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LAZARE DE PHARBE.

 

ΗISTOIRE D’ARMÉNIE

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

INTRODUCTION.

Lazare de Pharbe ou Pharbetzi est encore surnommé le Rhéteur, titre que lui donnent quelquefois ses compatriotes. Il vécut à la fin du cinquième siècle ou au commencement du sixième. Son surnom de Pharbetzi ne lui vient pas du lieu de sa naissance, mais il lui fut donné à cause du séjour prolongé qu’il fit au couvent du village de Pharbe ou Pharbi, petite localité de la province d’Ararat, sur laquelle on n’a que fort peu de renseignements. Indjidji, qui a relevé avec le plus grand soin tous les noms géographiques de sa patrie, ne cite même pas le village de Pharbi dans ses ouvrages, et Tchamitch ne mentionne qu’une seule fois ce village dans son Histoire. Les géographes modernes de l’Arménie, le P. Chakhatounoff et le P. Léon Alischan, parlent de Pharbi dans leurs écrits, mais sans fournir aucune particularité importante sur cette localité, où, dit-on, le tombeau de Lazare existe encore actuellement.

Lazare appartenait à une noble famille arménienne; c’est du reste ce que l’on doit induire d’un passage de sa Lettre à Vahan le Mamigonien, où il vante son origine distinguée. Il paraît que Lazare avait reçu dans sa jeunesse, une instruction solide dans le palais d’Aschouscha, ptieschkh des Koukark et des Ibères, personnage dont parle Moïse de Khorène dans son Histoire. Le cachet de ce prince, gravé en creux sur un onyx, qui tait partie des riches collections du cabinet des médailles de la Bibliothèque impériale de Paris, nous a conservé les traits d’Aschouscha.

La présence de Lazare à la cour du ptieschkh des Ibères s’explique du reste par les relations que sa famille et ses maîtres avaient eues avec Aschouscha, qui avait épousé Anousch-Vram, tante de Vahan le Mamigonien, le compagnon d’enfance de Lazare.

Après avoir séjourné quelque temps auprès d’Aschouscha, Lazare vint trouver Aghan, fils de Vasag Ardzrouni, ami du célèbre Méroujan, qui trahirent leur patrie et leur religion pour prendre du service chez les Perses. Aghan, que la conduite de son père avait scandalisé, quitta la profession des armes qu’il avait d’abord embrassée, pour entrer dans les ordres sacrés, et il se rendit, dans cette vue, auprès du patriarche saint Sahag. Étant passé ensuite dans le canton de Koghtèn, il s’y rendit célèbre par sa piété et sa vertu. Ce fut dans l’ermitage d’Aghan que Lazare se perfectionna dans l’étude des sciences divines et humaines, après quoi il obtint de saint Sahag et de saint Mesrob l’autorisation de se rendre en Grèce pour compléter son instruction dans les écoles que ses compagnons fréquentaient depuis quelques années. Lazare se livra de préférence aux belles lettres, ce qui lui valut le surnom de Rhéteur que lui donnent plusieurs de ses compatriotes, ainsi que nous l’avons dit plus haut.

A son retour de Grèce, Lazare se rendit chez le prince Gamsaragan, parent des Mamigoniens. Mais les malheurs qui désolaient l’Arménie, l’état de trouble et d’anarchie qui régnait dans sa patrie, le décidèrent à quitter la maison de son hôte, et il partit pour le canton de Siounie, où il demeura deux ans, auprès d’un solitaire réputé pour sa sainteté, et qui s’appelait Moïse. De temps à autre, il quittait la grotte où il vivait avec Moïse, pour se rendre auprès de l’archevêque de la contrée qui avait nom Mousché, et qu’il secondait dans les soins de l’administration et du sacerdoce.

A cette époque, l’ancien compagnon de Lazare, Vahan le Mamigonien, venait d’être investi par la cour de Perse de la charge de marzban de l’Arménie. Vahan mit à profit les quelques moments de calme et de repos dont jouissait l’Arménie, pour réorganiser le pays. Il releva les églises, les monastères, et restaura la métropole d’Edchmiadzin, en payant de ses deniers toutes les dépenses nécessaires. C’est alors qu’il fit chercher Lazare, qui vivait retiré dans le canton de Siounie et qu’il lui confia l’administration de la métropole, avec L’assentiment du patriarche Jean Mantagouni. Lazare se montra digne de la confiance du marzban. En peu de temps, il rétablit la discipline parmi les moines du monastère, qui s’en étaient écartés durant la période des troubles causés par les invasions des Perses, et il rendit au couvent et à l’église d’Edchmiadzin son éclat primitif. Les princes arméniens, frères de Vahan, Nersèh et Hrahad Gamsaragan, Hamazasp Mamigonien, les neveux de Vahan et Kazrig, fournissaient en abondance tout ce qui était nécessaire aux besoins de la métropole et aux embellissements de l’église.

Cependant la jalousie de quelques membres du clergé ne tarda pas à se manifester contre Lazare. Ses rivaux, blessés de la renommée qu’il s’était faite, envieux de la science qu’ils n’avaient point su acquérir, blâmèrent sourdement son enseignement, en insinuant que ses doctrines étaient contraires à la vraie foi. Ils dénoncèrent Lazare au marzban qui prêta l’oreille à la calomnie et menaça son ancien ami de l’expulser avec les siens du couvent et de la métropole d’Edchmiadzin. Cette nouvelle terrifia Lazare qui, ne se trouvant point coupable, appela cependant à son aide le patriarche Jean Mantagouni, en lui demandant de l’aider à se justifier aux yeux du marzban. Lazare lui envoya un noble de son voisinage, avec la mission de lui raconter les intrigues dont il était la victime et de lui expliquer combien sa situation était critique et douloureuse. Cette mission n’eut pas les résultats que Lazare en attendait, et c’est alors qu’il prit la résolution d’aller trouver lui-même le patriarche. Jean Mantagouni refusa de le recevoir et de l’entendre, et il lui fit déclarer qu’il ne voulait en aucune façon se mêler de ses affaires.

Alors les ennemis de Lazare, qui jusqu’alors avaient conspiré dans l’ombre, jetèrent le masque. Ils le chassèrent brusquement de sa résidence, s’emparèrent de tout ce qu’il possédait et lui refusèrent même le droit d’emporter les livres grecs qu’il avait rassemblés. Lazare quitta Edchmiadzin et se rendit à Tigranocerte, et là, pour se justifier aux yeux du marzban, il lui adressa une longue lettre qu’il lui fit porter par Hamazasp Mamigonien. Il rappelait à Vahan, dans cet écrit, les accusations dont il avait été l’objet, il répondait point par point à chacune des attaques formulées par ses ennemis, et il blâmait les mœurs déréglées et l’ignorance de ses détracteurs. Il paraît que cette lettre produisit sur Vahan l’effet que Lazare en attendait, car le marzban rappela sans retard auprès de lui son ancien ami, et il est probable que Lazare demeura depuis lors dans le palais du marzban où il rédigea, à sa prière, l’histoire qui nous est parvenue et qui forme la suite de celle de Faustus de Byzance.

L’Histoire de Lazare de Pharbe offre un grand intérêt en ce qu’elle relate tous les événements accomplis en Arménie jusqu’à l’an 485 de notre ère. Le style de Lazare est très élevé, et se ressent de l’influence des études helléniques que l’auteur avait faites avec ses compagnons dans les écoles de la Grèce, fréquentées par Les Arméniens, pendant le cinquième siècle. Les manuscrits de l’Histoire de Lazare de Pharbe sont fort rares; pendant assez longtemps on n’a connu que celui dont s’est servi le P. Tchamitch, pour son Histoire d’Arménie, et qui lui avait été envoyé de Constantinople. Mais, depuis lors, on a découvert à Edchmiadzin de nouveaux manuscrits qui n’ont point encore été collationnés.

Il n’existe qu’une seule édition de l’Histoire de Lazare de Pharbe, qui a été publiée par les soins des Mékhitaristes de Venise. Un second tirage de cet ouvrage a été fait quelques années plus tard, mais il ne contient pas des changements. Nous ferons observer que l’Histoire de Lazare n’a jusqu’à présent été traduite dans aucun idiome européen, et que le seul auteur qui ait tiré des renseignements du livre de Lazare est l’arméniste français J. Saint-Martin, qui lui a fait de larges emprunts, pour annoter l’édition de l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau, publiée par la maison de MM. Firmin Didot. Les renseignements précieux que renferme l’histoire de Lazare faisaient désirer depuis longtemps qu’une traduction de ce livre fût mise à la disposition du public lettré. Aussi les RR. PP. Mékhitaristes avaient entrepris une version italienne de cet ouvrage qui, par suite de circonstances particulières, n’a point été publiée. Le P. Samuël Ghésarian, en se chargeant de traduire l’histoire de Laure, s’est imposé la tâche glorieuse de faire passer dans notre langue un document qui présente des difficultés d’autant plus sérieuses, que le seul texte qu’il avait à sa disposition est malheureusement incorrect. Cependant la connaissance approfondie de l’arménien littéral, que possède au plus haut degré le P. Samuël, l’a puissamment aidé à rompre les difficultés qu’il a rencontrées et qu’il a surmontées avec un rare bonheur; aussi la traduction que nous offrons aux lecteurs présente-t-elle les plus grandes garanties d’exactitude et de fidélité.

Victor Langlois.

 


 

HISTOIRE

DE

LAZARE DE PHARBE,

ECRITE A LA DEMANDE DU SEIGNEUR VAHAN LE MAMIGONIEN,

Général et Marzban d’Arménie.

1. Exorde.

Ce fut le bienheureux Agathange qui entreprit le premier d’écrire l’histoire d’Arménie, en nous racontant avec vérité, dans son premier livre, le meurtre d’Artaban (Ardevan) par Ardaschir, fils de Sassan, satrape de Sdahr, et la conversion à la vraie connaissance de Dieu, de l’Arménie [plongée] dans les ténèbres de l’idolâtrie, par le moyen du saint martyr Grégoire, qui a aussi donné son nom à l’ouvrage [d’Agathange]: Livre de Grégoire.

Le second ouvrage a été entrepris pour continuer le précédent, par un certain Faustus de Byzance qui a raconté les vicissitudes si variées de l’Arménie, heureuses ou malheureuses, les faits et gestes des hommes saints et des hommes corrompus, les temps de guerre et de paix jusqu’à l’époque d’Arsace (Arschag III) fils de Dirais, sous le règne duquel l’Arménie se divisa et se partagea en deux [parties], comme une étoffe usée. C’est à ce moment que Faustus termine son histoire qui est intitulée « Histoire des Arméniens ».

Le présent ouvrage, œuvre de notre faiblesse, va former comme la troisième partie de ces annales. Nous sommes forcé d’[entreprendre] un semblable travail par ordre des princes et sur les exhortation des saints docteurs, n’osant pas nous y opposer, en nous rappelant les menaces que la sainte Ecriture fait aux enfants désobéissants, et de l’indulgence [qu’elle] montre vis-à-vis de ceux qui sont soumis et dociles. Pour cela, j’ai dû disposer un à un les faits si variés et les événements si divers [accomplis] dans notre Arménie; [exposer] sa division en deux royaumes, et [dire], à propos du parti obéissant à la loi sacrée, de quelle manière et combien d’illustres personnages des familles satrapales arméniennes livrèrent leurs âmes à la mort pour la sainte Église; comment d’autres supportèrent pendant longtemps les fers et la captivité dans l’espérance des biens célestes; comment les prêtres élus de Dieu, les véritables pasteurs, répandirent le sang de leur gorge pour le troupeau spirituel et choisi du Christ; comment quelques-uns des collègues des satrapes, avec d’autres nobles, renoncèrent à la sainte religion et devinrent la proie du feu éternel et inextinguible qui est préparé à Satan et à ses satellites. Je consignerai tout ceci jusqu’au jour où Vahan, seigneur des Mamigoniens, général en chef des Arméniens et marzban,[1] prit le gouvernement de l’Arménie; et là, je terminerai ce travail de narration historique.

2. De l’authenticité d’Agathange.

J’ai parcouru plusieurs livres des historiens anciens de l’Arménie, et, en les relisant en entier, j’ai trouvé chez eux, touchant les vicissitudes de notre pays, des récits qui diffèrent sensiblement de l’exacte et précise exposition du premier ouvrage composé par le bienheureux Agathange, personnage très instruit, doué d’une science immense, véridique dans l’art oratoire et élégant dans la narration historique. Agathange a exposé et écrit méthodiquement la décadence de l’empire d’Artaban l’Arsacide, la suprématie d’Ardaschir de Sdahr, fils de Sassan, la vengeance de Chosroès (Khosrov), et les angoisses du fier Sdahrien, ses trames et les promesses [faites] à celui qui trouverait le moyen de faire mourir Chosroès, le perfide projet d’Anag et le meurtre de Chosroès par ce dernier [qui employa] un artifice odieux; comment, depuis cette époque, l’Arménie tomba sous le joug des étrangers, comment les gouvernantes cachèrent les enfants de Chosroès dans un pays lointain pour les sauver, et comment Tiridate (Dertad) revint en héros, reconquit courageusement le royaume de ses ancêtres, en remportant des victoires; comment saint Grégoire alla chez Tiridate, dans l’intention de le servir volontairement et se déclara le véritable champion [du Christ]; comment il souffrit de cruels et d’innombrables tourments et combien l’assistance du Christ brilla sur le saint, [ce qui fut une cause] d’admiration pour des gens encore plongés dans l’erreur; comment, pendant tant d’années, il persévéra patiemment dans la caverne, selon les vues prévoyantes du très Haut qui conservait le champion pour l’œuvre [de la délivrance] de l’Arménie; l’arrivée des saintes vierges des Rhipsimiennes) [venues] de la ville des Romains et l’effusion de leur sang dans la ville de Vagharschabad, pour féconder les corps des hommes épuisés; la sortie de saint Grégoire de la caverne, et comment l’Arménie fut tirée des ténèbres de l’ignorance [pour arriver] à la lumière du royaume de Dieu. Dès lors [se manifesta] l’enseignement de la vraie doctrine donnée à l’Arménie; les grâces de la lumière du baptême par lesquelles notre sauveur Jésus-Christ, par le mérite de l’admirable confesseur Grégoire et par l’intercession des saintes vierges, propagea dans notre empire la construction des églises; la sainteté des prêtres; la multitude du peuple [empressé] à célébrer Les fêtes du Sauveur et la commémoration des saints. Tout cela et d’antres choses encore plus digues d’attention nous furent racontées par le bienheureux serviteur de Dieu, Agathange, dans son ouvrage authentique et véridique. Après lui, il y eut des vicissitudes et des époques de trouble en Arménie; tantôt la paix régnait, tantôt le pays se trouvait livré à de grandes agitations; tantôt la concorde existait, tantôt des dissensions causaient des séparations. Alors quelques hommes impudents, stupides et insolents écrivirent des récits frivoles et futiles et ils les interpolèrent dans les livres des habiles érudits. Cependant un esprit attentif distingue clairement les écrits des hommes savants des fictions des hommes ignorants. Ayant examiné toutes ces choses avec une attention soutenue, le fort et courageux Vahan, seigneur des Mamigoniens, général et marzban de l’Arménie, qui pendant son gouvernement procura d’innombrables biens au pays, en exhortant aussi beaucoup d’antres à l’imiter, chercha par tous les moyens à faire le bonheur de !‘Arménie; il lui sembla plus opportun de continuer la suite de l’histoire du second ouvrage, [celui de Faustus], et d’écrire tout ce qui arriva depuis cette époque en Arménie.

Il faut écrire très rapidement et relater en détail toutes les vertus, des justes et les qualités des braves, afin que le peuple, en voyant la bonne conduite des hommes de bien, désire les imiter dans leur sainteté; car, l’ardeur de la perversité ayant été étouffée, ils s’apaiseront promptement, puisque c’est ainsi que le Fils de Dieu compense toutes choses, et que, dédaigné par notre perversité, il s’apaise aussitôt, et qu’enfin, en nous voyant heureux, il vient de suite à notre aide.

Si donc les gens avides de richesses, délivrés des périls de la mort et parvenus au but de leurs désirs auxquels ils aspirent pleinement, oubliant les désastres soufferts et [l’âme] satisfaite, jouissent des fruits [de leurs labeurs], combien il y en aura davantage qui hériteront du trésor éternel, parmi ceux qui nous ont raconté [l’histoire] avec vérité, n’ajoutant rien à l’égard de certains hommes, dans leurs écrits ! Pour que leurs os ne soient point brisés, selon les paroles du psalmiste, mais plutôt avec une crainte plus grande et plus circonspecte, ils parcourent heureusement l’étendue de plusieurs ouvrages savants, confiés à la grâce du Saint-Esprit, appuyés, non sur un objet de bois, mais sur la base de la foi catholique; l’une ornée de guirlandes artificielles bien disposées, l’autre embellie par l’unité des trois personnes de l’indivisible Trinité. Car, si les planches, sans le travail de main-d’œuvre de plusieurs ouvriers, ne peuvent être utilement employées; une si grande et si sainte entreprise mérite d’autant plus l’appui d’éminents personnages.

Cependant quelques-uns, observant les commandements divins, restèrent fidèles à l’autorité de leurs légitimes monarques arsacides, et quelques autres se soumirent volontairement à la domination de princes étrangers, et [coururent] à leur perte et à celle du royaume. En effet, ils comprenaient bien que, quand ils étaient unis, la grâce de Dieu était répandue sur eux et sur le royaume, et qu’en se divisant et en se aépaomt, ils causaient du dommage à eux-mêmes et u pays.

3. L’historien Faustus [de Byzance].

En ce qui concerne le second ouvrage, os lai donne pour auteur un certain historien du nom de Faustus de Byzance; toutefois, comme quelques écrivains ont critiqué dans leurs livres divers passages absurdes et contraires aux vérités exprimées par le précédent auteur, Agathange, ils se sont vus obligés, dans leur doute, de ne pas attribuer au savant byzantin un ouvrage rempli de semblables absurdités. En effet, Byzance, dans les temps anciens, était une petite ville bâtie par un certain Byzas (Piouzas),[2] dans le voisinage des limites de la Thrace. Lorsque Constantin vint, par l’ordre de Dieu, déclarer la guerre aux Goths qui formaient une multitude innombrable, il campa avec son armée sur les bords du Danube (Ghégovp),[3] où il obtint aussi les grâces de la divine Providence, qui lui montra visiblement dans le ciel la sainte croix, formée d’étoiles lumineuses et surmontée d’une inscription faite de rayons, où on lisait: Avec cela, tu vaincras! Il sortit de son sommeil, et, avec l’espérance d’être assisté par la croix [qui lui était] apparue, il vainquit et dispersa les hordes ennemies.[4] Ensuite Constantin s’occupa de rechercher et de découvrir la croix. Il envoya aussitôt sa mère Hélène à Jérusalem. Comment le bois sacré fut retrouvé par les soins diligents d’un saint homme, cela est connu de quiconque a lu son ouvrage sur la découverte de notre salut.

L’empereur (roi) vint à la ville mentionnée plus haut, c’est-à-dire Byzance, et, admirant sa magnifique situation, bien qu’il reconnût qu’il était urgent d’y faire de nombreux et immenses travaux, cependant il ne se découragea point, considérant les avantages de l’île. En effet, sa position étant resserrée, elle se trouvait entourée de tous les côtés par la mer; seulement il y avait une digue formée par le fond de la mer, par où l’eau ne passait plus et qui se trouvait vers la partie occidentale de la ville. Aussitôt, mettant la main à l’œuvre, il ordonna qu’on aplanit les hautes collines qui existaient dans l’intérieur de l’île, et il construisit une ville magnifique qu’il appela de son nom Constantinople, mot qui en arménien se dit « Ville de Constantin », et que quelques personnes, selon la langue romaine, nomment Palat[ium] (Paghad) qui se traduit par palais royal. L’ancienne Byzance ne fut plus qu’un faubourg à l’extrémité de la ville et qui jusqu’à ce jour s’appelle du même nom: Byzance.[5] Depuis lors, les sources de la science s’écoulent [de cette ville] comme d’une cité royale; c’est là que, de toutes les parties de la Grèce, les plus savants accourent afin de se rendre célèbres, et aujourd’hui les sources de la science [qui se sont] multipliées, s’étendent partout. Donc, le célèbre Faustus, élevé dans une ville si importante et au milieu d’un si grand nombre de savants, pouvait-il jamais insérer dans son histoire des relations [qui répugnent] aux lecteurs? Cela n’est pas admissible. Cela même paraissant incroyable à ma faible intelligence, et le fait étant une cause de doute, je dis que peut être un autre écrivain aura interpolé dans son ouvrage des narrations absurdes et insensées, traitant de choses futiles et inventées à plaisir; ou bien un [copiste], incapable de transcrire exactement, aura altéré l’ouvrage et détruit son ensemble, croyant ainsi dissimuler la faute de son ignorance qui est attribuée à Faustus. Cela apparaît clairement à tout le inonde, parce qu’il y a eu de semblables [ignorants] parmi les Grecs et surtout parmi les Syriens.

Que les braves en contemplant les entreprises des autres, des héros anciens, puissent laisser après eux une mémoire respectée, et que les indolents et les lèches, en rentrant en eux-mêmes et en songeant au blime d’autrui, encouragés par une juste émulation, cherchent à se comporter vaillamment! C’est ainsi que le général des Arméniens, le marzban Vahan, le seigneur puissant des Mamigoniens, nous oblige d’écrire rapidement, dans l’ordre qu’ils adressé à moi Lazare de Pharbe.

4. Aghan Ardzrouni.

Vahan fut élevé et instruit auprès de l’illustre et pieux Aghan, qui descendait de la race de l’insigne et magnifique famille des Ardzrouni. Il était fils de Vasag et frère de Dadjad et de Kodora. Dès sa plus tendre jeunesse et à peine le duvet paraissait-il sur ses joues gracieuses et ruses, qu’il abandonna et méprisa tout plaisir terrestre. Attaché à la voie qui mène au ciel des biens éternels, il s’y dirigea. Il vécut dans les solitudes avec des hommes distingués, et [il s’imposa] de si rigoureuses mortifications que personne ne serait capable de rendre en paroles l’austère sévérité de sa vie. En rapportant ce seul fait, nous terminerons notre discours. Avec le danger de se trouver dans une enveloppe mortelle, il jeûnait et priait; par des prières continuelles, le jour et la nuit, et par des occupations spirituelles incessantes, il imitait les vertus des célestes milices incorporelles. Jamais, dans sa vie, il ne fixa de moment pour prier Dieu, mais le jour et la nuit furent pour lui des heures continuelles de prières. Il vécut de cette façon jusqu’à ce que les cheveux blancs eussent crû en si grand nombre qu’ils remplacèrent sa blonde chevelure. Ayant accompli de cette manière son austère existence, il se reposa en paix et fut enseveli dans l’église des Martyrs à Atamaguerd. On rappelle sa mémoire avec celle des saints martyrs, et, jusqu’à présent et pour toujours, on célèbre la commémoration du saint dans toutes les églises de l’Arménie, comme aussi dans celles des Ibères et des Aghouank.[6]

C’est ainsi que Vahan, seigneur des Mamigoniens, général et marzban d’Arménie, m’obligea d’entreprendre une œuvre supérieure aux forces de mon intelligence. Toutefois il faut craindre, si quelqu’un s’engage résolument dans ces travaux pour lesquels il est nécessaire de grouper et d’observer les règles déterminées par les préceptes de la science, de donner des écrits [qui ne soient pas] irréprochables aux amis de l’érudition, [il faut avoir soin] de ne pas ajouter des faits imaginaires pour allonger inutilement le discours, et de ne point raccourcir; le récit en les exposant brièvement et avec négligence; enfin on doit disposer toute chose avec des précautions attentives. Or, puisqu’il est urgent de faire ici une étude sérieuse, vous qui contribuez à mes faibles efforts, je vous prie de m’accorder votre secours, par vos prières adressées au Seigneur, afin qu’en menant à bonne fin et avec exactitude cet ouvrage important, et au-dessus de mes forces, après avoir sillonné les flots de la vaste histoire avec un esprit prudent, je puisse aborder au port sûr et tranquille, par l’intercession des saints. Que le Seigneur soit béni !

5. Division du royaume d’Arménie en deux parties.

Lorsque le royaume arsacide eut été divisé en deux parties, la partie occidentale de l’Arménie était soumise à la domination de l’empereur des Grecs et la partie orientale était sous le joug du roi des Perses qui lui imposa une dure et implacable domination. Alors les satrapes arméniens de la partie appartenant au roi de Perse demandèrent avec instance d’avoir un roi à eux de la race arsacide, comme c’était la coutume auparavant. Sapor (Schapouh), roi de Perse, cédant à leurs instances, leur donna pour roi un certain Chosroès (Khosrov), [issu] de la race arsacide.[7]

Arsace (Arschag), premier roi des Arméniens,[8] avait un pouvoir absolu sur toute l’Arménie; mais, en voyant l’autorité annihilée et sans force dans le royaume, et la nation succomber par cette grave division, il fut fort attristé et troublé, et il éprouva un grand embarras. D’abord il voyait l’Arménie soumise à la domination de deux rois; de plus, la plus grande partie, la plus florissante et la plus fertile, était échue en partage au roi de Perse. Et, en effet, bien que plusieurs autres provinces [du pays] fussent entrées dans la possession de l’empereur des Grecs, cependant aucune d’elles ne pouvait être comparée à la province d’Ararat. Agité par de si tristes pensées, Arsace conféra avec ses familiers, et, dans l’hésitation de son cœur, il leur dit: « Bien que plus d’une fois, jusqu’à ce jour, nous nous soyons trouvés avec les Perses en guerre ou en paix, nous leur avons donné la preuve de notre vaillance par des actions d’éclat, de même qu’il convenait à un homme de faire l’essai d’un autre plus puissant que lui. Si toutefois nous fîmes des alliances avec eux, nous étions considérés comme leurs égaux, soit en réputation, soit en royauté, bien que nous ne possédions qu’un domaine mons considérable. Jamais nous n’avons été réduits à l’état de province, et par conséquent nous n’avons jamais été considérés comme des esclaves. Mais aujourd’hui, puisque nous et nos prédécesseurs avons provoqué [la colère] du Dieu miséricordieux et clément, nous sommes devenus des esclaves livrés à l’ignominie et traités cruellement à cause de nos dissensions. Nous avons vu aussi la délicieuse partie de notre résidence, de notre séjour, confisquée par la nation perse, orgueilleuse et sans foi. Aussi Je préfère abandonner les sites agréables et enchanteurs de l’Ararat, l’ancien héritage de mes ancêtres, mener une vie misérable dans une profonde misère, que de subir cette existence dont nous devons nous éloigner presque forcément. Je préfère choisir ce parti plutôt que de vivre dans l’opprobre parmi les impies, et d’être constamment obsédé par les pensées douloureuses de cette existence incertaine, soit longue, soit courte, et de mourir enfin honteusement comme un homme sans honneur et indigne de la majesté royale.

6. Fertilité de l’Ararat.

Ayant médité sur toutes ces circonstances, le roi Arsace abandonna l’heureux et antique héritage de ses ancêtres, la magnifique, célèbre et illustre province d’Ararat, qui produit toute espèce de plantes; province fertile et féconde, très abondante en choses utiles et pourvue des ressources nécessaires à l’homme pour une vie de bonheur et de félicité. Ses plaines sont immenses et regorgent de gibier; les montagnes d’alentour, agréablement situées et riches en pâturages, sont peuplées d’animaux au pied fourchu et ruminants et de beaucoup d’autres espèces. Du sommet de ses montagnes les eaux s’écoulent en arrosant des champs qui n’ont pas besoin d’être fertilisés et procurent la métropole, remplie d’une multitude immense de gens de l’un et de l’autre sexe et de familles, l’abondance du pain et du vin, des légumes délicieux et d’un goût sucré, enfin diverses graines oléagineuses. A ceux qui, pour la première fois, tournent les regards sur la pente des montagnes ou sur les collines unies, les couleurs des fleurs se montrent à l’œil comme une étoffe brodée, germes fertiles qui fécondent les pâturages, d’une saveur agréable, produisant de l’herbe en abondance, [servant] à nourrir d’innombrables troupeaux d’ânes domestiques et d’indomptables bêtes fauves qui, engraissées et devenues robustes, se montrent tout en chair.[9] Le vif parfum des fleurs odoriférantes offre la santé aux habiles archers, aux amateurs de chasse et aux bergers qui vivent sous la voûte du ciel, il donne de la force à l’esprit et le renouvelle. Là se trouvent diverses espèces de racines de plantes employées comme remèdes efficaces et approuvés par des médecins très savants et très profonds dans la science. Il y a là aussi des drogues spécifiques qui font disparaître le mal, des liqueurs qui rendent la santé aux personnes épuisées par de longues maladies.

La fertilité des champs est comme une voix qui attire à elle le cœur des laboureurs et les comble de tous les biens, elle les sollicite ardemment de les payer de retour Ces champs montrent non seulement à l’intérieur qu’ils possèdent les avantages nécessaires à l’homme, mais aussi ils révèlent aux chercheurs zélés des trésors qu’ils renferment dans le sein de la terre, afin d’en tirer leur profit et les jouissances de ce monde, et pour la magnificence des rois et pour l’accroissement des revenus du fisc, l’or, le cuivre, le fer, les pierres précieuses qui, en des mains habiles, deviennent de magnifiques ornemente pour les rois, des bijoux qui resplendissent sur les tiares, des couronnes et des vêtements brodés d’or.

La composition des liquides donne aux viandes la douceur des saveurs qu’elle produit. De même la gracieuse plaine d’Ararat produit, non pas inutilement, des cannes à sucre et des cochenilles pour la fabrication des couleurs vermeilles qui donnent du profit et du luxe aux gens intéressés. Les cours des fleuves procurent de l’agrément par [la présence de] plusieurs espèces de poissons, grands et petits, de goûts variés et de formes différentes; ce qui augmente le bien-être et satisfait l’appétit d’hommes industrieux et intelligents. La terre nourrit aussi, par ses sources abondantes, une foule d’oiseaux pour l’agrément et le divertissement des nobles qui se livrent au plaisir de la chasse: les compagnies de perdrix et de francolins roucoulant, mélodieux, qui aiment les lieux escarpés, se cachent dans les rochers et nichent dans des trous; et encore les familles d’oiseaux sauvages, gras et délicieux [au goût] qui hantent des localités plantées de roseaux et qui se cachent dans les bosquets et les buissons, et enfin les grands et gros oiseaux aquatiques qui aiment l’algue et les graines, et beaucoup d’autres bandes innombrables de volatiles terrestres et aquatiques. Ici les satrapes avec leurs nobles fils se livrent à la chasse avec des piégea et des filets trompeurs; on bien les uns courent après les onagres et les daims, en discourant sur ce qui regarde l’adresse et les archers; les autres, en galopant, poursuivent des troupeaux de cerfs et de buffles et se montrent habiles à tirer l’arc. D’autres avec des poignards à la façon des gladiateurs, lancent, dans les pentes ardues, des troupes d’énormes sangliers et les tuent. Quelques-uns des fils des satrapes, avec leurs gouverneurs et leurs familiers, chassent à l’épervier diverses espèces d’oiseaux, afin d’augmenter au retour la joie du festin; et ainsi, chacun, chargé [des produits] de sa chasse, retourne joyeux. Les enfants des pécheurs, prenant du poisson et nageant dans l’eau, attendent l’arrivée de la noblesse, selon la coutume, et, courant au-devant d’elle, lui font présent des poissons péchés, de diverses espèces d’oiseaux sauvages et des œufs [trouvés] dans les lies de la rivière. Les satrapes, agréant avec plaisir une partie de leurs présents, leur offrent, eux aussi, des produits de chasses considérables. De cette manière, tous comblés de biens, retournent dans leurs demeures, offrent les produits les plus recherchés à ceux de la maison qui sont occupés d’affaires et surtout aux étrangers. Il est curieux de voir aux repas de chaque maison [les produits) des chasses entassés en monceaux et disposés en bon ordre, ce qui réjouit ceux qui aiment le poisson et la viande; célébrant et bénissant, non pas, avec la douceur des mets, mais avec de célestes aliments et avec des cantiques d’actions de grâce, Jésus-Christ, notre rémunérateur, qui nous accorde et nous comble de tous les biens. Or une province, si agréable, si bien favorisée et si riche, par la grâce de Dieu créateur qui veille sur tout le monde, je veux dire la province d’Ararat, capitale de l’Arménie, illustre et remplie d’abondance; province qui, selon le texte sacré, offre l’image de la terre d’Egypte et du paradis du Seigneur; l’ancien et même l’héritage particulier de la maison des Arsacides; la ville de Vagharschabad, séjour royal des monarques arsacides, et d’autres grands et innombrables édifices royaux; les délices des champs agréables et comblés de biens; la fondation de la maison de Dieu, temple auguste élevé par un ange; les chapelles des vierges solitaires, martyres bienheureuses; tout cela fut aliéné, parce que la maison des Arsacides s’y était rendue indigne par ses iniquités et avait été abandonnée du Seigneur, selon la sentence du saint homme de Dieu, saint Nersès: On deviendra la proie des souverains perse et grec, qui, briguant tons les deux [la possession] de la célèbre Arménie, la partageront entre eux et la rendront tributaire. C’est pourquoi le roi des Arméniens, Arsace, abandonna la province d’Ararat et se mit en route comme pour se rendre en captivité. Il crut qu’il était préférable de se retirer sur une terre chrétienne, bien que dans une contrée resserrée, et de vivre sous l’autorité de l’empereur des Grecs, que de se fixer dans cette délicieuse et charmante province; de voir continuellement la profanation de la foi, l’insulte prodiguée à la sainte Église, et les injures auxquelles les ministres de Dieu étaient exposés; la ruine de la nation et du royaume par les orgueilleux princes de Perse; aimant mieux passer chrétiennement en paix le temps court et incertain de cette vie que d’acquérir une fausse gloire et de vivre en ce monde comme un apostat, et, privé de la vie éternelle, d’être consumé par le feu inextinguible. Réfléchissant à tout cela et [le cœur] rempli d’amertume, Arsace vint se placer sous la domination des souverains grecs.[10]

7. Chosroès est détrôné.

Il ne s’écoula pas longtemps avant que les satrapes arméniens, placés sous la dépendance de la puissance perse, prirent en haine le roi Chosroès, parce que le royaume arsacide tombait en décadence, et que tous persévéraient dans leurs iniquités, selon les prophéties des premiers saints patriarches qui sans cesse leur faisaient des reproches, à cause de leurs crimes et de leur soumission au joug d’une servitude dure et honteuse, et qui les en avertissaient d’avance.

Les satrapes se rendirent chez le roi Sapor, pour lui faire de faux rapports sur Chosroès en lui disant: « Bien qu’il se montre soumis et obéissant envers toi, cependant toute cette soumission apparente est déguisée, parce que secrètement il a traité et fait amitié avec l’empereur des Grecs, et que sans cesse, par des correspondances et des messagers, il traite d’alliance avec lui. Il t’appartient de lui faire porter la peine de sa trahison. » Les dénonciateurs crurent nuire au roi par cette action coupable et se procurer des avantages, à eux et à la nation. Ils ne considéraient pas qu’abandonnés par le Seigneur, ils s’exposaient à encourir une plus grande tribulation et une servitude plus malheureuse à cause de leurs péchés. Sapor accueillit ces révélations arec satisfaction, en y prêtant l’oreille avec plaisir. Aussitôt il ordonna par un édit de faire venir à la cour Chosroès qui, ignorant la haine des satrapes, se rendit sans tarder à la résidence royale, comme s’il venait chez ses princes et ses amis. Sapor l’accabla de reproches et le menaça d’une punition sévère. Il ne voulut même pas qu’il vit ses dénonciateurs, afin de hâter sa dégradation. Aussitôt il le condamna, le renversa de son trône et jura que jamais Chosroès ne reverrait l’Arménie. Puis il le garda prisonnier en Perse.[11]

8. Vramschapouh succède [à Chosroès] sur le trône.

Chosroès ayant été renversé du trône, les Arméniens demandèrent à Sapor un autre roi. Celui-ci, cédant à leurs instances, leur donna pour roi Vramschapouh, frère de Chosroès, de la race des Arsacides. Aussitôt qu’il fut appelé à la royauté, Vramschapouh partit pour l’Arménie.[12]

9. Saint Maschthotz vartabed.

Pendant son règne, un certain Maschthotz brilla par la grâce de la divine Providence. C’était un homme juste, originaire de Hatzégatz, village du canton de Daron, et qui était fils d’un homme appelé Vartan. Dans sa jeunesse, ayant appris le grec, il fut employé à la cour de Chosroès, roi d’Arménie, et admis parmi les historiographes royaux; car, en ce temps-la, les écrivains de la cour transcrivaient en caractères syriaques et grecs les décrets du roi d’Arménie, c’est-à-dire les édits et les ordonnances. Il y resta employé pendant plusieurs années, ayant mené une conduite exemplaire et conservé toute sa dignité. Ensuite, voulant embrasser l’état religieux, il se retira dans un couvent occupé par un grand nombre de moines, où il revêtit l’habit monastique, et, en toutes choses, il se rendit célèbre et digne de servir d’exemple. Il s’abstint de tout plaisir mondain, et ensuite, s’étant imposé la retraite solitaire, il devint plus illustre et plus renommé. Il vivait soit dans les ermitages, soit dans des grottes de certaines localités, [témoignant] d’une vertu sublime et d’une vie austère, avec d’autres saints religieux et pieux frères, jusqu’à la cinquième année du règne de Vramschapouh, frère de Chosroès. Si quelqu’un désire avoir des renseignements plus précis, il pourra obtenir des informations dans l’histoire du célèbre Gorioun, disciple du bienheureux Maschthotz, en lisant sa Biographie, où il raconte à quelle époque, en quel endroit et par le moyen de qui les lettres furent retrouvées.[13] Cette histoire a été écrite véridiquement par le célèbre Gorioun, qui en avait été chargé sur les instantes prières du roi d’Arménie Vramschapouh. Nous aussi, l’ayant parcourue à plusieurs reprises, nous la connaissons en détail.

Or Dieu, notre protecteur bienfaisant, voulant réaliser le vœu de Maschthotz, qui, depuis longtemps, aspirait à ce désir, il l’instruisit par l’esprit de sa divine grâce. Eu effet, le bienheureux Maschthotz s’inquiétait et s’attristait sans cesse, en voyant des sommes considérables s’épuiser pour les enfants de l’Arménie qui faisaient de grosses dépenses, des voyages lointains, de longues études, et passaient leur vie dans les écoles littéraires syriennes. Les fonctions de l’Eglise et les études religieuses se faisaient en langue syriaque, soit dans les monastères, soit dans les églises arméniennes, de sorte que le peuple d’un pays si étendu ne pouvait rien comprendre, ni retirer aucun profit (de ces études), puisqu’il ignorait la langue syriaque.

Réfléchissant à cet inconvénient, Maschthotz fondit en larmes, d’autant plus qu’il existait des caractères de la langue arménienne, et il était facile d’exciter les âmes de l’un et de l’autre sexe dans le langage qui leur était propre. Animé par l’inspiration du Saint-Esprit, il se rendit chez le saint patriarche des Arméniens, Sahag; il lui fit part de ses réflexions déjà anciennes, et il fut encouragé et invité par lui à poursuivre son dessein; « Tu prendras, lui dit-il, d’autres personnes parmi les prêtres que je t’indiquerai pour t’aider à assembler les syllabes; et, quand tu ne parviendras pas à un résultat, soumets-moi les difficultés; je les examinerai, puisque ce que tu désires est chose facile à obtenir. Cependant il faut qu’auparavant nous informions le roi de l’importance d’une affaire si grande et si considérable; car, il y a peu de jours, dans une conférence, tandis que l’on parlait de la nécessité d’un tel travail, quelqu’un a rapporté au roi qu’il avait vu dans un village, chez un évêque, certaines lettres arméniennes. Le roi s’en souviendra, puisque c’est lui-même qui me la raconté. »

Le saint patriarche Sahag, le bienheureux Maschthotz se présentèrent alors devant le roi Vramscbapouh, en lui démontrant l’importance de l’affaire. Le roi lui-même raconta ce que le moine lui avait dit de cette affaire, ce qui lui avait causé de la joie. En entendant cela de la bouche du roi, ils l’encouragèrent, en lui disant: « Tâchez que de vos jours cette découverte si précieuse pour la nation arménienne s’accomplisse, ce qui sera pour vous, dans l’avenir, une gloire bien supérieure à la puissance de votre empire et à celle de vos prédécesseurs, qui étaient comme vous de la race arsacide. Elle rendra immortelle votre mémoire et vous procurera une récompense dans le royaume céleste. En entendant ces paroles, le roi, au comble de la joie, rendit grâces à Dieu, puisque de son temps l’Arménie obtint cette faveur de la vie spirituelle. Aussitôt il expédia comme messager, avec une lettre, un homme appelé Vahridj, vers un prêtre du nom d’Abel, qui auparavant avait parlé au roi et s’était lié avec l’évêque Daniel, homme d’une grande piété et chez lequel se trouvaient les caractères arméniens. Lorsque le bienheureux Abel eut reçu de Vahridj la lettre et compris le contenu, il se rendit aussitôt chez le célèbre évêque Daniel, et là il s’informa auprès de lui de l’ordre des lettres. Ensuite, il les obtint de lui et vint trouver le roi, le saint patriarche des Arméniens, Sahag, et le bienheureux Maschthotz. Le roi des Arméniens, d’accord avec le patriarche Sahag et le bienheureux Maschthotz, en recevant ces lettres, furent dans l’allégresse. Cependant l’étude qu’on en fit leur démontra qu’elles étaient insuffisantes pour épeler exactement les syllabes de la langue arménienne, parce qu’elles contenaient des caractères empruntés [à d’autres alphabets].

10. Découverte des caractères arméniens.

Ensuite Mesrob (Maschthotz) lui-même se rendit avec ses disciples en Mésopotamie, auprès du même Daniel, et, ne découvrant rien de plus qu’auparavant, il passa à Edesse chez un rhéteur païen, nommé Platon, chargé de la garde des archives. Celui-ci l’accueillit avec empressement, et, d’après ce qu’il connaissait de la langue arménienne, après avoir tenté plusieurs épreuves infructueuses, il avoua son insuffisance. Il lui parla d’un autre homme très savant qui auparavant avait été son maître et qui depuis s’en était allé, en emportant avec lui les ouvrages des lettres de la bibliothèque d’Edesse, et avait embrassé la foi chrétienne; il s’appelait Epiphane: « Allez le trouver, dit-il, et il satisfera votre désir. » Alors Mesrob, aidé de l’évêque Babylas (Papélos) et passant par la Phénicie, arriva à Samos[ate]. Mais alors Epiphane était mort, laissant un disciple du nom de Rufin (Hrouphanos) fort habile dans l’art de la calligraphie grecque, qui s’était fait religieux à Samos[ate]. Mesrob se rendit chez lui, et, là aussi, ses espérances étant déçues, il eut recours à la prière. Il vit, non pas en songe dans le sommeil, ni dans une vision pendant une veille, mais dans le secret de son cœur, apparaître aux yeux de l’esprit une main qui écrivait sur une pierre où se traçaient, comme sur la neige, les traits les plus fins. Et non seulement cela lui apparut, mais encore tous les détails se recueillirent dans l’esprit de Mesrob comme dans un vase. Se levant apres sa prière, il inventa nos lettres, assisté par Rufin qui dessina aussitôt la forme des caractères de Mesrob, en disposant les lettres arméniennes précisément à la façon des syllabes grecques.

Les lettres étant découvertes de cette manière, le bienheureux Maschthotz se mit à disposer les caractères avec leur prononciation sous la direction du patriarche saint Sahag, qui lui indiqua une méthode facile, en lui adjoignant pour collaborateurs d’autres personnes intelligentes et savantes, connaissant aussi bien que Maschthotz les lettres grecques. Le premier d’entre eux se nommait Jean (Ohan) du canton d’Égéghiatz, le second Joseph, de la maison de Baghin (Baghanagan), le troisième Dec de Khortzèn, et le quatrième, Mousché de Daron, avec le concours desquels le bienheureux Maschthotz put ramener les lettres dans l’ordre des syllabes grecques, consultant sans cesse et étudiant auprès du saint patriarche Sahag la forme des caractères, pour imiter exactement l’ordre des lettres grecques. En effet, ils n’étaient pas à même d’exécuter leur tâche avec précision sans les conseils du saint patriarche Sahag qui était fort instruit, et qui l’emportait en savoir sur plusieurs érudits grecs, puisqu’il connaissait admirablement la rhétorique et l’éloquence oratoire et montrait encore qu’il était aussi très versé dans les sciences philosophiques.

Après avoir fixé l’alphabet avec l’assistance du Seigneur, ils prirent la résolution de fonder des écoles et d’instruire la jeunesse, car chacun désirait ardemment s’appliquer à l’étude de la langue arménienne, se consolant, pour ainsi dire, d’avoir été délivré des entraves syriennes et des ténèbres et d’être arrivé à la lumière. Cependant ils se trouvèrent au dépourvu par l’absence des livres et ils s’arrêtèrent dans leur travail, puisqu’on n’avait pas encore, en arménien, les livres saints de l’Eglise. En effet le bienheureux Maschthotz ainsi que ses vénérables prêtres craignaient d’entreprendre une œuvre de tant d’importance et de valeur, c’est-à-dire la traduction des textes grecs en langue arménienne, car ils n’avaient pas une entière connaissance de la langue grecque.[14]

11. Traduction des Saintes Ecritures.

Alors tous les vénérables prêtres d’Arménie, le bienheureux Maschthotz, tous les satrapes arméniens et les grands du pays se rassemblèrent auprès de Vramschapouh, roi d’Arménie; là ils prièrent le roi et le patriarche Sahag d’entreprendre cette œuvre spirituelle et de traduire la Sainte Ecriture du grec en arménien. Les vénérables prêtres parlèrent ainsi au saint patriarche: « Nous voici devant toi, nous et le bienheureux Maschthotz auquel la grâce divine inspira de mettre en ordre les caractères anciens, dont personne, avant lui, n’avait eu la pensée de faire usage, et vainement on s’appliquait à l’étude laborieuse et inutile de la langue syriaque. Le peuple n’en retirait aucun profit et il quittait l’Eglise sans aucun fruit. Les maîtres découragés regrettaient l’inutilité de leurs efforts. Pas un des auditeurs intelligents ne profitait de l’enseignement de l’instruction morale qui est l’aliment et la jouissance des âmes pieuses, jusqu’à ce que l’on eût, retrouvé les lettres qui, par la grâce du Seigneur, se répandent et se développent de plus en plus. Mais c’est cependant sous ta direction et par ta science que l’œuvre doit recevoir son entier accomplissement. Or, comme Grégoire, le saint martyr du Christ, a été, par la main du Tout-Puissant, maintenu dans les tortures pour amener l’Arménie à la lumière de la vérité; ainsi à toi, qui es son descendant, il a été réservé d’entreprendre cette tâche si glorieuse, de commencer une œuvre si profitable et de marcher sur les traces de ton saint aïeul qui, extirpant l’ignorance de l’Arménie, la guida vers la véritable connaissance de Dieu. Toi aussi, en délivrant des lettres étrangères et inutiles la population considérable d’une si vaste contrée, prépare-la à la véritable connaissance des doctrines salutaires de l’Eglise; comble les lacunes que tes saints aïeux ont laissées. Dieu t’a réservé pour l’accomplissement de cette œuvre si grande qu’aucun de tous ceux qui se trouvent en Arménie est incapable d’entreprendre; parce qu’il ne nous a pas été possible d’acquérir cette science merveilleuse, ni de posséder cette intelligence puissante qui t’ont été accordées par l’assistance céleste, en récompense de tes vertus et de la bonté de ton âme; car tu as parfaitement donné l’exemple de la vie de saint Nersès, ton père bienheureux.

Lorsque le pieux patriarche des Arméniens, saint Sahag, entendit tout cela de la bouche de Vramschapouh, roi d’Arménie, du bienheureux Maschthotz, du clergé entier et surtout des grands et de tous les satrapes arméniens, il se réjouit en son cœur, glorifia Jésus-Christ, le maître et le sauveur de tout le monde, et se mit à l’œuvre, se confiant dans l’assistance de Dieu qui lui donna cette grande science; et, en travaillant sans cesse, et le jour et la nuit, il traduisit les Livres Saints, écrits par les vrais prophètes, inspirés par l’Esprit-Saint, et aussi le Nouveau-Testament, dont les bienheureux apôtres, également sous l’inspiration du Saint-Esprit, nous ont transmis les enseignements simples et salutaires.[15]

Dès que Sahag, le saint patriarche des Arméniens, eut terminé le travail de cette œuvre considérable, on fonda aussitôt des écoles pour le peuple. Des copistes empressés se multiplièrent; les cérémonies religieuses acquirent un nouvel éclat; une foule d’hommes et de femmes se pressait dans les églises pendant les jours de fête du Sauveur et des solennités des martyrs. Des hommes âgés et des enfants, ayant profité des biens spirituels et assisté aux saints mystères, retournaient pleins de joie dans leurs demeures, en psalmodiant et en chantant des hymnes en tous lieux, sur les places, dans les rues et dans les maisons. Les temples resplendissaient et les chapelles des saints martyrs étaient glorifiées par la fréquentation des fidèles [qui y adressaient] leurs vœux. Les torrents coulaient toujours de la bouche des commentateurs qui, en développant les mystères des prophètes, préparaient pour le peuple un très riche festin d’aliments spirituels que les sages goûtaient et dont ils sentaient la saveur imprimée a leur goût, suivant la parole du psalmiste qui dit: « Les préceptes de la doctrine sont plus doux que le rayon de miel »; ou en un mot d’après les paroles du saint prophète Esaïe, « la science du Seigneur remplit l’Arménie avec les sources spirituelles du saint patriarche Sahag, comme les eaux remplissent la mer. »

Tout cela, comme nous l’avons rapporté, fut accompli par la grâce miséricordieuse de Jésus Christ, à l’époque de Vramschapouh, et l’Arménie acquit un développement remarquable. Depuis ce moment, Vramschapouh vécut vingt et un ans, et, atteignant une vieillesse avancée, il mourut tranquillement sur sa couche, en Arménie.[16] Sapor, roi de Perse, mourut ensuite, et son fils Vram, appelé Kirman-Schah (German Arkha), lui succéda.

12. Chosroès règne seul.

Les Arméniens lui demandèrent pour roi le même Chosroès, frère de Vramschapouh, qu’auparavant eux-mêmes, par leurs intrigues, avaient fait détrôner par Sapor, roi de Perse. Vram céda à leurs instances et mit une seconde fois sur le trône Chosroès qui était avancé en âge. Après son retour en Arménie, Chosroès vécut huit mois, puis il mourut et descendit dans le tombeau de ses pères.[17] Après la mort de Vram, roi de Perse, Iezdedjerd (Azguerd), frère de Vram et fils de Sapor, obtint la couronne de Perse. Comme il ne voulait pas qu’aucun membre de la famille arsacide régnât en Arménie, il leur donna pour roi son fils Sapor qui portait le même nom que son père[18] et il conçut de perfides projets: Le premier, c’est que, l’Arménie étant vaste et très productive et confinant avec l’empire grec, auquel plusieurs membres de la famille arsacide sont soumis, les familles, pensait-il en lui-même, qui se trouvent sous notre domination et sous celle des Grecs, se portant peut-être réciproquement de l’affection, contracteront une alliance, concluront un traité avec l’empereur des Grecs, et, préférant leur être soumis, elles se révolteront contre nous. Si plusieurs fois les Arméniens nous ont inquiétés, ils renouvelleront leurs entreprises quand ils seront nombreux, et ils nous attaqueront avec leurs armes. En second lieu, ils diffèrent de notre religion et la détestent, et, d’un commun accord, ils professent leur culte et leur religion; or, si nous faisons roi quelqu’un de notre nation, nous délivrerons notre empire de toutes ces inquiétudes, et, toujours saisis de crainte et de terreur, les Arméniens nous resteront soumis et ne fomenteront plus de révoltes; en outre, ils embrasseront peu à peu notre religion, par des conversations, par des amitiés qu’on cimente dans les divertissements de la chasse et dans les jeux. Ils se lieront aussi par des mariages réciproques, et par conséquent ils se lasseront de leur attachement à leur religion.

Il combinait toutes ces [machinations]; mais il ne savait pas ce que dit le Saint-Esprit, que Dieu n’ignore pas que les projets des hommes sont vains. Les événements le prouvèrent bientôt, puisque Iezdedjerd mourut peu de temps après avoir pris en main le pouvoir. Le même jour aussi, Sapor, son fils, qu’il avait couronné roi d’Arménie au lieu d’un Arsacide, fut tué par trahison dans le palais.

13. Règne d’Ardaschès, [prince] arsacide.

Après la mort d’Iezdedjerd, roi des Perses, son fils Vram lui succéda sur le trône. Les princes arméniens, étant venus le trouver, lui demandèrent de leur donner un roi de la race arsacide. Il créa roi Ardaschès, fils de Vramschapouh, de la famille royale d’Arménie.[19] Ardaschès, qui était un jeune homme de mœurs déréglées et plongé dans les voluptés, gouverna le pays. Les satrapes, ne voulant plus supporter les habitudes dissolues et vicieuses du roi Ardaschès, se réunirent tous ensemble auprès de saint Sahag le Grand, qui était de race parthe et fils de saint Nersès, et ils lui tinrent ce langage: « Nous ne pouvons plus tolérer les iniquités et la dépravation du roi. Nous préférons mourir que d’entendre continuellement et devoir [de nos yeux] de pareils débordements. D’ailleurs nous ne pouvons participer aux célestes mystères, après avoir tout le jour écouté et assisté à toutes ces débauches. Car c’est ta doctrine et celle de tous tes ancêtres, que non seulement ceux qui commettent le péché sont coupables, mais aussi ceux qui y participent. Il te reste donc à remédier à cette calamité et à chasser un monarque aussi impie, qui ouvertement, comme un infidèle, foule aux pieds le sanctuaire et commet impudemment d’ignobles obscénités. » Lorsque les satrapes eurent parlé de la sorte au patriarche saint Sahag, celui-ci répondit: « Ce que vous me dites de ce roi n’est pas une nouveauté pour moi; je sais aussi que c’est avec un cœur affligé que vous me faites ce discours, et d’ailleurs je ne pourrais vous dire que tout ceci est un tissu de faussetés. Or il convient à tous d’y réfléchir et de chercher des moyens acceptables par des gens généreux, afin de pouvoir trouver un procédé pour nous tirer de là. » Ceux-ci répondirent unanimement au patriarche saint Sahag: « Nous ne pouvons trouver ni moyen ni procédé que celui de demander au roi de Perse de dépouiller le roi de sa puissance, puisque lui-même s’est rendu indigne de l’exercer. Nous ne voulons rien entendre de plus; mais nous te supplions de te ranger de notre avis, car il n’est pas juste de tolérer les turpitudes et les sacrilèges du roi. »

Lorsque le patriarche eut entendu tout cela [de la bouche] des satrapes arméniens, et sachant bien que tous les grands de la nation étaient du même avis et de la même opinion, il s’abandonna à une douleur amère. Il versait des torrents de larmes en présence des satrapes arméniens et refusa de répondre pendant plusieurs jours à leur sommation. Il se retira dans sa demeure où l’on n’entendait que des plaintes et des gémissements, parce que l’homme de Dieu prévoyait d’un œil prophétique, et par la vertu du Saint-Esprit, la ruine totale de l’Arménie.

Plusieurs jours après, quelques-uns des évêques qui fréquentaient souvent le saint, ne pouvant plus se priver de son inépuisable et admirable doctrine, — qui est douce au goût de l’esprit des auditeurs sages et pieux, selon les paroles du prophète, plus que le rayon de meil, — et plusieurs personnes honorables parmi les prêtres et les diacres qui appartenaient au même clergé du saint patriarche, enfin quelques membres de la noblesse arménienne, prenant courage, s’introduisirent chez lui et lui firent entendre des paroles suppliantes. Le saint patriarche, éprouvant un peu de soulagement [en se trouvant] au milieu d’eux, selon sa doctrine sainte et sa sagesse, qui s’étaient unies en lui dès sa plus tendre jeunesse, se calma pour quelque temps.

Quelques jours s’étant écoulés, toute la noblesse d’Arménie se présenta encore une fois chez saint Sahag et, lui réitérant les mêmes instances, elle voulait le contraindre par la force à se mettre d’accord avec elle. Comprenant qu’ils persistaient dans leur première résolution, puisque le roi renouvelait chaque jour ses infsnes turpitudes et provoquait de plus en plus les princes à se désunir et à courir à leur perte, le saint éleva la voix et, avec de grands gémissements, il dit à tous [ceux qui étaient présents]: « Nous parlons, moi et vous, animés par le zèle de la doctrine du Seigneur; cependant supportez un peu les vices du roi, et suppliez avec des larmes et des instances notre Sauveur Jésus-Christ pour la conversion de l’égaré. Car, par le saint baptême, il est, quoique pécheur, notre frère et notre proche. Souvenez-vous de la doctrine de l’apôtre saint Paul, rapportée ensuite et prêchée par votre père spirituel, le patriarche saint Grégoire, [qui dit] que si un membre souffre, tous les membres souffrent ensemble, et si un membre se réjouit, tous les membres se réjouissent ensemble. Il faut considérer et se rappeler les douleurs et les angoisses, la prison et les chaînes de saint Grégoire, ses prières et ses supplications adressées au Seigneur pour le salut de la nation. Ce fut lui qui, par la vertu du Saint-Esprit, fit de nous, [qui étions] des infidèles, des croyants; qui éloigna de nous les erreurs de Satan et qui a fait fleurir en vous le germe de la foi véritable qu’il a semé. Or vous aussi vous devez avoir de la compassion pour un membre coupable, ne pas le livrer aux impies, et exposer ainsi à la risée et au mépris le saint mystère de notre foi. Souvenez-vous de mon [maître], de votre père et docteur qui a rendu la forme humaine à celui-là même qui était transformé en bête brute, par des gémissements continuels et des prières, invoquant jour et nuit Jésus-Christ, notre créateur. Vous encore qui suivez ses traces, avec vos docteurs spirituels; réunis ensemble, hommes et femmes, vieillards et jeunes gens, priez et apaisez le Dieu tout-puissant qui peut tout, pour qui tout est possible, et qui accomplit dans sa bonté tout ce qu’il nous est impossible [de faire]. Le vrai Dieu prononça cette parole pour ceux qui le prient avec confiance et avec candeur: « Car là où il y a deux ou trois personnes rassemblées en mon nom, tout ce qu’elles demanderont à mon Père leur sera concédé. Or, si deux ou trois personnes prient Dieu avec une foi ferme, s’il exauce une prière quelconque, il cédera d’autant plus aux supplications d’une multitude aussi considérable, surtout si les prières sont assidues, ferventes et d’une foi pure; assurément il concédera des choses plus grandes que celles qu’on lui demandera. Quant à ce que vous sollicitez de moi, de m’unir avec vous, Dieu me garde de profaner la véritable foi, d’abandonner la brebis égarée de mon troupeau à la risée et aux moqueries des païens. Car, bien que pécheur, il a été scellé du sceau du baptême; il connaît le chemin de la vie et il a été initié à la doctrine de l’Evangile. Si je devais conduire à un médecin savant la brebis malade de mon église, j’irais sans retard; mais, apporter devant un tribunal animé de toutes les passions L’âme ulcérée de mon fils, je n’y consens point. S’il s’agissait de le réprimander devant un roi professant la vraie foi, peut-être l’aurais-je fait, en espérant ramener l’égaré; mais, accuser un fidèle en présence des païens pour avoir commis un péché, je ne le ferai jamais, moi qui ai toujours prêché la doctrine de saint Paul qui dit: « Quand quelqu’un d’entre vous a un différend avec un autre, osera-t-il l’appeler en jugement devant les infidèles plutôt que devant les saints? » Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde et si vous jugez le monde, êtes-vous indignes de juger les moindres choses? Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges? Comment donc pourrions-nous juger les choses de cette vie? et prenez plutôt pour juges ceux qui sont les moins considérés dans l’Eglise. Je le dis pour vous faire honte: n’y a-t-il donc, point de sages parmi vous, pas même un seul qui puisse se porter juge entre ses frères? mais un frère a des procès avec son frère et cela devant des infidèles? Or, ce que j’ai prêché à plusieurs, ne dois-je pas le prêcher à moi-même? Je préfère la mort plutôt que d’abandonner un fidèle à des impies cause de ses débauches; car, bien qu’il soit un fornicateur, il porte le sceau du troupeau du Christ. Son corps est impur, mais il n’est pas privé de foi et païen; il est dissolu, mais non pas adorateur du feu; il est faible vis-à-vis des femmes, mais il n’est pas le serviteur des éléments; il est corrompu par le péché, mais il n’est pas souillé de tous les crimes comme un scélérat. Et quel cœur pourra, pour perdre celui qui a commis peu de fautes, le livrer à eux qui sont tout à fait souillés de crimes? Loin de vous cette pensée, mes enfants! ne cherchez pas à anéantir [l’existence] de vos propres monarques, comme l’ont fait vos ancêtres.

Le saint patriarche Sahag donna tous ces conseils et d’autres encore à la noblesse arménienne, en la conjurant par de vives instances et en versant d’abondantes larmes; mais il lui fut impossible de ramener les grands à son avis et de faire changer leur résolution bien arrêtée. Alors ils attirèrent sur eux l’anathème du saint homme de Dieu, Nersès le Grand, qui les condamnait à être assujettis au joug de la servitude païenne. Cependant saint Sahag ne cessait de leur en parler, espérant toujours obtenir un heureux succès.

Alors tous ensemble répondirent au saint patriarche et lui dirent: « Puisque tu n’as pas voulu nous entendre et que tu t’es séparé de nous, sache donc bien que, comme nous ne voulons pas que le roi gouverne davantage, nous te déclarons que ton pontificat ne durera pas longtemps. » En répondant ainsi au saint patriarche, tous les nobles et les grands de l’Arménie s’en allèrent fun irrités des paroles du saint, et ne voulurent plus retourner chez lui; car le bienheureux patriarche Nersès le Grand les avait liés et enveloppés dans son anathème, ce qui ne leur inspira que des pensées de perdition.

14. Ardaschès est accusé devant Vram.

Etant dès lors tous restais ensemble, les satrapes se rendirent à la cour et se présentèrent au roi des Perses, Vram. Il y avait parmi eux un certain Sourmag, du canton de Peznouni, du village d’Ardzgué,[20] appartenant à une famille sacerdotale. Celui-ci, uni avec les satrapes arméniens, irrité des remontrances de saint Sahag, débitait sur Ardaschès des propos plus absurdes et plus obscènes que n’en disaient les satrapes eux-mêmes, devant les grands de la Perse, et cela pour leur être agréable, parce que quelques-uns d’entre eux lui avaient promis le siège pontifical de l’Arménie. Cependant ils avaient fait connaître d’avance les motifs de leurs plaintes à Sourên et aux autres grands de la Perse. En effet, à cette époque, Sourên Bahlav était l’intendant de la Porte royale. Par le moyen de ce personnage et d’autres grands de la cour, ils firent parvenir leurs accusations à Vram, roi de Perse.

Le roi, en entendant cette plainte des nobles, ne leur permit point d’en parler, jusqu’à en que le roi accusé fût arrivé à la Porte. Aussitôt il envoya un messager à Ardaschès, roi d’Arménie, en lui ordonnant de se rendre promptement à la cour; il écrivit aussi à Sahag le Grand, patriarche d’Arménie, de venir également se trouver. Lorsqu’ils furent arrivés à la Porte, le roi de Perse interrogea d’abord Ardaschès, roi d’Arménie, en lui disant: « De quoi t’accusent les satrapes d’Arménie? » — « J’ignore, répondit-il, tout ce dont parlent les satrapes en m’accusant; mais, comme c’est leur habitude d’outrager leurs maîtres, maintenant encore ils veulent réaliser leurs mauvaises pensées, car ils ont toujours changé leurs princes et constamment haï leurs maîtres. »

Le roi des Perses ordonna d’appeler chez lui, tout seul, saint Sahag, le saint patriarche des Arméniens, car il l’estimait, d’abord à cause de sa parenté, ensuite parce que Dieu voulait que ses saints serviteurs fussent respectés et honorés par les infidèles. Il interrogea le bienheureux patriarche, et il voulut savoir par lui la vérité sur les accusateurs du roi d’Arménie. Il lui répondit en ces termes: « Je ne sais rien de ce qu’ils disent de lui; qu’ils le racontent eux-mêmes et tu l’apprendras d’eux; selon qu’ils parleront devant toi, ils en recueilleront le fruit. Ne me fais plus de questions, car tu n’apprendras rien de moi touchant cette accusation, ni en bien ni en mal. »

Le roi Vram fit venir alors chez lui Sourên Bahlav, son ministre, qui était parent du grand pontife Sahag.[21] Il le chargea du soin de persuader au patriarche de s’unir avec les autres satrapes arméniens pour appuyer leur accusation, afin qu’il pût retourner dans son pays et sur son siège pontifical, honoré de beaucoup de présents et d’une pompe magnifique. Sourên, apportant l’ordre du roi au bienheureux Sahag, lui promettait, comme Vram avait dit, de grands honneurs et de grands avantages de la part du roi. « Si en faisant la volonté du roi, lui dit-il, tu appuies le témoignage des satrapes arméniens, alors, comblé de grands honneurs, tu rentreras en possession de tes dignités; mais si, en t’obstinant, tu penses autrement, tu perdras ton rang patriarcal, et tu seras dépossédé de l’autorité que tu exerces. Ce n’est pas légèrement que je te donne ce conseil du cœur, mais parce que je suis ton parent et que je veux ton bien. » Il tâchait ainsi, par de belles paroles, de persuader le saint patriarche Sahag, parce qu’ils voulaient anéantir le royaume d’Arménie. Cependant le saint ne consentit pas à appuyer le témoignage des accusations des princes arméniens, et, ferme dans sa première résolution, il disait: « Je ne sache pas qu’Ardaschès ait commis un crime si odieux qu’il soit reconnu coupable d’être jugé et déshonoré par vous, car, bien que, selon nos saintes lois, il mérite le mépris, cependant, selon ses doctrines de vos lois impures, il est digne de louanges et d’honneurs. »

Sourên, en entendant cette réponse du grand pontife arménien Sahag, et la rapportant au roi des Perses, le fit entrer dans une grande colère. Alors, furieux de dépit, le roi ordonna de questionner, en assemblée générale, les satrapes arméniens et Ardaschès. Là, les princes arméniens accumulèrent contre leur roi plusieurs accusations obscènes et des dénonciations indignes; car ils racontaient, non pas des faits réels, mais ils ajoutaient beaucoup de calomnies, et, comme des ennemis, ils accumulaient sur sa tête une foule de crimes. Cependant, bien qu’Ardaschès les démentit et les réfutât, les juges ne tinrent aucun compte de sa défense, résolus qu’ils étaient d’enlever le pouvoir à la famille des Arsacides, d’autant plus que le roi des Perses avec tous les nobles de la Porte entendirent les accusateurs d’Ardaschès dire: « Qu’avons-nous besoin d’un roi? Qu’un prince perse vienne nous gouverner pendant un certain temps; qu’il s’informe de la soumission ou de la désobéissance de chacun de nous et qu’il en fasse des rapports au roi. »

15. Chute de la dynastie arsacide [d’Arménie].

En entendant ces paroles, Vram et les grands de la cour furent transportés d’une grande joie. Le roi ordonna aussitôt d’enlever le pouvoir à Ardaschès, et en outre de s’emparer de la résidence patriarcale de saint Sahag, puisqu’il ne voulait pas consentir à se ranger de l’avis des satrapes arméniens. Aussitôt l’ordre du roi fut exécuté. Depuis ce moment, la couronne fut enlevée à la famille arsacide, dans la sixième année [du règne] d’Ardaschès, comme l’avait prédit le bienheureux serviteur de Dieu, le patriarche saint Nersès le Grand, et la nation tomba sous le joug de la servitude de la domination cruelle des Perses. Les princes arméniens obtinrent du roi des Perses des honneurs et des richesses pour les récompenser d’avoir trahi Ardaschès, semblables en cela aux frères de Joseph qui reçurent de l’argent en le vendant à des marchands ismaéliens. Les princes, prenant ensuite congé de la Porte, revinrent dans leur patrie; puis, comme ils avaient promis le pontificat à Sourmag d’Ardzgué, ils le placèrent sur le siège patriarcal.[22] Cependant il ne se passa pas longtemps avant que quelques-uns des princes et des généraux arméniens, irrités, contre lui, le déposassent du trône pontifical. Ce fut alors que, pour la première fois, Vram, roi de Perse, envoya en Arménie un marzban perse,[23] et ainsi les Arméniens tombèrent tout à fait sous le joug de l’indigne nation perse, en accomplissement de l’anathème du pontife Nersès le Grand. En effet, de jour en jour, les iniquités avaient augmenté dans la famille royale arsacide, et on les commettait avec une impudence et une licence effrénées. Lorsque saint Nersès vit surtout la mort injuste dont Arsace frappa traîtreusement son neveu Knel, il ne put supporter untel acte de scélératesse, et, comme il est raconté dans le treizième chapitre de l’Histoire,[24] le cœur indigné, il dit au roi: « Puisque tu as persévéré dans tes énormes iniquités, plus encore que ton père Diran et vos pareils, les princes cruels et pervers de la famille arsacide; que tu n’as pas suivi avec constance l’exemple des bons et vertueux, monarques de ta maison, qui, en héritant de la dignité royale de leurs ancêtres, ont cherché plutôt à se rendre les héritiers des bonnes œuvres que ceux du pouvoir; qu’au contraire, de jour en jour, tu t’es plongé davantage dans les voluptés et que, par-dessus tout, tu as été la cause de l’effusion du sang innocent de ton neveu Knel, tu seras à ton tour renversé par terre comme de l’eau corrompue, et, quand Dieu bandera son arc, tu seras terrassé. Telle sera la ruine que je viens de prédire par la bouche du prophète ! Votre race arsacide boira le calice jusqu’à la lie; vous vous abreuverez à cette coupe, vous serez abattus et vous ne vous relèverez plus. » C’est en ces termes et en d’autres encore plus sévères et plus terribles que le saint pontife frappa d’anathème la famille des Arsacides.[25]

Les satrapes arméniens demandèrent ensuite à la cour un autre patriarche, et Vram leur donna un certain Perkischo, Syrien de nation,[26] qui se rendit en Arménie avec ses compatriotes. Ils menaient une vie déréglée, et selon leur coutume, en venant de Syrie, ils étaient accompagnés de femmes de leur pays. Ils ne vivaient point suivant les saintes et pures constitutions établies dans toutes les églises et prescrites par le saint martyr Grégoire, de façon que les satrapes, les grands et tout le peuple avaient eu horreur la conduite de ceux qui étaient venus avec le patriarche Perkischo, parce qu’ils ne se comportaient pas conformément aux règles et selon la doctrine de la constitution angélique du saint martyr Grégoire, d’après laquelle il avait instruit et exercé tous [les fidèles] pour la vie qui conduit au ciel. Les saints prêtres surtout, qui avaient reçu l’ordination sacrée de la main apostolique du patriarche Sahag, étaient amèrement affligés; et, ne pouvant tolérer plus longtemps des mœurs aussi dissolues, ils déposèrent ignominieusement Perkischo du pontificat arménien,[27] et en donnèrent ensuite avis au roi Vram: « La conduite de cet homme et sa vie sont en opposition avec notre religion; or, donne-nous un autre pontife selon nos anciens usages, qui, occupant le siège, conserve sans y rien changer, les règles de la sainte Église. » Vram, se rendant de bon gré à leurs instances, nomme au siège pontifical un autre Syrien, appelé Samed, qui, en arrivant en Arménie, adopta, lui aussi, les mœurs de Perkischo. Mais il vécut peu de temps et mourut en Arménie.[28]

Alors la haute noblesse, tout le clergé, les hommes et les femmes du peuple, réunis ensemble, se mirent à pleurer sur la sainte et pure doctrine apostolique que saint Grégoire avait semée et fait croître parmi eux, et que ses fils avaient enseignée à tous les fidèles, de la même manière qu’ils l’avaient reçue des Apôtres; non pas de l’homme, ni par le moyen de l’homme, mais par l’inspiration de la grâce du Saint-Esprit. Une seconde fois, réunis tous ensemble, ils allèrent chez le serviteur de Dieu, saint Sahag; ils se jetèrent à ses pieds et, en versant des torrents de larmes devant le véritable pontife, ils lui dirait en suppliant: « Nous avons péché contre le ciel et contre toi; pardonne-nous, à nous, pécheurs, et imite l’exemple de ton pieux prédécesseur qui oublia les innombrables tortures et les tourments cruels que nos ancêtres lui firent éprouver, et qui, imitant notre Créateur, fit le bien en échange des maux si nombreux qu’on lui avait fait souffrir. Par toutes ses paroles, il fit preuve d’une vie toute céleste et il enseigna les voies qui conduisent au ciel. » Il enseigna à tous pour toujours de répondre: « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à nos débiteurs. Or, comme tu as toujours été notre docteur, fais briller en toi la dignité [de saint Grégoire] et l’image de sa constance, en nous remettant nos dettes, et nous nous efforcerons, en adressant une supplique à la Porte, de te replacer sur le siège pontifical de la sainte Eglise, par laquelle, ayant été illuminés, nous avons vu [briller] l’inaccessible Soleil de Justice (Jésus-Christ). Que la secte de confusion ne se confonde pas avec la doctrine claire et pure du saint patriarche et apôtre Grégoire, car déjà le sceau de la tradition de la sainte prédication se relâche et s’affaiblit, à cause des prélats vivant dans l’indolence, et ainsi nous allons nous perdre éternellement, nous et ceux qui naîtront de nous. »

En disant ces paroles, tous supplièrent unanimement le saint pendant plusieurs jours et ils le sollicitaient jour et nuit, mais ils ne purent ramener son cœur à leurs instances touchantes et réitérées.[29] D’un air calme, il répondit à tous les assistants: « Je n’ai point appris du divin créateur et du docteur Jésus-Christ à m’irriter contre personne, car lui, attaché sur la croix, priait son Père pour ceux qui le crucifiaient, de vouloir leur pardonner. C’est lui aussi qui nous avertit toujours en disant: Bénissez ceux qui vous persécutent et faites du bien à ceux qui vous haïssent. Toutefois, exercer les fonctions de patriarche sur un peuple qui tend des embûches à son maître, qui le tue et le trahit, je ne saurais m’y résoudre. Car le Saint-Esprit lui-même qui nous régénéra avec le saint baptême, pour que nous puissions devenir les héritiers du Christ, a dit par la bouche de saint Paul, habitant des célestes demeures: Ne jugez pas pour ne pas être condamnés; et vous qui êtes forts, soutenez l’impuissance des faibles; et ailleurs: A moi la vengeance, je prendrai ma revanche. Or vous reconnaissez vous-mêmes que vous vous êtes vengés des actes de votre roi, et qu’irrités contre lui, vous avez livré la foi de notre sainte religion à la dérision des méchants. Comment cherchez-vous maintenant à me consoler? ou bien en faveur de qui me suppliez-vous de remplir les fonctions de patriarche, tandis que je vois la brebis du Christ blessée, privée de secours, sa plaie non adoucie avec de l’huile et du vin, n’ayant pas de litière et n’étant pas menée à l’hôtellerie, mais cruellement déchirée et jetée à des bêtes féroces dévorantes, pour être mise en pièces? Retirez-vous donc de devant moi, et laissez-moi pleurer les malheurs universels de l’Arménie que j’entrevois avec les yeux de mon esprit, par la force de la divine révélation. Ne vous donnez pas de la peine pour me consoler des calamités de mon peuple, parce que l’avenir de ces malheurs m’a été déjà révélé en songe par une prédiction divine, avant que je fasse consacré évêque, — prédiction semblable à la vision prophétique qui est apparue à saint Grégoire, — et que je suis obligé, dans l’amertume de mon cœur, de vous raconter. Ainsi je vais passer pour un imprudent, comme aussi saint Paul écrivant aux Corinthiens, au sujet des faux apôtres et des ministres impies, et se glorifiant de ses souffrances. Écoutez-moi donc avec attention, vous qui êtes rassemblés en foule ici, et je vais vous raconter cette révélation:

« Il y a plusieurs années, des pensées douloureuses m’affligeaient; j’avais sans cesse l’esprit agité et je priais le très Haut de vouloir bien m’accorder un enfant mâle, comme à mes aïeux qui, avant moi, avaient contracté mariage en vue de laisser des héritiers. La répartition des biens du Tout-Puissant envers chacun est juste, car il sait et comprend beaucoup mieux que nous. C’était le jeudi saint, le jour du carême où l’on veille pour se préparer à célébrer la fête de Pâques. Pendant l’office de la nuit, j’ai reçu le sacrement de la divine et expiatoire Eucharistie, et ensuite je n’ai pas pris d’autre nourriture que du pain, de l’eau et du sel, suivant la règle prescrite par le saint concile des trois cent dix-huit évêques qui, rassemblés dans la ville de Nicée, l’établirent ainsi et dont les décisions furent scellées et confirmées par l’Esprit-Saint. Le chœur des clercs, ayant longtemps récité un canon entier des psaumes, et s’étant abandonné à un profond sommeil, peur avoir longtemps veillé, paraissait comme à demi mort. Ils avaient passé le carême, en priant sans cesse et le jour et la nuit, et en observant un jeûne rigoureux. La semaine sainte surtout, ils s’appliquèrent à redoubler de prières, en proposant d’en obtenir le prix par leur zèle empressé. Les cierges et les lampes brillaient avec éclat, et le lecteur prolongeait exprès sa lecture pour reprendre un peu de force, et pour que les clercs pussent continuer les canons. On attendait aussi que le peuple se rassemblât comme à l’ordinaire dans l’église pour assister aux offices de la nuit; puisque tous, hommes et femmes, désiraient ardemment parvenir le plus tôt possible au salut éternel. Et moi, j’étais assis près de l’autel du Seigneur, dans la ville de Vagharschabad.

