusqu'à ce que le Saint-Père, en seigneur tout plein de sainteté et de bonne foi, n'imaginant pas que mal pût en provenir d'aucun côté, livra au roi Robert la ville de Reggio et autres lieux. Quand le roi Robert tint ces biens en ses mains, il s'en réjouit fort; et le seigneur roi de Sicile, en l'apprenant, en fut au contraire fort mécontent; mais il fut obligé de souffrir cela puisqu'il y avait alors paix; si bien que la paix n'en fut pas troublée. Et depuis ce temps le roi Robert continua à tenir lesdits lieux et les tient bien.
Comment les galères du roi Robert détruisirent les thonaires de Sicile, ce qui fit renaître la guerre entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert; et comment le dit roi Robert envoya le duc son fils avec de grandes forces en Sicile, lequel fut obligé de retourner en Calabre sans avoir rien fait d'avantageux.
Après cela, comme le diable est toujours occupé à mal faire, la guerre se renouvela entre ces deux seigneurs.[1] A qui en fut la faute? Ce n'est pas à moi d'en inculper aucun d'eux; de tels seigneurs on n'en doit jamais parler que pour dire tout le bien qu'on en sait. Ainsi je ne veux dire ni contredire de quel côté furent les torts. Mais enfin la guerre recommença lorsque les galères du roi Robert vinrent détruire les thonaires[2] de Sicile et prirent lins et vaisseaux et barques chargées de marchandises appartenant à des Siciliens. Puis ceux de Sicile en firent autant à ceux du roi Robert. Si bien que le seigneur roi de Sicile envoya en Calabre En Blasco d'Aragon et En Béranger Senestra et autres riches hommes et chevaliers. Ils coururent une grande partie de la Calabre, prirent de vive force Terra Nova et la ravagèrent, ainsi que d'autres lieux; après quoi ils retournèrent en Sicile, joyeux et satisfaits, avec un grand butin; et voilà la guerre allumée. Dans cet état de choses, le roi Robert fit de grands préparatifs pour passer en Sicile; et le seigneur roi Frédéric se prépara aussi très bien pour pouvoir se défendre; et il fit mettre en bon état les villes de Messine, de Palerme et de Trapani, et toutes les places de la côte. Tous les habitants qui étaient disséminés dans les maisons de campagne de l'intérieur de l'île, il les fit entrer dans les villes et dans les châteaux bien fortifiés et bien défendus, et ainsi l'île de Sicile fut en bon état de défense. Et le seigneur roi ordonna aussi que la cavalerie catalane et aragonaise ne s'éloignât pas de certains riches hommes et chevaliers désignés. Il voulut en même temps qu'ils ne s'éloignassent pas du roi En Pierre son fils,[3] et que chacun d'eux se tînt toujours prêt à se transporter et à donner aide où besoin serait. Il ordonna aussi à messire Simon de Val Guarnera, chevalier de Peralade, qu; l'avait servi longtemps, de parcourir toute l'île avec cent hommes à cheval et deux cents almogavares, pour se porter dans tout lieu où le roi Robert viendrait se présenter avec ses forces. A peine toutes ces dispositions avaient-elles été prises, et bien peu de temps après, le roi Robert envoya son fils le duc[4] avec toutes ses forces, comme chef et commandant en Sicile. Ils prirent terre devant Palerme, au pont de l'amiral, avec bien cent vingt-quatre galères armées, onze grandes nefs et un grand nombre de térides, lins et barques, qui portaient certainement trois mille chevaux armés et des gens de pied sans fin. Quand ils eurent débarqué et furent restés trois jours à dévaster le pays, ils s'approchèrent de la ville. C'était au mois de juin de l'an treize cent vingt-cinq. Dans la ville se trouvaient le comte de Clermont, don Blasco d'Aragon et autres riches hommes et chevaliers, et En Simon de Val Guarnera, qui, dès le moment où les ennemis avaient pris terre à Palerme, s'était jeté dedans avec les cent hommes à cheval et les deux cents almogavares qui marchaient toujours avec lui. Et si jamais vous vîtes cité en bon état de défense, ce fut bien Palerme. Ceux de dedans avaient ordonné qu'au moment où les assiégeants dresseraient les échelles, les grues et autres machines qu'ils avaient faites pour l'attaque, qui que ce soit se gardât de paraître sur la muraille; mais qu'aussitôt les échelles dressées, les autres machines disposées et les gens montés à l'escalade, tout à coup on sonnât à la fois toutes les trompettes et les nacaires, et que chacun, qui armé de grosses pierres, qui d'arbalètes à tour, qui de planches, qui de poix, qui de goudron fondu, qui de feu, donnât sur eux en même temps; et cela eut lieu ainsi. Le troisième jour donc après leur débarquement, ils s'approchèrent des murailles et dressèrent leurs échelles et leurs machines; et quand ils furent dessus, à l'instant, comme vous l'avez entendu, ceux de la ville se précipitèrent sur eux, et avec une telle ardeur, que dans cette journée même l'amiral des vingt-cinq galères armées qui étaient parties de Gênes y périt, et qu'il y périt avec lui plus de mille Génois et plus de deux mille autres personnes. Enfin ils y furent si bien traités, qu'il leur en souviendra toujours.
Après une aussi mauvaise journée, ils restèrent pendant bien trois jours sans s'approcher des murailles. Le quatrième jour, ils s'avancèrent tout prêts à livrer bataille; mais si la première journée avait été mauvaise pour eux, celle-ci fut encore bien pire, et ils y perdirent aussi beaucoup de monde. Le duc, voyant qu'il n'y gagnait rien, partit fort mécontent, et s'en alla par mer et par terre à Mazzara; mais avant qu'il y fût arrivé, messire Simon de Val Guarnera y était entré avec ses gens, et en sortit aussitôt pour le combattre. Que vous dirai-je? Ils essayèrent à attaquer également Mazzara, et là aussi ils éprouvèrent grand dommage.
Puis ils s'éloignèrent de Mazzara et allèrent à Sciacca. Là aussi était entré messire Simon de Val Guarnera avant qu'ils y arrivassent, et ils y éprouvèrent également grand dommage. Que vous dirai-je? Ils s'éloignèrent de Sciacca et allèrent successivement à Calatabellota, à Cattolica,[5] Girgente; puis à Naro, Alicata, Terra-Nova, Carselat,[6] Scicli, Modica, Syracuse, Noto, Bucheri, Forla, Palazzolo, Cacciola, Nola,[7] Agosta, Lentini, Catane; et en chacun de ces lieux, se trouvait en face d'eux messire Simon de Val Guarnera avec ses gens, qui faisait grand dommage à leur ost et aidait à la défense des places. Et il les suivait de si près que nul d'entre eux ne pouvait, soit pour fourrager ou pour toute autre chose, s'éloigner de l'ost, qu'il ne le tuât ou le fît prisonnier. Et il leur causait ainsi de grands maux. Il fallut donc que le duc s'éloignât de Catane et allât s'embarquer à bord de sa flotte placée à l'ancrage situé à la main gauche de la ville. De là il se mit en route et débarqua pour quelques jours, sans jamais s'approcher de la ville de Messine. Il reconnut alors les gens qui lui restaient, et trouva que, soit par les maladies, soit dans les combats, il avait perdu la moitié des siens. Là il apprit que le seigneur roi de Sicile, son oncle, était dans la plaine de Mellazzo, et se disposait à venir l'attaquer; et considérant que le seigneur roi Frédéric viendrait sur lui avec de grandes forces, et des troupes fraîches qui toutes étaient d'un même cœur et d'une même volonté, tandis que lui n'avait que des gens fatigués et qui avaient éprouvé beaucoup de déroutes, et qui, d'ailleurs, étaient de diverses nations et de diverses volontés, et qu'ainsi la bataille ne pouvait lui être salutaire, il s'embarqua et passa en Calabre, dans la ville de Reggio, et fort mécontent. Et il devait l'être, puisque dans toute la Sicile il n'avait pu s'emparer d'une seule terre, d'une seule maison, d'un seul bourg; et il eut à réfléchir sur les grands dommages qu'il avait soufferts.
Et vous, seigneurs, qui entendrez la lecture de ce livre, songez combien les trésors et les hommes qui furent perdus en cette expédition auraient produit bien meilleur fruit, dépensés au profit des chrétiens! Voyez donc, au cas où cela eût plu à Dieu et aux arbitres de la sainte foi catholique, s'il n'eût pas beaucoup mieux valu que tout cela eût été employé en faveur de la sainte foi catholique, contre Grenade, que là où on l'a perdu et consumé. Et croyez bien qu'autant il en arrivera à tous ceux qui, à l'avenir, voudront faire le même passage, c'est-à-dire auront en volonté d'enlever l'île au seigneur roi de Sicile et aux siens, qui savent reconnaître à la sainte Église romaine tout ce qu'ils doivent lui reconnaître.
Je cesse de vous parler de ces affaires de Sicile pour vous entretenir des grandes tromperies et toutes mauvaises choses qu'on trouve toujours dans les hommes des communes. Déjà je vous en ai conté une partie; mais celui qui voudrait mettre par écrit tous leurs mauvais faits, tout le papier qui se fabrique dans la ville de Xativa ne pourrait lui suffire. Mais bien que la méchanceté des communes soit bien notoire par tout le monde, je veux vous raconter ce que les Génois ont fait au seigneur roi Frédéric, et le mauvais tour qu'ils ont fait aussi au seigneur roi d'Aragon; et je vous en raconterai tout autant de la commune de Pise. Tous les rois du monde feraient donc grand acte de sagesse, de bien se garder de se lier jamais en rien à hommes des communes; et s'ils s'y fient, ils en seront toujours trompés.
Des grands méfaits que les hommes de la commune de Gênes ont fait au seigneur roi de Sicile, et qu'ils firent de tout temps à la maison d'Aragon.
La vérité est que le seigneur roi de Sicile, en homme qui était tout entier du parti des Gibelins, eut à donner aide à la maison de Doria et à la maison de Spinola, et aux autres grandes maisons qui avaient été bannies de Gênes et étaient retirées à Savonne, et à leur fournir argent, cavalerie, galères et vivres. Ainsi, grâce à l'assistance de Dieu et à la sienne, ils purent se maintenir dans la cité de Savonne contre le parti de Guelfes qui était demeuré à Gênes. Il est très certain que c'est Dieu et son aide, et aussi l'aide du seigneur roi de Sicile, qui les ont soutenus. Or, lorsque le duc,[8] fils du roi Robert, passa en Sicile, ces gens qui étaient à Savonne promirent au roi de Sicile de lui faire aide de leurs galères, et ledit seigneur roi y compta fermement. S'il se fût bien rappelé les nombreux manques de foi dont ils s'étaient rendus coupables envers le seigneur roi En Jacques, son frère, lorsqu'il était roi de Sicile, et tout ce qu'ils lui avaient fait à lui-même, il n'aurait certainement eu aucune confiance en eux. Mais les seigneurs rois, lorsque Dieu leur fait la grâce de les faire vivre longtemps, changent souvent les membres de leurs conseils, soit pour cause de mort, soit pour d'autres raisons; et les jeunes conseillers portent grand préjudice à tous seigneurs; et en effet, fussent-ils plus intelligents que ne l'étaient ceux qui les ont précédés, ils ne peuvent connaître les affaires aussi bien que des hommes âgés, qui ont beaucoup vu et beaucoup entendu; car, avec la moitié moins de science, un vieillard pourra donner de meilleurs avis que les jeunes gens en tous faits de guerre, par la raison qu'il aura vu et entendu plus de choses que le jeune homme; et ainsi, par le souvenir des choses passées, on peut pourvoir aux choses présentes et aux choses futures. Aussi je puis bien vous assurer que si le bon comte En Galeran eût vécu, ou don Blasco d'Alagon, ou En Hugues d'Ampurias comte de Squillace, et maints autres Catalans et Aragonais qui sont trépassés de cette vie, ou encore messire Matthieu de Termini ou messire Viciguerrade Palosi, ou si maints autres encore eussent été vivants, certes, le seigneur roi de Sicile n'aurait pas perdu, à secourir les Génois, tout ce qu'il y a perdu; car tous lui auraient rappelé le souvenir de ce qui s'était passé jadis. Et de même qu'il a été trompé à présent, ainsi le seront dans tous les temps et lui et tous les rois qui auront confiance en gens des communes. Il me semble donc fort utile de vous rappeler à la pensée la tromperie que, lors du passage du duc dans la Sicile, les Génois firent au seigneur roi de Sicile.
Il est vérité que le seigneur roi de Sicile envoya à Savonne pour avoir aide de leurs galères, et il y envoya en même temps de l'argent; ils lui promirent de lui faire aide de vingt-cinq galères, et il eut toute confiance que cela serait ainsi. Les Génois firent si bien que l'été s'écoula, et le duc était déjà hors de Sicile, et il était retourné de Messine en Calabre, ainsi que je vous l'ai dit, avant qu'ils eussent fait armement de leurs galères. Ils n'eurent pas plus tôt appris que le duc avait quitté la Sicile et était retourné en Calabre, que les voilà qui partent de Savonne et s'en viennent du côté de Trapani, à deux cents milles du lieu où se trouvait le duc. Voyez comment ils pouvaient l'attaquer, et quelle fut l'assistance que le seigneur roi de Sicile reçut des Génois, et comment il tira grande utilité de l'argent qu'il leur avait envoyé pour faire leur armement! Mais ce n'était pas assez de cette moquerie et de ce manque de foi, ils conçurent l'idée de faire autant de mal audit seigneur roi de Sicile, avec leurs vingt-deux galères, qu'ils devaient lui être utiles. Ils s'arrangèrent donc avec la commune de Pise, et tombèrent d'accord, qu'avec les vingt-deux galères qu'ils avaient tirées de Savonne, ils serviraient ladite commune de Pise contre le seigneur roi d'Aragon; et ladite commune de Pise leur donnait mille florins par mois pour aller, de conserve avec la flotte pisane, porter vivres et renfort au château de Cagliari. Ils firent plus; il fut stipulé entre eux que Gaspard Doria, qui était l'amiral des vingt-deux galères, serait amiral de Pise, et que tous recevraient des terres en Sardaigne. Telles furent les conventions entre eux et la commune de Pise. Et le grand service qu'ils rendirent au seigneur roi de Sicile ce fut d'entrer en arrangements avec les Pisans, contre le roi d'Aragon, qui est son frère et son aîné. Et de tels faits, si honteux aux yeux de Dieu et aux yeux du monde, quel bon fruit pourraient-ils jamais produire? Notre Seigneur vrai Dieu, qui est toute vérité et toute justice, juge chacun selon la voie sur laquelle il se dirige. Aussi la maison d'Aragon et les descendants de cette maison ont-ils toujours marché en avant, et ils y marchent encore, et ils y marcheront toujours, ne suivant de l'œil et du pied que la voie de la vérité et de la bonne foi; aussi Dieu les élève et les fait croître, et leur fait avoir victoire dans tous leurs faits; tandis que ceux qui marchent dans la voie de la fausseté et de l'intrigue il les confond et les abat.
