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LIVRE V.

Fin de la guerre du Péloponnèse. Les trente tyrans et leur expulsion par Thrasybule. Expédition de Cyrus, et retraite des dix mille.

I. Nous avons vu les Athéniens combattre deux années en Sicile avec plus d'ambition que de succès. Cependant l'auteur de la guerre, le chef de l'expédition, Alcibiade, est accusé à Athènes, en son absence, d'avoir révélé le mystère de Cérès, dont le silence était la loi la plus sainte. Rappelé de l'armée pour paraître devant ses juges, et cédant soit à son indignation, sait aux reproches de sa conscience, il s'exila volontairement en Élide. Bientôt, condamné par les juges, frappé même par tous les pontifes des anathèmes les plus terribles, il se rendit à Lacédémone, et y engagea le roi (1) à attaquer les Athéniens, abattus par les revers qu'ils venaient d'essuyer en Sicile. Aussitôt les peuples de la Grèce vinrent à l'envi se joindre aux Spartiates, comme pour éteindre un incendie qui les menaçait tous ; tant les Athéniens s'étaient rendus odieux par leur domination tyrannique ! Le roi de Perse lui-même, Darius (2), héritier de la haine qui avait armé contre Athènes son père et son aïeul, s'unit avec Lacédémone par les intrigues de Tissapherne, satrape de Lydie, et se chargea des frais de la guerre. Sa haine peur les Athéniens n'était cependant que le prétexte de son alliance avec les Grecs : il craignit que, vainqueurs d'Athènes, les Spartiates ne tournassent leurs armes contre lui. Faut-il donc s'étonner que la puissance d'Athènes ait succombé, lorsque toutes les forces de l'Orient conjuré s'étaient réunies contre elle seule ? Mais sa résistance ne fut pas sans gloire, et sa défaite coûta des flots de sang : elle lutta jusqu'au dernier soupir, et, souvent victorieuse, elle fut plutôt épuisée par les caprices de la fortune, que vaincue par la force. La guerre commençait à peine (3), que ses alliés même l'avaient déjà trahie : tel est l'usage des hommes, toujours fidèles au parti que semble favoriser le sort.

II. Alcibiade déploya, dans la guerre qu'il avait allumée contre sa patrie, non le courage d'un simple soldat, mais les talents d'un grand capitaine. A la tête de cinq vaisseaux, il fit voile vers l'Asie, et souleva, par l'ascendant de son nom, les villes tributaires des Athéniens : on savait qu'il s'était illustré dans sa patrie, et l'exil, aux yeux des peuples, n'avait pont obscurci sa gloire : on voyait en lui un général donné aux Spartiates, plutôt qu'enlevé aux Athéniens, et son pouvoir nouveau semblait égaler celui qu'il avait perdu. Mais son mérite excita à Lacédémone plus d'envie que de bienveillance ; les principaux citoyens dressèrent des embûches à ce dangereux rival : Alcibiade, instruit de leurs complots par la femme du roi Agis, qu'il avait séduite, se réfugia près de Tissapherne, satrape de Darius. Il sut bientôt gagner son amitié, par l'affabilité de son langage et sa complaisance officieuse : aux grâces de la jeunesse, à la beauté majestueuse de ses traits, il joignait une éloquence qu'Athènes même avait admirée : mais comme des vices étaient cachés sous ce talent, il savait mieux acquérir que conserver des amis. Il engagea donc Tissapherne "à ne pas fournir tant d'argent à la flotte de Sparte ; à faire peser une partie de ce fardeau sur les Ioniens, puisque la guerre devait les affranchir du tribut qu'ils payaient à Athènes ; à ne pas même prodiguer ses secours aux Spartiates, qui voulaient vaincre pour eux, et non pour lui ; à leur fournir les moyens de poursuivre, non de terminer la guerre. Il ajoute que, dans les dissensions des Grecs, le roi de Perse, arbitre de la guerre et de la paix, soumettra par leurs propres armes ceux que ses forces n'auraient pu dompter ; mais que, dès la fin de la guerre, il aura les vainqueurs à combattre : qu'il faut donc épuiser la Grèce par des divisions intestines, pour la détourner de toute conquête étrangère, rendre les forces égales, et venir à l'appui du plus fable ; que les Spartiates ne sont pas disposés à rentrer dans le repos après la victoire, puisqu'ils se sont déclarés hautement les vengeurs de la liberté grecque." Tissapherne approuva ces conseils ; il n'envoya aux Lacédémoniens que des sommes assez faibles, et une partie de la flotte royale, ne voulant ni leur assurer la victoire, ni les contraindre à renoncer à la guerre.