16. Vision que saint Sahag le Parthe eut à Vagharschabad, pendant qu’il s’était assis dans la grande chapelle de l’église cathédrale, près de l’autel du Seigneur. Nous allons décrire les détails de cette vision qui sont les paroles du Père, de Jésus-Christ Dieu et du Saint-Esprit.

1. Voici que tout à coup le ciel s’est entrouvert, et il en jaillit une éclatante lumière qui illumina toute la terre. — 2. Un autel de nuages me parut s’élever de la terre, ayant une forme carrée, et sa hauteur, en grandissant, couvrait toute la terre. — 3. Sur l’autel, il y avait un vase sacré d’or pur, tel qu’il convient au service du Seigneur, et couvert d’un voile fin de couleur blanche. — 4. Sur la coupole voûtée, on voyait distinctement le signe de la sainte croix, dont l’aspect n’était pas matériel, mais entièrement lumineux. — 5. Et voilà qu’il s’éleva tout à coup un vent très faible, et une partie du voile se souleva. — 6. J’ai jeté les yeux sur cet objet, et j’ai vu qu’il y avait sur l’autel une table carrée, ornée de pierres précieuses et enrichie de diamants de diverses couleurs. — 7. Sur l’autel était placé un pain de purification et une grappe de raisin, à l’imitation de l’admirable mystère de la Rédemption céleste. —8. Près de l’Eucharistie, on voyait un olivier, chargé de fruits et de feuillage, dont je ne pouvais mesurer la hauteur et la largeur, et dont les fruits étaient mûrs et en grand nombre; il brillait d’une beauté ineffable et merveilleuse. — 9. Quatre rameaux séparés et d’une hauteur égale à celle de l’olivier s’étaient penchés vers la terre; trois d’entre eux semblaient être d’une égale grandeur et d’une égale fécondité, mais le quatrième différait des autres par sa petite dimension et par sa stérilité. — 10. Les fruits de ces quatre rameaux n’étaient pas semblables, ni d’une égale fécondité, ni en nombre aussi considérable que les autres fruits de l’olivier; mais ils étaient en moins grande quantité, chétifs et presque desséchés. —11. A gauche de l’autel, j’ai vu un trône élevé, de forme carrée, de couleur céleste et [transparent comme le] cristal. —12. Il était couvert d’une étoffe épaisse et foncée. — 13. Au souffle de ce vent agréable et un peu agité, l’étoffe se souleva, et j’ai vu un grand plateau d’argent sur le trône. — 14. Il y avait sur le plateau un voile d’étoffe très fine et pliée; — 15, et tout auprès un globe rond en or, un parchemin ayant la forme d’un livre carré, au commencement duquel plusieurs lignes étaient tracées en caractères d’or, d’une manière si merveilleuse qu’elles semblaient formées par une main habile. A l’intérieur du parchemin, on apercevait d’autres lignes avec des lettres effacées, séparées de celles des caractères tracés en or, et doit en ne distinguait ni la forme ni la figure. — 16. A l’extrémité du parchemin, je remarquai, à distance des lignes effacées, une ligne et demie tracée en lettres d’or, encore plus admirable, que les premières écrites su commencement du parchemin. — 17. La moitié de la ligne était jusqu’à la moitié des lettres beaucoup plus dorée; le reste jusqu’à la fin paraissait être en encre de pourpre. — 18. Le bord du plateau était enjoué d’une foule d’enfants mêlés et de quelques jeunes filles, — 19, tous d’une beauté remarquable et enveloppés de lumière. — 20. Les rayons qui s’échappaient de leurs vêtements répandaient les uns, une lumière rouge, —21, les autres éclataient des couleurs les plus vives et les plus variées. — 22. Tous avaient le visage tourné vers l’autel, ne détournant point leurs yeux du mystère de la Rédemption. — 23. Tout à coup le trône commença à s’ébranler violemment. — 24. Les enfants que j’avais vus pleins de jeunesse se transformèrent aussitôt en hommes dans toute la force de l’âge, et, prenant des ailes, ils s’envolèrent vers l’autel sacré qui était enrichi de diamants de diverses couleurs, et, s’étant rangés en cet endroit, ils chantèrent le Trisagion. — L’autel sacré disparut avec eux au-delà du ciel. Et voici que tout à coup m’apparut une forme humaine, un homme resplendissant de lumière, dont la splendeur éclatante affaiblissait la lumière du soleil. En prenant son essor, il s’élança là où je me trouvais, et moi, au comble de l’étonnement à l’aspect éclatant de cet homme, aussitôt, en tremblant, je me prosternai à terre. Alors, me prenant par la main, il me releva, me mit debout, en me disant: Courage ! sois fort et sans crainte; que ton cœur mette sa confiance dans le nom du Tout-Puissant qui a fait tout cela et qui t’a révélé le grand mystère de son œuvre divine déjà annoncée. A ces paroles, je repris mes sens et mes forces; il me dit: Pourquoi es-tu triste et pourquoi des pensées affligeantes agitent-elles ton âme? Pourquoi te troubles-tu en roulant des projets incertains dans ton esprit, parce qu’il ne t’est pas né un fils? tandis que tu connaissais parfaitement la volonté dit Seigneur qui a sagement réparti à chacun ses avantages, sans refuser injustement à qui que se sait ce qui est raisonnable. Or le très Haut, plein de compassion envers toi, car il t’aime, a voulu que ces pensées inutiles fussent chassées de ton cœur, en te consolant par cette vision; puisqu’une grande révélation t’a été manifestée, non seulement pour le présent, mais surtout pour l’avenir, en t’informant de tout ce qui doit arriver jusqu’à la fin du monde. Tout cela a été révélé à toi et à tous ceux qui ont foi à sa parole, comme il l’a fait pour ton véritable aïeul saint Grégoire. Cependant ce fut à toi en particulier qu’a été révélé tout ce qui doit se passer jusqu’à la fin du monde. Or, écoute que je t’explique cette révélation, comme il m’a été ordonné; et toi, en me prêtant une oreille attentive, grave mes paroles sur les tablettes de ton cœur, en souvenir éternel, sans rien changer, et tu le laisseras par écrit au peuple fidèle, jusqu’à la fin du monde.

17. Explication de la vision de saint Sahag, donnée par l’ange du Seigneur, qui lui commenta en détail tout ce qui concerne la vie de l’homme et la fin du monde.

« 1. — Le ciel entrouvert et la lumière que tu as vue se répandre sur toute la terre indiquent que, par la bienvenue de l’immortel Fils de Dieu, la porte de la grâce de miséricorde sera ouverte pour tous ceux qui l’aiment et qui observent ses commandements, sur lesquels brillent les rayons de la lumière triomphante de sa doctrine, et ils les illuminent. — 2. L’autel carré qui t’apparut s’élevant de la terre au ciel, c’est la foi de la vérité, par laquelle les justes montent de cette vie pénible au repos du céleste séjour. —3. Comme l’autel t’apparut de la couleur d’un nuage, celui qui monta au ciel, porté sur les nues, doit lui-même venir pour transporter avec lui les justes dans le séjour du royaume du Père, où il y a plusieurs demeures, comme tu en as été instruit par le Saint-Esprit qui a parlé par la bouche de l’illustre saint Paul qui dit: « Nous serons avec eux transportés sur les nuages de l’air à la rencontre du Seigneur. » —4. Par le vase d’or qui était sur l’autel, recouvert d’une étoffe fine et blanche et qui cachait la table sacrée et le saint mystère qui y est renfermé, tu dois savoir que les mystères de la science divine sont profonds et incompréhensibles par leur sublimité et leur sainteté, comme la pureté de l’or passé au creuset et la blancheur d’un voile de lin. — 5. Tu as vu le signe de la croix vivifiante, puisque c’est avec elle que toutes les créatures, abattues par le péché, ont repris la vie et se sont relevées, et qu’à la venue du Christ apparaîtra d’abord la croix, puis se dévoilera le mystère du jugement et de la récompense, selon le mérite des œuvres de chacun. — 6. Le vent paisible qui a soufflé et soulevé une partie du voile signifie que tu dois comprendre que le Saint-Esprit t’a démontré la douce effusion des grâces, par laquelle il révèle à ses saints les mystères cachés de sa divinité. — 7. L’autel d’or, enrichi de pierres précieuses, signifie la consubstantialité de la très Sainte Trinité, qui, imprimant en elle les épreuves et les vertus des justes, à la façon des pierres précieuses de diverses variétés, réjouit ceux qui, s’approchant avec elle de la table sacrée, goûtent pieusement le corps et le sang de Jésus-Christ. —8. Le pain et la grappe de raisin, qui t’apparurent sur la table, représentent l’image du corps et du sang de la passion salutaire de Jésus-Christ. —9. L’apparition de l’olivier merveilleux qui s’élevait auprès de l’autel sacré, chargé de feuillage et de fruits, te démontre la bonté, la charité et l’amour réciproque des hommes, puisque, de toutes les vertus, la plus proche et la plus agréable la divinité, c’est la charité par laquelle se sont distingués les anciens patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, et dont l’absence a fait réprouver même la vertu irréprochable de ces vierges qui ont été chassées des noces. C’est par la charité que l’on fait sur les hommes l’épreuve de la prédication du Christ qui a dit: A ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. Ceux qui observent surtout avec un empressement manifeste ce commandement, non seulement avec les pauvres, mais encore envers leurs amis, leurs frères, et envers tous ceux qui font régner la paix sur la terre, auront avec eux le Seigneur et la gloire; il leur distribuera la prospérité de la fertilité du sol, semblable en cela à l’olivier que tu as vu chargé de fruits et orné de feuillage. — 10. Les quatre rameaux de l’olivier qui paraissaient penchés vers la terre, dont trois étaient d’égale longueur et le quatrième que tu as vu plus petit de moitié en comparaison des autres rameaux et moins fertile que les autres , — car les fruits de ce rameau étaient maigres et flétris, et leurs produits inférieurs et médiocres, comparativement aux autres fruits mûrs de l’olivier, —[ont une explication]. Or, sois attentif, et je te dirai tout ce que le très Haut a décidé. Depuis ce moment jusqu’à la fin du monde, trois dizaines et une demi-dizaine diminueront dans tout l’univers, jusqu’à la venue de l’abomination de la désolation, que le Saint-Esprit a prédite par la bouche du prophète Daniel, ce qui forme exactement trois cent cinquante ans, conformément au nombre égal des fruits des trois rameaux et à celui de la moitié — 11. Et comme tu as vu les fruits du rameau desséchés et flétris et tout à fait différents des autres fruits suspendus aux branches de l’olivier, observe bien et considère que la charité et la justice ont été arrachées du cœur de tous les hommes, et cela est enregistré exactement et scellé dans le livre de Dieu qui sait tout, qui tolère avec longanimité, mais qui juge avec sévérité. —12. Le trône carré, de couleur bleu-céleste et transparente comme le cristal, qui t’a été montré à gauche de l’autel, représente le siège du pontificat et du royaume; c’est ce qui est véritablement confirmé par la parole divine. — 13. Quant au plateau d’argent qui y était placé, [il représente] la parole divine qui s’est répandue, comme l’argent précieux éprouvé et bullant chez toutes les nations qui l’ont accueillie. Le psalmiste lui-même, inspiré par le Saint-Esprit, nous l’apprend en disant: Les paroles du Seigneur sont comme l’argent passé au feu et éprouvé dans le creuset de terre; et sache qu’en disant de terre, le prophète annonce la naissance du Fils de Dieu, par le moyen de la sainte Vierge. — 14. Le trône qui t’apparut d’un aspect bleuâtre et semblable au cristal désigne le trouble orageux de la nation arménienne. — 15. Car le voile en étoffe grossière et foncée indique aussi le grand deuil qui sera répandu sur tout le pays, puisque la vision tire à sa fin. — 16. Le voile de fine étoffe que tu voyais replié et mis sur le plateau, avec le globe d’or sur le voile; l’un veut dire le pontificat, et l’autre le royaume. Et comme personne ne se revêtit de ce voile et qu’il n’y avait non plus personne qui tint le globe en main, — 17, sache cependant que le royaume cessera certainement dans la race arsacide, ainsi que le pontificat dans la famille du digne pontife Grégoire. — 18. Quant au parchemin qui ta été montré sous la forme d’un livre et qui portait as commencement quelques lignes tracées en caractères d’or, la grâce du Saint-Esprit t’a fait voir le sacre des hommes saints, issus des fils du bienheureux Grégoire, qui succéderont dignement au siège pontifical; ce sont les élus, inscrits en caractères d’or dans le livre céleste. — 19. Et comme il t’apparut dans le milieu du parchemin, loin des lignes en or, quelques lignes mal tracées et effacées, sache qu’au siège de saint Grégoire succéderont des pontifes qui seront élevés à la dignité suprême, non pas suivant l’ordre des apôtres, ni suivant les règles du concile des trois cent dix-huit évêques, mais ils s’y porteront audacieusement pour la vaine gloire de ce monde et ils aimeront mieux les richesses que Dieu. Et comme un pontificat aussi méprisable n’est pas conforme à la volonté du très Haut, ils sont effacés du livre céleste de félicité; ils porteront dans le feu éternel la peine de leur perdition et de celle du peuple. Quant à l’autre ligne et demie qui te parut merveilleusement écrite en caractères d’or, à l’extrémité inférieure du parchemin, tiens pour certain que, lorsque l’abomination de la désolation apparaîtra de nouveau, un roi s’élèvera de la famille des Arsacides, et le siège pontifical se rétablira par les descendants de saint Grégoire. Et comme le globe et le voile n’étaient pas tout à fait déshonorés, jetés par terre et foulés aux pieds, mais que le globe paraissait brillant et le voile splendidement replié; par cela, comme aussi par l’admirable ligne en or et par l’autre demi-ligne, l’inspiration divine t’a été révélé d’une manière très claire qu’à l’époque de l’orgueilleux ennemi de la vérité, un saint homme de la famille de saint Grégoire, montera sur le trône pontifical. Il terminera son patriarcal, endurant beaucoup de souffrances, à cause de faux prophètes du prince de perdition; il expirera en paix et non pas sous le coup du glaive. Son autre fils, succédant au siège pontifical, après avoir longtemps enduré plusieurs tourments à différentes reprises, comme la flagellation, la faim, des persécutions et d’amers chagrins, subira la mort du martyre sous le glaive de bourreaux impitoyables. — 20. Une partie des lignes écrites, qui te fut montrée en encre de pourpre, démontre clairement le martyre que les saints devront endurer. — 21. Quant à cette foule d’enfants qui t’est apparue, entourant le plateau d’argent, sois au comble de la joie, car du sein de ta race se propageront plusieurs rejetons, des hommes pleins de courage, auxquels s’uniront beaucoup d’autres gens de bien parmi les satrapes arméniens. Tous, fortifiés par la parole divine, comptant pour rien la puissance des rois et les menaces des princes, s’uniront dans l’espérance du désirable appel céleste, en s’éloignant des vaines grandeurs et des honneurs passagers, pour lesquels quelques-uns, en échangeant la gloire du Dieu incorruptible pour une vie frivole et corruptible dans ce monde, abjurent la foi. En effet, la ruine est proche des faibles, tandis que l’assistance [divine] est toute prête pour sauver les forts. — 22. Parmi les enfants que tu as vus exécuter des chœurs autour du saint autel, ne détournant jamais les yeux du côté des erreurs du faux culte païen, quelques-uns, parvenus à l’âge mûr, mériteront de remporter la palme du martyre. — 23. Beaucoup d’autres, non seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les femmes, finiront leurs jours, non pas avec le fer, mais ornés de plusieurs vertus et animés par la grâce du Saint-Esprit. — 24. Les rayons resplendissants que tu as vus sortir des vêtements des enfants, dont quelques-uns lançaient une lumière rougeâtre et de diverses nuances, signifient le martyre de ceux qui endureront la mort en versant leur sang. — 25. Les autres rayons de diverses couleurs désignent le brillant éclat de la splendeur de l’homme vertueux, puisque les peines et les mérites des hommes justes sont nombreux et ne peuvent se compter. — 26. Et comme tu as vu le trône s’ébranler violemment et que ceux qui autrefois te paraissaient des enfants, maintenant parvenus à l’âge mûr, montaient de la terre au ciel, le dispensateur des biens t’a révélé toute la vie des justes sur la terre, et leur ascension au ciel comme des anges. Car les justes ont vécu en ce monde dans l’innocence comme des enfants ne tournant jamais le regard de leur âme sur de vaines distractions, mais ils attendaient avec impatience d’être appelés à la félicité céleste. En effet, plusieurs souverains violents jetteront désormais le monde dans le désordre; on verra les rois se soulever contre les rois; il y aura des tremblements de terre, des famines et beaucoup d’autres tribulations qui annonceront l’avènement du fils de la perdition. Il viendra se placer dans le lieu saint, comme il est écrit, et se fera passer pour Dieu. Il sera épuisé et consumé par la puissance céleste. Le Seigneur Jésus le terrassera du souffle de sa bouche. Alors les justes, ornés de vertus et parvenus à la perfection, s’envoleront dans les demeures éternelles, et ainsi, ils resteront sans cesse avec le Seigneur, et sa parole s’accomplira pour eux, lorsqu’il dit: Là où je suis, là sera aussi mon serviteur. Quant à toi, mets le sceau à la vision qui t’a été révélée d’en haut, car rien ne restera sans effet jusqu’à ce que tout soit accompli. »

« Et moi, réveillé comme d’un sommeil après la vision que le très Haut m’avait révélée d’une manière aussi visible que si elle avait eu lieu pendant l’éclat du jour, je fus saisi d’un grand étonnement, et j’ai glorifié le Dieu bienfaisant qui daigna me montrer à moi, qui en suis indigne, une vision si terrible. Jusqu’à ce jour, j’ai gardé mon secret sans en faire part à personne; mais maintenant je vous l’ai fait connaître, non seulement parce que mon cœur est tourmenté, mais aussi parce que j’ai craint de le cacher afin de n’être pas jugé et puni, comme un homme désobéissant, par celui qui m’a révélé cette vision et m’a ordonné de laisser au pays ce dépôt par écrit. »

La noblesse arménienne, les chefs, les princes et la multitude des personnes qui étaient rassemblées en cet endroit, ayant entendu toutes ces choses de la bouche du saint patriarche Sahag, frappés de terreur, fondirent en larmes, et depuis lors, personne n’osait plus lui parler de cette affaire.

18. Mort de Sahag et de Mesrob.

Depuis cette époque, [Sahag,] cet homme vertueux, renonçant à toute occupation mondaine, s’adonna seulement à la prière et à l’enseignement; car plusieurs des évêques et des prêtres vénérables ne pouvaient plus se détacher, ni s’éloigner de la source intarissable de la doctrine du saint, partout où ils le rencontraient. Soit dans la ville, soit dans les campagnes. Après avoir vécu un grand nombre d’années, et parvenu à une vieillesse avancée, Sahag mourut en paix dans le canton de Pakrévant, dans le village appelé Plour, au commencement de la seconde année d’Iezdedjerd (Azguerd), fils de Vram, roi des Perses, le trentième jour de navassart, à la troisième heure du jour. Ce même jour était l’anniversaire de sa naissance, ainsi que nous l’avons appris par des personnes bien renseignées et par l’histoire du bienheureux Gorioun. Il n’avait aucun enfant mâle, mais seulement une fille qu’il avait donnée en mariage à Hamazasp, seigneur des Mamigoniens et général en chef des Arméniens, qui eut trois fils: saint Vartan, saint Hemaïag et le bienheureux Hamazasbian, auxquels saint Sahag donna en héritage ses biens, consistant en villages, fermes, et tout ce qu’il avait en sa possession. Alors, étendant ses mains, il leur donna sa sainte bénédiction et il leur recommanda de conserver les préceptes de la doctrine de saint Grégoire qu’il enseigna à toute l’Arménie, en leur ordonnant de servir et d’adorer le seul et vrai Dieu. Jésus-Christ, Notre Seigneur et Rédempteur. Une grande foule de prêtres et de nobles recueillirent les restes précieux du saint et les portèrent dans son village d’Aschdischad, au canton de Daron; et là, ayant disposé le tombeau du saint, ils y placèrent solennellement la pieuse dépouille mortelle du juste, repos digne de ce saint homme.[30] Ensuite on y construisit une église magnifique et une chapelle des saints, en les embellissant d’ornements riches et splendides. On y fonda également un monastère pour de nombreux religieux, qu’on pourvut de grands revenus et de biens pour subvenir aux besoins de cette importante communauté. On y établit des réunions annuelles et universelles, où, à une époque fixe, une grande affluence de peuple, de nobles et de prêtres du pays, accouraient avec empressement, même des lieux les plus éloignés, pour célébrer l’anniversaire de la commémoration du saint. Les pèlerins obtenaient, des reliques du saint, des grâces nombreuses et la guérison de tous leurs maux; enfin, la joie au cœur, ils retournaient chez eux.

Dans la même année, six mois après la mort de saint Sahag, mourut aussi le bienheureux Mesrob, dans la ville de Vagharschabad, nommée également nouvelle ville (Nor Khagbakh), le 13 du mois de méhégan.[31] Vahan Amadouni, ayant recueilli ses dépouilles, les transporta dans son village d’Oschagan, où on les déposa en pompe dans une sépulture.[32] Tout le peuple d’Ararat célèbre solennellement la fête de sa commémoration. [A Sahag] succéda sur le siège pontifical arménien, par ordre du bienheureux Mascgthotz (Mesrob), saint Joseph, du canton de Vaiotz-Dzor, du village de Khoghotzim. Par l’intercession de ces saints enlevés par la mort, l’Arménie conserva la foi orthodoxe jusqu’à la douzième année d’Iezdedjerd, fils de Vram, roi des Perses.

19. Desseins perfides de Mihr Nersèh contre les Arméniens.

Iezdedjerd, roi des Perses, avait un ministre appelé Mihr Nersèh,[33] homme perfide et cruel, qui, depuis plusieurs années, nourrissait dans son âme des projets pervers, pour la perte et la damnation des esprits pusillanimes. Il trouva dans un membre de la famille de Siounie, nommé Varazvagan, un coopérateur méchant et un conseiller criminel pour le seconder dans ses funestes pensées, méditées depuis longtemps. Ainsi, de même que dans le paradis le démon trempa à l’aide du serpent la femme du premier homme, de même Mihr Nersèh se servit de Varazvagan pour exécuter ses perfides projets. Varazvagan était devenu le gendre de Vasag, prince de Siounie, et, au dire de quelques-uns, lui et la fille du prince de Siounie avaient une haine violente l’un contre l’autre; le beau-père ressentait une indignation profonde contre son gendre et chercha à se venger de lui en faisant mourir les ennemis de sa fille. A la fin, il le chassa de l’Arménie.

Le perfide Varazvagan, s’étant aperçu de la considération parfaite dont Vasag [jouissait] et ne pouvant souffrir la dure oppression de son beau-père qui exerçait une autorité absolue pendant son administration, s’enfuit en Perse et se réfugia chez Mihr Nersèh, intendant-général des Ara. Aussitôt, roulant dans son esprit des pensées infernales, il devint la cause de la ruine de la nation, sachant bien que de son côté Mihr Nersèh, dans son âme, était porté à seconder ses perfides projets. Faisant alliance avec Satan, il conçut l’infâme pensée de renier la vérité; il commença à adorer le Soleil et la Lune, astres établis par le Créateur pour le besoin des hommes; et, de son propre mouvement, se détachant de la sainte et véritable doctrine de la vie, — que le martyr et l’apôtre de l’Arménie, Grégoire, enseignant jour et nuit, propagea dans l’âme de tous par des prières constantes, par des supplications continuelles, en endurant de grandes et nombreuses souffrances, — il entra dans le temple du Feu et en confessa la divinité. Il renia la sainte Trinité indivisible et consubstantielle; il devint un empoisonneur fatal, un ministre de la perdition des âmes, en se servant de l’inique et perfide Mihr Nersèh qui devint dès lors son précepteur, puisqu’il instruisait avec soin, jour et nuit, le misérable prince de Siounie, Varazvagan, en lui parlant en ces termes: « Vois avec les yeux de l’âme et admire cet empire qui est si formidable et si supérieur à tous les empires; la force de sa cavalerie, la discipline, l’éclat de ses armes qui font frémir et trembler tous ceux qui les aperçoivent ou qui en entendent parler, soit qu’ils soient soumis, soit qu’ils soient insoumis. Vois aussi l’excellence de nos lois infaillibles et légitimes, en rapport avec la dignité de cet empire. En effet, qui ne contemple pas dans tout l’univers la splendeur du soleil qui, par ses rayons, illumine toutes les créatures, les hommes et les animaux; qui ne remarque l’utilité du feu, réchauffant et fécondant tous les êtres raisonnables, tous les éléments; et le souffle des brises tempérées qui, en faisant mûrir les plantes et les semences, offrent aux hommes le bien-être et la jouissance? Mais ceux-là (les Arméniens), parce qu’ils se révoltent contre nous, ils voient tout cela et ne le comprennent pas, car ils n’ont pas comme nous l’intelligence et de sages instructions. Et comme ils ne peuvent pas connaître les dieux, ni même les avantages que chacun d’eux accorde aux hommes, il est certain et positif que les dieux indignés n’ont pas voulu faire connaître aux insensés les faveurs qu’ils accordent spécialement au monde. Ainsi celles des nations qui obéissent à notre autorité suprême et qui sont sujettes d’un empire si redoutable, périront éternellement, et nous, nous serons blâmés et punis par Dieu. »

Varazvagan, disciple enthousiaste de Mihr Nersèh, ayant entendu cette doctrine de son maître perfide, ne put revenir de l’étourdissement satanique de son esprit troublé et ne put répondre à son maître insensé: « Comment un dieu qui par lui-même est imparfait et incomplet peut-il accorder à un autre la perfection qu’il demande? Car quelqu’un peut donner à un suppliant ce qu’il possède; et celui qui n’a rien en propre et qui a reçu une chose d’un autre qui en possède plusieurs, peut donner une partie de la chose qu’il possède; mais ce qu’il n’a pas, il est évident qu’il ne peut pas même le donner à un autre. Car si quelqu’un, brûlé par la chaleur et ayant besoin de fraîcheur, se met à rechercher encore de la chaleur, non seulement il n’atteint pas son désir, mais encore on le considère comme un homme étourdi et ridicule. En effet, le suppliant lui-même sait bien ce qu’il désire obtenir de lui, mais il ne le possède pas, ni même il ne peut rien donner; or donc, s’il insiste à le solliciter par des instances réitérées et par de longues prières, c’est un insensé et un homme misérable. Il en serait de même si quelqu’un demandait de la sécheresse à l’eau et de l’humidité au feu, ou si quelqu’un suppliait le soleil de le rafraîchir, ou qu’un autre exigeât que la nuit lui procurât de la lumière. Chaque chose reste dans les limites que Dieu lui a imposées, et, suivant ces limites déterminées, elles sont obligées de satisfaire continuellement aux besoins du monde; et cela, non pas de leur plein gré, mais par l’ordre de leur Créateur qui est le vrai Dieu créateur de tous les êtres, de tous les temps, des éléments, de la chaleur et du froid, de la sécheresse et de l’humidité, de la lumière et des ténèbres. Il contient toute chose en lui-même; il satisfait complètement aux besoins de chacun de ceux qui l’implorent dignement, et il satisfait amplement à tous leurs désirs. » Le perfide Varazvagan savait bien tout cela, puisqu’il était déjà instruit de ces choses, dès son enfance; mais, ayant conçu une haine perfide contre son beau-père, l’apostat réfléchissait dans son cœur et, excité par le démon qui s’était glissé et avait pénétré dans son âme, il disait ceci: « Ce projet, cet effort et cette entreprise me feront obtenir deux choses avantageuses: ou la nation arménienne consentira à renier sa foi, et alors j’obtiendrai des Perses de grands présents et des honneurs éclatants, comme un fidèle initiateur qui a été la cause d’une si importante et si grave affaire; ou bien elle ne voudra pas l’accepter et s’y opposera; alors, n’étant pas capable de tenir tête contre une force si puissante, tous périront avec leurs biens et leurs maisons, et dans ce désastre mon ennemi périra peut-être aussi. Et quand même je ne pourrais atteindre aucune autre chance, pourtant je serai satisfait à la nouvelle et à la contemplation de la mort de mon ennemi qui me suffiront au-delà de tous les biens et de toutes les richesses de ce monde.[34] Tels sont les perfides projets que le prince pervers de Siounie et son fils formèrent dans leur cœur et qu’ils mirent à exécution. Mass la Providence divine ne reste point inactive. Il reçut ici-bas de l’impartial jugement de Dieu la sentence de sa punition, à cause de ses œuvres, car il fut exposé aux outrages de toute sa maison et des hommes de son pays. Pendant plusieurs années, il fut tourmenté par le démon son conseiller et sans cesse couvert d’opprobre devant tout le monde; il écumait en se roulant à terre, et, privé de sentiment, il n’était pas capable de se repentir. Ainsi le démon, l’ayant trouvé privé des soins miséricordieux de Dieu, le terrassa, le suffoqua [dans ses étreintes], après lui avoir longtemps fait endurer de cruelles tortures et des tourments excessifs. Il légua à son fils les restes de son repas fétide et amer, selon qu’il est écrit dans le XVIe psaume: « Ils se sont rassasiés de mets, » (paroles qu’un autre traducteur a rendues par « de la chair de porc », et « ils laissèrent le reste à leurs enfants. »[35] Ainsi, ayant reçu en ce monde le châtiment de ses péchés, il était également réservé pour le feu infernal de la géhenne, pour être livré aux flammes éternelles et inextinguibles. De cette manière, se manifesta peu à peu à la lumière la vision antique et l’apparition prophétique que le Seigneur révéla à saint Grégoire. Il vit la source de vie, où le troupeau des chèvres noires s’était baigné et prit la couleur des brebis couvertes d’une blanche toison, en paraissant resplendir comme le soleil. Quelques-unes de celles qui s’étaient baignées, revenant encore sur leurs pas, franchissaient l’eau et, changeant de couleur, leur aspect d’agneaux blancs se transformait en celui de loups [au poil] fauve. Ceux-ci se précipitaient sur les agneaux et en faisaient un sanglant carnage. Et voici que, selon la prophétie du saint, Varazvagan, de la race de Siounie, se transformant, le premier parmi eux, d’agneau en loup, fut cause de la ruine de beaucoup de gens et de la désolation de l’Arménie.

Le perfide Mihr Nersèh, ayant entendu tout cela, fut au comble de la joie d’avoir rencontré Varazvagan, l’homme satanique, comme auxiliaire terrible et propagateur de ses projets iniques et criminels. Il entra joyeusement chez le roi Iezdedjerd, se mit à parler à part avec lui et lui dit: « Les maîtres doivent penser non seulement à l’intérêt et à l’avantage qu’ils peuvent tirer de leurs sujets, niais ils doivent aussi avoir souci du salut de leurs âmes pour qu’elles ne périssent point. Car, comme tu t’intéresses pour les impôts afin d’en tirer profit, de même et encore davantage les dieux procurent et désirent voir le salut des âmes. Et si l’on ne peut pas énumérer les récompenses et les honneurs que les dieux réservent à ceux qui leur rendent une personne chère, [ces récompenses seront] d’autant plus grandes si quelqu’un arrive à conduire plusieurs âmes égarées dans le chemin droit, et à détourner les justes de la malédiction. La gloire, les honneurs que celui-ci obtient des dieux, nul ne pourrait les dire, les expliquer ni les décrire. Or tu sais combien sont [nombreuses] les nations sur lesquelles tu domines comme un Dieu, et que tu en es le maître d’anéantir ou de sauver. La première, la plus productive et la plus riche, c’est la Grande Arménie, puis l’Ibérie et le pays d’Aghouank; tu ne considères que les avantages que tu retires de ces nations, mais ce qui est le plus important et le plus nécessaire, tu n’y songes même pas et tu le négliges. Ne savais-tu pas que tu dois rendre compte aux dieux de toutes les âmes [de ces contrées?]; et si tu prends à cœur le salut de tant d’âmes, sache que le bien et les richesses de ces âmes te procureront plus de richesses et de profit que tous les trésors que tu possèdes dans ton royaume. En outre, je vois encore à ce propos d’autres avantages plus grands et plus importants pour le pays des Arik. Tu sais très bien, toi et tous les Perses, combien l’Arménie est vaste et productive; elle est limitrophe des domaines de l’empereur; elle professe le même culte et elle est soumise aux mêmes lois, puisque l’empereur la tient sous sa domination. Si tu les accoutumes à [suivre] nos lois, ils s’y attacheront, et, de cette manière, ils pourront reconnaître que, jusqu’à ce jour, ils étaient plongés dans l’erreur. Ainsi, en rentrant dans la bonne voie, ils commenceront à t’aimer et à aimer le pays des Arik; ils s’éloigneront et se sépareront de l’empereur, de sa religion et même de son domaine. C’est alors que la nation s’unira intimement avec nous, et, lorsque les Arméniens nous seront sincèrement attachés, les Ibères et les Aghouank nous seront également acquis. Il y a longtemps que je méditais sur cette importante affaire, et je pensais de te la confier. Je suis encore plus ferme dans cette croyance, depuis que le prince de la maison de Siounie a abandonné la religion erronée qu’il avait jusqu’à ce jour professée, qu’il a embrassé de son plein gré et volontairement notre culte basé sur la vérité et dont les fondements sont inébranlables. Par lui, j’ai appris davantage et j’ai approuvé le bien spirituel et temporel que cet acte procurera à votre royaume et à tout le pays des Arik. Car, puisque ce prince s’est dévoué avec un amour sincère, en choisissant le meilleur parti, il mérite d’être élevé à des dignités éminentes et à de grands honneurs, beaucoup plus que tous ses compagnons et ses parents, afin que sa famille et toute la noblesse arménienne, en voyant les grands bien, et les richesses dont tu le combles, et pour rivaliser à l’égaler aussi en honneurs et en dignités, acceptent de bon gré ton édit et se disputent avec empressement [l’honneur] d’exécuter tes volontés. Si cela arrive, alors le royaume des Arik jouira toujours de la paix et de la tranquillité; si le contraire a lieu, je doute de l’avenir, parce que je crains qu’ils ne veuillent devenir les sujets du prince dont ils professent la foi; c’est alors que le pays des Arik aura tout à redouter. »

Le roi de Perse Iezdedjerd, ayant entendu ces paroles emphatiques [de la bouche] de son ministre perfide et astucieux, applaudit à cette pensée, la communiqua aux mages et aux autres seigneurs des Arik. Ceux-ci louèrent et approuvèrent ce conseil. Aussitôt le roi convoqua les mages, leur fit écrire les lois du magisme et les envoya en Arménie. Il rédigea aussi un édit adressé à toute la nation arménienne et qui était ainsi conçu:

20. Édit adressé à la noblesse arménienne.

J’ignore si les premiers rois, mes ancêtres, qui ont occupé ce trône, ont négligé [leur empire] à cause de graves préoccupations ou bien parce qu’ils ne songeaient pas [à veiller] sur un bien aussi grand et aussi considérable. Mais moi, j’y ai réfléchi, j’ai été renseigné par les mages et par d’autres savants et nobles du pays des Arik, et [j’ai appris] que si nous cherchons à jouir des avantages et des services de tous ceux qui se trouvent sous l’autorité de notre empire, nous devons d’autant plus favoriser et chercher le salut de toutes les âmes. Et si, par malheur, nous manquons à ce soin capital, nous serons sévèrement punis par les dieux, comme nous l’avons appris par nos lois. Or, si nous étions châtiés pour n’avoir point averti quelqu’un de vous, vous-mêmes devez craindre bien davantage si vous négligez le salut de vos âmes, puisque vous serez punis par nous et par les dieux. C’est pourquoi nous avons fait écrire [les dogmes de] notre religion qui est basée sur la vérité et assise sur des bases solides et nous vous les avons envoyés. Nous désirons que vous, qui êtes si utiles au pays et qui nous êtes chers, acceptiez et embrassiez notre saint et véritable culte et que vous ne professiez plus cette religion que nous savons tous parfaitement être fausse et stérile. Or, en prenant connaissance de notre édit, acceptez-le volontiers et de bon gré, sans détourner votre esprit vers d’antres pensées. De plus, nous avons condescendu jusqu’à vous ordonner de nous écrire votre prétendue religion, qui jusqu’à ce jour a été la cause de votre perdition. Quand vous connaîtrez comme nous notre religion, les Ibères, les Aghouank, n’oseront plus s’opposer à notre volonté.[36] »

Lorsque toute la noblesse arménienne eut pris connaissance de la teneur de l’édit qu’elle avait reçu et qu’elle eut lu tout ce qu’il contenait, en apprenant qu’on leur imposait une religion si détestable, sous laquelle on cachait les flèches que l’ennemi lançait traîtreusement en secret contre le troupeau sans tache du Christ, elle en fut affligée et outragée, en pensant comment on avait conçu et publié des desseins aussi funestes et aussi pernicieux. Les satrapes craignaient qu’une nouvelle erreur s’emparant des esprits insensés et ambitieux des gens incrédules et y jetant de profondes racines, beaucoup de gens ne perdissent la vie [spirituelle], en s’écartant de la véritable et sainte foi du Christ.

21. Assemblée en Arménie à propos de l’édit.

Alors, d’après l’ordre des satrapes arméniens, les saints évêques de toutes les provinces de l’Arménie, les vénérables prêtres et les religieux se rassemblèrent. Voici leurs noms

22. Noms des membres de l’assemblée.

Joseph qui, bien que simple prêtre, occupait alors le siège patriarcal de l’Arménie; le seigneur Anania, évêque de Siounie; le seigneur Mousché, évêque des Ardzrouni; le seigneur Sahag, évêque de Daron; saint Sahag, évêque des Reschdouni, le seigneur Mélidé (Iléliton), évêque de Manazguerd; le seigneur Eznig, évêque de Pakrévant, le seigneur Sourmag, évêque des Peznouni; le seigneur Thathig, évêque de Pasesa; le seigneur Jérémie, évêque de Martasdan; le seigneur Kath, évêque de Vanant; le seigneur Basile, évêque de Mog; le seigneur Éghpnir (frère), évêque des Antzévatzi, le seigneur Dadjad, évêque de Dia; le seigneur Khasoun, évêque de Drpêrouni; le seigneur Zayen, évêque de Mananaghi; le seigneur Élisée, évêque des Amadouni; le seigneur Jérémie, évêque des Ababouni. Telle est la liste des évêques. Parmi les vénérables prêtres, il y avait saint Léon et Khorène de Meren, David et d’autres prêtres vénérables, plusieurs chefs de religieux avec l’excellent et angélique Aghan de la race des Ardzrouni. Les satrapes rassemblés étaient: Vasag, seigneur de Siounie; Nerschapouh, seigneur des Ardzrouni; Vriv Maghkhaz; Vartan, seigneur des Mamigoniens et général des Arméniens, Kind, seigneur des Vahévouni, Ardag, seigneur de Mog; Siméon (Schmavon), seigneur des Antzévatzi; Manedj, seigneur des Abahouni; Aravan, seigneur de Vanant; Arschavir, seigneur des Arscharouni; Vahan, seigneur des Amadouni; Adom, seigneur des Kénouni; Varazschapouh, seigneur des Balouni; Hrabad, seigneur d’Achotz; Hemaïag, seigneur des Timakhsian; Kazrig, seigneur des Apéghian; Phabak, seigneur des Aravéghian; Vrèn Tzunagan. Tous ces grands, avec les nobles et les vénérables évêques, avec les prêtres et les honorables religieux, écrivirent une réponse à l’édit du roi Iezdedjerd et à toute la noblesse de la Porte. Elle était ainsi conçue:

23. Réponse à l’Édit.

« Dans nos vraies et saintes lois qui vous semblent des frivolités et des rêveries, il est écrit Serviteurs, obéissez à vos maîtres temporels comme à Dieu. Aussi nous, étant soumis d’abord aux préceptes de notre religion, et ensuite à votre puissante autorité, nous sommes disposés, autant qu’il est en nous, à vous servir, non point par contrainte, par crainte des hommes, comme le font ordinairement les gens pervers, niais à exécuter volontiers et avec empressement tous vos ordres et toutes vos volontés, à vous être soumis, non seulement en acquittant nos tributs, mais aussi en versant pour vous notre sang et celui de nos fils. Toutefois, en ce qui regarde le salut ou la damnation de nos âmes, que cela ne soit point un souci pour vous, et en ce qui concerne les récompenses et les punitions que vous attendez de la part des dieux touchant le soin à donner aux âmes, comme vous le dites, [nous acceptons] les faveurs ou les châtiments pour nous et pour nos âmes. Sur ce point seulement, cessez de discuter avec nous et dispensez-nous [de répondre]. Car, comme la nature humaine ne peut donner à la forme du ciel autre aspect, de même il nous est impossible, à nous, qui, dès l’enfance, avons été instruits et perfectionnés dans cette religion, d’obéir et de consentir à un tel ordre. Nous refusons d’en entendre parler, puisque nous ne pouvons pas même [discuter]. En ce qui concerne [les doctrines de] votre religion que vous avez écrites et que vous nous avez envoyées, nous ne pouvons vous écouter. En effet, si, lorsque nous étions à la Porte, en présence des mages, qu’on appelle vos législateurs, nous les tournions en dérision et nous les méprisions, bien plus aujourd’hui, [nous agirons de même], si vous nous engagez à lire et à écouter des écrits qui ne nous intéressent point et qui ne peuvent devenir l’objet de nos méditations. En outre, afin d’honorer encore plus votre autorité, nous n’avons même pas voulu ouvrir et voir votre écrit. Car une religion que nous savons être fausse et [le résultat] des rêveries d’hommes insensés, et dont les détails nous ont été transmis par vos prétendus docteurs de l’imposture; une semblable religion dont nous sommes instruits aussi bien que vous, ne mérite pas d’être lue, ni écoutée. En effet, en lisant vos lois, nous sommes forcés de les railler; et ainsi, les lois, les législateurs et ceux qui professent de telles erreurs seront tournés ensemble en ridicule. C’est pourquoi nous n’avons pas même jugé opportun d’écrire, d’après votre ordre, [les doctrines de] notre religion et de vous les envoyer. Car si nous n’avons pas cru votre fausse et abominable religion digne d’être lue et de nous être présentée, pour ne pas vous offenser en la ridiculisant, vous deviez, d’après votre haute sagesse, songer à cela en nous l’écrivant et en nous l’envoyant. Comment pourrons-nous donc exposer devant votre ignorance notre sainte et divine religion et la livrer à vos risées et à vos insultes? Mais, en ce qui touche notre foi, tenez cela pour certain que nous n’adorons point, comme vous, les éléments, le Soleil, la Lune, les Vents et le Feu; nous ne rendons point de culte à tous ces dieux que vous nommez sur la terre et au ciel. Cependant, ainsi que nous l’avons appris, nous adorons fermement un seul et vrai Dieu qui a créé le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent; lui seul, de tous vos prétendus dieux, est Dieu et Créateur, Roi des rois, Seigneur des seigneurs; et c’est à lui seul que tous les hommes doivent adresser des hommages et rendre un culte. »

Les saints prêtres et les satrapes arméniens qui étaient dans cette assemblée, ayant consigné toutes ces choses dans une lettre, l’envoyèrent au roi Iezdedjerd. Celui-ci assembla les mages et tous les grands parmi les Arik. Il fit ouvrir la lettre qui lui était envoyée par les Arméniens et la fit lire en présence de tous. Lorsque le roi, les mages et tous les nobles de la Porte eurent pris connaissance de ce qui était contenu dans cette lettre, ils furent enflammés de colère et d’indignation. Le roi au comble de l’exaspération, interrogeait les mages et les grands: « Que vous semble-t-il, que les serviteurs puissent, avec tant de hardiesse et d’audace, écrire ainsi à leurs maîtres? » Les mages et tous les grands de la Porte se levèrent et répondirent au roi: « Ils vous ont écrit leur propre ruine et celle de leur nation; mais c’est à vous de leur faire connaître votre puissance et leur ignominie. » Ils excitèrent encore davantage le roi et toute la noblesse en ajoutant: « S’ils n’avaient pas quelque espérance de secours de quelque part, ils n’auraient pas imaginé de telles choses et surtout de les faire parvenir dans une lettre à votre majesté. C’était surtout le perfide Mihr Nersèh qui inspirait toutes ces réponses. »

24. Les princes arméniens sont mandés la cour de Perse.

Le roi Iezdedjerd ayant entendu tous ces discours [de la bouche] des mages et de tous les nobles de la Porte, enflammé de colère, fit sur le champ expédier des édits en Arménie, en Ibérie et dans l’Aghouank, et ordonna d’écrire dans ces trois édits que tous les chefs et les principaux nobles de ces trois nations se rendissent promptement et sans délai à la Porte, en ajoutant que quiconque hésiterait et tarderait à se présenter subirait sans rémission la peine de mort. Lorsque ces édits parvinrent aux trois nations arménienne, ibérienne et des Aghouank, et qu’après lecture en présence [des chefs], elles entendirent cet appel si urgent, elles comprirent que les choses ne tournaient point à la paix, mais que cette brusque convocation tendait à perdre les âmes. Les chefs se troublèrent, s’attristèrent et eurent recours à l’assistance divine. Puis les trois nations s’envoyèrent des messagers pour conclure entre elles des alliances qu’elles confirmèrent en prêtant serment sur l’Evangile. Les chefs pensaient que s’ils ne se rendaient pas [à la Porte], ils feraient naître des soupçons de rébellion, et d’autre part la pensée de s’y rendre les jetait dans l’incertitude et la perplexité. Enfin, ils pensèrent que le mieux était de venir à la Porte, en invoquant l’assistance de Dieu en vue du résultat de l’affaire. Ensuite [les trois nations], inspirées unanimement par les mêmes sentiments et les mêmes pensées, conclurent par la vertu du saint Évangile [cette alliance]: « Certes, nous irons à la Porte; mais, pour renier le Créateur du ciel et de la terre, nous ne le ferons jamais. Et nous obtiendrons de Dieu cette faveur quand nous nous montrerons comme un seul corps et une seule émule en Jésus-Christ, en nous rappelant les saints apôtres, les confesseurs de la sainte Église qui formaient un seul cœur et un seul esprit, et par l’intercession desquels Jésus-Christ, notre Rédempteur, règle nos réponses devant le roi impie et nous protège contre les attaques de cette bête féroce qui vient s’élancer sur nous. Dieu n’a jamais abandonné ceux qui rivalisent d’efforts pour une sainte cause; mais si quelqu’un se sépare de cette union, le Fils de l’Homme, comme il le dit lui-même, le reniera et le chassera de sa présence devant le Père et devant les anges du ciel. » De cette manière, les trois nations des Arméniens, des Ibères et des Aghouank, liées ensemble par des engagements et des serments, se rendirent à la Porte.[37] Voici les noms des nobles arméniens qui partirent alors pour la Perse:

25. Noms des satrapes qui se rendirent à la cour de Perse.

De la famille de Siounie ,Vasag, seigneur de Siounie, qui alors était marzban d’Arménie; de la famille des Ardzrouni, Nerschapouh; de la famille des Reschdouni, Ardag; de la famille des Khorkhorouni, Katischo; de la famille des Mamigoniens, Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens; de la famille de Mog, Ardag; de la famille des Abahouni, Manedj; de la famille des Amadouni, Vahan; de la famille des Vahévouni, Kiud; de la famille des Antzévatzi , Schmavon (Siméon). Du pays des Ibères, le pteschkh Aschouscha, avec d’autres nobles du pays. Tous ces seigneurs, étant arrivés à la Porte, se présentèrent d’abord aux grands de la cour et ensuite au roi Iezdedjerd. Le roi ordonna que tous les grands de la Porte, avec les principaux d’entre les mages, se réunissent chez lui, dans sa tente. Le lendemain, on fit ainsi que le roi avait ordonné. Il fit alors amener devant lui les Arméniens, les Ibères et les Aghouank, et, interrogeant d’abord les chefs et les princes arméniens, il leur dit: « Avant tout je veux entendre de vous ce que vous pensez de moi et comment prétendez-vous ne former tous ensemble qu’un seul corps. » Ils répondirent unanimement: « La raison et la pensée de ce que tu nous imposes sont si claires pour tous les Arik et les Anarik qu’il n’est pas nécessaire d’attendre de nous une explication. » Le roi reprit aussitôt la parole et dit: « Elles sont évidentes et claires pour ceux qui sont sous mon autorité et qui n’osent point s’opposer à mes ordres. Mais je veux entendre de vous et je désire connaître votre opinion mon égard; or dites-moi ce que vous croyez que je sois. » Ils lui répondirent ainsi: « Nous te regardons comme roi de tous, mais surtout comme notre roi. Tu as, autant qu’un Dieu, l’autorité sur nous et sur tous ceux qui vivent sous ta domination; tu peux ôter la vie et la donner. » Le roi Iezdedjerd et tous les nobles de la Porte entendirent cette réponse. « Ce discours, dit le roi, est bien différent et bien éloigné [du sens] de la lettre que vous m’avez envoyée; puisque dans cette lettre vous m’aviez exposé qu’il y a des choses pour lesquelles vous m’obéissez, vous faites promptement ma volonté et vous exécutez mes ordres; et qu’il y en a d’autres qu’il ne m’est pas permis de vous imposer, ni vous de vous y soumettre et d’y consentir. Or donc ce que notre royauté et tous les Arik exigent de vous, c’est que vous embrassiez notre religion. C’est alors que se manifesteront notre puissance et notre bienveillance envers vous, et votre soumission et votre obéissance sincère envers nous. Car nous sommes satisfaits de vos mérites et des services que vous avez rendus à nos rois et à tout le pays des Arik. Je veux vous renvoyer dans votre pays avec des honneurs et des faveurs insignes, à la condition que vous obtempériez à ce désir, car j’ai en vue votre salut, en vous éloignant du chemin de la perdition où vous errez jusqu’à présent, comme un aveugle dans les ténèbres. Mais si vous pensez autrement, et si réellement vous vous obstinez à garder la religion et la fausse doctrine dans lesquelles vous êtes restés jusqu’à ce jour, je le déclare à vous, Arméniens, Ibères et Aghouank, je ne compterai pour rien vos services et vos mérites, mais je vous exterminerai avec vos femmes, vos enfants et toute votre nation. » Les princes des trois nations, ayant entendu ce discours d’Iezdedjerd, roi des Perses, qui promettait des honneurs et les menaçait en même temps de la mort, prirent le parti de garder le silence pour le moment.

26. Réponse de Vartan [faite] en présence d’Iezdedjerd.

Cependant Vartan, soigneur des Mamigoniens et général des Arméniens, se présenta avec un cœur courageux et intrépide, et, devant toute la multitude, il répondit au roi Iezdedjerd en en termes: « Il y a plusieurs seigneurs dans ces trois nations, qui, par leur dignité et par l’âge, me sont supérieurs, et il y en aussi plusieurs qui me sont inférieurs. Toi, qui es le Seigneur de tous, et tous les grands du pays des Arik, vous savez que moi et chacun de nous, avons jusqu’à ce jour rendu l’hommage et accepté la soumission que les sujets doivent prêter à leurs maîtres et à leur roi, de telle sorte qu’il n’est pas nécessaire que moi ou quelqu’un d’entre eux, nous vous exposions et nos services et nos mérites. J’ai décidé dans mon cœur de me sacrifier désormais, s’il est possible, et de consacrer au seigneur des Arik et à son pays toute ma force et mon énergie, même ma vie et mes biens et tant en que je possède dans ma maison. Mais abandonner une religion que j’ai reçue de Dieu dès mon enfance, et la changer par crainte des hommes, cela n’est pas possible! Quant bien même j’aurais reçu des hommes cette sainte doctrine que je garde dans mon âme, et qu’en la croyant être vraie, je l’eusse trahie, je me serais considéré comme un misérable; bien plus, si je reniais par crainte des hommes et pour une vaine gloire, cette religion que j’ai reçue et que j’ai apprise de la bouche de Dieu, cela ne sera jamais! Voilà ma réponse, car j’aime mieux mourir, plutôt que de vivre comme un apostat et un athée. Quant à ceux qui sont présents ici devant vous, ils peuvent répondre chacun comme ils voudront. » Les autres princes des trois nations, Arméniens, Ibères et Aghouank, ayant entendu cette réponse franche de Vartan, général des Arméniens, et voyant l’ardente colère qui empourprait le visage du roi, répondirent également, en ces termes: « Que ta majesté nous accorde quelques jours pour conférer ensemble et vous faire un aveu complet et une réponse positive. Puisque l’on exige de nous une réponse sur la destinée de l’âme, d’où dépend le salut ou la damnation éternels, il ne faut pas vous faire une réponse hâtive, irréfléchie, sur une question si importante qui consiste à abandonner une doctrine ancienne, pratiqués par nos pères, et à nous obliger à embrasser une religion que ni nous, ni nos maîtres, n’avons jamais acceptés ni aimée. Le roi et tous les grands consentirent à leur accorder leur demande et l’approuvèrent, et, après leur avoir donné le temps nécessaire, ils sortirent du conseil.

27. Conseil tenu par les satrapes, pour conjurer un malheur imminent.

Alors les satrapes des trois nations arménienne, ibérienne et aghouank, plongés dans l’incertitude, se réunirent ensemble pour discuter les moyens qu’ils pourraient trouver pour conjurer les événements. Après avoir été pendant quelques jours indécis dans leurs résolutions, ils finirent par se mettre d’accord et par adopter ce parti: « Nous ne pouvons en aucune façon, disaient-ils, échapper au piège que le rusé chasseur, le démon, vient de nous tendre pour nous envelopper, si ce n’est en acceptant en apparence, pour le moment du moins, ce que l’on nous ordonne. Nous pourrons ainsi retourner dans notre patrie, et alors, ou nous vivrons en professant la vraie foi de Jésus-Christ, par laquelle nous avons été régénérés par le baptême, et en vertu de la sainte doctrine de saint Grégoire et de ses fils; ou bien, abandonnant notre patrie, nous irons tous dans des pays étrangers en mettant notre confiance dans la parole du divin Sauveur qui dit: Lorsqu’on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. Mais si, ne songeant qu’à notre salut, nous nous opposons aux ordres impies du prince, nous serons la cause de l’éternelle damnation d’une foule innombrable d’hommes et de femmes, de vieillards et d’enfants qu’on transportera ici, en les forçant à commettre des impiétés, de génération en génération. »[38]

Or, bien que chacun en particulier eût pensé de la même manière et que tous réunis ensemble, et après avoir conféré jour et nuit, eussent adopté le même plan, cependant ils n’osaient pas révéler à Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, le résultat de leur résolution; car ils savaient bien, au fond du cœur, qu’il ne voudrait pas accepter ce parti et consentir, à l’adopter, d’autant plus qu’il avait fondé la foi de son esprit sur la ferme et inébranlable pierre du Christ. D’autre part, il leur était impossible de ne pas lui dire et lui communiquer leurs résolutions, sachant bien que, sans lui, tout ce qu’ils avaient pensé, leurs raisonnements et leurs actes, n’auraient aucune valeur et seraient sans nul effet.

Tout en croyant pouvoir se délivrer au moyen d’une supercherie et de prétextes supposés, et gagner ainsi le cœur du roi et de tous les Perses de la Porte, afin de retourner chacun dans sa patrie, ils comprenaient pourtant leur faiblesse et ils voyaient que leurs desseins et leurs projets n’amèneraient point un bon résultat, puisque tous avaient fait l’expérience et connaissaient sûrement par les récits historiques que, dès les premiers temps, des affaires de ce genre étaient toujours mises à exécution par la famille des Mamigoniens et avec son consentement. Les satrapes et les princes qui se trouvaient dans le conseil à la Porte, ayant réfléchi à tout cela, vinrent tous ensemble trouver Vartan, seigneur des Mamigoniens et général des Arméniens; et, en lui faisant connaître leur pensées, ils lui expliquèrent leurs sentiments et les projets qu’ils avaient conçus, en appuyant leur démarche d’instances et de supplications et en disant: « Considère-nous avec le calme de ton esprit, vois les circonstances présentes; des milliers d’hommes plongés dans une extrême calamité; rappelle-toi les gémissements des mères, les pleurs des enfants, le brutal exil des vieillards, tant hommes que femmes, et les malheurs de tous ceux qui sont plongés dans de si pénibles souffrances. Quand même on aurait dû souffrir toutes ces infortunes par des tribulations et par la mort, pourtant c’eût été une chose grave et qui eût été pleine d’amertume; un tel sort aurait été lamentable. Aussi, lorsqu’il s’agit d’un péril commun et de la damnation de l’âme et du corps, ce péril est d’autant plus imminent qu’il ne sera pas chose passagère; mais de profondes ténèbres envelopperont pour toujours nos saintes églises, nos compatriotes, nos femmes et nos enfants. Donc, si, partageant notre avis pour quelque temps, tu laisses adoucir ton esprit, certes nous obtiendrons la grâce, et les églises des trois nations ne seront plus anéanties, les habitants de nos pays ne seront point emmenés en captivité, puisque la sainte foi ne s’ébranlera point dans ses fondements. Et si par hasard elle essuie quelque secousse, le bras du Tout-Puissant la maintiendra de nouveau solidement, et il la soutiendra. Tout cela se passera ainsi très certainement si tu consens à devenir pour nous malade pour un temps, afin que le Verbe divin, médecin très miséricordieux, nous guérisse avec toi. »

Lorsque Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, eut entendu toutes ces paroles de la bouche des satrapes arméniens, Ibériens et des Aghouank, il ne voulut en aucune façon consentir à de pareilles propositions et même s’associer à de semblables desseins, et, au comble de l’exaspération, il criait à tous à haute voix: « Loin de moi cette pensée de mentir jamais à mon Créateur, soit en apparence, soit réellement; de renier, devant une créature mortelle et infâme, celui qui méconnaîtra devant le Père et les anges ceux qui le désavoueront. Dieu me garde, qu’en songeant aux malheurs et aux souffrances de la femme, des enfants et de la famille, j’oublie ce qui a été dit: Quiconque aime sa femme et ses enfants plus que moi n’est pas digne de moi. Mais vous, chefs et princes, qui êtes venus ici des trois pays, vous êtes pleins de valeur, et de bonté; puisque vous excellez dans l’art libéral avec une parfaite harmonie, et que, par votre bravoure dans les guerres et dans les batailles, vous vous êtes acquis un renom illustre dans l’armée et parmi toutes les nations. De même vous avez appris de Dieu la sainte et véritable foi, par le moyen du pasteur apostolique saint Grégoire et de son fils; par conséquent chacun de vous peut répondre pour soi-même; et vous pouvez agir d’après vos sentiments. Cependant que personne de vous ne me parle d’une chose que je ne saurais entendre, et encore moins exécuter. »

Tous les satrapes des trois nations et les prêtres, ayant entendu ces paroles de la bouche de Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, et bien qu’ils fussent pénétrés d’une tristesse profonde et qu’ils en fussent troublés, cependant ils ne revinrent pas sur leurs propositions, et, soutenus par l’urgence du péril, ils tentèrent un autre moyen de supplication. Etant réunis tous ensemble, ils appelèrent Ardag, prince de Mog, et ils l’engagèrent vivement, par des instances réitérées, à parler seul à leur général et seigneur de la famille des Mamigoniens. C’était un homme vertueux, intelligent et brave, pour qui Vartan, seigneur des Mamigoniens, avait une grande estime et une affection toute particulière. Il consentit à cette proposition des satrapes arméniens, et se chargea avec un grand zèle de le supplier avec persévérance. Fidèle à son engagement, il suppliait Vartan tantôt seul, et tantôt avec les princes arméniens, qui ne cessèrent point, jour et nuit, de lui adresser, pendant plusieurs jours, les mêmes discours et les mêmes supplications. Le prince des Ibères, Aschouscha, pressait tous les satrapes à cet effet, avec un grand empressement. C’était un homme sage et prudent qui avait épousé la belle-sœur de Vartan, grand prince des Mamigoniens,[39] et c’est pour cela qu’il engageait encore plus tous les satrapes arméniens, ainsi que le prince de Mog, Ardag, de parler avec Vartan, général des Arméniens. En outre, il ne cessait, lui aussi, de s’adresser constamment à Vartan, en lui démontrant le dommage qu’il causerait aux trois nations, en ne se rangeant pas de leur avis; et qu’il assurerait le salut de plusieurs en l’acceptant et en y consentant. Il lui faisait entrevoir l’espérance de l’expiation pour lui-même. Les satrapes et les princes des trois nations voyaient que Vartan, général des Arméniens, était ferme dans ses résolutions et insensible à leurs exhortations et à leur prières. Alors ceux d’entre eux qui étaient le plus versés dans les saintes Ecritures de l’Eglise furent obligés de lui citer des paraboles de la sainte Ecriture, adaptées à la circonstance. En effet Vartan était très versé dans les livres de la doctrine, parce qu’il avait été instruit par le saint patriarche Sahag, son aïeul, qui lui avais enseigné ce que saint Paul a écrit du Créateur, en disant: Pour l’amour de nous, il a traité celui qui se connaissait point le péché, comme s’il eût été le péché même. De plus, il lui rappelait le dévouement de saint Paul lui-même, qui désirait être anathématisé pour le salut de ses parents, comme il l’écrit dans sa lettre aux Romains: Je souhaiterais que Jésus-Christ m’anathématisât moi-même pour mes frères, qui sont de même race que moi selon la chair, les Israélites, à qui appartiennent l’adoption des enfants, et la gloire, et l’alliance, et la loi, et le culte, et les promesses. Toi, ajoutaient-ils, consens à être anathématisé par nous en apparence; tu n’es pas plus grand que Paul, le saint apôtre du Christ; d’ailleurs, les peuples de l’Arménie, les Ibères et les Aghouank sont bien plus nombreux que le peuple qui a crucifié Notre-Seigneur. Après que les grands et les princes des trois nations eurent dit à Vartan, général des Arméniens, bien d’autres choses semblables, et qu’ils lui eurent adressé des supplications et des prières réitérées, ils apportèrent le saint Evangile, et tous, en étendant la main sur lui, jurèrent, en disant: « Si tu acceptes seulement pour un temps, et en apparence, ce que le roi a dit; si tu nous délivres des menaces de l’ennemi qui nous tend des pièges, nous t’obéirons, et nous ferons tout ce que tu nous diras, en nous sacrifiant pour la sainte Eglise, et en versant notre sang pour la délivrance de notre pays. Et s’il nous arrive d’abandonner notre pays et tous nos biens et de nous rendre en exil, nous accepterons ce sort avec nos femmes et nos enfants, et nous souffrirons volontairement la pauvreté et l’indigence, pourvu que nous échappions à ce danger imminent. Quiconque en manquant à sa foi mentira à cette promesse, violera lâchement le serment fait sur le saint Evangile, et se détachera de notre union, sera, lui aussi, séparé, comme Judas, qui se détacha des saints apôtres; il partagera son sort, sera privé de pardon et de rémission, et il sera livré aux flammes inextinguibles, que Dieu a destinées au démon et ses satellites. Et pour. tous les malheurs, les calamités et les alarmes qui arriveront aux trois nations, le Vengeur le punira éternellement ainsi que ceux qui s’uniront à lui. Mais si tu te mets pour un temps d’accord avec nous, la protection puissante et bienveillante que le Sauveur Jésus-Christ accorda à tant de personnes parmi les trois nations, sera comme un gage éternel du salut de ton âme et de celui de la nation. » Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, ayant entendu toutes ces choses de la bouche des nobles des trois nations, et voyant aussi que tous s’engageaient par un terrible serment sur l’Evangile devant lequel ils firent leurs promesses et les déposèrent avec le sceau, fondit en larmes, et consentit à succomber pour un temps, en apparence, pour sauver les trois nations, et la multitude des hommes et des femmes. Alors ils se décidèrent tous unanimement ii se soumettre en apparence à l’ordre du roi. Ils se rendirent ensuite dans l’adrouschan, (temple du feu), et là, quelques-uns d’entre eux, mais non tous, eurent l’air d’incliner la tête devant leurs fausses divinités; quant aux autres, bien qu’ils connussent leur chute irréparable, cependant, en aspirant à la gloire du monde, ils changèrent la gloire incorruptible de Dieu pour la vie corruptible et passagère de cette vie.