Je vais vous conter maintenant la fin de cette déloyale association, qui eut lieu entre la commune de Pise et les Génois de Savonne, quel en fut le chef, et comment la justice de Notre Seigneur vrai Dieu se déploya sur eux, et se déploiera en tout temps sur ceux qui marchent dans la voie de la malice et du mensonge.
Comment deux galères légères des pisans, chargées de vivres, entrèrent dans la palissade du château de Cagliari; et comment l'amiral En François Carros les prit avec tout l'équipage; ce que les Pisans ayant appris, ils résolurent de venir secourir le château de Cagliari.
Il est vérité que, quand ils formèrent entre eux leur association, ce fut dans les mêmes, vues que se forma autrefois la Société entre le rat et la grenouille, dans laquelle chacun comptait bien tromper l'autre, ainsi que vous le verrez dans les fables d'Esope; et pendant que chacun d'eux suivait ses mauvais desseins, survint le milan qui emporta l'un et l'autre.[9] Ainsi en advint à ceux-ci, qui ne s'associaient que dans des vues de fausseté et dans le mauvais dessein de se tromper mutuellement; et pendant ce temps la puissance de la maison d'Aragon, qui est le milan de la fable, leur est venue à la traverse, et les a tous dévorés et détruits, comme elle le fera toujours, s'il plaît à Dieu.
Vous saurez donc que, quand la Hotte fut disposée à Pise pour venir approvisionner le château de Cagliari, il s'y trouva vingt trois galères des Génois, vingt-cinq des Pisans, six vaisseaux, cinq sagittaires, une nef et beaucoup de barques, tous réunis à Pise, de sorte qu'il partit bien certainement de Pise soixante voiles. Quand le noble En François Carros, amiral du seigneur roi d'Aragon, eut appris que cette flotte venait contre lui, et que leur intention était de secourir le château de Cagliari que le dit amiral tenait assiégé, il résolut de faire tous ses efforts pour empêcher que ce renfort de troupes qu'ils amenaient n'entrât dans le château. Il fit donc ses dispositions en homme qui est un des meilleurs chevaliers du monde et des plus expérimentés, et réfléchit mûrement sur les événements passés et sur ceux qui devaient arriver, ainsi que vous allez le voir.
Je pense que vous savez qu'à l'époque où ces choses se passaient il y avait bien déjà deux mois que deux galères des Pisans étaient venues de nuit à la palissade du château, sans que l'amiral En Carros s'en fût aperçu; c'étaient des galères fort légères de rames. Elles étaient entrées en dedans de la palissade, et elles apportèrent des vivres et les déposèrent au château de Cagliari. Le matin, quand l'amiral eut vu ces galères en dedans de la palissade, il fut très mécontent; mais avec l'aide de Dieu et avec son habileté, la chose tourna à bien, à profit et à contentement pour lui. Il fit cerner de telle manière lesdites galères qu'elles ne purent sortir sans avoir à passer par ses mains, et les tint si à l'étroit que les équipages des dites galères eurent le temps de manger plus de provisions qu'elles n'en avaient apporté. Quand il les vit dans cette situation, une nuit il s'en vint derrière elles par mer et par terre, et les surprit si bien qu'il s'empara des deux galères, des équipages et de tout; et ils furent si convenablement traités par les Catalans qu'ils furent tous taillés en pièces, et qu'il n'en échappa pas vivants plus de trente. Le jour venu, les Catalans, trouvant ceux-ci encore vivants, ne les tuèrent pas; car ce n'est pas bravoure de tuer un homme quand on l'a pris; mais on leur fit bel et bien des jambières de fer,[10] et on les fit travailler à la muraille et au retranchement que l'amiral faisait faire audit lieu de Bon-Aria, qui en peu de temps devint une des plus belles cités que l'on pût jamais voir édifier en dix fois autant de temps; car je veux que vous sachiez qu'en ce temps-là il s'y trouvait plus de six mille bonnes gens, tous Catalans, avec leurs femmes; et il n'y avait pas trois ans que l'amiral avait commencé à la faire bâtir, pendant qu'il tenait assiégé le château de Cagliari, et que le seigneur infant assiégeait Iglesias. Les Pisans doivent donc bien se dire: qu'avec les forces de la seule cité de Bon-Aria, on pourrait de tout temps tenir Cagliari en état de siège.[11]
Pour que vous sachiez quel lieu c'est que la place de Bon-Aria pour le commerce, je vous dirai que, lorsque l'amiral sut que la flotte était partie de Pise, et qu'elle se composait au moins de soixante voiles, comme vous l'avez vu ci-devant, il fit le recensement des forces de la cité de Bon-Aria, et trouva qu'il y avait quatorze grandes nefs, dont douze étaient catalanes; une appartenait au roi de France et était venue de Chypre, et l'autre était génoise, appartenant jadis à la ville de Gênes, et dont l'amiral s'était emparé. Il y avait ensuite trente-six lins à un pont, appartenant à des Catalans. L'amiral avait en outre avec lui vingt-deux galères, avec cinq vaisseaux, et huit bâtiments entre lins armés et canots qu'il avait fait construire et qui servaient à la navigation sur l'étang. Tous ces bâtiments, l'amiral les avait fait placer en ligne devant la palissade, quand il s'était aperçu du tour que lui avaient joué les deux galères. Aussi, éveillé par ces événements, s'arrangea-t-il si bien, que désormais rien ne put pénétrer à l'intérieur de la palissade. Je vais cesser de vous entretenir de la cité de Bon-Aria et de l'amiral pour vous parler des Génois et des Pisans.
Comment le juge d'Arborée prit quatre-vingts Pisans et les envoya à l'amiral, qui lui-même en avait pris cent cinquante; comment, le jour de Noël, il arriva cinquante bâtiments, entre galères et lins, devant Cagliari pour le secourir; et comment l'amiral Un Carros en prit sept, et comment les autres furent déconfits et prirent la fuite.
La flotte partit donc de Pise. Arrivés à l'embouchure de Busnayre,[12] les Génois perdirent une galère, qui échoua contre la côte. De l'équipage de cette galère, il échappa vivants quatre-vingts hommes environ. Le juge d'Arborée l'ayant appris, envoya sur-le-champ de ses hommes là où la galère s'était brisée. On prit ces quatre-vingts hommes, et, la corde au cou, on les envoya à Bon-Aria à l'amiral, qui leur fit mettre de bonnes jambières de 1er, et les envoya travailler à la muraille et au retranchement de Bon-Aria.
Dans ce temps-là, une galère de Génois de Savonne, qui venait du côté de la Flandre, fut poussée par une tempête sur l'île de Saint-Pierre et s'y brisa; il s'en échappa environ cent cinquante personnes. L'amiral en fut informé à Bon-Aria; il envoya sur les lieux, fit prendre tous ces cent cinquante hommes, et en fit ce qu'il avait fait des autres. Que vous dirai-je? Le jour de Noël de l'an treize cent vingt-cinq, les vingt-deux galères génoises et les vingt-cinq de Pise, et six bâtiments, entre lins armés et sagittaires, se présentèrent devant Cagliari, ayant laissé les autres navires à Bonifazio. Ils étaient venus ainsi comme à vol d'oiseau, parce qu'ils croyaient bien pouvoir pénétrer dans la palissade et y déposer les vivres qu'ils apportaient; mais l'amiral avait si bien disposé l'entrée que rien ne pouvait y pénétrer sans passer par sa main. Or, le jour de Noël, ils s'en vinrent devant le débarcadère des nefs et autres bâtiments des Catalans, et firent ce jour-là divers stratagèmes; et le jour de saint Etienne,[13] ils essayèrent une attaque par un côté de la flotte; mais ils furent très maltraités et ne purent réussir en rien. Le lendemain, jour de Saint-Jean, ils tournèrent d'un autre côté de la flotte, sans pouvoir réussir davantage, et ils y furent également fort maltraités. Le jour des Innocents, ils s'en allèrent à Capo-Terra; ils firent de l'eau, puis revinrent pour attaquer la flotte par un autre côté. Et tous ces essais, ils les faisaient à l'aide de dix galères, afin de provoquer l'amiral à sortir du débarcadère avec ses galères, et pour que, lorsqu'il en serait sorti et courrait sur lesdites dix galères qui le redoutaient peu, attendu qu'il leur était toujours loisible de forcer de rames et de fuir, pendant ce temps les autres galères, faisant force de rames, saisiraient le moment et pénétreraient dans la palissade avec les vivres. Ils comptaient ainsi approvisionner Cagliari; mais l'amiral, connaissant leurs intentions, se gardait bien de quitter son poste.
Ainsi donc, tout le jour de Noël, qui était un mercredi, et le jeudi, et le vendredi et le samedi suivants, ils furent occupés à ces manœuvres. Le dimanche, l'amiral fit dîner tout son monde de bonne heure, et donna ordre à tous les hommes de ses galères, lesquelles étaient au nombre de dix-huit sans y compter les vaisseaux, que chacun se revêtit de son armure; et il fit publier à bord de toutes ses galères que, si le combat avait lieu ce serait une bataille royale[14] et qu'à chacun serait laissé en toute propriété le butin fait par lui, à l'exception des hommes et des galères, que le seigneur roi se réservait; et il ajouta que certainement, s'il voyait le bon moment, ce jour même, il irait attaquer l'ennemi; et qu'ainsi tous eussent à se tenir prêts à combattre.
Ces dispositions prises et arrêtées, les galères des Génois et des Pisans s'avancèrent dans l'ordre de bataille suivant. Elles placèrent en tête sept galères, dont cinq des Génois et deux des Pisans, toutes amarrées ensemble et commandées par Gaspard Doria, leur amiral; et toutes les autres les suivaient en poupe. Les sept galères, proue en avant, s'approchèrent des galères de l'amiral En Carros jusqu'à ce qu'elles lussent à la portée du trait. Quand l'amiral vit ces sept galères si voisines de lui, il fit dire de bouche en bouche, parmi ses galères, que, sans bruit et secrètement, chacun laissât aller sa petite ancre, parce que, s'ils la levaient, pendant ce temps les ennemis s'en iraient lestement, et marcheraient plus vite avec leurs vingt rames que les galères de l'amiral avec cent cinquante. Ainsi donc tout doucement chacun laissa aller sa petite ancre en mer, et si doucement que les Génois ni les Pisans ne s'en aperçurent nullement. A l'instant même ils saisirent les rames, et, avant que les sept galères eussent eu le temps d'opérer leur mouvement de conversion, l'amiral était sur leur dos; et on les attaqua si rudement qu'on leur tua plus de onze cents hommes qui étaient sur les ponts. Il se cacha bien à fond de cale quatre cents Génois et deux cents Pisans; et ainsi l'amiral prit les sept galères, et tous les hommes furent morts ou prisonniers. Les autres galères des Génois et des Pisans firent volte-face aux sept galères qu'elles avaient on tête et ne songèrent plus qu'à fuir. Gaspard Doria, en vrai brave Génois, au moment le plus chaud du combat, avait pris la fuite à l'aide d'une barque qu'il avait à sa poupe, et il était monté sur une galère qui le suivait en poupe, appartenant à un sien frère.
Les sept galères prises, l'amiral poursuivit les autres, mais en vain; car il ne put les atteindre. Alors il s'en revint parmi les siens, content et satisfait; et tous y firent un tel butin que chacun en fut riche; car rien ne fut prélevé à personne sur ce qu'il avait gagné.[15]
Lorsque les Génois furent éloignés, ils envoyèrent une galère en message à l'amiral, pour le prier de permettre à leur envoyé de venir voir ceux qu'il avait fait prisonniers, afin de pouvoir connaître qui était mort et qui restait vivant. L'amiral le permit; et leur messager les vit tous. Il se trouva qu'il restait vivants quatre cent onze Génois et deux cents Pisans, qui s'étaient cachés à fond de cale, ainsi que je vous l'ai déjà dit. Lorsque le messager eut pris leurs noms par écrit, on offrit à l'amiral de lui abandonner, pour la rançon des Génois, tout ce qu'on apportait de vivres, d'armes et autres objets à bord des galères qui s'étaient échappées. Mais l'amiral répondit qu'il ne leur céderait pas le plus humble de tousses prisonniers; mais qu'ils aideraient tous à construire le retranchement et les murs de Bon-Aria; et ils s'en retournèrent avec grande douleur.
Vous voyez quel fruit ils retirèrent, avec leur méchanceté, de l'armement qu'ils avaient fait, et de la perfide association qu'ils avaient formée avec les Pisans, là où chacun cherchait à tromper l'autre, et l'amiral du seigneur roi vint à la traverse, et les dévora et les dispersa tous.
Comment les galères des Pisans et des Génois, qui s'étaient échappées des mains de l'amiral En Carros, attaquèrent la nef du noble En R. de Péralta; comment, après avoir perdu trois cents Génois, ils furent contraints d'abandonner ladite nef, fort dolents; et comment les Pisans résolurent de rompre tous les engagements qu'ils avaient avec le seigneur infant.