III. Cependant Alcibiade vantait à ses concitoyens le service qu'il leur avait rendu ; il accueille leurs députés, et leur promet l'amitié du roi, s'ils consentent à faire passer du peule au sénat le gouvernement de la république : il espérait se faire ainsi rappeler, soit à la tête des troupes par les deux ordres réunis, soit au secours de l'un des partis si la discorde éclatait dans l'état. Athènes menacée d’une guerre dangereuse sacrifia sa gloire à son salut, et, du consentement du peuple, le sénat recouvra le pouvoir. Mais ses membres, égarés par la fierté naturelle aux nobles, devinrent bientôt pour le peuple autant d'oppresseurs et de tyrans ; et Alcibiade, rappelé par les soldats, reçut le commandement de la flotte. II mande aussitôt à Athènes "qu'il va s'y rendre, à la tête d'une armée, pour arracher aux Quatre-Cents un pouvoir ravi au peuple, s'ils ne s'en dépouillent eux-mêmes." Effrayés de ces menaces, les grands, après une tentative inutile pour livrer la ville aux Spartiates, s'exilèrent volontairement. Alcibiade, ayant délivré sa patrie de ces dissensions intestines, équipa une puissante flotte, à la tête de laquelle il se dirigea contre les Lacédémoniens.

IV. Mindare et Pharnabaze, chefs de la flotte ennemie, l'attendaient à Sestos, en ordre de bataille. La victoire resta aux Athéniens ; elle coûta aux Spartiates le plus grand nombre de leurs soldats, presque tous leurs généraux, et quatre-vingts navres. Peu de jours après, les Spartiates, ayant quitté leur flotte pour combattre sur terre, sont une seconde fois vaincus : épuisés par ces désastres, ils demandèrent la paix ; mais les intrigues de ceux qui voulaient la guerre les empêchèrent de réussir. Enfin, l'invasion des Carthaginois dans la Sicile (4) rappela les troupes syracusaines à la défense de leur patrie, et Alcibiade, voyant les Spartiates accablés de tant de pertes, alla ravager l'Asie avec sa flotte victorieuse. Il livre de nombreux combats, rentre en triomphe dans toutes les villes révoltées, en soumet plusieurs autres, et étend, par ses nouvelles conquêtes, la puissance de son pays, rend à la marine athénienne son ancienne gloire, s'illustre même par plusieurs victoires sur terre, et retourne vers le peuple, qui l'appelait de ses voeux. II était suivi de deux cents vaisseaux enlevés à l'ennemi, et chargés d'un immense butin. A son approche, une foule innombrable sort de la ville, et accourt au devant de l'armée victorieuse (5). On admire tous ces guerriers, mais surtout Alcibiade ; partout, les yeux étonnés se fixent sur lui : on le contemple comme un génie tutélaire, comme le dieu de la victoire : on vante les bienfaits dont il a comblé sa patrie : on admire jusqu'aux talents qu'il a déployés contre elle ; il avait cédé, disait-on, au ressentiment d'un injuste exil. On s'étonne qu'un seul homme ait été assez puissant pour renverser un si grand empire et le relever ensuite ; pour traîner, dans chaque parti, la victoire sur ses pas, et maîtriser à son gré la fortune. C'est peu que lui décerner les récompenses accordées aux héros, on lui prodigue encore les honneurs qui ne sont dus qu'aux dieux ; tous s'efforcent à l’envi d'effacer, par l'éclat de son rappel, l'opprobre de son exil. Ils portent au devant de lui, pour rendre hommage à ses triomphes, les images de ces mêmes dieux dont ils avaient imploré contre lui la vengeance, et semblent vouloir placer au rang des immortels cet homme qu'ils ont naguère privé de tout secours humain. Les honneurs succèdent aux outrages, les présents aux confiscations, les voeux publics aux malédictions de la haine. On ne parle pas des revers de la Sicile, mais des victoires remportées dans la Grèce ; on ne songe pas aux flottes qu’il a perdues, mais à celles qu'il vient de conquérir ; on oublie Syracuse, pour ne se souvenir que de l'Hellespont et de l'Ionie. C'est ainsi qu'Alcibiade, dans la faveur ou dans la disgrâce, inspira toujours à ses concitoyens des sentiments extrêmes.