Le roi des Perses, tous les princes de la cour et les mages, en voyant cela, furent transportés de joie, et ils offrirent plusieurs sacrifices à leurs dieux. Ils firent, le même jour, un festin solennel, en se flattant qu’en ce jour ils avaient obtenu l’affermissement solide de leur royaume, et l’assurance de vivre dès lors en paix, sans nulle crainte des ennemis. Ils revêtirent ensuite de magnifiques vêtements royaux les chefs et les princes des trois nations arménienne, ibérienne et des Aghouank; et en les comblant tous, selon les besoins de chacun, de divers présents, de faveurs, de villages et de fermes, ils les congédièrent pour qu’ils retournassent dans leur pays. Ils leur donnèrent. aussi un grand nombre de faux docteurs, qu’ils appellent des mages; en exhortant les princes à apprendre la science des sifflements ridicules, les hurlements mimiques, comme le font les enchanteurs des serpents et les ventriloques; ils leur ordonnèrent de fonder dans les trois pays des écoles de leur secte et d’enseigner à tous sans distinction, aux hommes et aux femmes, la science des mages. Ils leur obéirent, et consentirent à emmener les mages avec eux. Ensuite ils prirent congé du roi Iezdedjerd et des princes de la Porte, en leur donnant, surtout au perfide Mihr Nersèh, de faux éloges, en leur rendant des actions de grâces simulées, autant que l’état de l’intelligence de chacun le lui permettait. Voici comment ils adressèrent au roi leurs remerciements: « Tous les rois tes ancêtres, qui avant toi furent élevés sur ce trône, avaient de l’attachement pour nous, et prenaient soin de notre bonheur et de notre bien-être temporel. Mais tu nous as montré une affection encore plus grande, puisque tu t’es intéressé à notre salut éternel, en nous le déclarant, et même en nous l’accordant. Si donc, ô roi, nous avons obéi volontairement et de bon gré à tes ancêtres, en tout ce qu’ils nous ordonnaient, c’est envers toi principalement que chacun de nous s’impose l’obligation de te servir, non pas comme une seule personne, mais comme plusieurs unies en une seule, et de veiller sans cesse, jour et nuit, pour ta bienveillante majesté, puisque tu as songé au salut de nos âmes égarées. » Après que chacun des satrapes eût prodigué au roi plus ou moins de louanges, ils se turent. Alors Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, en exposant sans déguisement et comme une louange adressée au roi et à tous les nobles perses, ses sentiments sincères pour l’avenir, parla ainsi: « Vous tous connaissez bien l’obéissance et les services que mes ancêtres ont rendus à cette cour et à votre royaume, depuis l’époque où nous sommes devenus vos sujets; et il n’est pas besoin que je vous expose en détail toutes ces choses que vous connaissez plus que moi. Pour moi, bien que je sois fort inférieur à mes ancêtres, pourtant je me suis décidé à vous satisfaire autant que je le pouvais, en me dévouant à vous loyalement. Ainsi, lorsque, par votre ordre, j’exerçais quelque charge, vos généraux et mes compagnons voyaient bien que j’agissais et que je travaillais avec sincérité autant qu’il était en mon pouvoir. Mais, jusqu’à présent, je n’ai pas fait des actes dignes de gloire et de louanges; mon désir est de faire dorénavant, avec l’assistance du Seigneur et avec toutes mes forces et mes ressources, une action dont la renommée retentira éternellement, non seulement auprès de vous, Arik, mais jusqu’à la cour de l’empereur et cette action sera racontée également chez d’autres nations. »

Telles furent les paroles de Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, qui fut presque inspiré par la grâce de Dieu. Le roi des Perses et tous les nobles de sa cour, ayant entendu ces paroles, furent saisis d’étonnement, et ils lui en témoignèrent leur gratitude et leur satisfaction. Mais Dieu leur déroba la promesse que Vartan, général des Arméniens, avait donnée de rendre son nom célèbre, puisque Dieu lui accorda le titre de martyr, qui devait durer éternellement parmi toutes les nations.

28. Retour des satrapes en Arménie.

Les princes des trois nations, arménienne, ibérienne et des Aghouank, en faisant à tous leurs adieux, et en emmenant avec eux une foule de mages, s’en retournèrent chacun dans leur pays. Pendant qu’ils étaient en route, ils confirmèrent plus d’une fois le serment fait sur le saint Évangile; ensuite, prenant congé les uns des autres, ils se rendirent dans leurs domaines, pour se réunir de nouveau, en temps opportun, si Dieu le permettait, afin d’exécuter scrupuleusement leurs projets. Cependant Iezdedjerd, roi des Perses, réfléchissant à l’incertitude de l’avenir, et concevant de la défiance, voulut s’assurer [de leur fidélité], et, dans cette vue, il retint chez lui le prince des Ibères, Aschouscha, les deux fils de Vasag, prince de Siounie, Babig, et Amir Nersèh,[40] avec d’autres satrapes arméniens.

Or les chefs arméniens, les princes et leur suite arrivèrent en Arménie. Ils étaient plus malades que sains, mourants plutôt que vivants; ils ne paraissaient pas aussi joyeux que lors de leur premier retour quand ils eurent heureusement accompli leur long voyage. Les ministres du Christ étaient allés au-devant d’eux, apportant la sainte croix et les reliques de saint Grégoire, martyr apostolique; ils entonnaient les psaumes, chantés jadis par le prophète David, par la grâce du Saint-Esprit, psaumes que les satrapes répétaient autrefois, en surpassant même les ministres, et en chantant joyeusement ces hymnes célestes. On entendait alors des sanglots et des pleurs, des cris lamentables, des gémissements et des clameurs. Les enfants affectueux, saisis d’épouvante, fuyaient des bras de leurs pères, en les croyant transformés; ils s’effrayaient, ne reconnaissant plus leurs traits; ils regardaient souvent en face leurs mères, et en les voyant tristes et baignées de larmes, ils se mettaient eux aussi à pleurer; et ni leurs nourrices, ni leurs gouverneurs, ne pouvaient calmer leur chagrin. En voyant cela, ceux qui avaient en apparence, et non point en réalité, abjuré la foi, voulaient se lever à l’instant même et plonger leur épée dans leur sein; car ils préféraient ne pas vivre même un seul instant, que de voir et de supporter de tels malheurs. Les mets du repas qu’ils mangeaient [leur semblaient] comme la cendre, selon la parole du psalmiste, et ils mêlaient leurs larmes à leur boisson; car personne ne voulait s’asseoir à la même table qu’eux, ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni les nobles, ni les gens du peuple, ni les serviteurs. Alors on voyait se diviser et se séparer tous ceux à qui était douce et agréable la parole de Jésus-Christ, qui disait: Il y a encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie: il faut les amener, elles aussi, pour qu’ils ne forment qu’un troupeau. Dieu les avait réunis, et il avait accompli sa promesse, lorsque l’ennemi se jeta tout à coup sur eux , il les dispersa çà et là et en fit un troupeau sans pasteur. C’est pour cela que les femmes des princes et les veuves, les jeunes femmes et les épouses versaient des torrents de larmes. Les jeunes filles renfermées dans les appartements les épouses dans leurs chambres, les saints évêques, les prêtres vénérables, le clergé tout entier, les vieillards et les enfants, tout le peuple, pleuraient à haute voix dans la maison de Dieu; et l’on voyait le visage des fidèles comme couvert de sang. Cependant la foule des mages les contraignait avec force de porter le feu dans le temple sacré du Seigneur, d’élever des adrouschan (temples de feu)[41] dans les localités les plus importantes et les plus agréables, d’y établir des portefaix, des porteurs de bois, pour entretenir le feu devant l’insatiable divinité qui dévore sans en avoir conscience, et n’accorde aucune récompense à ses ministres lesquels, couverts de cendre et accablés de fatigue, portent soigneusement au dehors les restes inutiles de la cendre.

Or, en voyant tous ces malheurs, Vartan, seigneur des Mamigoniens et général des Arméniens, convoqua tous les gens de sa maison, et se mit à leur parler en ces termes: « Ce n’est pas de ma propre volonté ou par un sentiment de crainte que j’ai renié mon Créateur et Seigneur Jésus-Christ; je n’ai point abandonné la doctrine et la foi du saint Evangile que saint Sahag, mon aïeul, m’a enseignées et qu’il a inculquées dans mon âme; mais c’est seulement pour un temps, jusqu’à ce moment et pour votre salut que je me suis perdu en apparence, afin de pouvoir vous sauver avec moi, pour me repentir ensuite et obtenir le saint. Car j’ai appris et je me rappelle la parole des saints prophètes qui disent que Dieu ne veut pas la mort de l’impie, mais qu’il désire sa conversion et son salut; et ce que le Saint-Esprit a dit ailleurs: Celui qui se repent et gémit sera sauvé. Or donc, si j’ai abandonné Dieu pour vous, en apparence et pour un temps, je veux abandonner réellement, et pour toujours, toutes les choses de ce monde. Et si quelqu’un de vous veut me suivre, en méprisant toutes les vanités de ce monde, je consens à partir avec lui en pays étranger pour l’amour du Christ. » Lorsque Vartan eut dit cela à ses familiers, Hemaïag, son frère bienheureux, lui répondit, en disant: « Hâte-toi de mettre à exécution ce que tu penses; il ne faut pas retarder, puisque nul ne peut se rendre garant de sa personne, pas même pour une heure. C’est une grâce de Dieu si nous parvenons exempts des remords de la conscience, à la fin de nos jours; tôt ou tard, nous ne pourrons pas échapper à la mort, soit dans la misère, soit dans un pays étranger; vivons seulement avec Dieu et glorifions nous toujours en son nom. Rejetons loin de nous le nom d’apostat, unissons-nous au troupeau du Christ, et supportons toutes les souffrances qui nous atteindront, la faim ou le fer, la misère dans l’exil ou la mort. »

C’est ainsi qu’en méprisant unanimement toutes les vaines grandeurs de ce monde, ils les considéraient pour rien; aussi, réunis tous ensemble avec leurs familles et leur suite, ils se mirent en route. Etant parvenus sur le territoire des Grecs, ils cherchaient à se retirer tous dans un endroit, ou à se disperser çà et là. Arrivés à un village, nommé Aramana, dans la province de Pakrevant, confinant avec la Pasène et le Dovaradzadaph,[42] ils s’y arrêtèrent pour quelques jours; ensuite ils se disposèrent à prendre la route qu’ils avaient l’intention de suivre.

Vasag, prince de Siounie, alors marzban des Arméniens, et tous les autres chefs et princes arméniens, ayant été tout à coup informés du dessein de Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, et de son départ de l’Arménie, avec ses frères, sa cour et toute sa suite, en eurent le cœur brisé et furent saisis de terreur, en considérant que, tandis qu’ils songeaient à se sauver, ils seraient tout à fait perdus, et qu’il n’y aurait aucun moyen de pouvoir échapper à cette calamité. Car ils avaient tous éprouvé et ils savaient que, sans la direction de cette famille, nulle entreprise et nulle affaire n’avaient pu être achevées en Arménie. Alors Vasag, prince de Siounie, tint conseil avec tous les chefs et les princes arméniens, dont il se concilia les cœurs, en leur disant:

« Il faut expédier promptement auprès de Vartan, prince mamigonien et général des Arméniens, quelques prêtres distingués et d’illustres princes choisis parmi les chefs; et ceux-ci par des prières suppliantes l’obligeront à revenir sur ses pas, car sans lui nos projets et nos desseins ne pourront pas s’accomplir. Vasag, prince de Siounie, écrivit une lettre de sa propre main; il ordonna d’écrire aussi à tous les autres grands chefs arméniens. Après que chacun eut scellé sa lettre de son sceau, il fit apporter l’Evangile du serment, et le fit aussi sceller par tous les assistants. Ensuite il choisit parmi les vénérables prêtres le bienheureux prêtre Léon, le bienheureux prêtre Jérémie, de Nor-Khaghakh (Vagharschabad), et le bienheureux prêtre Khorène, de Morèn.[43] Parmi les grands chefs arméniens, le prince des Ardzrouni, Arschavir; le prince des Timakilan, Hemaïag et le prince des Apéliantz, Kazrig. Vasag, prince de Siounie, leur confiant l’Evangile du serment et les lettres, les expédia comme messagers auprès de Vartan. Arrivés dans le village d’Aramana, ils le trouvèrent là avec sa suite. L’ayant averti de leur venue, ils se présentèrent devant lui, lui exposèrent, en présence de ses frères, Hemaïag et Hamazasp, le motif qui les avait amenés ainsi à la hâte auprès de lui, leurs projets, leurs entretiens, avec le serment fait unanimement par tous les nobles arméniens, ainsi que par Vasag, prince de Siounie. Ensuite, ils apportèrent l’Evangile et le présentèrent au bienheureux Vartan et à ses frères; et après avoir dépose entre ses mains la lettre de Vasag, seigneur de Siounie, et celles des autres nobles arméniens, des évêques et des princes, ils lui parlèrent ainsi: « Voici que toi, tes frères et tes parents qui cherchiez à vous sauver tous ensemble, vous échappez au péril, tandis que nous tous, nous périrons éternellement. Car il n’est pas possible, ni à nous, ni à nos enfants, d’obtenir sans vous le salut et la vie. Or donc, comme vous avez pris soin de veiller sur vous-mêmes, ne laissez pas non plus périr un si grand nombre d’âmes, puisque plusieurs d’entre nous appartiennent à votre famille et à votre sang. Veuillez que, nous aussi, nous soyons avec vous couronnés par Jésus-Christ, tandis que vous avez tenté d’être couronnés seuls. » Vartan, le saint général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, ayant, en présence de ses bienheureux frères, entendu ces paroles de la bouche des prêtres et des satrapes expédiés comme messagers, puis voyant le saint Evangile du serment, et ayant lu la lettre de Vasag, prince de Siounie et marzban des Arméniens, et celle de chacun de ses autres compagnons, répondit à tous, en ces termes: Moi, mes frères et toute ma famille, nous avons considéré que la chose la plus précieuse et la plus importante de tout ce qu’il y a dans le monde, c’est d’aller chercher et de posséder le salut de l’âme. Nous avons appris cette sentence inaltérable, à laquelle nous croyons fermement: Que sert à l’homme de conquérir le monde entier, s’il perd sa vie, Quel échange l’homme peut-il faire pour recouvrer sa vie? Ce n’est pas seulement le bien de nos âmes que nous cherchons, mais surtout celui des autres, dont nous désirons le salut. Personne ne croira que nous avons fui par crainte du fer, qu’aucun membre de notre race n’a jamais redouté; et que cette famille qui s’est toujours dévouée pour le bien du prochain plus que pour elle-même, —vous le connaissez tous parfaitement, soit par les histoires, soit par la tradition des princes, — veuille vous abandonner. Mais c’est en nous rappelant les intrigues insidieuses dont vous vous êtes toujours servi envers nos ancêtres, que nous avons fui pour nous sauver; car vous nous avez souvent réduit à l’étroit; et notre famille, délaissée par vous, s’est trouvée seule en face de graves calamités et de la mort. Cependant personne de notre famille ne s’est opposé à l’Evangile, ce saint et céleste messager; nous aussi, nous ne nous opposerons jamais à lui: mais si vous vous comportez sincèrement ou de mauvaise foi, c’est à vous de le savoir, et au saint Evangile qui connaît tout, et juge chacun selon ses œuvres. » Ayant dit cela, Vartan, seigneur des Mamigoniens et général des Arméniens, accompagné de ses frères et de ses parents, s’en retourna chez les siens, dans le camp arménien. Lorsqu’ils se furent réunis tous ensemble, la première pensée de Vartan fut qu’on célébrât les offices divins avec les prêtres et d’autres ministres sacrés de sa maison, non seulement dans sa demeure, où l’on récitait les prières jour et nuit avec une grande sollicitude; mais il désirait surtout qu’on se rendit publiquement à l’église. Et bien qu’il éprouvât du chagrin de ne pouvoir point s’y rendre, pourtant il souffrait volontairement un retard de quelque temps, en songeant aussi au bien de ses compagnons, plus qu’à celui de sa famille. Il avait surtout beaucoup de souci pour Aschouscha, prince des Ibères, et pour les fils de Vasag, prince de Siounie, que Iezdedjerd, roi des Perses, avait retenus et gardés auprès de lui à sa cour. Vartan considérait cela, non pas qu’il eût besoin de quelque secours pour accomplir son projet bien arrêté, puisqu’il ne recherchait point le non de conquérant, et même il désirait ardemment verser son sang pour la paix de la sainte Eglise. D’ailleurs, avec sa bienveillance, il était préoccupé de la pensée que les princes ne souffrissent aucune vexation de la part du roi.

Cependant Vahan, prince des Amadouni, ne donnait pas de repos à Vartan, général des Arméniens; il le pressait, tantôt en personne, tantôt par le moyen des autres, à lever l’étendard de révolte, sans attendre davantage, en lui insinuait de procurer par ce moyen le salut des âmes. Il l’excitait à la rébellion, non qu’il s’intéressât si bien des âmes, mais à cause de la haine invétérée qui existait entre Vasag, prince de Siounie, et Vahan, prince des Amadouni. Il comprenait avec son habileté et sa finesse que Vasag, prince de Siounie, ne voulant pas prendre part à la révolte, serait ignominieusement mis à mort par ses compagnons; ou bien qu’il consentirait à se soulever, à cause du danger, et alors que ses deux fils, retenus à la cour, seraient en péril de mort, et même qu’ils la trouveraient; ou bien encore que, chargés de chaînes, ils seraient jetés en prison et, tourmentés cruellement pendant longtemps. Mais le saint serviteur de Dieu, Vartan, seigneur des Mamigoniens et général des Arméniens, ne prêtait l’oreille aux paroles de personne; et, ne recherchant que le bien des siens, il se laissait entrainer au-devant du martyre désiré. A cause du printemps, il fut obligé de prolonger son séjour jusqu’à l’approche des jours de l’été; et, le mois de la chaleur étant arrivé, il marcha avec toute l’armée arménienne vers des localités plus fraiches. Ils arrivèrent dans le canton de Dzaghkodn, près de la forteresse appelée Ankgh, et c’est dans cette région qu’ils établirent leur campement pour y passer les jours les plus chauds de l’été.

Les mages que les satrapes arméniens avaient amenés avec eux de la Porte pour convertir le pays, s’aperçurent qu’on les détestait, eux et la religion qu’ils enseignaient. Car les femmes même qu’ils espéraient instruire, les avaient en horreur, et elles recommandaient souvent à ces mages de ne point faire passer près d’eux leurs fils et leurs filles. Ceux qui en apparence feignaient d’être apostats, ne permettaient même pas à ces faux docteurs de manger en leur présence. Les mages voyageaient ainsi misérablement et mourant de faim: ils n’osaient ni partir, ni fuir; et en restant auprès des Arméniens, c’était s’attirer la mort et la perdition; aussi cherchaient-ils à avertir en secret la Porte du fait de la rébellion.

Vartan, général des Arméniens, ayant vu que la révolte allait se propager, et qu’une lenteur prolongée pourrait causer de grands malheurs, tint conseil pendant plusieurs jours, et convoquant à part les vénérables évêques, les prêtres distingués, les grands chefs et les princes arméniens, — car ils ne voulaient pas encore communiquer leurs desseins à Vasag, marzban de l’Arménie, ayant su que son retard à se convertir n’avait pas seulement pour motif ses enfants, mais qu’il nourrissait dans son âme des intentions ambitieuses et détestées de Dieu, — il parla alors ouvertement à tous en disant: « Jusques à quand consentirons-nous à dissimuler la vérité et à causer ainsi notre perte? Le bruit de la révolte s’est déjà répandu partout, et il a rempli tout le monde. Marchons donc dans la lumière, comme pendant le jour, et nous serons appelés des enfants de lumière. Un homme de la famille royale, qui se nommait Antaghan, de race perverse, fruit d’iniquité, qui avait commis d’énormes crimes pendant sa vie, ayant appris de quelques personnes la résolution des Arméniens, se rendit aussitôt auprès de Vasag, son pareil, pour lui faire connaître le fait. Les satrapes arméniens, ayant appris la conduite de ce misérable traître, s’emparèrent de lui dans le village d’Ardzag, le conduisirent dans un autre village, nommé Pertguunk,[44] dans le canton de Pakrévant, et ils se saisirent de lui. Quelques jours après il fut lapidé et massacré en punition de ses iniquités. Ensuite, tous les chefs et les princes arméniens, accompagnés des évêques, des prêtres et d’une grande quantité de gens, se rendirent publiquement auprès de Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, et de là ils s’en allèrent avec lui chez Vasag, prince de Siounie et marzban de l’Arménie, pour lui déclarer unanimement leur résolution. Vasag montra de l’hésitation, non pas tant pour ses fils qui se trouvaient à la Porte, mais parce qu’il fomentait dans son cœur de coupables projets. En voyant qu’on ne lui donnait pas le temps de réfléchir, il fut forcé, malgré lui, de faire cause commune avec les rebelles. Alors les satrapes arméniens ayant ordonné aux évêques et aux prêtres d’apporter encore une fois l’Evangile, ils firent jurer tous les soldats, les nobles et le peuple, ainsi que Vasag, prince de Siounie, et tous les chefs et les princes, et ainsi ils confirmèrent leur serment. Ceux qui n’avaient point encore scellé l’Evangile de leur propre sceau, l’y appliquèrent. Après cela, toute la multitude, les hommes et les femmes, pleins de joie, élevant les mains au ciel, disaient d’une voix unanime: « Nous croyons en toi, ô Père, Créateur du ciel et de la terre, en ton Fils unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ, au Saint-Esprit vivifiant, et à l’indivisible et inséparable unité de la Trinité. Tu es le Créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et invisibles: toi seul es Dieu, et il n’y en a pas d’autre en dehors de toi. Toi, une des personnes de la sainte Trinité, plein de bonté envers le monde et désireux de sa rédemption, tu es né, à la fin des temps établis, de la sainte Vierge, mère de Dieu; et en supportant toutes les souffrances en ton corps que tu as reçu de sainte Marie, tu les as attachées à la croix, sur laquelle, en versant ton sang, tu as arraché le monde à la servitude de la malédiction et du péché; tu es mort, tu as été enseveli et tu es ressuscité; et, montant au ciel, tu nous as donné l’annonce de la promesse d’appeler auprès de toi tous ceux qui te professent le vrai Dieu, Roi des rois et Seigneur des seigneurs. Et nous, nous te reconnaissons et nous te professons Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs, Dieu propice et expiateur de nos péchés. Nous t’avons renié, mais nous nous en repentons; nous avons péché, mais nous recourons à ta miséricorde; nous nous sommes abattus, mais nous nous relevons. Reçois-nous comme l’enfant prodigue, nous qui avons consumé et souillé l’habit du saint baptême, dont tu nous as revêtus, après nous avoir lavés dans les fonts sacrés: nous nous sommes, par d’infimes iniquités, plongés dans la boue de l’apostasie, comme un troupeau de pourceaux. Or, en retournant à toi, vrai Père céleste, nous nous écrions en disant: Nous avons péché contre le ciel et contre toi. Accorde-nous le pardon de nos péchés par l’intercession des saints illuminateurs et apôtres et par les mérites du saint martyr Grégoire, leur imitateur et leur coopérateur. Revêts-nous de la première robe, et délivre nos pieds des entraves de l’iniquité, car l’ennemi nous a criblés de blessures et il nous a renversés. Mets-nous des sandales, pour que nous soyons fermes dans l’observation de la doctrine du saint Evangile. Passe l’anneau décoré de ta croix au doigt de notre main droite; et ayant ainsi scellé tout notre corps, le démon en sera épouvanté, et il nous fuira. Et comme tu as versé ton sang sacré pour les pécheurs et pour le salut des coupables, accorde-nous aussi de verser notre sang pour cette foi et pour l’expiation de tous nos péchés. Si quelqu’un s’écarte de cet engagement, et, en violant son serment, se sépare de cette union, il sera rejeté comme Judas, qui fut exclu du nombre des saints apôtres, et, privé de tout pardon, il sera placé à la gauche, et entendra de toi cette terrible sentence que tu prononceras le jour du jugement: Retirez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le démon et ses satellites.

Cette protestation de bénédiction ou de malédiction fut, à haute voix et unanimement, prononcée par les hommes et par les femmes, si bien que toute la terre tremblait aux cris de la multitude. Alors on rédigea par écrit toutes les conditions de la sainte union, qui fut scellée d’abord de l’anneau de prince de Vasag, Siounie, et ensuite de ceux de tous les chefs et des nobles princes arméniens; puis on plaça cet acte sur l’Evangile du serment, que l’on remit aux vénérables évêques et aux illustres prêtres qui étaient présents. Ayant terminé ainsi toute chose, ils se rendirent avec une grande joie, et avec des chants pieux, dans la maison du Seigneur, et là, ayant fait de longues génuflexions, et remplis d’ardeur, ils adorèrent le seul vrai Dieu, et lui adressèrent leur prière.

Lorsqu’on eut fini de prier, les simples soldats, sans attendre l’ordre des supérieurs, se précipitèrent en foule dans l’adrouschan (temple du feu), et, saisissant le brasier, ils jetèrent le feu dans l’eau comme dans le sein de son frère, d’après le dire des faux docteurs perses. L’eau s’empara du feu en ennemi et non pas fraternellement, et elle l’éteignit. Ils ordonnèrent que la foule des mages fût gardée ce jour-là avec soin; et, le lendemain, au lever du soleil, on en passa un grand nombre au fil de l’épée dans le village nommé Zaréhavan.[45] Après qu’ils eurent accompli tous ces faits, dans l’ordre que je viens d’exposer, ils y demeurèrent pendant tous les jours de l’été. Ensuite ils se hâtèrent d’aller dans la province d’Ararat, parce qu’ils avaient su que Mihr Nersèh, intendant général des Arik, était arrivé dans la ville de Phaïdagaran, organisait des troupes, et les expédiait, par le pays des Aghouank, en Arménie. Les Aghouank eux-mêmes, qui étaient alliés des Arméniens, les sollicitaient de venir auprès d’eux, afin de pouvoir affronter l’ennemi dans l’Aghouank et le combattre.

Lorsque l’armée fut arrivée dans la province d’Ararat, et qu’on eut appris cette nouvelle dans les contrées de l’Aghouank, Vasag, prince de Siounie, pressait Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, d’aller attaquer l’ennemi avec ses troupes; pour lui, il demeurait immobile, en cherchant des prétextes, et disait: « Je reste ici pour faire des préparatifs, de crainte que le fourbe Mihr Nersèh, ayant une autre intention, ne nous cause quelque dommage. » Mais Vasag traçait la voie de la trahison qu’il avait tramée dans son cœur, ayant pour complices de ses desseins d’autres apostats parmi les nobles arméniens. Le bienheureux Vartan, général des Arméniens et prince des Mamigoniens, disait ainsi à Vasag, prince de Siounie: « Comme nous l’avons déjà résolu, il faut que nous expédiions d’abord des messagers à l’empereur, et ensuite je ferai infailliblement tout ce que tu m’ordonneras. » Et lui, pour hâter le terme de ses projets, consentit à faire tout ce que lui avait dit le bienheureux général Vartan.

29. Les Arméniens envoient des lettres à l’empereur pour implorer du secours.

Aussitôt ils écrivirent des lettres à l’empereur,[46] à tous les grands de la cour des Grecs, et à d’autres princes et gouverneurs; au ptieschkh d’Aghdznik, au prince d’Ankegh-doun, aux princes de Dzoph, de Haschdian, d’Éghéghié, aux autres princes de chaque canton, et au général en chef d’Antioche.[47] Toutes ces lettres furent scellées d’abord avec l’anneau de Vasag, prince de Siounie, et ensuite avec ceux des autres chefs arméniens. On envoya comme messagers en Grèce: Vahan, prince de la famille des Amadouni, homme sage et prudent; le bienheureux prince Hemaïag, frère du bienheureux Vartan, général des Arméniens, de la famille des Mamigoniens, et le bienheureux Merhoujan, frère de saint Aghan, de la famille des Ardzrouni.[48] C’est à eux que Vasag et tous les princes arméniens confièrent les lettres, et les expédièrent à l’empereur, ainsi qu’à tous les autres nobles arméniens.

30. Vartan se rend dans le pays des Aghouank où il fait des exploits.

Alors Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, rassembla tous ceux d’entre les chefs arméniens, qui avec une sainte ardeur se bâtaient d’obtenir le martyre et qui étaient Khorène Khorkhorouni, Arschavir Gamsaragan, Thathoul Timaksian, Ardag Balouni, Kiud Vahévouni, et Hemaïag Tiznaksian, avec d’autres chefs et princes, et plusieurs d’entre les soldats arméniens, qui, de leur propre volonté, aspiraient à devenir les défenseurs de la sainte Eglise, et à mourir pour la foi véritable et sacrée du Christ; et avec eux d’autres troupes de cavalerie du Martbed, courageux à la guerre. Le perfide Vasag, prince de Siounie, organisait et envoyait chez Vartan ceux qu’il connaissait être contraires à ses mauvais desseins, et il retenait chez lui ceux d’entre les chefs et les princes arméniens les plus illustres et d’entre les gens du peuple, qu’il savait incliner vers le parti contraire, et peu attachés à l’union jurée. Vartan, le bienheureux général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, avec ses compagnons, et les soldats qui étaient avec lui, prirent congé de Vasag, prince de Siounie, et des autres nobles qui restèrent avec lui. Ils se disposèrent de bonne foi à aller à la guerre. Avant qu’ils fussent partis, ils se rendirent dans la maison du Seigneur pour adorer le Dieu tout-puissant; là, Vartan prenant le saint Évangile et la croix vivifiante, la baisait et la pressait avidement sur les paupières de ses yeux et sur son front; la même chose fut faite avec ferveur par tous ceux qui étaient avec lui. Puis ils s’en allèrent en paix et pleins d’ardeur. A peine s’étaient-ils mis en roide, et que Vartan, le bienheureux général des Arméniens, se trouvait à quelques journées de l’Ararat, qu’aussitôt Vasag, prince de Siounie, envoya secrètement des messagers à Mihr Nersèh, intendant général des Perses, en lui communiquant par une lettre ses perfides desseins; il écrivit également à Sépoukhd Nikhoragan[49] et aux autres princes, que Mihr Nersèh avait institués gouverneurs en Arménie, ainsi qu’à Veh Schapouh, son confident, qui était alors chambellan de la cour, et qui ensuite fut aussi chancelier de la Perse. Or, dans ces lettres, Vasag, le perfide prince de Siounie, exposait ainsi ses odieux desseins: « Ne vous inquiétez pas, dit-il, de ceux qui viennent avec Vartan pour vous combattre; ne craignez rien d’eux: car je les retiens la plupart auprès de moi, et j’en ai dispersé plusieurs autres çà et là; ses gens sont en petit nombre et non pas en troupe considérable. » Cet impie ne se rappelait guère que les cœurs des princes sont entre les mains de Dieu; et tandis que ce pervers croyait leur faire par là une faveur, la puissance de Dieu la changeait en dépit violent, et les excitait contre lui, ce qui fut la cause qui attira plus tard le malheur sur sa tête.

Lorsque Vartan, le bienheureux général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, fut arrivé dans le pays des Aghouank, les généraux perses furent avertis de la venue des Arméniens. A cette nouvelle, ils se bâtèrent de passer la grande rivière qu’on appelle le fleuve Cyrus (Gour), et s’avancèrent jusqu’au village, nommé Khaghkhagh[50] sur le territoire des Aghouank. Le saint général Vartan, voyant l’immense armée des Perses comparée au petit nombre des siens, se mit à haranguer l’armée arménienne, en lui rappelant ce qu’Anne, mère de Samuel, inspirée par l’Esprit Saint, et se confiant joyeusement dans le Christ, chantait, en disant: « Que le fort ne se glorifie point de sa force, non plus que le grand de sa grandeur, mais que celui qui veut se glorifier se glorifie en Dieu, car ce n’est pas du petit ou du grand nombre que dépend la défaite ou la victoire, mais bien de l’ordre de la volonté de Dieu. » Ayant dit cela, Vartan, le bienheureux général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, voyant aussi la bonne disposition de ses compagnons et de toute son armée, qui étaient animés et enflammés d’un zèle ardent et d’une grande espérance, glorifiait le Sauveur de tous, le Seigneur Jésus-Christ.

Arrivés sur le champ de bataille, ils virent les troupes perses prêtes pour le combat. Vartan, le bienheureux général des Arméniens; disposa, lui aussi, son armée en face d’eux, avec toute la cavalerie dont il disposait. Il la divisa en trois corps et il confia chaque corps à un général. Il établit commandant de l’aile droite le prince des Ardzrouni, Arschavir Gamsaragan, gendre de saint Vartan, général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, car il avait épousé sa fille; il lui donna pour lieutenant Le prince Mousché, de la famille des Timaksian. Il confia l’aile gauche à Khorène Khorkhorouni, et lui donna Hemaïag Timaksian comme lieutenant; pour lui, il se plaça au milieu de l’armée. Ainsi s’étant rangés en ordre de bataille, et en mettant leur confiance dans la providence de Dieu, ils attaquèrent l’ennemi. Arschavir Gamsaragan et Mousché, prince des Timaksian, s’étant avancés les premiers sur le champ de bataille, et n’ayant pas pris connaissance des lieux, rencontrèrent de profonds bourbiers, et entrainés par l’élan rapide de leurs coursiers, ils se précipitèrent avec eux dans la fange où ils s’enfoncèrent. C’est là que fut couronné le bienheureux Mousché, prince des Timaksian, tué par Khoragan. Quant à Arschavir Gamsaragan, il descendit de son cheval et combattant à pied, il mit à mort Vourg, frère du roi des Lephin. Ensuite il tira son cheval du bourbier profond; mais, à ce moment, une de ses chaussures sortie de son pied, resta enfoncée dans le bourbier. Cependant Arschavir Gamsaragan, avec une seule chaussure, et tout couvert de boue ramena son cheval à terre, avec toute son armure; et d’un courage intrépide il s’élança à cheval comme un aigle, puis frappant de terreur l’aile des ennemis qui lui faisait face, il la mit en fuite. En tournant ses regards, il vit Vartan, le bienheureux général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, qui avec ses compagnons et avec toutes les troupes arméniennes, faisait tourner le dos à la masse des soldats perses, et les poursuivait. Ils étendirent les uns morts sur place avec leurs épées; ils jetèrent les autres dans le fleuve, où ils furent noyés, et le reste fut dispersé dans les campagnes et dans les forêts impénétrables. Quelques-uns des nobles perses, embarqués sur des bateaux, se hâtèrent de gagner l’autre rive du grand fleuve. Alors Vartan le bienheureux général des Arméniens, commanda à Arschavir Gamsaragan, prince des Ardzrouni, de lancer des traits sur les bateaux qui s’éloignaient, se fiant à son tir vigoureux et à son coup infaillible. Arschavir Gamsaragan toujours prêt à exécuter tout ce que le saint général lui ordonnait, obéissant aussitôt à son ordre, lança des traits sur les bateaux qui prenaient le large. Un grand nombre de ceux qui les montaient furent blessés grièvement, leurs bateaux furent submergés, et plusieurs autres mariniers avec les chefs se noyèrent dans le fleuve. Ayant ainsi remporté la victoire avec l’aide de l’assistance divine, ils s’en retournèrent dans leur camp, en remerciant Dieu et en le glorifiant.[51]

Etant restés pendant ce jour là sur le champ de bataille, ils se mirent en marche le lendemain pour passer le grand fleuve Cyrus (Gour), ils arrivèrent aux portes du défilé qui confine avec le royaume des Aghouank et des Huns. Là, ayant trouvé les gardes des portes et un grand nombre d’autres soldats perses, ils les massacrèrent en les passant au fil de l’épée. Ils confièrent les portes à un aghouan de la famille royale, nommé Vahan; ils l’expédièrent aussi comme messager chez les Huns et auprès [des chefs] des autres forteresses des environs, pour les persuader de s’unir à eux avec leurs troupes; ceux-ci consentirent volontairement à leur prêter leur assistance et s’y engagèrent par serment.

31. Vasag renie sa foi et viole son serment.

Toute cette [campagne] se terminait ainsi au gré de leurs désirs, grâce à la protection du Seigneur, lorsque tout à coup un messager vint trouver Vartan, le bienheureux général des Arméniens; il apportait une nouvelle fâcheuse et funeste, en disant: « L’impie Vasag a renié sa foi et violé traîtreusement son serment; car en se séparant de l’union sacrée, il s’est soulevé contre elle. Les nobles arméniens qui étaient restés auprès de lui, s’en sont également détachés et se révoltent contre elle; ils se sont détournés du droit chemin, et suivent les traces du démon. Ils ont expédié des messagers en Perse pour traiter par lettres avec les Perses; ils ont éloigné les gardes arméniens des forteresses et y ont placé des garnisons à eux pour les défendre. Vasag a fait enlever à leurs gouverneurs les enfants des familles des Mamigoniens, des Gamsaragan et ceux des autres princes, et les a fait renfermer dans les châteaux-forts de la principauté de Siounie. Il a donné ordre de les garder avec vigilance; puis le perfide prince les a fait conduire auprès du roi des Perses. Voici les noms de ceux, qui avec le misérable Vasag ont suivi les traces du démon: Dirotz, prince des Pakradouni; Katisch, prince des Khorkhorouni; Manedj, prince des Abahouni; Kiud, prince des Vahévouni; Varazschapouh, prince des Balouni; Arden, prince des Apéghian; Nersèh, prince d’Ourdza, et d’autres illustres princes de diverses familles. »

Lorsque Vartan, le bienheureux général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, les satrapes et l’armée qui étaient avec lui, eurent appris tous les crimes commis par Vasag, prince de Siounie, et par les satrapes qui étaient avec lui, ils éprouvèrent un vif chagrin. Ils se confièrent, ainsi que leurs enfants qui avaient été emmenés en captivité, à la protection de la main toute-puissante, en disant: « Voilà Jésus-Christ, notre Sauveur; son van à la main, il purifiera son aire; il choisira le froment, le rassemblera dans les greniers du ciel et il brûlera la paille dans le feu inextinguible. Soyons donc des grains de blé purifiés; attendons ardemment le jour de notre martyre; si nous en sommes dignes, nous partagerons le sort des saints, et une heureuse fin sera le couronnement [de notre existence]. Dieu conservera et élèvera les enfants; il fera parvenir chacun d’eux dans sa patrie, et rentrer dans sa dignité; il fera repentir et couvrira de honte et d’ignominie les complices du démon, tant dans ce monde que dans l’autre. » Le bienheureux ayant dit cela, il se dirigèrent tous ensemble du pays des Aghouank vers l’Arménie, dans la province d’Ararat, et là, ayant passé, suivant leur usage, les jours rigoureux de l’hiver, tous désiraient ardemment voir arriver les jours du mois [qui ouvre le] printemps et parvenir au terme de leur martyre: car aucun ne songeait plus ni à la victoire, ni à la défaite; ils aspiraient à la fin de la vie, dévorés par une soif ardente, afin de vider) le calice du salut.

32. Trahison de Vasag.

Cependant le perfide Vasag, prince de Siounie, ne cessait d’adresser des lettres aux princes, au peuple et aux prêtres de l’Arménie. Il leur faisait croire par des témoignages trompeurs qu’il avait apporté de nouveaux ordres de la Porte. « Le roi des rois disait-il, tolérera le christianisme en Arménie; il ne tirera point vengeance du massacre des mages; il ne gardera aucun souvenir de votre soulèvement, pourvu que vous vous éloigniez des conseils et du parti de Vartan, et pour ne pas vous perdre avec lui. » Le perfide Vasag écrivait en outre en son nom: « Je serai le médiateur de toute cette affaire, et je préserverai l’Arménie de tout dommage. » Le traître Vasag déposa ces lettres entre les mains de quelques faux prêtres, dont les noms sont: Zankag, un certain Sahag Tzaïnog et Pierre Ergathi. Sahag et Pierre étaient de la province de Siounie. Le perfide Vasag leur confiait les lettres à l’insu du bienheureux général Vartan pour les faire circuler dans toute l’Arménie. Envoyant cela, ceux qui étaient désespérés ou refroidis dans la foi, croyaient aux paroles du traître, et s’égaraient dans la voie de la perdition. Mais les gens courageux et vertueux et ceux qui désiraient le martyre, en entendant toutes ces absurdités, se ranimaient et se fortifiaient davantage, en attendant avec espoir le jour désiré de leur salut. Les jours froids de la saison d’hiver s’étant passés, la fête de Pâques arriva pour les fidèles. Ce jour-là apporta de la joie aux anges et aux hommes, puisque c’est par la résurrection solennelle du Rédempteur que tous se réconcilièrent ensemble. On célébra cette fête avec allégresse, et quelques jours s’étant écoulés, on apprit qu’une nombreuse armée avait fait invasion dans les provinces de Her et Zarévant.

33. Combat des Vartaniens.

Alors Vartan, le bienheureux général des Arméniens et seigneur des Mamigoniens, donna avis aux alliés qui s’étaient rendus dans leurs familles, pour célébrer les jours solennels de Pâques, que de nombreuses troupes s’avancent, en apportant des couronnes célestes, pour ceux qui aiment Dieu.

« Or, disait-il, celui qui désire les conquérir, doit se hâter, de crainte d’en être privé et de s’en repentir. Si quelqu’un pense autrement, c’est-à-dire de la même manière que ceux qui se sont laissés aller sur les traces du démon, qu’il s’arrête et demeure là où il lui plaira: car nul ne sera couronné avec ses compagnons, s’il n’a pas souffert avec eux. Que chacun prépare donc pour lui-même les biens terrestres et les biens éternels. » En entendant cela, les amis de la vérité et ceux qui aspirent à la vie éternelle accoururent en foule l’un l’autre à l’envi, comme des troupeaux qui, au son de la flûte, s’empressent de suivre le berger. Il me semble qu’Abraham mit moins de précipitation, en apportant le veau aux anges, que les soldats arméniens qui accoururent auprès du bienheureux Vartan, général des Arméniens, pour prendre part au repas du Christ et manger le pain des anges. Ils devinrent tous, comme les saints apôtres, un cœur et un esprit. Alors Vartan, le bienheureux général des Arméniens, du consentement de toute la noblesse qu’il avait avec lui, expédia un noble de la famille des Amadouni, appelé Arantzar,[52] avec trois cents hommes environ de cavalerie, pour aller épier l’armée des Perses et les provoquer au combat, s’il était possible, afin d’obtenir bientôt, par leur moyen, les couronnes célestes, que devait leur accorder le Christ Sauveur et dispensateur des biens éternels.

34. Victoire du prince Arantzar.

Arantzar et la troupe qui était avec lui s’étant mis en marche, le Seigneur leur accorda de rencontrer l’armée des Perses. S’étant précipités sur un corps considérable qui formait l’arrière-garde, ils firent tomber un grand nombre de combattants avec leurs glaives, et ils rejetèrent les autres jusque dans leur camp. Ensuite ils s’en retournèrent avec joie, sains et saufs, dans le camp arménien, où ils racontèrent comment la puissance de Dieu les avait favorisés. Ayant entendu ce récit, le bienheureux général Vartan et l’armée entière rendirent grâces à Dieu tout-puissant et ils le glorifièrent. Les soldats d’Arantzar rapportèrent que les généraux des Perses étaient Moushgan Niousalavourd et Toghevdj. Ils dirent aussi que les ennemis s’avançaient rapidement vers l’intérieur du pays. En entendant ce rapport, le bienheureux général des Arméniens et ceux qui étaient avec lui, se hâtèrent encore davantage de marcher contre l’ennemi, premièrement, pour atteindre bientôt l’heure du martyre, puisqu’ils priaient assidûment jour et nuit, afin d’être dignes de ce bonheur céleste; et ensuite ils disaient que peut-être la guerre arriverait sans doute à son terme dans les provinces de Her et Zarévant. D’ailleurs il n’y avait personne qui put empêcher l’armée perse de pénétrer en Arménie, d’y commettre des massacres, d’enlever des captifs et de ravager le pays. Bien qu’en songeant à tout cela, ils se hâtassent d’avancer, les troupes perses, précipitant leur marche, arrivèrent dans la province d’Ardaz, près du village appelé Avaraïr, au centre de la plaine de Deghmoud. Tel fut l’endroit que les Perses choisirent, par crainte des troupes arméniennes, et parce qu’ils le regardaient comme un asile sûr pour eux, ils élevèrent des retranchements au centre et y campèrent. Le vendredi de la fête solennelle de la Pentecôte, les troupes arméniennes arrivèrent dans les environs et elles trouvèrent les soldats perses qui n’avaient fait aucun préparatif de défense. Bien que cette armée eût pu causer de grands dommages à ces Perses surpris à l’improviste, cependant elle les épargna et fit trêve pour un jour. En effet ceux qui étaient animés par le désir du martyre, ne songeaient plus à remporter la victoire, en jouissant du spectacle de la désolation des âmes qui se livraient à la perdition, ils cherchaient sans cesse à atteindre l’heure de l’appel et le martyre tant désiré. Les Arméniens campèrent donc près de l’armée perse, jusqu’â la fin de la journée. Vers le soir, en récitant, comme d’habitude, les offices, ils se contentèrent d’un modeste repas. Ensuite les saints prêtres ordonnèrent de passer la nuit en prières ferventes; et pendant toute la nuit, tantôt en récitant les canons des psaumes et tantôt par de pieux entretiens, ils exhortaient les soldats à persévérer encore une fois pour mériter les biens éternels. Le saint prêtre Joseph, qui occupait aussi le siège pontifical, ordonna au bienheureux serviteur de Dieu, Léon, d’instruire le peuple et de l’encourager. Le saint prêtre Léon, pendant la nuit tout entière instruisait les assistants et les stimulait, par sa sagesse consommée et par ses enseignements inspirés par le Saint-Esprit, en expliquant des paraboles. Les paroles qui sortaient de la bouche du juste, comme le miel de l’abeille, causaient de la joie à ceux qui l’entendaient; il se rendait affable par l’inspiration divine qui produisait un éclat brillant dans le fond de son cœur, et par l’air angélique de son visage. Il arriva un jour que, lorsque le saint se reposait, le serviteur de Dieu, Maschthotz, son maître, et ses deux disciples, les bienheureux Gorioun et Artzan, le virent resplendissant d’une lumière éclatante. Ils comprirent aussitôt que la fin du saint [approchait], et qu’il devait terminer son existence par le martyre. Bien qu’ils ne lui aient point révélé cette vision merveilleuse, cependant le bruit s’en répandit partout de bouche en bouche. Dans ses instructions spirituelles, il rappelait à tous la vie et la vertu des anciens; d’abord les souffrances ineffables de saint Grégoire et ensuite de tous les autres qui en connaissant, disait-il, que cette vie doit finir tôt ou tard, ont préféré embrasser la vie éternelle. Les uns ont souffert des tourments et subi la mort; les autres se sont mortifiés en jeûnant et en couchant sur la terre; d’autres encore, par leur charité, furent dignes de recevoir les anges, à leur insu; d’autres, enfin, en gouvernant leur pays avec sagesse et en rendant la justice avec équité, devinrent les élus de Dieu. Car le don de la sagesse divine ne s’accorde pas à tout le monde [de la même manière], mais la Providence d’en haut le répartit selon le temps et les circonstances. Ceux qui le possèdent doivent acheter à un juste prix la vie éternelle par le moyen de la vie passagère, de même qu’ils acquièrent les biens perpétuels avec les biens corruptibles. Or vous, qui êtes destinés à boire le calice sacré et précieux, hâtez-vous de mériter et de posséder dans le ciel l’héritage des saints, dont le psalmiste célèbre les louanges en disant: C’est une chose précieuse aux yeux du Seigneur que la mort de ses saints. Et voila qu’aussi Grégoire, votre vertueux docteur, vous appelle dans la cité céleste de Jérusalem, [pour participer] au doux et ineffable banquet du Christ, d’où sont bannies les douleurs, les tristesses et les plaintes. C’est par ces paroles pieuses et par d’autres discours sacrés que chacun des nobles princes arméniens était encouragé par Léon et le bienheureux Joseph qui, quoique simple prêtre, avait cependant été élevé à la dignité du siège pontifical. Ils instruisaient la foule pendant toute la nuit et ils l’encourageaient par des paroles spirituelles. Ceux qui les écoutaient sincèrement reprenaient tout leur courage, comme s’ils étaient revêtus des armes du Saint-Esprit. Les heures ordinaires de la nuit leur paraissaient bien plus longues que celles des autres nuits; ils aspiraient à voir l’aurore tant désirée, afin de boire le calice du règne céleste. Vartan, le bienheureux seigneur mamigonien, en écoutant avec amour les paroles divines et les discours propres à exhorter au martyre, qu’adressaient les angéliques docteurs, Joseph et Léon, répondit ainsi: « De même que la dignité sacerdotale des ministres de la sainte Eglise est accordée par le Saint-Esprit et non par les hommes; de même les paroles de ces docteurs élèvent au ciel toutes les nobles pensées des auditeurs; de même aussi en ce moment, c’étaient eux qui, pendant toute la nuit et par des exhortations incessantes, nous appelaient tous au banquet céleste, en nous rappelant les tourments de saint Grégoire. Plusieurs d’entre nous, réunis maintenant ici, sont non seulement ses disciples, mais ils sont encore unis par les liens de la parenté avec lui. Hâtons-nous donc d’arriver aux noces du Christ, où nous appellent les apôtres et le Christ lui-même, qui, tenant ouverte la porte du paradis, s’apprête à accueillir tous les élus et à les consoler; car la joie qu’il y fait éprouver est perpétuelle, éternelle et infinie. Empressons-nous donc sans tarder: que personne ne suive Judas qui se sépara du reste des apôtres, comme vous avez vu cette nuit quelques-uns de nous qui, ayant été corrompus, ont marché suc les traces du démon. Pour moi, je reçois ardemment le calice que je désirais depuis longtemps, et je m’écrie selon qu’il est écrit: Je prendrai le calice du salut, et j’invoquerai le nom du Seigneur. » C’est ainsi que parla le saint général. Au chant du coq, saint Joseph et saint Léon ordonnèrent aux prêtres de réciter les oraisons. Chacun, ranimé par cette prière, et comme muni des armes du Saint-Esprit, se disposait à prendre le chemin qui conduit au paradis délicieux planté par Dieu. Après que les soldats arméniens eurent reçu le précieux corps et le sang de Jésus-Christ, ils se hâtèrent de commencer l’entreprise; car l’heure du lever du soleil approchait, et les troupes perses se mettaient en ordre de bataille et prenaient les armes. Saint Vartan, seigneur des Mamigoniens, divisa son armée en trois corps: il établit comme chef du corps d’armée qui formait le centre le seigneur des Ardzrouni, le chef des eunuques Mihr-Schapouh avec Arschavir, prince des Arscharouni, et le bienheureux Ardag, prince de Mog, avec d’autres satrapes. A l’aile droite, il plaça pour chef le bienheureux Khorène Makhaz avec le bienheureux Thathoul, prince de Vanant, saint Nersèh Kadchpérouni, avec d’autres nobles satrapes. Il prit lui-même, avec sa troupe, le commandement de l’aile gauche avec le prince des Aravéghian, Papak, et avec d’autres princes et satrapes arméniens: car c’était de ce côté que s’apercevaient en plus grand nombre les étendards de l’armée des Gadisch[53] [et] de Siounie, et d’autres vaillants guerriers. Il laissa comme arrière-garde Hamazasb, son frère, en lui ordonnant de ne contraindre personne, mais seulement d’exhorter chacun au salut par des paroles encourageantes. Après que saint Vartan eut ainsi distribué l’armée arménienne en trois corps, et que les soldats eurent reçu la bénédiction de la bouche des saints prêtres, en bénissant le Seigneur; les Arméniens et les Perses s’attaquèrent de part et d’autres; chacun s’avançait à l’envi, en désirant obtenir la couronne du martyre. Tout d’abord, les soldats perses furent mis en déroute.[54]

35. Martyre des Vartaniens.

Cependant un parti nombreux de soldats arméniens, qui s’était engagé par force et non pas de bon gré, travaillait à décourager et à détourner ceux [de leurs compagnons] qui aspiraient aux biens célestes. Cette troupe prit la fuite, et attira sur elle la damnation éternelle. Les soldats perses, en voyant l’armée arménienne ainsi affaiblie et exténuée, — car elle n’avait plus la force de les mettre en déroute, — en voyant aussi que les soldats arméniens prenaient la fuite, ils les environnèrent et se répandirent sur toute la plaine. Ceux qui étaient là succombèrent et arrivèrent ainsi au but de leurs désirs. Ensuite les soldats perses se mirent à la poursuite des Arméniens fugitifs, et, en les atteignant, ils massacrèrent les uns, et se saisirent des autres qu’ils renfermèrent dans un fort. Mais ceux-là avant rompu les rangs des soldats armés de lances qui montaient la garde pendant la nuit, ils en tuèrent un bon nombre et s’en allèrent librement. Au point du jour, les Perses, ayant fait prisonniers les fugitifs arméniens, les conduisirent dans leur camp, et là ils les égorgèrent; ils en tuèrent plusieurs autres, en lançant sur eux des éléphants; le reste des fugitifs se dispersa dans différents endroits de l’Arménie.[55]

36. Noms des martyrs avec leur nombre.

Voici les noms de ceux qui, en ce jour, méritèrent, avec saint Vartan, d’être appelés [au séjour] fortuné et céleste, et subirent le martyre de la famille Khorkhorouni, le bienheureux Khorène; de la famille des Balouni, le bienheureux prince Ardag; de la famille des Kentouni, le bienheureux Dadjad; de la famille des Timaksian, le bienheureux Hemaïag; de la famille des Kadchpérouni, le bienheureux Nersèh; de la famille des Kenouni, le bienheureux Vahan; de la famille des Endzaïn, le bienheureux Arsène; de la famille des Seronantzd, le bienheureux Karékin: et ainsi que nous l’avons appris, à la suite de différentes recherches et de divers examens, ceux qui, dans le champ de bataille, ont été couronnés avec les illustres satrapes, forment un chiffre de deux cent soixante-seize hommes; quant à ceux qui, descendus des forts, furent tués par le fer, ou foulés aux pieds par les éléphants, ils sont au nombre de sept cent cinquante hommes, qui tous ensemble font mille trente-six hommes: le nom de chacun est conservé dans le livre de vie par le Christ rémunérateur. Du côté des Perses; il y eut en ce jour, dans le combat, trois mille cinq cent quarante-quatre hommes frappés de mort, ainsi qu’on nous l’a exactement raconté; ce qui est confirmé par les rapports des généraux perses. C’est ainsi que se termina cette guerre, dans laquelle le Seigneur miséricordieux appela auprès de lui tous ceux qu’il chérissait. Alors Mouschgan Niousalavourd écrivit une lettre à Iezdedjerd, roi de Perse, dans laquelle il lui faisait savoir l’issue du combat, et lui annonçait la victoire remportée, en désignant par leurs noms ceux qui des deux côtés avaient succombé dans la bataille. Le roi Iezdedjerd, en apprenant la perte des hommes distingués dans l’armée perse, et la mort du brave Vartan, éprouva un très vif chagrin, en considérant tes exploits du héros, et la magnanimité dont il avait plus d’une fois fait preuve envers la nation perse, son ennemie. Il ordonna de répondre à cette lettre, et il rappela à la Porte Mouschgan Niousalavourd avec son armée. Il lui donna l’ordre de laisser comme marzban, à sa place, un certain Adrormizt,[56] à qui il recommanda par un édit de ne pas irriter les Arméniens, mais de les apaiser avec douceur, et de permettre à chacun d’exercer librement le culte chrétien. Mouschgan, aussitôt qu’il vit l’édit du roi et qu’il lut les ordres qu’il contenait, établit comme marzban de l’Arménie Adrormizt Arschagan; et lui ayant remis toute l’administration, comme il était ordonné dans l’édit du roi, il s’en retourna en Perse, avec la noblesse et avec toute son armée. Devenu marzban de l’Arménie, Adrormizt envoya différentes lettres de réconciliation dans les diverses parties de l’Arménie: « Venez, disait-il, vous établir avec confiance, et ne craignez rien. » Dans ces lettres, il écrivait et confirmait aussi la nouvelle consolante de tolérer partout le culte chrétien, en le laissant pratiquer selon la volonté et le désir de chacun. A cette nouvelle, tous ceux de la Perse et de Siounie accoururent avec joie. Alors Vasag résolut de marcher contre ceux qui s’étaient réunis auprès de Hemaïag. Il rassembla des troupes dans la forteresse de Daïk, en recrutant un grand nombre de braves guerriers parmi les Perses et les habitants de la Siounie. Il divisa son armée en deux corps, et il mit à la tête de ses troupes Arden Kapéghian et Varaz Schapouh Balouni. Un grand nombre de fugitifs arméniens, de satrapes, de princes, de citadins et de gens du peuple s’étaient rendus dans la terre de Daïk, et réunis autour de Hemaïag, frère du saint général Vartan, qui se trouvait alors en Grèce, pour demander des troupes à l’empereur (roi), comme nous l’avons déjà raconté. Il se présenta avec ses compagnons à l’empereur Théodose, qui, ayant su le motif de leur venue, les écouta avec bonté, et s’engagea à les secourir avec des troupes. Le saint empereur se disposait à exécuter sa promesse lorsqu’il toucha au terme de son existence et cessa de vivre. Marcien lui succéda; ce prince, s’étant informé de la situation des affaires des Arméniens, interrogea en ces termes les grands de sa cour: « Quelle réponse vous semble-t-il qu’on doive faire à ceux qui sont venus de l’Arménie ici? » Anatole, qui était alors général d’Antioche, et un certain Florentius, Syrien de nation, qui était un grand de la Porte royale, répondirent à l’empereur, en disant: « Il ne nous paraît pas utile de rompre l’alliance et les traités que nos anciens souverains ont depuis longtemps conclus et contractés de renouveler avec la guerre une querelle déjà apaisée, ni d’arracher un pays à la domination de son souverain. En outre, il faut encore considérer l’issue d’une entreprise si incertaine, puisque nul ne peut savoir si cette guerre aura une fin favorable ou funeste. » En parlant ainsi, ils détournèrent l’empereur de sa résolution; et les Arméniens échouèrent ainsi dans l’espérance qu’ils avaient conçue inutilement. Tandis qu’on différait de leur donner une réponse, la guerre éclata entre les Arméniens et les Perses. Les chefs et les satrapes arméniens qui s’étaient rendus en Grèce, voyant que malgré tous leurs efforts ils n’avaient rien obtenu, se hâtèrent de revenir, afin de n’être point privés de l’espérance de leur salut, et de se rendre dignes de vider avec leurs compagnons le calice du martyre.[57]

37. Martyre de Hemaïag, frère de Vartan.

Cependant, comme ils n’étaient pas arrivés au moment où on livrait le combat, ils s’arrêtèrent pour quelque temps près de la montagne appelée Barkhar, sur les frontières de la Chaldie.[58] La position qu’ils y avaient prise était assez forte. Tandis qu’ils conféraient ensemble sur la manière dont ils devaient agir en vue des éventualités du moment, les ennemis arrivèrent pendant la nuit, avec des guides sûrs, et, au point du jour, ils se jetèrent, les armes à la main, sur les compagnons de Hemaïag le Mamigonien, dans le village nommé Ordchenhagh, dans la province de Daïk.[59] Alors ceux qui étaient descendus du mont Barkhar se mirent à marcher avec précipitation et à monter sur leurs chevaux; et, les uns sans armes, les autres armés, battirent les soldats perses; puis, les faisant reculer, ils les mirent en fuite. Un grand nombre de combattants furent renversés par terre dans le village même et d’autres dans la campagne. Ce fut dans cet engagement que le bienheureux prince Hemaïag obtint la couronne du martyre, car il désirait ardemment de s’unir à son saint frère; aussi il ne tarda pas à être exaucé, puisque Dieu, en accueillant son désir, le couronna pour satisfaire à son vœu. Les soldats fidèles, qui s’étaient réunis auprès de saint Hemaïag, témoins de cet événement, furent plongés dans une grande affliction, et ils tombèrent dans le découragement n’ayant plus aucune espérance de consolation. Chacun semblait déjà entendre la sentence d’une mort infâme et dune fin terrible, et, frappés d’épouvante, ils s’en retournèrent sur le mont Barkhar, pour réparer les pertes qu’ils avaient essuyées dans ce désastre, et pour trouver quelque remède au malheur et à la désolation qui les accablaient.

Adrormizt, marzban des Arméniens, ayant appris la mort de tant de personnages distingués de l’armée de Perse et de Siounie, en fut d’abord profondément attristé et troublé; mais ensuite, ayant connu celle des saints Vartan et Hemaïag, il fut soulagé et transporté de joie, surtout lorsqu’il eut l’assurance positive que ces braves généraux n’existaient plus. Il convoqua un conseil pour trouver un moyen de s’emparer des fugitifs arméniens, sans en venir aux mains avec eux, de les soumettre à l’autorité [du roi de Perse] et de rendre l’Arménie tributaire. Finalement il fut résolu qu’on séduirait la noblesse par de faux serments et par de vaines promesses, sans employer la force des armes.

38. Départ des satrapes et des prêtres pour la cour de Perse.

Le marzban Adrormizt écrivit donc [aux satrapes] selon l’édit du roi Iezdedjerd, en leur jurant traîtreusement qu’il ne condamnerait personne à mort et qu’il ne priverait aucun seigneur de sa dignité ou de ses honneurs. En les séduisant ainsi par des promesses insidieuses, il s’empara de leurs personnes et les expédia à la cour de Perse. Voici les noms de ceux qu’il fit conduire à la Porte du roi Iezdedjerd: le grand prince des Ardzrouni, Nerschapouh; le prince de la famille des Amadouni; le prince de la famille de Vanant; le prince de la famille des Arscharouni, Arschavir; le prince de la famille des Antzévatzi, Siméon; le prince des Amadouni, Vahan; le prince des Kentouni; le prince d’Achotz; le prince des Aravélian, Papakh; le prince de Daschir, Vrèn; le prince des Ardzrouni, Abersam, avec d’autres chefs et nobles princes. L’impie Vasag, prince de Siounie, voulait, lui aussi, se mettre en route pour aller à la cour, mais il s’avisa d’envoyer en avant les saints prêtres arméniens, qu’il avait d’avance pris et enfermés dans diverses forteresses de Siounie. Ces prêtres sont le prêtre Joseph, qui était alors à la tête du siège pontifical; le vénérable Léon, et les prêtres d’Aradza, Samuel et Abraham. On conduisit aussi avec eux l’évêque des Reschdouni, Sahag; le vénérable Mousché, prêtre de la cour de Nerschapouh, prince des Adzérouni; le saint prêtre Arsène; le saint diacre Katchatch. Cependant Tatigh, saint évêque de Pasène, dénoncé par le prince Vasag, avait été auparavant conduit par les généraux perses dans le Kouzistan et retenu, dans ce pays, chargé de chaînes cruelles. Vasag fit transporter aussi les enfants qu’il avait enlevés à la famille des Mamigoniens et des Gamsaragan, ainsi qu’à d’autres familles des princes arméniens, croyant rendre par cette action un grand service au roi Iezdedjerd et à toute la Perse, et obtenir ainsi la dignité royale [en Arménie] avec d’autres honneurs. Mais Dieu augmenta encore davantage sa honte par la main de ses ennemis, lorsque Iezdedjerd, avec toute sa cour, le couvrit d’opprobre et le déshonora, selon l’invisible inspiration du Dieu de justice. Or, l’an treizième de Iezdedjerd, roi de Perse, l’impie Vasag, ayant fait partir avant lui tous ces personnages, se mit en route, avec un grand appareil et un cortège nombreux, pour se rendre auprès du roi des Perses. Il essaya de justifier auprès du roi et des nobles perses sa feinte et trompeuse loyauté, et d’obtenir en récompense, selon ses rêves insensés, la royauté de l’Arménie. Si par hasard, disait-il, cela ne me réussit pas, sans aucun doute et sans contredit, j’obtiendrai d’autres dignités et des honneurs, qui me sont dus. Toutefois il ne tenait pas compte de la volonté du Seigneur Dieu, qui dit, par la bouche du prophète, que les hommes ont régné, mais non pas avec lui; ils ont conclu des contrats, mais sans sa volonté. Aussi, au moment où cet impie croyait, selon ses désirs, s’élever à de si hautes dignités, tout à coup la justice de Dieu fit tomber le masque de ses pensées perfides, et détruisit tous ses funestes dessins, comme les conseils trompeurs d’Achitophel.[60] Or il se trouva que sur le même chemin par où l’on conduisait les saints prêtres, attachés et montés sur des mulets; le nombreux cortège, qui accompagnait l’impie Vasag, rencontra les martyrs du Christ. Ils demandèrent quelle était cette multitude; et on leur répondit: « C’est l’escorte du seigneur de Siounie; le voici lui-même qui vient vers nous. » Ayant entendu ces paroles, les saints poursuivirent leur chemin. Saint Joseph dit à Léon, serviteur de Dieu: « Je sais bien que Vasag aura l’insolence et la témérité de venir nous saluer; or réfléchis à ce qu’il nous conviendra de faire, et nous nous comporterons selon que tu nous l’ordonneras. » Saint Léon lui répondit en disant: « Ne cherche point à apprendre des hommes la doctrine de Christ qui dit: En quelque ville ou quelque village que vous entriez, saluez-le, et si quelqu’un en est digne, votre paix ira reposer sur lui; s’il n’en est pas digne, votre paix retournera vers vous. » A peine eurent-ils fini de parler, que le perfide Vasag, seigneur de Siounie, s’étant informé qui ils étaient, descendit aussitôt de son cheval et salua les saints. Ceux-ci, sans lui faire voir aucun soupçon d’inimitié, le regardèrent affectueusement. Sait Léon surtout, qui était naturellement gai et avait un air toujours souriant, avec des paroles enjouées et avec gaieté, conversa longuement avec Vasag, prince de Siounie. En entendant le langage amical et les paroles pleines d’aménité du bienheureux, Vasag, aveuglé par le démon, crut qu’ils ignoraient les pièges qu’il avait tramés contre eux; c’est pourquoi, rassuré encore davantage par les paroles de Léon, serviteur de Dieu, il les accompagna durant un long espace de chemin. Lorsqu’on eut cessé de parler, le seigneur de Siounie voulut les inviter; il les pria de dîner ce jour-là avec lui à l’hôtellerie. Quand l’impie Vasag s’éloigna un peu d’eux, saint Léon criant derrière lui, l’appela par le titre de sa dignité: « Seigneur de Siounie, seigneur de Siounie. » Vasag lui répondit avec empressement: « Mes seigneurs, que voulez-vous? » Le saint ajouta: « Ayant parlé de toute chose avec toi, nous avons oublié l’affaire la plus urgente et la plus importante, c’est de te demander où tu vas. » Ayant entendu cela, le traître Vasag fut saisi d’une grande tristesse, et dit avec étonnement: « Je vais auprès de mon seigneur, pour en obtenir une grande récompense, selon le mérite de mes grands services. » Saint Léon lui répondit, en disant: « Le démon, qui t’a séduit et qui t’a réduit à rompre la promesse faite à l’Evangile, te fait maintenant croire que c’est seulement par la dignité du royaume d’Arménie que les Perses pourront justement récompenser tes mérites. Tu attends vainement une récompense; car, si en effet tu portes en Arménie ta tête vivante sur tes épaules, alors le Seigneur Dieu ne m’aura point inspiré. » Ayant entendu cela, le perfide prince Vasag fut vivement attristé, toutes ses vaines espérances échouèrent, et il reconnut à l’instant que sa ruine était prochaine; car nulle des paroles du saint ne manqua son but, jusqu’à ce que tout fût accompli. Or le perfide prince de Siounie, étant arrivé à la cour, rendit visite d’abord aux nobles de la Porte royale; ensuite il se présenta au roi Iezdedjerd. Il fut, pour un moment, reçu avec égard et avec honneur par le roi et par tous les grands de la cour. Car, bien qu’ils connaissaient son iniquité, son serment et l’accord qu’il avait traîtreusement conclu avec saint Vartan et avec tous les princes de l’Arménie, pour les faire périr, et paraître lui seul fidèle; toutefois ils paraissaient tout ignorer, et l’honoraient avec affabilité comme un homme fidèle et bienfaisant. [Ceci dura] jusqu’à l’arrivée à la Porte des saints prêtres de Dieu, et des personnes les plus illustres parmi les chefs et les princes arméniens qui s’étaient révoltés, y compris les jeunes enfants des familles des Mamigoniens, des Gamsaragan et d’autres familles rebelles. Alors ils furent conduits et présentés par le traître Vasag devant le ministre Mihr Nersèh et devant les autres grands de la cour.