Quatre jours après que tout ceci fût arrivé, les galères des Génois et des Pisans s'en retournaient fort tristement, lorsqu’elles rencontrèrent une nef catalane, à bord de laquelle se trouvait le noble En R. de Péralta avec soixante chevaliers que le seigneur roi d'Aragon envoyait en Sardaigne, et aussi une autre nef à bord de laquelle étaient quarante-huit chevaliers, également de la suite d'En R. de Péralta, laquelle nef le précédait d'environ dix milles. Le hasard voulut que ces chevaliers tombèrent sous la main des Génois, qui leur livrèrent seize attaques sans pouvoir leur causer aucun dommage, tandis que les galères perdirent plus de trois cents hommes que leur tuèrent les Catalans, outre un grand nombre de blessés. Ils s'éloignèrent enfin de la nef, mais si maltraités qu'ils ne pourront jamais en entendre parler sans grande douleur.[16]
Chacun de vous peut connaître que c'est bien véritable œuvre de Dieu qu'en toutes ces actions l'amiral En Carros ne perdît que trois hommes et qu'En R. de Péralta, sur sa nef; ne perdit qu'un seul chevalier. Chacun de nous doit donc s'efforcer de se conduire en toute loyauté; car celui qui se conduira avec loyauté, Dieu sera avec lui; et celui qui se conduira avec déloyauté, Dieu saura bien le confondre et le mener à destruction. Et tous les jours ce miracle s'opère devant nos yeux, que, dès ce monde même, Dieu fait sentir sa vengeance. Vous le voyez aujourd'hui avec les signes les plus manifestes par ce Hui arriva aux Pisans; car le seigneur infant avait fait la paix avec eux, comme vous l'avez déjà vu, et jamais, sous aucun prétexte, ni lui ni les siens n'auraient failli à rien de ce qu'ils lui avaient promis. C'était avec cette pureté de cœur qu'il avait fait la paix, c'était avec cette pureté de cœur qu'if avait quitté la Sardaigne, c'était avec cette pureté de cœur qu'il était retourné en Catalogne, dans la confiance que, puisqu'il avait conclu la paix avec les Pisans, il n'était pas nécessaire qu'il prolongeât plus longtemps son séjour. Que voulaient et que faisaient cependant les Pisans? Je vais vous le dire. La paix que faisaient les maudits Pisans, ils la faisaient avec fausseté de cœur et afin que le seigneur infant retournât bien vite en Catalogne, espérant bien, une fois qu'il serait parti, anéantir en peu d'instants les Catalans qui resteraient. De ce que je dis ils commencèrent bien vite à en prouver la vérité. Et à l'instant même ils firent mettre de grands approvisionnements dans le château de Cagliari; ils y firent venir grand nombre de troupes à cheval et à pied à leur solde, et mirent en bon état ledit château; et ayant ainsi pris toutes leurs dispositions, ils résolurent de rompre tous les traités et toutes les conventions qu'ils avaient faits avec le seigneur infant. Que vous dirai-je? Ils ne trouvaient jamais un Catalan en un lieu écarté, qu'aussitôt il ne fût égorgé; de sorte qu'en peu de temps, et avant que les Catalans s'en avisassent, ils en avaient tué et jeté dans un puits soixante-dix, que l'on y retrouva lorsque les Catalans s'en furent aperçus. Ils armèrent aussi des barques; et une barque sortait-elle du château de Bon-Aria, aussitôt ils l'entouraient avec les leurs, la prenaient et la coulaient à fond. Voyez par là quelle confiance on peut avoir en eux! On ne saurait trouver en eux, je vous l'assure, aucune bonne foi, aucune vérité. Aussi voyez comment Notre Seigneur vrai Dieu les va détruisant pour les châtier de leurs mauvaises œuvres. Et eux-mêmes ils ont coupé les verges dont ils sont battus, en renouvelant la guerre pour leur malheur. Vous avez déjà vu et entendu comment il leur en prit jusqu'ici, et vous allez voir ce qui va suivre.
Après avoir attaqué ce riche homme En Raymond de Péralta, ils se retirèrent fort déçus; et le dit riche homme En Raymond débarqua joyeux et satisfait avec ses deux nefs au château de Bon-Aria; et il fit débarquer les hommes de cheval et de pied qu'il avait avec lui. Ils furent très bien accueillis par l'amiral et par tous ceux de Bon-Aria et on leur fit grande fête et honneur. Peu de temps après, l'amiral et En Raymond de Péralta convinrent entre eux d'envoyer la cavalerie et l'infanterie par terre, et la flotte par mer, pour escalader Stampace, qui est le bourg[17] de Cagliari, et qui est fermé séparément par de bonnes murailles, et est fort bien fortifié. C'était dans le bourg de Stampace que tous les habitants du quartier de la Pola[18] s'étaient réfugiés avec leurs femmes et leurs enfants, et il n'était resté dans le château de Cagliari que des soudoyers.
Comment les bannières de l'amiral En Carros et du noble En Raymond de Péralta se disposèrent à entrer dans Stampace, l'emportèrent de vive force, et eurent une telle lutte avec les habitants de Stampace qu'ils n'y laissèrent en vie ni hommes, ni femmes, ni enfants; et comment ladite ville fut punie avec juste raison de tous ses méfaits.
Et comme ils avaient résolu, ils le firent. A l'aube du jour, ils furent tous autour des murailles de Stampace; et ils les attaquèrent si vigoureusement qu'ils fermaient les y eux à tout péril qui pût leur en advenir. Lorsque les hommes de mer furent parvenus vers le quartier de la Pola,[19] le combat fut violent, car les assiégés se défendirent avec vigueur. Et ils s'y étaient bien préparés, car rien ne leur faillit de ce qui pouvait servir à la défense. Que vous en dirai-je, et qu'irai-je vous conter plus longuement? Par force d'armes les gens de mer attaquèrent le mur et se disposèrent à pénétrer dans la ville. Quand ceux de Stampace se virent ainsi attaqués, ils accoururent tous de ce côté, abandonnant l'attaque des hommes de cheval; et ainsi les hommes de cheval s'approchèrent aussi des murs, et se préparèrent à les attaquer également. Que vous dirai-je? Les bannières de l'amiral En Carros et celles du noble En Raymond Péralta entrèrent dans Stampace, et c'est alors que la bataille fut terrible. Toutefois les habitants de Stampace et une grande partie des gens du château qui en étaient descendus[20] déployèrent les plus grands efforts à cause de leurs femmes et de leurs enfants qu'ils voyaient périr; mais Notre Seigneur vrai Dieu voulut les punir de leur méchanceté, et ils furent déconfits de telle manière qu'il ne survécut aucun d'eux, ni de leurs femmes ni de leurs enfants. Il y périt aussi le capitaine et le châtelain du château, et une grande partie des soudoyers. Les Catalans crurent bien à ce coup pénétrer dans le château; mais ceux de l'intérieur, voyant le massacre de leurs gens et leur entière destruction, fermèrent les portes et se barricadèrent d'un mur de pierres et de chaux.[21] Quand les Catalans eurent mis à mort tous les habitants, ils pillèrent le bourg de Stampace pour s'emparer de tout. Et ce qui s'y trouvait d'argent et d'effets était immense; et ils y firent un tel butin qu'à tout jamais ceux qui s'y trouvèrent en seront dans l'opulence. Cela fait, le lendemain ils revinrent, et abattirent les murs et les maisons, et mirent tout à raz; et ledit amiral et En R. Péralta ordonnèrent que chacun pût à sa volonté prendre la pierre et le bois et l'emporter dans la ville et dans le château de Bon-Aria. Chacun incontinent se mit donc à ces objets, qui sur des barques, qui sur des chariots, et ils les transportèrent à Bon-Aria, et en firent bâtir ou refaire de bonnes maisons. Ils ordonnèrent aussi que l'église des frères mineurs, qui était très riche, fût démolie, et qu'en l'honneur de monseigneur saint François elle fût transportée à Bon-Aria, et que là fût le couvent des frères mineurs;[22] et que dorénavant il n'y eût plus de ces frères mineurs, mais des Catalans; que ce fût une province séparée qui ne dépendît d'aucun diocèse; et que tous les ordres religieux qui existaient en Sardaigne et en Corse ne fussent composés que de Catalans.
Ainsi donc, seigneurs, vous qui entendrez lire ce livre, que votre cœur se pénètre bien de la toute-puissance de Dieu! Voyez quelle vengeance Notre Seigneur vrai Dieu a exercée en moins d'un an contre ces méchantes gens, dont la perfidie et la déloyauté avaient renouvelé la guerre contre le seigneur roi d'Aragon qui, par bénignité et par pitié, venait de leur accorder la paix; voyez aussi quelle vengeance Dieu a prise de ce bourg de Stampace, peuplé des plus maudites gens du monde et des plus grands pécheurs; car il n'est pas de péché que puisse concevoir cœur d'homme, qui n'ait été commis à Stampace; si bien que la pudeur révoltée en est remontée au trône de Dieu. Si vous me dites: « Mais racontez-nous donc, En Muntaner, quels sont ces crimes? » je vous répondrai: que là avaient établi leur séjour, et l'orgueil, et l'arrogance, et le péché de luxure sous toutes ses formes; de telle sorte que Dieu a détruit cette ville comme il avait détruit Sodome et Gomorrhe; et il l'a fait anéantir par le feu, et il l'a fait abattre à raz. Je dirai plus: l'usure s'y exerçait publiquement, et ils en tenaient comptoir ouvert à qui se présentait. Le péché de gourmandise y était aussi porté plus loin qu'en aucun autre lieu du monde. Ce lieu abominable approvisionnait constamment toute la Barbarie de fer, d'acier, de toute espèce de bois, de toute espèce de vivres, au grand dam de toute la chrétienté. Enfin tout corsaire et tout voleur y était le bienvenu, à qui que ce fût qu'il lui eût plu de porter injure. Cotait le réceptacle de tout tripot, et de tant d'autres méfaits qu'on ne saurait tous les décrire. Voyez aussi quelle vengeance Notre Seigneur vrai Dieu (béni soit-il!) a fait tomber sur eux en un court espace de temps. Bien fou est donc celui qui n'a peur ni crainte de Dieu! Sans doute Dieu souffre longtemps le mal, mais aussi sa justice couve en secret et tombe enfin sur les pervers; car, sans une telle rétribution, les bons ne pourraient subsister dans ce monde.
Je cesse de vous parler du château de Cagliari que je laisse pour un instant assiégé, et de ceux du dedans que je laisse tout barricadés, et de Stampace qui gît renversée, détruite et brûlée, et je reviens à vous parler du seigneur roi d'Aragon et du seigneur infant En Alphonse, et du seigneur roi de Majorque.
Comment l'on donna pour tuteur au seigneur roi En Jacques de Majorque, le très haut et pieux seigneur monseigneur En Philippe de Majorque, son oncle, lequel traita et conclut que le seigneur roi de Majorque aurait pour femme madame Constance, fille du seigneur infant En Alphonse.
Il est vérité, ainsi que vous l'avez vu ci-devant, que, lorsque le seigneur roi En Sanche de Majorque fut trépassé de cette vie, le seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand, fut placé sur le siège royal; et dès ce moment il s'était appelé roi de Majorque, ainsi qu'il l'est encore à présent et le sera longtemps, s'il plaît à Dieu.[23] Il fut décidé par les riches hommes, les chevaliers, les prélats, les hommes des cités et des villes, qu'on donnerait pour tuteur audit, seigneur roi de Majorque, le très haut et très pieux seigneur monseigneur En Philippe de Majorque, son oncle.[24] Et cela fut fait ainsi qu'il avait été ordonné. Pendant que monseigneur En Philippe exerçait les fonctions de tuteur, il négocia et mena à bonne fin le mariage dudit seigneur roi de Majorque avec la fille du seigneur infant En Alphonse fils du très haut seigneur roi En Jacques d'Aragon; et pour ce mariage une dispense fut accordée par le Saint-Père. Et ce mariage fut traité avec grande concorde et grande sympathie d'affection et de parenté, entre la maison d'Aragon et celle de Majorque. Tous leurs sujets en ont eu, en ont et en auront toujours grande joie, grand plaisir et profit; Dieu veuille par sa merci leur donner à tous deux bonne vie et santé! Lorsque ce mariage eut lieu, ledit seigneur roi de Majorque n'avait que onze ans et peu de chose de plus; et madame l'infante, nommée madame Constance, n'avait que Cinq ans et peu de chose de plus. Dieu leur fasse la grâce d'accomplir leur mariage, et leur donne des garçons et des filles qui soient agréables à Dieu et fassent leur gloire et le bonheur de leurs peuples! Ce mariage fut consenti des deux parties en l'an de l'incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ mil trois cent vingt-cinq.
Je cesse en ce moment de vous parler du seigneur roi de Majorque et de monseigneur En Philippe, qui régit le royaume au nom du seigneur roi son neveu, et je vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi d'Aragon et du seigneur infant En Alphonse.
Comment le seigneur roi d'Aragon et le seigneur roi de Majorque envoyèrent de tels secours à Bon-Aria, que tous ceux de Cagliari se tinrent pour perdus, et comment les Pisans traitèrent de la paix avec ledit seigneur roi et lui livrèrent le château de Cagliari.
Quand le seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant En Alphonse virent que méchamment et iniquement les Pisans cherchaient, autant qu'il était en eux, à se procurer des secours de toutes parts, afin de pouvoir faire lever le siège du château de Cagliari, ils résolurent de faire construire des galères et des térides et ordonnèrent que journellement des cavaliers et fantassins seraient expédiés en Sardaigne. Et de plus, lorsque le mariage du seigneur roi de Majorque fut fait et conclu, on arma six galères et deux nefs à Majorque, qu'on envoya, avec un grand nombre de troupes, au nom du seigneur roi de Majorque, au secours du château de Bon-Aria. Il s'y rendit aussi beaucoup de nefs, lins et térides de Catalogne, tous chargés de braves gens; si bien que, en très peu de jours, le seigneur roi d'Aragon et le seigneur infant y eurent envoyé tant de cavalerie et tant d'autres gens, et tant de térides et tant de galères, que ceux qui étaient dans le château se tinrent pour morts et firent dire à la commune de Pise de les secourir promptement, sans quoi ils ne pouvaient plus tenir. Les Pisans, sachant les grandes forces que le seigneur roi d'Aragon y avait envoyées, regardèrent toute leur affaire comme perdue, et pensèrent que désormais, loin d'avoir aucune possibilité de sauver le château, ils devaient au contraire se trouver fort heureux si le seigneur roi d'Aragon les laissait vivre en paix dans la cité de Pise. Ils envoyèrent donc des gens munis de pleins pouvoirs vers le seigneur roi d'Aragon. Ces messagers vinrent à Barcelone, où ils trouvèrent ledit seigneur roi; et là ils le supplièrent très humblement, lui et le seigneur infant, qu'il leur plût de leur pardonner ce qu'ils avaient fait contre eux, promettant de lui rendre le château de Cagliari et tout ce qu'ils avaient encore dans la Sardaigne.
Ledit seigneur roi et ledit seigneur infant, pleins de pitié, ainsi qu'ils le furent et le sont toujours et ainsi que leurs prédécesseurs ont été constamment remplis de pitié, de charité et de miséricorde, leur accordèrent leur demande et signèrent la paix avec eux, sous la condition qu'ils lui rendraient immédiatement et absolument le château de Cagliari et tout ce qu'ils possédaient en Sardaigne. Le seigneur roi, de son côté, voulut bien leur accorder la faveur de commercer dans toute la Sardaigne et par tous les pays qui lui appartenaient, sauvement et sûrement, sauf par eux toutefois, à payer les péages, leudes et droits imposés ou à imposer par le seigneur roi. Il leur fut aussi permis d'avoir des consuls et lieutenants dans les cités du seigneur roi, ainsi que les Catalans en ont et devaient continuer à en avoir dans la cité de Pise.[25]
La paix ainsi faite, les Pisans, fort satisfaits d'avoir obtenu merci du seigneur roi et du seigneur infant, partirent pour remettre le château de Cagliari au seigneur roi d'Aragon et aux chevaliers que le seigneur roi y envoya en son nom pour recevoir ce château, aussi bien que tous les lieux qui tenaient encore pour eux et qu'ils devaient rendre également.