V. Cependant les Spartiates confient à Lysandre le commandement de leur flotte et la conduite de la guerre. Cyrus, fils de Darius, roi de Perse, substitué à Tissapherne dans le gouvernement de l'Ionie et de la Lydie, leur prodigua ses trésors, ses secours, et leur rendu l’espoir et le courage. Avec ces nouvelles forces, ils firent voile vers l'Asie, où Alcibiade venait de passer à la tête de cent vaisseaux ; et tandis que ses soldats épars, entraînés par l'appât du butin, pillent sans crainte des campagnes qu'une longue paix avait enrichies, l'ennemi surprend, écrase leurs bataillons dispersés (6). Les Athéniens perdirent dans cette seule défaite plus qu'ils n'avaient gagné par tant de victoires ; et, dans leur désespoir, attribuant ce désastre, non au caprice de la fortune, mais à la trahison de leur chef, en qui d'anciens ressentiments avaient prévalu sans doute sur le souvenir de leurs derniers bienfaits, ils déposent sur-le-champ Alcibiade, pour lui substituer Conon (7). Le premier n'avait, disaient-ils, remporté quelques succès que pour montrer à l'ennemi quel général il avait dédaigné, et lui vendre à plus haut prix la victoire. On pouvait tout croire, en effet, d'un homme aussi habile et aussi corrompu qu'Alcibiade. Craignant la fureur du peuple, il s'exila pour la seconde fois (8).

VI. Conon, animé par l'idée toujours présente des talents de son prédécesseur, travaille avec ardeur à équiper une flotte : mais l'élite de l'armée venait de périr en Asie, et ses vaisseaux manquaient de soldats. En vain on appelle aux armes les vieillards et les enfants ; l'armée devient plus nombreuse et reste aussi faible. De tels combattants ne soutinrent pas longtemps le choc de l'ennemi : ils tombent pêle-mêle sous le glaive ou dans les mains du vainqueur : , et tel fut le nombre des prisonniers et des morts, que l'empire et le nom même d'Athènes paraissaient près de s'éteindre. Épuisée par ce dernier revers et ne trouvant plus de soldats, elle reçoit les étrangers au nombre de ses citoyens ; elle donne la liberté aux esclaves, l'impunité aux criminels ; de ce ramas d'hommes, elle forme une armée naguère maîtresse de toute la Grèce, elle peut à peine défendre sa liberté. Cependant elle se décide à tenter encore une fois la fortune de la mer, assez hardie pour espérer la victoire, alors même qu'elle venait de désespérer de son salut. Mais ce n'était point avec de tels soldats qu'Athènes pouvait défendre son nom ; ce n'était point à de tels appuis qu'elle avait dû tant de victoires : quels talents militaires lui promettaient des hommes habitués à vivre dans les fers, et non dans les camps ? aussi presque tous furent pris ou tués ; et Conon, échappé seul au carnage, redoutant la vengeance des Athéniens, se réfugia avec huit vaisseaux près d'Evagoras, roi de Chypre (9).

VII. Enivré de tant de succès, le général spartiate insulte aux malheurs des vaincus : il envoie en triomphe dans sa patrie, chargés d'ornements et de dépouilles, les vaisseaux dont il s'est rendu maître. Les villes tributaires d'Athènes, que l'incertitude d u sort des armes avait contenues dans le devoir, se livrent volontairement à lui, et toute la puissance d'Athènes est renfermée dans ses murailles. A ces tristes nouvelles, tous les habitants quittent leurs maisons, et courent épouvantés de rue en rue : ils s'interrogent l'un l'autre ; ils cherchent l'auteur de ce bruit fatal. Vieillards, femmes, enfants, tous se répandent dans la ville ; un si horrible désastre frappe à la fois tous les coeurs. On se réunit sur la place publique ; on y passe la nuit à verser des larmes sur l'infortune d'Athènes : l'un pleure un frère, un fils ou un père ; l'autre des proches, ou des amis plus chers encore, et, unissant dans leurs plaintes les pertes particulières et les désastres publics, ils s'écrient qu'ils vont périr, et la patrie avec eux ; que les citoyens morts dans le combat sont heureux et dignes d'envie. Chacun se retrace les horreurs d'un siège, les souffrances de la famine, les cruautés du vainqueur ; la ville anéantie par le fer et la flamme ; ses citoyens captifs et traînés en esclavage : autrefois du moins les murs d'Athènes étaient seuls tombés, sans écraser sous leurs débris les enfants et les pères ; mais aujourd'hui ils n'avaient ni flotte qui pût leur servir d'asile, ni armée qui pût tes défendre et relever un jour une ville plus vaste et plus belle.