39. Les Léontiens sont interrogés par le ministre.

Le ministre impie des Perses, ayant d’abord fait venir devant lui les saints prêtres, interrogea le saint prêtre Samuel d’Aratz et son fils spirituel, le saint diacre Abraham, qui avait éteint le feu à Ardaschad. « Par quelle hardiesse, disait-il, et par l’ordre de qui avez-vous osé commettre un crime aussi épouvantable; et, sans redouter l’indignation du roi et l’autorité des princes, avez-vous eu la témérité de mettre la main sur un si grand feu? Si un pareil outrage eût été fait à un homme, cet acte eût mérité la mort, mais le crime est d’autant plus grand qu’on offense les dieux! » En entendant cela les deux saints hommes, Samuel et Abraham, répondirent ensemble, tantôt avec sincérité, tantôt avec dérision, en lui démontrant leur courage intrépide; et ils parlèrent ainsi en se moquant de leurs questions insensées: « Avoir la crainte juste et légitime des rois et des princes, c’est ce que nous impose notre religion même; mais éprouver la crainte des hommes au lieu de celle de Dieu, cela nous est impossible. Quant à ce feu que vous dites avoir été tué, nous n’avons point offensé le feu, ni en le battant, ni en le tourmentant cruellement. Car, en voyant la multitude de la foule et la lâcheté des ministres qui, ne comptant pour rien la crainte de leurs dieux, les ont abandonnés avec mépris et s’en sont allés; en voyant aussi le feu délaissé, réduit en cendres, et resté ainsi pendant plusieurs jours, sans que personne l’entretint, nous avons recueilli la cendre et l’avons jetée au vent; car nous voyions souvent les ministres eux-mêmes porter continuellement la cendre et la répandre sur la terre. Quant à ce que nos détracteurs nous ont reproché auprès de vous, d’avoir pris et jeté le feu dans l’eau; votre justice ne doit pas pour cela s’indigner contre nous et nous juger dignes de subir la mort, mais au contraire elle doit nous estimer dignes de louange et d’honneurs. Car, si en effet, suivant vos paroles, tout ce que vous nous dites, et que vous avez entendu dire à vos précepteurs, sont choses vraies; si le feu est le frère de l’eau, alors non seulement nous n’avons pas éteint ou offensé le feu, mais encore nous l’avons honoré et nous lui avons fait du bien. Or, s’il y en a qui méritent la mort, ce sont ceux qui, abandonnant et outrageant le feu, s’en allèrent, et non pas nous qui, l’ayant pris, l’avons confié à son frère, pour qu’il le conservât avec soin et avec honneur, et le restituât en temps utile. »

C’est ainsi que l’on accusait et que l’on interrogeait les autres ministres de Dieu: Saint Joseph digne pontife des Arméniens; le saint évêque des Reschdouni, Sahag; le saint prêtre Léon, avec d’autres vertueux prêtres qui subissaient avec lui l’interrogatoire; saint Mousché d’Aghpag, prêtre de la cour du prince des Ardzrouni; le saint prêtre Arsène du village d’Eghékiag, dans la province de Pakrévant, le saint diacre Katchatch, de la province des Reschdouni, disciple du saint évêque Sahag. « Par quelle hardiesse téméraire, leur disait-on, avez-vous accumulé vous-mêmes sur vos têtes infortunées tant d’iniquités qui méritant la mort? C’est vous qui avez détruit les temples, qui avez éteint ces feux si imposants, accordés à la Perse par les Dieux, pour nous préserver des événements funestes et terribles qui pourraient nous survenir par le fait des ennemis ou de toute autre manière; ce sont ces feux qui nous ont jusqu’à présent exemptés de tous les maux, et qui doivent nous protéger de même à l’avenir. C’est vous qui avez tué les mages, et qui, par vos machinations, avez fait périr Vartan, cet homme vaillant qui était si dévoué au seigneur des Arik. Plusieurs d’entre les généraux et d’autres Perses, avec lesquels il combattit, gardent le souvenir de ses glorieux exploits; et le roi lui-même, qui est semblable aux dieux, a été témoin oculaire de sa vaillance à Marvirod.[61] Il en est peu parmi les Perses qui puissent faire dignement l’éloge de cet homme et de ses actions: et c’est par votre doctrine infâme et pernicieuse que vous avez fait périr un tel homme; des torrents de sang des Perses et d’autres nations ont été versés dans votre pays. Ne pourriez-vous pas vous-mêmes trouver une mort quelconque, pour vous priver de cette lumière bienfaisante dont vous jouissez aujourd’hui indignement et sans aucun droit, au lieu de plusieurs tourments et d’une mort cruelle, selon le mérite de vos œuvres? » En entendant toutes ces paroles de menaces et de reproches du rusé ministre des Perses, Mihr Nersèh, et de tous les nobles de la cour, le saint homme de Dieu, Léon, se leva et répondit en ces termes: « Tous ceux qui peuvent être interrogés en présence de votre autorité et avec lesquels vous tenez de si longs discours, sont honorés de la dignité sacerdotale, selon notre religion et suivant la divine constitution de l’Eglise. » En disant cela, il désignait un à un les saints pour leur faire connaître qui ils étaient, quels noms ils portaient et à quelle dignité ils étaient élevés, suivant la loi chrétienne. Car, bien qu’ils eussent entendu parler des saints et des fonctions que chacun d’eux avait exercé en Arménie, toutefois ils ignoraient leurs noms et ne connaissaient pas les dignités dont ils étaient revêtus selon la consécration chrétienne. Il parlait ainsi de saint Joseph: « Celui-d, que vous voyez, bien qu’il vous paraisse moins âgé que moi, est à juste titre par sa dignité plus grand que moi; car il est le chef de tous les prêtres d’Arménie. » Ensuite, en montrant saint Sahag, il disait: « Celui-ci est revêtu de tous les ordres sacrés, suivant la véritable et sainte consécration qui nous a été donnée par le Christ. Les autres et moi, nous sommes égaux selon l’ordre sacerdotal; et si quelqu’un est inférieur en sang, comme il partage en ce moment notre sort et surtout comme il peut être digne d’obtenir le martyre désiré, il est bien plus grand dans le règne de Dieu, où tout est accordé libéralement. Ces paroles ne sont pas les miennes, mais celui qui est notre Créateur et notre maître a dit que quiconque servira volontairement tous les autres, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. Or, en arrivant aux réponses que vous nous avez imposées de faire à vos injonctions menaçantes, ce n’est point par manque de considération ou par ignorance que nous avons accompli une si grande et si terrible action; et loin de nous la pensée de nous en repentir, ou de paraître à quelques-uns avoir de la crainte et de ne pas avoir confiance dans ta terrible présence. Nous sommes heureux d’avoir agi ainsi, et nous nous en consolons. Nous aurons à souffrir divers tourments et la mort, et nous attendons avec anxiété le moment de les mériter. Quant aux temples du feu que vous nous dites avoir été détruits, ou quant à avoir tué le feu, il est écrit dans nos livres: « Que les Dieux qui n’ont point fait le ciel et la terre périssent sous le ciel ! » Car le feu se forme de diverses matières: tantôt il s’éteint par l’action des mêmes matières dont il tire son essence, et tantôt il augmente et s’enflamme par le moyen de la cause qui le fait naître. Or le feu jaillit du fer et de la pierre, de l’eau et du bois. Il y a aussi la perle blanche dont il sort du feu; de même il naît du feu de l’argile argentine, si on l’expose à la chaleur du soleil. Le feu qui naît du fer s’éteint si tu places d’autres feux sur lui; le feu qui sort de la pierre s’éteint si tu le couvres avec d’autres pierres; il en est de même pour l’eau et pour toutes les autres matières. Le feu qui sort du bois, c’est par le bois même qu’il s’enflamme; ce n’est donc pas le feu, mais le bois lui-même qui mérite d’être nommé dieu, puisque c’est lui qui produit et vivifie. Or, n’est-ce pas une folie extrême d’appeler frères deux ennemis, et dieu, ce qui n’est que l’œuvre des hommes? Celui qui dévore son père et son frère comme des ennemis, comment saurait-il honorer ou punir ceux qui l’adorent ou ceux qui l’offensent? Ces Dieux consument sans égard celui dont ils sont nés. Dans toutes les matières il existe du feu; en conséquence, toute matière qui existe sur la terre est un dieu. Si vous raisonnez ainsi, pourquoi nommez-vous aveuglément une partie de la matière dieu, et que de l’autre partie vous vous servez pour des choses impures? Ainsi vous l’outragez. Par exemple, avec une partie de briques et de pierres vous bâtissez des palais, et avec l’autre vous fabriquez des latrines et des endroits [pour y déposer] des immondices; avec une partie de l’argent vous formez des coupes, et avec l’autre des vases pour mettre les choses impures. Avec le feu du dieu, vous rôtissez et vous faites cuire les bœufs et les moutons; vous nettoyez avec l’eau les impuretés, les humeurs et les ordures; vous en buvez une partie pure ou bien mêlée de vin, vous n’en avez pas de l’horreur et vous n’en frémissez pas! Et pourquoi nous efforcerions-nous de dire ou d’énumérer une à une vos absurdités? Vartan, ce héros sage et vaillant, et ses compagnons ne voulurent pas rendre hommage à de telles erreurs, et protestaient sans cesse en disant que votre culte est faux et que vos doctrines sont celles de gens insensés. Mais vous ne les écoutiez point, car la violence ne permet pas de reconnaître la raison, comme on le voit actuellement. C’est pourquoi, ne pouvant supporter [ces erreurs] plus longtemps, ils affrontèrent la mort et ils furent couronnés. Nous aussi, nous avons ranimé leur courage et nous avons été leurs véritables précepteurs. »

Lorsque le saint homme de Dieu, Léon, eut dit toutes ces choses, les saints prêtres l’approuvèrent tous ensemble à haute voix, et ils en furent transportés de joie. Le perfide Mihr Nersèh et les autres nobles de la Perse qui s’étaient assis devant lui, en entendant l’approbation formelle que les saints [donnaient à ces paroles], et voyant la joie qui brillait sur leurs visages, se mirent en colère.

« Nos lois, leur dit le ministre, nous interdisent de s’indigner contre quelqu’un avant de l’avoir entendu. Or nous vous avons vus joyeux à cause des paroles de cet homme pernicieux, dont nous avons entendu et apprécié les actes et la doctrine magique, en vertu de laquelle il a fait mourir l’homme excellent, le brave Vartan et ses compagnons. C’est pourquoi il attirera justement sur lui des peines sévères et même la mort. Mais vous, faites-nous savoir si vous partagez le même sentiment que ce criminel a eu la témérité et l’audace d’exprimer devant vous. » Saint Joseph et saint Sahag lui répondirent en ces termes: « Toutes les paroles que le vénérable Léon, inspiré par la grâce du Seigneur, vous a adressées, et la réponse qu’il vous a faite, comme l’exigeait sa sainteté, nous les avons déjà depuis longtemps et bien des fois méditées tous ensemble. Aujourd’hui il les a admirablement exposées devant vous avec la sagesse que Dieu lui a accordée. Nous y avons réfléchi et nous avons conclu que nous sommes tous du même sentiment, et, unis dans la même volonté, nous désirons mourir de la même manière. Mais toi, plein d’aigreur et de dépit, tu l’as insulté. Heureux ceux qui ont les yeux de l’esprit clairvoyants et équitables! Mais les grands et quelquefois aussi les inférieurs s’avilissent, parce qu’ils sont infectés des passions de la chair. Or, vous pliant sous le poids de telles passions, ne nous insultez pas avec indignation; car c’est vous qui méritez tous les blâmes. »

Le prince impie, irrité contre les saints qui lui adressaient ces reproches, comme s’ils eussent lancé contre le roi ces injures, ordonna aux bourreaux de bâillonner étroitement avec des chaînes les bouches des bienheureux, jusqu’à ce qu’elles furent remplies de leur sang qui s’écoulait dehors. Cela fait, il congédia l’assemblée; et les saints, semblables aux saints apôtres, quittèrent pleins de joie le conseil parce qu’ils avaient été jugés dignes de souffrir des outrages, des flagellations et des condamnations pour le nom de Jésus. A l’égard des autres prisonniers, des chefs et des nobles princes qui avaient été traduits devant le même tribunal, Mihr Nersèh ordonna aux bourreaux de les ramener et de les garder chargés de leurs chaînes, « jusqu’à ce que, ajouta-t-il, le roi lui-même les interrogeât et entendît ce qu’ils auraient à dire. » Le lendemain, l’impie Mihr Nersèh, étant entré auprès du roi Iezdedjerd, lui rapporta toutes les questions adressées par lui et les réponses des saints prêtres. Le roi indigné ordonna qu’un grand conseil fût tenu le lendemain en sa présence, que tout Perse et tout étranger et quiconque portait quelque insigne royal, eût à comparaître devant lui, et que tous les prisonniers fussent amenés en sa présence. Quant aux enfants de la famille des Mamigoniens et des Gamsaragan et à ceux des autres familles, il ordonna au perfide Mihr Nersèh de les confier à qui il voudrait. En entendant cet ordre, tous les chefs militaires et ceux qui portaient quelque insigne royal se hâtèrent d’arriver au conseil. Le perfide Vasag, prince de Siounie revêtu de toutes les distinctions qu’il avait obtenues du roi, entra avec une grande pompe dans la chambre royale: car, excepté les honneurs des rois qui seuls lei manquaient, il n’y avait aucune distinction qu’il n’eût pas obtenue. C’est pour cela qu’il croyait s’asseoir sur le trône du grand royaume de l’Arménie. Il ne savait pas, le malheureux, que le Seigneur l’avait abandonné, que l’esprit malin l’étouffait, et que la parole du saint homme de Dieu, Léon, s’accomplissait alors sur ce misérable. Toute la salle étant remplie de Perses, le roi ordonna de faire venir en sa présence les Arméniens révoltés, chargés de chaînes.

40. Les satrapes comparaissent devant le conseil du roi.

Les grands d’Arménie furent conduits devant le roi, qui les interrogea en disant: « Par quelle témérité ou dans quel dessein, par quelle séduction ou par quel espoir insensé, vous êtes-vous engagés dans une si terrible entreprise dans laquelle vous voyiez votre ruine et celle de votre pays, comme cela est arrivé réellement, ainsi que vous en avez fait l’expérience? » Ayant entendu ces paroles du roi, les satrapes arméniens gardèrent pour le moment le silence, sans lui donner de réponse. Le roi, en réitérant la même question, exigeait d’eux une prompte réponse. Ils lui répondirent en disant: « Que votre bénignité nous permette de choisir quelqu’un d’entre nous qui vous exposera les motifs qui nous engagèrent, dès l’origine, à procéder ainsi, à décider et à agir: car il ne nous convient pas de parler tous confusément devant vous. » Le roi et les nobles y ayant consenti, on leur ordonna de s’expliquer. Alors ils présentèrent Arschavir Gamsaragan, disant qu’ils devaient tout entendre de lui. Arschavir Gamsaragan, inspiré par le Saint-Esprit, s’avança courageusement, et se mit à parler devant le roi et devant tous les nobles en disant:

41. Discours d’Arschavir Gamsaragan dans le conseil présidé par Iezdedjerd.

« Déjà, dès le principe, toutes les causes de vos démarches nous étaient connues, alors même qu’elles s’éveillaient dans le cœur de vos rois. Ensuite vous avez mis la main à l’œuvre; vous nous avez ordonné de vous obéir et vous nous avez forcés à embrasser une religion que ni nous, ni nos ancêtres, n’ont point connue et à laquelle ils n’ont point ajouté foi. Bien des fois nous vous avons déclaré qu’il nous était impossible d’accepter et de professer une religion que nos ancêtres n’ont jamais professée, qui répugne à nos cœurs et ne nous inspire que du mépris. Nous avons protesté ainsi, comme peut l’attester cette respectable assemblée. Comme nous n’avons point voulu consentir à vos exigences, vous nous avez, par la violence et par la force, réduits à pratiquer votre culte que nous avons suivi par crainte, en apparence; nous avons voulu échapper un moment à votre tyrannie, mais, dans notre cœur, nous avons détesté et abhorré cet acte; nous nous étions décidés à nous en délivrer par quelque moyen, et retourner dans notre patrie, pour l’abandonner ensuite avec nos femmes et nos enfants et nous réfugier sur une terre étrangère. Celai qui le premier exécuta cette résolution, ce fut le plus illustre parmi les princes arméniens et votre serviteur Vartan. Mes paroles sont connues et attestées par d’illustres personnages parmi les Perses, qui vivent encore et qui se trouvent ici auprès de vous. Ayant pris seulement sa femme et ses familiers, Vartan se dirigea, en fuyant votre tyrannie, sur le territoire des Grecs. Ayant appris sa fuite, Vasag, prince de Siounie, se hâta d’expédier auprès de lui en qualité de messagers les grands chefs, les princes et les grands prêtres Il lui fit porter le saint livre de nos lois, scellé de son sceau, sur lequel on avait prêté serment, Il m’envoya aussi avec eux, et dans la lettre que Vasag adressa à Vartan, il écrivait ainsi: « Pourquoi as-tu fui? ou bien qu’elle est cette crainte qui t’inspire de la peur, et que tu ne m’as pas déclarée? Ne fuis pas et ne crains personne. Si tu redoutes le seigneur de la Perse et sa force, ne t’en effraye point. Reviens donc, et nous enverrons une lettre l’empereur, nous nous soumettrons à son autorité, et lui, en croyant que, par notre propre volonté, nous plaçons sous son autorité un si vaste pays, il acceptera volontairement et avec joie notre proposition, et nous fournira des troupes. Alors, unis avec eux, nous fatiguerons sans cesse le seigneur de la Perse et les Perses eux-mêmes. Cependant, si l’empereur pense autrement, il ne connaît pas son intérêt, mais peu importe. Pendant que j’étais marzban des Ibères, et que la porte de Aghouank était sous ma main, plusieurs généraux grecs se sont liés d’amitié avec moi, par des engagements et par serment; et, fidèles à ce pacte, ils me fréquentent jusqu’à ce jour C’est moi qui tiens les tributs de toute l’Arménie; tous les commissaires sont sous ma direction. Je garde encore de l’argent en quantité considérable, que j’ai retiré des ministres perses qui se trouvaient ici, en Arménie. Cet argent se conserve dans mon trésor. Si j’en expédie une partie en Grèce, je rassemblerai de ce pays tant de Grecs, que la terre perse ne leur suffira pas pour butin. Ayant écrit tout cela, et confirmant ses lettres par serment, Vasag, seigneur de Siounie, fit revenir par force Vartan qui était déjà sur le point de passer chez des princes étrangers qui ne sont pas soumis à votre domination. La lettre que le seigneur de Siounie écrivit à Vartan existe encore; nous en avons le sceau auprès de nous; nous pouvons vous le montrer, si vous voulez le voir. En ce qui concerne ses enfants, il parlait de la sorte: « S’il y a des Perses en Arménie, je les renfermerai tous, chargés de fers, dans les forteresses, jusqu’à ce que le roi mette mes fils en liberté. » Il fit arrêter quelques Perses, il les mit pour quelque temps en prison, et, lorsqu’il eut accompli l’œuvre de notre destruction, alors il les laissa aller. Il envoya des lettres à l’empereur, aux autres nobles de la Porte, et au général d’Antioche; il expédia en Grèce Vahan Amadouni et d’autres satrapes de chaque famille. Il envoya Vartan avec nous et avec les troupes en Aghouank, pour y combattre; il nous poussa, à notre insu et par trahison à cette calamité, en faisant mourir un si excellent serviteur, Il fut cause de la ruine de beaucoup de Perses et d’Arméniens du pays même; et maintenant le voilà qui vient avec insolence s’asseoir parmi vous comme un homme qui a bien mérité. Mais vous! veuillez voir toutes les lettres qu’il a écrites et scellées pour l’empereur, pour toute la Grèce et pour plusieurs autres personnages, et alors ordonnez et disposez-en, comme il vous plaira; car là où il existe des lettres et des sceaux, votre équité n’a pas besoin de discours superflus et de paroles inutiles. » En entendant tout ce récit d’Arschavir Gamsaragan, et voyant aussi les lettres que Vasag, seigneur de Siounie, avait écrites, le roi Iezdedjerd et tous les princes de la cour connurent la vérité et furent frappés d’étonnement.

42. Vasag est déclaré coupable devant le conseil.

Alors le roi, appelant devant lui Vasag, prince de Siounie, se mit à lui parler d’un cœur fortement irrité et rempli d’indignation, et il lui dit: « Il est vrai que nous avions déjà entendu parler de tous ces desseins et de toutes ces trahisons. Mais cependant, dis-moi, quelle pensée as-tu conçue, ou bien quelle intrigue as-tu ourdie pour oser t’engager dans une entreprise si périlleuse et l’exécuter alors que tu étais prince et chef de l’Arménie? D’abord, tu as poussé les autres à la rébellion, comme nous l’avons exactement constaté par des lettres écrites par toi, qui ont été lues. En excitant à la révolte le brave Vartan, notre zélé et dévoué serviteur, et ses compagnons, tu les as trompés, en feignant d’écrire des lettres à l’empereur et à son général. De plus, tu l’as conduit avec l’armée en Aghouank, tu l’as poussé à attaquer les troupes perses, et ainsi tu as artificieusement trahi et dévasté le pays; ensuite tu as été cause de la mort de beaucoup de mes sujets perses et étrangers. Car, si même l’empereur et le roi des Huns m’eussent enlevé par force un serviteur, comme l’était Vartan, j’aurais combattu avec toutes les armées de la Perse, et je ne leur aurais point accordé de paix jusqu’à ce que je l’eusse possédé. Or tu as, avec tes mains, donné la mort à un tel sujet; tu as désolé un pays très vaste et très fertile, et tu as osé encore avec insolence venir nous visiter, comme si nous ignorions tes actes perfides. Sache donc que tu n’es plus dorénavant seigneur de Siounie, et tous les maux que tu as médités et exécutés retomberont sur ta tête perfide. Le tribut de mon Arménie et de ces Perses que tu as tués, et tous les biens que tu as ramassés, nous avons ordonné de les reprendre sur tes domaines et sur ceux de tes fils, jusqu’à ce que tout soit acquitté. Bien que le misérable et perfide Vasag voulût parler et répondre, personne ne prêta l’oreille à ses paroles, et personne ne les approuva; en effet, Vasag, ayant violé le serment fait sur le saint Evangile, s’attira la malédiction du bienheureux homme de Dieu Léon, qui le réduisit au silence et le couvrit de confusion. Quoiqu’il eût toutefois quelques mérites auprès des Perses, et qu’il tâchât de s’en prévaloir en ce moment, pourtant cela ne lui servit de rien; et même ils augmentaient encore plus ses crimes, en le rendant coupable. Alors se vérifia sur lui la parole du psalmiste, qui dit: « Lorsqu’on le jugera, qu’il soit condamné; et que sa prière même lui devienne comme un péché. » Le roi ordonna de lui enlever en sa présence et ignominieusement tous les insignes qu’il portait. Les gardes mêmes l’insultèrent et le dépouillèrent de ses ornements. Puis, après lui avoir ôté toutes ses marques d’honneur, ils le chassèrent honteusement hors de la cour royale.

Le même jour, son ennemi Varazvagan, le prince apostat de Siounie, fut établi seigneur de Siounie. Celui-ci, durant tout le temps qu’il fut placé à la tête du gouvernement de Siounie, commit beaucoup d’injustices; il éleva plusieurs temples du Feu dans la Siounie, pour consommer la ruine de sa maison, et, longtemps tourmenté par le démon, ainsi qu’il a été écrit plus haut, il succomba misérablement d’une mort cruelle. Le perfide Vasag vécut quelques années à la Porte, très affligé et accablé de beaucoup de souffrances. Il consumait ses jours en soupirant et en gémissant tous les jours et à toutes les heures, de sorte qu’en étendant lui-même la paume de ses mains, il frappait son visage d’une manière outrageante, en disant:

Reçois ces outrages que te valurent la violation du serment prêté sur le saint Evangile, le sang du saint martyr Vartan le Mamigonien, et de ses chers compagnons, martyrisés avec lui, qui ont hérité de la vie éternelle et qui ont laissé leur noble mémoire éternellement sur la terre et à toutes les générations de sa maison. Et toi, misérable, tu végètes au contraire pendant le peu de jours de cette vie, tourmenté par les remords et la douleur dans l’âme, et tu es réservé au feu éternel et inextinguible. Ce furent les serviteurs eux-mêmes du prince Vasag qui nous rapportèrent fidèlement toutes les paroles pénibles qu’il prononça, en versant des larmes, jusqu’au moment de sa mort. Il termina ses jours, dans la Perse, comme l’avait dit le saint homme de Dieu, Léon.

43. Noms des prisonniers.

Les saints prêtres retenus prisonniers étaient:

Joseph, patriarche; Sahag, évêque des Reschdouni; le bienheureux prêtre Léon; Mousché, prêtre de la cour de Nerschapouh, seigneur des Ardzrouni; Samuel, prêtre d’Aradza; Abraham, diacre; Arsène, prêtre d’Éghékiag; Khadchadch, diacre. Avec eux étaient aussi des satrapes fidèles, retenus prisonniers, dont voici les noms:

De la famille de Siounie, les deux frères Papgèn et Pagour; de la famille des Ardzrouni, Nerschapouh, Schavash, Schenkin (Schentin), Burkev et Dadjad; de la famille des Mamigoniens, Hamazasbian, Hamazasb, Ardavazt et Mouschegh; de la famille des Gamsaragan, Arschavir, Thath[oul] et Vartz;[62] de la famille des Amadouni, Vahan, Arantzar et Sernag (Arnag); de la famille des Kenouni, Adom; de la famille des Timaksian, Thathoul et Sad, avec deux autres membres de la même famille; de la famille des Antzévatzi, Siméon (Schmavon) et Aravan;[63] de la famille des premiers Aravélian, Papagh, Varaztèn et Tagh; de la famille des Ardzérouni, Abersam; de la famille des Mantagouni, Sahag et Pharsiflan; de la famille des Daschiratzi, Vrèn; de la famille des Raphsonian, Papig et Ohan.[64] Le roi Iezdedjerd ordonna que tous ces personnages et avec eux trente et un autres satrapes, chargés de lourdes chaînes, fussent retenus dans la province de Vergan, jusqu’à la seizième année de son règne. La seizième année de son règne, Iezdedjerd, se dirigeant avec toute sa nombreuse armée pour faire la guerre aux Kouschans, ordonna que les prisonniers arméniens, les prêtres et les satrapes fussent aussi amenés du Vergan auprès de lui. Arrivé dans le pays d’Abar, il passa dans la ville royale appelée Nischapour (Niouschapouh); il donna ordre que les prisonniers arméniens, les prêtres et les satrapes, fussent gardés là, dans le château de Nischapour. Mais, pour les deux bienheureux prêtres, Samuel et Abraham, il commanda de les conduire avec lui; il leur faisait sans cesse souffrir de cruels tourments et des flagellations, en les chargeant de lourdes chaînes, pour inspirer de la crainte et pour jeter l’épouvante parmi les chrétiens qui se trouvaient avec lui dans l’armée. Lorsqu’il arriva aux frontières de l’ennemi, ses projets ne furent en aucune manière réalisés; car, ayant été complètement défait, il s’en retourna couvert de honte, ayant perdu les plus illustres et les plus distingués de ses soldats, ainsi que d’autres hommes de la cavalerie. Ce ne fut pas en attaquant de front que les ennemis combattirent les soldats perses; mais, se précipitant soudain sur chacune des ailes, ils firent tomber un grand nombre de combattants sous leurs glaives; ensuite ils s’en retournèrent sans dommage et ils disparurent. En guerroyant ainsi pendant plusieurs jours, ils dispersèrent les soldats perses, en leur infligeant une sanglante déroute.[65] Le roi Iezdedjerd, se voyant si honteusement déshonoré et avili, fur plongé dans une profonde tristesse et se consumait de désespoir. Il avait l’esprit agité; il cherchait à savoir pour quel motif il avait été exposé à une si grave ignominie. Le cœur rempli de doute, il en attribuait la cause tantôt à la discorde de ses troupes et tantôt à la négligence des mages, en disant qu’ils n’avaient pas apaisé les Dieux avec des offrandes et avec des sacrifices. Les Dieux indignés n’ont pas voulu nous secourir; ils nous ont abandonnés, et, l’armée ennemie ayant triomphé de nous, nous sommes retournés vaincus et couverts de honte. Ayant appris la colère du roi, les mages s’assemblèrent par le conseil de l’inique ministre Mihr Nersèh, et ils se mirent à parler au roi, en lui disant « Vaillant roi des Arik, que ton âme ne cherche pas d’autres raisons touchant les revers qui nous ont été infligés par les ennemis: ce sont les Dieux qui sont grandement irrités contre nous à cause des prêtres arméniens déicides, qui depuis longtemps ont mérité la mort. En négligeant de nous occuper de leur sort, ils ont continué à vivre encore jusqu’à ce jour. Car, si même ils avaient été de simples sicaires, et que vous les eussiez gardés vivants pendant si longtemps, c’eût toujours été un acte grave et digne de blâme; d’autant plus qu’ils ont osé lever les mains contre les Dieux pour les tuer. Cependant ils vivent encore et voient le soleil! voilà pourquoi nous avons été sévèrement punis par les Dieux.

44. Martyre du prêtre Samuel et du diacre Abraham.

Ayant entendu ces paroles des mages, et croyant à la véracité de leurs faux discours, le roi s’emporta violemment contre les prêtres prisonniers, en déclarant qu’en effet ce furent eux la cause de la défaite signalée qu’essuyèrent ses troupes. Il ordonna aussitôt que les saints prêtres qui étaient avec lui, le saint prêtre Samuel et le saint diacre Abraham, fussent conduits dans un lieu solitaire, assez loin de l’armée, et que là ils fussent décapités, afin qu’aucun des chrétiens ne pût les trouver et vénérer leurs ossements. Mais, avant de les exécuter, il ordonna de couper la main droite de Samuel et de la poser dans la main du vénérable Abraham. Il commanda de couper aussi la main droite de saint Abraham et de la placer dans celle du vénérable Samuel puisque, dit-il, ils ont osé porter leurs mains sur le feu sacré et le tuer.

Ensuite il leur fit trancher la tête par le glaive.[66] Ainsi furent martyrisés Les saints, dans le mois de hroditz le septième jour du mois, dans la province nommée Vartkès.[67]

45. Martyre de Thathig, évêque de Pasèn.

Après cela, le roi ordonna d’expédier le plus promptement possible un messager auprès du bienheureux évêque de Pasèn, Thathig, qui depuis longtemps déjà était prisonnier en Assyrie, et tourmenté par de cruelles tortures. Il commanda de l’exécuter sur les lieux mêmes et de faire disparaître le corps du saint, pour que personne parmi les chrétiens ne le trouvât et n’exposât ses reliques à la vénération des fidèles. Le messager étant arrivé, les mages, pleins de joie, exécutèrent cet ordre; mais, avant de mettre le saint à mort, ils le torturèrent pendant plusieurs jours; ils lui écorchèrent la peau jusqu’aux os; puis, d’après l’ordre du roi, ils lui tranchèrent la tête. Le même ordre fut donné aussi pour les autres saints prêtres qu’on avait laissés prisonniers dans la forteresse de Nischapour.[68]

46. Martyre des Léontiens.

Le roi ordonna à Veh-Ten-Schapouh, l’intendant, de prendre avec lui deux nobles pour assesseurs, Dchenigan, chef des eunuques de la cour royale, et Movan, grand maître de la garde-robe, avec le chef des mages, et d’aller sans plus tarder tirer les saints prêtres et les satrapes arméniens de la prison où ils étaient enfermés; enfin de les conduire bien loin de la ville, dans un lieu impraticable et désert, et là, après d’horribles tortures, de leur ôter la vie de la manière qu’il jugerait convenable. Mais il imposa sévèrement à Veh-Ten-Schapouh l’obligation de ne faire savoir à personne leur départ de la ville, ni la route par où ils devaient les conduire, ni le lieu où ils devaient les exécuter. « Car, dit-il, nous avons entendu dire avec certitude que ceux qui appartiennent à la secte chrétienne se réjouissent grandement de leur mort. Ils disent en effet que, par la vertu des os de ceux qui meurent pour le nom de leur Dieu, si quelqu’un en conserve dans sa maison une partie ou quelque petit morceau, aucun mal ou infortune n’arrive, ni à lui, ni à sa maison, ni à ses familiers. De plus, ils disent qu’ils en obtiennent de la bonté, de la sagesse, de la valeur et de la protection. lis cherchent, aux dépens de leur vie, à se procurer de ces reliques, en personne ou par de l’argent, soit une dent ou un ongle, et à l’emporter dans leur maison. En outre, nous nous sommes informés auprès de personnes fidèles qui professaient leur fausse secte et qui à présent ont embrassé notre sainte et vraie religion, que si quelqu’un offre à leurs femmes, à leurs fils ou à leurs filles, des ornements d’or, d’argent et de perles, en y ajoutant un petit morceau des reliques de ces morts, ils l’estiment plus important et plus précieux que tous les autres objets. Que dirai-je de plus? les ornements mêmes que les pères et les mères leur ont donnés pour souvenir, des colliers et des bracelets de perles précieuses, les femmes des chrétiens ne font aucune difficulté de s’en défaire et de les donner, pour acheter les os de ces hommes. Mais vous, tâchez d’agir de manière quc leur exécution ait lieu dans un endroit désert et hors de l’atteinte de ceux qui meurent avec cette espérance d’honneurs et de ceux qui espèrent posséder les reliques de ces hommes.

L’intendant Veh-Ten-Schapouh, ayant entendu cet ordre du roi, dans le pays d’Abar, se rendit dans la forteresse de Nischapour, et là il se mit à dire des mensonges, en annonçant perfidement que le roi des rois lui avait ordonné de renvoyer dans leur pays les prêtres arméniens qui étaient enchaînés, et qu’à l’égard des autres nobles arméniens, il avait promis de leur rendre la liberté, à son arrivée. En entendant cela, les habitants de la ville royale croyaient à la véracité des paroles que Veh-Ten-Schapouh leur avait adressées. Mais les saints prêtres, l’ayant entendu, reconnurent à l’instant, par la vertu du Saint-Esprit, que l’heure de leur martyre était proche; ils se mirent à parler aux satrapes arméniens, avec qui ils étaient enchaînés, et ils leur dirent: « Bien que Veh-Ten-Schapouh ait voulu cacher la vérité, il ne l’a pas pu, puisque nous aurons le sort que nous savons. Vous serez, par la miséricorde du Christ, déchargés de vos liens, et nous, par la grâce du Saint-Esprit, terminant les jours pénibles de cette vie, de notre pèlerinage, nous nous rendrons dans notre véritable patrie, chez nos proches; c’est là que nous trouverons les chœurs des apôtres, les demeures des saints, l’armée du Seigneur et du Créateur de tous, du Christ, qui dit: « Où je suis, là sera aussi mon serviteur. » Tandis qu’ils parlaient ainsi, un des bourreaux, qui était en intime relation avec les satrapes arméniens prisonniers, et qui s’était exactement renseigné de toute l’affaire auprès du bienheureux Khoudjig,[69] vint leur découvrir leurs secrets desseins; il leur fit connaître la vérité, et ce que le roi avait ordonné concernant l’exécution des prêtres. Les satrapes, en apprenant ces nouvelles, pleuraient amèrement, non qu’ils ne désirassent pas le martyre des saints, car eux-mêmes souhaitaient de le mériter, mais parce qu’ils en étaient privés et qu’ils restaient comme des orphelins inconsolables. Cependant les saints, ayant entendu de la bouche du bourreau cette heureuse nouvelle, se ranimèrent et ils en éprouvèrent une grande joie; et, rendant gloire à Dieu, ils se préparèrent aussitôt à réciter les offices de la nuit, car l’heure des offices était déjà passée, en comparaison drs autres jours. L’arrivée de l’intendant à la ville royale fut également retardée, et il fut obligé de s’y arrêter la nuit. Les saints, ayant récité l’office du soir, prirent le peu de nourriture simple qu’ils avaient à leur disposition, comme si c’eût été un mets délicat. Ce repas devenait agréable pour eux, car ils étaient pleins de satisfaction et consolés par la grâce du Saint-Esprit. Ayant fini le repas, ils glorifièrent et bénirent Dieu, et ils récitèrent les prières. Les saints prêtres du Seigneur ordonnèrent aux satrapes prisonniers de veiller cette nuit et de faire tour à tour des prières, en leur disant: « Si quelqu’un de vous est aujourd’hui renvoyé en Arménie, n’est-il pas vrai que vous adresseriez avec joie à tous vos amis des lettres affectueuses et des nouvelles consolantes? De plus, vous prierez Dieu aussi pour celui qui devrait voyager, afin qu’il puisse arriver heureusement chez vos parents et exécuter ce dont vous l’auriez chargé. Or voilà que nous allons être envoyés par vous auprès de Dieu. Nous avons tous prié le Christ, notre Sauveur, et son Esprit-Saint, afin que nous puissions tous, avec un courage intrépide, être dignes de marcher dans la voie désirée qui conduit au ciel, de porter vos hommages et vos recommandations au Christ miséricordieux et aux saintes cohortes des apôtres, des prophètes et de tous les saints, par l’incessante intercession desquels le cœur miséricordieux du Christ créateur sera touché de compassion; il sera votre consolateur et votre libérateur; il vous déchargera des liens visibles qui vous enchaînent, et il confondra vos ennemis et vos rivaux. Il vous fera voir le pays de l’Arménie et vos familles; il y recueillera les ossements de chacun de vous et il les unira aux cendres de vos pères; et, en délivrant vos âmes des liens invisibles du démon, il les conservera inviolables jusqu’au jour de Jésus-Christ. » Lorsque les satrapes eurent entendu ces vœux des saints prêtres du Christ, ils leur répondirent, en disant: « Qui peut être jamais vaincu par le sommeil dans le ciel, où il n’y a ni veille, ni souffrance; ou bien, qui donc souffrira et aura du chagrin dans l’éternelle félicité, d’où sont bannis les douleurs, les tristesses et les sanglots? Ce jour-ci est comme un précurseur et comme un gage de ce jour-là. Et tandis qu’on prêche et qu’on fait sans cesse entendre parmi nous la doctrine des saints prêtres de Dieu, pourquoi la tristesse doit-elle résider dans nos cœurs? Car nous avons été dignes de voir, pendant notre existence, nos pères et nos docteurs qui ont été, de leur vivant, comme autant d’anges, et, à leur mort, comme autant d’esprits célestes. Mais nous pleurons, comme le Christ notre Sauveur, en voyant Jérusalem, ou bien Lazare qu’il a ressuscité de la mort, en réfléchissant pourquoi une créature immortelle et sainte du Seigneur, séduite par la tromperie du démon, a été de nouveau remise sur la terre, sujette aux maux et à la mort. »

En entendant toutes ces paroles consolantes des satrapes, les saints prêtres du Seigneur éprouvèrent une très grande joie; et, en étendant les mains vers le ciel, ils se mirent à rendre grâces à Dieu, en disant:

Nous te rendrons grâces, « Seigneur, toi qui, par les mérites de la prédication des saints apôtres, as régénéré plusieurs autres apôtres, et, par la vertu des martyrs vertueux, as engendré d’innombrables héros, comme aussi l’apôtre et le confesseur saint Grégoire, par ses bonnes œuvres et par l’enseignement de sa sainte et désirable doctrine, transportant tous les cœurs d’un zèle sacré, a produit des docteurs et d’innombrables héros, plusieurs religieux et de nombreux chœurs de vierges, en formant de chacun un temple de la sainte Trinité. Nous te remercions, notre Sauveur, car tu as rendu dans le troupeau de saint Grégoire les brebis plus intelligentes que les pasteurs; et tu accordé la science au peuple, aux disciples plutôt qu’aux précepteurs. Voilà que, nous aussi, nous sommes maintenant encouragés et ranimés par la doctrine de nos fils spirituels, inspirés par la grâce divine: ce sont les enfants qui enseignent les pères; les disciples, les maîtres, et le peuple, les prêtres. Or nous sommes dirigés avec joie par ceux-ci, qui nous mettent en route et nous envoient auprès de toi; et eux, en demeurant dans le corps, sont avec toi et en toi, et ils se fortifient par toi. Conserve-les avec ta main toute-puissante; défends-les par la force de ton Esprit-Saint, en les consolant avec la joie de ta parole, en leur concédant ta paix, et en faisant croître la grâce en eux. En bénissant ainsi les bienheureux prisonniers et en les recommandant au Tout-Puissant, ils ajoutèrent: Il vous conservera saufs et vous consolera pour toujours avec son Saint-Esprit: cependant ne vous attristez point, mais réjouissez-vous en Celui qui dit: Je ne vous laisserai point orphelins, je viendrai à vous. Il est déjà venu, il se trouve parmi vous; il vous délivrera des liens où vous vous trouvez, vous gardera dans l’espérance de son secours, et vous fera vivre avec une libre franchise, puisque nous sommes tous les jours livrés à la mort à cause de vous, et que nous sommes regardés comme des brebis destinées à la boucherie. Le Seigneur tout-puissant écrasera le démon sous vos pieds, vous rendra illustres et célèbres au milieu de cette nation impie, et vous fera retourner dans votre patrie. Il gardera vos maisons, élèvera vos enfants, et fera vos fils héritiers des biens de Leurs pères. Gloire à lui maintenant et dans tous les siècles! Amen, »

Lorsque saint Léon eut achevé d’adresser toutes ces paroles de doctrine et de consolation, par l’ordre de saint Joseph et de saint Sahag; eux aussi, en bénissant les bienheureux satrapes et les autres qui s’étaient réunis auprès d’eux, les recommandèrent tous à la sainte Trinité et se mirent à prier. Alors chacun des bienheureux satrapes prisonniers devint comme ceux qui s’étaient rassemblés dans le cénacle, et qui s’entretenaient avec les saints apôtres, remplis de la grâce du Saint-Esprit, ranimés et confirmés dans l’espérance céleste. Et tandis que tous les esprits des auditeurs tressaillaient de joie, en jouissant de la divine doctrine des docteurs apostoliques, comme de divers mets délicieux et exquis; voilà que tout à coup arrivèrent les nombreux bourreaux de l’intendant avec plusieurs torches allumées; puisque, selon le divin ordre de l’arrêt perpétuel et inaltérable, c’était déjà l’heure ou le coq chante. Ils étaient accompagnés d’une foule de forgerons, munis des instruments de leur métier, enclumes, marteaux, masses et limes, pour limer, couper et détacher les fers des mains, des pieds et de cou des saints; ou bien pour rompre et briser ce qu’ils ne pourraient pas couper avec des limes, en le posant sur l’enclume, et en rompant avec des marteaux l’écrou de fer. Car leurs fers étaient plus durs et plus pesants que tous les fers ordinaires, avec lesquels on enchaînait les autres condamnés; et les mages le avaient fait faire expressément pour eux, comme pour des hommes infâmes, ennemis de la patrie et déicides. Les chaînes du saint patriarche étaient, à ce qu’on disait, plus fortes, plus grosses et plus lourdes que les autres. Les saints prêtres du Seigneur, en voyant arriver les bourreaux avec Veh-Ten-Schapouh, et en apercevant la multitude des forgerons, s’en attristèrent tous et se troublèrent, puisqu’ils désiraient se rendre au céleste appel, avec les mêmes ornements, qu’ils méritèrent de porter pendant si longtemps sur leur corps pour le nom de Dieu. C’était un plaisir et une joie pour eux d’aller avec leurs chaînes sur le lieu du martyre, pour y mériter la gloire éternelle. Ils souhaitaient ardemment y laisser ensuite les chaînes et les liens des charges de ce monde. Il en est parmi les hommes et parmi les femmes qui, cherchant la gloire, et pleins d’avidité, se parent d’or, de perles et de pierres précieuses, dont ils se ceignent orgueilleusement les mains, les pieds et le cou. Si quelque ennemi ou quelque prince tyran les eussent ornés, pour punition, avec ces chaînes, et leur eût commandé de les garder sans les ôter, ils commenceraient à fondre en larmes, et ne pourraient les souffrir un seul instant. Cependant les saints s’enveloppaient eux-mêmes de leurs chaînes, et cela ne leur paraissait rien; ils n’en sentaient point le poids; et même, en voyant sur les autres différents objets, l’envie les ronge parce qu’ils ne les possèdent pas. S’ils en possèdent, disent-ils, comment pourrons-nous paraître plus riches qu’eux? Et quand même on les chargerait de tous les objets précieux de ce monde, jusqu’à en être oppressés et étouffés, ils n’en seraient pas encore satisfaits. Pourtant ceux qui se parent de ces ornements passagers ne paraissent point si beaux, si splendides et si chers à tous ceux qui les observent, que les bienheureux et angéliques fils du martyr Grégoire, héritiers de ses vertus paternelles, avec leurs chaînes désirées qu’ils portaient glorieusement et avec joie sur leurs mains sacrées et sur le cou.

Les forgerons s’approchèrent d’eux, et s’efforçant pendant plusieurs heures de rompre avec des limes et avec d’autres instruments les écrous énormes, et ne le pouvant pas, ils les appuyèrent sur les enclumes, et, en les rompant avec des marteaux, à peine purent-ils détacher les fers et les enlever des corps des saints, déchirant cruellement et ulcérant leurs chairs. Mais ils ne comptaient pour rien toutes ces souffrances horribles; et, tandis que les bourreaux prolongeaient cette torture jusqu’à la troisième heure du jour, ils bénissaient, avec les satrapes prisonniers, le Christ, réparateur de tous les maux, en lui adressant des prières et en le glorifiant. Alors Veh-Ten-Schapouh ordonna à ses compagnons de faire venir en secret et pendant la nuit les personnages influents de la capitale, comme aussi les principaux parmi les mages; il leur parla ainsi d’après l’ordre royal, en leur disant: « Que chacun de vous réfléchisse pour sa vie et pour sa famille, et qu’il redoute la sévérité des rois qui peuvent, comme les dieux, ôter la vie et la donner, élever à des dignités et dégrader. Dès aujourd’hui, jusqu’à ce que toute l’année royale soit réunie et rassemblée dans le Vergan, qu’il soit défendu de sortir hors des portes de la capitale à tous les Arméniens, quels qu’ils soient, ou à quelqu’un des gens des satrapes arméniens ou à ceux des prêtres enchaînés, que nous devons emmener aujourd’hui, ou à tout autre Arménien, arrivé de quelque endroit que ce soit pour y habiter; autrement, vous serez, sans aucune indulgence, punis avec toutes vos familles et soumis par le roi à une mort cruelle, et nous serons impardonnables, alors que tous ces maux vous arriveront. Tenez-vous donc en garde avec crainte, et ayez soin de faire ainsi que nous. Alors tous nous obtiendrons de glorieuses récompenses. »

En songeant en effet à l’ordre du roi, ils craignaient que quelqu’un des gens des satrapes prisonniers, étant déguisé, ne cherchât furtivement la trace du chemin par où ils passeraient. Mais Jésus, le Sauveur, avait déjà envoyé avec eux celui qui devait montrer et révéler au monde ce grand trésor. Cependant ils agissaient comme les Juifs qui commandaient aux soldats de Pilate de garder le sépulcre, lorsque la sagesse divine l’ouvrit par le moyen des anges et le montra aux fidèles, au nom de Celui qui prouve toujours que ses paroles sont infaillibles, et qui dit: « Celui qui croit en moi fera lui-même les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes encore. » Lorsque les bourreaux eurent exécuté l’ordre de Veh-Ten-Schapouh, ils se hâtèrent ensuite de faire sortir les saints de la capitale. En voyant cela, les satrapes arméniens, qui devaient rester enchaînés dans la forteresse de la capitale, furent ranimés et mirent leur confiance dans l’espérance céleste; et, en présence de toute la multitude du peuple perse et de ceux de la ville, ils se jetèrent sans crainte et pleins de joie aux pieds des saints prêtres; ils les baisèrent longtemps, les suppliant et leur disant de se souvenir d’eux dans la félicité et dans le règne céleste. De même, les saints prêtres du Seigneur, les embrassant tous avec tendresse et d’un visage serein, disaient ainsi: « Que le Dieu des armées vous bénisse et vous accorde la grâce de persévérer pour la gloire de son nom; qu’il vous donne de la force devant ces nations païennes, et qu’il délivre vos corps des liens visibles dans lesquels vous vous trouvez; qu’il vous guide vers la terre ou vous êtes nés, et qu’il fasse reposer vos os dans le sépulcre de vos pères; et, dégageant vos âmes des liens invisibles du démon, qu’il vous transporte dans la patrie où vous nous envoyez; qu’il nous établisse avec vous dans les demeures éternelles où est assis le Christ à la droite du Père. » Les impies, en voyant que les saints prêtre se séparaient si joyeusement des satrapes arméniens, se moquaient d’eux intérieurement et les raillaient, croyant qu’ils ignoraient l’ordre du roi; ils disaient secrètement entre eux: « Si les prêtres savaient la mort qui les menace, il s’en trouverait plusieurs pour les pleurer, et ils ne pourraient point rire ainsi et se réjouir. » Mais les impies ne savaient pas que cela même était le motif de leur joie, et que pour cela ils se consolaient extrêmement, autant ceux qui s’en allaient que ceux qui les abandonnaient. Les saints prêtres et les satrapes Arméniens s’embrassèrent les uns les autres, et, se faisant leurs adieux, ils partirent pour être couronnés par le martyre auquel ils étaient invités. Les saints prêtres étant partis, d’autres jeunes serviteurs des bienheureux se joignirent à eux. Ils étaient spontanément venus avec eux de l’Arménie pour les accompagner et pour leur prêter assistance dans leur captivité, et ils désiraient devenir dignes d’obtenir la participation d’un sort meilleur. Surtout le prêtre Khorène, qui était de la province d’Ararat, du village appelé Orgovi;[70] et le bienheureux prêtre Abraham, qui était de la province de Daïk, du village nommé Zenags.[71]

Veh-Ten-Schapouh, qui conduisait les martyrs avec leurs compagnons, leur demanda à qui ils appartenaient, et, ayant entendu d’eux qu’ils étaient prêts à aller où l’on conduisait leurs pères et docteurs spirituels, soit à la vie, soit à la mort, il s’indigna et ordonna à ses soldats de les saisir par force et de les garder là dans la capitale; il leur imposa, en réitérant le premier ordre, de veiller sur eux avec un grand soin, jusqu’à ce que toute l’armée royale fût entrée dans la ville. Ensuite il dit: « Qu’aucun des serviteurs des satrapes prisonniers ne puisse sortir de la capitale pour des affaires particulières, partout où ils seront envoyés par leurs maîtres. » Les bienheureux prêtres Khorène et Abraham, voyant que les bourreaux les retenaient forcément dans la capitale, furent fort troublés et attristés, se croyant indignes de cette couronne céleste que devaient obtenir leurs saints docteurs, fils de saint Grégoire. A la sixième heure du jour, l’intendant Veh-Ten-Schapouh quitta Nischapour, avec les prêtres, par le chemin qui conduit dans le Vergan.

47. De Khoudjig, qui fut témoin oculaire du martyre des Léontiens.

En entendant ces paroles, un marchand [nommé Khoudjig] originaire du Khouzistan (Khoujasdan) qui avait, pour des affaires de commerce, voyagé différentes fois dans l’Arménie; qui dès son enfance avait vécu vertueusement; fils de parents fidèles et pieux chrétiens, et qui connaissait intimement les bienheureux prêtres et les satrapes arméniens prisonniers, pour lesquels il avait dépensé ses biens, et qui les avait servis alors qu’ils se trouvaient dans le Vergan, attendait tous les jours et espérait être digne d’obtenir quelques reliques des saints après qu’ils seraient martyrisés. Ce marchand, en entendant l’ordre du roi, sans tarder un seul instant et sans que personne n’en sut rien, remit ses chevaux et ses biens à ses fils et à ses compagnons, et lui, choisissant ses plus forts et ses plus robustes chevaux, et se faisant passer pour un des gens de l’armée, se mit én voyage par le chemin qui conduit dans le pays d’Abar. Il accompagnait Veh-Ten-Schapouh en lui indiquant pendant le voyage, avec beaucoup d’intelligence, les stations où ils devaient loger. Cette attention de Khoudjig avait plu à Veh-Ten-Schapouh; il l’aima tendrement et conçut de l’affection pour lui, car c’était Dieu qui favorisait l’entreprise. Khoudjig étant admis dans la familiarité du prince, celui-ci lui demanda, en manière de passe-temps, de quel village il était, quels étaient ses parents et d’où ils étaient originaires. Alors Khoudjig lui donna des raisons et des réponses équivoques, en alléguant de faux prétextes pour la circonstance. « Je suis, disait-il, fils de parents honnêtes qui, depuis leurs aïeux, ont été fidèles adorateurs du Feu et du Soleil auquel ils m’ont consacré dès mon enfance, et c’est par leur protection que j’ai vécu jusqu’à ce jour et que je vivrai, en voyant clairement sur moi la protection des Dieux. » En parlant ainsi, le bienheureux Khoudjig se rappelait les prétextes du docteur des nations, saint Paul, qui prétendait être tantôt pharisien et tantôt romain, tandis qu’il n’était ni l’un ni l’autre, mais au fond du cœur il était prêcheur et docteur de l’Evangile, bien que citoyen de Tarse, capitale de la Cilicie, il appartenait surtout à l’armée sainte, spirituelle et céleste; mais pour le moment il entraînait çà et là l’esprit des auditeurs pour pouvoir propager la vérité et la confirmer. Aussi le bienheureux Khoudjig, par des discours mensongers, gagnait en ce moment le cœur de Veh-Ten-Schapouh, afin qu’en atteignant le but désiré de son voyage, il pût ensuite exécuter à son gré ses projets. L’intendant Veh-Ten-Schapouh considérait comme un don particulier des dieux d’avoir rencontré Khoudjig, voyant en lui une grande intelligence en toute chose. Il le regardait surtout comme un auxiliaire fidèle et habile pour l’affaire à laquelle il s’appliquait. Pour cela, il ne permettait pas qu’il s’éloignât de lui, même pour un instant, il le gardait jour et nuit auprès de lui, et, avec une grande tendresse et une estime particulière, il lui communiquait l’ordre du roi et l’urgence de l’affaire pour laquelle il voyageait. Puisque, comme nous l’avons dit plus haut, c’était Dieu qui disposait toutes les choses à son gré, à la destruction et à la confusion des impies, à l’avantage et à la gloire de sa sainte Eglise. Ainsi la parole du Saint-Esprit se vérifia; elle disait qu’ils ont formé des desseins, mais sans mon approbation; ils ont conclu des traités, mais sans mon inspiration. Et le psalmiste ajoute: « Leurs desseins ont avorté. »

Ensuite le bienheureux Khoudjig allégua le prétexte d’aller ailleurs pour ses affaires et demanda son congé à Veh-Ten-Schapouh, de sorte qu’il éloigna la pensée de l’intendant de tout soupçon d’intérêt, et il lui paraissait encore plus fidèle, en sachant certainement par l’inspiration de l’Esprit-Saint que Dieu permettait de le laisser aller. Mais Veh-Ten-Schapouh ne voulait pas absolument prêter l’oreille aux paroles de Khoudjig, et il lui disait secrètement: « Toi, qui es élevé dans cette religion et qui vis pour l’honneur des Feux, ne désires-tu pas rester auprès de moi pour voir l’exécution de ces iniques meurtriers du Feu, condamnés à mort, et pour t’en réjouir? Le bienheureux Khoudjig, ayant entendu ces paroles de l’intendant, le remercia par une profonde salutation pour l’affection qu’il lui portait; et, au fond de son cœur, il glorifiait et bénissait Dieu tout-puissant qui dispose de tout et qui faisait parler l’intendant et prier celui qui devait découvrir les reliques des saints, de se porter avec lui à l’endroit des martyrs du Seigneur, lui qui devait anéantir et flétrir l’ordre du roi et qui devait propager et distribuer le grand et céleste trésor des saints. Le bienheureux Khoudjig adressait au Seigneur les vœux de son cœur, priait le très Haut de lui donner l’intelligence et l’étendue de l’esprit, pour pouvoir imprimer exactement sur les tables de son âme, comme sur un livre, toutes les demandes des tyrans, les réponses et les prières que chacun des saints adresserait au Seigneur, au moment de leur mort, afin de pouvoir les raconter exactement et que tous les auditeurs fidèles en gardassent le souvenir dans tous les siècles. Il obtint de Celui qui est clément et dispensateur de tous les biens l’effet de sa prière, de promulguer ce fait à tous les peuples catholiques et dans tous les lieux pour l’étonnement de tous et pour la gloire du nom du Christ. Mais Veh-Ten-Schapouh ne jugea pas d’abord qu’il était utile de raconter à Khoudjig ce qu’il devait faire à l’égard des saints prêtres, et il lui disait de les conduire dans le Vergan, et de là les mettre en liberté. Ils allèrent ce jour-là dans un village nommé Révan,[72] à six lieues environ ou un peu plus de Nischapour, selon la mesure de Perse, et ils y demeurèrent jusqu’au matin. Dès le point du jour, ils se levèrent en toute hâte et furtivement, sans rien faire savoir à personne du village, ni à aucun de ceux qui étaient avec eux; mais ils partirent sans bruit, suivis seulement du bienheureux Khoudjig et des bourreaux cruels qui devaient exécuter les saints. Les bourreaux, ayant emmené les saints, marchèrent durant tout le reste de la nuit à travers un désert solitaire situé à environ une lieue de Perse, du village. Au point du jour, ils parvinrent dans un lieu pierreux et sablonneux, resserré entre des vallons escarpés; c’était un endroit où aucun bétail ne venait paître et par où ne passait aucun voyageur, car on n’y trouvait point de sentier battu. Là, les trois princes s’assirent sur des sièges; c’étaient Veh-Ten-Schapouh, l’intendant; Dchenigan, le chef des eunuques, et Movan, le grand maître de la garde-robe. Quant au bienheureux Khoudjig, son esprit était dirigé vers le Créateur de l’univers. Les saints ayant été amenés devant le conseil, Veh-Ten-Schapouh leur parla ainsi: « Les fautes que vous avez commises sont innombrables et infinies, et vous êtes responsables d’avoir causé le massacre d’un grand nombre de Perses. Car, si même vous eussiez été seulement la cause de la mort de deux ou trois personnes, ce serait néanmoins une chose grave, et vous ne seriez plus dignes de vivre. Mais vous êtes d’autant plus coupables que vous avez causé la ruine d’une grande nation, celle des Arméniens, et vous avez fait verser beaucoup de sang. Tous ces malheurs ne sont arrivés que par votre instigation et par vos conseils. Cependant, malgré tous ces crimes et ces meurtres, le roi des rois s’est comporté avec vous avec une grande générosité, en nous ordonnant de vous dire que si vous consentez à adorer le Soleil et le Feu, si vous embrassez notre religion, il vous pardonne vos mortelles offenses, il permet à la noblesse qui est en prison, de retourner en Arménie, et il remet à chacun des nobles ses domaines de famille, ses dignités et ses honneurs. Mais si vous ne voulez pas accepter ces propositions, et si vous continues à rester obstinés dans votre aveuglement, vous mourrez; le roi veut que les nobles soient, eux aussi, mis à mort, et que tout le sang qui a été versé et qui dut être encore répandu soit réclamé à vos âmes par les Dieux. » Telles sont toutes les paroles que Veh-Ten-Schapouh et ses assesseurs adressèrent aux saints.

On ordonna ensuite au bienheureux évêque Sahag de servir d’interprète à saint Léon et à ses autres compagnons, puisque le saint évêque seul savait la langue des Perses, et qu’aucun autre parmi les saints ne la possédait. Le saint évêque répondit à Veh-Ten-Schapouh et aux autres qui siégeaient avec lui et parla en ces termes: « Ne prétendez pas me faire répéter à mes compagnons des choses qui ne méritent point d’être entendues par eux, car à quoi bon leur dire des paroles qui me paraissent odieuses et dérisoires, puisque je suis certain qu’en les entendant, ils ne pourront que vous mépriser, vous et tout ce que vous voulez dire? Faites comme vous voudrez, et ne nous parlez plus désormais de choses futiles et de superstitions grossières. » Veh-Ten-Schapouh et ses assesseurs indignés dirent au saint: « Tu dois absolument parler à tes compagnons, car nous voulons savoir ce qu’ils disent et ce qu’ils veulent. » Alors le saint évêque répéta brièvement à ses saints compagnons la communication et l’ordre du roi. Les saints, ayant entendu ces paroles, rirent aux éclats et méprisèrent les paroles [des juges]. Les princes iniques, s’étant aperçus de cela, s’indignèrent encore davantage. Cependant le saint patriarche Joseph leur répondit, en disant: « Cette question nous a été faite en public à la Porte, en présence de Mihr Nersèh, ministre des Perses; il a obtenu nos réponses, connu nos sentiments, et il les a même rapportés au roi. Notre volonté et nos réponses sont toujours les mêmes; nous ne modifions point nos dires, comme cela a eu lieu autrefois, lorsque nous avons agi follement et sans réflexion. Maintenant nous nous en repentons et nous regret. tous d’avoir péché. La seule pensée et le seul désir qui s’accroit de jour en jour dans notre cœur, c’est que nos œuvres de piété et nos actes de foi brillent en nous aujourd’hui plus qu’hier et qu’avant-hier, et nous ne voulons songer qu’à notre salut, travailler pour lui et mourir pour lui. Mais, quant au Soleil, que vous dites que le roi nous a ordonné d’adorer, en nous proposant, si nous acceptons et si nous approuvons ce culte, que nous vivrons, nous et la noblesse qui est en prison, et qu’au contraire, si, en nous obstinant, nous ne voulons pas l’accepter, nous serons mis à mort et qu’il fera tuer aussi les autres; il nous est impossible de renier la vérité et d’adorer des dieux faux et imaginaires qui ne sont pas des divinités. Nous ne consentirons jamais que quelqu’un des prisonniers fidèles soit délivré par notre apostasie, et qu’ensuite il mérite les liens indissolubles et éternels, en abjurant la foi, tandis qu’ils prient Dieu pour notre mort accomplie en son honneur, plus que pour notre vie. Mais, s’il vous était possible de deviner, touchant ces croyances superstitieuses que vous nous annoncez par l’ordre du roi, combien vous nous paraissez insensés et ridicules, vous et le roi qui vous a envoyés, vous vous estimeriez les plus misérables de tous les hommes malheureux. Or, ce que vous avez résolu de faire, faites-le bientôt on quand il vous plaira.. Lorsque le saint patriarche Joseph eut dit ces paroles, Veh-Ten-Schapouh et ses assesseurs entrèrent dans une grande colère. Il ordonna à saint Sahag de parler ainsi: « Bien que, par les injures que tu profères en nous insultant, tu nous aies traités d’hommes insensés et stupides, cependant, considérant l’audacieuse témérité qui t’a porté à prononcer des paroles injurieuses contre la personne du roi, semblable à Dieu, les insultes et les insolences que tu nous as adressées ne paraissent rien. D’ailleurs, tu le sais, toi-même tu as cherché et voulu ta mort, et il n’est pas possible que tu puisses vivre davantage. Pourtant il faut que nous connaissions le désir et la pensée de tous les autres, car nos lois nous l’ordonnent ainsi. » Alors il ordonna à saint Sahag de leur parler en ces termes: « N’écoutez point les paroles insensées de cet homme; détachez-vous d’un aussi absurde conseiller, et préférez sagement la vie à la mort. Quant à celui qui a osé maintenant proférer de telles paroles qui méritent la mort, c’est un grand coupable, indigne de vivre davantage; ses iniquités elles-mêmes ne lui permettent point d’exister plus longtemps. Cependant, vous qui êtes aussi en quelque sorte coupables, si vous exécutez la volonté souveraine, si vous adorez le Soleil, le roi a ordonné de vous remettre vos offenses et de vous renvoyer sains et saufs et avec honneur dans vos demeures. » Veh-Ten-Schapouh et ses assesseurs ordonnèrent aussi à saint Sahag de parler au bienheureux serviteur de Dieu Léon: « Nous avons entendu dire qu’il n’y a personne qui connaisse mieux que toi la religion chrétienne, et ce fut surtout par tes conseils que l’Arménie a été amenée à une ruine complète. Or un esprit si sage et si instruit doit connaître la magnanimité du roi des rois qui vous pardonne tant d’offenses et vous fait connaître le vrai Dieu. Donc, comme tu as été le conseiller, et que c’est à cause de toi que beaucoup de gens sont morts, maintenant sois le conseiller de la vie, et fais que ceux qui vivent et avec eux d’autres en grand nombre. Dis-leur qu’ils adorent le Soleil, et ils vivront; et toi, tu obtiendras du roi des honneurs qui te rendront glorieux, autant devant ta nation que devant toutes les autres. » Le saint évêque Sahag, avec constance et en plaisantant, expliquait aux saints toutes les paroles de l’intendant et de ses iniques assesseurs, pour faire connaître aux impies, par les réponses des saints, la volonté, le désir et la constante fermeté dans la foi de chacun des bienheureux.

Alors le saint serviteur de Dieu se mit à parler seul avec saint Sahag, et lui dit: « Il nous convient de répondre à ces hommes de la même manière que le Sauveur répondit à Pilate devant le tribunal. Mais, pour leur manifester franchement notre désir, dis-leur: Vous avez compris tout ce que vous avez entendu de moi, que j’ai pleine connaissance de notre religion et que j’ai été le précepteur d’une nombreuse population; cela vous indique que la fin de mes jours approche. Or, en ce qui me concerne, il n’arrivera jamais que je change et que j’oublie aujourd’hui, par crainte d’un homme mortel, la connaissance de ma saine doctrine, que vous-mêmes avez déclaré que j’ai reçue de Dieu et non des hommes, et que j’attire ainsi sur moi ma condamnation. Car j’entendrai la sentence qui me blâmera en disant: Tu as instruit différentes personnes sans t’instruire toi-même. Quant aux honneurs et à la gloire que vous promettez de nous donner, nous ne recevrons jamais de la main d’un homme terrestre et mortel des honneurs que la rouille et les vers rongent et que le voleur cherche et dérobe. A nous, qui sommes revêtus de la gloire et de l’honneur par la main céleste et immortelle du très Haut, que ne peuvent égaler ni le ciel ni la terre avec toutes leurs merveilles, il ne nous manque qu’une seule chose pour accomplir notre heureuse fin, c’est le calice de la mort que nous nous hâtons de boire comme des gens dévorés pas la soif. Donnez-le nous aussitôt à vider et laissez-nous nous délivrer avec joie des passions agitées de cette vie. Ne nous réitérez plus en de longs discours les paroles insensées et pernicieuses de votre roi. » Lorsque le saint serviteur de Dieu Léon eut fini de parler, le bienheureux prêtre Mousché, le bienheureux prêtre Arsène et le bienheureux diacre Khadchadch prieront le saint évêque Sahag de transmettre au prince inique les paroles suivantes: « Tout ce que vous ont dit nos saints docteurs et nos pères spirituels, Joseph et Léon, nous l’approuvons et nous le confirmons aussi; terminez le plus vite possible l’affaire pour laquelle vous êtes venus, et n’en retardez point l’exécution. Nous prions Dieu de vouloir bien nous accorder sa grâce et de nous rendre dignes de l’éternelle gloire et du royaume céleste. » En entendant cela, Veh-Ten-Schapouh et ses iniques assesseurs, au comble du dépit, voulurent adresser aux saints martyrs d’autres paroles trompeuses et futiles, en croyant pouvoir détacher peut-être quelqu’un du nombre de leur union indissoluble, ce qui était absolument impossible. C’est pourquoi ils se mirent une autre fois à presser le saint évêque Sahag d’expliquer tout ce qu’ils voulaient dire de nouveau aux saints. Le saint évêque Sahag répondit ainsi à Veh-Ten-Schapouh et à ses assesseurs: « Jusqu’à présent je me suis montré prêt à satisfaire tous vos ordres et j’ai expliqué aux saints tout ce que vous leur avez dit; mais je n’ai point voulu par là condescendre à vos avis ni accepter les paroles absurdes de votre roi. Car il n’est point nécessaire qu’un homme qui a l’esprit sain et qui est dans son bon sens veuille, même pour lui, écouter de telles chimères, et, qui plus est, qu’il les rapporte à l’oreille de personne. aussi sages et aussi intelligentes [que mes compagnons], si ce n’est toutefois pour que votre folie malheureuse soit connue davantage, et que la constance de notre vraie et divine prédication augmente et se raffermisse. » [Dès ce moment] les trois princes impies, fort irrités, ne purent supporter davantage [les paroles] des saints.

48. Martyre des saints Léontiens.

Alors Veh-Ten-Schapouh lui-même se leva, et, comme pour montrer [son attachement] au service du roi qui avait été tellement insulté, en présence de ses assesseurs, il frappa avec l’épée l’épaule du saint évêque Sahag, de telle sorte que la blessure s’étendit jusqu’à sa ceinture. Le saint évêque, ébranlé par ce coup violent, ne roula point par terre, mais, s’appuyant sur une pierre, il s’y soutint; et, au nom de tous les saints, il commença à parler en ces termes: « Nous te rendons grâce, ô Christ, Agneau vivifiant qui as été tant de fois offert dans le sacrifice immortel distribué par nos mains, sans être consommé; reçois-nous aussi avec miséricorde comme des victimes, et sois favorable à notre sacrifice. » Tandis que le saint évêque parlait de la sorte, et, bien que le sang eût coulé à flots de sa blessure, il conservait encore sa vigueur, ranimé par la grâce du Tout-Puissant, et il semblait n’être point blessé. Ensuite, on ordonna de trancher avec l’épée la tête du saint patriarche Joseph, qui, ayant été dépouillé par les bourreaux, dit trois fois: « Retourne, ô mon corps, à la terre, à ton repos; puisque le Seigneur t’a exaucé. » Il reçut ainsi la mort avec l’épée. Quant à saint Léon, Les princes impies ordonnèrent aux bourreaux de le dépouiller et de le traîner cruellement à travers les rochers abruptes et escarpés.

Alors on traîna le saint pendant si longtemps que tout son corps, sa poitrine et son dos furent écorchés et déchirés, et que ses os furent dépouillés de leur peau. En effet, tous Les Perses disaient du bienheureux serviteur de Dieu, Léon, qu’il avait été, plus que tous les autres, le conseiller et la cause de tous les actes de Vartan et des événements qui à cette époque se passèrent en Arménie. Tandis que quelques-uns des bourreaux tramaient le bienheureux Léon, les autres tranchèrent avec l’épée les têtes du saint prêtre Mousché, du saint prêtre Arsène et du saint diacre Khadchadch. Ceux-ci, à l’heure de leur mort, parlèrent ainsi: « Jésus, Seigneur, reçois nos âmes! » Ensuite les bourreaux qui traînaient saint Léon, étant épuisés de fatigue, le conduisirent, lorsqu’il était mourant, sur le même lieu où ils avaient exécuté les autres saints; et là ils tranchèrent avec l’épée la tête du saint, qui, au moment de sa mort, parla ainsi d’une voix joyeuse: « Je te rends grâces, ô Christ, car, depuis mon enfance jusqu’à ce jour, tu m’as assisté et sauvé par ta clémence infinie; tu m’as fait arriver à cette heure et rendu digne de la communion de vos saints; c’est dans tes mains, ô Sauveur, que je remets mon âme. » Après la mort de tous ces martyrs, on trancha aussi avec l’épée la tête du saint évêque Sahag qui était mourant, et qui, en récitant une prière d’une voix languissante, et ayant dit amen, rendit l’âme. Ainsi, la seizième année du règne d’Iezdedjerd, le vingt-cinquième jour du mois de hroditz, six saints ont été couronnés: le saint patriarche Joseph, de Vaïodzor; saint Sahag, évêque des Reschdouni; le saint prêtre Arsène de Pakrévant; le saint serviteur de Dieu, Léon, prêtre de Vanant; saint Mousché, prêtre d’Aghpag; le saint diacre Khadchadch, du canton des Reschdouni, [tous exécutés] dans la province d’Abar, près du village des Moks, nommé Révan. Nous avons rapporté fidèlement les paroles et la mort de chacun des saints, selon ce que nous a raconté Arschavir Gamsaragan, qui avait ardemment supplié le bienheureux Khoudjig [de l’instruire de ces faits] et avait su par lui la vérité.

Ensuite Veh-Ten-Schapouh et les autres princes qui raccompagnaient quittèrent ce lieu, et choisirent neuf hommes, qu’ils laissèrent tout armés en observation. Veh-Ten-Schapouh choisit le premier parmi ces hommes, par l’inspiration de Dieu, Khoudjig, en le priant de rester dans cet endroit, parce qu’il était un homme très fidèle et nécessaire pour l’exécution de ses ordres. Alors on ordonna aux gardes de surveiller les cadavres avec vigilance pendant dix jours au moins; afin que, dévorés par les oiseaux, leurs ossements fussent dispersés sur le haut des montagnes, ou bien dans les profondeurs des cavernes, jusqu’à ce que l’armée royale eût décampé de cet endroit. « Peut-être, disait Veh-Ten-Schapouh, des chrétiens, informés par quelqu’un, viendront pour chercher leurs ossements, et, les recueillant, ils les distribueront à tous les chrétiens; et alors nous mériterons la mort, [lorsque nous serons revenus] auprès du roi. »

Les gardes demeurèrent donc en cet endroit par l’ordre de Veh-Ten-Schapouh, du chef des eunuques Movan et du grand-maître de la garde-robe Tchenigan. Pendant ce temps-là, le bienheureux Khoudjig réfléchissait aux moyens que Dieu lui indiquerait, et quelle ruse il emploierait pour parvenir à dérober aux autres gardiens les reliques des saints. Tandis que le bienheureux s’abandonnait à ces vagues pensées, tout à coup, le même jour et au milieu de la nuit, il y eut un grand tremblement de terre dans cet endroit: d’horribles craquements et des bruits épouvantables se firent entendre du fond des abîmes; des nuages amoncelés couvrirent la terre: des grondements de tonnerre accompagnés d’éclairs firent trembler les montagnes, et une colonne de feu, semblable à un arc-en-ciel, descendit des cieux en entourant les corps des martyrs qu’elle enveloppa de lumière. Les gardes, renversés par terre, restaient comme à demi morts, de sorte que chacun d’eux ignorait où se trouvait son compagnon; et ceux qui étaient étendus sur le sol ne pouvaient plus se relever, puisque les secousses de ce grand tremblement de terre les soulevaient, puis les faisaient ensuite retomber. Tous étaient meurtris, avec les pieds foulés, et avaient perdu l’usage de la parole. Mais la main du Tout-Puissant préservait de tout danger le bienheureux Khoudjig, qui, le cœur joyeux, rendait gloire à Dieu, eu songeant alors que ses vœux, depuis longtemps formulés, allaient s’accomplir. Ce désastre épouvantable dura pendant toute la nuit, le jour suivant, et même pendant la seconde nuit, jusqu’à l’heure du lever du soleil. Ensuite les bruits qui retentissaient dans les abimes cessèrent; les grondements du tonnerre s’apaisèrent; les nuages se dissipèrent; la terre cessa de trembler, et les feux des éclairs disparurent. Ces phénomènes se passèrent seulement autour du lieu [du martyre des saints], sur une étendue de deux stades de tour. Les gardes, remis de leur horrible frayeur, cherchaient des yeux comment ils pourraient fuir de ce lieu; mais, ayant le cœur fortement agité et saisis de peur, ils ne pouvaient point se relever; ils se regardaient étonnés les uns les autres sans pouvoir parler. Vers la neuvième heure du troisième jour, Khoudjig se leva, et, feignant de boiter, il tourna les yeux autour de lui et se mit à fuir de cet endroit, pour encourager les autres à se relever et à s’éloigner de la place avec lui. Voyant le bienheureux Khoudjig s’en aller ainsi en boitant, et ranimés par le péril, ils s’enfuirent à sa suite, n’ayant point, par crainte, le courage de se retourner en arrière pour regarder les lieux qu’ils quittaient. ils se pressaient, afin de rejoindre Veh-Ten-Schapouh et ses compagnons, tandis que le bienheureux Khoudjig s’éloignait d’eux et prenait un autre chemin. Les gardes, étant arrivés le sixième jour auprès des princes, leur racontèrent tous les désastres qui leur étaient arrivés pendant un jour et deux nuits. En voyant la pâleur empreinte sur leurs visages et en entendant le récit des terribles aventures qui leur étaient arrivées, Veh-Ten-Schapouh et ses compagnons furent saisis de terreur, et ils demeurèrent longtemps frappés d’étonnement et de surprise. Ayant tenu ensuite conseil, ils ne purent trouver d’autre expédient que de faire taire les gardiens, en les engageant à ne point révéler à personne leurs aventures et à ne point parler à qui que ce fut de la mort des prêtres, ni des prodiges qu’ils avaient vus. Ils y réfléchissaient en secret, et ils étaient frappés d’étonnement. Veh-Ten-Schapouh et Tchenigan dirent ainsi entre eux: « L’affaire des chrétiens n’est pas chose légère et insignifiante; mais positivement la force de leur religion et de leur foi est grande; quant à nous, corrompus par l’ignorance, nous nous perdons, et nous ne nous en apercevons point. »

49. Khoudjig s’empare des reliques des saints.

Lorsque le bienheureux Khoudjig eut été certain que Dieu avait dissipé toute crainte de tous côtés, et ayant même entendu les réponses que les princes avaient faites aux gardiens; voyant aussi que personne ne s’occupait des reliques des saints, il emmena avec lui dix autres compagnons, dont il connaissait bien la fermeté dans la foi chrétienne, il prit aussi des chevaux et des corbeilles carrées pour chacun des saints; puis il s’en alla secrètement, la nuit, pour exécuter le plan qu’il avait formé. À l’approche du lieu du martyre, ils perdirent la trace de l’endroit où se trouvaient les reliques des saints; car la nuit était sombre. Comme ils étaient déjà fatigués, ils s’attristaient, se croyant indignes de retrouver ce trésor céleste. Tandis que, troublés de la sorte, ils erraient dans cet endroit, voici que tout à coup un aigle lumineux prit son essor rapide du haut du ciel et vint se poser sur le corps du saint homme de Dieu, Léon. La place fut éclairée plus que le jour, et le corps de chacun des saints apparurent très distinctement. Alors, contents et joyeux, ils adorèrent le Seigneur Dieu, et se mirent à recueillir séparément [les corps de] chacun des martyrs dans des corbeilles, selon les signes qui apparaissaient au bienheureux Khoudjig, en forme de lettres. L’odeur suave, qu’exhalaient les corps des saints, les remplissait de joie. Ayant placé sans tarder les corps sur les chevaux; ils les transportèrent dans un autre endroit du désert, à environ trois lieues de Perse du lieu du martyre; et là ils demeurèrent pendant sept jours, jusqu’à ce que tout soupçon de crainte eût cessé. Ensuite ils détachèrent les os des saints de leurs chairs odorantes, qu’ils enveloppèrent avec vénération dans des toiles, et ils les inhumèrent avec honneur dans le désert. Après cela, ils recueillirent les os et les portèrent à la ville, où, après les avoir pendant longtemps tenus cachés chez eux, ils commencèrent à les distribuer secrètement à quelques pieux chrétiens qui se trouvaient dans l’armée, et qui les reçurent comme une marque du salut de leurs âmes et de leurs corps. On envoya bientôt des reliques dans tous les pays, pour le bonheur et le salut céleste des familles et de la province. Mais les premiers fruits du trésor glorieux et divin furent premièrement offerts par le bienheureux Khoudjig aux satrapes prisonniers, qui avait mérité de recevoir un présent si salutaire. Car reconnurent aussitôt que Dieu veillait sur eux et qu’ils seraient, dans un temps donné, délivrés de leurs entraves, par l’intercession des os des saints, selon la parole du serviteur de Dieu, Léon, qui leur annonça cette nuit, dans une révélation, qui devait leur arriver par la grâce du Seigneur. [Cette révélation leur fit connaître] qu’ils devaient revoir leur patrie, et, en effet, ce que le saint avait prédit s’accomplit avec le temps.