Comment, en tout temps, Dieu punit tout homme qui viole la paix; comment les Pisans rendirent le château de Cagliari au seigneur roi d'Aragon, et en son nom au juge d'Arborée, et sortirent par la porte de mer; et comment l'étendard royal et les penons flottèrent sur la tour de Saint Pancrace.
Vous avez pu voir comment, par leur propre malice, ils se sont eux-mêmes détruits; car s'ils n'eussent pas rompu la première paix qu'ils avaient faite avec le seigneur roi, il se pourrait qu'ils possédassent encore le château de Cagliari et autres lieux; mais, ainsi que vous l'avez vu, ils coupèrent eux-mêmes les verges dont ils furent frappés. Or, que chacun tienne donc pour bien certain, que celui qui viole la paix transgresse les commandements de Dieu, qui paix a laissée et paix veut. Qu'on fasse donc mûre attention à ce qu'on promettra dans des engagements de paix; car il faut tenir fermement ce qu'on a promis ou juré, et on ne doit en rien aller contre; et si on le fait, on ne le fera pas pour son bien, car Dieu sera contraire à tout ce qu'on fera ainsi.
Que vous dirai-je? Les messagers de Pise et les autres chevaliers que le seigneur roi avait désignés allèrent tant, qu'ils arrivèrent au château de Cagliari; et ils envoyèrent un message au juge d'Arborée, qui était procureur général en Sardaigne pour le seigneur roi d'Aragon. Il arriva aussitôt au château de Bon-Aria, et là se trouva aussi En Philippe Boyl, qui était capitaine de la guerre pour le seigneur roi, et En Boxados, qui remplaçait l'amiral. Les envoyés de Pise s'abouchèrent avec ceux du château de Cagliari et le lundi, neuvième jour de juin de l'an de l'incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ mil trois cent vingt-six, ils remirent ledit château de Cagliari audit seigneur roi d'Aragon, et pour lui audit juge d'Arborée et audit noble En Béranger Carros et audit En Philippe Boyl et audit En Boxados, lesquels entrèrent dans ledit château de Cagliari avec quatre cents cavaliers armés et douze mille varlets,[26] tous Catalans. Ils entrèrent par la porte de Saint Pancrace, et les Pisans sortirent par la porte de mer et s'embarquèrent sur quatre galères et une nef que lesdits officiers du seigneur roi leur avaient fait préparer et qui les portèrent à Pise.
Quand lesdits officiers furent entrés, le noble En Béranger Carros et les autres gens du seigneur roi hissèrent sur la tour de Saint Pancrace un grand étendard royal aux armes dudit seigneur roi, et ensuite, sur chacune des tours, ils placèrent de petits penons royaux. Et, par une faveur particulière de Dieu, au moment où lesdits étendards et penons furent hissés sur lesdites tours, il ne faisait pas un souffle de vent; mais, dès qu'ils furent arborés, le vent tourna au garbin,[27] le plus beau garbin du monde, qui s'en vint enfler gracieusement toutes les bannières et tous les penonceaux; et ce fut le plus beau coup d'œil qui fût jamais pour ceux qui veulent du bien à la maison d'Aragon, mais bien triste pour leurs adversaires. On en tonna à grands cris force laus Domino; et il y avait au dedans tant et tant de Catalans, et au dehors tant et tant de Sardes, en y joignant ceux de Bon-Aria qui tous répondaient à la fois à ces cris, que le ciel et la terre paraissaient s'abîmer.
Lesdits officiers dudit seigneur mirent si bien ledit château en bon état, en y plaçant beaucoup de bonnes gens de pied et de cheval, que désormais Dieu y sera toujours servi et honoré, et qu'on n'y trouvera que des gens de vérité et de justice; de telle sorte qu'avec l'aide de Dieu la maison d'Aragon en recevra à toujours honneur.
Ainsi les Catalans peuvent faire compte qu'avec cette même aide de Dieu ils seront perpétuellement les seigneurs de la mer, sous la condition toutefois que le seigneur roi, les seigneurs infants ses fils et tous leurs sujets reconnaîtront que cela leur vient de la grâce de Dieu, qu'ils ne s'en enorgueilliront pas, et qu'ils ne s'imagineront pas que cette gloire, et tant d'autres que Dieu leur accordera, leur soient venues par leur propre mérite et leur propre puissance, mais bien que tout cela est un effet du pouvoir et de la grâce de Dieu. Et si dans cette bonne pensée se nourrit constamment le cœur desdits seigneurs et de leurs sujets, faites compte que toutes leurs affaires iront toujours de bien en mieux; car il n'y a rien de réel dans ce monde que le pouvoir de Dieu, (béni soit-il et sa mère madame sainte Marie!), qui leur a fait cette grâce.
Tandis que les Catalans faisaient ainsi grande fête à Cagliari et au château de Bon-Aria, les Pisans, dolents et marris, s'embarquaient et retournaient à Pise, aussitôt après avoir remis le château et autres lieux qui tenaient pour eux en Sardaigne. Dieu veuille, par sa merci, nous accorder plus de joie qu'on n'en eut à Pise quand ils y virent rentrer leurs gens! Toutefois ils se réconfortèrent avec l'idée qu'ils avaient obtenu la paix avec le seigneur roi d'Aragon; car ils se regardaient tous comme perdus s'ils n'eussent eu la paix avec ledit seigneur roi. A l'avenir, eux et les autres gens des communes feront que sages s'ils évitent d'avoir guerre avec ledit seigneur roi. Ainsi Pise recouvra tous les prisonniers qui avaient été faits à Bon-Aria, et aussi les Génois de Savonne.
Vous pouvez voir à présent à quelle fin est venue cette association entre les Pisans et les Génois réfugiés à Savonne, et le tout par leur mauvaise conduite. Et qu'ils s'attendent à recevoir le même châtiment de Dieu, ceux qui ne marchent pas dans la voie de la justice et de la vérité; car voyez comment ceux-ci furent confondus et abattus à cause de leurs mauvaises actions, tandis que Notre Seigneur vrai Dieu, en récompense de la loyauté et de la justice qui sont dans la maison d'Aragon, lui a accordé, lui accorde et lui accordera ses grâces comme il se plaît à le faire. Et parmi les autres grâces que Dieu a faites au seigneur roi d'Aragon En Jacques, il lui a fait la grâce d'avoir, de madame la reine Blanche, qui fut fille du roi Charles[28] (comme je vous ai dit ci-dessus) et qui fut une dame sainte et bonne, cinq fils et cinq filles, qu'il a vus tous et toutes de son vivant élevés et dotés, et je vous dirai de quelle manière et comment.
Le fils aîné, qui se nommait l'infant En Jacques, fut procureur général de tous les royaumes au nom du seigneur roi son père. Et tout le temps qu'il exerça ladite procuration, il maintint fermement la justice envers les grands comme envers les petits. Et après avoir exercé cette autorité, il renonça à tous les royaumes et au monde; et pour la gloire de Notre Seigneur vrai Dieu, il prit l'habit de l'ordre de la chevalerie de Muntesa, et vit et vivra, s'il plaît à Dieu, toute sa vie au service de Dieu dans ledit ordre.[29] Ainsi, dorénavant, nous n'avons plus à parler de lui, puisqu'il a abandonné toute seigneurie qu'il pouvait posséder en ce monde pour posséder le royaume de Dieu; puisse Dieu, dans sa merci, lui faire la grâce de l'obtenir! Amen.
Le second fils du seigneur roi, nommé l'infant En Alphonse, est celui dont je vous ai ci-devant parlé. Après que le seigneur infant En Jacques eut renoncé à l'héritage de son père, l'infant En Alphonse reçut le titre de premier-né,et fut reconnu, après le seigneur roi son père, pour seigneur et roi de tous les royaumes du seigneur roi son père et de tout le pays; et il fit, comme vous l'avez ouï ci-devant, la conquête de la Sardaigne; et il a toujours marché et marchera toujours dans la voie de la vérité et de la justice; car c'est le plus gracieux seigneur du monde et le meilleur chevalier de sa personne qui fût jamais au royaume d'Aragon, quoiqu'il y en ait eu beaucoup de bons; mais il en a toujours été ainsi avec cette bienheureuse maison qui, par la grâce de Dieu, va toujours de bien en mieux, et fera toujours de même par la suite, s'il plaît à Dieu.
Comment la dame Infante, femme du seigneur infant Alphonse, trépassa de cette vie, après qu'il en eut eu l'infant En Pierre et l'infant En Jacques, et une fille; et comment l'auteur continue à énumérer les cinq fils du seigneur roi En Jacques d'Aragon et de madame la reine Blanche.
Ce seigneur infant En Alphonse eut pour femme une des plus nobles dames d'Espagne qui ne fût pas fille de roi, et la plus riche. C'était la fille du très noble En Gombaud d'Entença. Elle lui apporta le comté d'Urgel, toute la baronnie d'Antillon et toute la baronnie de son père[30] En Gombaud. Chacune de ces baronnies est de grande maison. Il fut ainsi fort bien marié avec une femme très noble et très riche, et qui fut une des plus sages dames du monde; et de sa sagesse on pourrait faire un gros livre. Elle fut aussi très bonne chrétienne, et fit beaucoup de bien en sa vie pour la gloire de Dieu. Et le seigneur infant eut de cette dame, à laquelle il survécut,[31] deux fort gracieux enfants, dont l'aîné fut nommé l'infant En Pierre, et le plus jeune l'infant En Jacques. Il en eut aussi une fille qui est reine de Majorque, et qui, toute petite qu'elle était et à peine âgée de cinq ans, fut mariée au seigneur roi En Jacques de Majorque. Et toutes ces choses elle les vit terminées de son vivant. Puis, ainsi qu'il plut à Dieu, ladite dame infante, femme du seigneur infant En Alphonse, trépassa de cette vie dans la ville de Saragosse, le dernier mardi d'octobre de l'an mil trois cent vingt-sept, et elle fut ensevelie le lendemain, qui était le jour de la fête des bienheureux apôtres saint Simon et saint Jude, dans l'église des frères mineurs de Saragosse. Dieu veuille en sa merci avoir son âme, comme il doit recevoir celle d'une bienheureuse et sainte dame! car elle reçut la communion et l'extrême-onction, et avait été plusieurs fois confessée, en bonne catholique qu'elle était et agréable à Dieu et au monde; et Dieu la voulut avoir en son royaume toute enfant et toute jeune. Dans la cité de Saragosse on fit pour cette mort grand deuil et grandes lamentations. Et ainsi termina-t-elle ses jours au service de Dieu, ainsi qu'il lui plut de l'ordonner. L'autre fils dudit seigneur roi d'Aragon est nommé l'infant En Jean; il est archevêque de Tolède; c'est un des meilleurs chrétiens du monde. Aussi Dieu, pendant sa vie, opéra-t-il de grandes choses par lui; et c'est un des prélats les mieux doués du monde, soit pour la prédication, soit dans toutes sciences, soit en fous avantages qu'un saint homme plein de bonté et d'honneur doit posséder. Que Dieu, par sa grâce, daigne le maintenir ainsi[32]!
Le quatrième fils se nomme l'infant En Pierre; c'est le seigneur le mieux doué, le plus savant et le plus habile parmi les plus habiles du monde, quoique tout jeune, il est fort accompli en toutes bonnes choses, et le seigneur roi son père lui a donné seigneurie, et a tant fait en sa faveur, qu'il l'a fait comte d'Ampurias et de Ribagorça;[33] et chacun de ces comtés est bon et noble, et de plus il doit lui donner un très noble château et une très noble terre dans le royaume de Valence; de sorte qu'on peut bien dire qu'il est aussi bien doté que fils de roi qui ne soit pas roi.
Le cinquième fils dudit seigneur roi En Jacques d'Aragon est nommé En Raymond Béranger.[34] ÏI est, comme ses frères, très intelligent et très bien doué; car on ne pourrait trouver au monde aucune personne de son âge aussi accomplie en toutes grâces et qualités; et le roi son père lui a donné seigneurie et l'a fait comte de Prades et seigneur de la baronnie d'En G. d'Entença, et de plus lui a donné une fort belle terre dans le royaume de Murcie; et ainsi on peut dire qu'il est très noblement et honorablement doté, et qu'il peut mener la vie qui convient à fils de roi. Ledit seigneur roi voit donc de son vivant tous ses enfants bien pourvus.
Quant aux filles, voici comment il les a pourvues:
L'aînée,[35] il l'a donnée au seigneur Infant don Pierre de Castille, fils du roi don Sanche de Castille.[36]
La seconde, il l'a mariée au noble don Juan, fils de l'infant don Manuel de Castille.[37]
La troisième, il l'a mariée au duc d'Autriche,[38] un des meilleurs barons d'Allemagne.
La quatrième[39] est entrée dans l'ordre de Sixena, qui est le plus noble ordre de femmes qui soit en Espagne, et l'infante est abbesse de cet ordre, en sainte dame qu'elle est ».
La cinquième, il a pris des dispositions pour la marier au fils du prince de Tarente.[40]
Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon, après s’être plusieurs fois confessé et avoir reçu les sacrements de l'église, trépassa de cette vie; comment il fut inhumé à Sainte-Croix; et comment le royaume d'Aragon et de Valence demeura au seigneur infant En Alphonse.
Ainsi le seigneur roi En Jacques put voir, de son vivant, tous ses enfants bons, beaux et sages envers Dieu et envers le monde; et quand il eut vu tout cela, et que Dieu lui eut fait cette grâce, il lui survint une telle et si grave maladie, qu'il en souffrit grandes douleurs. Aussi, à beau coup de reprises, en bon, sage et gracieux seigneur, et plein de la sainte foi catholique, il se confessa, communia, reçut l'extrême-onction, et enfin tous les sacrements de la sainte Eglise. Et les ayant reçus dans la plénitude de son bon jugement et de sa bonne mémoire, il croisa ses mains, embrassa la croix, et déposa son âme entre les mains de Notre Seigneur Jésus-Christ, le lundi deuxième jour de novembre de l'an mil trois cent vingt-sept, à l'heure où on allumait les cierges. Notre Seigneur vrai Dieu et sa benoîte mère madame sainte Marie, et toute la cour céleste reçurent son âme et la déposèrent avec celles des fidèles dans la gloire.
Ainsi, ledit seigneur roi En Jacques d'Aragon mourut à Barcelone le jour dessus dit, et laissa son corps au monastère de Sainte-Croix, où reposait le corps du bienheureux roi En Pierre, son père. Son corps fût porté, avec grande solennité, et parmi les pleurs abondants, les grands cris et les grandes douleurs de tous ses sujets, audit monastère de Sainte Croix, où il fut enterré; et là se trouvèrent ses fils, une partie de ses filles et des prélats, et un grand nombre des premiers personnages de son royaume. Dieu veuille, par sa grâce, tenir en sa garde et sous sa protection, et à jamais, ses fils et tous ses peuples! Quant à lui, il est en bon lieu. Il naquit heureusement pour le bien de son âme et pour le bonheur de ses peuples. Il eut un bon commencement, un bon milieu, et il a fait une fin encore meilleure, et le tout par la foi, la bonté et la vérité dont il était plein; voyez aussi la grâce que Dieu lui a faite.
Chacun doit donc s'efforcer de faire le bien; car Dieu le voit. Et ainsi il est nécessaire que désormais le seigneur roi En Alphonse, roi d'Aragon, de Valence, de Sardaigne, et comte de Barcelone et d'Urgel, son fils, s'efforce de faire beaucoup de bien; car tel est le miroir qu'il a reçu du seigneur roi son père. Et lui aussi il a eu un tel commencement que de bien en mieux marchent toutes ses affaires; et ainsi marcheront-elles, s'il plaît à Dieu, et, s'il est ainsi qu'il doit l'être, le père et le protecteur de ses frères, et s'il se rappelle qu'il n'y a pas au monde de fils de rois ni de reines qui soient nés de meilleur père et de meilleure mère qu'ils ne le sont, et qu'ils sont tous sortis d'un même ventre. Fasse aussi le seigneur Dieu, par sa grâce, qu'il ail à cœur de soutenir le seigneur roi En Frédéric son oncle, et ses fils qui sont ses cousins germains des deux côtés, et qu'il ne permette jamais qu'on enlève la Sicile à celui qui la gouverne; car, tant qu'il plaira à Dieu et à lui, cette maison se soutiendra ferme et inébranlable, pour la gloire de Dieu et pour la sienne, et pour celle de tout son lignage, et pour le plus grand bien de ses sujets. Et il peut se regarder véritablement comme roi d'Aragon, de Valence, de Sardaigne, de Corse, de Majorque et de Sicile. N'est-il pas en effet le chef supérieur de tous, et tous ne sont-ils pas à ses ordres? Car s'il le désire, le royaume de Majorque est aussi bien à ses ordres que l'est celui d'Aragon, et il en est de même de celui de Sicile. Tant qu'il lui plaira donc que ces royaumes soient et se tiennent en faveur de sa maison, que lui, le seigneur roi de Majorque et le seigneur roi de Sicile soient d'une même volonté et d'une même alliance, comme ils doivent l'être, et ils peuvent compter qu'ils seront supérieurs à tous les rois et princes du monde, aussi bien chrétiens que Sarrasins, et aussi à toutes les communes. S'il arrivait au contraire, ce qu'à Dieu ne plaise! Qu’ils fussent divisés entre eux, soyez sûrs qu'à l'aide de l'un on anéantirait l'autre. Il convient donc que le seigneur roi En Alphonse d'Aragon mette bien dans son cœur que toute assurance d'avenir et toute vérité est en Dieu, puis en lui-même qui est le chef supérieur de tous. Et puisse-t-il bien avoir en mémoire le proverbe catalan, qui dit: Ne sont pas nos amis tous ceux qui rient à notre face!
Ces maisons de Majorque et de Sicile, qui portent ses armes et qui doivent vivre et mourir avec lui, qu'il les dirige donc et les protège contre tous les hommes du monde; que des méchants ne versent pas d'autres pensées en son cœur; qu'il se rappelle l'exemple du faisceau de joncs, qui s'applique particulièrement à eux; que Dieu, par sa divine bonté, dirige leurs cœurs et leurs intentions, et les comble tous de ses grâces! Amen.
Si quelqu'un me disait ici: « En Muntaner, quel est donc cet exemple du faisceau de joncs? » je répondrais: c'est que si vous liez un faisceau de joncs bien fortement ensemble d'une corde, et que vous vouliez ensuite les en arracher tous ensemble, je vous dis que dix hommes, avec quelque force qu'ils tirent, ne les en arracheront pas, dussent-ils prendre plus d'hommes encore avec eux; mais si vous déliez la corde, un enfant de huit ans arracherait tout le faisceau, de jonc en jonc, de manière qu'il n'y resterait pas un seul jonc. C'est ce qu'adviendrait de ces trois rois; car s'il naissait entre eux division et discorde, ce qu'à Dieu ne plaise! Soyez sûrs qu'ils ont de tels voisins que ces derniers songeraient bientôt à les épuiser, d'abord l'un, puis l'autre. Il est donc bien nécessaire qu'ils se mettent en garde contre ce danger; car tant qu'ils seront tous d'une même volonté et d'une même alliance, ils n'auront à redouter aucune puissance au monde, et comme je vous l'ai déjà dit, ils seront au contraire toujours supérieurs à leurs ennemis.
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon vint avec tous ses frères et riches hommes à la ville de Mont Blanc, où il tint conseil pour savoir en quelle partie de ses possessions il irait; comment il se rendit à Barcelone, et prêta serment aux usages et libertés garantis à tout Catalan, et comment les Catalans lui prêtèrent serment en qualité de chef et seigneur.
Je vous reparlerai à présent du seigneur roi En Alphonse, par la grâce de Dieu, roi d'Aragon, de Valence, de Sardaigne et de Corse, et comte de Barcelone.
Après que ledit seigneur roi son père, à qui Dieu veuille donner sa sainte gloire! fut inhumé avec toute la solennité qui était due, ledit seigneur roi En Alphonse, avec tous ses frères, tous les prélats, riches hommes, chevaliers, et citoyens notables, se rendit à la ville de Mont Blanc, et là il tint conseil pour savoir où il irait: s'il se rendrait en Aragon ou au royaume de Valence, ou s'il s'en retournerait à Barcelone; car il voulait s'acquitter de son devoir envers chacune de ces provinces, ainsi que l'avaient fait ses prédécesseurs. Et là il fut finalement décidé que, pour recevoir l'hommage des prélats, riches hommes, chevaliers, citoyens et hommes des villes, et de tous ceux qui avaient quelque tenance de lui en Catalogne, il se rendrait à Barcelone, et que là il aurait parlement et conférence avec tous les Catalans. Ainsi le roi s'en alla à la bonne heure à Barcelone, accompagné de tous les prélats, riches hommes, chevaliers, citoyens et hommes de villes; puis il fit dire à ceux qui avaient quelque tenance de lui et ne se trouvaient pas présents, de se rendre près de lui à Barcelone. Et pendant ce temps il alla visiter plusieurs places; si bien qu'il se trouva à Barcelone pour la bienheureuse fête de la Noël, laquelle fête se passa avec peu de joie et de déduits, en raison de la mort du seigneur roi son père. Après la fête, il fit à Barcelone tout ce qu'il avait à y faire, et il jura complètement et fort gracieusement de maintenir les usages, libertés et franchises de tous les Catalans. Et ils lui prêtèrent ensuite serment de fidélité comme à leur seigneur et à l'héritier du très haut seigneur roi En Jacques son père, à qui Dieu fasse part de sa sainte gloire!
Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon ordonna que les prélats, riches hommes et chevaliers de son royaume Tussent à Saragosse, au jour de Pâques, parce qu'il voulait se faire chevalier, et prendre la bienheureuse couronne du royaume.
Tout cela terminé, il pensa que, de même que les saints apôtres et disciples de Notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ étaient demeurés inconsolables, ainsi ses sujets avaient été plongés dans une grande tristesse à cause de la mort du seigneur roi son père; et que, comme l'avait fait Jésus-Christ, il devait, lui, le jour de Pâques premier venant, dimanche trois d'avril de l'an mil trois cent vingt-huit, réconforter et réjouir et lui-même, et ses frères, et ses sujets. Il ordonna donc que, ce jour de Pâques, les prélats, riches hommes, chevaliers, messagers étrangers, citoyens et hommes des bonnes villes de ses royaumes, se trouvassent dans la cité de Saragosse; et il annonça que ce saint jour il se ferait armer chevalier et prendrait la benoîte et bien fortunée couronne, avec la plus grande solennité et la plus grande pompe qu'ait jamais déployée aucun roi, soit en Espagne, soit ailleurs, autant que je puis le savoir. Et à ce sujet il fit écrire des lettres qu'il envoya par tous ses royaumes aux prélats, riches hommes, chevaliers et hommes des villes
Comment le roi En Alphonse partit de Barcelone, vint en la cité de Lérida, et visita une grande partie de ce pays; comment les rois de Tlemcen et de Grenade lui offrirent des présents et de riches joyaux; et comment tous les nobles hommes commencèrent à s'appareiller pour se rendre au couronnement à Saragosse
Ces lettres missives écrites et expédiées, il partit de Barcelone et s'en alla dans la cité de Lérida. Il visita une grande partie de ce pays, et chacun se disposa à se rendre à ladite bienheureuse fête de son couronnement. Et ce ne furent pas seulement les barons de ses royaumes qui s'appareillèrent pour y venir, mais il y vint aussi de la Sardaigne le fils du juge d'Arborée, l'archevêque d'Arborée et deux neveux dudit juge. Avec eux vint aussi sur trois galères armées l'honorable En Boxados, amiral dudit seigneur roi d'Aragon et gouverneur de Sardaigne, et beaucoup d'autres notables personnages. Il y arriva aussi des envoyés avec de riches présents et joyaux de la part du roi de Tlemcen, et aussi des envoyés avec de riches joyaux et présents de la part du roi de Grenade, et beaucoup de notables hommes de Castille. Et il en serait venu davantage, si ce n'eût été qu'il y avait alors guerre entre le roi de Castille et le noble don Juan Manuel, fils de l'infant don Manuel de Castille. Il y vint aussi beaucoup de très honorables personnages de Navarre de Gascogne, de Provence et de grand nombre d'autres pays. Enfin si nombreuse fut la multitude de gens qui se trouvèrent réunis à Saragosse, ledit jour de la sainte fête de Pâques, qu'on estima bien qu'il y avait certainement plus de trente mille chevaucheurs.
Le seigneur roi En Alphonse était arrivé à Saragosse la semaine des Rameaux; ensuite y arriva le seigneur archevêque de Tolède, son frère; puis le seigneur infant En Pierre, son frère, comte de Ribagorça et d'Ampurias, avec plus de huit cents hommes à cheval; puis le seigneur infant En Raymond Bérenger, son frère, comte de Prades, avec cinq cents hommes à cheval.
II y vint ensuite le noble don Jacques de Exirica, avec cinq cents hommes à cheval; et son frère, don Pedro de Exirica, avec deux cents hommes achevai; et le noble En R. Folch, vicomte de Cardona, aussi avec grand nombre d'hommes à cheval, et le noble A. Roger, comte de Pallars, avec une nombreuse suite d'hommes à cheval et à pied; et le noble En Lope de Luna, avec grand nombre d'hommes à cheval, et En Dalmau, vicomte de Castellnou, suivi aussi d'une bonne compagnie de cavaliers et de beaucoup d'autres bonnes gens; et le noble En Othe de Moncada, avec une bonne suite de bons cavaliers; et le noble En G. d'Anglesola, avec une nombreuse suite; et le noble En Bérenger d'Anglesola; et En R. de Cardona; et le noble En G. de Cervello; et les nobles En Ximénès Corneyll, En Pierre Corneyll et En R. Corneyll; les nobles En Pedro de Luna, En Jean Ximénès de Roca, En Philippe de Castro, En Amoros de Ribelles, En G. d'Arill et le noble vicomte de Villamur; En Pons de Caraniany; le noble En Gillabert de Cruylles, le noble En Alphonse-Ferdinand d'Ixer, le noble En P. Ferdinand de Vergar, le noble En Bertrand de Castellot, le noble En P. d'Almenara, le noble En Gomb de Trameset, le noble En Artalet de Fosses, le noble En Ximénès Pérez d'Arénos, le noble En Sandorta d'Arénos, le noble En Ferrand d'Abeylla, le noble En Jofroi, vicomte de Rocaberti, et le noble En Béranger Cabrera, vicomte de Monsoriu. Et tous y venaient très richement accompagnés de bonnes troupes de cheval et de pied; mais un messager leur ayant apporté la nouvelle que la comtesse d'Ampurias, tante dudit noble En Bérenger de Cabrew, était morte, ils durent rester eux-mêmes; toutefois il y en eut beaucoup de leur suite qui s'y rendirent.
Il y vint aussi le noble don Pierre de Régal et beaucoup d'autres nobles d'Aragon, de Catalogne, du royaume de Valence, du royaume de Murcie et des autres provinces, tous avec un grand nombre d'hommes à cheval; et «4 en vint tant et tant, qu'il serait trop long de les dénombrer et décrire.
Il y vint aussi, avec grand nombre d'hommes à cheval, le grand-maître de Calatrava, le grand-maître de l'ordre de Muntesa, le commandeur de Muntalba et le noble frère Sanche d'Aragon, castelain d'Amposta, de l'ordre de chevalerie de l'hôpital Saint-Jean.
Là aussi se trouvèrent le susdit archevêque de Tolède, le seigneur archevêque de Saragosse, le susdit archevêque d'Arborée, le seigneur évêque de Valence, l'évêque de Lérida, l'évêque d'Osca, l'évêque de Tarazona et beaucoup d'autres évêques, abbés et prieurs.
Nous nous y rendîmes également, nous autres six qui étions députés par la cité de Valence, escortés d'une suite nombreuse. Tous les jours nous donnions l'avoine à nos propres montures, qui étaient au nombre de cinquante-deux, et nous avions bien cent douze personnes avec nous. Nous emmenâmes des trompettes, des joueurs de timbales, des joueurs de nafils[41] et de flûtes douces, tous à la livrée royale et avec fanons royaux, et tous montés de beaux chevaux. Et chacun de nous six nous amenions avec nous nos fils et nos neveux en costume de tournoi. Et nous tînmes maison ouverte depuis notre départ de Valence jusqu'au jour de notre retour, pour tous ceux qui voulaient manger avec nous. Nous donnâmes à chacun des jongleurs de la cour des habits de drap d'or et autres. Nous y apportâmes cent cinquante brandons de Valence, chacun de douze livres, et nous les Cimes tous verts avec les écussons royaux.