Le bienheureux Khoudjig commença ensuite a raconter tous ces événements aux satrapes prisonniers. Il m’est pénible désormais de ne plus nommer Khoudjig, et personne n’a pris soin de nous rappeler le nom de cet homme admirable mais le Tout-Puissant le conservera par écrit jusqu’au jour de sa majestueuse apparition, où il récompensera largement les mérites de ses labeurs, en même temps qu’il couronnera ceux qui ont aimé son nom. Il racontait et exaltait l’intervention et le secours que lui avait prêtés le Tout-Puissant; il disait comment, étant dans le pays de Vartkès, le Christ lui révéla les desseins du roi, et le guida, en comblant ses vœux. Il me fit paraître, disait-il, comme un homme dévoué et fidèle auprès de Veh-Ten-Schapouh, l’intendant, si bien que cet impie me supplia de l’accompagner et me conduisit par force à l’endroit tant désiré du martyre des saints, par la main de Dieu Tout-Puissant, dont la volonté rend tontes choses possibles. Je fus digne de tout voir, tandis que je me croyais indigne d’entendre les interrogatoires des oppresseurs, les réponses de chacun des saints et leurs prières. J’ai assisté successivement au supplice de chacun d’eux et j’ai tout entendu. Ainsi donc, par vos prières assidues, la très sainte Trinité m’a secondé, moi indigne, de manière que j’ai été digne de vous apporter le trésor céleste des reliques des saints. Khoudjig mit honteusement en fuite les gardes épouvantés, il effraya les cœurs des ministres infidèles; il déjoua les desseins du roi insensé, et il glorifia le nom de sa sainte Eglise. Tels sont les faits de consolation et de gloire que racontait sans cesse aux fidèles en Christ ce bienheureux marchand, qui, pendant un temps, ayant été marchand du trésor terrestre, devint tout à coup, par ses œuvres pieuses, un marchand du précieux, sublime et céleste trésor des reliques des martyrs. C’était la seule conversation et l’unique consolation des satrapes arméniens prisonniers, soit en sortant, soit en rentrant, soit en s’asseyant dans la maison, soit en se levant, soit pendant les fêtes, soit le premier jour du mois. En racontant tous ces faits avec une joie intarissable, ils renouvelaient et consolaient les esprits accablés des auditeurs, en les confirmant dans la foi de la vérité. Le prince des Arscharouni, Arschavir Gamsaragan [méditait surtout ces récits]. Pour lui, à toute heure, le jour et la nuit, il trouvait un aliment pour son esprit et une douce méditation dans la doctrine des saints, et surtout dans les paroles et les instructions spirituelles de saint Léon, dans les réponses de chaque martyr aux interrogations des bourreaux, et dans les prières faites par chacun des saints au moment de leur mort. Il les récitait, en les unissant aux canons des psaumes, il les répétait sans cesse et avec assiduité. Nous aussi, en entendant souvent ces récits de la bouche de l’illustre Gamsaragan, nous les avons écrits avec empressement et avec soin, et, bien que notre faiblesse fût incapable de rapporter chaque chose avec ordre, cependant nous n’avons rien oublié ou omis par négligence.[73]

Or, lorsque le roi Iezdedjerd fut entré dans sa capitale, dans le pays de Vergan, avec tous les grands et les soldats qui l’accompagnaient, les habitants de la capitale, qui se trouvaient à Nischapour, permirent, sur l’ordre de Veh-Ten-Schapouh, aux satrapes arméniens qui étaient prisonniers dans la forteresse, de pouvoir envoyer où ils voudraient leurs serviteurs et les autres qu’ils avaient auprès d’eux, pour leurs affaires particulières. En entendant cet ordre, les bienheureux prêtres, Khorène et Abraham, se hâtèrent d’arriver dans le Vergan, et là, se prosternant publiquement devant l’intendant Veh-Ten-Schapouh, ils le sollicitèrent, en lui disant: « Lorsqu’en emmenant nos pères spirituels et nos docteurs, tu les as conduits hors de Nischapour, nous aussi, nous voulions les accompagner dans leur voyage; mais tu as sévèrement ordonné de nous retenir ici jusqu’à ce moment sous une surveillance rigoureuse. Or, si vous les avez conduits dans quelque pays étranger; si vous les y avez transportés sans nulle espérance de retour; faites-nous la grâce de nous le dire, afin que nous y allions, nous aussi, pour y demeurer toujours avec eux. Nous sommes disposés à vivre là et à mourir; nous désirons seulement être dignes de les voir. Si cependant vous les avez mis à mort, veuillez faire exécuter aussi le même ordre en ce qui nous concerne, puisque nous regardons cette mort comme plus précieuse et plus glorieuse que toutes les richesses et toute la gloire de ce monde. » Veh-Ten-Schapouh, ayant entendu toutes ces paroles, et étonné de leur courage intrépide, répondit avec toute la multitude aux bienheureux, en leur disant: « Personne ne vous montrera le chemin qu’ont pris vos docteurs; mais nous interrogerons à votre égard le roi des rois, qui a seul le pouvoir de donner des ordres. » Veh-Ten-Schapouh se présenta alors devant le roi Iezdedjerd pour lui transmettre les paroles et les instances des prêtres bienheureux.

50. Profession de foi des prêtres Khorène et Abraham.

Le roi ordonna et il dit: « Personne ne leur reproche de fautes, et personne ne porte plainte contre eux. Qu’ils adorent le Soleil, qu’ils apprennent à respecter le Feu; ils recevront alors de nous de grands présents, et ils seront renvoyés dans leur pays. Toutefois, s’ils ne veulent pas obéir à notre ordre, ils seront punis et torturés; ils seront transportés en Assyrie, condamnés aux travaux publics avec les esclaves royaux, et ils resteront ainsi en esclavage pendant toute leur vie. » Veh-Ten-Schapouh vint pour communiquer aux bienheureux prêtres Khorène et Abraham l’ordre du roi. En entendant cela, les vénérables prêtres répondirent unanimement en ces termes: « Non seulement nous sommes prêts à souffrir des tortures pour le nom du Christ, mais aussi les supplices et la mort. Quant à l’adoration du Soleil que vous nous imposez, c’est plutôt nous qui sommes douloureusement affligés à cause de l’aveuglement de votre erreur. Nous prions Dieu de vous montrer votre ignorance, et non pas de faire de nous vos imitateurs. Nous n’abandonnerons jamais le Créateur, pour adorer des créatures. » Ayant entendu cette réponse courageuse de la bouche des bienheureux prêtres, les princes exécutèrent l’ordre du roi. Ils coupèrent les oreilles à tous les deux; ils les firent conduire en Assyrie, dans la province nommée Schapoul,[74] pour y rester comme esclaves et être employés aux travaux publics. Les fidèles de la province qui habitaient en Assyrie, ayant appris la venue des bienheureux, allèrent avec joie à leur rencontre, en les honorant comme les reliques des saints martyrs, puisqu’ils méritaient dignement de tels honneurs. Chacun apportait aux pieds des bienheureux ce qu’il avait de biens, afin qu’ils les prissent et les distribuassent pour les besoins et l’usage de leurs personnes et de leurs familles. Les bienheureux prenaient une partie convenable des dons des fidèles, et ils l’acceptaient pour l’apporter aux satrapes prisonniers dans la province d’Abar. Chacun, plein de joie et d’empressement, priait les bienheureux de les rendre dignes d’un voyage si louable. Quelquefois le bienheureux prêtre Abraham recueillait des dons dans les contrées méridionales de l’Assyrie, et il les envoyait pour les distribuer aux satrapes arméniens prisonniers, selon les besoins de chacun. C’est ainsi qu’agirent à plusieurs reprises les chrétiens du pays. Ensuite le bienheureux prêtre Abraham, pendant plusieurs années, apportait avec un grand zèle aux satrapes de l’Arménie les dons que lui offraient les fidèles de la nation, jusqu’à ce que ceux-là fussent mis en liberté. Le bienheureux prêtre Khorène, après avoir vécu encore quelques années, mourut en Assyrie. Alors le bienheureux prêtre Abraham revint en Arménie, ayant pour répondants les fidèles de la nation, qui mirent en gage à la cour, pour sa caution, leurs maisons et leurs biens, pendant tout le temps de sa vie, ayant aussi pourvu à tous ses besoins. Partout son aspect angélique inspirait à tous l’admiration, il fut consacré évêque du pays des Peznouni, et, après y avoir introduit plusieurs sages réformes, il mourut dans l’ordre sacré après une heureuse vieillesse.[75] Puissions-nous mériter nous aussi son sort, par la grâce de Jésus-Christ Notre Seigneur. A lui gloire dans tous les siècles, Amen.

51. Vahan le Mamigonien est rendu à la liberté à la demande d’Aschouscha.

Or, en faisant un retour sur le passé, reprenons l’ordre historique. En la dix-septième année du roi Iezdedjerd, Aschouscha, prince des Ibères, fit des démarches auprès des nobles de la Porte royale, en offrant à chacun de grandes sommes d’argent, et notamment à l’inique ministre Mihr Nersèh, qu’il parvint, à la suite de grands efforts et de pénibles fatigues, à persuader de dire au roi Iezdedjerd qu’on lui accordât les fils du bienheureux héros Hemaïag de la famille des Mamigoniens. Le perfide Vasag, prince de Sion, avait traîtreusement enlevé ces enfants à leurs gouvernantes, comme les fils des condamnés, et les avait transportés à la Porte, afin qu’ils fussent mis à mort. C’étaient encore des enfants en bas âge. Dieu miséricordieux toucha, par l’intercession du sang sacré de leurs pères, le cœur du roi, qui accorda à Aschouscha, comme à un homme aimé et estimé, cette demande qui paraissait incroyable à tous. Après cela, Aschouscha, ayant reçu du roi cette faveur insigne, se leva au milieu de la salle, et là, en présence de tous, il se prosterna par terre, de côté et d’autre, et ensuite il se frappa la tête contre terre. C’est de cette façon qu’il témoigna sa reconnaissance au roi. En voyant cela, le roi et tous ceux qui étaient réunis dans la salle furent très étonnés de ce procédé. Le roi lui dit alors: « Prince des Ibères, quelle est donc cette nouvelle manière de rendre grâce que tu nous as montrée aujourd’hui? » Aschouscha répondit, en disant: « O roi magnanime! tu m’as accordé une nouvelle grâce, qu’aucun autre de mes compagnons, tes sujets, n’a jamais obtenue; c’est donc pour moi aussi un devoir de t’en remercier d’une manière toute nouvelle et que tu n’as jamais vu employer par aucun de tes sujets. » En entendant ces paroles d’Aschouscha, le roi et tous les nobles le louèrent beaucoup et furent fort étonnés.

52. Mort de Iezdedjerd et avènement de Bérose.

Iezdedjerd, roi des Perses, étant arrivé au terme de son existence, mourut sans gloire. Ses deux fils occupèrent le trône, mais il s’éleva parmi eux une querelle, et ils se déclarèrent mutuellement la guerre. Le plus jeune fut vainqueur. Ayant tué son aîné, il monta sur le trône; il se nommait Bérose.[76]

53. Délivrance des satrapes prisonniers.

La première année de son règne, Bérose expédia Ezad Veschnasb, son frère de lait, qu’il aimait tendrement, et lui ordonna de délivrer les satrapes arméniens de leurs chaînes, et de leur assigner un apanage à Hrev. « Qu’ils séjournent là, dit-il, avec la cavalerie, et qu’ils exécutent tout ce qui leur sera imposé par Aschdad, père de Ezad Veschnasb. » Dès son arrivée, Ezad Veschnasb fit part de cette nouvelle aux satrapes en leur disant: « Le roi des rois vous a fait grâce de la vie; il a même ordonné de vous délivrer de vos chaînes, et il vous a assigné un apanage à Hrev, ainsi qu’à vos femmes, dans leur pays. Il vous a ordonné également de garder les charges que vous tenez de la royauté, d’obéir, et d’exécuter tout ce que mon père Aschdad vous commandera. » En entendant cette communication de Ezad Veschnasb, les satrapes Arméniens rendirent gloire à Dieu, leur protecteur et leur bienfaiteur, dont ils attendaient fermement et avec persévérance d’autres faveurs encore, par l’intercession des reliques des saints. Comme Ezad Veschnasb voyait fréquemment les satrapes arméniens, il entra peu à peu dans leur confiance, et il arriva, comme par une grâce de la Providence divine, qu’il prit soin d’eux. Il aimait Arschavir Gamsaragan, comme Jonathas aimait David. Il veillait aussi sur le sort des autres satrapes arméniens, en intercédant souvent en leur faveur. Les satrapes furent après cela conduits à Hrev, où l’on fixa à chacun son apanage. Aschdad leva chez eux des combattants pour s’en servir pendant la guerre. Il honora et releva leur mérite, en louant leur valeur devant le général de l’armée, comme aussi devant tous les habitants de Hrev et de la province. La main du Tout-Puissant accorda la guérison à une foule d’infirmes par le moyen des reliques des saints, que les prêtres, qui étaient allés avec eux, gardaient en secret auprès d’eux. C’est pourquoi ils méritèrent les louanges du général, et, dans toute la province, ils furent regardés comme des hommes vaillants et distingués. Le prince de Hrev, appelé Hrev Schnom Schapouh,[77] aimait beaucoup les prisonniers arméniens, et il fit plusieurs fois connaître par écrit, aux grands de la Porte et à ses amis à la cour, leur valeur, leurs bonnes qualités et leur habileté. Il y avait cependant des gens qui cherchaient, dans la vie des bienheureux prisonniers, des traces de quelque faiblesse, et ils ne craignaient même pas de les questionner à ce sujet. C’étaient des hommes qui, selon la parole du Sauveur, ou oubliant la poutre de leur œil, se permettent avec une audacieuse présomption d’observer la paille dans l’œil du voisin. Quant à moi, en entendant ces paroles, j’en frémis d’étonnement. Car, en considérant les divers tourments qu’ils ont volontairement soufferts dans l’espérance de la charité, en voyant la constance avec laquelle ils méprisèrent les richesses, considérant comme rien les dignités, s’éloignant des biens, affrontant courageusement la mort, souffrant patiemment les chaînes, supportant les prisons et les insultes, préférant l’ignominie à la gloire, tourmentés par la faim, se consumant de soif, détestant l’abondance des richesses et chérissant la pauvreté, méprisant la mollesse et aimant l’austérité et beaucoup de souffrances corporelles supportées avec joie, je n’ose pas même penser qu’il pût se trouver quelque faiblesse chez de telles gens. De même, en contemplant la somme des vertus des bienheureux prophètes et des saints apôtres, nous ne nous considérons pas même comme capables de trouver en eux la moindre trace des faiblesses humaines. Quant à moi, qui suis coupable de mille fautes, je les tairai, car, et y songeant, le repentir me gagne. Celui-là seul est saint et juste, qui a dit: « Moi seul, j’ai vaincu le monde. »

Cependant quelques-uns des satrapes prisonniers, c’est-à-dire de ceux que j’ai vus de mes propres yeux, étaient en effet comme des êtres célestes sur la terre, et ils paraissaient des anges avec une enveloppe corporelle; ils avaient établi des écoles à leur propre usage, où ils apprenaient la doctrine de l’Eglise; et, avec une existence toute spirituelle, imprimant en eux-mêmes la vie pure des gens vertueux, ils récitaient avec zèle les canons des psaumes; ils lisaient jour et nuit les leçons des prophètes, ils suivaient les exercices spirituels même dans le camp, comme dans une maison, quelquefois publiquement, et d’autres fois en secret, selon les circonstances. Ils tâchaient toujours d’exciter leur zèle de plus en plus. En prenant les armes, ils récitaient mentalement des psaumes, et, en attaquant l’ennemi, ils priaient intérieurement dans leur cœur. Aussi, avec le secours du Tout-Puissant, ils revenaient de tous les combats sains et saufs, vainqueurs et glorieux. Quant à ceux qui, à cause de leur grand âge ou bien par faiblesse d’esprit, selon les lois de la nature, n’étaient pas capables d’apprendre, ils veillaient et ne se reposaient point, se livrant avec le plus vif plaisir à de longues prières, et restant debout sans jamais se lasser. A les voir, on aurait dit qu’ils étaient tous des enfants de lumière et [des habitant] du royaume des cieux.

Les femmes dont les époux avaient été martyrisés en héros, et d’autres aussi dont les maris étaient prisonniers à Hrev, tâchaient de se surpasser les unes les autres par leurs vertus, en mortifiant chaque jour leurs penchants. Elles étaient des martyres vivantes, selon la parole du prophète. La parole est impuissante à rendre la sévérité de leur vie, car elles surpassèrent en vertu plusieurs hommes, en fortifiant la faiblesse naturelle de leur corps, plus que celle des hommes; ainsi elles se rendirent glorieuses et victorieuses. Les femmes délicates, les filles des satrapes et les princesses mangeaient du millet au lieu de la fleur de farine; elles buvaient de l’eau avec mesure, au lieu de vin pur; elles s’habillaient avec des laines grossières au lieu des vêtements d’étoffe brodés en or; elles s’étendaient par terre sur des broussailles sèches, au lieu de lits moelleux, et celles qui autrefois prolongeaient leur sommeil veillaient alors, semblables aux âmes célestes. Elles ne se parfumaient plus, elles n’ajustaient point avec le peigne la chevelure de leur tête. Elles surent même résister à ce qui est le plus difficile à vaincre pour les femmes: à l’intempérance de langage et à ce désir de porter souvent çà et là leurs yeux couverts d’un voile pour observer. Elles réprimèrent leurs langues renonçant à prononcer d’inutiles paroles.[78] Aussi le Dieu miséricordieux, regardant les prières et les mérites des femmes et des hommes, se rappela enfin le martyre de saint Vartan et de tous ses compagnons, l’intercession des prêtres qui avaient subi le martyre, et il fit retourner en Arménie les prisonniers, qui, étant rentrés dans leurs maisons, la sixième année du règne de Bérose, et ayant vécu chacun, selon que le Seigneur l’avait ordonné, finirent leurs jours, selon la volonté de Dieu, et furent enterrés en paix dans les tombeaux de leurs pères, après avoir été bénis tous par la bouche du saint patriarche Kiud. En effet, le saint patriarche Joseph étant mort, M’élidé, originaire de Manazguerd, lui succéda dans le pontificat de l’Arménie; et après lui Moïse qui était aussi de la même localité, monta sur le siège patriarcal.[79]

54. Le patriarche Kiud.

Ensuite Kiud succéda à Moïse par la Providence divine, dans le pontificat de l’Arménie. Il était de la province de Daïk, du village d’Arahez.[80] C’était un homme très érudit dans les lettres arméniennes, plus habile encore dans le grec; éloquent et ingénieux dans l’enseignement de la doctrine. On ne remarquait jamais en lui l’absence de connaissances, au contraire, inspiré par la grâce du Saint-Esprit, il révélait les secrets du même Esprit divin, en enseignant tout le peuple avec une clarté lumineuse. Ses paroles, semblables à une pluie abondante, produisaient la fertilité et portaient des fruits dans les âmes des auditeurs.[81]

Les femmes des martyrs et des prisonniers qui étaient à la Porte, bien qu’accablées de souffrances, élevaient et instruisaient, avec une grande sollicitude, les fils encore jeunes de ceux qui avaient été martyrisés avec saint Vartan, et qui étaient de la même famille des Mamigoniens, ainsi que les fils de ceux qui appartenaient à la famille des Gamsaragan et à d’autres familles. Elles s’empressaient d’instruire ces enfants par des enseignements utiles, non pas comme des femmes incapables et négligentes, mais comme des hommes courageux. Surtout la femme du martyr mamigonien Hemaïag, qui fut célèbre parmi toutes les femmes de l’Arménie, tant elle était douée de toutes les vertus et des dons intellectuels. Elle éleva et instruisit, dans le pays des Ibères et chez Aschouscha, pteschkh des Ibères, ses fils, que ce prince avait réclamés à Iezdedjerd, roi des Perses, comme cela a été dit précédemment. Ensuite Aschouscha les avait conduits et rendus à leur mère, qui se nommait Tzouig; car ce prince avait pris en mariage la sœur de Tzouig, qui s’appelait Anouisch-Vram. Ces enfants, élevés et instruits à la cour d’Aschouscha, faisaient de grands progrès, et devenaient célèbres; dès l’enfance ils paraissaient habiles et admirables à quiconque les observait avec les yeux de l’intelligence. Le premier d’entre eux se nommait Vahan, le second, Vasag, et le troisième, Ardaschès. Ils avaient aussi un autre frère cadet, nommé Vart, qui dès son enfance était resté chez ses gouvernantes, en Daïk.[82]

En ce temps-la, on voyait des hommes qui, retirés chacun dans leur maison, vivaient seuls et isolés comme des lâches; il avaient indignement acheté des Perses l’autorité, en abjurant la foi, au lieu de la posséder par la piété et par la vertu. C’étaient des hommes insensés et pernicieux, infâmes et faibles, ignobles et lâches, dont quelques-uns, unis à des brigands errants dans les montagnes, se prévalaient de leur apostasie; d’antres achetaient des dieux, pour en plaisanter, insultant à la fois ces dieux et les marchands insensés, indignes d’être réputés des hommes et exclus du nombre des nobles. Dès lors, on voyait en Arménie la vertu délaissée, la sagesse abandonnée, la valeur éteinte et disparue, et la foi chrétienne oubliée. Ces soldats arméniens, qui jadis se distinguaient parmi tous les autres guerriers, et qui étaient considérés comme d’illustres généraux et des triomphateurs, devinrent alors la risée et l’opprobre de tous. Le roi Bérose lui-même les insulta une fois publiquement, en présence de toute l’assemblée, et leur parla ainsi: « L’homme le plus vil et la troupe la plus méprisable qui se trouve sous ma domination, ce sont les Syriens; mais l’Arménien est plus vil et plus méprisable encore que le Syrien. » Un tel jugement provoquait en effet des larmes et des gémissements.

Tandis que les indignes princes de ce temps-là agissaient de la sorte, on voyait prospérer de jour en jour les fils de la famille des martyrs mamigoniens, qui se vantaient de posséder cette prospérité, non pas par des moyens humains, mais par le secours de la Providence divine, et par l’intercession du sang sacré de leurs aïeux, qu’ils versèrent volontairement pour la sainte Eglise arménienne. Ils se comportaient courageusement parmi ces indignes princes arméniens comme au milieu des ennemis, et, bien que par jalousie ils en fussent détestés, cependant ils étaient meilleurs qu’eux et ils les surpassaient en tout. Ils étaient habiles dans les conseils, intelligents et ingénieux, adroits et vaillants à tirer de l’arc, agiles à la chasse et les premiers à atteindre le but; ils se servaient avec la même adresse de la main droite et de la main gauche; ils étaient habiles en tout et pleins de grâce. Des personnes qui avaient une grande suite de serviteurs importunaient ceux qui étaient sans serviteurs, en frappant souvent à leurs portes pour leur demander les produits de leurs chasses, et d’autres choses précieuses et de grand prix, selon chaque pays. C’était avec toutes ces choses qu’étaient ornées les tables des festins des chefs arméniens, ainsi que toutes les maisons. Les étrangers et les familiers s’efforçaient de les imiter. Ils avaient soin aussi d’élever et d’exercer dans leur science et dans leur art les fils du bienheureux Arschavir Gamsaragan, seigneur des Ardzrouni, qui étaient leurs parents, puisqu’ils étaient nés de la fille du martyr Vartan.

Mais celui qui montrait le plus d’ardeur et le plus de soin à s’instruire dans ces bons principes était le plus âgé des fils de saint Hemaïag, qui se nommait Vahan. C’était un homme sage, intelligent et bienveillant. Lorsqu’il entreprenait quelque chose, Dieu le faisait réussir par son assistance, et lui donnait de la force. Les gouverneurs perses eux-mêmes, qui arrivaient de la Porte, l’aimaient et l’honoraient malgré eux, parce qu’ils y étaient contraints par l’influence de Dieu. Ils louaient aussi sa vertu devant le roi des Perses, et souvent ils en parlaient à ce monarque, si bien que le roi Bérose lui-même, connaissant l’habileté de Vahan, le regardait comme un homme excellent. Il faisait son éloge devant tout le monde et l’estimait digne d’honneurs. Mais, bien qu’il eût la pensée de l’honorer selon les mérites de son talent et de sa valeur, cependant, se rappelant les actes et les entreprises de ses pères et de ses ancêtres, et comment, par des résistances et des guerres continuelles, ils avaient fatigué les Perses, il recula devant l’idée de le récompenser et y renonça. Ainsi, il ne consentit pas à lui accorder les honneurs qu’il méritait, surtout en entendant continuellement les délations des envieux qui, dans ces temps malheureux, avaient été nommés les chefs de la nation arménienne, et qui étaient jaloux de la prospérité et de l’avancement de Vahan le Mamigonien dont ils redoutaient l’influence. Cette crainte de l’avenir pervertissait le cœur de ces hommes indignes et orgueilleux; et si, par hasard, il se trouvait à cette époque un homme de mérite et vertueux, comme l’excellent Papig de Siounie, ou l’admirable Arnag Amadouni, ou quelqu’un de leurs semblables, tous s’éloignaient de la perversité du roi insensé, et se dérobaient aux atteintes des princes iniques de ce temps; semblables aux lièvres qui, échappés des griffes des aigles voraces, se cachent dans les cavernes des rochers ou dans les lieux boisés des forêts. Ils jugeaient plus avantageux de mourir avec persévérance dans la religion chrétienne, qu’en recherchant des honneurs, de tomber dans l’apostasie et de mériter la damnation. Ils aimaient mieux, selon la parole de l’Ecriture sainte, supporter des injures pour le Christ, que de se laisser pour un moment séduire par les vains honneurs de ce monde et mériter ensuite les peines éternelles. Ils voyaient monter le feu de l’iniquité, comme celui de la fournaise de Babylone, et il n’y avait personne pour l’éteindre. Ils s’assemblaient tous et s’asseyaient auprès du sain patriarche des Arméniens, Kiud, qui ne cessait jamais de pleurer l’erreur des adorateurs du Feu, et qui cherchait en secret avec eux quelque moyen de fuir en des pays étrangers, ou de trouver quelque secours afin de pouvoir se révolter. On expédia souvent et secrètement des messagers à l’empereur des Grecs, Léon; bien que ce prince eût consenti à les secourir, le temps s’écoula, et ainsi leurs projets échouèrent,

55. Le patriarche Kiud est accusé devant Bérose.

Depuis lors le saint patriarche Kiud, ne pouvant plus supporter les vexations, se mit à attaquer hautement et avec indignation les apostats impies, et à favoriser et honorer le parti des fidèles que l’on tourmentait. Il regardait et méprisait surtout comme un homme vil l’infâme Makhaz Katischo, qui était le chef et l’âme du parti des impies. Celui-ci, ne pouvant supporter les blâmes du saint patriarche des Arméniens, Kiud, et inventant mille propos injurieux, il alla le calomnier auprès de Bérose, roi des Perses, en lui disant: « Ceux qui veulent exécuter tes ordres et qui consentent à embrasser ta religion qu’ils aiment, il les appelle auprès de lui, il les corrompt, les uns par des présents, et les autres par des paroles flatteuses, et ainsi il les détourne de leur penser. En effet, [je connais] plusieurs personnes qui mont venues chez moi et qui ont embrassé ta religion; mais Kiud les a appelées par séduction auprès de lui, il les a fait renoncer à leur religion, et leur a appris à la haïr; et nous qui t’aimons et qui adorons le Soleil et le Feu, il nous déteste et nous insulte. Il traite avec l’empereur; il se soumet à lui aux grands de sa cour, dont il reçoit des présents. » Telles étaient les dénonciations de tout genre qu’il débitait comme un ennemi.

56. Le patriarche Kiud se rend à la Porte des Perses.

Lorsque Bérose, roi des Perses, eut appris ces révélations de l’infâme Katischo, il entra dans une grande colère, et ordonna au saint patriarche des Arméniens de venir à la Porte, pour se défendre des accusations de son dénonciateur. Aussitôt Kiud, le bienheureux patriarche arménien, se rendit volontiers et de son plein gré à la Porte et se présenta devant les princes de la cour. Là, ce saint et respectable personnage fut honoré par tout le monde. Chacun regardait son visage comme celui d’un ange; et les païens eux-mêmes le respectaient, en lui témoignant les plus grands égards. De même, les chrétiens et l’évêque de Ctésiphon (Dizpon), de Kouzistan (Khoujasdan) et de Hrev, avec tous les prêtres et les diacres de ces contrées, craignaient le saint comme un prophète du Seigneur Dieu. En apprenant l’arrivée de saint Kiud, le roi Bérose lui envoya en détail toutes les accusations du dénonciateur par Ezad Veschnasb, fils d’Aschdad, de la famille de Mihran. Le saint patriarche Kiud, répondant aux interrogations du roi, s’exprima ainsi: « Les accusations de Makhaz [Katischo] ne sont pas entièrement vraies; il y en a qui sont justes, et d’autres qui ne le sont pas. En effet, ce n’est pas aujourd’hui seulement, mais depuis mon enfance, que je nourris dans mon cœur un sentiment d’amour pour la religion chrétienne et pour quiconque est chrétien; quant à tous ceux qui se sont éloignés de la vérité, je les déteste. Je désire ramener dans la bonne voie tous ceux qui veulent s’écarter de la vérité et prendre une autre route qui n’est pas le chemin droit; et s’il y avait quelque moyen de convaincre une personne, ou par force, ou par des supplications, ou même avec de l’argent, je le ferais sincèrement et je ne le laisserais point se damner éternellement. Quant à ce qu’il avance, que j’ai de fréquentes relations avec les Grecs, cela n’est pas ainsi qu’il le dit et le croit; c’est donc un mensonge. Cependant, comme c’est dans la Grèce que j’ai appris notre science littéraire et que j’ai fait mes études, j’y ai conservé plusieurs connaissances et des compagnons. Le drap même des habits que nous portons, c’est de la Grèce que nous le tirons, puisqu’il ne s’en trouve pas dans aucun autre paya, hormis celui-là. Nous sommes donc obligés d’acheter des habits en Grèce selon nos besoins. En ce qui concerne L’obéissance juste et légitime que nous devons aux maîtres, et aux devoirs qui nous sont imposés envers eux, nos lois mêmes nous l’imposent. » Le messager rapporta toutes ces paroles au roi, qui comprit aussitôt que Makhaz [Katischo] avait dénoncé le patriarche par mensonge et par ruse. Car Dieu lui-même, selon le désir de son saint serviteur, faisait comprendre au roi ses paroles. Cependant ce prince, pour ne pas faire croire aux chrétiens qu’il avait adouci les ordres [relatifs à l’exécution] de ses lois, garda le silence; et, laissant de côté les accusations du dénonciateur, il ne fit plus d’autre enquête sérieuse. Cependant le roi envoya dire au saint patriarche Kiud: « Tu as jusqu’à présent exercé ton autorité sans mon ordre, et ceux qui t’ont accordé une charge si importante ne sont que de simples sujets. Tu n’as pas reçu non plus aucune autorisation de ma part. Cependant, si tu exécutes ma volonté, en embrassant ma religion et en adorant le Soleil, je conférerai perpétuellement, par un édit, cette charge à toi, à ta nation et à quiconque tu me désigneras. Je te ferai retourner en Arménie avec de tels honneurs qu’aucun autre Arménien n’en aura jamais reçu de semblables de la Porte. Mais si, en t’obstinant [dans ta résolution], tu ne veux pas exécuter ma volonté, je t’enlèverai l’épiscopat, je te retirerai ta charge, et tu retourneras dans ta maison et dans ton paya, déshonoré et outragé. » Le bienheureux serviteur de Dieu, le patriarche des Arméniens, Kiud, plein de la grâce du Saint Esprit, répondit au messager du roi: « Je désirerais répondre moi-même en personne certaines choses au roi; car tu ne pourras pas, et tu n’oseras pas rapporter franchement et en détail à ton souverain tout ce que tu entendras de ma bouche. » Le messager répondit au saint: « Les rois ont accordé aux messagers de rapporter fidèlement tout ce qu’ils entendent entre les deux partis, et ils ne peuvent point ne pas dire la vérité. » Alors le saint serviteur de Dieu répondit ainsi: « Dis au roi qu’en ce qui concerne la charge que tu dis que j’ai jusqu’à présent obtenue avec l’autorisation de tes sujets et non pas la tienne; si toi, on si quelqu’un des sujets qui me l’ont conférée, voulaient me l’enlever, je m’en consolerais, et je le désire même; car, ainsi délivré d’inquiétudes fâcheuses et de tribulations, je ne m’occuperais que de moi-même et de la prière. Quant à l’ordre épiscopal que tu me menaces de m’enlever, c’est un ordre de dignité céleste; et ni les rois, ni quelqu’un des princes, ne peuvent me l’ôter; la mort même est impuissante à me l’arracher, puisqu’elle ne peut pas le faire. Ainsi je ne crains rien d’un homme mortel qui ne peut ni me donner, ni m’enlever cette dignité. A l’égard de tes lois que tu m’ordonnes d’embrasser, et pour lesquelles tu me promets aussi des honneurs et des présents, il n’y a point sur la terre une dignité plus grande, ni une autorité plus puissante que celle que tu tiens. Mais, en ce qui concerne tes lois impies et détestables que tu chéris, toi-même qui es roi, et tous ceux qui professent ces lois, vous êtes morts, et non pas vivants à mes yeux. Tes honneurs et ta gloire, je les regarde comme un déshonneur, comme des futilités et comme une dérision puérile. » Le messager, ayant entendu le saint patriarche des Arméniens Kiud parler de la sorte, lui dit: « Si vraiment tu persistes dans tes résolutions alors, tu le disais justement, je n’aurai pas le courage de rapporter ta réponse au roi. Tu disais vrai sans doute, puisque personne n’a jamais adressé à un roi une réponse aussi dure. Mais penses-y bien; tâche, s’il est possible, de modifie ton discours; et sois prudent. » Le saint lui répondit, en disant: « Vois-tu que c’est toi qui t’opposes au commandement de Dieu, et que tu ne le crains pas? car vous dites que quiconque désobéi à l’ordre du roi, méprise Dieu. Toi-même tu l’as dit, que c’est une loi des rois qu’un message ne peut ni supprimer, ni ajouter un seul mot dans la réponse de celai qui l’envoie. Or, va donc, et dis au roi ce que tu as entendu de moi; puisque je ne puis pas penser ou parler autrement. » Le messager se rendit auprès du roi et lui dit: « Je n’oserai pas répéter témérairement en ta présence tout ce que cet homme a dit, sans avoir obtenu de toi la permission [de rapporter ses paroles]. » Le roi lui ayant ordonné de dire sans aucune crainte tout ce qu’il avait entendu, il lui rapporta alors une à une toutes les paroles du saint serviteur de Dieu, Kiud. Le roi, en entendant tout ce que Kiud avait dit si librement, se mit en fureur et voulut donner un ordre sévère. Mais tout à coup il s’apaisa et garda pour un moment le silence. Ensuite il reprit la parole et dit: « Il est impossible que sa volonté soit accomplie; je ne permettrai point aux chrétiens de briser ses chaînes, ni de vénérer ses os, comme ils ont l’habitude de le faire. J’ai entendu parler de leur culte, à savoir qu’ils ne rendent pas aux vivants les mêmes honneurs qu’ils font aux morts. Or, dis-lui que je ne le laisserai point parvenir à l’honneur qu’il croit obtenir, en me faisant irriter. Qu’il demeure où il lui plaira; mais [qu’il sache qu’]il est déchu du siège pontifical, qui ne lui appartient plus dès ce moment. » En entendant cet arrêt, le saint patriarche des Arméniens Kiud, d’une part s’en consola, mais d’autre part, il en fut affligé mortellement; car, en entendant qu’on l’avait exclu de sa charge, il en éprouva de la joie, en se reposant des occupations de ce monde; mais en apprenant que le roi n’avait donné aucun ordre pour le charger de chaînes, ni pour le mettre à mort, ce qu’il désirait depuis longtemps, et qu’il souhaitait de mériter il en fut troublé et attristé, sans pouvoir se consoler de n’avoir pu atteindre ce vif et ardent désir qu’il ambitionnait. Depuis lors, Kiud, le saint patriarche des Arméniens, séjourna à la Porte tant qu’il voulut, honoré publiquement, non seulement par les chrétiens, mais bien davantage encore par les païens dont les maladies étaient guéries par ses prières. Des chrétiens de ces contrées désiraient recevoir les ordres sacrés de la main du saint serviteur de Dieu: il consacra les uns évêques, et à plusieurs autres il conféra la dignité sacerdotale. Ainsi honoré de tous, il partit glorieusement, pour revenir en Arménie. Il bénit tout le monde, et recommanda chacun à Dieu en particulier; ensuite il se mit es route, et il se rendit en Arménie. Là, il vécut plus vénéré encore qu’auparavant; il se reposa en paix dans une extrême vieillesse, et il fut déposé dans le tombeau de ses pères, au village nommé Otmesou-Kiogh, dans le canton de Vanant.[83] Il donna sa bénédiction à tout le peuple de l’Eglise arménienne.

57. Vahan est calomnié auprès de Bérose.

Lorsque l’infâme Makhaz Katischo fut revenu aussi de la Porte, tous les apostats se réunirent auprès de lui. Cependant, quoiqu’ils goûtassent les plaisirs amers et bornés de monde, en voyant Vahan le Mamigonien progresser rapidement dans le bien, ils se prirent de haine contre lui et se consumèrent de jalousie. Ils cherchèrent à l’accuser, en le calomniant faussement, afin de pouvoir perdre à la fois lui et ses frères. Ils firent connaître aux grands de la Porte, et au roi lui-même, qu’il était impossible qu’il pût rester en Arménie sans fomenter quelque révolte. Ils rappelaient aux Perses chacun des ancêtres de Vahan, et ils ajoutaient: « Qui donc parmi eux n’a pas troublé la Perse? Qui donc fut cause des grandes calamités et des massacres? Celui-ci exécutera de même tôt ou tard de semblables séditions contre vous. » En entendant sans cesse toutes ces calomnies des dénonciateurs, les Perses commencèrent à douter de la réputation de Vahan; et, considérant son habileté et son talent, ils s’en affligèrent, car ils l’aimaient.

58. Vahan faiblit dans la foi; il se justifie dans l’assemblée en présence de Bérose.

Vahan, voyant alors toutes les attaques dirigées contre lui par ses envieux, qui ne cessaient de l’offenser par leurs discours malveillants; et ne pouvant plus supporter des calomnies continuelles, se rendit à la Porte, et là il faiblit dans sa foi. A son retour en Arménie, il ne put encore fermer la bouche aux médisants; car, si quelqu’un dans les assemblées parle en mal d’un prince, il le hait; et si quelqu’un était inhabile à lancer des flèches à la chasse ou au tir, c’est à Vahan qu’il s’en prenait. « Il s’assied, disaient-ils, et il regarde tout le monde avec mépris. » Toute personne qui, par son incapacité, ne pouvait exercer une charge royale, en attribuait la cause à Vahan. « Il avance, disaient-ils, dans tous les emplois, et il ne laisse personne agir et faire son profit. » Il avait pour collègue un homme nommé Vriv, sorti d’une basse origine et fort incapable. C’était le fils d’un Syrien, et il était remarquable surtout par son verbiage et par ses discours frivoles, qui dénotaient chez lui le caractère syrien. Vriv, incapable d’exercer la charge qu’il tenait du roi,[84] se rendit auprès du roi Bérose pour accuser Vahan. Il dit au roi: « Il ne m’a point laissé aller aux mines d’or; et lui, ramassant tout l’or du pays, a formé le dessein de le porter chez l’empereur ou chez les Huns; car, en leur offrant cet or, il veut lever des troupes et se révolter. » L’habile Vahan, ayant appris toutes les accusations de révolte qu’on lui prêtait, prit aussitôt d’immenses charges d’or, et arriva à la cour. Informé de la prompte arrivée de Vahan, Bérose en fut étonné et dit: « La venue si empressée de Vahan ne s’accorde nullement avec les paroles de Vriv, surtout s’il a apporté quelque chose. » Lorsque Vahan se présenta devant le roi Bérose, celui-ci s’informa auprès de lui si réellement il avait apporté quelque chose; et, ayant appris de Vahan la quantité considérable d’or qu’il avait apportée, il en éprouva une grande joie. Il fit ensuite appeler Vriv, et lui ordonna de répéter, en présence de Vahan, les accusations qu’il avait auparavant formulées contre lui. Vahan, après avoir entendu toutes les accusations de Vriv, répondit en présence du roi, et dit: « Je reconnais que je suis fort ignorant de ce qui regarde ma personne telle que Vriv en a fait ici le portrait; cependant je ne suis pas si aveugle que je ne puisse apprécier la force des Perses; cette force qui a causé une terrible épouvante à plusieurs nations rebelles, qui, ayant été réduites à l’obéissance, sont encore soumises à l’autorité des Perses. Quant à moi, qui suis disposé à me révolter, selon les paroles de Vriv, lui-même sait que je ne possède pas même un serviteur pour préparer mes repas, que je ne commande pas même en maître à deux ou trois jeunes gens qui me servent avec respect. Telle est la force de mon armée. Si j’étais exposé à des vexations de votre part, et que j’eusse voulu me transporter dans quelque pays étranger pour y mourir, pourquoi alors vous aurais-je apporté tout cet or, qui aurait été pour moi une fortune suffisante jusqu’à ma mort, quand bien même j’eusse vécu assez longtemps, moi et dix autres comme moi? Et d’ailleurs vous n’aviez pas nommé un commissaire pour m’obliger à vous apporter une si grande quantité d’or. Or, si je sais comment il faut vous être utile, je n’ai qu’à me confier à vous, vous qui pouvez par votre volonté m’accorder la vie, et à l’instant même m’élever en dignité selon qu’il vous plaît. » Le roi Bérose et tous les autres grands, ayant entendu les paroles pleines de sagesse de Vahan, les approuvèrent bien plus que celles de Vriv. Alors Vahan, déclaré innocent, sortit de l’assemblée, tandis que Vriv, le fils du Syrien, fut couvert de honte et d’opprobre. Vahan, comblé d’honneurs et de gloire, partit de la cour et revint en Arménie. Mais, comme son âme n’était point en paix à cause du nom d’apostat, qu’à l’exemple de ses aïeux il portait en apparence et non en réalité, il craignait, surtout après son retour de la Porte, où il avait été si bien accueilli, d’oublier la gloire de l’autre monde, séduit par la gloire de celui-ci, et de causer ainsi sa propre perte. Ayant sans cesse l’esprit agité, il révéla son inquiétude à ses amis intimes. Il cherchait des moyens, il priait toujours le Christ Sauveur de lui accorder le moment favorable, en disant ainsi dans son cœur: « Pour toi, ô Seigneur, tout est toujours possible, et il n’y a rien d’impossible pour toi. Toi, ô Seigneur, sois mon refuge, et accorde-moi le temps de nie convertir et de me repentir. Apprends-moi à observer ta volonté, parce que tu es mon Dieu. »

Tandis que, l’esprit troublé, Vahan demeurait indécis, soudain une révolte terrible éclata dans le pays des Ibères. Vakhthank[85] assassina le perfide prince Vazken, la vingt-cinquième année du roi Bérose. Cette nouvelle se répandit parmi les habitants de l’Arménie, dont plusieurs se trouvaient cette même année dans le pays des Aghouank, pendant l’attaque dirigée contre la garnison révoltée. A la tête de toute cette armée était Zarmihr Hazaravoukhd,[86] et Ader Veschnasb Ozmantian[87] était marzban de l’Arménie. Les Arméniens demeurés chrétiens, qui à ce moment faisaient partie de L’armée, souffraient bien plus des outrages et de la jalousie de ces lâches princes arméniens, fiers de leur apostasie, que des actes de violence des généraux perses. En apprenant la révolte du roi des Ibères, leur cœur fut rempli de joie; car la nouvelle était arrivée que le roi des Ibères s’exprimait ainsi: « Je ne livrerai point de combat à d’autres nations, mais je ferai une si nombreuse levée parmi les Huns que les soldats perses ne pourront point leur tenir tête. Encouragés en apprenant cette nouvelle, les chrétiens espéraient en tirer quelque avantage pour eux, et obtenir du très Haut quelque grâce. Cependant ils craignaient que les généraux perses ne les emmenassent et ne les conduisissent avec eux à la Porte. Le Christ les délivra de leurs craintes, car ils se dirigèrent en Arménie, et arrivèrent au pays de Schirag, dans la plaine où habitait le marzban des Arméniens Ader Veschnasb Ozmantian, qui avait près de lui Veh-Vehnam, général des Arméniens.[88]

Là, quelques-uns des satrapes se consultèrent ensemble, car déjà depuis longtemps ils connaissaient la tristesse et les chagrins qui agitaient l’âme de Vahan Mamigonien, à cause du nom de mage qu’il portait. Ils disaient: « Ce moment est favorable pour la délivrance, autant pour nous que pour lui; car lui se délivrera de ses remords de conscience, et nous, victimes de l’envie, nous nous débarrasserons de ces inquiétudes continuelles et de ces tourments incessants auxquels nous sommes livrés. Le roi des Ibères Vakhthank est un homme puissant; et qui sait si Dieu, qui est miséricordieux, considérant la grandeur de nos périls, ne nous aidera pas? car, en nous joignant aux Ibères, nous pourrons peut-être résister aux Perses. » Quelques-uns des satrapes arméniens, après avoir ainsi conféré ensemble, virent leur avis également approuvé par quelques autres; et, grâce à l’inspiration divine, tous ceux qui connurent cette résolution s’unirent promptement et volontairement. Encouragés de la sorte, ils firent part une nuit, de leur projet, à Vahan Mamigonien; celui-ci, l’ayant entendu, leur parla ainsi: « Presque tous ceux qui se trouvent dans ce conseil, ou du moins quelques-uns, savent combien je me sens à toute heure tourmenté et affligé à cause du faux nom que je porte en moi avec horreur; tellement que, parvenu au soir, j’appréhende le matin, et, arrivé au matin, je redoute le soir. Aussi, considérant la fin subite et incertaine de cette vie, qui arrive soudainement, sans qu’on l’attende, je redoute de quitter ce monde avec le nom [d’apostat]. En ce cas, j’aurais voulu, et il vaudrait mieux en effet, que ma mère ne m’eût jamais mis au monde. Je prie sans cesse Dieu de me suggérer un moyen pour me délivrer des remords qui me rongent. Toutefois, je ne puis prendre part au projet que vous venez de former, et dire que votre pensée est bonne et praticable, car je ne puis pas parler de cela, et même je ne l’oserai pas. Je connais trop la force et la fierté des Perses, ainsi que l’indolence et la tromperie des Grecs, je vous connais, vous aussi, par expérience, et je sais comment vous vous êtes alliés à nos pères par un serment, qu’ensuite vous avez violé; à l’égard du roi des Ibères et des Huns dont vous parlez, les Ibères à eux seuls ne forment qu’une nation sans importance, ayant une cavalerie peu considérable;[89] quant aux Huns, qui sait s’ils voudront venir ou non, puisqu’ils ne sont pas encore au milieu de nous et qu’on ne les aperçoit pas? Mais, par-dessus tout, défiez-vous de vous-mêmes, puisque vous êtes des hommes faux et méfiants. Si vous me consultez, si vous faites ce que je vous dis, et si vous m’écoutez, laissez de côté tout cela, et priez seulement Dieu, à qui il est facile de faire tout ce qu’il veut, de vous procurer quelque moyen, et surtout ne m’obsédez pas avec vos avis vains et inutiles. » Ayant entendu de Vahan Mamigonien tous ces conseils, les satrapes arméniens lui répondirent unanimement en disant: « Tu as bien et justement exprimé toute ta pensée, comme il convient à ta sagesse; cependant, ce n’est ni dans l’alliance des Romains, ni dans le concours des Huns, que nous plaçons notre confiance; c’est tout d’abord dans la miséricorde de Dieu, dans l’intercession de saint Grégoire et dans la mort de nos ancêtres qui, par leur martyre, plurent au Christ Sauveur, et enfin dans notre propre mort; car nous préférons tous périr à la même heure que d’être tous les jours témoins des humiliations de l’Eglise et de la séparation des fidèles. »

59. Vahan s’unit avec les satrapes, contre les Perses.

En entendant parler de la mort, Vahan Mamigonien et Vart, son vaillant frère, s’enflammèrent de courage; et, remplis de la grâce du Saint-Esprit, ils furent transportés d’enthousiasme. Vahan prit la parole et dit: « Vous savez que Vart, mon frère, réside en ce moment à la Porte; je suis certain que si les Perses viennent à connaître nos desseins, ils l’enchaîneront et le tourmenteront. Cependant j’aime mieux mourir que de vivre ainsi dans l’apostasie. Je me range donc de votre côté, et j’accepte le projet que vous voulez exécuter; car j’espère que Dieu tout-puissant, voyant ma conversion, et que c’est de tout mon cœur que je la désire, daignera opérer un miracle en ma faveur; qu’il fera revenir auprès de moi Vart, mon frère bien-aimé, et qu’il m’accordera le bonheur de le voir de mes propres yeux et d’être consolé. Ensuite Dieu disposera de moi selon sa volonté, comme bon lui semblera. » Lorsqu’il eut ainsi parlé, les chrétiens et les apostats se levèrent tous ensemble et se mirent à prier, ensuite ils demandèrent le saint évangile. Alors le saint prêtre Athig s’avança; il était avec eux dans l’armée; c’était un homme sage et fidèle, originaire du célèbre village appelé Pedjni.[90] Il leur présenta le saint évangile que tous baisèrent, et chacun, en étendant la main sur le livre sacré, disait: « Quiconque confessera cette foi que Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur a enseignée et écrite dans ce livre, le fils de l’homme le confessera aussi et le conduira devant son père, pour lui faire posséder les biens du ciel; et quiconque violera frauduleusement le serment prêté sur cet évangile, le fils de l’homme le reniera aussi et le jettera dans les ténèbres extérieures, où il n’y a que pleurs et grincements de dents. » Ayant ainsi prêté serment cette même nuit, et étant confirmés dans la foi du Christ, les satrapes se quittèrent et se rendirent chacun dans sa demeure, pour s’y reposer.

Cependant, l’un des satrapes arméniens, qui se nommait Varaz Schapouh, de la famille des Amadouni, aussitôt sorti du conseil des princes assemblés, à l’exemple de Judas qui fut rejeté du nombre des saints apôtres, s’empressa de se rendre pendant cette même nuit auprès du marzban; il l’instruisit, ainsi que tous les autres, des discours, de la résolution et des serments des princes. A cette nouvelle, le marzban Ader Veschnasb, avec les autres Perses et les princes arméniens apostats, furent saisis d’une sorte de terreur panique, et ils veillèrent par peur tout le reste de la nuit. Dès que l’heure du matin fut venue, ils s’éloignèrent de ce lieu, et ils allèrent camper près de la muraille du château appelé Ani.[91] Les apostats infidèles et le marzban testèrent là durant tout le jour, pleins d’anxiété, en laissant croire aux autres qu’ils viendraient certainement les trouver le lendemain. Cependant cette même nuit, le marzban, le général et ceux qui étaient d’accord avec eux, montèrent à cheval et s’enfuirent. Les satrapes arméniens, ayant eu connaissance de ce fait, se mirent à la poursuite des fuyards; mais, comme le marzban et le général gagnaient du terrain avec des guides expérimentés, en s’écartant des routes ordinaires et en prenant différents chemins, ils arrivèrent à la ville forte d’Ardaschad. Aussi les satrapes arméniens ne purent pas les rejoindre; mais, sur le chemin, ils se saisirent de tous les chevaux des Perses; ils firent aussi prisonnier l’infâme Makhaz Katischo, qu’ils amenèrent avec eux.

Arrivés à Tevin,[92] ils allèrent mettre le siège devant Ardaschad; mais le marzban et le général, sortant secrètement de la forteresse, s’enfuirent à la faveur de la nuit du côté de la province d’Adherbeidjan (Adhierbadagan). Un prince d’Ourdz,[93] qui se nommait Varaz Nersèh, fils de Goghthig, prince d’Ourdz, qui avait prêté serment avec les satrapes arméniens, violant le pacte sacré, alla dévaster la ville royale (Schahasdan) de Pernavij,[94] et, ayant enlevé toutes les richesses de cette ville, il alla se réfugier dans la forteresse appelée fort de Sakrpert;[95] c’était le château fort de leur domaine.[96]

Quelques-uns des satrapes arméniens qui avaient apostasié donnèrent ce conseil au marzban des Arméniens Ader Veschnasb: « Le roi des Ibères s’est révolté et veut réunir une armée de Huns qu’il n’a pas encore levée; de plus les Arméniens ont envoyé demander des troupes à l’empereur; mais elles ne paraissent pas encore; ils ne sont pas eux-mêmes bien organisés. Or, si tu vas promptement les attaquer, tu triompheras facilement et sans peine; tu acquerras un grand renom, et nous obtiendrons, toi et nous, des honneurs et beaucoup de présents du roi des rois. Mais, si tu tardes, nous craignons que leur force ne s’augmente et qu’ils ne trouvent de l’appui quelque part, comme nous le pensons. Alors nous serons à la merci des événements et nous nous en repentirons. » Ce conseil plut au marzban et à tous ceux qui étaient avec lui. Ils se mirent aussitôt à la tête des troupes d’Adherbeidjan, du marzban des Gobr (?) et des milices des Gadisch[97] qui étaient dans les environs, et arrivèrent en Arménie, près du fleuve Araxe. Ensuite ils résolurent de passer dans le village de Nakhitchévan (Nakhdjavan)[98] aux confins de la Siounie.

On avertit le seigneur des Pakradouni, Sahag, que les Arméniens, et Vahan, général des Arméniens, venaient de le nommer en ce temps-là marzban d’Arménie. Le général de la cavalerie Sahag avait la charge de marzban,[99] et Vahan possédait la principauté des Mamigoniens et le commandement en chef de l’armée arménienne. Ce fut d’abord très certainement par l’ossue d’en haut et ensuite par celui des Arméniens qu’ils reçurent ces dignités. Ayant appris l’arrivée des troupes perses, et voyant que leur armée n’était pas encore bien organisée, ils songèrent à se réfugier pour quelque temps dans les lieux fortifiés de la province de Daïk. Mais ensuite, se rappelant l’assistance invincible du Seigneur, ils disaient: « Ce n’est point du petit ou du grand nombre de soldats que dépend la victoire, mais elle est dans les mains de Dieu, ainsi que notre entreprise qui a complètement besoin de sa faveur. Or il n’y a pas autre chose à faire que de marcher promptement contre l’ennemi, en implorant l’appui glorieux du Sauveur de tous. Ils décidèrent aussi, par l’inspiration de Dieu, que le marzban Sahag et le général des Arméniens Vahan Mamigonien, avec quelques autres satrapes, resteraient dans la ville pour encourager ceux qui marchaient et leur donner de l’espoir, et pour jeter la consternation et le découragement dans le cœur de ceux qui étaient du paru des impies. Ceux qui alors s’apprêtèrent à prendre les armes pour marcher au combat furent: Papkèn de Siounie, qui à cette époque avait été nommé prince de la seigneurie de Siounie;[100] le vertueux et vaillant prince des Mamigoniens, frère du général Vahan;[101] Kardchouïl Meghkhaz;[102] les deux fils du bienheureux Arschavir Gamsaragan, Nersèh, prince de Schirag, et Hrahad, son frère, avec deux autres membres de la famille des Kenouni, Adom, prince des Kenouni, et Arasdom, son frère, et d’autres combattants qui en tout étaient au nombre de quatre cents. Ceux-ci se rendirent dans l’église, pour adorer le Seigneur Dieu, qui a créé tout et qui donne la force à tous. Ils le prièrent de les secourir, en invoquant les vertus du saint martyr Grégoire, de tous les autres saints, et des pieux Arméniens récemment martyrisés, ainsi que la puissance de la sainte croix. Alors Jésus-Christ Sauveur, touché de compassion pour eux et accueillant leurs ferventes prières, leur accorda le secours qu’ils lui demandèrent et les renvoya en paix. Ensuite les satrapes, et tous les hommes de l’armée qui étaient avec eux, offrirent leurs hommages au saint et angélique patriarche Jean,[103] qui, les comblant de la bénédiction de son âme pieuse et juste, les envoya au combat. Après cela, ils dirent adieu au commandant de la cavalerie, le marzban Sahag, au général des Arméniens Vahan Mamigonien, et à leurs autres compagnons, qui devaient rester dans la ville; puis ils s’en allèrent sans plus tarder, remplis d’ardeur et de joie. Ils réfléchissaient en eux-mêmes et disaient: « Qui sait si nous ne pourrons arriver à l’endroit où les troupes perses veulent tenter le passage du fleuve? Nous les attendrons dans un lieu retiré, et, lorsque nous aurons l’assurance que la moitié de l’armée a franchi le fleuve, nous fondrons sur ceux qui l’auront passé, et nous pourrons peut-être aussi les battre. Ensuite nous résisterons au reste de l’armée des Perses. Lorsqu’ils furent arrivés dans le village nommé Varazguerd,[104] ils apprirent que l’armée perse, forte de sept mille hommes, avait déjà passé le fleuve. Alors le vaillant prince des Mamigoniens Vasag, qui ce jour là avait le commandement de l’avant-garde, s’avança vers le village nommé Grovag:[105] « Peut-être, disait-il, pourrais-je trouver quelque stratagème; je chercherai à connaître la situation de l’armée perse, et à savoir si elle vaut quelque chose ou non. » Il s’était rendu à Grovag pour y passer la nuit, lorsque tout-à-coup au point du jour le marzban perse Ader Veschnasb, arrivant aussi au même village, apprit que Vasag Mamigonien y était également. Le brave prince des Mamigoniens, Vasag, ayant su qu’Ader Veschnasb et les siens étaient là, usa habilement d’un stratagème en vue de sauver en ce moment sa troupe; il ordonna à ses soldats de sortir du village par deux, par trois et même en plus grand nombre, en suivant les rues et les passages les moins fréquentés, et de se hâter d’arriver, par petits détachements isolés, au village de Varazguerd, où se trouvaient les satrapes et la cavalerie des Arméniens, afin de les informer de l’affaire. De son côté, le vaillant prince des Mamigoniens, Vasag, trompait Ader Veschnasb par des paroles séduisantes, en lui envoyant des messagers et en lui disant: « J’ai une communication à te faire; mais, en attendant, que toi et les tiens la considèrent comme bonne et utile au seigneur de la Perse et à l’Arménie. » En entendant cela, Ader Veschnasb, bien que secrètement il s’en réjouit au fond du cœur, en croyant qu’ils se soumettaient réellement, cependant il lui envoya dire sévèrement: « Quelle communication une nation rebelle a-t-elle à me faire? » Le brave prince des Mamigoniens Vasag, ayant appris que sa cavalerie avait échappé au danger sans aucune perte, et que dès lors il n’y avait plus rien à craindre, répondit aux envoyés d’Ader Veschnasb, en disant: « Nous n’avons jusqu’à présent commis aucune mauvaise action, nous n’avons causé aucun dommage aux intérêts de la cour; mais si vous le voulez, je vous exposerai ma communication après avoir eu votre assentiment; réfléchissez et réglez ce qu’il faut faire. » Il renvoya les messagers, monta à cheval et dit aux autres Perses qui se trouvaient présents: « C’est pour plaisanter que j’ai ainsi parlé à ces envoyés, car personne ne m’a chargé d’aucun message. Je suis venu simplement pour savoir ce que vous êtes. Or vous êtes des hommes vils et infâmes; vous êtes venus ici pour accomplir de mauvais desseins; aussi vous marchez à votre perte sans crainte et sans peur. » Ayant rejoint les troupes arméniennes, il leur dit: « Les Perses sont nombreux, mais plusieurs d’entre eux sont des hommes faibles et pusillanimes. »

60. Exploits de Vasag, frère de Vahan, et de ses compagnons.

Ayant entendu ce que venait de dire le vaillant prince de Mamigoniens, les soldats de l’armée arménienne tinrent conseil, et le prince s’exprima en ces termes: « Il faut que nous nous transportions de cette plaine dans des endroits montagneux. Réfléchissez bien à ceci; car si après avoir été attaqués de front, nous pouvions, avec le secours du Seigneur, résister à l’ennemi, la chose serait dès lors bien puis facile pour nous et bien plus utile. Si au contraire la chose tourne autrement, la forte position des montagnes deviendra pour nous plus avantageuse, et elle nous servira d’asile. » Ils partirent aussitôt, et vinrent camper dans un village du Massis, qui s’appelait Agori.[106] Ayant appris que le lendemain les troupes perses devaient s’avancer contre eux pour livrer combat, ils s’empressèrent de dire, selon leur coutume, l’office de la nuit, et après avoir récité les prières du matin, tous ceux qui étaient présents s’apprêtèrent à aller combattre l’ennemi. Ils formèrent quatre corps de cent hommes chacun. Paphèn, prince de Siounie, et Vasag, vaillant prince des Mamigoniens, furent investis du commandement du centre; Kardchouïl Maghkhaz fut placé à la tête de l’aile gauche; à l’aile droite, se trouvaient les deux Kenouni, Adom, prince des Kenouni, et Arasdom, son frère; au centre et derrière ces deux corps, ils placèrent le brave et illustre prince de Schirag, Nersèh Gamsaragan, et Hrahad son frère, afin que si l’une des ailes venait à faiblir, ils pussent arriver promptement pour lui prêter secours, et soutenir partout les forces des combattants. En effet, chacun avait confiance en ces guerriers, qu’ils regardaient comme des hommes vertueux, justes et fidèles à leurs engagements. Ayant ainsi organisé ces quatre cents hommes, et rendu gloire au Seigneur, ils s’écrièrent tous ensemble: « Secours-nous, Dieu, notre Sauveur, pour la gloire de ton nom, de peur que les infidèles ne disent un jour: Où est leur Dieu? » Ensuite ils gravirent le sommet d’une montagne élevée (?) (Aïdnavor),[107] et là ils se retranchèrent. Les soldats Perses, voyant les Arméniens en si petit nombre, ne les regardèrent que comme des gens insensés qui couraient à la mort. Les soldats d’élite de l’armée perse s’avancèrent d’assez loin vers la troupe arménienne. Plusieurs d’entre eux, dont les chevaux étaient fatigués, restèrent en arrière, et ceux qui avaient des coursiers fringants s’avancèrent sur le lieu du combat. En ce moment, Maghkhaz Kardchouïl, à la tête de ses cent hommes, violant le serment prêté sur l’Evangile, passa du côté des Perses, et les Arméniens furent réduits au nombre de trois cents, selon les vues de Dieu, et semblables en cela aux trois cents choisis par Gédéon. Ils s’élancèrent sur les soldats perses, et avec le secours du très Haut, ils étendirent morts sur la place les plus vaillants d’entre les guerriers. Ils mirent en désordre le reste de l’armée perse, en la dispersant dans les vallées et les lieux escarpés. La troupe du vaillant Vasag, prince des Mamigoniens, et de Papkèn prince de Siounie, frappa mortellement le marzban Ader Veschnasb, d’autres princes et satrapes arméniens apostats, ainsi que plusieurs autres perses. La troupe commandée par Adom et Arasdom perdit plusieurs hommes valeureux. Papkèn put avec peine arracher des mains d’Adom et d’Arasdom le seigneur de Siounie, Gédéon (Ketihon), cet ennemi de la vérité, le réservant ainsi pour un autre moment plus terrible. Hrahad, fils du bienheureux Arschavir Gamsaragan tua d’un coup de lance un guerrier perse qui s’avançait sur lui. Tandis que, ranimés par la main du Tout-Puissant, ils triomphaient ainsi de l’ennemi, Maghkhaz Kardchouïl, ayant entrainé la troupe des Gadisch, et d’autres Arméniens transfuges, ainsi que les hommes qu’il avait avec lui, passa du côté opposé, et suivant les passages les plus cachés des vallées, il surprit par derrière les soldats arméniens de l’armée alliée, croyant qu’ils ne s’en apercevraient pas, tant ils étaient entraînés par l’impétuosité avec laquelle ils massacraient les ennemis de Dieu. Il voulait attaquer par derrière ceux qui s’étaient confiés dans le Christ, remporter ainsi une victoire par trahison et acquérir de cette manière un grand renom. Mais tout à coup un des combattants, ayant entendu la voix d’un Arménien égorgé par les Gadisch, poussa des cris pour avertir les gens de Gamsaragan. Ceux-ci, irrités contre lui, voulaient tuer cet homme en disant: « Cette troupe est la nôtre, et tu veux, au moyen d’une surprise, nous faire perdre une occasion si favorable. » Cependant Nersèh ayant vérifié le fait qu’avait constaté son frère Hrahad, et ayant su que c’était un parti d’ennemis, les deux frères coururent et s’élancèrent avec un peut nombre d’hommes sur cette masse de combattants. Là Nersèh Gamsaragan, héritier des vertus de son père, frappa d’un coup de lance et tua sur place le chef des Gadisch, homme vaillant et brave. Aussitôt le reste des ennemis ainsi refoulés, chercha son salut dans la fuite. Dans cette affaire, bien plus que dans d’autres batailles, de nombreux cadavres étaient étendus par terre. Ce fut un jour glorieux et rempli d’allégresse pour ceux qui croyaient dans le Christ, et un jour de confusion et de défaite pour tous ceux qui avait renié la foi du Christ; et ainsi s’accomplit la parole du prophète qui dit: « Un seul de ceux que Dieu assiste, en chasse mille, et deux en ébranlent dix mille. »

En présence d’une si glorieuse victoire, l’ennemi de la vérité, le démon, fut rempli de confusion. Il réfléchissait en lui-même et disait: « Tout ceci a été accompli contre ma volonté. Or, si je n’ai pu rien obtenir, si j’ai été vaincu, je veux au moins attrister pour quelque temps les cœurs de ces hommes vaillants, qui ne connaissent encore ni mes malheurs, ni ma ruine. » Il trouva donc pour complices deux hommes, dont l’un était de la famille des Kenouni et se nommait Varkosch; l’autre était de la famille Saharouni et son nom était Vasag. Le lendemain au point du jour, ces deux hommes arrivèrent précipitamment, et, en poussant des cris, ils annoncèrent de tristes nouvelles au saint patriarche Jean, et aux deux nobles princes arméniens, le marzban Sahag et Vahan le Mamigonien. Des deux côtés, disaient-ils, la mêlée a été sanglante; bien que nous n’ayons pas assisté au combat, cependant l’armée perse l’a emporté, et les troupes arméniennes ont en le dessous. Elles ont pris la fuite, et les gens valeureux sont tombés sous le glaive de l’ennemi; là sont morts le brave Vasag Mamigonien, le valeureux Papkèn de Siounie, et les deux hommes illustres, Nersèh, seigneur de Schirag et son bien-aimé frère Hrahad; c’est là aussi qu’ont succombé, sur le coteau d’Agori, les Kenouni Adom et Arasdom, ainsi que tous les autres soldats de l’armée arménienne. Nous nous sommes échappés seuls, comme les messagers de Job, pour vous annoncer cette nouvelle. Le bruit [de ce désastre] ne s’était pas encore répandu dans la ville de Tevin, et le démon ne put pas s’en réjouir au point de troubler la cité, lorsque presque aussitôt arriva un porteur de bonnes nouvelles qui se nommait Arasdom [et qui appartenait] à la famille des Kenouni. Il cria à haute voix, et dit: « La puissance de la croix a vaincu, et elle vaincra toujours. » Il annonçait les prodiges que Dieu avait opérés en faveur de ses serviteurs bien-aimés, par l’intercession des saints, l’épouvantable défaite et la contusion éprouvées par le parti des apostats. En écoutant le récit de cette heureuse nouvelle, Jean, patriarche des Arméniens, les nobles princes, le marzban Sahag et Vahan, général des Arméniens, les satrapes et les peuples accoururent tous ensemble à la maison de Dieu, dont la puissance est efficace; là ils rendirent grâces au seul et vrai Dieu, et adorèrent l’irrévocable résolution de sa volonté. Ensuite le bienheureux patriarche arménien Jean fit réciter le psaume vingt-neuvième: « Le Seigneur m’a entendu, et il a eu pitié de moi; le Seigneur est mon secours. Il a changé mes gémissements en allégresse, il a déchiré le sac dont je m’étais enveloppé, et il m’a revêtu d’allégresse, afin que ma gloire te chante, et ne se taise jamais. Seigneur, mon Dieu! je te louerai dans l’éternité. » Ayant fini de réciter l’office, ils célébrèrent des fêtes; mais d’abord ils s’occupèrent des pauvres, en leur donnant à manger; et ensuite ils firent de grandes réjouissances. Les soldats revenaient aussi du combat; ils annonçaient la nouvelle victoire remportée par la puissance de la main de Dieu, qui leur avait fait acquérir la gloire du triomphe, en écrasant l’ennemi et en le couvrant de honte. Ils rendirent gloire au christ en s’embrassant les uns les autres avec effusion. Ayant ainsi assuré la paix, ils rentrèrent chez eux pour prendre du repos pendant l’hiver, et en même temps ils se préparèrent à renouveler la guerre au printemps.