Il y eut aussi six prud'hommes pour la cité de Barcelone, tous en bel arroi et bien ordonnes, et avec de très beaux brandons.
Il y en eut aussi quatre de la cité de Torloxe, et également des autres cités et bonnes villes de toutes les provinces dudit seigneur roi. Et chacun s'efforçait d'y paraître honorablement. Que vous en dirai-je? Jamais, en Espagne, il n'y eut si belle réunion de bonnes gens en un seul lieu qu'il y eut là.
Des nobles que le seigneur roi En Alphonse arma chevaliers nouveaux à son couronnement, et de ceux qu'armèrent l'infant En pierre et l'infant En R. Bérenger, et de beaucoup d'autres chevaliers nouveaux qui furent alors armés.
Je vous ai déjà parlé d'une partie des prélats, et riches hommes, et autres bonnes gens qui se réunirent à cette fête; il convient maintenant que je vous nomme les nobles que ledit seigneur roi arma chevaliers nouveaux dans ce bienheureux jour; puis les nobles que le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Bérenger armèrent aussi chevaliers. Le noble En Folch et chacun de ces nobles armèrent à leur tour beaucoup de chevaliers nouveaux. Et vous allez entendre comment le tout fut ordonné.
Premièrement le roi arma chevalier, ce jour-là, le noble don Jacques d'Exirica; et ledit noble arma vingt chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble fils du juge d'Arborée; et il fut ordonné qu'aussitôt son retour en Sardaigne, il armerait vingt chevaliers nouveaux, dix Catalans et dix Aragonais, lesquels il doit apanager en Sardaigne,[42] ne pouvant le faire pendant cette cour plénière, attendu qu'il n'aurait pas le temps de s'y préparer; mais autant vaut, puisqu'il les a reçus de sa maison et les doit armer chevaliers, et leur doit donner apanage en Sardaigne.
Après cela, le seigneur roi arma chevalier le noble En Raymond Folch, vicomte de Cardona et ledit noble arma trois nobles chevaliers, savoir: En Raymond de Cardona, son frère, le noble En Amoros de Ribelles, et le noble Pierre de Régal; puis chacun de ces nobles arma dix chevaliers.
Ensuite ledit seigneur roi fit chevalier le noble En Lope de Luna; et ledit noble arma aussitôt vingt chevaliers.
Ensuite le roi fit chevalier le noble A. Roger, comte de Pallars; et ledit noble arma aussitôt vingt chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble Alphonse-Ferdinand, seigneur d'Ixer; et ledit noble arma aussitôt quinze chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En G. d'Anglesola; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble don Juan Ximénès de Roca; et ledit noble arma aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Bérenger d'Anglesola; « ledit noble arma aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Pierre de Corneyll; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier Guillaume de Cervello; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Othe de Moncada; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.
Quand le seigneur roi eut fait chevaliers ces riches hommes, le seigneur infant En Pierre arma chevalier le noble En Dalmau, vicomte de Castellnou; et ledit vicomte arma aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit infant En Pierre arma chevalier le noble En G. d'Aril; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit seigneur infant En Pierre arma chevalier le noble vicomte de Villamur; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit infant En Pierre arma chevalier le noble Gilabert de Cruylles; et ledit noble arma aussitôt six chevaliers.
Après quoi l'infant En Raymond Bérenger se leva et arma nouveaux chevaliers trois riches hommes; et chacun de ceux-ci en arma aussitôt, qui dix, qui huit. Et lesdits nobles que le seigneur infant En Raymond Bérenger arma chevaliers, furent les premiers qu'il ait jamais faits.
Que vous dirai-je? Lorsque ces seigneurs et ces riches hommes eurent armé ces nouveaux chevaliers, d’autres riches hommes de Catalogne et d'Aragon armèrent beaucoup d'autres chevaliers. Je puis vous dire que j'y comptai deux cent cinquante-six nouveaux chevaliers, sans y compter les nobles. Et bien certainement il y en eut beaucoup plus qu'un homme n'en pourrait compter, tant la presse était grande. Et tous ces nouveaux chevaliers furent habillés de drap d'or avec fourrures de menu-vair; lesquels vêtements ils donnèrent aux jongleurs, et puis ils se revêtirent d'autres habillements de velours rouge; et tous eurent des manteaux fourrés de menu-vair et d'hermine, des cottes et jupons de velours rouge et de longues robes. Quant aux chevaux, je ne vous en parlerai pas, car jamais nulle part on ne vit si beaux harnais et freins.
Il fut ordonné qu'en sortant de l'église, chacun des riches hommes chevaucherait accompagné de ses chevaliers nouveaux. Ils se rendirent ainsi à l'Aljaferia, qui est un palais du seigneur roi, et nul ne chevauchait à côté de ces chevaliers nouveaux. Et chaque riche homme chevauchait en avant des chevaliers nouveaux qu'il avait armés, monté sur son plus beau cheval. Qui voulait voir de beaux et bons chevaux et en bel arroi, c'était là qu'il les pouvait bien voir. Devant eux s'avançaient à cheval des fils de chevaliers, portant chacun l'épée de son seigneur, de son frère ou de son parent, qui était le chevalier nouveau; et derrière eux les suivaient d'autres fils de chevaliers, aussi à cheval, portant leurs armes; et nul autre n'osait se mêler à cette chevauchée. Chaque troupe marchait ainsi au son de ses trompettes, timbales, flûtes, cymbales et de beaucoup d'autres instruments.
Il s'y trouvait aussi bien d'autres jongleurs, qui vêtus en chefs de sauvages et à cheval, qui autrement, au nombre de plus de mille; et l'on poussait de tels cris, et l'on faisait un tel bruit qu'il eût semblé que la terre et le ciel s'abîmaient.
Dans cet ordre ils se rendirent tous, avec grande joie de l'église de Saint-Sauveur de Saragosse à l'Aljaferia. Outre cela il y avait plus de trois cents hommes armés d'estocs, et! bien cent chevaliers, ou fils de chevaliers, ou notables citoyens qui joutaient ensemble; et d'un autre côté, plus de cent hommes à cheval, du royaume de Valence et de Murcie, qui manœuvraient à la genetaire. Puis, auprès de l'Aljaferia, était un champ clos[43] où l'on pouvait voir tuer les taureaux; car chaque paroisse avait amené son taureau couvert des armes royales, et on ramenait au son des trompettes et au bruit de la joie la plus vive. Et ils avaient en même temps amené chacun leurs monteros,[44] qui tuaient leurs taureaux.
On voyait aussi dans toutes les rues des danses de femmes et de filles, et de beaucoup d'autres bonnes gens.
Que vous dirai-je? L'allégresse était si grande que chacun n'avait autre chose à cœur qu'à regarder çà et là; et tout était si bien ordonné que personne ne portait gêne à autrui.
Cette fête dura depuis la veille de Pâques jusqu'au vendredi après Pâques, par le plus beau temps du monde, et avec la meilleure concorde qui fût jamais entre les hommes; car on ne peut dire qu'il y eût une seule mauvaise parole dite, de l'un à l'autre, en allant du plus grand au plus petit, depuis le jour que nous fûmes réunis à Saragosse jusqu'au jour que nous en partîmes. On s'y réunit avec grande concorde, on y séjourna avec grande concorde et on se sépara avec grande concorde et affection. Tout le monde fut bien logé, tant les prud'hommes de Saragosse avaient bien ordonné la chose. Et chacun mangea avec le seigneur roi la veille de Pâques, et le jour de Pâques et le lundi, et ensuite autant qu'il plut à chacun; car tant que la cour plénière dura, nulle porte ne fut fermée. Quant au seigneur infant En Pierre et au seigneur infant En Raymond Bérenger, quand ces trois jours furent passés, chacun d'eux donna un grand festin.
Le mardi, le seigneur infant En Pierre invita ledit seigneur roi et tous les riches hommes, prélats, chevaliers et citoyens, et tous ceux qui voudraient aller y manger. Ce jour-là, le seigneur infant En Pierre tint une cour brillante, et fit des présents nombreux aux riches hommes, chevaliers, citoyens, et à toutes autres personnes.
Le mercredi qui suivit, le seigneur archevêque de Tolède en fit autant dans la maison de l'ordre des frères mineurs de Saragosse, où il était logé.
Le jeudi, le seigneur infant En Raymond Bérenger en fit autant.
Que vous dirai-je? Ainsi séjourna toute la cour au milieu de la joie la plus vive en toutes choses, jusqu'au jeudi soir, et toujours avec un très beau temps.
Le vendredi au matin, il survint par la grâce de Dieu une bonne pluie qui enveloppa tout l'Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence et de Murcie et qui dura jusqu'à la (in du jour de dimanche suivant. Ainsi la torre, qui en avait grand besoin, eut, par la grâce de Dieu, son complément de joie; et en effet, avec un bon seigneur et une bonne paix (car le seigneur roi avait, à ce temps, le bonheur d'être en paix avec toutes les nations du monde, ce qu'on ne peut dire de nul autre roi), et de plus avec grande joie et en bonne concorde entre toutes gens, elle eut aussi sa gratification d'une bonne plaie. Plaise donc à Notre Seigneur vrai Dieu d'accorder au seigneur roi En Alphonse d'Aragon vie et santé pendant longues années, et de le conserver longtemps à ses sujets, heureux de trouver en lui le seigneur le mieux doué et le plus accompli, le meilleur chevalier qui soit au monde, et le plus catholique, et l'un des meilleurs chrétiens du monde.
Là furent aussi ses deux bien heureux fils, savoir le seigneur infant En Pierre,[45] l'aîné, qui fut reconnu roi d'Aragon après le seigneur roi son père, et ensuite le seigneur infant En Jacques, qui est comte d'Urgel. Et chacun de ces heureux infants ceignit pour la première fois l'épée à un grand nombre de riches hommes qui se firent armer chevaliers; et ils leurs firent de riches présents, et leur accordèrent de grandes faveurs. Et ainsi toute cette cour plénière fut, de toute manière, bénie de Dieu, de madame sainte Marie, et de tous ses bienheureux saints et saintes. Amen.
Comment le seigneur roi En Alphonse s'arma lui-même chevalier à Saragosse, et de quelle manière et avec quelle solennité il reçut la sainte couronne du royaume.
A présent que je vous ai dit comment la cour plénière se réunit avec la grâce de Dieu, je vais vous raconter de quelle manière le seigneur roi s'arma lui-même de l'ordre de chevalerie et reçut la sainte couronne, de quelle manière il vint faire la veillée des armes à l'église de Saint-Sauveur de Saragosse, de quelle manière eut lieu la solennité de la bienheureuse chevalerie qu'il se conféra à lui-même, ainsi que la sainte couronne, de quelle manière il sortit de l'église, et de quelle manière il retourna jusqu'à son palais de l'Aljaferia.
Je veux que chacun de vous sache que, de l'église de Saint-Sauveur, qui est la cathédrale de Saragosse, jusqu'à l'Aljaferia, il y a plus de deux grands milles. Or, je veux vous raconter, afin que tous ceux qui liront ce livre le sachent bien, comment le seigneur roi s'arma lui-même chevalier, comment il se mit la couronne sur la tête avec grande solennité de bénédictions et de messes et avec maintes bonnes oraisons, et comment on l'adextra jusqu'à ce qu'il fut de retour en son palais; car toutes ces choses sont bonnes à savoir de chacun, de quelque condition qu'on soit.
La vérité est que ledit seigneur roi fit savoir à tous, le vendredi saint, à vêpres: que le samedi matin, veille de Pâques, quand on aurait repris l’alléluia,[46] tout le monde devait quitter le deuil que l'on portait pour le roi son père, se faire la barbe et se disposer à faire fête. Et ainsi que je vous l'ai déjà dit, il convia tous en général à festoyer pendant trois jours. Ainsi le samedi matin, lorsque l'on eut repris l’alléluia, et que toutes les cloches se furent mises en branle, chacun se disposa, ainsi que le roi l'avait ordonné, à commencer la fête.
Nous autres, qui étions à Saragosse pour représenter la cité de Valence, précédés de nos jouteurs, ainsi que de nos trompettes, tambours, timbales, flûtes et autres instruments, tous les six rangés deux par deux, très richement vêtus, et chevauchant sur nos chevaux bien harnachés et en bel arroi, nos écuyers bien parés, nous partîmes de notre hôtel, qui était dans l'intérieur de la cité, près de l'église de Saint-Sauveur. Nous commençâmes ainsi notre fête, allant par le milieu de la cité jusqu'au palais de l'Aljaferia. Et au moment où nous commencions tout le monde commença aussi; si bien que tout à coup vous eussiez, entendu le bruit le plus éclatant du monde, de trompettes et de toute sorte d'instruments. Et ces cavalcades et cette fête se continuèrent jusqu'à l'heure du repas. Et lorsque nous eûmes mangé à l'Aljaferia, nous retournâmes tous chez nous avec la même pompe.
Au moment où sonna l'heure de vêpres chacun fit allumer les brandons aux lieux prescrits. Et de l'Aljaferia jusqu'à Saint-Sauveur vous n'auriez pu dire où il y avait le plus de brandons. Et les brandons n'étaient jamais déplacés du lieu où ils étaient placés, car en chaque lieu était écrit sur la muraille le nombre de brandons qui devaient s'y trouver; et ainsi tout se faisait avec ordre.
Aussitôt que les cloches eurent cessé de sonner, le seigneur roi sortit de l'Aljaferia pour se rendre à Saint-Sauveur, et dans l'ordre suivant:
Tout premièrement venaient à cheval tous les fils de chevaliers, portant les épées des chevaliers nobles;
Ensuite venaient les épées des nobles qui devaient être chevaliers nouveaux;
Puis, après les épées desdits nobles, venait l'épée du seigneur roi, que portait le noble En R. Corneyll.
Après l'épée du seigneur roi, venaient deux chariots du seigneur roi chargés de deux cierges, ayant chacun plus de dix quintaux de cire, et qui cheminaient allumés, bien que cela ne fût pas fort nécessaire, car les autres luminaires étaient en si grand nombre qu'on y voyait comme en plein jour.
Après les deux cierges venait le seigneur roi, chevauchant sur son cheval, tout caparaçonné du plus beau harnais qui fût jamais fait de main de maître; et l'épée qu'on portait devant lui, comme je vous l'ai déjà dit, était la plus riche et la mieux garnie qu'ait jamais portée empereur ou roi.
Après ledit seigneur roi venaient ses armes que portait un noble; et deux autres nobles entouraient ces armes; ainsi les armes et celui qui les portait s'avançaient entre deux nobles. Le noble En Raymond Corneyll, qui portait l'épée, marchait aussi au milieu de deux nobles.