Bientôt on dépêcha un messager à Vakhthank, roi des Ibères, pour lui demander l’assistance des Huns, qu’il avait promise. Celui-ci fut longtemps à remplir son engagement; enfin, il rassembla trois cents soldats Huns et les envoya en Arménie. Ensuite avant qu’un mois de l’hiver se fût écoulé, il rappela ces auxiliaires sous un prétexte futile. Dès lors il ne restait aux Arméniens d’autre ressource et d’autre appui que dans le Christ, en qui ils avaient mis leur confiance et leur espérance, puisqu’il n’y avait personne qui vint à leur secours.

Vahan le Mamigonien, général des Arméniens, envoya des messagers à la célèbre et noble famille des Ardzrouni, à celle des Antzévatzi et des Mog, et aux nobles des Reschdouni. Il leur fit rappeler comment Dieu avait autrefois prêté son assistance à ceux qui s’étaient confiés en lui. « Chacun de vous, disait-il, sait bien, et vous n’avez point besoin d’apprendre de qui que ce soit, la foi et la doctrine de notre véritable et sainte religion. Voyez donc comment le fanatisme ardent de la secte des mages a embrasé, comme une fournaise, l’esprit de tous, à l’exception de quelques-uns. Or, elle est venue l’heure du vrai cultivateur, du Christ, qui, son van à la main, purifiera son aire; il rassemblera dans les célestes greniers le froment purifié, et il brûlera la paille dans le feu qui ne s’éteint point. Or, celui qui veut devenir un de ces grains de froment doit s’offrir à Dieu, et il sera sauvé; et quiconque reculera sera changé en paille; il deviendra la proie des flammes inextinguibles de l’enfer, où il brûlera, sans jamais s’éteindre. Cependant je n’oblige personne par violence à songer à son propre bien; mais par la voie de l’exhortation, je rappelle à tous le salut ou la damnation qui leur sera accordée au jour du jugement. En effet, celui qui professera la vérité sera sauvé de l’enfer; et celui qui s’égarera du chemin droit périra éternellement. Or, quiconque de vous cherche et prend soin de son salut, et désire obtenir la vie éternelle, doit venir pour venter les opprobres dont l’Eglise a été depuis si longtemps et pendant tant d’années abreuvée par le fait des apostats indignes. Celui qui craint pour son corps, et qui prétend suivre les erreurs de la secte, demeurera dans les ténèbres; il sera indigne de regarder le Soleil de la vérité, le Christ. Quant à moi, le Christ rémunérateur me récompensera de mes pressantes sollicitations. »

Dès que les satrapes des quatre provinces eurent entendu cet appel, quelques uns d’entre eus, désirant suivre la droite voie, accoururent rejoindre le troupeau des brebis; les autres, s’unissant aux boucs de la gauche, s’enfoncèrent pour toujours dans les ténèbres extérieures. Un des satrapes des Antzévatzi, dont le nom était Ohan, et un autre, nommé Nersèh Erouanthouni, entrèrent dans la sainte ligue; d’autres aussi, qui s’étaient dévoués pour défendre la vérité, allèrent rejoindre les troupes du général des Arméniens Vahan le Mamigonien. Dès qu’ils furent réunis ensemble, ils se mirent en chemin. C’était à la fin du carême, le jour du samedi saint qui précède celui de Pâques. Lorsqu’ils se furent approchés du bourg d’Aresd,[108] tout à coup le prince des Antzévatzi, appelé Sévoug, et le prince des Mog, Ohan, se jetèrent sur eux à l’improviste au point du jour, avec un corps de cavalerie considérable. Ils en furent cependant avertis; et bien que les uns fussent armés, et que les autres étaient sans arme, cependant, ranimés par l’assistance du Très-Haut, ils affrontèrent courageusement l’ennemi. D’abord Nersèh Erouanthouni, soutenu par Ohan, prince des Mog, le frappa de sa lance et le renversa par terre. Un jour, celui-ci s’était orgueilleusement vanté, en parlant de Ohan, prince des Antzévatzi, qu’il faudrait lui mettre un collier au cou comme à un bœuf, puisqu’il n’était capable de rien, ni de faire le mal, ni de faire le bien, Sévoug, prince des Antzévatzi, son parent, lui avait fait répondre: « Moi, j’apporterai le collier, et tu le lui mettras au cou. » Pour tirer vengeance de ce paroles insolentes, ce bœuf le heurta violemment avec ses cornes, le renversa par terre de son cheval et le foula aux pieds. En voyant cela, la multitude des soldats prit la fuite; ils les poursuivirent et en tuèrent quelques-uns, et, mettant le reste en fuite, ils les dispersèrent çà et là. Alors la protection de Dieu fut reconnue visiblement et glorifiée, car avec un si petit nombre d’hommes isolés, il mit en déroute un grand nombre de soldats.[109] On raconta partout cette action, et la nouvelle de ce fait incroyable répandit dans toute l’Arménie la terreur du Dieu tout-puissant. Ohan, prince des Antzévatzi, Nersèh Erouanthouni, les hommes qui étaient avec eux, et par le moyen desquels Dieu avait opéré ces prodiges et ces exploits, rejoignirent ensuite les troupes arméniennes. En les voyant, le saint patriarche Jean célébra des fêtes solennelles, et offrit le sacrifice agréable au Seigneur Dieu qui avait accordé la victoire et relevé la gloire de sa sainte Église. Ils s’embrassèrent les uns les autres, en se réjouissant dans le Christ.

61. Combat de Vahan contre les Perses.

Dès que les jours rigoureux de l’hiver furent passés, et que l’on eut atteint la saison tempérée du printemps, on apprit que de nombreuses troupes s’avançaient des contrées de la Perse, et qu’elles étaient déjà parvenues aux frontières des provinces de Her et de Zarévant. [Ces troupes] étaient commandées par plusieurs généraux, dont voici les noms Sourên Bahlav et Ader-Nersèh commandant en chef des gardes du corps (Pouschdiban salar);[110] Vini Khorian, Ader Veschnasb Idabian,[111] Gédéon, seigneur de Siounie. Toutefois, bien que quelques-uns d’entre ces généraux fussent investis d’un rang plus élevé, cependant le commandement en chef de l’armée était dévolu au chef des gardes du corps.

Vahan Mamigonien, général des Arméniens, hâta les préparatifs du départ; il était accompagné par le saint patriarche des Arméniens Jean; car il avait confiance dans ses prières, et il était persuadé que Dieu lui accorderait tout ce qu’il lui demanderait. Vahan rassembla les troupes arméniennes, et se hâta de marcher à la rencontre des ennemis. « Peut-être, se disait-il, la multitude des Perses ne pourra traverser ces localités pour se rendre dans le centre de l’Arménie. » Il emmena avec lui les satrapes, les nobles et tous les autres guerriers qui marchèrent au combat, pleins d’ardeur et de joie. Les soldats arméniens partirent de Tevin, et après quelques journées de marche ils arrivèrent dans la province d’Ardaz. S’étant rapprochés de l’armée perse, ils campèrent dans un village, nommé Nerschabad.[112] Le saint patriarche Jean ordonna à toute l’armée arménienne de passer toute la nuit à réciter de ferventes prières, de supplier le Sauveur de tous d’illustrer son grand nom parmi la multitude des païens assemblés, d’accorder à ses serviteurs une fin glorieuse et de confondre les bandes des apostats. C’est alors que Vahan, général des Arméniens, ayant avec lui l’admirable chef, le marzban Sahag et toute l’armée arménienne, tous transportés d’ardeur, demandèrent à Dieu son assistance, en priant pendant les heures de la nuit. Dès que le jour eut paru, le saint patriarche des Arméniens, Jean, donna à tous sa bénédiction; il les encouragea, en disant: « Ceux qui se sont confiés en Dieu n’ont été jamais confondus. Et le vase élu du Saint-Esprit s’écrie hautement, en disant: L’espérance n’est jamais vaine pour ceux dans les cœurs desquels l’amour de Dieu est répandu. Fortifiez-vous dans le Seigneur et dans la vertu de son bras, afin de pouvoir éteindre tous les traits enflammés, visibles et invisibles de l’esprit malin. Que personne ne s’effraye, en voyant la multitude des soldats impies; car Dieu étant avec vous, il vous fera paraître bien plus nombreux, et il les entraînera complètement, en les dispersant dans les campagnes et sur les collines, comme une paille qu’emporte un vent impétueux. Or, que la main du Tout-Puissant vous bénisse, vous serve de guide et vous donne la victoire. Gloire à Lui, à son Fils et au Saint-Esprit dans tous les siècles, amen. » En disant tous amen, ils se préparèrent au combat. Tandis que les soldats arméniens apprêtaient leurs armes [pour marcher] contre les ennemis, le bienheureux Jean se mit à prier. Alors Vahan Mamigonien, général des Arméniens, commença à disposer en ordre chaque corps d’armée. Il confia le corps du centre au brave général, le marzban Sahag, avec une nombreuse cavalerie; à l’aile droite, il établit Paschegh Vahévouni, Papkèn de Siounie, Adom Kenouni et Phabagh Balouni, chacun avec sa cavalerie et avec beaucoup d’autres encore; à l’aile gauche, il se plaça lui-même avec les Gamsaragan alliés, et avec ses frères bien aimés Vahan, Nersèh et Hrahad, chacun à la tête de sa cavalerie. Il donna également leur rang de bataille à d’autres personnages nobles et distingués, avec leur cavalerie. Ceux-ci avaient à leur tête Vrèn de Vanant. Il expédia Bab Ardagouni, prince de la garde royale (osdanig), fils de Papotz, pour porter cet ordre à chacun des princes: « Je vois s’avancer vers nous les enseignes des hommes vaillants, des Perses, des Gadisch et de la troupe de Siounie, dont nous connaissons déjà la force. Marchez donc lentement, en nous observant alternativement; d’abord laissez-nous commencer l’attaque, et si par la grâce du Christ, nous réussissons à repousser et à mettre en fuite le corps qui nous fait face, alors les autres ne pourront point tenir tête devant nous et devant vous. » Bab apporta ce message de Vahan, général des Arméniens, à chacun des chefs de corps; et bien qu’ils eussent voulu se conformer à l’ordre du général, cependant l’armée perse, s’étant avancée promptement devant le front des troupes réunies, ne laissa pas le temps aux Arméniens de prendre leurs mesures. Elle ébranla l’aile droite, où était Paschegh[113] Vahévouni, et la mit en fuite. Le seigneur et chef de la cavalerie, Sahag, s’élança alors avec sa lance sur le commandant des gardes du corps [du roi de Perse]; mais leurs lances portèrent à faux. Alors, ils se rapprochèrent avec leurs chevaux, et se saisissant par les cheveux, ils combattirent corps à corps. Vahan Mamigonien, général des Arméniens, voyant ses soldats se mettre en désordre et perdre du terrain devant les ennemis, cria à Vrèn de Vanant, et lui dit: « Marche sur les ennemis, et engage le combat. » Mais celui-ci, effrayé, répondit: « Je ne le puis pas, ne compte pas sur moi en ce moment. » Alors Vahan Mamigonien, général des Arméniens, le cœur rempli de courage et faisant le signe de la croix, s’élança avec les deux Gamsaragan sur les ennemis qui les avaient surpris, mais qui furent impuissants à leur résister. Les Arméniens, ayant ébranlé fortement le corps d’armée qui leur faisait face, le mirent en fuite. Cette troupe ayant été défaite, ils se tournèrent contre le corps du centre, qu’ils mirent en déroute avec les troupes des deux ailes; et là, sur le penchant resserré de la colline, ils firent tomber morts sur place me grande multitude d’hommes vaillants, et ils répandirent des torrents de sang. Cependant Vini Khorian, avec deux autres compagnons pleins de courage, soutenaient encore le choc de la bataille. Aussitôt le brave général des Arméniens Vahan, le tua avec une valeur intrépide, et Nersèh Gamsaragan, seigneur de Schirag, mit à mort Ader Veschnasb Dabian.[114] D’autre part, chaque combattant renversa par terre un grand nombre de vaillants guerriers. La troupe de Parschegh et les autres Arméniens fugitifs s’en étant aperçus, et voyant que les forces des Penses diminuaient et qu’ils fuyaient devant l’armée de Vahan, général des Arméniens, se ranimèrent et reprirent courage. Ils revinrent sur leurs pas, et poursuivant ceux qui les avaient repoussés, ils en tuèrent un grand nombre et ils en poursuivirent plusieurs. Le nombre des morts de l’armée perse était bien supérieur à celui des fuyards qui se sauvèrent, puisque le chiffre des morts et des blessés tombés çà et là surpassait celui des soldats de l’armée perse massacrés sur le champ de bataille. L’armée arménienne couverte de gloire et victorieuse, et chargée d’un butin considérable et de grandes richesses, retourna dans le camp, auprès du vénérable patriarche des Arméniens Jean, en glorifiant et en bénissant le Christ, qui lui avait accordé une si éclatante victoire. Le patriarche alla au devant de l’armée, et le cœur plein de joie il répandit sur elle ses bénédictions; puis, l’âme remplie d’allégresse, il dit à tous: « Je suis au comble du bonheur; il m’est impossible d’exprimer avec des paroles la joie de mon cœur. Mais ce qui me donne une plus grande félicité, c’est de voir que Dieu vous est favorable; car si votre victoire me réjouit, cependant je suis encore plus heureux de voir le Christ vous prêter son assistance, en nous accordant la victoire et en confondant les ennemis de la vérité. Que ce même Dieu qui maintenant vous a rendus puissants vous donne toujours la force; qu’il soit avec nous et ne nous abandonne jamais! »

Ayant remporté la victoire, les Arméniens revinrent joyeusement du combat remporté par la force du Très-Haut, comme le désirait le saint patriarche Jean, et l’armée entière. Une autre nouvelle inattendue de consolation et de joie se répandit dans tout le camp arménien. Elle disait que Vart frère de Vahan général des Arméniens, arrivait plein de vie et délivré de ses chaînes par la puissance de Dieu. Cette nouvelle consolante s’étant répandue dans toute l’Arménie, chacun accourait pour voir cette grande faveur que la Providence de Dieu avait accordée à l’Arménie. Plusieurs même, en voyant cet incroyable prodige, le révoquaient en doute, dans l’exaltation de leur joie, et croyaient voir une trompeuse apparition, et non pas un fait réel. Mais en se rappelant l’efficacité irrésistible de la volonté divine, ils glorifiaient et adoraient le Tout-Puissant, devant la parole et l’ordre duquel toute chose impossible devient possible et facile. Ils considéraient aussi la fournaise de Babylone, dont le feu fut converti en rosée; la mer Rouge en Egypte, dont les flots se durcirent comme des remparts de glace; le Jourdain, dont les eaux reculèrent, et les murailles de Jéricho, qui tombèrent au bruit des clameurs. Tous ces souvenirs d’incontestables prodiges forcèrent tout le monde à célébrer par d’humbles prières les louanges du Tout-Puissant, qui fit un miracle encore plus grand que celui qu’il avait opéré en faveur de l’apôtre saint Pierre, puisque l’ange le délivra seul de ses chaînes et l’envoya pour multiplier la prédication de la vie. Tandis que Dieu posait comme un aigle sur ses ailes, non pas seulement le brave Mamigonien Vart, mais encore tous les siens et sa suite, il les fit passer à travers les endroits fortifiés de la ville, les hautes murailles, et la multitude des gardes armés de boucliers. Ensuite, traversant beaucoup d’endroits différents, il les fit tranquillement arriver en Arménie. Alors les alliés, de Vahan, hommes remplis de piété, se rappelèrent le serment de Vahan Mamigonien, et ils reconnurent que Dieu avait agréé sa conversion, son désir du martyre et sa foi. En effet le jour de la réunion devant le saint Evangile, Vahan parla ainsi: « Si Dieu a vraiment exaucé les prières de mon cœur et les souhaits que depuis longtemps je lui ai adressés, en gémissant sur mon égarement; s’il a accueilli favorablement l’aveu de ma bouche; si Celui qui sait tout a approuvé mes pensées et exaucé mes vœux, qu’il opère en moi, selon sa toute-puissance, un miracle éclatant; qu’il me fasse voir bientôt mon frère Vart et éprouver ainsi de la consolation. » Dès lors, dans toutes les églises de l’Arménie, dans toutes les chapelles des martyrs, dans les festins et les réunions solennelles, on entendait ces paroles sortir de la bouche des prêtres, et de tout le peuple, des hommes et des femmes en général: « Qu’il est bon, qu’il est doux, que les frères habitent ensemble! » Et touchant la défaite signalée des ennemis, et le triomphe de la sainte Eglise, ils disaient en chantant: « Ils ont été courbés, et ils sont tombés; nous nous sommes relevés, et nous sommes restés debout! La force des impies a été brisée, et la force du juste a été exaltée. »

Ensuite ils rendaient grâces, et chantaient des louanges, en disant: « Mais nous sommes ton peuple et les brebis de ton pâturage. Nous te louerons, Seigneur, dans la suite des siècles, et notre postérité publiera tes bienfaits. » Plusieurs jours s’étant écoulés, des hommes sages et sensés, voyant le triomphe de saint Vasag, le vaillant prince des Mamigoniens et frère de Vahan général des Arméniens, comprirent aussitôt que la fin du saint était proche. Il avait demandé à Dieu de voir en cette vie le retour de son frère chéri Vart, et de mourir ensuite avec joie le jour même de l’accomplissement de son vœu. En effet, Dieu tout-puissant combla bientôt les désirs du saint; il ne tarda pas à satisfaire à son vœu, et, exauçant aussitôt sa prière, il lui amena son frère Vart, le lui montra ainsi qu’à tous les autres, le laissa sain et sauf auprès de ses serviteurs vivants, et rappelant auprès de lui le saint martyr Vasag, il le couronna et l’établit dans les demeures du Paradis, avec les anges du ciel.

63. Trahison de Wakhtang, roi des Ibères.

Ils arrivèrent ensuite en Dzaghguéod,[115] et ils voulurent prendre un peu de repos, dans un lieu nommé Varschag,[116] lorsque arriva un messager de Vakhthang, roi des Ibères, qui leur dit: « De nombreuses troupes ont fait invasion en Ibérie, et comme je vois que je ne pourrai pas leur résister seul, je me suis enfui dans les montagnes d’Arménie, près des confins de l’Ibérie, où je vous attends. Il apportait une lettre du roi Vakhthang, écrite en termes ambigus, où il était dit: « J’ai ordonné à l’armée des Huns d’arriver, et ils ne sont pas encore venus, mais ils seront ici lorsque vous viendrez, et alors vous et nous unis avec les Huns, nous mettrons en déroute l’ennemi. Cependant il me semble que quand les Huns arriveront, il ne sera plus nécessaire que nous combattions, puisqu’eux-mêmes termineront l’affaire, car j’ai ordonné à un grand nombre d’entre eux de venir. »

Comme Vahan Mamigonien, général des Arméniens, et tous les nobles chefs et les princes arméniens avaient prêté serment de fidélité à Vakhthang, roi des ibères, sur l’Evangile et sur la Croix, les soldats arméniens se rendirent aussitôt et sans plus tarder auprès du roi des Ibères; ils firent halte, et campèrent durant quelque temps dans le canton de Gankark.[117] Là Vakhthang, roi des Ibères trompait le général Vahan Mamigonien et les autres nobles chefs arméniens avec des paroles mensongères et des détours perfides. Tantôt il disait: « En apprenant votre arrivée, Mihran s’est enfui des confins de l’Ibérie, et, saisi de crainte, il s’est réfugié dans le pays des Aghouank. » Et tantôt: « Encore deux jours, et les troupes des Huns vont arriver. » Les deux jours de temps fixés par lui d’une manière mensongère s’étant écoulés, il expliquait ce retard en invoquant des prétextes, le troisième jour, puis le quatrième, et enfin le sixième et le septième jour. Quelquefois il lançait des soldats de l’armée des Ibères et des Arméniens comme des espions, en leur ordonnant de descendre dans la plaine, de faire voir les lumières de plusieurs feux et d’habiller des troncs d’arbre armés comme des hommes, ainsi que l’avait fait par ruse Alexandre de Macédoine.[118] D’autres fois il disait: « L’armée des Huns ne viendra plus sur les montagnes. Ils me disent: Amène ici dans la plaine et montre-nous les Arméniens; alors nous croirons à toutes les paroles que tu nous as dites en les confirmant par serment, et dès lors nous exécuterons tout ce que tu nous ordonneras de faire. Dans le cas contraire, nous ne voyons pas que les Arméniens soient d’accord avec toi. Si en effet nous voyons que tu as exécuté ce désir, alors laisse-nous aux prises avec les Perses, et ne te mets pas en peine. Ainsi donc, si vous ne descendez pas dans la plaine, les Huns, ne croyant point à mes paroles, ne quitteront pas leur pays et, Mihran s’en retournera et dévastera l’Ibérie. A quoi bon me servira alors votre assistance? » L’armée arménienne ayant contracté avec le roi d’Ibérie une alliance, tâchait de satisfaire à toutes ses demandes, soit vraies, soit fausses, dans la crainte de commettre un crime contre l’Evangile. Bien que la saison fût brûlante, ils furent obligés de descendre dans la plaine de Djarmanaïn. Quelques-uns des princes arméniens ne jugèrent pas prudent pour les troupes arméniennes de se rendre dans l’Ibérie, et ils en parlèrent plus d’une fois; mais n’ayant point été écoutés, ils se turent. Cependant l’armée arménienne descendit dans la plaine, et campa dans l’endroit cité plus haut. Trois ou quatre jours ne s’étaient pas encore écoulés, que Mihran arriva, et campa en face et près du camp des Arméniens, de l’autre côté du fleuve Cyrus (Gour). Alors L’armée arménienne se porta sur un autre endroit, assez éloigné du camp des Perses, et là elle établit son camp. Pendant la nuit, plusieurs soldats du camp arménien, oubliant la crainte de Dieu et méprisant le terrible serment prêté sur l’Evangile, envoyèrent secrètement des émissaires à ceux de leurs amis qui servaient dans l’armée perse, en leur disant: « Ce n’est point de notre propre volonté, mais c’est par la violence de Vahan, général des Arméniens, que nous nous trouvons engagés dans cette affaire. Nos cœurs et nos pensées sont d’accord avec les vôtres; nous savons que nous ne nous détacherons point de la sujétion que nous vous devons; car jusqu’à présent nous avons vu grandir la somme de nos malheurs, en cherchant notre propre ruine. Or, si vous oubliez notre conduite, et si vous nous pardonnez, disposez de nous à votre gré. Demain, lorsque nous viendrons sur le lieu du combat, nous déserterons l’armée, nous et beaucoup d’autres avec nous. » Les Perses accueillirent cette proposition, et confirmèrent par serment leur promesse. Le lendemain, lorsqu’on fut arrivé sur le lieu du combat, le roi des Ibères conféra avec Vahan, général des Arméniens, avec les chefs et avec les princes arméniens, et leur dit: «C’est une bonne occasion pour nous de combattre l’armée perse; car nous seuls sommes en état de leur tenir tête, et ils ne pourront nous opposer aucune résistance. Si nous avions retardé encore un jour, les Huns seraient arrivés, ils auraient revendiqué l’honneur de la victoire, et réclamé la meilleure part du butin. » Ainsi, jusqu’au dernier moment, il les abusait avec des paroles trompeuses. Le général des Arméniens Vahan Mamigonien s’indigna enfin de l’impatience et des mensonges du roi des Ibères; il s’aperçut aussi du découragement des soldats arméniens qu’il voyait abattus et bien différents de ce qu’ils étaient jadis [lorsqu’ils déployaient] leur ardeur et leur zèle. Néanmoins il disposa son armée en ordre de bataille. Il confia l’aile droite à Parschegh Vahévouni et à Sadon Kapélian, et l’aile gauche au roi des Ibères. Quant à lui, il se plaça au centre avec trois vaillants guerriers, fils du bienheureux Arschavir, et avec le bienheureux seigneur des Kenouni. Il plaça entre lui et Parschegh le bienheureux commandant de la cavalerie Sahag et Papkèn de Siounie. Les combattants n’avaient pas encore engagé le combat, et les deux années, arménienne et perse, restaient en ordre de bataille en face l’une de l’autre, lorsque la puissance d’en haut fit entrevoir aux esprits clairvoyants ceux qui dans ce jour devaient obtenir la couronne du martyre, et dont les traits, ayant quitté leur aspect naturel et mortel, étaient devenus, par un changement merveilleux, brillants de splendeur et prenant l’apparence des esprits célestes. Le visage du vaillant Mamigonien Vasag, frère de Vahan, général des Arméniens, brillait tellement de l’éclat de la majesté divine, que plusieurs de ses compagnons d’armes ne purent regarder sa face resplendissante, semblable au visage glorieux du saint prophète Moïse. Son frère Vahan lui-même, en le voyant, fut saisi d’une si grande terreur qu’aussitôt il comprit que Vasag lui serait ravi et qu’il serait arraché à cette misérable vie, qu’il serait transporté enfin au milieu à cette armée céleste, dont les guerriers ont l’apparence et la forme divines.

63. Combat contre les Perses; martyre de Vasag, frère de Vahan, et de Sahag, commandant de la cavalerie.

Les Arméniens et les Perses se précipitèrent donc les uns contre les autres. Vahan général des Arméniens, avec les trois frères Gamsaragan, soutint le choc de l’ennemi en tête des combattants. Ils le dispersèrent et le mirent en fuite, de sorte qu’ils rejetèrent au delà du fleuve Cyrus un grand nombre de soldats perses, et ils massacrèrent vaillamment plusieurs chefs distingués de l’armée de la Perse. Là, l’intrépide prince des Mamigoniens Vasag frappa vigoureusement de sa lance un aillant guerrier de l’armée perse, et le renversa par terre. Mais tout à coup sa lance s’étant brisée, le brave Mamigonien se mit à en chercher une autre, et l’ayant trouvée il retourna sur le champ au combat et le cœur rempli de joie. Il rencontra Nersèh Gamsaragan, seigneur de Schirag, dont la lance s’était aussi brisée et qui en cherchait une autre. L’intrépide Mamigonien poussa un cri, et lui dit: « Hâte-toi, Nersèh, de trouver une lance, et reviens rapidement, car nous ne pourrons jamais rencontrer un moment plus favorable pour échanger l’immortalité contre la mort, les biens éternels contre les biens passagers et la vie incorruptible contre celle qui est corruptible; hâte-toi, puisque nous ne sommes pas immortels; prends garde que, privés d’une fin aussi illustre et aussi glorieuse, nous sortions de cette vie par une mort obscure et déshonorée. » Le seigneur de Schirag, Nersèh Gamsaragan lui-même, nous raconta plusieurs fois et confirma par serment avoir entendu dire ces paroles au saint homme Vasag Mamigonien. Tandis que Vahan, général des Arméniens, combattait ainsi avec son bienheureux frère Vasag, et avec les deux fils d’Arschavir Gamsaragan, tout à coup, toutes les troupes des Arméniens et des Ibères prirent la fuite au galop, et plusieurs de ces traîtres criaient sans cesse: « Les Arméniens se sont enfuis; sauvez-vous! » Et puisque la main céleste de Celui qui règle toutes choses, et qui sait tout, ne voulut pas accorder en ce moment, selon sa puissance impénétrable et malgré leurs instances vives et pressantes, le martyr au brave Vahan Mamigonien, général des Arméniens, et à ses autres compagnons fidèles, qui aspiraient au calice du martyre, mais qui n’en furent pas dignes, ils lâchèrent, eux aussi, la bride à leurs coursiers, et suivirent les Arméniens fugitifs. Le général des Arméniens Vahan Mamigonien rencontra Papkèn de Siounie blessé et couché parmi les soldats perses; il le fit monter sur son propre coursier, et, l’emportant loin du champ de bataille, il lui sauva la vie. Dans cette journée succombèrent plusieurs personnages qui désiraient être au nombre des élus, et qui méritèrent leur sort avec le saint chef Sahag, et saint Vasag Mamigonien. Dès lors toute l’armée arménienne et les lâches soldats d’Ibérie avec leur roi Vakhthang furent mis en fuite et dispersés. Les soldats perses les poursuivirent; ils massacrèrent beaucoup d’entre eux, et un grand nombre se réfugia en divers endroits pour échapper à la mort. Le cheval de Hrahad Gamsaragan ayant renversé son cavalier dans sa course précipitée, les Perses arrivèrent, et s’étant saisis de Hrahad tandis qu’il était à pied, ils le conduisirent à Mihran, qui le voyant en éprouva une grande joie. Il lui prodigua des paroles injurieuses, violentes, et après l’avoir chargé de chaînes il le fit garder avec vigilance; partout où il allait en Arménie, il le conduisait avec lui. Les Perses prirent aussi un prince Siounien, qui se nommait Azt et quelques autres Ibères. Le général des Arméniens Vahan Mamigonien se retira pour quelque temps dans la forteresse de Daïk, où se rassemblèrent auprès de lui les restes des fugitifs arméniens, avec d’autres princes et les deux Gamsaragan, qui étaient toujours avec lui; ils ne le quittaient jamais, tant ils avaient uni leur sort au sien. Mihran les poursuivit avec sa troupe; il essaya de les tuer dans quelque combat, ou de s’emparer de leur personne par quelque moyen, ou enfin de les contraindre à se soumettre. Le corps le plus considérable de l’armée perse se trouvait dans le village de Tou, situé aux confins de l’Ibérie et sur l’extrême frontière de l’empire grec (romain).[119] Vahan Mamigonien, général des Arméniens, se trouvait à environ deux farsangs de lui, dans un village nommé Meghnarindj,[120] avec une centaine d’hommes à peu près, et peut-être plus ou moins. Mihran, avec des milliers de combattants était campé non loin de lui. Le lieu où se trouvait Vahan Mamigonien, général des Arméniens, appartenait au roi des Perses. Mais Dieu avait si efficacement répandu la grâce de sa vertu sur le brave Vahan Mamigonien, que Mihran, entouré d’un si grand nombre de soldats et de vaillants guerriers, tremblait de frayeur avec sa troupe, frappé de la crainte effroyable que le très Haut lui faisait éprouver. Il n’osait ni attaquer ni tuer celui qu’il cherchait, ni repousser ni abattre le reste des fuyards.

64. Mihran et Vahan entrent en négociations.

Depuis ce moment, Mihran ne cessait de parlementer, en donnant à Vahan des assurances flatteuses de paix. « Prends garde, lui disait-il, de te perdre et de t’affranchir de la domination du roi des rois, et surtout d’exposer l’Arménie à être dévastée. Rentre sous l’obéissance du roi et je servirai de médiateur entre lui et toi, car le roi a de l’affection pour moi et il écoute mes paroles. De plus je m’emploierai à implorer le roi pour qu’il t’accorde le pardon, et je m’efforcerai d’obtenir qu’il te donne tout ce qu’il convient de te donner. » Vahan Mamigonien, général des Arméniens, répondit à Mihran, et lui dit: « Celui qui est seigneur de la Perse doit regarder d’un œil équitable et en roi tous les hommes, considérer avec impartialité et juger avec équité comme il convient à un roi. Mais lorsqu’un prince ne regarde pas d’un œil équitable ses sujets, et qu’il n’écoute pas les plaignants d’une oreille impartiale, mais qu’il se comporte toujours suivant ses caprice sans consulter les lois de la justice, et, ce qui est plus pénible et cause la ruine d’un pays, quand il persiste à agir ainsi, et à ne voit que par les yeux d’un autre, à n’entendre que par les oreilles d’autrui, alors la sujétion devient dure, insupportable et dangereuse, et personne ne peut la supporter. Car un maître qui ne peut discerner ses bons serviteurs d’avec les mauvais, et qui ne veut point pourvoir aux besoins de chacun selon ses mérites, ne peut être le maître d’un bon serviteur. Le pays d’Arménie est vaste et productif; or nomme-moi quelqu’un de ce pays qui se soit élevé à des grandeurs et à des dignités! On n’y voit que des infâmes, des voleurs, des parasites et des hommes indignes, qui viennent abuser d’un grand pouvoir, échanger même le royaume pour l’honneur du feu, se retirer à l’écart pour uriner sur le feu, et jeter leurs ordures sur la cendre; au contraire la vertu, la valeur, le talent et la science, ces qualités qui font la force des royaumes et les rendent florissants, ne sont comptés pour rien, et on n’en a nul souci. Les impostures des hommes vils et infâmes sont louées, et vous vous imaginez avoir du discernement! Tu as entendu, toi, Mihran, et tous les Perses, le discours que Bérose, seigneur des Arik, tint en pleine assemblée des grands du royaume. Les Syriens, dit-il, sont des soldats lâches et efféminés; mais les Arméniens sont encore plus vils que tous les autres. Ne vaudrait-il pas mieux mourir que d’entendre un pareil langage [sorti de la bouche] du roi. Cependant, j’ai livré deux batailles aux Perses; et dans un troisième combat, nous nous sommes trouvés aux prises, toi et moi. Dans les deux premiers engagements, nous avons combattu des hommes braves et illustres, dont le seigneur des Ariks lui-même et tous les Perses connaissaient la valeur. Aucun étranger ne nous est venu en aide, ni les Huns, ni les Romains, ni aucun autre allié, et cependant, seuls les Arméniens que vous connaissez sont venus à bout d’une entreprise si importante. Or, vous tous Ariks, vous avez entendu parler de cela et vous en avez été témoins. Cependant ce n’est point avec le secours d’une nombreuse cavalerie, mais c’est avec cent hommes et moins encore que nous avons mis en fuite mille et même deux mille combattants. Dans cette dernière bataille, croyez-vous et ne vous vantez-vous pas de nous avoir vaincus grâce à votre valeur supérieure; et cependant ce fut à cause de nos querelles et de la trahison que nous avons éprouvé ce désastre. Si l’armée arménienne avait compris que la crainte et la terreur devaient avoir quelque prise sur elle, comme il arriva au seigneur des Ariks d’agir par son influence sur vos sujets; si vos soldats avaient été dans mes mains de la même manière qu’ils étaient aux mains de mes ancêtres, j’aurais pu alors librement commander, juger les lâches dans le combat, en menaçant leurs biens et leur vie, et même en les punissant de mort; si j’eusse été en état de récompenser les braves guerriers, de leur conférer des honneurs, j’aurais fait connaître au seigneur des Ariks, et à vous tous, quelle était la troupe la plus glorieuse et la plus puissante, et quelque forts et valeureux que fussent les Perses, je n’aurais jamais montré la faiblesse des miens par rapport aux vôtres, ni leur infériorité vis à vis de vous. Mais depuis que vous avez nommé gouverneurs de l’Arménie des hommes vils et infâmes, ceux-ci ont, par leur lâcheté, banni de notre pays la valeur, l’honneur et la vertu. Car une armée qui a pour chef un lâche ne peut jamais être victorieuse; et un pays dont les princes sont des misérables ne peut progresser et devenir célèbre. »

« Pour moi, vous le savez tous, dès mon enfance j’ai été privé de mes parents; j’ignore les services qu’ils ont rendus au pays des Ariks et je n’ai eu aucune part dans leur faute. Dès que je me sentis grandir et que je fus digne d’offrir mes services à vous et au seigneur des Ariks, je me suis résolu, devant Dieu et les hommes, à servir avec loyauté le seigneur des Ariks et vous, et à vous prêter mon concours fidèle. Tandis que je me consacrais à l’intérêt du pays et que je redoublais d’efforts pour faire le bien, ces lâches et indignes princes arméniens adressaient de faux rapports selon leurs caprices, et vous-mêmes leur prêtiez l’oreille et me regardiez d’un mauvais œil. Je réfléchissais donc au moyen de faire changer l’opinion du seigneur des Ariks et de ses nobles à mon égard; et si j’étais parvenu, non pas à obtenir des présents, mais du moins à être regardé d’un œil équitable, cela m’aurait suffi. D’après mon sentiment, je ne pouvais me faire de reproche touchant la charge que j’exerçais; et je n’ai trouvé aucune modification à introduire dans mon administration, ni aucune innovation à y ajouter. Malgré cela, je ne pouvais fermer la bouche aux délateurs; les oreilles du seigneur des Ariks et les vôtres étaient prêtes à écouter des mensonges, et vous pensiez mal de moi. Ne trouvant plus d’autre moyen pour dissiper le profond chagrin que j’éprouvais dans mon âme, et ne pouvant quitter le pays, j’ai conçu une triste pensée; je me suis tué moi-même; et plût à Dieu que j’eusse tué seulement mon corps! mais j’ai perdu mon âme et mon corps tout à la fois, puisque j’ai renié la vérité et abandonné le vrai Dieu, créateur et maître de tout, et que j’ai adoré le mensonge et l’erreur. Cependant aujourd’hui je déclare, devant vous et devant tout le monde, que tout cela n’est que mensonge et infâme tromperie. Depuis la chute qui m’a fait renoncer à ma foi, j’ai été chaque jour sous l’empire d’une grande terreur, [j’ai vécu] dans la crainte de mourir dans le péché et de mériter l’éternelle damnation. Me jetant au milieu de tous les périls, j’ai bravé la menace des rois, j’ai rejeté loin de moi le remords de l’apostasie, et je me suis éclairé. Désormais je suis satisfait, et prêt à souffrir la persécution, l’indigence, les supplices et la mort; car, quoi qu’il m’arrive, étant chrétien, je suis tranquille et exempt de crainte. Or, je sais qu’en effet tu peux faire ce que tu dis, et que le roi veut nous tenir sous le joug de la servitude. Mais, avant tout, il faut qu’il s’engage à laisser l’Arménie libre de professer sans obstacle le culte chrétien, et à extirper de notre pays cette infâme marchandise que des hommes impies et lâches vous achètent par tromperie; puis lorsqu’ils l’ont obtenue, ils se rient de vous et de la cendre. Sachez distinguer les hommes de bien des méchants, exigez des actes de chacun, et non pas des bouffonneries, considérez les œuvres, pour récompenser chacune selon ses mérites, et n’écoutez pas les propos infâmes et mensongers; faites un édit, et scellez-le, en déclarant que si nous avons été coupables, ce fut à cause de votre violence, et non point à cause de notre obstination et de notre témérité; dites enfin que vous nous accordez le pardon, que vous prenez les nobles pour des nobles, et les gens du peuple pour des gens du peuple. Si vous voulez nous gouverner à ces conditions, vous serez nos maîtres légitimes comme vous l’étiez de nos pères et de nos ancêtres; nous vous prêterons notre assistance, et nous, rentrerons sous votre obéissance. Mais si, au contraire, vous continuez à regarder les hommes abjects comme des hommes de bien, à abandonner les honnêtes gens, à vendre le gouvernement du pays pour des actes infâmes d’impiété, à ne point considérer avec justice les gens utiles et de mérite, nous, qui sommes portés à la révolte, — non pas en nous imaginant que nous puissions tenir tête aux Ariks, car nous connaissons la faiblesse de notre force et la puissance de la grande et considérable armée des Perses; — nous sommes résolus à mourir, et nous serons encore plus heureux de recevoir une mort glorieuse et sainte dans la religion chrétienne, que d’acheter une vie périssable par l’apostasie et de mériter la damnation éternelle. »

65. Hrahad, prisonnier, s’enfuit et Azt de Siounie subit le martyre.

Mihran et Vahan Mamigonien, général des Arméniens parlementaient de la sorte, lorsque tout à coup un messager arriva de la Porte. On rappelait Mihran avec empressement à la cour. Il partit sans plus tarder pour la Porte, avec toute la multitude de ses hommes, en emmenant avec lui le prisonnier Hrahad et le bienheureux Azt, ainsi que les autres captifs. Nersèh, frère chéri de Hrahad, et seigneur de Schirag, les suivait avec tristesse et anxiété, accompagné de gens d’élite. Ceux-ci, témoins des douloureuses et incessantes plaintes de Nersèh, en furent touchés de compassion, et se rappelant le bien que ces deux frères avaient fait, ils s’en allèrent avec lui. Depuis le jour où Hrahad fut pris par les Perses, Nersèh, son frère, seigneur de Schirag, n’avait point cessé de pleurer; il ne s’était jamais reposé sur un lit; il n’avait point mangé de pain sans verser de larmes, et même ses aliments étaient rendus amers dans sa bouche à cause de la douleur. Il suivait les troupes perses, en songeant que peut-être, s’il voyait Hrahad au milieu de quelque corps détaché de l’armée, il pourrait se précipiter à son secours et parvenir à délivrer son frère: a Sinon, disait.il, je rencontrerai au moins la mort en combattant, et ainsi je cesserai d’être accablé de cette tristesse inconsolable. Il les suivit donc ainsi durant plusieurs jours sans aucun résultat. Mais lorsqu’on se fut approché presque à une journée de l’endroit sacré de l’église du martyr saint Grégoire, se rappelant la compassion que las saints ont pour ceux qui souffrent, et la confiance dont saint Grégoire jouissait auprès de Dieu, Nersèh cria à haute voix, en versant des larmes; il invoqua le saint homme de Dieu, en disant: « O saint Grégoire, toi, qui as chassé et dissipé de l’Arménie le brouillard épais de l’impiété et du péché, dissipe aussi de mon cœur ce sombre nuage de tristesse et accorde-moi de recevoir mon frère chéri, en vie auprès de moi, car tout est possible à Dieu, qui se plais à écouter tes instances, et à les exaucer. »

C’est ainsi que Nersèh Gamsaragan, priant de toute sa force et pleurant, invoqua le saint homme de Dieu, Grégoire. Cependant il priait encore davantage mentalement qu’en paroles. Le saint, écoutant sa prière, s’adressa aussitôt au Christ, et le Dieu libérateur, dérobant tout à coup le prisonnier Hrahad à la surveillance rigoureuse des gardes, le renvoya en paix dans sa patrie, auprès de son frère chéri. Mihran, général des Perses, et les autres grands qui étaient avec lui, voyant que Hrahad Gamsaragan avait été délivré d’une manière si merveilleuse et si glorieuse, ordonnèrent à l’instant même d’amener devant eux le bienheureux prince de Siounie, Azt. Ils commencèrent à lui parler, en lui adressant des reproches: « Il est impossible, disaient-ils, que celui qui a fait le mal puisse vivre et être cause des malheurs de ses semblables; puisque le seigneur de la Perse qui est semblable aux Dieux et qui a l’autorité sur tous les hommes, a seul le droit de leur ôter la vie ou de la leur accorder. Hrahad est un grand criminel et a mérité plusieurs morts. Pour le punir de ses crimes comme il le méritait, la majesté du roi des rois a ordonné de l’enchaîner et de le confier à votre garde. Bien que nous eussions voulu l’épargner et lui laisser la vie, cependant, par ses actes qui méritent la mort, il s’est rendu coupable et il est indigne du pardon; tôt ou tard il périra. Car celui qui quitte furtivement un si grand et si puissant prince peut à peine cacher sa personne; et celai qui tente de s’écarter des Dieux ne peut se dérober aux poursuites m se sauver? Or, toi, qui es son compagnon, par tes actes coupables, tu mérites la mort, et tu ne peux trouver d’autre moyen pour te délivrer et pour sauver ta vie, que d’avoir recours au Feu et d’adorer le Soleil. C’est donc par leur médiation seule que tu obtiendras le pardon du roi et que tu vivras. Si nous te donnons ce conseil, c’est parce que nous voulons t’épargner; car nous désirons te voir plutôt vivre que mourir. » Le perfide prince Gédéon (Kétihon), comme un frère envieux et haineux, chercha, par le moyen de messagers et de lettres, à engager plusieurs fois Mihran pour qu’il persuadât le bienheureux Azt, prince de Siounie, non pas qu’il vécût en reniant sa foi, mais qu’il subit une mort honteuse en apostasiant. Le bienheureux Azt, en entendant ces conseils de Mihran et de tous les autres nobles perses, ayant su aussi le désir et la pensée du perfide Gédéon, répondit, en disant: « Si quelqu’un me rendait l’existence temporelle, et si je pouvais l’obtenir et en profiter pour vivre, entraîné par les passions et par l’amour de cette vie, j’aurais peut-être tout donné malgré mon indigence, et j’aurais aimé suive mon existence. Mais c’est une grande folie que de s’attirer les peines éternelles et les menaces du feu inextinguible pour posséder des richesses, d’autant plus que la durée de toutes ces choses est incertaine, puisque personne ne peut savoir si le terme de sa vie est prochain ou éloigné. Il peut même arriver qu’on jouisse pour quelques moments de ces richesses, et qu’en mourant le lendemain, on soit jeté dans les ténèbres extérieures. Et pourquoi donc renierais-je maintenant ma foi pour acquérir des biens odieux et méprisables, tandis que j’aurais pu le faire depuis longtemps, et obtenir de la gloire et de grands honneurs? Mais moi, j’ai choisi la condition où je me trouve, et j’estime que cela est bon et précieux. Je suis plus content et plus heureux de mourir en chrétien, que de vivre des milliers d’années dans l’apostasie et de mériter les peines éternelles et perpétuelles. » En entendant ces paroles de saint Azt, les juges perfides ordonnèrent de lui trancher la tête avec le glaive, près de l’endroit de la chapelle consacrée à saint Grégoire, martyr apostolique, dans le village de Pakavan,[121] situé dans la province de Pakrévant, sur le penchant de la montagne appelée Nebad, à environ deux jets de pierre de la sainte chapelle. Ainsi, le saint prince siounien Azt acheva sa vie par le martyre dans le mois de hori, le seizième jour de ce mois.[122] Ses restes furent recueillis et déposés dans la chapelle de saint Grégoire [dont il vient d’être question.]

Le général des Arméniens, Vahan Mamigonien, s’avança et pénétra avec ses fidèles satrapes et les soldats arméniens dans la province d’Ararat; ensuite il visita la maison de Dieu, dans la ville de Vagharschabad, et les chapelles des saintes vierges martyrisées.[123] Ils offrirent, comme c’est l’usage, des présents et des cadeaux; et, après avoir pourvu aux besoins des pauvres, ils célébrèrent de grandes réjouissances, en rendant gloire à Dieu. Ils partirent ensuite de ce lieu, et allèrent hiverner à Tovin, ville principale de l’Arménie, pour y passer les jours rigoureux et froids de l’hiver. Tandis qu’ils voulaient y prendre quelque repos et se délasser de leurs fatigues, tout à coup il arriva des contrées d’Ibérie des hommes pervers et insensés, qui faisaient des récits mensongers et racontaient des visions trompeuses, qu’ils n’avaient point eues, afin de séduire et de semer la discorde parmi les soldats qui se trouvaient dans la ville, avec Vahan, général des Arméniens. Ils faisaient à tout le monde ce récit: « Sahag, l’admirable chef, et Vasag, le vaillant prince des Mamigoniens sont encore vivants et se portent tous bien; ils nous ont envoyés pour vous dire que lorsque vous avez déserté le champ de bataille des Ibères, ils sont restés sur le lieu du combat, grièvement blessés; et que malgré les blessures graves et presque mortelles qu’ils ont reçues sur tout le corps, cependant grâce à l’assistance de la puissance divine, ils sont arrivés l’un auprès de l’autre, tantôt en rampant, tantôt en se traînant par terre, et en se roulant sur la poussière; qu’enfin ils sont tombés au milieu d’un buisson épais et épineux. Guidé par la miséricorde divine, un bienheureux prêtre de ces lieux déserts se transporta en cet endroit, et les chargeant un à un sur ses épaules, il les a emportés au loin, à une distance d’environ une lieue de Perse. Ce prêtre, disaient-ils encore, ne savait point qui nous étions et de quel pays nous venions; mais, touché de compassion, il résolut de nous sauver comme des hommes blessés pour la cause de Dieu; ou bien, si nous venions à mourir, il voulait enterrer nos dépouilles, pour le bien de son âme. Après qu’il nous eut emmenés de ce lieu, et transportés dans un endroit plus sûr, voyant qu’il n’y avait plus de danger pour nous, il se rendit dans son ermitage, d’où il nous rapporta quelques aliments et de l’eau. Il avait amené un autre jeune homme avec lui; il nous présenta les aliments, et nous pria d’en manger. Quant à nous, nous acceptâmes, des mains du saint, cette nourriture; nous mangeâmes autant que nous le pûmes, et nous nous sommes ainsi ranimés. Dès qu’il eut vu que nous avions un peu repris nos forces et ouvert les yeux, il nous questionna en ces termes: Qui êtes-vous, et de quel pays venez-vous? car votre visage et vos traits révèlent la présence de nobles personnes. Voyant la vertu de cet homme, nous lui avons sincèrement dit notre nom et notre condition. Quand le prêtre eut appris qui nous étions, il rendit gloire à Dieu, et, laissant le jeune homme auprès de nous, il retourna à son ermitage. La nuit suivante, il amena des chevaux et conduisit un autre jeune homme av lui; ils nous firent monter sur ces chevaux, et, tous trois nous aidant, ils nous menèrent dans la solitude qu’ils habitaient; et là ils nous cachèrent pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que, par le secours de Dieu, nous nous soyons guéris, et que nous ayons rétabli notre santé. Mais le démon, notre adversaire, a soufflé, selon son habitude, aux oreilles des ennemis de Dieu, qui cherchent sans cesse à s’emparer de nous. Ils veulent nous tuer, et acquérir par ce moyen des honneurs et des dignités. Ce saint religieux nous conduisit donc secrètement à travers différents endroits déserts et diverses vallées profondes, mais il craint de nous ramener au milieu de vous; redoutant, dit-il, que quelqu’un cherchant les traces de nos pas ne nous trouve et ne nous mette à mort. Hâtez-vous donc de nous envoyer une troupe nombreuse et un chef fidèle qui nous ramène auprès de vous, afin qu’étant arrivés, nous vengions ensemble la vérité de la foi. »

En entendant ces discours inspirés par le démon, les hommes insensés y crurent aussitôt. « Il faut qu’on se hâte, disaient-ils; car s’ils reviennent heureusement en Arménie, et si les Perses apprennent qu’ils sont vivants, toutes leurs forces seront écrasées, et ils seront abattus. » Cependant, lorsque cette nouvelle parvint à l’oreille des veuves, et lorsqu’elles eurent appris que leurs époux vivaient encore, — car ces hommes pervers parlaient même la nuit aux femmes, en imitant avec artifice la voix de leurs maris, et en se faisant même passer pour eux, — ces femmes n’eurent plus de repos, ni le jour ni la nuit, comme il convient au caractère léger et inconstant des femmes. Elles engageaient leurs amis, leurs parents, leurs protecteurs, leurs serviteurs à courir sans retard et à se hâter de ramener leurs époux. Le général des Arméniens, Vahan Mamigonien, cet homme doué d’une grande intelligence et d’un esprit pénétrant, ayant su les récits de ces hommes pervers, venus d’Ibérie, ainsi que les intentions et l’adhésion de plusieurs Arméniens, et surtout l’inquiétude, l’empressement et l’impatience des femmes, dont l’imagination était embrasée comme une flamme flamboyante que personne ne pouvait éteindre, parla en ces termes: « Ces bruits et ces discours sont ceux d’hommes malintentionnés et pervers, qui, étant informés de l’arrivée de l’armée perse, viennent en Arménie, dans l’intention de tromper, de désunir et de disperser de tous les côtés les soldats arméniens qui se trouvent dans la ville, afin que les troupes perses, bien que peu nombreuses, puissent s’emparer d’eux et les exterminer. Cependant, si mes paroles n’avaient point paru suspectes à quelques-uns de vous, je n’aurais pas lainé ces hommes dangereux sortir vivants de l’Arménie. Car moi-même, j’ai vu la mort de mon bienheureux frère, le jour même de son martyre; j’ai vu aussi sa couronne, avant qu’il en eût été ceint; et, avant sa mort, j’ai été témoin de l’éclat et de l’aspect de cette armée et de ces guerriers, parmi lesquels il devait s’envoler, afin de prendre place au milieu d’eux. Nous ne nous étions pas encore élancés sur l’ennemi, ni avancés les uns contre les autres, quand le visage [de mon frère] tout à coup s’illumina d’une splendeur si vive, qu’il m’est impossible de dire en paroles combien cette lumière était resplendissante. Etonné de l’éclat de son aspect, j’ai voulu le regarder encore une fois, mais les rayons éclatants de son visage m’éblouirent encore plus et je n’ai pu le considérer d’avantage. Je pense que d’autres également ont été témoins en cet instant, de l’apparition de cette lumière ravissante [qui inondait] son visage. A partir de ce moment, j’ai compris qu’il devait m’être enlevé et qu’il allait se réunir à ces guerriers dont le visage brille d’une si vive splendeur. C’est pourquoi je vous le dis, ne le cherchez point; et quant à l’autre prince, ne vous en mettez point en peine. Cependant, vous voulez faire des recherches inutiles, à l’exemple des fils des prophètes, qui, trompés par de vaines chimères, cherchaient Elie, tandis qu’Elisée les exhortait sans résultat à ne pas s’en occuper. Alors [il vous arrivera] aussi de vous en retourner honteusement, comme les autres s’en retournèrent couverts de boute, et ayant échoué dans leur entreprise. Cependant, pour ne porter ombrage à personne, voici les soldats de l’armée arménienne et les satrapes qui sont devant vous; je ne retiens aucun de ceux qui voudront s’en aller. Toutefois, sachez bien et n’oubliez pas combien de désastres il résultera pour l’Arménie, de ce départ inutile. » Quoi qu’il en soit, des gens insensés et frivoles, surtout les femmes des martyrs, leurs familles et leurs protecteurs, déterminèrent Mouschegh à partir. Ils l’envoyèrent avec une nombreuse troupe de gens d’élite et en compagnie de ces hommes perfides et trompeurs qui le poussèrent à entreprendre cette expédition fâcheuse, par des routes qu’ils ne connaissaient point. Arrivés aux confins de l’Ibérie, ils les conduisirent à l’aventure vers le démon, dont ils étaient les complices. Ils alléguaient plusieurs prétextes fallacieux et disaient que les princes, échappés des mains des assassins s’étaient cachés, qu’ils traversaient sans cesse de vallées profondes à travers des rochers, et qu’ils franchissaient les cimes de hautes montagnes couvertes de forêts. Ils conduisirent au hasard pendant plusieurs jours, Mouschegh, prince des Mamigoniens et la troupe qui était avec lui, jusqu’au moment ou les vents glacés de l’hiver vigoureux cessèrent de souffler.

66. Le général des Perses, Zarmihr Hazaravoukhd, pénètre en Arménie grec une armée considérable.

Lorsque fut venue la saison des fleurs et du souffle léger des zéphyrs du printemps, favorable par sa douceur aux hommes pauvres et nus, tout à coup Zarmihr Hazaravoukhd arriva en Arménie[124] avec un corps considérable de troupes d’élite. Il franchit en toute hâte le pont du fleuve Araxe, et campa le même jour dans le village appelé Ardaschad. Des traîtres l’avaient instruit en effet d’une manière certaine du départ de la moitié de l’armée arménienne pour l’Ibérie, et de la présence dans la ville de Vahan Mamigonien, général des Arméniens, avec quelques satrapes et une cavalerie peu considérable. « En te précipitant sur eux, lui disaient ces traîtres, avec tes nombreuses troupes d’élite, et bien que les Arméniens soient décidés à affronter la mort, et que tu ne puisses t’en emparer même avec un si grand nombre de cavalerie, toutefois en les cernant et les entourant par trois et même par quatre rangs de soldats, tu pourras les faire passer tous au fil de l’épée. De cette manière, en menant à bonne fin une si difficile entreprise, tu seras honoré et félicité par le roi, et nous autres nous serons délivrés d’un terrible danger. » Ayant entendu ces discours, Hazaravoukhd et les autres grands qui étaient avec lui s’en réjouirent beaucoup. Le lendemain, le général perse marcha en toute hâte pour se mesurer avec Vahan Mamigonien, général des Arméniens, et avec les soldats qui étaient avec lui. Arrivé près de la ville de Tovin, il disposa son armée en ordre de bataille, en la faisant déployer à partir du milieu de la forêt de Khosrovaguerd,[125] jusqu’à la ville [de ce nom] et à la montagne qu’on nomme Dchervèj.[126]

67. Exploits de Vahan avec un petit nombre d’hommes.

Vahan, général des Arméniens, les autres satrapes et la cavalerie arménienne, voyant la multitude des soldats perses, comprirent qu’ils étaient incapables de résister à leurs ennemis, parce que toute la plaine était couverte de leurs bataillons. Toutefois, ils n’en furent pas très effrayés et ne songèrent pas à la finie. Ils partagèrent les soldats dont ils disposaient en plusieurs détachements [qu’ils placèrent] sous le commandement d’un ou de deux satrapes. Puis ils s’élancèrent sur les Perses, et en attaquant vigoureusement une partie de leur armée, ils étendirent morts sur la place un grand nombre de guerriers d’élite, qui tournant les brides de leurs coursiers, prirent la fuite immédiatement. En effet, la défection d’un homme courageux jette la terreur au milieu des ennemis, en leur faisant craindre un nouvel engagement. C’est précisément ce qui eut lieu ensuite, car la valeur de Vahan fut signalée à plusieurs guerriers qui en furent surpris et étonnés en le voyant surpasser tous les autres en bravoure. Le fier prince de Siounie, Gédéon, en fit lui-même l’expérience.

68. Deux des satrapes arméniens, les bienheureux Orti et Khadchadch, succombent dans le combat.

Deux des satrapes arméniens, s’exposant volontairement à la mort, perdirent la vie sur le champ de la bataille, après avoir combattu avec bravoure et déployé un grand courage; ce sont le bienheureux Orti, de la famille des Timaksian, et le bienheureux Khadchadch, de la famille des Saharouni. Ils se dévouèrent à la mort pour le triomphe de la sainte religion, et ils furent couronnés [par le martyre]. Les soldats perses éprouvèrent une défaite signalée, et prirent la fuite. Le saint patriarche des Arméniens, tombé de son cheval, fut laissé pour mort. Les guides criminels avaient fait si rapidement marcher Hazaravoukhd pour surprendre les Arméniens, que ceux-ci ne purent quitter la ville un jour d’avance, et pourvoir à leur sûreté. Il en fut de même pour le patriarche Jean. Mais la miséricorde toute-puissante du Christ Sauveur fut touchée de compassion. Il regarda avec pitié son troupeau fidèle; il ramena vivant son saint pasteur, et le montrant heureusement à son peuple, il lui procura cette consolation.

Le même jour, et après la fin du combat, Mouschegh, prince des Mamigoniens, accourut avec la cavalerie qui était avec lui. Mais comme ils ne purent arriver à temps pour prendre part au combat, ils s’en allèrent avec les autres fugitifs, et de nette façon les soldats arméniens se débandèrent et se dispersèrent de tous côtés. Mais Vahan Mamigonien, général des Arméniens, se mit en route, lui et les satrapes arméniens qui l’accompagnaient, emmenant chacun ses familles et ses serviteurs, afin de se réfugier pour le moment dans des lieux inaccessibles, sur les frontières de la Chaldie, y prendre quelque repos et se remettre de leurs fatigues, en attendant avec espérance le secours du Seigneur. Hazaravoukhd, toujours inquiet, les poursuivit vivement, pour les attaquer avec toute son armée. Dans sa marche, il occupa plusieurs forteresses des Arméniens; il les saccagea, les démolit, et pénétrant plus avant, il massacrait partout un grand nombre d’hommes et en faisait un carnage sanglant. Plein d’orgueil, il cherchait le moyen de s’emparer de la personne du brave Vahan Mamigonien, ou bien de le tuer dans une bataille, et ensuite de se reposer. Il se rendit donc dans [le canton] d’Okbagh,[127] et campa auprès des villages appelés Kevghig et Vartaschen.[128] C’est en cet endroit qu’il dressa son camp ce jour-là. Le lendemain, il apprit que Vahan Mamigonien se trouvait à peu de distance de lui, dans la maison d’un grec de Varaïrvaro, au canton appelé Schaghakom.[129] Il croyait que l’habile Mamigonien était là sans défiance, puisqu’il demeurait dans la maison d’un sujet grec. Il se mit donc secrètement en marche pendant la nuit, et, guidé par de bons conducteurs, il parvint en cet endroit au moment où le jour commençait à paraître. Il y trouva un grand nombre de personnes, parmi les quelles étaient aussi les femmes de deux Gamsaragan, seigneurs de Schirag, Nersèh et Hrahad. Les soldats perses se précipitèrent sur elles à l’improviste; ils tuèrent nu grand nombre de gens du peuple arménien, et, s’étant emparés des femmes des deux princes Gamsaragan, ils les amenèrent dans leur camp. Le général perse, n’ayant pas réussi à se saisir de Vahan Mamigonien, général des Arméniens, et des autres satrapes qui étaient avec lui, s’en retourna confus d’avoir échoué dans les projets qu’il voulait exécuter et de ce qu’il n’avait pu atteindre son but. Cependant, ayant appris que les femmes prisonnières étaient réellement les épouses des Gamsaragan il s’en consola et s’en réjouit dans son cœur. Il réfléchissait et disait en lui-même: « Je pourrai assurément par leur moyen faire tomber Vahan dans le piège et le saisir, car ces deux princes sont comme une partie de son cœur, et une vive affection les attache l’un à l’autre. Dès qu’ils se seront détachés de lui, et qu’il restera seul, abandonné par les siens, il sera réduit à se soumettre à nous, comme nous le voulons; ou bien, en fuyant dans quelque pays étranger, il y périra seul, délaissé de tous. » Il ordonna alors que les femmes des deux Gamsaragan fussent respectées et gardées avec les plus grands égards, selon les lois des chrétiens, comme il en était instruit. Ensuite il partit d’Okhagh, et pénétrant dans la province de Pasèn, il campa près du village de Tou, dans la plaine des sources qu’on appelle Ardzathaghpour.[130] Il y séjourna un jour, quand un messager arriva de la cour, avec une lettre dans laquelle le roi Bérose écrivait et faisait connaître qu’il allait lui-même partir avec toutes les forces de la Perse pour commencer une nouvelle campagne contre les [Huns] Hephtalites. Il lui enjoignait aussi de se transporter en Ibérie, afin de s’emparer, de tuer ou de chasser le roi Vakhdang, de remettre le gouvernement de l’Arménie et ta dignité de marzban à Schapouh, de la famille de Mihran, et de laisser à sa disposition un corps de troupes.

69. Hazaravoukhd, laissant Schapouh en Arménie, se transporte en Ibérie, pour tuer Vakhthang.

Hazaravoukhd, ayant reçu cette lettre et ayant connu l’ordre du roi, laissa Schapouh dans le pays avec un corps de cavalerie perse et de troupes d’élite, ainsi que Gédéon, prince de Siounie, avec l’armée entière de la province de Siounie, et il se hâta de se transporter en Ibérie. Arrivé dans ce pays, il rassembla auprès de lui tous les traîtres qui, ayant abandonné le roi Vakhdank et ayant violé leur serment prêté sur l’Evangile, étaient entrés dans son parti, ainsi que ceux qui étaient d’accord avec le roi des rois et s’étaient joints également à lui. Il promettait à celui-ci le royaume, à celui-là des dignités et des honneurs, et aux autres de pourvoir à tous leurs besoins. Ayant ainsi réuni un grand nombre de personnes en Ibérie, il en forma une troupe. Le roi Vakhdank, voyant que les siens le trahissaient, l’abandonnaient et avaient passé du côté de Hazaravoukhd, et que les Arméniens de leur côté n’étaient point en état de le secourir, puisqu’eux-mêmes s’étaient exposés au danger, quitta l’Ibérie, et se réfugia pour le moment dans les contrées d’Eker.[131] Cependant Schapouh, ayant conduit les femmes des Gamsaragan dans la forteresse de Pasèn qu’on appelle Poghpert,[132] les y laissa et en confia la garde à Iezdan Veschnasb (Ezdaveschnasb), commandant de la forteresse, en lui recommandant de les traiter avec beaucoup d’égards, et de ne porter nulle atteinte à leur honneur, selon les lois des chrétiens. Car les femmes des Gamsaragan elles-mêmes répétèrent plusieurs fois la même chose, et déclarèrent tout haut que si les Perses voulaient en effet réduire leurs époux à leur joug, ils n’avaient qu’à leur faire savoir que leurs femmes étaient en sûreté. « Alors, leur disaient-elles, ils feront tout ce que vous leur ordonnerez. Nous pouvons vous dire, car tous les Arméniens le savent, même ceux d’entre eux qui sont auprès de vous peuvent l’attester, que nos époux ne connaissent point d’autre femme que nous. Or, s’ils viennent à apprendre que nous sommes maltraitées et déshonorées, ce qui serait un péché et une infamie selon nos lois, ils affronteront la mort et se feront tuer. » Schapouh lui-même connaissait leur fermeté dans la foi chrétienne, non seulement parce qu’il en avait entendu parler, mais encore parce qu’il était instruit de toutes leurs actions, de leur constance dans la foi du Christ, de leurs principes et de leurs sentiments, comme s’il eût été élevé parmi eux. C’est pourquoi il recommanda à plusieurs reprises au commandant de la forteresse de préserver de tout outrage les princesses. Il informa même souvent les Gamsaragan de cet ordre, et il envoya sans cesse des messagers leur dire: « Pourquoi voulez-vous vous perdre, en vous affranchissant de la domination du roi des rois? Venez vous ranger sous sa puissance, et reprenez vos femmes. Je serai votre intercesseur auprès du roi, que je déterminerai à vous accorder le pardon, et à vous rendre ce qui est convenable. Quant à la religion chrétienne que vous avez jusqu’à présent fermement professée, vous pourrez la pratiquer toujours dans l’avenir, sans rien craindre. En ce qui me concerne, car je vous aime comme mes propres fils, je vous conseille en père, d’agir de manière à vivre et à prospérer. Toutefois, si vous voulez songer à votre intérêt, et rendre quelque utile service au roi des rois, en trouvant un moyen de faire périr Vahan, vous obtiendrez de lui de si grands présents et de si grands honneurs, que personne parmi vos ancêtres n’en aura jamais obtenu de semblables de nos rois; vous en jouirez paisiblement, vous et vos enfants, à perpétuité. »

En entendant toutes ces paroles de Schapouh, général des Perses, les deux Gamsaragan le flattèrent d’abord pendant plusieurs jours avec des réponses vagues; mais à la fin, les deux seigneurs de Schirag, Nersèh et Hrahad, fermes et constants dans leur foi, envoyèrent à Schapouh cette réponse décisive: « Nos peines et nos fatigues ne sont point pour des plaisirs terrestres, ni pour la femme, ni pour les enfants, que vous estimez si nécessaires et si indispensables. Mais le mystère de notre foi est grand et sublime; et le monde, la femme, les biens, les richesses, et tous les plaisirs de cette vie nous paraissent peu de chose et même rien auprès de l’amour d’un si grand mystère. Si nous n’avions pas appris avec certitude que le ciel et la terre, et tout ce qu’ils contiennent ne peuvent être comparés à ce trésor précieux, auquel nous aspirons, nous ne serions pas si insensés de vouloir vous tromper, comme le font ces traîtres qui sont auprès de vous. Nous aurions pu nous aussi prendre un vase de cendre, et le donner à une de nos suivantes pour qu’elle en fit usage à son gré, même pour les choses les plus impures; et nous aurions obtenu de vous de vains honneurs, pour en jouir quelque temps et paraître glorieux; mais ensuite nous aurions été misérablement condamnés à une mort éternelle. Quant à nos feus-mes, voici un signe que nous vous indiquerons, et que vous-mêmes vérifierez par les faits. Si, en effet, nous souffrons toutes ces peines pour la foi que nous aimons et que nous professons fermement, et pour cette douce espérance de la gloire; si notre action est chère et agréable au vrai Dieu, il nous délivrera de cet embarras, il conservera à nos femmes leur honneur et il nous les rendra. Si le contraire arrive, c’est notre incrédulité que nous devons blâmer, et non pas votre violence et vos menaces. » Ayant envoyé cette réponse à Hazaravoukhd, les deux frères Gamsaragan se disposèrent avec plus d’empressement qu’auparavant, et engagèrent aussi les autres à seconder Vahan Mamigonien, général des Arméniens, en tout ce qu’il leur ordonnerait. Après le départ de Hazaravoukhd pour l’Ibérie, Schapouh, resté à Okhagh, se préparait à exécuter l’ordre de Hazaravoukhd, et il cherchait à se saisir par ruse de Vahan pour le tuer. Toutefois il ne put y réussir, car la main céleste te protégeait et le conservait. Quant à Vahan Mamigonien avec ses guerriers, il ne laissait pas reposer les Perses un seul jour dans leurs retranchements. Pendant toute la nuit il lançait des flèches dans l’intérieur du camp, et de cette manière beaucoup de Perses tombèrent morts, percés de coups par les Arméniens, tandis que d’autres étaient écrasés, en tombant les uns sur les autres. Vahan Mamigonien, général des Arméniens, se retira ensuite avec les siens et alla camper dans un village voisin, qui relevait de la satrapie des Mamigoniens, et qui s’appelait Dzaghig.[133] De là il gagna le territoire des Haschdiank, afinn de se procurer des renforts.

70. Schapouh, général des Perses, se met à la poursuite de Vahan.

Schapouh, général des Perses, ayant appris que Vahan Mamigonien campait dans un village, et que les gens de sa suite, étaient en petit nombre, se mit en marche au point du jour avec toute sa troupe, et se précipita sur l’armée arménienne. Mais Vahan Mamigonien, général des Arméniens, tenait toujours ses soldats en haleine. Ceux-ci, se trouvant prêts, quittèrent leur campement sans éprouver de pertes. Cependant les soldats perses, qui se préoccupaient peu des autres [ennemis qu’ils avaient à combattre] s’attachaient constamment à la poursuite de Vahan, général des Arméniens. Si nous parvenons, disaient-ils, à nous emparer de sa personne, toutes nos affaires seront terminées, et nous parviendrons ainsi au but de nos désirs. » Vahan Mamigonien, général des Arméniens, franchit la frontière sur les bords orientaux du lac de Garin.[134] Les vaillantes troupes perses le poursuivirent, mais sans pouvoir l’atteindre. Cependant Mouschegh, de la famille des Mamigoniens, et Nersèh Gamsaragan, seigneur de Schirag, ayant pris les devants, s’écartèrent de Valhan Mamigonien, général des Arméniens, et, s’étant trompés de route, ils se dirigèrent avec un petit nombre de gens, vers les rives septentrionales du lac de Garin. Ils s’approchèrent d’un village voisin de Garin, qui s’appelait Ardzathi,[135] et, parvenu au bord d’uns rivière [qui coulait] à peu de distance d’un autre village, ils voulurent prendre quelque repos au bord de cette rivière de cultivateurs labouraient dans le voisinage. Les Perses n’étant pas parvenus à surprendre la petite troupe [des Arméniens], résolurent de se venger sur ces laboureurs, en leur disant: « Pourquoi laissez-vous les sujets du roi des rois traverser votre pays? En ce moment [un personnage nommé] Khours, du canton d’Arscharouni (Arschamouni), du village de Schirmatz,[136] frère de lait de [Nersèh] Gamsaragan, seigneur de Schirag, aperçut un des soldats perses qui allait tuer l’un de ces laboureurs. Celui-ci, tournait autour d’une meule de blé, cherchant à échapper aux poursuites du meurtrier. En le voyant, Khours, frère de lait de Nersèh Gamsaragan, fut au comble de l’indignation, ainsi que Mouschegh, prince des Mamigoniens et Nersèh Gamsaragan. « N’est-il pas vrai, dit-il, que si cet homme vient à être tué par un Perse, le Dieu vengeur le réclamera de nous. » En disant cela, Khours courut contre le Perse avec sa lance, le tua sur place, et arracha ainsi le laboureur de Garin aux mains du meurtrier. Excités par les paroles de Khours, Mouschegh, prince des Mamigoniens et Nersèh Gamsaragan, seigneur de Schirag, qui avaient été témoins de l’action si vaillamment accomplie par leur compagnon, s’aperçurent aussi que ceux qui les poursuivaient n’étaient pas en nombre considérable; ils se précipitèrent sur les Perses avec le petit nombre de gens qui étaient avec eux, et fortifiés par le secours de Dieu, ils répandirent des torrents de sang en cet endroit. Puis ils mirent le reste des Perses en fuite, en les faisant honteusement reculer. Le nombre des morts qui jonchaient le sol fut de soixante-douze. En apprenant le succès de cette entreprise, Vahan Mamigonien, général des Arméniens, rendit gloire à Dieu, qui, sans son concours, avait abattu et écrasé la force de l’ennemi. Il se rendit ensuite aux frontières de Haschdiank, comme il l’avait auparavant projeté; et étant arrivé dans la province d’Arschamouni, il campa dans le village d’Eredch,[137] où il résolut de se reposer deux jours.

Sur ces entrefaites, Gédéon, commandant des Siouniens, excitait Schapouh, général de l’armée perse, en ces termes: « Toi et tous les Perses, vous avez été témoins de la valeur de Vahan. Pour moi, je ne puis comprendre ni les actes ni les démarches de cet homme. Car s’il avait réuni toutes ses troupes auprès de lui à Tevin, là il nous aurait montré la puissance de sa force. Cependant la couronne du roi des rois et l’honneur des Perses ont été sauvegardés de telle sorte que ses entreprises ont abouti à ce résultat dont nous avons été témoins, et nous avons heureusement réussi dans notre entreprise. Cependant nous avons vu ce que cet homme a pu accomplir avec un si petit nombre de gens; il extermine chaque jour nos troupes, et il en diminue le nombre. S’il parvient encore se procurer du secours quelque part, tu verras qu’il nous fera retourner honteusement et fort affaiblis; et encore je ne suis pas sûr que nous puissions même nous en retourner. Hâte-toi donc, et ne donne point de repos à cet homme, de peur que, si nous agissons mollement, il nous mette dans l’embarras et ne nous ménage quelque désastre. Si tu abandonnes à moi seul sa poursuite, avec ma propre troupe, tu apprendras, en cinq jours, quels terribles revers je lui aurai fait éprouver, et comment je le ferai périr lui et les siens. » Cependant, comme la conduite de Gédéon causait à toutes les âmes pures de l’indignation, l’esprit immonde dont il était possédé lui révéla à lui-même qu’après cinq jours il périrait d’une mort cruelle de la main des gens qui étaient avec Vahan Mamigonien. En effet, le démon ayant rencontré cet homme entièrement privé de la grâce de Dieu, le sacrifia comme Saül, pour le tuer à son gré. Ayant entendu les propositions de Gédéon, Schapouh, général des Perses, sans prendre un moment de repos ni pour lui-même ni pour les soldats perses, et, rempli d’indignation, se mit à la poursuite de Vahan. Etant arrivé près de son camp, il s’y’ arrêta, et résolut de se cacher dans un endroit peu fréquenté et proche de la rivière.

71. Autre exploit de Vahan contre les Perses. — Mort de Kapagh, noble de la maison des Kapéghian.

Vahan Mamigonien, général des Arméniens, et les soldats qui l’accompagnaient, goûtèrent pendant cette seule nuit un sommeil paisible. Ensuite Vahan rassembla tous les gens du village d’Eredch. Tous écoutaient avec attention et respect ses ordres, comme s’ils étaient dictés par un roi établi par Dieu sur la terre; car Dieu lui-même était avec lui dans toutes les entreprises que lui inspirait sa volonté. Il compléta sa troupe avec les habitants d’Eredch, et arriva de nuit devant le camp des ennemis. Là il rangea en ordre de bataille les gens d’Eredch, armés de boucliers. Les autres soldats lançaient constamment des flèches, qui, tombant comme une pluie d’orage, jetèrent l’épouvante parmi les troupes perses. Cette attaque sema la terreur au milieu des soldats, et les Perses eux-mêmes, se foulant mutuellement aux pieds, s’entretuaient. Tout le camp des impies retentissait de cris, de plaintes et de gémissements. Dans l’armée arménienne il n’y eut seulement que Kapagh, prince des Kapéghian[138] qui fut blessé, en combattant courageusement, et en déployant une grande vaillance. Cette blessure le rendit peu de jours après digne d’obtenir de Dieu la couronne du martyre.

Après la défaite qu’il avait fait éprouver aux ennemis, Vahan Mamigonien, se rendit dans le village d’Oghin, que les habitants de ces contrées appellent Schedia,[139] pour s’y reposer le reste de la nuit, jusqu’au lever du soleil. Aussitôt que le jour partit, il alla camper dans le bourg même de Schedia. A peine les soldats de Vahan prenaient-ils quelques instants de repos après les fatigues de la nuit, qu’en levant les yeux ils virent Schapouh, général des Perses, qui marchait contre eux, la haine au cœur, et frémissant comme une bête féroce. En effet, les pertes de cette nuit lui paraissaient encore plus grandes et plus terribles que celles de tous les autres jours, comme cela était réellement; et cependant elles devaient être inférieures à la défaite signalée qu’il devait bientôt essuyer en se faisant battre complètement. Vahan Mamigonien, général des Arméniens., s’apercevant que Schapouh, général des Perses, marchait contre eux si rapidement avec toute la multitude de ses guerriers, et voyant ses troupes prises au dépourvu en ce moment, et si peu nombreuses en comparaison de la masse imposante des soldats ennemis, n’en fut pas effrayé. Aussitôt il donna des ordres, et arma tous les hommes dont il disposait. Puis il éleva la voix, rugit comme un lion, et leur dit: « Il y a deux destinées pour un fidèle croyant; et il est impossible qu’il ne subisse pas l’une ou l’autre. Bien que toutes les deux soient précieuses et glorieuses, cependant l’une, étant plus éclatante et plus sublime, est plus désirable que l’autre. Quelle que soit celle de ces deux destinées que nous aurons à subir, nous devons la regarder comme une chose désirable et pleine d’attraits pour nous. Quant à vous, qui avez voulu vivre vertueusement et mourir avec une ferme espérance, la vie et la mort sont un présage de gloire; tandis que mourir pour la sainte Église, c’est le sort d’un martyr. Quant aux victoires, Dieu nous a plusieurs fois rendus illustres; et nous nous en trouvons fort heureux. Or, le Tout-Puissant nous couronnera aussi, en nous accordant ce qui est encore plus haut et plus élevé que toutes les autres grandeurs. Que personne d’entre vous ne soit effrayé à cause de son incrédulité; car le saint Esprit a dit qu’un seul en poursuit mille, et que deux vaincront dix mille de ceux que Dieu punit et livre entre les mains de ceux qu’il aime. Or, nous sommes à Dieu, et Dieu nous regardera et nous secourra. Nous sommes en petit nombre, cent hommes au plus, peut-être un peu plus ou un peu moins. Mais si le Tout-Puissant veut faire éclater pour nous ses paroles et ses promesses, les ennemis nous sembleront peu nombreux, bien qu’ils soient au nombre de trois cent mille hommes. Or, à en juger par les yeux, ils ne sont pas plus de quatre mille hommes. Cependant, ce sera toujours en Dieu que nous mettrons notre gloire; et nous donnerons éternellement des louanges à son saint nom. En disant ces paroles, Vahan Mamigonien, général des Arméniens, partagea la troupe dont il disposait [en plusieurs corps], et il confia le commandement de chaque corps aux généraux qu’il jugea dignes et capables. Il était déjà préparé à marcher à l’ennemi, et les soldats perses, rangés en ordre de bataille, s’avançaient avec impétuosité pour engager le combat, lorsqu’il vit et aperçut que presque tous les soldats de l’armée arménienne oubliant les serments qu’ils avaient prêtés sur l’Evangile et ses conseils, prenaient la fuite. Il ne resta plus que lui et quelques-uns de ses fidèles compagnons, Mouschegh, de la famille des Mamigoniens, les trois Gamsaragan, fils du bienheureux Arschavir, avec deux ou trois de leurs serviteurs, et quelques autres nobles, avec ceux de la famille des Mamigoniens, en tout quarante hommes ou moins encore, qui voyant, eux aussi, la fuite de toute l’armée arménienne, furent saisis d’épouvante. Quelqu’un cria à Vahan Mamigonien, général des Arméniens: « Prends garde, seigneur, prends garde à l’ennemi, retire-toi sur le champ s’il possible, et prends tes mesures. »

72. Vahan, avec trente hommes traverse toute l‘armée des Perses.

Alors, Vahan Mamigonien, général des Arméniens, faisant le signe de la croix, dit à haute voix: « Que personne ne me conseille maintenant de prendre mes précautions; car, à Dieu ne plaise que j’espère quelque chose des hommes ou que je me glorifie d’autre chose que de la croix de Notre Seigneur Jésus Christ. » En disant cela, il se jeta courageusement au milieu des soldats perses, avec un petit nombre de braves et de fidèles guerriers qui étaient restés auprès de lui. Etonné de ce courage intrépide et menaçant de Vahan, général des Arméniens, et du petit nombre de gens qui le suivaient, Schapouh, général des Perses, se hâta d’envoyer prévenir Gédéon en ces termes: « Viens au secours de mon corps d’année; car une scène étrange s’offre à mes regards. Il y a peut-être une puissance invisible qui combat avec ces hommes et qui ne se montre pas à nous; quant à moi, je l’ignore. Si au contraire ils désirent follement se faire tuer, nous les ferons prisonniers. » Gédéon, prince de Siounie, fut très joyeux en apprenant que Schapouh le faisait appeler. Il accourut aussitôt auprès de lui. Alors, Vahan Mamigonien, général des Arméniens, avec un petit nombre de ses fidèles compagnons, et protégé par la main du Tout-Puissant, se jeta en avant, se fraya un passage à travers les troupes perses, semblable à ces impétueux torrents d’eau qui inondent la campagne et passent outre. Il traversa courageusement comme un lion, avec ses braves compagnons, toutes les troupes ennemies et courut d’un côté à l’autre, ayant tué, lui et les gens qui étaient avec lui, un grand nombre de braves guerriers perses. Ils blessèrent aussi mortellement l’orgueilleux Gédéon, prince de Siounie, en le frappant d’un coup de lance sous l’aisselle; ils fendirent de part en part la cuirasse épaisse et solide, dont cet impie se glorifiait et sur laquelle il comptait, et ils lui enfoncèrent dans le foie la pointe de la lance. Il expira au bout de quelques jours, sans repentir, en poussant des gémissements amers et douloureux, lui qui se vantait avec orgueil et disait: « Ce n’est pas avec la flèche que je me battrai contre Vahan et contre les autres Arméniens; mais je les exterminerai tous avec mon carquois, ou bien je les disperserai dans les vallées et dans les campagnes. » Ce furent ces paroles orgueilleuses qui causèrent sa propre perte. Car Dieu l’avait livré une et deux fois entre les mains des gens de Vahan Mamigonien; mais il fut toujours indulgent pour lui, à cause de sa bonté, et il l’épargna, pour que peut-être, étant touché de repentir, il trouvât le temps de se convertir et de faire pénitence, afin de sauver son âme. Ce-rendant, comme il ne revint point de ses égarements, et qu’il méprisa même complètement la vérité, alors il se rendit inexcusable en présence du tribunal de Dieu, et il périt d’une mort misérable, à sa confusion, et dans ce monde et dans l’autre. Les soldats perses se mirent à la poursuite des Arméniens fugitifs, et ils tuèrent un grand nombre d’hommes lâches et pusillanimes. Cependant, Vahan Mamigonien, général des Arméniens, et ses compagnons, après s’être couverts de gloire, et ayant été secourus par la puissance de Dieu, se dirigèrent sans crainte assez près du corps de l’armée perse. Les soldats perses n’osaient pas même les regarder; car Dieu avait tellement répandu sur eux la terreur du nom de Vahan Mamigonien, qu’ils croyaient ne pouvoir se dérober même au regard du général et des gens qui étaient avec lui sans s’exposer à quelque danger. Ceux d’entre les vaillants compagnons de Vahan qui, se jetant au milieu des ennemis avec le général des Arméniens, succombèrent dans cette lutte, furent le bienheureux Khonth Aravénian; le bienheureux Ners Ovsébian; le bienheureux Adken, noble de Vanant; le bienheureux Hipparque (Gherbarkos), grec de nation.

Les soldats siouniens jetèrent par terre les entrailles de leur prince, car elles exhalaient une odeur fétide; et enveloppant son corps dans des herbes aromatiques, ils l’amenèrent dans le pays de Siounie, accompagnés de ses parents et de ses serviteurs. En voyant cela, tous les gens de la cavalerie de Siounie, découragés et abattus, se dispersèrent par divers chemins, et ils rentrèrent chacun chez eut. Schapouh, général de l’armée perse, voyant la désertion de la troupe des Siouniens, et la terrible force de son adversaire, Vahan Mamigonien, se rappelant aussi de cette irrésistible puissance, il tremblait de colère, et il ne savait que faire. « Si, disait-il, un homme tel que Gédéon fut vaincu de son vivant, lui et la troupe d’élite qui l’accompagnait, réunie aux guerriers qui sont ici auprès de moi; et si Vahan, ne les comptant pour rien, se jeta avec trente personnes seulement sur trois et même quatre mille hommes, et découragea les cœurs de tous; s’il a mis en déroute tant de soldats, en nous faisant éprouver de si grandes pertes, avec quelle confiance pourrons-nous maintenant, nous qui sommes très amoindris, résister à des gens si valeureux? Je songe encore à ceci, et je crains que cet homme habile et rusé n’envoie des émissaires dans les contrées voisines, chez les Arméniens des provinces d’Andzith, de Dzoph et de Haschdiank, ne lève des troupes et n’en forme une armée nationale. Alors nous, qui sommes restés en ces lieux, nous ne pourrons pas même chercher notre salut dans la fuite. Hâtons-nous donc d’aller dans des endroits plus sûrs; et dépêchons des messagers au roi des rois, pour l’avertir de l’état des choses. Si avec l’aide des Dieux, il a terminé son entreprise, il est temps qu’il retourne dans sa capitale; il pourra alors, ou avec une forte armée, ou lui-même en personne, terminer cette affaire des Arméniens. Pour moi, quand je me rappelle le spectacle de cet acte de valeur accompli hier, je deviens incapable de réflexion et de raisonnement. Et, bien que je ne sois pas avancé en âge, je n’ai jamais entendu dire à aucun des généraux des Arik, qu’un guerrier, soit aujourd’hui, soit dans les siècles passés, se soit, avec trente personnes, précipité sur trois mille hommes d’élite, qu’il ait accompli un tel exploit, et qu’il se soit tiré sain et sauf d’une semblable entreprise. » En réfléchissant à tout cela, il se dirigea dès le lendemain, du côté de la province de Pasèn, et il se rendit dans le village appelé Alvar.[140]

73. Mort de Bérose et défaite de son armée par les Hephtalites.

Tandis que Schapouh, l’esprit inquiet et tourmenté, réfléchissait aux craintes que Vahan Mamigonien, général des Arméniens, lui causait, il arriva tout à coup un messager de la part des Perses, qui apportait des nouvelles fâcheuses et plusieurs lettres que lui écrivaient les grands de la Perse, ainsi que les missives que les Arméniens, échappés à la complète et sanglante défaite que l’armée [royale] avait essuyée dans la campagne contre les Hephtalites, écrivaient à leurs parents et à leurs amis. En recevant ces lettres, et en apprenant tous les malheurs immenses et irréparables causés par cette terrible défaite des Perses, Schapouh fut plongé dans une grande affliction et frappé d’épouvante. Il demeura quelque temps sans dire un seul mot; il semblait anéanti, et il ne put ni questionner l’homme qui avait apporté les lettres, ni même reprendre ses esprits. Au bout de plusieurs heures, il revint de son évanouissement et de sa surprise, et fit venir à part le messager. Il lui demanda comment et par quelle cause le pays des Arik avait subi cette défaite et d’où provenait cet immense désastre. Il s’informa aussi de ceux qui, ayant échappé [à la mort], apportèrent la nouvelle de la destruction entière d’une si grande multitude de soldats; comment avait péri Bérose, le Seigneur semblable aux Dieux. Le messager lui donna cette réponse, en disant: « Ta demande est juste et raisonnable, comme il convient à tout homme de s’informer par des messagers des faits et des nouvelles importantes. Cependant, il m’est pénible de parler de choses lamentables et de raconter les terribles calamités que nous avons apprises par les fuyards qui ont échappé [à la mort], d’autant plus que la cause de si grands malheurs et d’une si éclatante défaite est Bérose lui-même, le Seigneur semblable aux Dieux. Et comme il n’y a ni peine de mort ni aucune autre punition pour un serviteur qui blâme les Dieux; puisqu’en ce jour-là ce fut par la colère des Dieux qu’arriva ce funeste malheur au seigneur des Arik et à toute la nation, et que, d’ailleurs, la cause de tous ces malheurs est due au seigneur des Arik lui-même, il faut donc raconter tout ce qu’on a vu et tout ce qu’on a entendu, car on ne gagne rien à le cacher. D’abord, lorsque Bérose était encore dans le Vergan (Hyrcanie),[141] il enrôla des soldats de toutes les nations, et il voulut marcher contre les Hephtalites. Il prit sur lui seul de mener l’affaire sans demander les conseils de personne, afin de s’assurer si son entreprise était bonne ou mauvaise. Si tous les gens de l’armée avaient su qu’il voulait faire la guerre aux Hephtalites, ils auraient été abattus et découragés; ils n’auraient même pas voulu entendre parler des Hephtalites et encore moins leur faire la guerre et combattre ouvertement contre eux, en se rappelant la terreur et l’effroi qu’ils avaient causé jadis aux Perses et au seigneur des Arik. Dès lors toutes les bouches protestaient hautement en disant: « Si en effet nous méritons la mort et si le roi des rois veut nous faire périr, qu’il ordonne lui-même de nous faire passer ici au fil de l’épée, au lieu de nous condamner à mourir par l’épée des Hephtalites, car par cet acte il se déshonorera éternellement, lui et toute la nation des Arik. » Les grands de la Porte tenaient souvent aussi les mêmes discours. Bahram (Vahram), général des Perses, fit à plusieurs reprises parvenir franchement cet avis à l’oreille de Bérose, et même il protesta publiquement contre ses mesures arbitraires. Mais le roi n’écouta personne, il ne voulut point reconnaître sa faute, et il ne se rappela en aucune façon ses outrages et la honte que lui et tous les Arik avaient essuyés de la part des Hephtalites. Il marcha donc avec une multitude d’Arik et d’Anarik, qui allaient à la mort comme des condamnés, plutôt que comme ces combattants marchant à la guerre. Ceux qui purent échapper à cette défaite rapportent encore que lorsqu’on approcha du champ de la bataille, les Hephtalites[142] envoyèrent dire à Bérose: « Il y a un traité écrit entre toi et moi, scellé et confirmé par serment, par lequel tu t’es obligé à ne point combattre contre moi. Nous avons fixé des limites, qui ne doivent être ni franchies ni violées par aucun acte d’hostilité. Or, souviens-toi de ce traité, du péril que tu as couru et dont je t’ai délivré. J’ai eu compassion de toi, et je ne t’ai pas mis à mort. Retourne donc en paix sur tes pas et ne t’expose pas à être tué. Si tu n’écoutes point mes paroles, sache que je t’anéantirai, toi et toute la multitude misérable de tes soldats, en qui tu as mis ton espérance. Tant que nous combattrons l’un contre l’autre, je m’appuierai sur la justice de l’observation des traités, et tu n’auras pour toi que l’infamie d’avoir violé ces traités; comment donc alors pourrais-tu me vaincre? » En entendant ces paroles des Hephtalites, les Arik dirent à Bérose: « Le raisonnement des Hephtalites est juste, et c’est nous qui combattons injustement. » Bérose, indigné contre les nobles Arik, fit une réponse orgueilleuse aux Hephtalites, en leur disant: « Avec la moitié de cette multitude de troupes que vous voyez, je vais vous combattre et vous anéantir; avec l’autre je ferai transporter la terre de l’endroit où vous vous trouvez, et je comblerai la mer et les fossés des frontières qu’on a creusées entre nous.[143] » Son cœur était devenu si insensible qu’il ne pouvait comprendre qu’il devait remplir avec les cadavres de ses soldats ce fossé qu’il avait fait creuser pour sa perte et pour celle de toute sa nation.

Les deux armées se rangèrent en bataille, et le combat s’engagea. Bérose périt lui-même avec ses fils et avec tous les siens. Un petit nombre d’hommes échappés à ce désastre arrivèrent dans le Vergan, et racontèrent à tout le monde ces tristes événements.[144] Tous les nobles et tout le peuple qui se trouvaient dans le Vergan se réfugièrent en Assyrie. On expédia des messagers à [Zarmihr] Hazaravoukhd en Ibérie[145] ……………. et « moi [dit le messager], on m’a envoyé ici auprès de vous afin de vous presser de vous réunir ensemble, et de trouver le moyen de vous sauver, vous et toute la contrée des Arik. » En entendant toutes ces paroles du messager, Schapouh répondit en disant: « Avant que cette triste nouvelle nous fut parvenue, nous cherchions déjà, moi et la troupe que tu vois avec moi, le moyen de sortir de l’embarras où nous nous trouvions. Car Vahan, ce rebelle, nous a étrangement surpris et effrayés, et il nous a cruellement fatigués et tourmentés. Ses actions et ses exploits ne ressemblent en rien à ceux des hommes du temps présent, que nous avons connus et même vus, mais ils égalent ceux de ces héros anciens dont on rapporte les prouesses dans les histoires et dont nous entendons sans cesse parler. Outre les exploits et l’intrépidité déployée en d’autres temps par lui et par les gens qui l’accompagnent, faits dont nous avons été témoins, moi et d’autres nobles, et que j’omets de rappeler, il s’est élancé et il a combattu non seulement contre cette multitude armée qui est maintenant ici et que je vois, mais encore contre Gédéon, prince de Siounie, qui était ici avec le corps de la cavalerie d’élite de sa province. Vahan, avec ses trente hommes, se jeta impétueusement sur eux; et là, comme un aigle qui se précipite sur une bande de perdrix, massacre les unes, disperse les autres dans les ravins et les cavernes des lieux escarpés, de même Vahan et ses gens dispersèrent çà et là une grande multitude de soldats; ils tuèrent Gédéon, cet homme semblable à un géant; et après avoir taillé en pièces plusieurs autres guerriers de l’armée, ils s’en allèrent sans éprouver de pertes et ne craignant personne. Or, n’est-ce point le fol orgueil et le dédain superbe de Bérose qui ont fait perdre aux Arik la domination qu’ils exerçaient sur de tels gens et enlevé à notre empire un pays si grand et si productif? Si j’eusse pu vaincre et faire prisonnier ce Vahan, que je connaissais de réputation et que maintenant j’ai pu apprécier encore davantage; [si j’eusse pu] également vaincre et faire prisonniers ses compagnons et surtout les trois frères de la famille des Gamsaragan, j’aurais considéré cela comme une grande consolation, après la terrible défaite que la Perse vient d’éprouver. » Avant parlé de la sorte, Schapouh Mihranian et le messager ordonnèrent à l’armée de faire ses préparatifs, et ils se dirigèrent à marche forcée vers la Perse. Schapouh, ayant laissé dans la forteresse de Pogh les femmes des Gamsaragan, les confia aux soins du commandant, en lui recommandant à plusieurs reprises d’avoir pour elles beaucoup d’égards et surtout de sauvegarder leur honneur, conformément aux lois des chrétiens. En apprenant toutes ces nouvelles, Vahan Mamigonien, général des Arméniens, confia le résultat de ces nouvelles, les besoins et la garde de l’Arménie aux mains de la providence de Dieu, qui sait tout ce qui convient et tout ce qui est utile à chacun, et qui, par sa miséricorde, accorde les biens selon la sincérité de ceux qui l’implorent, il se rendit dans la ville de Vagharschabad avec les Arméniens, ses alliés fidèles et dévoués; il fit les offrandes et les vœux accoutumés à la sainte métropole; il fit reconstruire avec une magnificence splendide cet édifice, que ses ancêtres avaient bâti, mais qui tombait en vétusté. Après avoir visité les chapelles des martyrs, et pourvu aux besoins des pauvres, les princes arméniens se livrèrent à la joie, et firent de grandes réjouissances. Ayant quitté cet endroit, ils entrèrent dans la ville de Tevin, où ils s’arrêtèrent quelques jours en attendant l’ordre et volonté de la providence du Christ. Hazaravoukhd, qui se trouvait en Ibérie, en apprenant la mort de Bérose et la défaite signalée des Perses, fut saisi d’épouvante et de terreur; il se hâta de se mettre en route et de gagner la Perse.

74. Vagharsch, frère de Bérose, est appelé à la royauté.

Aussitôt que Hazaravoukhd arriva à la cour, ceux qui avaient échappé à la mort], les nobles perses, les fils et les frères se rassemblèrent auprès de lui. Ils conférèrent ensemble pour nommer à la dignité royale celui qui en serait le plus cligne et après s’être consultés pendant plusieurs jours, ils se décidèrent enfin unanimement pour Vagharsch, frère du roi Bérose,[146] qui était un homme doué d’un caractère doux, pacifique et conciliant. Alors tous les grands se rassemblèrent auprès de Vagharsch, et Hazaravoukhd prit la parole, en lui déclarant ce que chacun d’eux avait pensé, et en lui rappelant la présomption et l’obstination du roi Bérose, dont les paroles étaient empreintes de colère et d’audace, et qui ne faisait aucun cas de personne, ne prenait conseil d’aucun de ses familiers, faisait tout ce qui lui plaisait, et agissait en toute occasion arbitrairement et par force. [Il ajouta que] ce fut à la suite de ses actes irréfléchis qu’il se perdit lui-même et causa la désolation du pays des Arik. En conséquence, nous tous, dit-il encore, nous t’avons spontanément élu comme un homme doux et voulant la prospérité du pays, afin de relever et de rétablir le trône du royaume des Arik, de faire fleurir sous ton règne l’empire de la Perse, et les pays qui sont soumis à ta domination. Tu dois réduire avec douceur et avec magnanimité les nations rebelles et ennemies; connaître individuellement chacun des Perses et des étrangers, et les apprécier selon leur mérite; distinguer les bons des mauvais; prendre conseil des sages, aimer ceux qui aiment leur prochain, haïr et même anéantir les envieux et les intrigants; examiner chaque chose attentivement; connaître ceux qui font le bien et distribuer des récompenses égales au mérite de ceux qui rendent des services. Lorsque Hazaravoukhd eut donné au roi beaucoup de conseils, les nobles lui prêtèrent serment de fidélité, et le placèrent sur le trône du royaume des Perses. Le lendemain de l’avènement de Vagharsch, Hazaravoukhd convoqua une assemblée, d’accord avec les nobles, et là il parla devant le roi en ces termes: « Comme tu le sais, Bérose, le roi des rois, ton frère, était un homme violent, présomptueux et irréfléchi; ce fut à cause de son obstination dédaigneuse que beaucoup de gens émigrèrent hors du royaume des Arik et ont nui à la Perse sous plusieurs rapports. Et d’abord, considère ce grand pays d’Arménie affranchi de ta sujétion et cet homme qui l’en a délivré. Eh bien, ce fut Bérose qui, méconnaissant sa valeur ainsi que ses services, éloigna de la Perse un homme excellent et nous fit perdre un si beau pays. Considère aussi combien de dommages et de défaites essuya la Perse à cause de cet homme, comme chacun le sait. Je suppose que tu as eu connaissance de tous en faits et que tu en as été instruit; mais ce fut surtout Schapouh Mihran, qui alors était chargé di pouvoir, qui a le mieux connu la vérité et a pu apprécier les événements avec exactitude. Donc si tu veux l’interroger et l’entendre, lui-même te fera le récit [de toutes ces affaires]. »

75. On raconte à Vagharsch les exploits de Vahan.

Le roi Vagharsch interrogea Mihran Schapouh sur les affaires de l’Arménie. « Qu’as-tu fait, lui dit-il, dans le pays des Arméniens; quels sont les desseins de Vahan; quelle est sa force, et comment a-t-il pu résister pendant tant d’années aux forces des Arik? » Alors Mihran répondit: « Illustre prince, si dans la bataille qu’Hazaravoukhd a livrée conjointement avec nous, toutes les troupes de Vahan eussent été réunies, il aurait remporté la victoire; et si même nous eussions vaincu, je sais qu’ils auraient massacré une grande multitude de nos soldats. Mais ta majesté a agi de telle sorte que la moitié des hommes d’élite de l’armée arménienne s’est trouvée occupée ailleurs. Cependant Vahan a causé beaucoup de dommages même avec un petit nombre de personnes. Hazaravoukhd lui-même le sait, ainsi que les autres nobles Perses qui commandaient dans le pays. Lorsque Hazaravoukhd se porta en Ibérie, en me laissant en Arménie comme général de l’armée, que fit alors Vahan? Il nous a harcelés avec si peu de troupes que je ne mentirai pas si je dis qu’ils étaient quelquefois seulement au nombre de cent. Je prends à témoin les chers de notre armée qui se trouvaient alors avec moi et qui maintenant sont ici. Il est bien pénible en effet de rapporter des faits incroyables et de dire que cet homme, avec un si petit nombre de gens, tint tête à nos soldats, et nous attaquait tous les jours dans nos retranchements en nous causant de grandes pertes. Moi-même je me rappelle une journée dans laquelle j ‘étais présent; c’est un fait étrange et au-dessus des choses humaines, de sorte que ceux qui l’entendront ne pourront y croire. Car, avec trente hommes, il osa affronter une armée de trois mille hommes, et il fit cet exploit, dont se souviennent aujourd’hui tous ceux qui en furent témoins; il me semble même que nous sommes encore sous le coup de la terreur qu’il nous causa; car ce fait extraordinaire n’a rien d’analogue au monde. Comme des moissonneurs infatigables qui, armés de la faux tranchante et de la faucille, coupent l’herbe et laissent tomber les gerbes entassées les unes sur les autres, et s’en vont pleins de joie et sans souci chacun dans sa maison; de même ces gens-là, lancés sur Mihran, s’ouvrirent un passage et traversèrent tout le camp, ayant massacré un grand nombre de personnages distingués. Ils tuèrent aussi le terrible Gédéon, seigneur de Siounie, dont je disais que lui seul avec dix hommes de sa troupe vaincrait, s’il voulait affronter ces gens-là. Ainsi donc ils passèrent au fil de l’épée cet homme et d’autres illustres et vaillants guerriers perses; et au lieu de prendre la fuite et de faire galoper leurs coursiers, pendant plusieurs heures, ils marchèrent sans crainte tout près de nos troupes. Aucun de nos soldats n’osait les regarder, car ils nous paraissaient des dieux, et non des hommes. C’est pourquoi bien que mes paroles semblent hasardées devant toi, cependant, eu égard aux circonstances actuelles, j’ose dire que toi-même tu connais la grandeur et la force de l’Arménie, et que si aujourd’hui Vahan et ses compagnons vivaient en paix sous ton obéissance, j’aurais regardé cette circonstance comme un grand bien et une consolation après les désastres que nous avons essuyés. En effet, si les Arméniens avec des gens de cette trempe eussent été à nous, ni les Ibériens ni les Aghouank n’auraient jamais osé se révolter et penser différemment. » En entendant dire à Mihran et à Hazaravoukhd ces paroles mesurées, le roi Vagharsch et tous les nobles Arik applaudirent unanimement aux paroles de Mihran: « Tu as parlé le langage de la vérité, lui dirent-ils et tu as dit avec sagesse et droiture ce qui est juste. »

Ensuite ils s’empressèrent d’envoyer en Arménie, avec un grand nombre de gens d’élite, Nikhor Veschnasbtad, qui joignait à beaucoup de douceur et d’aménité un grand esprit de justice. Le roi lui-même et surtout Hazaravoukhd, ainsi que les autres grands de la cour; lui donnèrent des ordres précis, et lui dirent: « Va en Arménie, et de quelque manière que ce soit, agissant avec la douceur et la tolérance, selon les instances de Vahan et de ses compagnons, réduis ces gens-là à l’obéissance et fais-les rentrer sous la domination de la Perse. Mais tâche d’abord de réunir auprès de toi la cavalerie d’Adherbéidjan, ainsi que celles des provinces de Her et de Zaravant, pour quelles se tiennent près de l’Arménie. Prends garde qu’en envoyant à Vahan des messagers, il prétexte de s’entretenir amicalement avec toi et qu’il ne te trompe et ne te cause quelque préjudice; car c’est un homme vaillant et très artificieux; et c’est par la valeur seule que lui et ceux qui sont avec lui accomplissent de si grands exploits. Fais donc les plus grands préparatifs. Cependant il paraît que Vahan n’a plus de pareils desseins; car, si lui et ceux qui l’accompagnaient osèrent se révolter, c’est à cause de la cruauté de Bérose, et à cause de son caractère orgueilleux et capricieux. Ainsi Vahan et les gens qui s’étaient unis à lui, ne pouvant plus souffrir les injures, s’exposèrent à la mort et résolurent par nécessité de commettre de telles actions. » Ayant dit ces choses à Nikhor Veschnasbtad, Vagharsch, seigneur des Arik et tous les nobles le congédièrent et l’envoyèrent en Arménie.

76. Nikhor se rend en Arménie, pour traiter de la paix avec Vahan.

Nikhor se mit en marche; mais il n’essaya pas d’entrer trop avant en Arménie. Il s’arrêta dans la province de Her, dans le village appelé Nevarsag.[147] Il expédia à Vahan Mamigonien, comme messagers, Schapouh, secrétaire du conseil, et Mihr Veschnasb Djavarschian pour l’informer de son arrivée en Arménie. « Je suis porteur, dit-il, d’une lettre du roi Vagharsch et des messages de tous les nobles Arik. Dans ces lettres ils t’invitent à rentrer sous l’obéissance des Perses. Viens donc m’écouter, et choisis selon tes désirs et tes pensées ce qui doit te paraître le plus avantageux. » En voyant les messagers de Nikhor et en entendant parler des messages qu’ils portaient, Vahan Mamigonien rassembla auprès de lui toute la troupe des alliés fidèles, les satrapes, les nobles et les chefs de sa cavalerie; il ordonna aux envoyés de Nikhor de répéter devant tout le monde les paroles du roi Vagharsch et des nobles de la Perse. Lorsqu’il eut fait parvenir à tous les Arméniens, le message de Nikhor, il dit aux messagers qu’il ferait répondre le lendemain. Le jour suivant, tous les Arméniens s’étant rassemblés auprès de Vahan, conférèrent ensemble sur les événements anciens et sur les affaires présentes; ensuite, lorsque les messagers de Nikhor vinrent à l’assemblée, Vahan Mamigonien parla, et répondit aux propositions de Nikhor en ces termes: « A l’égard de notre soulèvement et des motifs qui nous déterminèrent à faire cette rude et terrible entreprise, il y a beaucoup de choses importantes à dire; et ce n’est point par le moyen de lettres et de messages qu’on pourrait arriver à conclure un traité. Il faut conférer personnellement avec celui qui est le seigneur des Arik, et avec vous qui êtes les nobles de la cour. Cependant je dirai trois choses; et s’il répond à ces trois choses comme je le veux, moi et tous ceux qui sont ici présents, s’il peut nous accorder ces trois conditions, garanties par la signature et le sceau du souverain, alors nous ferons tout ce que vous nous dites de juste et de raisonnable, et nous vous obéirons comme le firent nos ancêtres. D’ailleurs, ces paroles que je vous dis maintenant, ce ne sont pas les miennes, mais celles de tous les grands et même de tous ceux qui sont présents devant vous; et ce n’est point aujourd’hui que nous avons conçu et décidé ce projet, mais le jour même où nous nous sommes exposés à la mort. Nous nous sommes donc depuis longtemps proposé de demander ces trois conditions en nous disant que si les Perses consentent à nous les accorder, nous les servirons comme de loyaux et fidèles sujets; mais s’ils n’y consentent pas, s’ils persistent à ne pas nous les accorder, nous nous exilerons, nous périrons et nous mourrons avec joie; mais nous ne nous humilierons jamais devant un Perse.

« Or, la première, la plus essentielle et la plus importante de ces trois conditions, c’est de nous garantir les lois de notre pays et de nos pires; de ne faire mage aucun Arménien; de n’accorder à personne des charges et des honneurs parce qu’il exercera les fonctions de mage; d’enlever les adrouschans (temples du feu) de l’Arménie; de ne faire endurer jamais des outrages à l’Eglise comme cela a eu lieu jusqu’à présent par le moyen d’hommes infâmes et méprisables; de laisser les chrétiens et les prêtres pratiquer librement et sans crainte le culte et les lois de la religion chrétienne, où ils voudront et comme il leur semblera bon. Voilà notre première condition. La seconde, c’est de ne point juger arbitrairement les personnes, mais de distinguer les bons et les mauvais, de savoir apprécier les gens utiles et de ne pas les confondre avec les inutiles, de distinguer les nobles de ceux qui ne le sont pas; de considérer comme des gens honnêtes les personnes distinguées, braves et capables; de détester et de ne compter pour rien les gens pervers et méchants, d’aimer les hommes laborieux, et de haïr ceux qui sont désœuvrés; de vous entourer de personnages; et quant aux insensés, non seulement de ne pas les attirer auprès de vous, mais même de les chasser de la cour. Quand tout cela sera observé, toutes les affaires de la Perse seront prospères et en bon état; mais si vous préférez le contraire, c’est-à-dire agir d’une façon nuisible aux intérêts de tous, comme vous l’avez fait jusqu’à présent, vous éprouverez des revers, comme cela est arrivé et comme vous-même l’avez vu. Voici notre troisième condition: Nous voulons que celui qui est le seigneur des Arik et le roi de la nation voie tout de ses propres yeux et entende tout de ses propres oreilles; qu’il connaisse lui-même les bons et les mauvais; qu’il n’emploie pas la bouche d’autrui pour décider les affaires importantes; autrement on ne voit pas juste, et l’on n’entend pas bien. C’est alors qu’on croit à des mensonges, qu’on donne des ordres inexécutables et qu’on défigure entièrement la vérité. Dès que tout marche de la sorte, tous les mérites tombent et périssent avec les sujets; le pays ne peut plus se maintenir, et les habitants perdent de leur fermeté et de leur solidité. Mais quand un roi regarde d’un œil juste et entend d’une oreille impartiale; quand il parle loyalement avec ses sujets, alors ceux-ci, encouragés, ne se lassent point de travailler; ils redoublent de jour en jour leurs efforts et cher-client à faire augmenter la prospérité; le pays devient florissant et le naître se rend illustre et glorieux. Or, si vous pouvez nous accorder ces conditions, et déposer entre nos mains ces promesses, en les confirmant par le sceau et par la signature du roi, alors appelez-nous, et nous viendrons, nous nous soumettrons et nous obéirons à l’ordre du roi, et nous exécuterons tout ce qu’il dira. Mais si vous ne pouvez nous accorder ces trois conditions, et si vous reconnaissez que cela est impossible, alors nous sommes prêts à mourir, puisque nous nous sommes déjà exposés à la mort; mais nous ne pourrons jamais servir le seigneur des Arik. S’il y a encore quelque autre chose à dire, lorsqu’il me sera permis de venir chez vous, moi-même je parlerai en personne avec lui; mais s’il ne n’est pas loisible de m’y rendre, alors toute l’affaire et les projets en resteront là. »

Vahan Mamigonien, ayant dit tout cela à Schapouh, secrétaire du conseil, et à Mihr Veschnasb Djavarschian, les congédia, en faisant partir avec eux cinq de ses compagnons: Aschgour Ardzerouni, Sahag Gamsaragan, fils du bienheureux Arschavir; Vasavourd Garkhaïn, Aravan Aghpiourghian, et Badjog, chef des eunuques. Vahan ayant congédié tous ces personnages, les fit partir avec sécurité [et les adressa] à Nikhor. Ils se rendirent dans la province de Her, auprès de Nikhor, qui, en voyant les Arméniens venus de la part de Vahan le Mamigonien, en éprouva un vif plaisir et fut au comble de la joie; il ordonna d’apprêter un festin, et il les reçut avec de grands témoignages d’affection et de tendresse. Toutes les fois qu’il vidait sa coupe, il prononçait le nom du brave Vahan Mamigonien. Ce joyeux festin étant terminé, chacun retourna chez lui. Vers le matin, tous les membres du conseil des Perses se rassemblèrent auprès de Nikhor; les apostats s’y étaient rendus également avec les messagers qui étaient envoyés par Nikhor à Vahan Mamigonien, ainsi que les satrapes arméniens et les autres personnes qui étaient venues avec eux de la part de Vahan. Là, en présence de toute l’assemblée, Schapouh et Mihr Veschnasb exposèrent publiquement le message de Vahan Mamigonien. Nikhor, en entendant les paroles et les propositions de Vahan, fut au comble de la joie, et dit en présence de tout le monde: « Toutes ces paroles et ce message envoyés par Vahan sont en effet dignes des Dieux; car, ces hommes, que Bérose conduisit et fit massacrer par les Hephtalites sont innocents; et tout le sang répandu sera réclamé à Bérose par les Dieux. Vahan n’est point coupable à cause de l’entreprise qu’il médita et exécuta; mais ce fut à cause de la violence et de la malice de Bérose qu’il a agi de la sorte, et non point de sa propre volonté. Jusqu’à ce jour je ne m’étais pas consolé de la grande défaite qu’essuya le seigneur des Arik; mais aujourd’hui cette nouvelle me réjouit et me console. Puissent les Dieux me faire voir le jour où Vahan, grâce à moi, rentrera sous l’obéissance des Arik. »

C’est ainsi que parla Nikhor en présence de toute l’assemblée; les princes arméniens fidèles et les autres gens qui étaient venus de la part de Vahan Mamigonien, entendant ces paroles, rendirent gloire à Dieu, qui tient dans ses mains les cœurs des princes, et les fait parler comme il veut.

77. Lettre de Nikhor à Vahan Mamigonien.

Alors Nikhor convoqua les mêmes messagers, Schapouh, secrétaire du conseil, et Mihr Veschnasb Djavarschian; et il écrivit à Vahan Mamigonien une lettre ainsi conçue: « J’ai appris des messagers que je t’avais envoyés tout ce que tu as dit; et j’ai consigné dans cette lettre toutes tes paroles, pour te faire connaître que les envoyés m’ont en effet rapporté fidèlement toutes choses, et que j’ai tout entendu. Viens donc me trouver en toute confiance; car le seigneur des Arik et tous les nobles sont décidés à t’accorder pleinement et à exécuter toutes les demandes que tu m’as fait parvenir par le moyen de ces messagers, et tout ce que tu diras. En outre le seigneur des Arik te comblera de dignités, autant que tu le voudras, toi et ceux qui sont avec toi, et puis il vous renverra en Arménie. » Nikhor, après avoir fait un magnifique accueil aux satrapes venus de la part de Vahan le Mamigonien, les honora et les renvoya avec ses messagers auprès de lui, en leur recommandant instamment et en leur confiant le soin d’amener promptement et sans retard auprès de lui Vahan Mamigonien. Enfin, il les congédia et les laissa partir avec affabilité. Les perfides apostats qui s’étaient unis aux Perses, voyant combien ces Arméniens rebelles avaient été honorés et bien accueillis par les Perses, tandis qu’on les détestait comme des gens méprisables, courbaient la tête et se cachaient honteusement. En voyant cela, les fidèles satrapes arméniens et les autres, qui étaient avec eux, se faisaient signe des yeux et se montraient les uns aux autres leur humiliation. L’un de ces fidèles satrapes leur parla ainsi: « Par cela seul que Nikhor nous a adressé des paroles conciliantes, un épais nuage de tristesse s’est étendu sur vos fronts, et vous marchez ainsi la tête baissée; mais lorsque le Christ nous sera propice, et que vous verrez Vahan le Mamigonien et les autres fidèles qui sont avec lui couverts de la gloire que le Christ leur accordera, alors vous serez abattus et écrasés. Que ferez-vous donc alors, gens misérables et infortunés que vous êtes, au grand jour de l’Enfer, dont le feu ne s’éteindra jamais? » Il dit cela et les satrapes arméniens s’en allèrent avec les messagers de Nikhor vers Vahan Mamigonien. Arrivés auprès de lui, ils lui remirent la lettre de Nikhor. Il sut d’après le contenu de cette lettre que Nikhor était instruit de tout ce qu’il lui avait envoyé dire, et qu’il n’y avait rien pas même une seule de toutes ses paroles que Nikhor n’eût pas entendue, Il s’informa aussi auprès des messagers avec quelle joie et quelle affabilité Nikhor avait reçu et honoré les satrapes. Ils lui racontèrent l’extrême confusion des apostats, et avec quel empressement Nikhor attendait et désirait sa venue. Les messagers de Nikhor sollicitaient aussi instamment Vahan de partir.

78. Vahan se rend en personne auprès de Nikhor. Leur entretien.

Vahan le Mamigonien, général des Arméniens, partit alors avec les satrapes ses compagnons, et avec une troupe nombreuse et bien armée, qui, en apprenant que les propositions de Vahan avaient été sincèrement acceptées par Nikhor, marchaient avec plaisir et le cœur plein de joie afin de se rendre auprès de lui. Arrivé dans la province d’Ardaz, Vahan s’arrêta dans le village appelé Eghint,[148] avec toutes les troupes qui étaient avec lui; et il dépêcha un exprès au général perse pour l’informer de son arrivée, en lui disant: « Si tu juges à propos que je vienne et que je le voie, envoie-moi de nobles Arik appartenant à des familles illustres, pour qu’ils restent ici avec mes gens, jusqu’à ce que je vienne te trouver. Ensuite nous conférerons ensemble, et nous nous entendrons l’un et l’autre sur ce qu’il nous paraîtra convenable de faire. » Nihor, apprenant la venue et la demande de Vahan le Mamigonien, envoya bientôt Nersèh Gamsaragan, seigneur de Schirag, Schahab, grand fauconnier de l’Adherbéidjan,[149] Veh Vehnam, gouverneur d’Arménie, et Ner Schapouh, frère de Mihran, avec cinq autres nobles perses. Vahan le Mamigonien, voyant les personnages envoyés par Nikhor, les reçut avec joie, et, s’étant ce jour-là livrés ensemble à la joie, il laissa le lendemain ces huit personnages auprès de ses fidèles compagnons en leur donnant ordre de les traiter avec honneur, et d’avoir pour eux les plus grands égards; puis il partit avec sa troupe et en grande pompe pour se rendre auprès de Nikhor. Arrivé au village où se trouvait Nikhor, il ordonna aux soldats, qui étaient avec lui de se ranger en bataille; et à peine eurent-ils entendu l’ordre de Vahan le Mamigonien, qu’ils se présentèrent à lui tout équipés et tout armés. Vahan donna ordre de sonner les trompettes guerrières, et la terre retentit du bruit de ces trompettes; les gens de Nikhor, frappés de terreur, crurent que Vahan était venu traîtreusement pour les attaquer et non point pour faire pacifiquement sa soumission. Nikhor envoya aussitôt au-devant de lui quelques personnes de distinction, et lui fit dire: « Ce que tu fais là est contraire aux Coutumes des Arik, et tu agis d’une façon inaccoutumée, tandis que tu dois désormais observer les usages des Perses et les pratiquer. Seul, le général en chef des Perses peut entrer au milieu de l’armée perse ou en partir au son des trompettes; et aucun autre Perse ne peut avoir ce privilège. » Vahan Mamigonien répondit à Nikhor en disant: « Commence par me faire sujet de la Perse, et je saurai bien suivre alors les règles du cérémonial perse, sans avoir besoin de toi pour m’en instruire. Ne me compte pas pour un homme si oublieux; puisqu’il n’y a pas beaucoup d’années que je suis éloigné de vous. » Vahan Mamigonien, ayant parlé ainsi à Nikhor par la voix des messagers, vint lui-même le trouver à l’heure du conseil; puisque c’était l’heure du lever du soleil qu’il arriva chez lui. Nikhor, voyant Vahan le Mamigonien et les autres fidèles satrapes qui étaient avec lui, fut transporté de joie; il le serra durant plusieurs heures dans ses bras, et le salua. Il lui présenta aussi les salutations de Vagharsch, seigneur des Arik, et celles de tous les nobles. Ensuite il salua affectueusement un à un les satrapes venus avec Vahan le Mamigonien, [en les appelant] chacun par son nom, ainsi que tous les gens de la troupe, les grands aussi bien que les petits. Vahan, en recevant les salutations du seigneur des Arik, et celles de tous les grands de la cour, remercia gracieusement et en se prosternant, et il les accepta avec de grands témoignages de joie. Nikhor ordonna de laisser entrer tous les gens de la troupe de Vahan le Mamigonien; il ordonna aussi au nobles Perses de demeurer dans la salle du conseil. Lorsque tous les ordres de Nikhor furent exécutes, et que toute la salle du conseil fut remplie des gens qui avaient accompagné Vahan, et de Perses, Nikhor parla ainsi à Vahan le Mamigonien: « Bien que tu n’aies pas vécu avec moi comme sujet, cependant je t’ai vu bien des fois à la cour, et j’ai entendu parler de toi par des Arméniens et par des Perses; non point par des personnes sans valeur et sans crédit, mais par des hommes vertueux, sages et intelligents. Or nous savons tous et nous comprenons maintenant, par une expérience évidente, que c’est par la valeur que les batailles se gagnent; et plus encore, par la sagesse et par l’intelligence qu’on remporte des victoires. Ces deux choses-là, tu en as donné des preuves éclatantes en personne, et tu l’as fait savoir à toute la Perse, puisque tu as signalé ta valeur avec un petit nombre de gens, et que tu as voulu combattre contre des masses considérables avec un petit nombre d’hommes, en leur faisant éprouver de grandes pertes, et en les décimant. Tu as donné des preuves de ta sagesse, en sachant choisir l’heure du combat, le moment de se replier, et d’appuyer ta troupe, sans éprouver aucune perte, en la tenant à toute heure prête pour le combat. Si ces deux qualités te faisaient défaut, comment aurais-tu jamais pu, avec un si petit nombre de combattants, faire face à cette nombreuse multitude d’hommes belliqueux, remporter quelquefois de grands avantages, et quelquefois même les frapper de terreur et d’effroi? C’est pourquoi, considérant ta valeur et ton intelligence, je connais d’avance toutes les réponses que tu nous feras pour chaque question que nous t’adresserons. En effet, à l’égard de ta rébellion, nous te demandons comment as-tu osé la méditer, et surtout en disant: Ce furent et les insolences et les paroles de mépris dont nous accabla Bérose qui me forcèrent à affronter la mort. Il exigeait de tout le monde le service et des peines sans nombre, comme un Dieu, mais il ne songeait point à récompenser les gens pour leurs services, et il les traitait comme des insensés. Car, pour un homme vaillant, il vaut mieux faire connaître en un seul jour sa valeur et mourir ensuite, que de vivre longtemps en supportant des calamités. Aussi personne parmi les Perses ne peut te blâmer d’avoir conçu un tel dessein et de l’avoir exécuté, ni celui qui est maintenant seigneur des Arik, ni les grands de la cour qui sont au milieu de nous, et que tu connais [ne sauraient t’en faire un reproche]. Car si Bérose, le roi des rois, n’a point pris soin de sa personne et de celle de ses enfants, comment pouvait-il songer à faire du bien à un sujet fidèle? Cette action que tu as accomplie, qui pouvait oser alors la faire? Tous les sujets, voyant sa rigueur excessive, pensaient tous les jours à faire quelque entreprise, et, ne le pouvant pas, ils mouraient; ainsi leurs desseins prenaient fin avec eux. Mais toi, et les gens qui furent d’accord avec toi, ne comptant pour rien la mort, vous avez courageusement pris la résolution de tenter cette entreprise. Les Dieux réclameront de Bérose le sang de ceux d’entre vous qui sont morts à cause de son orgueil; et vous, qui avez pu vous sauver et vivre, vous êtes innocents et la faute n’est pas à vous. En effet, celui qui est maintenant seigneur de la Perse, et tous les nobles, ne parlent toujours que de cette conduite [insensée de Bérose], ils pleurent et sont inconsolables; ils s’affligent, en se rappelant le caractère indocile et orgueilleux de Bérose, qui ne ressemblait point à celui d’un homme, mais à celui d’une bête féroce et sauvage, puisqu’il anéantit la force et la puissance de toute la Perse; il livra à la domination des Hephtalites un royaume si grand et si indépendant, de sorte que, tant qu’elle existera, le pays des Perses ne pourra être délivré de cette cruelle servitude. Mais toi, si tu consens à te soumettre et à rendre des services à tes anciens maîtres; si tu oublies et si tu laisses de côté tout ce qui s’est passé de fâcheux entre nous et vous, alors je te servirai d’intermédiaire, et toi, tu resteras en Arménie, jusqu’à ce que le roi scelle l’édit et te le fasse parvenir. Ensuite, en te rendant auprès du seigneur des Perses, il exaucera tes demandes, il t’accordera volontairement et avec bienveillance tout ce qui est bon et convenable, la mettre à exécution? Tu vas nous répondre, à toi et à celui que tu voudras. » Lorsque Nikhor eut dit toutes ces choses dans le conseil à Vahan Mamigonien et aux fidèles satrapes arméniens qui étaient avec lui, Vahan, après les avoir entendues, répondit aux paroles de Nikhor, en ces termes: « Pour un esprit clairvoyant et intelligent, il est facile de savoir quand la paix de Dieu règne sur la terre. Lorsqu’il nous donne des princes qui aiment la justice, qui discernent le bien et prennent soin du bonheur du pays, un esprit ordinaire doit aussitôt reconnaître que les bienfaits de la providence divine se manifestent sur la terre et se renouvellent, comme nous le voyons actuellement, moi et les autres. Je n’ai pas encore vu le seigneur des Perses; mais je veux le voir, si Dieu me le permet, par ton entremise, et le voir comme tout chrétien le désire et le souhaite. Cependant, je t’ai vu, toi qu’il a envoyé comme un nouveau pacificateur et comme le dispensateur des biens de la noble nation arménienne, et du pays dont nous sommes les habitants, en admirant d’un œil intelligent le bien et les soins qu’on doit prodiguer au pays et aux gens qui l’habitent. En effet, nous voyons que tu désires et que tu aimes le bien d’autrui, et que tu regardes comme tiens le bonheur et la prospérité de la nation. Quant au caractère et à la présomption de Bérose, roi des rois, qui, ainsi que tu l’as dit, ne faisait aucune distinction entre ses sujets, ne discernait point les bons d’avec les mauvais, les vaillants d’avec les biches, les sages d’avec les ignorants et les laborieux d’avec les paresseux, que les paroles de ton seigneur et tout ce qu’il a dit te suffisent. En ce qui me concerne, je remercie Dieu de ce qu’on m’a dispensé de la tâche de répondre à ta demande. Cependant, je m’étais plaint déjà à Bérose de tout cela, voyant comment lui et tous les Arik étaient trompés continuellement, par des hommes pervers, haïs des honnêtes gens, sortis du pays pour leurs actes infâmes, errants dans les montagnes, chefs de brigands, sanguinaires, parasites, délateurs, traîtres, perfides, séditieux et lâches. Ceux-ci reconnaissant qu’ils ne sont rien et qu’ils ne peuvent plus vivre, étant dépourvus de tout et lassés d’attendre leur proie, ont eu recours à la cendre; et en satisfaisant à leurs demandes, vous les laissiez partir avec joie, en accordant aux uns des charges et des honneurs, et aux autres des maisons, des biens et des richesses. Dès qu’ils étaient éloignés de vous, ils riaient du Feu, en y jetant leurs ordures; je passerai sous silence les autres insultes grossières qu’ils faisaient au Feu chacun en particulier. D’ailleurs, toute personne le sait, et il est connu que chaque artisan qui sait son métier, et qui en tire un profit, veut rapprendre aussi à ses fils pour qu’ils puissent exister; c’est ainsi que ces gens trompeurs, reconnaissant que ce n’était point par la sagesse ni par la valeur qu’ils avaient vécu et qu’ils étaient devenus glorieux, mais par un faux trafic de la cendre, se hâtaient de l’enseigner aussi à leurs fils. C’est pourquoi, le travail, le talent, la valeur, la noblesse et la justice étaient perdus et anéantis dans le pays d’Arménie, et l’on faisait parade de l’apparence de toutes ces vertus. Et vous, Perses, en voyant tout cela, vous ne pouviez comprendre qu’ils agissaient contre les enseignements qu’ils avaient reçus de nous; et qu’ils n’auraient été blâmables que s’ils n’avaient rien su et rien appris. Dans le conseil, vous insultiez les Arméniens, en les comparant à des gens vils et lâches dans le combat, et à des Syriens, en les traitant d’insolents et d’insouciants. Cependant, ces hommes, qui étaient semblables à eux, qui étaient du nombre de vos parasites, au lieu de baisser la tête honteusement, semblaient se réjouir, en entendant prononcer de telles paroles. Cependant celui qui se sentait un homme et qui avait dans son cœur le sentiment de la dignité, en entendant le seigneur des Perses prononcer de telles paroles, devrait mourir, non pas seulement une ou deux fois, mais encore s’il revivait dix fois, et qu’il entendit les mêmes reproches, il devrait mourir dix fois. C’est pourquoi, ayant réfléchi à tout cela et en pesant ainsi les paroles outrageantes que le seigneur des Perses avait proférées contre notre pays, avec insistance, nous nous sommes d’abord proposé de quitter le pays et de disparaître du monde, sachant combien sont grandes la force et la multitude des Perses. En effet, nous n’étions ni assez insensés et assez fous pour ignorer que nous sommes peu nombreux et très faibles en comparaison des Perses, que nous ne pourrions pas résister à un si grand nombre de soldats, et que nous péririons. Ensuite nous avons songé que si, saisis de crainte, nous partions furtivement et à l’insu de tout le monde, nous aurions mérité bien davantage le nom de lâche, que déjà nous portions, et l’on aurait dit de nous, que des gens si vils et si infâmes ont péri justement; qu’ils ont disparu, et n’existent plus nulle part, car il est indifférent qu’ils vivent ou qu’ils ne vivent pas. Nous avons donc préféré faire connaître d’abord ce que nous sommes, ensuite nous nous sommes résolus à mourir ou à disparaître. Si nous étions tous d’accord et non point divisés et déchirés par les factions, nous aurions montré à ceux qui marchaient contre nous si nous sommes en effet des gens braves ou si nous ressemblons aux Syriens. Je vous propose donc une épreuve, faites-en l’essai: Ordonnez à ces gens-là que Bérose, durant son règne, a faits princes pour avoir embrassé la religion des mages, et qui maintenant sont investis de charges et d’honneurs, qui sont gouverneurs des provinces, et possèdent des chevaux, des armes et des troupes, se réunissent ensemble, avec toute leur cavalerie; nous nous rassemblerons, nous aussi, et bien que vous sachiez que nous sommes en petit nombre, et que nous ne possédions ni maisons, ni serviteurs, ni troupes, ni pouvoir, cessez pour quelque temps de les secourir, laissez l’Arménie entre leurs mains et les nôtres, et donnez-la à celui des deux partis qui pourra l’enlever à l’autre, pour vous servir ensuite. Je ne veux point fatiguer votre intelligence par de longs discours; cependant il est impossible de taire et de ne pas dire ce qui concerne l’intérêt de tout le monde; et puisqu’il s’agit du salut ou de la perte d’un grand pays, il faut développer le sujet. Or, nous, qui nous sommes exposés à la mort et qui nous sommes affranchis de la domination du seigneur de la Perse, nous t’avons écrit, par nos messagers, ces trois conditions, que tu as présentées, par écrit, au roi. Ces seules .conditions nous sont nécessaires; accordez-les nous, avec la signature et le sceau du roi. Quant aux autres faveurs, regardez les œuvres de ceux qui travaillent, et accordez-les à chacun selon son mérite. Alors vous serez nos maîtres légitimes, et nous serons vos sujets fidèles. Recevez-nous honorablement, en nous traitant avec ménagement, et en nous accordant le pardon d’une faute que vous nous avez fait commettre par force. »

Lorsque Nikhor eut entendu ce discours éloquent de Vahan Mamigonien, il en éprouva intérieurement une grande joie, et il dit en présence de l’assemblée: « Cette tristesse, causée par le grand désastre qui accabla la nation perse, et ces ténèbres épaisses qui avaient enveloppé si longtemps mon cœur, ont été dissipées par les paroles franches et loyales de Vahan; de plus, elles m’ont consolé et réjoui. » Nikhor congédia l’assemblée en disant: « S’il y a encore quelque autre affaire à traiter entre Vahan et moi, nous en conférerons dans la suite, et nous nous réjouirons ensemble pendant quelques jours. » Nikhor invita donc ce jour-là Vahan, avec tous ses fidèles satrapes et avec toute la troupe qui était avec lui, à se réjouir auprès de lui. Alors on fit honteusement sortir du banquet les Arméniens infidèles et apostats. S’étant divertis ce jour-là, selon les usages, ils prirent congé de Nikhor et allèrent se reposer tous dans leur demeure. Le lendemain, beaucoup de gens s’étant rassemblés dans la salle, Nikhor, tandis qu’il était seul, ordonna de faire venir Vahan dans sa chambre; et après avoir traité tout seul avec lui, durant plusieurs heures, les affaires importantes du pays avec la sollicitude que les princes doivent avoir, ils se rendirent tous deux à la salle du conseil. Nikhor ordonna à tous ceux qui étaient venus avec Vahan, aux satrapes et aux simples soldats, d’entrer dans le conseil; il invita aussi les grands d’entre les Perses à se rendre au conseil. Quant à ceux qui faisaient croire qu’ils étaient fidèles aux Perses, les gardes, conformément à l’ordre qu’ils avaient reçu, ne les laissaient pas même approcher de la Porte, en leur disant: « Vous n’avez aucune connaissance des affaires, et vous n’y entendez absolument rien; or, pourquoi voulez-vous empêcher des personnes dignes d’occuper une place dans le conseil, où doivent siéger des hommes savants qui comprennent les paroles des nobles et des sages et qui sauront en profiter. » Ce fut alors qu’éclata aux yeux de tous la justice de Dieu, qui accorda la gloire et la confiance à ses fidèles chéris, et couvrit de honte et de mépris la fouie des perfides apostats. Ainsi s’accomplit en vérité la parole de l’Écriture

Dieu est la lumière même. C’est pourquoi le visage de ses pieux serviteurs brillait et resplendissait de la clarté de cette lumière, et ils en furent illuminés; tandis que les visages des adorateurs du feu étaient empreints de la couleur de cendre qui couvrait ces impies. Lorsque leurs visages furent démasqués, on découvrit les apparences trompeuses de ces parasites, comme marquées du sceau de la honte et de l’opprobre. En effet, selon les paroles du prophète sacré: Leurs visages étaient languissants, épuisés et desséchés, et semblables à des images. La croix du Christ les avait jadis couverts publiquement de honte et donnés en spectacle, en présence de ceux qui les emmenaient en captivité; la parole du psalmiste se vérifiait complètement sur eux: Il n’en est point ainsi des impies. Ces malheureux, ces infortunés auxquels le Temple du Feu n’avait accordé aucune faveur, et qui s’étaient exclus eux-mêmes et séparés de la sainte Eglise, s’asseyaient les uns auprès des autres, frappés de stupeur, abattus, et comme réveillés par les fantômes d’un songe de la nuit. Frappés de terreur, et étonnés de l’effet de la puissance du Seigneur, qui les avait si subitement et si inopinément rendus tristes et ridicules, devant leurs protecteurs, ils désiraient obtenir à grand prix, s’il était possible, le nom de rebelles; mais personne ne le leur accordait. Car si quelqu’un de ces hommes inconnus voulait entrer dans le conseil, il disait aux gardes, en présence de la multitude, qu’il était du nombre des rebelles, et aussitôt on le laissait entrer; autrement, personne ne les laissait même approcher de la porte de la salle, ni écouter les discours des princes, et tout ce qu’on y disait. Alors tous les veux clairvoyants de l’intelligence de ceux qui aiment la vérité voyaient ouvertement les faveurs signalées que saint Grégoire et tous ses compagnons bienheureux venaient d’accorder à ceux qui sont persévérants et fidèles dans leur foi. Tous les regards des Perses et des autres hommes contemplaient avec crainte et avec joie Vahan Mamigonien, à qui le Christ avait concédé une éloquence pleine de grâce, de la présence d’esprit, de la facilité pour trouver des pensées ingénieuses, et une voix sonore, douée de tous les charmes de la parole. Ainsi s’accomplissait parfaitement la parole du Christ Sauveur, écrite dans l’Evangile: Ce n’est point vous qui parlez, dit-il, c’est l’esprit de votre père qui parlera en vous.

Vahan Mamigonien, répétant dans le conseil le même discours, commença à parler de nouveau à Nikhor, et il lui dit: « En ce qui regarde l’intérêt et les demandes de chacun de ceux qui maintenant sont ici devant vous, des satrapes, des nobles, des autres gens de la cour et des chefs de la cavalerie, vous êtes capables d’apprécier leurs mérites, et vous saurez leur donner de justes récompenses. Mais moi, et les fidèles satrapes qui sont avec moi, nous ne désirons obtenir que ce pie nous t’avons déjà demandé par nos messagers et par écrit, c’est-à-dire les choses dont moi-même je t’ai parlé hier et aujourd’hui, et que tu as promis de nous accorder par l’ordre du seigneur des Perses et du consentement de tous les grands de la cour, avec leur signature et leur sceau. Sans cela il nous est impossible de vivre, ni de rentrer sous votre obéissance. [Ces conditions, les voici:] Raffermissement de la foi chrétienne, abolition du magisme et des Temples du Feu en Arménie, plein et entier exercice du culte chrétien, comme nous le voulons; voilà ce qui nous est nécessaire. Ce dont nous avons un besoin urgent, et que tu dois confirmer par le sceau du roi, les autres choses qui sont écrites dans la lettre, tu les connais, et il n’est pas nécessaire d’en parler longuement devant toi. Mais en ce qui concerne les charges, les honneurs et les dignités, servant à récompenser les œuvres de chacun, accordez-les sans distinction et sans faire d’injustice à personne. »

Lorsque Vahan Mamigonien parlait de la sorte, Nikhor l’écoutait avec plaisir et acceptait sans discuter ses conditions. Ensuite il lui demanda la cavalerie arménienne, en disant: « Arme-la sans retard et envoie-la à la Porte; car Zareh, fils de Bérose[150] s’est soulevé contre le pouvoir des Perses; il organise une armée pour causer sa propre perte et celle de ses adhérents. Hâte-toi donc de faire partir la cavalerie arménienne, avant d’aller toi-même à la Porte, car cette démarche sera regardée comme un grand service rendu au roi et à tous les Perses. Le roi m’a ordonné aussi d’arriver en hâte à la cour. Sans doute les Dieux termineront cette affaire heureusement et à notre avantage; cependant il est convenable et opportun que je parte le plus tôt possible. » Nikhor et Vahan Mamigonien, après s’être réjouis ensemble quelques jours, se mirent aussitôt à prendre les mesures nécessaires pour mener à bonne fin leur entreprise. Ils se quittèrent et partirent; Nikhor se rendit à la cour, auprès du roi, et Vahan Mamigonien, général des Arméniens, rentra à Tevin.

79. Exploits des soldats arméniens en Perse, contre Zareh, fils de Bérose.

Vahan Mamigonien, ayant organisé la cavalerie arménienne, l’envoya à la cour; il en donna le commandement à Vrèn de Vanant; il envoya aussi avec cette troupe un de ses neveux, Grégoire, fils du martyr Vasag. Ceux-ci, étant arrivés à la Porte, se mirent en marche, pour être prêts à engager le combat [avec Zareh]. Les deux armées s’attaquèrent avec courage; celle de Zareh fut vaincue, et prit la fuite. Un grand nombre de blessés resta sur le champ de bataille. Là, Grégoire, prince des Mamigoniens, digne fils de son père, déploya un grand courage et se couvrit de gloire; sa valeur fut connue du général et de tous les soldats, et la renommée de sa bravoure s’étant divulguée, elle parvint jusqu’aux oreilles du roi Vagharsch. Vrèn, prince de Vanant, se signala aussi par ses exploits et par son intrépidité. Zareh prit la fuite, et alla se réfugier dans des montagnes escarpées; on se saisit de sa personne, et on l’amena sur la place du palais, ou il fut égorgé cruellement comme un animal féroce.[151]

Les soldats de Vahan, arrivés au bord de la rivière, qui, à cause de la saison, était fort agitée, trouvèrent le pont d’Ardaschad rompu en partie par les habitants de ces lieux, en partie par la course rapide des eaux. Ils furent fort embarrassés, et cherchèrent un endroit pour passer, mais ils ne purent le trouver. Quelques-uns ayant tenté de traverser la rivière sur divers points s’enfoncèrent dans l’eau, et parvinrent à peine à en sortir et à se sauver. Alors le brave général des Arméniens, Vahan Mamigonien, s’approchant d’un endroit, au bord de la rivière, et faisant le signe de la croix sainte et vivifiante, descendit dans la rivière, et passa l’eau sans encombre comme si c’eût été un lieu tout à fait agréable. Cet endroit devint pour la troupe un chemin sûr de passage. Ce fut évidemment un grand prodige, car les gens qui étaient montés sur des coursiers fougueux et toute la cavalerie purent passer facilement et à l’aise, en se confiant dans la vraie foi du brave général des Arméniens, Vahan. Ce fut un prodige semblable à celui qui s’opéra pendant que le peuple israélite traversa le Jourdain. Les Arméniens entrèrent dans la ville de Tevin, où ils offrirent à Dieu leurs actions de grâce; et, après avoir, selon l’usage, distribué charitablement des aumônes aux pauvres, ils se réjouirent, eux aussi, et comblés d’une joie agréable à Dieu.

80. Vahan Mamigonien se rend à la cour, auprès du roi Vagharsch.

Peu de jours après, Vahan Mamigonien rassembla promptement la cavalerie arménienne, et, prenant avec lui tous les satrapes ses alliés, il partit pour se rendre auprès du roi Vagharsch. Après quelques journées de marche, il arriva à la cour. Le roi et les nobles Perses, en apprenant l’arrivée de Vahan à la cour, fixèrent aussitôt l’heure où il devait se présenter au roi et à tous les nobles Perses. Le roi, eu égard aux fatigues des voyage de Vahan, lui demanda affectueusement, et à plusieurs reprises, s’il se portait bien; et il l’écouta parler avec joie. Cependant, ce jour-là il ne lui demanda rien d’autre chose. Le lendemain, tous les grands de la cour royale et plusieurs autres Perses s’assemblèrent, et le vaste pavillon fut rempli d’une grande multitude de gens.