Après les armes du seigneur roi, venaient tous les nobles que le seigneur roi devait armer chevaliers nouveaux, deux par deux.
Après les nobles que le seigneur roi devait armer chevaliers nouveaux, venaient les nobles que le seigneur infant En Pierre devait armer chevaliers.
Ensuite venaient les nobles que le seigneur infant En Raymond Bérenger devait armer chevaliers;
Puis les nobles qu'En Raymond Folch devait armer chevaliers.
Puis, après ces riches hommes, venaient tons les autres qui devaient être armés chevaliers nouveaux, tous rangés deux par deux.
Après que tous ceux-ci eurent défilé, vinrent toutes leurs armes, portées aussi deux par deux. Et toutes les armes des nobles hommes et leurs épées étaient portées par des chevaliers; et celles des autres chevaliers étaient portées par des fils de chevaliers. Et tous allaient ainsi par ordre, chevauchant sur leurs beaux chevaux couverts de riches draps d'or, et avec de très beaux harnais. Et, comme je vous l'ai déjà dit, ils allaient deux par deux à la suite dudit seigneur roi. Et il n'était autre qui osât chevaucher çà et là hors du rang, que le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Raymond Bérenger, qui se portaient partout pour empêcher que nul ne quittât la place qui lui était assignée.
Ainsi, par la grâce de Dieu, et au bruit le plus éclatant des tambours, des cymbales, des trompettes, des timbales et autres instruments, et des clameurs d'hommes vêtus en chefs de sauvages, et de toute la maison de chacun des riches hommes du cortège, qui criaient tous Aragon! On vint à l'église de Saint-Sauveur. Et il était certainement plus de minuit avant que le roi et sa suite fussent arrivés à l'église. Là tous firent ensemble la veillée des armes, récitant les uns et les autres leurs oraisons, se réjouissant et chantant les cantiques de Notre Seigneur Jésus-Christ; et ils passèrent ainsi toute cette bienheureuse nuit; et ils entendirent très dévotement les matines, auxquelles assistèrent tous les archevêques, évêques, abbés et prieurs, qui dirent tous leurs heures avec grande dévotion.
Quand le jour fut venu, le seigneur archevêque de Saragosse se revêtit pour dire la messe; et le seigneur roi, de sa propre main, plaça à la bonne heure sur le maître-autel, sa couronne ainsi que son épée; il se revêtit ensuite d'un surplis, comme s'il allait dire la messe; puis, par-dessus le surplis, il mit la dalmatique royale la plus riche dont jamais empereur ou roi ait été revêtu; et à chaque vêtement qu'il prenait, l'archevêque lui disait son oraison, celle qui était ordonnée dans les livres canoniques pour se dire dans de semblables circonstances. Ensuite il se para de l'étole qui passait à son cou et sur ses épaules, comme on le fait à un diacre. Et cette étole était si riche, si chargée de perles et de pierres précieuses, qu'il serait difficile de dire ce qu'elle valait; puis enfin il prit le manipule qui était aussi très riche et très magnifique. Tout cela fait, ledit archevêque de Saragosse dit la messe avec grande solennité. Et quand la messe fut commencée et l'épître dite, ledit seigneur se fit chausser les éperons; l'éperon droit par son frère le seigneur infant En Pierre, l'éperon gauche par le seigneur infant En Raymond Bérenger.
Cela étant fait, ledit seigneur roi s'approcha de l'autel, prit l'épée, et, tenant cette épée, il se prosterna en oraison devant l'autel; et ledit seigneur archevêque lui dit debout auprès de lui une très belle oraison.
Quand les oraisons furent finies et que ledit seigneur roi eut fait sa propre oraison, il baisa la croix de l'épée et se ceignit lui-même ladite épée; et quand il l'eut ceinte, il la sortit du fourreau et la brandit trois fois. A la première fois qu'il la brandit, il défia tous les ennemis de la sainte foi catholique; à la seconde, il promit de secourir tous les orphelins, les pupilles et les veuves; et à la troisième, il promit de rendre justice pendant toute sa vie, aussi bien au plus grand qu'au plus petit, aussi bien aux étrangers qu'aux simples particuliers.
Cela fait, il remit l'épée dans le fourreau; et quand l'évangile fut chanté, il offrit sa personne et son épée à Dieu, le priant de le tenir toujours en sa sainte garde et de lui accorder la victoire contre tous ses ennemis. Et ledit seigneur archevêque l'oignit du saint chrême sur l'épaule et au bras droit, et il entendit ainsi la messe. Et quand la messe fut ainsi dite, le seigneur roi se déceignit l'épée lui-même et la remit sur l'autel auprès de la couronne.
Cette messe dite par l'archevêque de Saragosse, le seigneur infant En Jean, archevêque de Tolède, frère dudit seigneur roi, alla se revêtir à son tour; et quand il fut revêtu et eut commencé sa messe, ledit seigneur roi prit lui-! Même la couronne de dessus l'autel et la posa: sur sa tête. Cela fait, le seigneur archevêque de Tolède, le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Raymond Bérenger la lui affermirent. Et au moment où le seigneur roi se posa la couronne sur la tête, lesdits seigneurs archevêques et les évêques, les abbés, les prieurs et les seigneurs infants s'écrièrent à haute voix: Te Deum laudanum. Et pendant qu'ils entonnaient ce chant, le seigneur roi prit le sceptre d'or en sa main droite, le plaça dans sa main gauche; puis il prit ensuite le globe dans la main droite; et à chaque chose qu'il recevait ledit seigneur archevêque disait une longue oraison.
Tout cela fait, et pendant que l'évangile se chantait, le seigneur roi, une seconde fois, et avec beaucoup de respect, offrit et sa personne et sa sainte couronne à Dieu, et s'agenouilla très humblement devant l'autel; et ledit seigneur archevêque acheva de dire sa messe. Quand elle fut terminée, et que ledit seigneur roi eut accompli, par la grâce de Dieu, la prise de possession de sa chevalerie et de sa sainte seigneurie royale, et eut été oint et sacré pour roi et seigneur des royaumes d'Aragon, de Sardaigne, de Valence, de Corselet comte de Barcelone, il alla s'asseoir devant l'autel de Saint-Sauveur sur le siège royal et déposa le sceptre et le globe sur l'autel; puis il fit venir en sa présence chacun des nobles que je vous ai déjà nommés, et les fit armer tous chevaliers dans le même ordre que j'ai déjà désigné. Et à mesure qu'un riche homme était armé chevalier, il se rendait dans la chapelle qui lui était assignée, et là il armait ses chevaliers nouveaux. Et le seigneur infant En Pierre alla aussi dans la chapelle qui lui était assignée, et fit chevaliers nouveaux ses quatre riches hommes; et le seigneur infant En Raymond Bérenger en fit autant; et le noble En Raymond Folch de même.
Et chacun des riches hommes qu'ils armaient chevaliers allait ensuite aussi à la chapelle qui lui était assignée et armait les chevaliers qu'il devait armer; et à mesure que chaque riche homme avait fait ses chevaliers, il se rendait avec eux à l'Aljaferia, comme je vous ai déjà dit.
Quand tout cela fut fait, le seigneur roi prit le globe dans la main droite et le sceptre de la main gauche; et ainsi, avec la couronne sur la tête, et dans les mains le globe et le sceptre, il sortit de l'église et monta sur son cheval. Devant lui on portait son épée et derrière lui ses armes, dans le même ordre que vous avez vu qu'on l'avait fait pendant la nuit, quand on était allé faire la veillée des armes. Et si vous voulez savoir ce qu'était cette couronne, je vous dis que la couronne était d'or, toute garnie de pierres précieuses, telles que rubis, rubis-balais, saphirs, turquoises, émeraudes, et des perles aussi grosses qu'un œuf de pigeon, et il y avait sur le devant une magnifique escarboucle. Et cette couronne avait bien de hauteur un pan de Montpellier; et elle avait seize fleurons; si bien que tout le monde, et les marchands et les lapidaires eux-mêmes, l’estimaient valoir cinquante mille livres de Barcelone. Le sceptre était d'or et avait bien trois pans de longueur; et au haut du sceptre, il y avait un rubis, le plus beau qu'on ait jamais vu, et qui était bien aussi gros qu'un œuf de poule. Le globe était d'or et était surmonté d'une fleur en or garnie de pierres précieuses, et au-dessus de la fleur était une croix richement ornée de pierres précieuses. Et le cheval était le mieux harnaché qui fût jamais.
Il monta donc à cheval, revêtu de la dalmatique, de l'étole et du maniple, avec ladite couronne sur la tête, et le globe dans la main droite et le sceptre dans la gauche. A la courbure du frein du cheval étaient attachées deux paires de rênes; les unes appartenaient au frein qui était attaché au cou du cheval; et avec celles-là en main le seigneur infant En Pierre adextrait le seigneur roi en les tenant du côté droit; et elles étaient tenues du côté gauche par le seigneur infant En Raymond Bérenger, suivi d'un grand nombre de nobles de Catalogne et d'Aragon. Les autres rênes étaient de soie blanche et avaient bien cinquante pans de longueur chacune; et étaient adextrées par des riches hommes, chevaliers et notables citoyens qui adextraient à pied le seigneur roi; et après ceux-ci nous l'adextrions nous autres six députés de Valence, et les six de Barcelone, et les six de Saragosse, et les quatre de Tortose, et les députés des autres bonnes villes; de sorte que les rênes étaient complètement tenues par tous les adextreurs qui s'avançaient à pied.
Nul autre n'était à cheval à l'entour, excepté celui qui portait l'épée devant tous les adextreurs; et après lui venait celui qui portait les armes; et chacun d'eux était accompagné de deux nobles, ainsi que vous l'avez déjà vu.
Derrière les armes du seigneur roi venaient les riches hommes à cheval, tous dans le plus élégant arroi; lesquels riches hommes étaient ceux que le roi avait armés chevaliers nouveaux.
Ainsi témoignant une heureuse satisfaction, Sa Royale Majesté, ointe, sacrée et bénie de Dieu et de toutes choses, au milieu des témoignages de la joie la plus vive, comme vous l'avez déjà vu, s'en revint à l'Aljaferia; et certes l'heure de nonne était bien passée avant qu'il y fût arrivé. Et toujours adextré de la même manière et à cheval, il entra dans le palais, il descendit avec la couronne en tête, le globe dans la main droite, le sceptre dans la main gauche, et monta ainsi à sa chambre.
Après un assez long intervalle, il sortit de la chambre ayant sur la tête une couronne plus petite, car l'autre pesait énormément; toutefois elle n'était pas tellement petite qu'elle n'eût plus d'un demi pan de hauteur; et elle était si riche et si belle qu'on l'estimait bien certainement vingt-cinq mille livres.
Je veux que vous sachiez que, lorsque le seigneur roi l'ut remonté sur son cheval et sortit de Saint Sauveur, on estimait bien ce qu'il portait sur lui ou le harnais du cheval à cinquante mille livres de Barcelone.
Ainsi donc, comme je vous l'ai dit, le seigneur roi, avec une autre couronne plus petite sur la tête, et le globe et le sceptre en main, vint s'asseoir pour manger. On lui avait préparé à sa droite à table un siège d'or sur lequel il plaça le globe, et à sa gauche un autre siège d'or où il plaça le sceptre tout droit. Et à sa table, qui avait bien dix-huit pans de long, s'assirent, à une petite distance de lui, à droite, son frère le seigneur infant En Pierre et monseigneur En Jean son autre frère, archevêque de Tolède. Et de l'autre côté, un peu plus loin du siège royal, le seigneur archevêque de Saragosse, et l'archevêque d'Arborée après l'archevêque de Saragosse.
A une autre table s'assirent les évoques; à une autre les abbés et prieurs; et puis de l'autre côté, à droite, s'assirent tous les riches hommes qui avaient été armés chevaliers ce jour-là; puis s'assirent tous les chevaliers qui avaient été faits chevaliers nouveaux.
Et le seigneur roi était assis sur un siège si élevé, et tellement plus haut que tous les autres, que tout le monde pouvait le voir.
Après quoi, nous autres notables citoyens, nous fûmes tous arrangés pour nous asseoir ensemble, et tous en fort bon ordre; car nous eûmes chacun les places qui nous revenaient de droit; et à chacun on assigna des serviteurs nobles, chevaliers et fils de chevaliers, pour les servir, ainsi qu'il appartenait à chacun selon son rang et selon qu'il convenait à la solennité de la fête; et tous furent très honorablement traités et servis; et ce fut une vraie merveille, car il y avait tant et tant de gens que personne ne saurait le croire sans y avoir été présent.
Après vous avoir dit comment en général tous furent servis, je vais vous dire spécialement comment fut servi le seigneur roi.
Il est certain que le seigneur infant En Pierre voulut, ce bienheureux jour de Pâques, faire les fonctions de majordome, et c'est lui qui de sa personne arrangea toute l'affaire de la manière dont je vous l'ai fait connaître. Lui-même et le seigneur infant En R. Bérenger présentèrent l'eau pour les mains audit, seigneur roi. Il fut ordonné que le seigneur infant En R. Bérenger présenterait la coupe au seigneur roi, et que douze nobles serviraient avec lui à la table du seigneur roi.
Pendant le service, le seigneur infant En Pierre, avec deux nobles, tous trois se tenant main à main, et lui au milieu d'eux, vint premièrement en chantant une ronde[47] nouvelle qu'il avait composée, et tous ceux qui apportaient les mets lui répondaient. Et quand il fut arrivé ainsi à la table du seigneur roi, il prit le plat, fit la révérence, et le posa devant le seigneur roi; puis il en fit autant du tailloir.[48] Et quand il eut servi le premier mets au roi et eut terminé sa ronde, il quitta son manteau et sa cotte de drap d'or à fourrure d'hermine, et ornée de beaucoup de perles, et les donna à un jongleur; et aussitôt on lui apporta d'autres riches vêtements qu'il mit sur lui; et il fit la même cérémonie à tous les mets qu'il présenta. De sorte qu'à chaque mets qu'il apportait, il chantait une ronde nouvelle qu'il avait lui-même composée, et il donnait les vêtements qu'il portait, et qui étaient tous fort beaux.
On apporta bien dix sortes de mets; et chaque fois qu'il avait placé un mets devant le seigneur roi et fait sa révérence, les nobles, les chevaliers et autres serviteurs posaient sur les autres tables tant et tant de mets que personne n'aurait pu faire mieux.
Comment, après que le seigneur roi En Alphonse eut reçu la couronne du royaume, on lui prépara un riche siège, où il s'assît avec ses riches hommes et chevaliers, et comment En Romaset et En Comi, jongleurs, chantèrent devant lui.