81. Discours du roi à Vahan.

Le roi Vagharsch, adressant la parole à Vahan Mamigonien, lui dit: « Nous nous sommes déjà complètement renseigné sur les conférences que tu as eues avec Nikhor: il nous a rapporté tout ce que tu avais dit, soit par les messagers, soit par les correspondances, et ce dont vous avez traité ensemble. Tu n’as point menti dans tout ce que tu as dit, car si la folle présomption de Bérose, mon frère, si son incrédulité opiniâtre, son obstination et son orgueil n’avaient privé les Perses que de ta personne, le dommage aurait été peu considérable; nous aurions perdu en toi un simple sujet, et il aurait peut-être pu en trouver un autre qui t’aurait remplacé. Mais lui, au contraire, par sa fierté, a causé la perte d’une innombrable multitude de gens distingués dont aujourd’hui personne ne peut tenir lieu; et, à la fin, il a causé sa propre perte et celle de ses fils et de ses femmes. Or, si tu avais été la cause de ta perte et de celle de la multitude qui a péri par ta main, tu aurais été, ce jour-là, digne d’être jugé, puni et condamné à subir une mort cruelle. Mais puisque c’est un autre qui fut cause de tous ces malheurs et de la ruine que tu as causée, ce serait très grave de te punir à cause de la faute et de la tyrannie d’un autre, et au surplus nos lois ne nous le permettent point, car cet acte que tu as exécuté a été déterminé par le caractère dédaigneux et opiniâtre de Bérose. D’autre part, plusieurs d’entre les Perses songèrent à l’exécuter également, mais ils ne furent pas à même de l’entreprendre, n’ayant pas le courage de s’exposer à la mort intrépidement, comme tu l’as fait, puisqu’ils estimèrent que les plaisirs de cette vie sont préférables à la mort. Mais vous, Arméniens, vous avez compté ce monde pour rien; et ceux qui moururent sont tombés courageusement: vous qui vous êtes sauvés et qui êtes de ce monde, vous avez vécu bien plus vaillamment. Plût à Dieu qu’aussi les autres guerriers que Bérose conduisit inutilement au combat, et qu’il fit périr, eussent fait preuve d’une telle vaillance; car peut-être aujourd’hui ils vivraient comme vous, et ils seraient en ce moment auprès de nous. »

82. Réponse de Vahan au roi Vagharsch.

Vahan Mamigonien répondant au roi Vagharsch, en présence de toute la multitude, lui dit: « Il ne convient pas de faire de longs discours devant Dieu et devant les rois. Et comme je t’ai déjà fait connaître, à toi et à tous les grands de la cour, par Nikhor et par un écrit scellé, nos vœux et nos propositions, ainsi que les motifs de la conduite que nous avons tenue, en nous exposant à la mort, dire les mêmes choses plusieurs fois serait allonger le discours et causer de l’ennui. Ainsi que tu l’as dit, le caractère violent et le cœur inflexible de ton frère Bérose étaient insupportables et ne convenaient pas à un roi. Cependant, quand il exerçait sa tyrannie sur les autres, il ne faisait que les priver de leurs maisons, ou de leur vie, ou il leur faisait subir quelque autre punition. Quant à nous, on blessait nos âmes; c’était un malheur et un supplice que ni nos ancêtres ni nous-mêmes n’avons pu tolérer. Nous avons toujours déclaré et nous déclarons que vos lois nous paraissent des mensonges, et qu’elles sont des bavardages d’hommes insensés. Ne nous force pas à insulter des choses que nous ne pouvons ni honorer ni aimer spontanément et avec réflexion, car elles nous semblent ridicules, et nous n’y croyons point. Quant à vous, vous prévalant de votre autorité et de votre force, et, n’écoutant point notre protestation, vous vouliez nous anéantir; et cependant nous avons déjà éprouvé bien des pertes. Nos lois demandent de la sainteté; elles ne permettent et ne veulent aucune de ces impuretés par lesquelles les âmes des hommes périssent; elles ordonnent de servir les maîtres et leur obéir comme à Dieu. Or, parmi ceux qui furent honorés par Bérose pour avoir embrassé vos lois, montrez-nous, je vous prie, un homme qui se soit distingué par quelque service, par ses prouesses à la guerre, et qui ait fait preuve de quelque courage. Que vos nombreux généraux perses, qui ont été en diverses contrées, nous parlent de quelque action mémorable faite par quelqu’un d’entre eux, d’un fait d’armes que vos généraux aient vu, et que vous ayez récompensé. Quant à leurs actes infâmes et à leurs crimes, leurs compatriotes et les autres habitants de l’Arménie les connaissent bien. Ils savent ce que sont ces gens, couverts de toutes sortes d’infamies, ces imposteurs, ces lâches, ces impudiques, ces voleurs et ces traîtres, qui s’en vont secrètement, qui errent dans les montagnes, et qui violent les tombeaux pour les dépouiller. Les hommes les plus pauvres du pays d’Arménie avaient de la répugnance à manger du pain avec eux, et même à aller auprès d’eux, de crainte d’en être souillés, selon les préceptes de nos lois. Ceux-là sont venus embrasser vos doctrines par supercherie, et en même temps ils souillaient le Feu, en vous regardant comme des insensés. C’est pourquoi je vous dis hautement aujourd’hui: Supprimez en Arménie ce trafic frauduleux que nous ne prenons point pour une chose juste, et que personne n’honore comme un Dieu. Quand des inférieurs, des lâches, des infâmes, des fils rebelles et des serviteurs infidèles se décident à offenser ou à perdre leurs supérieurs, les hommes de bien, les honnêtes gens, leurs pères ou leurs maîtres, se servent de vos fausses lois pour commettre toutes sortes de crimes. Mais vous, comme des maîtres, exigez de nous, vos serviteurs, le respect, le service, le travail, la soumission, l’intérêt et la loyauté; et, d’une manière digne des Dieux, donnez avec un esprit impartial, une juste récompense à chacun selon son mérite. Telles sont nos raisons et nos conditions que nous vous exposons: et si vous nous accordez et confirmez ces conditions, si vous ne voulez pas nous éloigner de la sujétion que nous vous devons, alors, suivant l’usage des rois, donnez-nous-en pleine garantie par un écrit scellé; ensuite, exigez de nous, ainsi que de vos serviteurs, des services et la soumission, et regardant de l’œil de l’intelligence, qui voit tout, les hommes et leurs mérites, accordez-leur me juste récompense. »

Lorsque Vahan Mamigonien eut dit ces paroles en présence du roi Vagharsch et de tous les grands de la cour, tous approuvèrent hautement ses paroles, et ils le trouvèrent digne d’estime. Tous étaient étonnés de la sagesse de Vahan, et du charme des paroles éloquentes qui sortaient de sa bouche, non seulement les fidèles, mais aussi les infidèles s’apercevaient des grâces que Dieu avait versées sur les paroles qui se faisaient agréer de tous avec un grand plaisir. Le roi Vagharsch, répondant, dit à Vahan Mamigonien et à tous les satrapes arméniens ses alliés: « Vahan a exposé devant nous tout ce que vous avez pensé et résolu. Qu’aujourd’hui toutes vos demandes vous soient accordées éternellement, confirmées par notre écrit et par notre sceau; que cet acte de révolte que vous avez fait, quand vous y avez été forcés par la violence de Bérose, et non pas par votre volonté, vous soit pardonné en ce jour; que dorénavant et jusqu’à la fin des siècles aucun des rois qui occuperont ce trône et qu’aucun des Perses n’osent s’opposer à cette dérision, soit dans leurs discours privés, soit devant quelque Arménien. Quant à vous, soumettez-vous fidèlement et rendez les services qu’il convient aux serviteurs de rendre à leurs maîtres. » Ayant dit cela, le roi congédia l’assemblée.

83. Vahan, seigneur des Mamigoniens, est nommé général en chef de l’Arménie.

Le lendemain, les grands de la cour s’assemblèrent en conseil en présence du roi Vagharsch, pour lui proposer de conférer à Vahan Mamigonien le titre de seigneur des Mamigoniens et de général en chef de l’Arménie, sachant que le roi désirait et voulait les écouter avec plaisir et avec bienveillance. Le roi accepta spontanément et volontairement cette proposition; on fit connaître à Vahan Mamigonien la volonté du roi Vagharsch et des grands de la cour. Alors Vahan Mamigonien répondit, en disant: « Je n’ai pas la puissance de m’opposer à votre volonté et à votre commandement. Votre délibération et votre démarche à mon égard sont trop flatteuses et dépassent mon attente. Cependant, je voudrais vous rendre d’abord quelque service ou faire quelque action d’éclat, pour que vous me considériez favorablement, et qu’alors vous fissiez ce qu’il vous semblerait bon de faire. Je désirerais donc que vous ne m’honoriez pas ainsi cette fois. » Le roi et tous les grands Perses, interrompant Vahan Mamigonien, dans son discours, le firent asseoir sur le siège de la seigneurie des Mamigoniens, et lui conférèrent le titre de général en chef de l’Arménie avec les mêmes droits qu’avaient exercés ses ancêtres. Ils accordèrent aussi aux autres satrapes arméniens, restés fidèles et unis à Vahan; seigneur des Mamigoniens et général en chef d’Arménie, ce qui alors était nécessaire et convenable à chacun selon son mérite. Le roi Vagharsch et tous les grands, après les avoir tous accueillis avec beaucoup d’empressement et avec honneur, les congédièrent et les laissèrent partir en paix pour le pays d’Arménie.

Lorsque Vahan, seigneur des Mamigoniens et général en chef de l’Arménie, alla prendre congé de Vagharsch, roi des Perses, et de tous les grands de la cour, le roi lui demanda: « Vahan, général d’Arménie, es-tu content de nous? t’avons-nous bien traité? s’il te faut encore quelque autre chose, dis-le nous? » Alors, Vahan, seigneur des Mamigoniens et général d’Arménie, répondit au roi Vagharsch: « Ce que ta bienveillance vient de nous accorder, à nous, indignes serviteurs, pouvait être accordé par Dieu seul, qui est le créateur de tous et qui désire le bien et l’utilité de tous les hommes; mais cela était impossible pour un mortel. Or, c’est toi qui nous as pardonné nos offenses; c’est toi qui nous as pris en considération, en nous accordant des charges et des honneurs; qui nous as comme ressuscités de la mort, et qui as relevé une nation abattue et perdue. Mais, puisque tu m’as interrogé et que tu m’as donné la liberté de dire la vérité, je voudrais que, de même que tu m’as, comme un Dieu, rappelé de la mort à la vie, et que, m’ayant ainsi ressuscité, tu as tenu compte de moi, tu aies pu ressusciter ma personne tout entière et non une partie; car je vois encore la moitié de moi-même frappée de mort. » Alors le roi Vagharsch lui demanda: « Fais-nous donc connaître clairement le sens de tes paroles, pour que nous le sachions. » Vahan, seigneur des Mamigoniens et général d’Arménie, dit: « S’il t’était possible d’accorder aussi la seigneurie au prince Gamsaragan,[152] alors j’aurais regardé comme entièrement ressuscités mes membres morts. » Le roi Vagharsch répondit au seigneur des Mamigoniens et général d’Arménie: « Pour ne pas t’attrister en ce moment, et pour que la première faveur que tu nous as demandée te soit accordée, je te rends la seigneurie du prince Gamsaragan. Quant à la seigneurie du prince Ardzrouni,[153] laisse quelque temps que ceux qui sont de cette famille sachent nous rendre quelque service efficace, qu’ils fassent quelque chose utile à la Perse; alors nous verrons ce qu’il convient de faire. Mais toi, contente-toi de la faveur présente que nous t’avons accordée; tâche désormais de faire tous tes efforts pour aimer tes maîtres, pour être équitable, et pour bien gouverner ton pays. Vas donc en paix en ton pays et auprès de ta famille, et sois prêt à recevoir nos ordres. »

84. Le général Vahan retourne en Arménie.

Le roi Vagharsch congédia Vahan, général d’Arménie et seigneur des Mamigoniens, et tous les satrapes arméniens, et les laissa partir en paix. Quand Vahan, accompagné de tous les satrapes arméniens ses alliés, arriva en Arménie, le saint homme de Dieu, Jean, patriarche d’Arménie, alla au-devant d’eux, avec le signe précieux de la croix et avec les reliques sacrées du saint martyr Grégoire, qui déjà avaient servi à les conduire au moment où ils se rendaient à la cour. Quand le saint patriarche rencontra Vahan, général d’Arménie et seigneur des Mamigoniens, accompagné des autres satrapes arméniens, et de toute la multitude des soldats, il les salua, les embrassa en les bénissant; et puis d’un cœur plein de joie, il dit: « Mon aîné tressaillira dans le Seigneur, qui a essuyé la sueur des fils de son Eglise, qui ont sué et combattu pour le nom du Christ; qui les a fait reposer de leurs fatigues, a essuyé la souillure de leurs armes, et lavé les âmes des fidèles avec l’eau de la loyauté. Il les a ornés tous avec des vêtements du salut et avec la robe de l’allégresse; il vous a embellis, comme un époux, avec une couronne, et il vous a ornés d’une parure, comme une épouse de son royaume. Qu’il fasse la grâce de vous orner aussi de cette parure dont s’embellissent les apôtres et les prophètes au jour du Christ. L’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’humaine n’a jamais compris la splendeur de cette parure que Dieu a préparée à ceux qui l’aiment. » Le saint patriarche ayant parlé de la sorte et donné à tous sa bénédiction, ils entrèrent dans la ville de Vagharschabad, qui maintenant s’appelle la Ville-Nouvelle. Vahan, général d’Arménie et les satrapes arméniens ses alliés y demeurèrent quelques jours, selon leur habitude; et après avoir fait leurs vœux et leurs offrandes dans la sainte métropole, et ensuite dans les chapelles des vierges martyres, ils songèrent à venir au secours des pauvres. Tous les satrapes arméniens et une grande foule d’autres personnes venaient tous les jours, avec une grande joie, auprès de Vahan, général d’Arménie et seigneur des Mamigoniens, et ils se réjouissaient ensemble, en psalmodiant et entendant les discours des pieux docteurs de la sainte église. Ils y demeurèrent quelques jours, et puis Vahan, général d’Arménie et seigneur des Mamigoniens, se mit en route, et rentra, avec toute la multitude des Arméniens, à Tevin, ville capitale d’Arménie, en bénissant et glorifiant la puissance de la sainte Trinité.

En ce temps-là vint en Arménie un marzban, dont le nom était Antégan.[154] C’était un homme d’un caractère doux, prudent et juste, qui savait distinguer avec discernement le sage de l’ignorant et le bon du mauvais. Il voyait tous les jours la sagesse prévoyante de Vahan, général d’Arménie et seigneur des Mamigoniens, sa rectitude de jugement, les soins qu’il prenait pour le bien du pays, son courage, son habileté en toute chose, et le progrès qu’il faisait en tout. Il voyait aussi que chaque chose que Vahan s’était engagé à entreprendre, bien qu’elle fût très difficile, Dieu la faisait réussir par son moyen, et qu’il achevait sans peine et facilement toutes ses entreprises. Etant toujours témoin de ces actes utiles, et considérant ces qualités ingénieuses, données par Dieu, qui brillaient dans Vahan, général d’Arménie et seigneur des Mamigoniens, Antégan s’en étonnait secrètement dans son cœur, et il s’en réjouissait à cause de son caractère bienveillant. Il avait de l’affection pour lui, et il faisait souvent connaître aux grands de la cour, et à ses amis, l’esprit plein d’intelligence de Vahan. Il faisait aussi tout savoir au roi Vagharsch. Lorsqu’il partit d’Arménie pour se rendre à la cour, il parla avec une grande admiration au roi Vagharsch, en présence de tous les grands de la cour, de toutes les hautes qualités de Vahan, général d’Arménie et seigneur des Mamigoniens, et il ajouta: « On le voyait faire de jour en jour de grands progrès et développer sans cesse ces qualités ingénieuses dont bien des fois je vous ai fait part, et dont maintenant je vous entretiens de vive voix. C’est pourquoi, considérant ces progrès, j’ose dire devant vous qu’il est superflu et inopportun de nommer un autre marzban. Car si un autre marzban va en Arménie, d’abord il n’a pas l’expérience que cet homme possède. En effet dans quelle autre personne brillent autant de talents et une intelligence si fine, si ce n’est en toi seul qui es semblable aux Dieux, et au-dessus de la nature humaine? Je dis donc en toute liberté qu’il n’y a aucun autre homme, ou bien il y en a peu qu’on puisse comparer à lui. Ensuite, un marzban étranger, qui ira en Arménie, pourra à peine en deux ou trois ans, à cause de l’étendue de la contrée, connaître d’abord l’état du pays, et tout ce qu’il offre de commodités ou de difficultés, distinguer les hommes de ce pays, les bons et les mauvais, les gens utiles et les méchants. Si bien que si l’on gouverne sans avoir aucune connaissance de toutes ces choses, on se trouvera dans une situation pénible et embarrassante. Vahan au contraire, étant du pays, connaît chacun par son nom; il regarde comme bons ceux qui sont bons, et comme mauvais ceux qui sont mauvais. Outre les conséquences que cela pourra avoir, et dont je viens de vous parler, le marzban perse qui se rendra dans ce pays, ira avec sa femme, ses enfants, sa cour, ses amis, ses serviteurs et ses suivantes. Or, si tous ces gens-là sont entretenus aux dépens du seigneur de la Perse, les dépenses seront peu importantes, et s’ils vivent aux frais du pays, il en résultera un dommage considérable pour les gens de ce pays. Si Vahan est nommé marzban, il vivra avec les revenus de sa propre maison; tout l’argent restera dans le trésor royal, et il y aura même de l’avantage pour le gouvernement. Or, considérant la probité et l’habileté de Vahan, ayant réfléchi à cela pendant longtemps, et ayant égard a l’intérêt du gouvernement et du pays, j’ai pris la liberté de dire ce qu’il faut penser et faire; d’ailleurs, mes frères, jugez l’affaire comme vous le voudrez. » En entendant toutes ces paroles d’Antégan, le roi Vagharsch et tous les grands de la cour furent satisfaits: tous ceux qui l’entendirent furent saisis d’admiration; ils lui donnèrent des éloges éclatants, le trouvèrent digne d’estime, comme un homme qui aime ses maîtres et qui désire l’intérêt du pays.

85. Vahan, général d’Arménie, est nommé marzban d’Arménie.

Aussitôt le roi Vagharsch, de concert avec tous les grands de la cour et des Arik, ordonna d’envoyer un décret en Arménie, et de conférer à Vahan, seigneur des Mamigoniens et général d’Arménie, la charge de marzban.[155] On apporta le décret, et quand on l’eut remis à Vahan, on lui conféra par la grâce de Dieu tout-puissant la dignité de marzban d’Arménie. Vahan reçut des mains du messager le décret d’investiture de sa charge; et, bien qu’il fit difficulté de l’accepter, parce qu’il connaissait la jalousie de quelques-uns des Arméniens, cependant il n’osa pas s’opposer à l’ordre du roi et lui désobéir. Aussitôt qu’il fut en possession du décret, il demanda un cheval pour se rendre à la maison de Dieu. Les habitants de la ville, en l’entendant venir, s’y portèrent tous en foule, les satrapes, les nobles, les courtisans, le peuple, les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants; les nouvelles mariées elles-mêmes, quittant leur chambre nuptiale et de félicité, oubliant en ce moment la pudeur virginale, accoururent toutes a l’église. La maison de Dieu n’était pas suffisante pour contenir toute cette foule, les vestibules extérieurs de l’église, les rues et les places d’alentour étaient remplies. C’était un jour de joie ineffable pour les gens honnêtes et pieux et pour les esprits sages et bienveillants, et un jour de deuil douloureux et d’inconsolable tristesse pour les gens méchants et perfides. Alors, le saint patriarche d’Arménie, Jean, voyant cette faveur signalée et inattendue accordée par Dieu pendant son pontificat, le cœur plein de joie, fit réciter ce psaume: « Bénissez le Seigneur dans vos assemblées; bénissez le Seigneur, vous qui descendez des sources d’Israël. » Il ordonna ensuite de lire le passage de la délivrance d’Israël du joug de Pharaon; et puis le passage du livre des Rois où il est rapporté que David sacra roi son fils Salomon. Il monta ensuite les degrés de la chaire, et, donnant le salut de paix, il parla ainsi:

86. Sermon de Jean Mantagouni.

« Dès le commencement, Jésus-Christ, notre Sauveur et Seigneur, nous traça et nous révéla par plusieurs allégories et par diverses paraboles le symbole de sa venue et de son incarnation dans le sein de la sainte Vierge, mère de Dieu. Par le buisson ardent, il désigna la vierge bienheureuse; par les prodiges en Egypte, la forme insensée des lois hébraïques; par l’immolation de l’agneau, l’affranchissement d’Israël, puisque c’est par l’immolation du véritable agneau que toutes les créatures devaient êtres sauvées; par le passage à travers la mer, la régénération dans les fonds du baptême; par l’engloutissement des Égyptiens, la mort du vieillard. Le passage du peuple à travers le Jourdain, comme il est écrit, les douze sources d’eau qui ont jailli, et les soixante-dix palmiers, figurent les disciples de Jésus-Christ, comme il est dit: Le Seigneur choisit encore soixante et dix autres disciples et les envoya pour guérir les malades. Leurs fruits qui avaient déjà en eux une saveur si douce, étant mis en terre, se changèrent en sources. Quant aux sources abondantes des douze fontaines, qui, s’étendant au loin et se dispersant dans plusieurs campagnes, les garnirent de fleurs, de fruits fertiles, ce sont les figures des douze apôtres bienheureux, que le psalmiste a indiqués aujourd’hui même d’une manière évidente, en disant: Bénissez le Seigneur dans vos assemblées, bénissez le Seigneur, vous qui sortez des sources d’Israël. Elles furent comme des sources abondantes de grâce, semblables à celle du jardin d’Eden, dont l’Ecriture dit: Il s’élevait de la terre une source qui en arrosait la surface. Aussi les saints apôtres, puisant à la source du Verbe né de la sainte Vierge, inondèrent et fécondèrent toute la surface de la terre. C’est dans la mer de leur prédication que meurent les péchés, que revivent les créatures; Pharaon est englouti, Israël est sauvée, la servitude finit, la délivrance s’établit, l’agneau se distribue, les nations se rendent immortelles; ceux qui goûtent l’agneau s’approchent des cieux, et ceux qui ne le goûtent pas péris. Sont engloutis dans la mer; les païens deviennent des Israélites, Satan disparait englouti comme Pharaon dans le torrent du Jourdain. O prodige ineffable et étonnant! Les trois jeunes hommes, innocents changèrent en rosée les flammes de la fournaise; et les ruisseaux de ces douze sources de prédication enflammèrent les eaux des fonts du baptême. La même fournaise de Babylone brûlait les Babyloniens impies, tandis que les eaux des fonts du baptême, en lavant les impuretés des unes des baptisés, les transforment et les rendent lumineux; converties en un feu ardent, elles brûlent l’ennemi de la justice, avec les œuvres du vieillard. O vous, qui aimez l’Eglise; vous, fils des apôtres, rachetés au prix du sang du Christ, ne vous faites pas les esclaves de la crainte des hommes; rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Bénissez le Seigneur dans vos assemblées; bénissez le Seigneur, vous qui sortez des sources d’Israël! Vous avez aimé l’Eglise, et vous avez été aimés par l’Eglise. C’est elle qui a adouci les rois, apprivoisé les bêtes féroces, et changé les loups en agneaux; qui vous a rendus glorieux et qui a couvert de honte les ennemis de la vérité.

« Mais moi, ému aujourd’hui par la joie de mon cœur et par l’allégresse de mon âme, levant mes mains vers le ciel, je crie à Dieu avec l’antique David, qui rendit au Tout-Puissant des actions de grâce et des louanges à propos de son fils Salomon, en disant: Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui m’a donné de voir aujourd’hui de mes propres yeux mon fils assis sur mon trône: unissant donc ma voix à celle du prophète, je dis, moi aussi: Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, qui m’a donné de voir les fils de l’Eglise, qui m’ont été confiés, brillants de gloire et de splendeur, par la faveur du Christ! Que les Hébreux restent muets, que les apostats soient couverts de honte! Adonias s’enfuit, lui qui croyait régner sans Dieu. Ses compagnons, couverts de honte, se cachent sous l’autel. Ils ont régné par eux, dit l’Ecriture, et non par moi; ils ont eu des princes, et je ne les ai pas connus. Où sont ceux qui s’enorgueillissaient sans Dieu? où sont ceux qui dominaient sans Dieu? où sont les hommes sanguinaires? où sont ceux qui aimaient les prostituées! Adonias a dit: Donne-moi Abisag de Sanam. Ils n’ont point recherché Dieu, et ils n’ont point reconnu le Seigneur des armées. Où sont ceux qui insultaient l’Eglise, qui foulaient aux pieds les lois, qui profanaient le sanctuaire, qui bâtissaient des Temples du Feu, qui mettaient dans l’oubli la vérité, et qui blasphémaient contre la justice? Ils s’enfuirent, ils se retirèrent, et ils furent couverts de honte.

« Qui donnera de l’eau à ma tête, et à mes yeux une source de larmes? et je pleurerai la perte des infortunés! Voyez: voilà que l’homme efféminé meurt mais vous ne le laissez pas mourir. L’homme sanguinaire va être massacré devant l’autel; hâtez-vous donc de le secourir! Séméï va être exécuté: ayez-en pitié, et prêtez-lui secours! disant à Salomon: Il n’est pas ici; et que la sévérité des lois n’est point tracée sur des tables de pierre. Le Christ est ici: peuples, applaudissez. Il dit: Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui avez des fardeaux pesants, et je vous soulagerai. Il dit encore: Je ne suis point venu pour appeler les justes à la pénitence, mais les pécheurs. Mais il vous donna à vous aussi des ordres, à vous qui êtes plus puissants et plus capables, en disant: Vous devez, vous qui êtes plus forts, supporter les faiblesses des infirmes. Invités par le Christ, assis auprès de sa table, et prêts à manger le pain céleste, appelez-y les boiteux, les aveugles et les infirmes. Ne les laissez point se tenir attachés, comme Adonias et Joab, à la corne de l’autel, qui, scion le grec, est une partie du corps, et encore une plante non fertile dont le fruit est sans saveur. Disposez les ignorants à sucer le lait nourrissant, et apprenez leur à boire au calice de l’allégresse pour sentir la douce joie du salut de l’âme; qu’ils goûtent ce même lait et ce même vin dont le sage Salomon a parlé jadis, par la grâce du Saint-Esprit, dans le Cantique des cantiques, en disant: Que ton sein est délicieux, ma sœur, mon épouse ! que ton sein est doux ! Il est plus doux que le vin. Mais Préservez les plus jeunes et les infirmes en esprit de ce vin assoupissant que le peuple hébreux a bu d’une manière insensée, et dont parle le livre de la Genèse du grand prophète, pour réprimander ce peuple, maintenant et jusqu’à la fin du monde, en disant: Le peuple s’assit pour manger et pour boire, et tous se levèrent pour danser. Préservez-les encore de ce vin que Loth et Noé ont bu. Ne les laissez pas sortir comme Séméï, hors de Jérusalem, et surtout se mettre à la recherche des fils d’Agar. Faites qu’on aime les fils d’Isaac, et qu’on cherche parmi ses fils le Dieu devenu homme. Car celui qui naquit de l’esclave et ce qui est écrit sur des tables de pierre désignent l’endurcissement de ceux qui ont le cœur dur comme la pierre et qui sont méchants; et dont Paul lui-même, en parlant allégoriquement, a dit: Agar est la montagne de Sinaï en Arabie, qui tient à la Jérusalem d’ici-bas, qui est esclave avec ses enfants; au lieu que la Jérusalem d’en-haut est libre. La doctrine du Christ, prêchant le pardon, est écrite en caractères ineffaçables, non pas sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair qui sont les cœurs des élus.

« Il y a plusieurs médecins dans l’Eglise. Venez ici, vous tous qui êtes fatigués, et qui, comme il a été dit, avez des fardeaux pesants; déposez-les ici et reposez-vous! Et vous, qui vous trouvez maintenant au dedans, invitez les pécheurs qui sont au dehors, et soyez leurs hôtes. Allez dans les places publiques et dans les rues de la ville, et, rassemblant les faibles d’esprit et ceux qui sont accablés de péchés, amenez-les ici. Ils seront tous guéris, en apportant avec eux le repentir et les larmes qu’on leur demande. Les médecins de chaque infirmité sont connus et prêts. Conduisez le publicain à Matthieu l’évangéliste et à Zachée; les adultères, à cette femme adultère qui est aujourd’hui fille du Christ; les voleurs, à ce voleur qui a ouvert le paradis; les apostats, à Pierre, qui garde les portes et qui tient les clefs du royaume des cieux. On ne demande d’eux d’autre rétribution que la prière et les larmes; c’est des opulents seuls que l’on exige la miséricorde, car elle s’élève au-dessus du jugement. Or, qui est plus misérable et plus malheureux que celui qui pour quelques larmes reste privé du royaume céleste; ou bien, qui est plus heureux et plus admirable que celui qui, pour quelques larmes versées jour par jour, possède les biens éternels? Si tu voyais mourir ta femme adorée, ton fils, ou bien quelqu’un autre de tes amis intimes, n’aurais-tu pleuré amèrement, n’aurais-tu voulu ni reposer, ni même reprendre haleine! Or, tu vois tous les jours devant toi ta propre âme qui est morte; et la crainte du feu inextinguible et le souvenir des menaces de l’enfer tourmentant toujours tes pensées; tu restes les bras croisés tu ne t’en soucies point! Comment peux-tu donc être tranquille, reposer un moment ou respirer! Croyez-moi, je tremble et je frémis en entendant ces paroles. Je vous prie donc, vous qui êtes encore fermes et inébranlables, de ne point rendre vos prières semblable à celle du Pharisien, bien que vous possédiez mille biens; dites seulement: Nous sommes des serviteurs inutiles. N’allez pas aux noces sans emporter de l’huile, ainsi que le firent les vierges folles, de peur que la porte ne soit fermée et que vous ne restiez au dehors, couverts de honte. Tâchez, vous surtout qui avez supporté le poids du jour, de la chaleur et de la sueur, en travaillant avec persévérance dans la vigne de Dieu, plantée dans les âmes, de ne point rester privés de tout, et de tout perdre. Je désire qu’au lieu de ces ornements dont vous vous êtes parés, vous soyez revêtus des ornements désirables des cieux; qu’au lieu de cette couronne réjouissante qui ne rend illustres ceux qui la possèdent que pendant peu de jours, vous receviez de la main de notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ la couronne céleste, lumineuse, incorruptible et éternelle; que vous entendiez cette voix glorieuse et heureuse, en disant: Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Puissions-nous le mériter tous, par la grâce et la bienveillance de notre Seigneur et Rédempteur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu’à toi, ô Père, et à ton Saint-Esprit appartiennent la gloire, la puissance et l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen ! »

NOTE ADDITIONNELLE.

L’histoire de Vahan le Mamigonien, qui occupe toute la fin du récit de Lazare de Pharbe, a été traduite librement en français par le P. Garabed Kabaradji, à la suite de celle d’Elisée.[156] C’est un résumé d’une partie du livre de Lazare qui complète le récit de la guerre des Vartaniens et des Vahaniens. Il existe un tirage à part de ce résumé, qui est intitulé: « Abrégé de la vie politique et guerrière du prince Vahan le Mamigonien par Lazare de Pharbe. »[157]

Je crois devoir faire observer qu’à la page 151 du texte de Lazare, et au chapitre 46 notre traduction, le titre maïbed, que nous avons rendu par « chef des eunuques de la cour royale », peut être traduit aussi par « chef des vins »,[158] (mey, vin, et bed, chef). Comme ce mot n’existe pas dans les dictionnaires, le doute est possible. Quant au titre de amparabed ou ambaragabed, « intendant », il peut aussi être traduit par « chef des magasins. » C’est l’acception qu’a adoptée M. Patcanian, dans son Histoire des Sassanides.


 

[1] Vahan, surnommé medz: « le grand », prince de Daron, fils de Hemaïag et frère de Vartan le Grand, fut rnarzban de l’Arménie depuis l’an 485 jusqu’à l’an 511.

[2] Etienne de Byzance, De urb. et pop., v° Βυζάντιον.

[3] Ce nom est altéré; nous supposons qu’il faut lire Tanoup « Danube », parce que ce fut, selon une tradition, sur les bords de ce fleuve qu’eut lieu l’apparition de la croix miraculeuse.

[4] On ne sait rien de bien précis sur le lieu où se trouvait Coastantin quand il vit la croix miraculeuse. Quelques-uns prétendent qu’il était aux portes de Rome; mais selon l’opinion la plus accréditée, il n’avait pas encore passé les Alpes. Ce fut en Gaule, à ce qu’il paraît, que Conatantin eut sa vision, et plusieurs localités se disputent l’honneur d’avoir été les témoins de ce prodige. On cite particulièrement Numagen, Sintzic, et un lieu situé entre Autun et St-Jean de Lône. Selon la tradition de l’église de Besançon qui paraît avoir été adoptée par les Orientaux, puisque Lazare lui donne la préférence dans son récit, le miracle eut lieu sur la rive du Danube, lorsque Constantin faisait la guerre aux barbares, alliés de Maxence, qui voulaient passer ce fleuve. On sait que c’est à la suite de l’apparition de la croix que Constantin embrassa le christianisme et triompha de Maxence, en 212.

[5] Constantinople fut fondée en 329 (Codin., Orig. Constantinopol., p. 8) et sa dédicace eut lieu le 11 mai 330. (Chron. pasc., p. 285. — Codin., op. cit, loc. cit.

[6] Thomas Ardzrouni (Histoire des Ardzrouni, p. 75, 76 et passim. en arm.) parle également dans tes termes les plus élogieux de Aghan Ardzrouni.

[7] En l’année 387, le royaume d’Arménie fut partagé entre les Grecs et les Perses. Arsace IV continua à gouverner la partie occidentale, comme vassal de l’empereur de Constantinople. Le roi Sapor III confia la partie du royaume qui lui était échue, et qui était beaucoup plus étendue que celle des Grecs, à Chosroès III, issu d’une branche collatérale des Arsacides.

[8] Lazare entend parler ici d’Arsace IV qui régna avec Valarsace II son frère, mais qui avait la suprématie en sa qualité de fils aîné du roi Bab. L’auteur, en donnant à Arsace le titre de premier roi, fait allusion au partage de l’Arménie entre les Grecs et les Perses, et à l’élévation de Chosroès III sur le trône de l’Arménie soumise aux Perses, comme le reste de la phrase le donne à entendre.

[9] Moïse de Khorène (Hist. d’Arm., liv. III. ch. 9) a fait également une description très poétique de la province de l’Ararat, moins étendue que celle de notre auteur, mais offrant avec elle des ressemblances très frappantes.

[10] Cf. Faustus de Byzance, l. VI, c. 1. — Moïse de Khorène, l. III, c. 42

[11] Cf. Moïse de Khorène, l. III, c. 50. — Chosroès, qui avait été fait roi de l’Arménie soumise aux Perses en 390, fut détrôné vers l’an 394.

[12] Cf. Moïse de Khorène, l. III. c. 51.

[13] Cf. la Biographie de Mesrob par Gorioun.

[14] Cf. Gorioun, Géographie de Mesrob. — Moïse de Khorène, l. III, c. 47, 49, 52, 53, 54.

[15] Cf. Moïse de Khorène, l. III, c. 53.

[16] Vramschapouh mourut en 414 ou 415. — Cf. Moïse de Khorène, l. III, c. 55.

[17] Chosroès III aurait régné pendant un an, au dire de Moïse de Khorène (l. III, c. 55), lors de sa restauration, en 414 ou 415.

[18] Sapor, fils d’Iezdedjerd Ier, monta sur le trône en 415, à la mort de Chosroès III. — Cf. Moïse de Khorène. (l. III, c. 5). — Ce prince régna quatre ans, et après lui il y eut un interrègne de trois années, durant lesquelles saint Sahag et Vartan le Mamigonien, prince de Daron, administrèrent l’Arménie. — cf. Moïse de Khorène l. III, c. 56.

[19] Vers la fin de l’année 423 ou au commencement de l’an 424, le roi de Perse, Bahram V, cédant aux instances des Arméniens venus en députation pour lui demander un roi appartenant au sang des Arsacides, leur donna Ardaschès IV, fils de Vramschapouh, qui était alors âgé de dix-huit ans. En montant sur le trône, ce prince prit le nom d’Ardaschir. Moise de Khorène, l. III, e. 53

[20] L’anonyme arménien publié par Combefis (Auct. Bibl. patr., t. II, p. 274 et 290) est parfaitement d’accord avec Lazare sur le nom de ce personnage et sur sa patrie, car il l’appelle Σορρὰκ ἀπὸ τοῦ Ἀρζακέ. Ardzguè se trouvait dans le canton de Peznouni, province de Douroupéran, sur les bords du lac de Van.

[21] Sourên Bahlav était issu de la branche des Arsacides, appelée Sourénian, qui avait conservé sous les Sassanides le haut rang qu’elle occupait sous les Arsacides. Sa parenté avec saint Sahag remontait assez haut, car le surnom de Bahlav ou Parthe, que portait le patriarche, indiquait seulement son origine bahlavienne; mais rien ne prouve que Sahag et ses ancêtres étaient de la branche de Sourên.

[22] L’intrus Sourmag occupa le trône pontifical en 428 et fut bientôt renversé par les satrapes.

[23] Après le renversement d’Ardaschès ou Ardaschir en 428, Bahram V, roi de Perse, ne consentit plus à mettre de roi sur le trône d’Arménie; il désigna pour gouverner le pays un seigneur de sa cour, Veh-Mihr-Schapour, qui fui investi du titre de marzban. Celui-ci administra le pays de l’an 428 à l’an 441. En même temps, Vahan Amadouni était chargé de l’administration intérieure du pays, et Vartan Mamigonien, qui fut dans la suite surnommé Vartan le Grand, occupait la charge de général en chef des années arméniennes. — Cf. Moïse de Khorène, l. III, c. 64.

[24] Lazare, en parlant du livre de Faustus de Byzance (Cf. l’Exorde; 3) suppose, avec beaucoup de pénétration, que cet ouvrage a subi des remaniements. Voici une preuve que cette histoire fut non seulement altérée par les copistes des premiers siècles, mais encore plus tard, puisque Lazare, en rappelant le meurtre de Knel et l’indignation de saint Nersès, dit que cet événement est raconté « dans le treizième chapitre de l’Histoire ». Or, dans les manuscrits de l’histoire de Faustus et dans les éditions qui ont été publiées d’après les manuscrits, la mort de Knel est donnée dans le chapitre quinzième du livre IV du livre de Faustus. Il paraît donc évident, comme l’a si judicieusement fait observer Lazare de Pharbe, que le livre de Faustus a été altéré en différents endroits, et que les extravagances qui se rencontrent dans cet ouvrage sont l’œuvre d’écrivains ignorants ou de copistes malavisés.

[25] Cf. Moïse de Khorène, l. III, ch. 84.

[26]Perkischo, — ce nom signifie en langue syriaque « la bénédiction de Jésus », — était un Syrien sujet du roi de Perse, à ce que nous apprend l’anonyme arménien publié par Combefis qui dit que les satrapes arméniens avaient demandé au roi de Perse un patriarche qui ne fut pas arménien: Δὸς ἡμῖν ἐκ τῆς χώρας σου, καί μὴ ἔστὧ ἡμῖν Ἀρμενίος (Combefis, Auct. Bibl. patr., t II, p. 290.) Cette assertion de l’anonyme est selon nous, dénuée de fondement, car Lazare la contredit de la façon la plus formelle quelques lignes plus bas.

[27] Perkischo fut déposé après trois ans de pontificat. — Cf. Moïse de Khorène, l. II, c. 64. — L’anonyme dans Combefis, op. cit., t. II, p. 290.

[28] Samuel prit possession du siège patriarcal de l’Arménie en 432 et fut investi du gouvernement de l’Eglise tandis que Sahag se trouvait placé en quelque sorte sous la dépendance de Samuel. Ce dernier est mentionné par l’anonyme (Combefis, op. cit., t. II, p. 290) qui le nomme Μουσούλιον τὸν Σύρον, sans doute par une erreur de copiste. Toutefois il est facile de restituer l’orthographe véritable du nom de ce patriarche intrus, qui devait être écrit Σαμούλιον ou même Σουμούλιον, à l’accusatif de Σαμούλιος, Samuel mourut en 437 après avoir opprimé durant cinq ans l’Eglise d’Arménie, bien que l’anonyme ne lui accorde que deux ans de pontificat, ce qui du reste est assez d’accord avec l’opinion de Lazare, qui dit que Samuel vécut peu de temps ».

[29] Cf. Moïse de Khorène, l. III, c. 66.

[30] Cf. Moïse de Khorène, Hist. d’Arm., l. III, ch. 67. Gorioun, Biogr. de Mesrob.

[31] Le 13 de méhégan correspond au 19 février de l’an 441.

[32] Cf. Moïse de Khorène, op. cit, l. III, c. 67. — Gorioun, op. et loc.cit.

[33] Si l’on s’en rapporte au témoignage des auteurs persans, et notamment à celui de Mirkhond, Mihr Nersèh (Mihir Nersy) était d’origine arsacide. Sous le règne de Bahram V, il remplissait déjà des fonctions fort élevées dans le gouvernement, et, quoiqu’il, se fût volontairement démis de ses charges pour se consacrer à la prière, Iezdedjerd II le tira de sa solitude pour l’élever à la dignité d’hazarabed qui répond à celle de premier ministre. — Cf. St-Martin, notes de la page 264 du VIe vol. de son édit. de l’Hist. du Bas-Empire de Lebeau.

[34] Vasag, beau-père de Varazvagan, fut nommé marzban d’Arménie en 442 et fut destitué vers l’an 452. Son gouvernement avait duré dis ans environ. Il sera question plus loin de l’administration de Vasag et de sa conduite. — Cf. aussi Elisée, ch. 1 et 7.

[35] Psaume XVI. 14, 15.

[36] Cf. aussi Elisée, ch. 2. — Cet édit fut rédigé en même temps que la lettre adressée par Mihr Nersèh aux Arméniens, pour les engager à embrasser le mazdéisme et se conformer aux ordres du roi.

[37] Cf. Elisée, ch. 2.

[38] Elisée, ch. 2 raconte, au sujet de l’apostasie simulée des satrapes arméniens que ce fut un personnage attaché au service de la cour et qui professait en secret le christianisme, qui leur conseilla de se conformer aux ordres d’Iezdedjerd en feignant d’adopter le mazdéisme.

[39] Vartan avait donné sa fille ainée, Vartanouhi, Vazden, prince ou pteschkh des Ibères, et Vartanouisch la plus jeune, avait épousé Arschavir de la race des Gamsaragan. Hemaïag, frère de Vartan, s’était marié avec Dzovik, fille de Bahram ou Vram Ardzrouni, et Anouisch Vram, sœur de Dzovik, était femme d’Aschouscha, dont il est ici question.

[40] St-Martin (H. du B.-E. de Lebeau, t. VI, p. 280, note 1) suppose, avec beaucoup de vraisemblance, que le nom d’Amir Nersèh, est une transcription vicieuse due aux copistes, et qu’il faut lire Ader Nersèh, nom qui était fréquemment porté par les pinces de Siounie.

[41] Les écrivains arméniens donnent généralement aux temples du feu le nom d’adrouschan, que l’on rencontre souvent dans l’Histoire d’Elisée; mais Lazare leur applique de préférence l’épithète de maison où l’on recueille la cendre, ce qui revient parfaitement au même. Nous avons conservé dans notre traduction les expressions d’adrouschan ou de temple du feu, avec lesquelles le lecteur est déjà familiarisé.

[42] Le village d’Aramana n’est mentionné que par notre auteur; les autres écrivains arméniens n’en parlent pas.

[43] Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 528-529.

[44] Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 412.

[45] Cf. Indjidji. Arm. anc., p. 410.

[46] C’était alors Théodose le Jeune qui occupait le trône de Byzance.

[47] Lazare veut parler ici du comte d’Orient, appelé Florentius, qui résidait à Antioche.

[48] Elisée (ch. 3) nomme encore d’autres personnages qui furent envoyés en ambassade chez les princes arméniens.

[49] Sépoukhd était le commandant de la forteresse de Derbend et du défilé fortifié qui défendait le passage contre les invasions des Huns.

[50] Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 343.

[51] Le récit de Lazare est complètement d’accord ans celui que nous a laissé Elisée (ch. 3 et 4), sauf quelques détails. Ces deux historiens se complètent l’un par l’autre, comme on pourra le voir en comparant ensemble les deux textes.

[52] Elisée, op. cit., ch. 5.

[53] Les Gadisch, qu’Elisée appelle Gadasch ou Gadesch (ch. 6), sont un peuple nomade de la Médie que les anciens désignaient sous le nom de Cadusiens. Ces nomades furent, avec les Gèles et les Huns Hephtalites, les auxiliaires actifs des rois de Perse dans les guerres que ceux-ci soutinrent contre les Arméniens.

[54] Cf. Elisée, ch. 6.

[55] Le récit de cette bataille se lit également avec des détails circonstanciés dans l’Histoire d’Elisée (ch. 6). Elle fut livrée le samedi 26 du mois de mareri (2 juin) 451; les Arméniens éprouvèrent une défaite complète.

[56] Adromizt Arschagan, Perse de nationalité, fut nommé par Iezdedjerd II, marzban de l’Arménie en 452 et administra le pays jusqu’à l’an 464.

[57] La mort de l’empereur Théodose le Jeune, arrivée le 28 juillet 450, et l’avènement au trône de Marcien, le 24 août de la même année, eurent pour résultat de modifier complètement la politique de la cour de Byzance touchant les affaires de l’Arménie. Ses conseillers, Anatole, maître de la milice en Orient, et le comte d’orient, Florentius, dont le premier avait conclu le dernier traité de paix avec les Perses, insistèrent pour une politique de neutralité qui prévalut dans le conseil de Marcien et amena la ruine de l’Arménie. — Cf. aussi Elisée, ch. 3.

[58] Le mont Barkhar appartient à la chaîne qui, chez les anciens, portait le nom de « monts Paryadres » et séparait au sud le Daïk de la Haute Arménie.

[59] Selon Saint-Martin (Mém. sur l’Arménie, t. I, 77-78), le village d’Ordchenhagh serait la même localité que celle appelée Ardanoutzé par les Byzantins et qui porte aujourd’hui le nom d’Ardanoudj, dans le pachalik d’Akhal-trikhé.

[60] II Reg., 15 et suiv.

[61] Lazare est le seul historien qui fasse mention du lieu où fut livrée la bataille dans laquelle Vartan perdit la vie, et qui prétende qu’Iezdedjerd assista en personne au combat.

[62] Elisée ajoute Nersèh et Aschod Gamsaragan qui sont omis par Lazare.

[63] Elisée nomme aussi Zovarèn Antzévatzi qui n’est pas cité par notre auteur.

[64] Elisée donne pour le nom d’Ohan, qui paraît la lecture la plus certaine, la variante Ioukhnan.

[65] Il s’agit ici de la campagne qu’Iezdedjerd I entreprit contre les Kouschans et qui fut si funeste à ses armes, à ce que rapporte Elisée, ch. 8. Il paraît qu’il faut entendre à cette époque par les Kouschans, les Huns Hephtalites. (Cf. Saint Martin, H. du B.-emp., t. I. p. 312, note 1.)

[66] Cf. Elisée, ch. 8.

[67] Elisée orthographie différemment le nom de cette province, qu’il écrit Vadkedès.

[68] Cf. Elisée, ch. 8.

[69] Cf. Elisée, ch. 8.

[70] Indjidji, Arm. anc., p. 500. — Cette localité n’est connue que par le seul témoignage de Lazare de Pharbe.

[71] Indjidji, Arm. anc., p. 373. — Lazare est le seul auteur qui mentionne ce village, sur lequel les géographes et les historiens arméniens ne nous ont laissé aucun renseignement.

[72] Je suppose qu’il s’agit ici du bourg de Rawanser situé dans le canton d’Arghiân, province de Nischapour, et qui est mentionné par Yakout. — Cf. Barbier de Meynard, Dict. géogr. de la Perse, p. 256.

[73] Cf. le détail des mêmes événements, qui sont relatés dans le ch. 8 de l’Histoire d’Élisée.

[74] L’ethnique Schapoul est altéré. Nous avons vu dans l’Histoire d’Elisée que ce nom est écrit sous la forme Schahoug. Or il n’existe à notre connaissance, dans aucun texte arménien, une province ou un district de la Babylonie qui porte ce nom. Nous avons essayé de restituer la véritable forme de cet ethnique d’après la Géographie de Moïse de Khorène (Œuvres compl., en arm.; Venise, 1843, 8°, § 22, p. 612) qui mentionne, dans la nomenclature des quatre divisions de la Babylonie, un district du nom d’Agogha ou Agola, que nous croyons être l’orthographe exacte des mots Schapoul et Schahoug que nous lisons dans Lazare de Pharbe et dans Elisée, Agoghon ou Agouri (Itinér. de Tovin jusqu’à plusieurs autres villes de l’Arménie, dans St-Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, 396) et qui sont très certainement des altérations dues aux copistes.

[75] Cf. ce que raconte également Elisée, dans l’appendice du ch. 8 de l’Histoire (Des disciples des martyrs qui devinrent confesseurs), touchant Khorène et Abraham. Les récits des deux auteurs sont complètement d’accord sur les détails relatifs à la vie de ces personnages.

[76] Cf. plus haut, Elisée, p. 248. — Les historiens orientaux et occidentaux ne sont pas d’accord sur la durée du règne de Iezdedjerd II: les uns disent qu’il occupa le trône 17 ans, les autres 19 ans. (Agathias, l. 4, p. 187. — Elisée, ch. 8. — Samuel d’Ani, Chron., dans Euseb. Chron.; éd. Maï et Zohrab, p. 47.) Cette différence explique pourquoi les critiques modernes fixent la mort de ce prince entre les aunées 457 et 460. Saint-Martin suppose que ce fut en 458 que le roi Iezdedjerd laissa le trône à Hormisdas son second fils au détriment de l’aîné Bérose (Firouz), qui parvint après une lutte assez longue à détrôner son frère cadet, à s’emparer de la couronne et à le faire mourir. Les auteurs orientaux sont aussi en désaccord touchant les fils d’Iezdedjerd II; les uns veulent que Bérose soit le plus jeune des fils du roi de Perse et Hormisdas l’aîné. Les Arméniens, et notamment Elisée et Lazare de Pharbe, partagent cette dernière opinion.

[77] Elisée nomme également ce personnage et l’appelle Harevschghom Schapouh, avec une légère différence dans l’orthographe.

[78] Cf. Elisée, ch. 8.

[79] A la mort de Joseph I, en 412, M’élidé de Manazguerd lui succéda. Ce fut lui qui transporta de Vagharschabad à Tevin la résidence patriarcale En 457, Moïse lui succéda et laissa, en 465, le trône pontifical à Kiud.

[80] Kiud occupa le siège patriarcal de l’Arménie de l’an 465 à l’an 475.

[81] Cf. Karékin, Hist. de la litt. arm., p. 214 et suiv., et le Discours préliminaire placé en tête de ce volume.

[82] Les liens de parenté qui unissaient les princes d’Ibérie aux satrapes arméniens étaient très étroits. Vartan avait donné sa fille aînée Vartanouhi à l’Ibère Vazden, et Vartanouisch la cadette à Arschavir Gamsaragan. Hemaïag, frère de Vartan, avait épousé Tzouig, fille de Vram Ardzrouni, et Aschouscha, pteschkh des Ibères, avait pris pour femme Anouisch-Vram, sœur de Tzouig.

[83] Cette localité, qui faisait partie de la province d’Ararat, est également citée par Açogh’ig (II, 2) et Guiragos (éd. de Venise, p. 39), qui orthographie nom sous la forme Outhmetou-Kiouz.

[84] Vriv était l’intendant des mines d’or d’Arménie situées dans la partie occidentale de la Persarménie, sur les frontières de l’empire grec. — Il est souvent question des mines d’or de l’Arménie dans les anciens; celles de Spir (Hyspiratide, Syspiratide ou Syspiritide) étaient riches en métal aurifère (Strabon, l. XI, ch. 14, § 9). Memnon, général d’Alexandre le Grand, fut chargé de s’en emparer; mais il périt assassiné pendant cette expédition.

[85] Vakhthank, ou plutôt Wakhtang, surnommé Gourgaslan, était fils de Mirdat V, et régna sur les Ibères de l’an 446 à l’an 499, à ce que disent les Annales de Géorgie. (Ed. Brosset. Hist. de la Géorgie., t. I, p. 148 et suiv.)

[86] Le mot Hazaravoukhd est le même titre que celui de Hazarabed que nous avons déjà rencontré.

[87] Ce marzban, qui était Perse, fut nommé par Firouz en 464 et gouverna l’Arménie jusqu’en 481.

[88] Les faits relatifs à la mort de Vazken ou Vazden, pteschkh d’une partie de l’Ibérie et qui était gendre de Vartan (cf. note 39), sont seulement racontés par Lazare de Pharbe. Ce prince, qui professait la religion de Zoroastre, devint odieux à ses sujets qui se révoltèrent et placèrent à leur tête Wakhtang, connu dans les Annales de la Géorgie sous le surnom de Gourgaslan. Wakhtang, qui était parent de Vazken, le fit mourir, et se fit déclarer roi. Aussitôt maître de la situation, Wakhtang appela les Huns, pour résister aux Perses dont il redoutait la vengeance. Tels sont les événements rappelés par Lazare. Les Annales de la Géorgie, publiées par le savant M. Brosset, ne disent rien de ces événements; elles représentent Wakhtang comme un des plus illustres monarques de l’Ibérie, et nous apprennent que ce prince, étant parvenu au trône, triompha des Osses, conquit la Mingrélie, le pays des Aph’khaz, soumit les Patzinaces, fonda Tiflis, et entreprit même une expédition dans les Indes (Brosset, Hist. de la Géorgie, t. I, p. 148-200, et Addit. III, p. 67-80). Il résulte de ces deux témoignages bien différents que l’histoire de Wakhtang paraît avoir été fort amplifiée par l’annaliste géorgien, tandis que l’historien arménien qui vivait à une époque assez rapprochée des événements qu’il raconte, semble mériter plus de confiance. On sait du reste que l’histoire ancienne de la Géorgie est fort obscure, et qu’il ne faut pas ajouter trop de foi au dire de l’annaliste national, qui est en désaccord formel avec les autres sources anciennes qui nous sont parvenues. La découverte toute récente de l’inscription grecque de Nakhal-Bakévi, publiée par le général Bartholomaei (Tiflis, 1868, en russe) et qui mentionne deux rois de l’Ibérie, contemporains de Vespasien, montre que les annales de la Géorgie, dans le premier siècle de notre ère, sont inconciliables avec les textes des auteurs anciens et les monuments épigraphiques, dont l’authenticité ne saurait être suspectée. (Cf. Journal asiat., 1868 Notice sur l’Inscription de Nakhal-Bakévi).

[89] Ce passage de Lazare prouve bien que Wakhtang était un souverain fort peu redoutable, et qu’il y a de l’exagération dans les Annales de Géorgie qui prétendent que ce prince, en dehors des conquêtes qu’elles lui attribuent, aurait pu entreprendre une expédition dans les Indes. Au surplus, tout le récit de l’annaliste géorgien semble emprunté à une légende plutôt qu’à une tradition nationale.

[90] Ce village, aussi appelé Pedchni, était situé dans le canton de Nig et faisait partie de la province d’Ararat. — Indjidji, Arm. anc., p. 452 et suiv. — Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, p. 101 et 466.

[91] Cet endroit était fort peu important à l’époque qui nous occupe, et il n’acquit de grands développements qu’à la fin du neuvième siècle, sous le gouvernement des rois Pakradouni (Bagratides), qui agrandirent considérablement Ani et y élevèrent de nombreux monuments civils et religieux. Ani fut dévastée au XIIIe siècle par les Mongols. Les ruines qui se voient encore aujourd’hui dans le pachalik de Kars, au confluent (te l’Akhourian e! de l’Arpa-Tschaï, sont magnifiques. Plusieurs voyageurs, notamment Ker-Porter, MM. Texier et de Khanikoff, ont décrit les ruines de cette ville. M. Brosset a récemment publié, à Saint-Pétersbourg, un Album d’Ani qui renferme des vues de tous les monuments de celle antique cité. Un texte savant accompagne les vues d’Ani et jette un jour tout à fait neuf sur cette ville fameuse qui fut aussi célèbre par ses monuments que par les catastrophes qui amenèrent sa ruine. — Cf. Brosset, Album d’Ani; Saint-Pétersbourg. 1861, 1 vol. in-40, avec atlas oblong. — L. Alischan, Géogr. de l’Arm., en arm.

[92] Tevin était, à l’époque qui nous occupe, la résidence des marzbans d’Arménie. Les Grecs appelaient cette ville Δούβιος (Procope, Bell. pers., l. II, c. 25).

[93] La principauté d’Ourdz n’est mentionnée que par Elisée (ch. IV) et par Lazare. On ignore sa position.

[94] Cette localité, dont la position est inconnue, faisait probablement partie, comme son nom semble l’indiquer, du domaine royal. Lazare est le seul auteur qui mentionne cette ville.

[95] ) Aucun auteur arménien, si ce n’est Lazare, ne parle de ce fort, qui était la résidence des princes d’Ourdz.

[96] Varaz-Nersèh paraît avoir été plutôt un homme; jaloux qu’un traître. Il est probable que l’influence de Sahag Bagratide et de Vahan Mamigonien lui portait ombrage et qu’il résolut de se séparer des révoltés pour faire la guerre à son profit. C’était donc, selon toute apparence, un partisan qui faisait des incursions sur le pays ennemi ou sur les domaines appartenant au roi de Perse, afin de s’enrichir personnellement.

[97] Cf. une note précédente.

[98] Nakhitchevan, l’ancienne Ναζούανα de Ptolémée (l. 5, ch, 13), faisait partie de la province de Vasbouragan. C’est une ville encore très importante aujourd’hui. — Cf. Saint Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, p. 131, et t. II, p. 126 et passim. — Barbier de Meynard, Dict. Géogr. de la Perse de Yakout, p. 561 et 565.

[99] Sahag, asbed « général de la cavalerie », charge héréditaire dans la famille des Bagratides, à ce que nous apprend Moïse de Khorène (Hist. d’Arm., l. II, ch. 3) fut élevé, par ses compatriotes révoltés à la dignité de marzban, en 481. Il mourut après un an et sept mois en 487, en combattant contre les Perses. — Ce fut à Sahag Bagratide que Moïse de Khorène dédia son Histoire de l’Arménie, dans laquelle il parle de ce personnage dans les termes les plus élogieux, en disant qu’il était distingué par ses belles qualités, son savoir et son amour pour les lettres.— Cf. Moïse de Khorène, Histoire de l’Arménie, l. I, ch. 1.

[100] Ce prince était au nombre des captifs emmenés en Perse après la mort de Vartan. Il avait succédé à Gédéon, prince de Siounie, qui avait pris du service chez les Perses, après avoir embrassé la doctrine de Zoroastre.

[101] Ce personnage s’appelait Vasag.

[102] Kardchouil était de la race des Khorkhorouni. Nous retrouverons son nom dans la suite de cette histoire.

[103] Jean Mantagouni avait succédé en 480 à Christaphor. Il était disciple de S. Sahag et de Mesrob. Il mourut en 487. Il a laissé des ouvrages que nous possédons encore à présent, — Cf. Karékin, Hist. de la litt. arm., p 218 et suiv., et notre Discours préliminaire (t. II). où nous avons donné des détails particuliers sur la vie du patriarche Jean et sur ses travaux littéraires.

[104] Cette localité, qui était située dans le voisinage de Nakhitchévan, n’est mentionnée que par notre auteur. Le P. Indjidji (Arm., anc., 547) n’a pu recueillir aucun renseignement sur ce lieu.

[105] Lazare est le seul auteur qui parle de ce village, situé comme le précédent, dans le voisinage de Nakhitchévan. — Cf. Indjidji, op. cit., p. 524.

[106] Agori était un village dépendant du canton de Masiatz—odn dans la province d’Ararat. Ghévond, historien postérieur à Lazare, donne à ce village le surnom de Medj-avan, « grand bourg. » (ch. 90). — Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 445

[107] Aïdnavor peut s’expliquer de deux manières différentes. SI on prend ce mot pour un ethnique, il devrait signifier la montagne d’Aïdnavor; si au contraire, sa suppose que ce mot est altéré, on peut croire que c’est un qualificatif dont la signification n’est pas donnée très clairement dans les dictionnaires arméniens. Du reste les lexicographes, notamment les auteurs du grand Dictionnaire de l’Académie de Venise et Dchakdchak hésitent à se prononcer sur la question de savoir si le mot Aïdnavor est un ethnique ou un nom commun. Ce mot ne se rencontre qu’une seule fois dans Lazare de Pharbe; il est aussi employé dans un recueil de Kantz; mais est fort difficile de fixer le sens bien précis de ce même, dont le radical semble être l’adjectif aïdni, « clair, évident, connu. »

[108] Aresd, bourg du pays des Peznouni, possédait une pêcherie royale (Faustus de Byzance, l. IV, ch. 22.)

[109] La bataille d’Aresd fut livrée le 24 avril 482, le samedi saint, comme Lazare l’a dit quelques lignes plus haut.

[110] Le Pousctiban salar était le chef des gardes du corps, l’ἀρχισωματοφύλαξ. Ce titre est formé des mots pouscht « dos » et par extension le corps, la personne, et ban, « gardien », et de salar, « chef ou général. » — Cf. l’Hist. du Bas-Emp. de Le Beau; Ed. Saint-Martin, t. VIII, p 281, note 2.

[111] Ce personnage est différent d’un autre Ader Veschnasb, tué peu de temps auparavant.

[112] La position de cette localité n’est pas connue; elle n’est du reste citée que dans ce seul passage de l’Histoire de Lazare de Pharbe.

[113] Le nom de ce personnage a été mal transcrit par les copistes; il est orthographié plus exactement quelques lignes plus bas. Il faut lire Parschegh ou Barschegh, qui est la forme arménienne du nom de Basile.

[114] Ce nom est écrit plus haut Idabian. Nom ignorons quelle est la véritable leçon. Tchamitch et Saint-Martin ont adopté la forme Idabian.

[115] L’orthographe du nom de ce canton paraît ici sous une forme différente de celle qui est adoptée par d’autres écrivains. Moïse de Khorène a écrit ce nom Dzaghgaodn dans sa Géographie; Açogh’ig, Dzagkgoidn. Ce canton était situé dans la province d’Ararat. — Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 413 et suiv.

[116] Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 416.

[117] Ce canton, qui faisait partie de la Gogarène, était couvert de montagnes. Moïse de Khorène (Hist. d’Arm., t. II, ch. 7-8) dit que la principale chaîne se nommait Methin « ténébreux. » — Indjidji, Arm. anc., p. 36. — Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, p. 241, et t. II, p. 176.

[118] Cf. Frontin, Stratagèmes, t. II, ch. 3, §17.

[119] Le village de Tou faisait partie du canton de Pasèn dans l’Ararat, dans une plaine appelée Aghpéragan. — Indjidji, Arm. anc., p. 384.

[120] Cette localité, qui n’est connue que par Lazare de Pharbe, était située dans le voisinage du village de Tou, dont il vient d’être question.

[121] Pakavan, « bourg des idoles », dont il est souvent question dans l’Histoire d’Arménie et notamment dans Moïse de Khorène. — Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 326; et Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. I, p. 128.

[122] Le martyre de Azt de Siounie eut lieu en 482, le 25 septembre.

[123] Cf. l’Histoire d’Agathange.

[124] Zarmihr Hazaravoukhd était fils de Soufaray, marzban du Séistan (Sedjestan), qui fut investi ensuite du gouvernement de toute la Perse.

[125] Khosrovaguerd, c’est-à-dire la ville de Chosroès, avait été fondée au commencement du quatrième siècle par Chosroès II, qui y avait élevé un palais, servant de rendez-vous de chasse. Cette localité était traversée par le fleuve Azad. (Moïse de Khorène, Hist. d’Arm., I. III, c. 8.)

[126] Le mont Dchervèj n’est mentionné que par notre auteur seulement. C’était, à ce qu’il paraît, une montagne boisée, très fertile, et qui donnait naissance à une foule de torrents et de cascades dchervèj.

[127] Le canton d’Okhagh ou Okhalé faisait partie de la province de Daïk. — Cf. Moïse de Khorène, Géogr., dans Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t II, p. 366-367.

[128] Ces deux villages étaient voisins de la Pasèn, dans la province d’Ararat.

[129] Le canton de Schaghakom ou Schaghkomkh, faisait partie de la province de la Haute-Arménie (Moïse de Khorène, Hist. d’Arm., l. III, c. 60). C’est dans ce canton que Mesrob évangélisa et enseigna la science divine à ses disciples et au peuple de ce pays, lorsqu’il y eut fixé sa résidence.

[130] Dans les notes que Saint-Martin a données de l’Hist. du B. Emp. de Le Beau (t. VII, p. 294, note 2), il est dit que pour entrer dans le canton de Pasèn en venant de Daïk, qui est au nord, il faut traverser une haute chaîne qui se détache des montagnes qui dominent Erzeroum en donnant naissance à des fleuves qui coulent vers les quatre points cardinaux: l’Euphrate, l’Araxe, le Cyrus et le Tchorokh (Acampsis (?) des anciens). Cette chaîne ne prolonge au nord-est, de manière à former la partie septentrionale du bassin arrosé par l’Araxe.

[131] Eker ou Eger est le nom que les Arméniens donnent à la Colchide. Ce pays est appelé Egros par les Géorgiens. — Cf. Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. II, p. 180 et 184. — Brosset, Hist. de la Géorgie, t. I., Intr. et passim.

[132] Le château de Pogh (Poghpert) est le même que celui appelé Βόλον par les historiens grecs.

[133] Ce village faisait partie de la province de Dourourépan, canton de Daron. (Indjidji, Arm. anc.), p. 104.

[134] Le lac de Garin devait son nom au voisinage de la ville de Garin ou Théodosiopolis, l’Erzeroum des Modernes. (Indjidji, Arm. anc., p. 28. — Arm. mod., p. 60-61.)

[135] Cette localité, située à environ trois lieues au S.-E. d’Erzeroum, porte actuellement le nom d’Ardzeth ou Ardzethi. (Indjidji, Arm. anc., p. 35. — Arm. mod., p. 77.)

[136] Le village de Schirmatz était situé dans le canton d’Arscharouni ou d’Eraskhadzor, province d’Ararat. (Indjidji, Arm. anc., p. 402.)

[137] Ce bourg d’Eredch, que les géographes écrivent plus ordinairement Erez, faisait partie du canton d’Arschamouni ou Aschmouni, l’une des seize subdivisions de la province de Douroupéran. (Indjidji, Arm. anc., p. 114.)

[138] Cf. sur l’origine de cette famille, Moïse de Khorène, Hist. d’Arm., l. II, c. 7.

[139] Cf. Indjidji, Arm. anc., p. 534.

[140] Cette localité, sur laquelle les géographes ne nous ont transmis aucun renseignement, n’a même pas été citée par le P. Indjidji dans son Arménie ancienne.

[141] Le Vergan l’Hyrcanie des anciens, était une des subdivisions de l’âme ou Khousdi-Khorassan (Géogr. de Moïse de Khorène dans Saint-Martin, Mém. sur l’Arm., t. II. p. 372-373. Il a été précédemment question de ce pays dans les auteurs que nous avons publiés.

[142] Les écrivains orientaux nous apprennent que te roi des Huns Hephtalites s’appelait alors Kouschnawaz (De Guignes, Hist. des Huns, t. II; 1, 4, § 2.)

[143] Cf. Procope, Bell. pers., l. I, c. 4.

[144] La guerre contre les Huns Hephtalites dont il est question ici fut la dernière de celles que Bérose avait entreprises en vue de se venger de tous les échecs que ce peuple lui avait fait éprouver. Dans l’origine de ses démêlés avec les Hephtalites, Bérose, plusieurs fois vaincu, avait été fait prisonnier, et n’avait dû sa délivrance qu’à la médiation de l’empereur grec. Cependant son esprit turbulent lui fit de nouveau déclarer la guerre aux Huns, et un premier succès l’ayant enhardi, il résolut de les attaquer sur leur propre territoire. C’est cette campagne qui est racontée ici par Lazare de Pharbe et que Procope a également rapportée dans son Histoire de la guerre de Perse (l. I, ch. 3, 4). Les Huns, injustement attaqués par Bérose, marchèrent résolument au-devant de l’ennemi. Leur roi Kouschnawaz usa d’un stratagème fort habile, qui amena la ruine de l’armée perse et causa la mort de Bérose. Il fit creuser un fossé sur la route que les Perses devaient suivre, et le fit recouvrir de branches et d’une légère couche de terre. Les Perses, ne se doutaient pas de la ruse, ayant aperçu les Huns rangés en bataille en face d’eux, s’y précipitèrent sous la conduite de leur roi contre les ennemis; mais en arrivant sur le fossé, ils y tombèrent jusqu’au dernier. Le roi lui-même, ses fils et une partie de l’année périrent dans ce fossé, où une grêle de pierres et de javelots tuait tous ceux qui n’avaient point été brisés dans leur chute. Ceux que la mort épargna furent faits prisonniers, et cette défaite, si fatale aux armes de la Perse et au roi Bérose, mit fin aux querelles qui pendant tout le règne de ce prince avaient ensanglanté l’empire de Perse et celui de Huns Hephtalites, en même temps qu’elle permit aux Arméniens de se révolter contre l’oppression des marzbans et de s’insurger contre les dominateurs.

[145] Il y a évidemment ici une lacune de quelques lignes. Je l’ai indiquée par des points, bien que le texte de l’Histoire de Lazare ne la signale pas. Il semble que les lignes qui manquent devaient parler également de l’envoi de messagers à Sapor, qui commandait l’armée des Perses en Arménie, puisque dans les lignes qui suivent il est question de Sapor, sans qu’il ait été fait mention plus haut de ce général. Voici, au surplus, comment les faits relatifs à la défaite de Bérose et aux conséquences qu’elle amena doivent être compris. Bérose, vaincu et tué dans sa campagne contre les Hephtalites, laissa la Perse dans la plus grande perplexité. Les grands de la cour, pour parer aux éventualités du moment, se rassemblèrent en conseil à Ctésiphon, et expédièrent des courriers à Sapor en Arménie et à Zarmihr en Ibérie, pour les presser de rentrer en Perse avec leurs armées. Ces deux généraux se hâtèrent de se rendre à l’appel des grands de la Perse, et, n’ayant laissé que de faibles garnisons dans le pays qu’ils abandonnaient, ils donnèrent ainsi aux Arméniens l’occasion de se révolter.

[146] Vagharsch occupa le trône de 486 à 490. C’est le même qui est appelé Βλάσης et Οὐάλλας par les écrivains grecs.

[147] Notre auteur est le seul écrivain qui mentionne cette localité. — Cf. Indjidji. Arm. anc., p. 14.

[148] Cette localité n’est mentionnée que par notre auteur; on ne la trouve citée dans aucun géographe arménien.

[149] Le texte porte pazé zaderbaïagan Schabab. — Saint-Martin suppose que le mot pazé vient du persan baz, faucon et qu’il indiquait la dignité dont Schahab était revêtu.

[150] Lazare est le seul historien qui fasse mention de ce fils de Bérose, révolté contre Vagharsch et qui voulait s’emparer de la royauté.

[151] Cf. Patcanian, Hist. des Sassanides, p. 75-76 de la tr. fr.

[152] Ce prince s’appelait Nersèh.

[153] Ce prince, appelé Sahag, fut remis plus tard en possession de ses domaines héréditaires.

[154] Ce marzban, Perse de nation, resta sept mois dans le pays, en 484.

[155] Vahan, surnommé le Grand, fut nommé marzban d’Arménie en 496 par Vagharsch et confirmé dans ses charges par Cahad, frère de Vagharsch et fils de Firouz. Il resta marzban d’Arménie jusqu’en 511, époque à laquelle Vart, son frère, lui succéda dans sa charge.

[156] Continuation de l’Histoire d’Elisée, per Lazare de Pharbe, p. 251-296.

[157] Paris, 1843, in 8° de 48 pages.

[158] Patcanian, Hist. des Sassanides, p. 15.