Et quand le seigneur roi et tous les autres eurent pris leur repas dans le palais royal, il fut fait un siège très riche et très noble, où se placèrent le roi et les archevêques avec lui, dans le même ordre où ils avaient été assis à table. Et le seigneur roi, la couronne sur la tête, le globe dans la main droite et le sceptre dans la main gauche, ainsi qu'il avait été assis à table, se leva de table et vint s'asseoir sur ledit siège, dans ledit palais; et à ses pieds, tout à l'entour, s'assirent les nobles, les chevaliers et nous autres notables citoyens.
Et lorsque nous fûmes tous assis, En Romaset,[49] jongleur, chanta à haute voix devant le seigneur roi nouveau une nouvelle sirvante que le seigneur infant En Pierre avait composée en l'honneur dudit seigneur roi; et le sens de ladite sirvante était tel: ledit seigneur infant expliquait dans cette pièce ce que signifiaient la couronne, le globe et le sceptre; et, d'après ladite signification, il disait ce, que le roi devait faire. Et afin que vous le sachiez, je vais vous le dire en somme: si vous voulez le savoir plus clairement, recourez à ladite sirvante, et là vous le comprendrez bien mieux.
Voici le sens de la couronne. La couronne étant toute ronde, et le rond n'ayant ni commencement ni fin, cela signifie Notre Seigneur, vrai Dieu tout-puissant, qui n'a point ou de commencement et n'aura point de fin. Et parce que cette couronne signifie Dieu tout-puissant, on la lui a placée sur la tête, et non au milieu du corps ni aux pieds, mais bien sur la tête, siège de l'intelligence. Et parce qu'on la lui a placée sur la tête, il doit toujours se souvenir de Dieu tout-puissant; et puisse-t-il, avec cette couronne qu'il a prise, gagner la couronne de la gloire céleste, dont le royaume est éternel!
Le sceptre signifie la justice qu'il doit exercer envers tous. Et comme le sceptre est une verge longue et tendue, et frappe et châtie, ainsi la justice châtie, afin que les méchants ne fassent pas le mal et que les bons deviennent encore meilleurs.
Le globe signifie que, comme il tient le globe en sa main, il tient aussi en main ses royaumes et son pouvoir; et puisque Dieu les lui a confiés, il faut qu'il les protège et les gouverne et les régisse avec vérité, justice et clémence, et qu'il ne souffre point que qui que ce soit, ni par soi, ni par autrui, leur cause du dommage.
Le roi entendit bien ladite sirvante, et en comprit bien le sens, et, s'il plaît à Dieu, il le mettra en œuvre de telle manière que chacun en sera satisfait. Que Dieu lui lasse la grâce d'en agir ainsi!
Et quand ledit En Romaset eut dit cette sirvante, En Comi[50] chanta une chanson nouvelle, qu'avait faite aussi ledit seigneur infant En Pierre; et il la lui avait donnée à chanter parce qu'En Comi était l'homme de Catalogne qui chantait le mieux.
Quand En Comi l'eut chantée, il se tut; et En Novellet,[51] jongleur, se leva et récita[52] sept cents vers rimés que ledit seigneur infant En Pierre avait composés tout nouvellement. Et cette tenson était relative l'ordre que le seigneur roi doit suivre dans l'établissement de la cour et de tous ses officiers, aussi bien à sa cour que dans toutes ses provinces. Et le seigneur roi entendit bien tout cela; car il est le seigneur le plus habile qui soit au monde, et, s'il plaît à Dieu, il le mettra à exécution.
Tout cela chanté ou dit, la nuit était arrivée. Et ainsi royalement, la couronne en tête, le globe à la main droite et le sceptre à la main gauche, le seigneur roi monta en sa chambre pour se reposer; et il en avait grand besoin; et nous nous retirâmes, nous, chacun chez nous. Toute la cité était en joie, ainsi que je vous l'ai dit.
On peut bien dire que jamais ne fut tenue cour si royale, si belle, si joyeuse et si pompeuse. Veuille Notre Seigneur vrai Dieu laisser régner le seigneur roi d'Aragon durant longues années à son service, pour le bien de son âme et la gloire et l'agrandissement de tous ses royaumes et de toute la chrétienté! Amen.
Ainsi vous pouvez voir comment ledit seigneur roi a voulu imiter Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, en cette bienheureuse fête de Pâques, réconforta, par sa résurrection, la vierge madame sainte Marie, ses saints et bienheureux apôtres et évangélistes, et ses autres disciples, qui étaient auparavant tristes et affligés à cause de sa passion; de même aussi les sujets du seigneur roi d'Aragon étaient tous tristes et affligés de la mort du bon seigneur roi En Jacques, son père, et lui, dans ce saint et bienheureux jour de Pâques, il les a tous réjouis et réconfortés, de telle sorte que, s'il plaît à Dieu, nous en serons tous joyeux et satisfaits aussi longtemps que nous aurons à vivre de la vie de ce monde. Amen.
LOUÉ SOIT DIEU!
FIN DE LA CHRONIQUE DE RAMON MUNTANER.
[1] En 1325.
[2] Filets pour prendre le thon. Il y avait et il y a encore en Sicile de forts grands établissements consacrés à cette pêche.
[3] Pierre, son fils aîné, né en 1305 avait été associé, au trône par son père en 1321.
[4] Charles, duc de Calabre.
[5] Muntaner, dit Creslia, mais il me paraît évident qu'il a été trompé par la similitude du sens; la situation des lieux indique que ce ne peut être que Cattolica.
[6] Je ne puis trouver de ce côté aucun nom qui réponde à celui-ci. Peut-être a-t-il voulu parler de Calata-Girone qui se trouve placée assez près entre Terra-Nova et Scicli.
[7] Je ne puis trouver ce lieu sur les cartes.
[8] Charles, duc de Calabre.
[9] C'est la troisième fable du premier livre de la traduction catalane ancienne des fables d'Esope, Cette traduction catalane a été plusieurs fois imprimée.
[10] Fers placés aux jambes, comme menottes sont les fers placés aux mains.
[11] Alphonse profita des avantages de sa situation pour faire de son ancien camp retranché de Sainte une place forte qui prit le nom d'Aragonetta, et qui, placée à l'entrée du port de Cagliari, le dominait tellement que les vaisseaux, les vivres et les marchandises ne pouvaient plus y parvenir que sous le bon plaisir des Aragonais.
[12] Probablement l'embouchure du fleuve de Bosa, à une journée d'Oristano, qui était la résidence habituelle du juge d'Arborée.
[13] Lendemain de Noël.
[14] Chevauchée royale et bataille royale étalent celles où le roi se trouvait en personne, et, par extension, celles où les soldats étaient traités comme dans les chevauchées royales et recevaient leur butin sans qu'aucun droit fût prélevé.
[15] Ce combat eut lieu le 29 décembre 1325.
[16] Zurita (Ann. d'Aragon) raconte que Péralta se défendit pendant plus de huit heures contre dix-sept galères, repoussa huit fois l'abordage, et qu'après en avoir démâté trois, coulé une à fond, et leur avoir tué deux cents hommes, il rentra triomphalement au port, n'ayant perdu qu'un seul homme avec 40 blessés.
[17] La Vila, le faubourg qui suivait la cité.
[18] Le texte dit Polins.
[19] J'ai dit que la Pola était le quartier marchand ou bourgeois de Cagliari, aujourd'hui quartier de la marine, comme Castro ou le quartier de la citadelle était le quartier militaire ou de la cour.
[20] Cagliari s'élève en amphithéâtre, depuis le quartier de la Pola ou de la marine qui borde le port jusqu'au sommet d'une haute colline où est placé le quartier de la citadelle ou Castro, couronné par des ouvrages de fortification et des tours; il y a de plus deux autres quartiers qui sont regardés comme ses faubourgs, Ville Neuve et Stampace.
[21] Paredar, faire une paroi, en opposition à tapiar, faire une tapiée. J'ai déjà indiqué que la paroi était construite de pierres et de chaux, et la lapide de terre serrée entre deux couches de plâtre qui la retenaient en se séchant.
[22] Le couvent de Notre Dame de Sainte appartient aujourd'hui à l'ordre de la Merci.
[23] Le sort de Jacques II de Majorque ne fut pas aussi heureux que le désirait Muntaner. Pierre II, dit le Cérémonieux, fils d'Alphonse d'Aragon, s'empara de Majorque en 1343, et réunit, en 1344, par un acte solennel le royaume de Majorque, y compris Minorque, Ibiza, le Roussillon, la Cerdagne, le Confient et toutes les autres possessions de Jacques II sur le territoire espagnol, à la couronne d'Aragon. En 1340, pour obtenir aide du roi de France, Jacques lui vendit pour 120.000 écus d'or les seuls domaines qui lui restaient: la seigneurie réelle de Montpellier et de La tes dont le roi de France possédait déjà la seigneurie directe. Après de longs revers soutenus avec courage, Jacques II mourut couvert de blessures, dans une bataille qu'il livra dans l'île de Majorque, le 23 octobre 1349.
[24] Il était alors trésorier de l'église Saint-Martin de Tours.
[25] Ce traité, par lequel la république de Pise cédait au roi d'Aragon tout droit sur la Sardaigne après trois cent soixante seize ans de possession, est du mois de mai 1320.
[26] Troupes à pied.
[27] Sud-ouest.
[28] Blanche était fille du roi de Naples Charles II, le Boiteux et de Marie de Hongrie.
[29] Le 22 décembre 1319, Jacques, fils aîné de Jacques II d'Aragon, entra dans l'ordre du Temple, puis dans celui de Muntesa et y mourut en 1333.
[30] La baronnie d'Entença et celle d'Alcaleya.
[31] Elle mourut à Saragosse, le 28 octobre 1327, cinq jours avant son beau-père le roi Jacques II, en accouchant d'un fils nommé don Sanche, qui mourut lui-même quelques jours après.
[32] L’infant Jean, archevêque de Tolède, puis de Tarragone, puis patriarche d'Alexandrie, meurt à Tarragone, le 19 août 1344.
[33] L'infant pierre épousa, en 1347, Blanche, fille de Philippe, prince de Tarente. Cette famille est toute littéraire. Son bisaïeul pierre II, tué à Muret en 1213, compte parmi les troubadours célèbres; son aïeul Jacques Ier écrivit l'histoire de son règne; son grand-père Pierre III composa une pièce de vers sur l'expédition des Français en 1285; son neveu, Pierre le Cérémonieux fut poète et chroniqueur; et enfin son petit-neveu Jean Ier, fonda l'académie du Gay saber à Barcelone. L'infant Pierre, comte de Ribagorça et d'Ampurias a, comme tant d'autres membres de sa famille, laissé un nom dans l'histoire des lettres. On verra plus loin que Muntaner mentionne de lui une sirvente allégorique sur l'art de régner, des chansons et une tenson en sept cents vers.
[34] Il épousa à Valence, en janvier 1358 dona Maria Alvarez Excerica.
[35] Dona Maria.
[36] ce mariage, eut lieu en 1317. D. Pedro son mari étant mort en 1319, elle se retira au monastère de Sixena, ne laissant qu'une fille.
[37] Dona Constance épousa en 1311 l'infant D. Jean Manuel, fils de l'infant D. Manuel de Castille.
[38] Isabelle fut mariée encore enfant à Frédéric III, duc d'Autriche et de Styrie. Ce mariage ne s'effectua qu'en 1313.
[39] Elle s'appelait Blanche, comme sa mère.
[40] Cette cinquième fille fut mariée en 1337 seulement avec Philippe, despote de Romanie, fils aîné de Philippe, prince de Tarente. A la mort de Philippe elle se remaria, en 1339, à Lope de Lima, seigneur de ségorbe.
[41] Espèce de flûte arabe.
[42] Il était d'usage de faire des dons de terres aux chevaliers qu'on armait.
[43] Camp tapiat, champ formé avec un mur de tapiée, c'est-à-dire de terre retenue entre deux couches de plâtre.
[44] Piqueurs.
[45] Pierre IV d'Aragon, ou III de Barcelone, surnommé le Cérémonieux. Il était alors âgé de neuf ans ainsi que son oncle, pierre, comte de Ribagorça et d'Ampurias. Pierre IV, roi d'Aragon, fut un des célèbres troubadours de son temps. Son ordonnance sur l'étiquette de sa cour et le cérémonial à suivre dans le couronnement des rois d'Aragon lui fit donner le surnom de Cérémonieux. On n'a conservé qu'un petit nombre de ses poésies. Outre son ordonnance sur l'étiquette, pierre IV a rendu trois ordonnances célèbres dans l'histoire. La première constitue la première fondation d'archives diplomatiques, en remontant aux rois ses prédécesseurs. Par la seconde, rendue à Perpignan, le 15 décembre 1330, il prescrit d'adopter dorénavant pour les dates du mois et de l'année l'ère de la naissance de Jésus-Christ. La troisième enfin, est relative à l'ordre de chevalerie de Saint-Georges, et en général à la manière d'armer un chevalier. A l'exemple de son bisaïeul, Jacques le Conquérant, qui écrivit le récit des faits publics de son règne, pierre a écrit l'histoire de son règne. Sa Chronique, qui commence par un récit détaillé de l'expédition de Sardaigne, entreprise par son père, l'infant En Alphonse, en 1325 et du couronnement de ce même infant en 1328 à Saragosse, contient en six livres toute l'histoire de son propre règne jusqu'eh 1330, est insérée dans la Chronique d'Espagne de Carbonell.
[46] On recommence le Samedi Saint, veille de Pâques, à chanter l’Alléluia à midi, en faisant l'eau bénite pour toute l'année. Les cloches, dont le son a été suspendu après le Jeudi Saint à midi recommencent en même temps à se faire entendre.
[47] Una dança, un air de danse. Il ne faut pas confondre l'infant Pierre, comte de Ribagorça et d’Ampurias, et frère d'Alphonse, avec le fils du même Alphonse nommé Pierre IV, qui fut poète aussi, et mérita le surnom de Pierre le Cérémonieux. Il paraît que l'oncle n'était pas moins partisan que le neveu du cérémonial de cour.
[48] Sorte d'assiette sur laquelle on taillait les mets. Ce mot se prend aussi dans le sens de tranchoir.
[49] Celui qui romance; chacun des jongleurs recevait un nom suivant le genre de ses compositions.
[50] Le même dont Muntaner a déjà parlé et qu’il fit porteur de son sermon en vers.
[51] Chaque jongleur était, comme je viens de le dire, surnommé suivant ses occupations littéraires.
[52] Dix en parlant, dit en parlant, à la différence des au très qui avaient dit en chantant.