VIII. Dans cet abattement général, l'ennemi paraît devant les murs, et presse les assiégés par la famine. II savait que les vivres qu'on y avait reçus touchaient à leur fin, et il fermait l'accès de la ville à de nouveaux convois. Epuisée par une longue disette et la perte de tant de citoyens, Athènes demanda la paix (10). Alors s'éleva une longue discussion parmi les Lacédémoniens (11) et leurs alliés : les uns disaient "qu'il fallait brûler les murs et anéantir le nom d'Athènes ; mais les Spartiates, ayant déclaré "qu'ils n'arracheraient point l'un des deux yeux de la Grèce," promirent la paix aux vaincus, s'ils consentaient "à renverser les murailles qui unissaient la ville au Pirée, à livrer le reste de leurs vaisseaux, à recevoir trente gouverneurs choisis par Lacédémone."La ville se rendit sous ces conditions, et le gouvernement en fut confié à Lysandre. Cette année, signalée par la prise d’Athènes, le fut aussi par la mort de Darius, roi de Perse, et par l'exil de Denys, tyran de Sicile (12). Avec l'état de la république, changea bientôt le sort de ses citoyens : les trente magistrats nommés pour la gouverner s'érigent en tyrans ; ils s'entourent d'abord de trois mille satellites, garde plus nombreuse peut-être que les citoyens échappés à tant de désastres ; et, trouvant cette armée trop faible pour contenir la ville, ils obtiennent encore des vainqueurs sept cents soldats. Bientôt ils commencent leurs massacres ; et, craignant qu'Alcibiade ne se rendît de nouveau maître d'Athènes, sous prétexte de briser ses fers, ils le choisissent pour première victime. II se rendait vers Artaxerxe (13), roi de Perse, lorsque des meurtriers, envoyés à la hâte à sa poursuite, l'atteignirent, et, n'osant l'attaquer à force ouverte, le brûlèrent vif dans la maison où il reposait.

IX. Délivrés de l'ennemi dont ils redoutaient la vengeance, les tyrans, par leur cruauté et leurs rapines, épuisent les faibles débris d'une si belle nation (14). Théramène, l'un de leurs collègues, désapprouvait leurs violences : sa mort répandit partout l'épouvante. Les citoyens s'empressent de quitter la ville, et la Grèce se remplit d'Athéniens fugitifs. Privés même de cette dernière ressource par l'édit des Spartiates, qui défendait aux villes grecques de donner asile aux exilés, ils se réfugièrent à Argos et à Thèbes ; ils y trouvèrent non seulement un refuge, mais aussi l'espoir de recouvrer leur patrie. Au nombre des exilés était Thrasybule, homme d'une naissance illustre et d'un esprit entreprenant, qui résolut d'affronter la mort pour la patrie et pour le salut commun. A la tête de ses compagnons d'exil, il s'empara de Phylé, château situé sur les frontières de l'Attique : plusieurs villes, touchées de tant de malheurs, lui prêtèrent quelques secours. Isménias, le premier citoyen de Thèbes, ne pouvant disposer en leur faveur des forces de sa patrie, les aidait en secret de ses propres secours, et l'orateur Lysias (15), alors exilé de Syracuse, leva à ses frais cinq cents soldats destinés à délivrer la mère commune de l'éloquence. La première bataille fut sanglante ; mais les uns combattaient avec plus d'ardeur peur le salut de leur patrie, que les autres pour le maintien d'une domination étrangère. Les tyrans furent vaincus et se réfugièrent dans la ville, pour y désarmer le peu de citoyens dont ils avaient épargné la vie. Bientôt même, craignant une trahison, ils chassent de la ville tous les Athéniens, leur assignent pour demeure l'espace compas entre les murailles qu'on avait abattues, et confient à des soldats étrangers la défense de leur pouvoir. Ils essayèrent ensuite de séduire Thrasybule, en promettant de l'associer à leur puissance ; mais, n'ayant pas réussi, ils firent venir des troupes de Lacédémone, et livrèrent une seconde bataille, où périrent Critias et Hippolochus, les plus cruels d'entre eux.

X. Les autres furent également vaincus, et Thrasybule, voyant fuir leurs soldats, presque tous Athéniens, leur demande à grands cris, "pourquoi ils fuient devant lui, comme des vaincus, au lieu de l'aider à venger leur liberté commune ? Il leur rappelle qu'il est leur concitoyen, non leur ennemi ; qu'il n'a pas pris les armes pour les dépouiller, mais pour leur rendre les biens qu'ils ont perdus ; qu'il fait la guerre, non à la patrie, mais à ses tyrans." Il leur rappelle qu'issus du même sang, soumis aux mêmes lois, au même culte, ils ont longtemps combattu pour la même cause ; que si eux-mêmes supportent patiemment l'esclavage, "ils aient du moins pitié de leurs concitoyens exilés ; qu'ils rendent une patrie à ceux qui leur apportent la liberté." Telle fut la puissance de ces discours, que l'armée à son retour dans la ville, relégua les tyrans à Éleusis, et confia le gouvernement à dix magistrats nouveaux ; mais, insensibles à l'exemple menaçant de leurs devanciers, ceux-ci marchèrent sur leurs traces et se souillèrent des mêmes crimes. Cependant les Spartiates, instruits de ce soulèvement, envoient pour le réprimer le roi Pausanias, qui, touché des malheurs de ce peuple banni, lui rend enfin sa patrie, et exile à Éleusis les dix nouveaux tyrans. Le calme semblait rétabli : mais quelque temps après, également indignés et du retour des bannis, et de leur propre exil, se croyant esclaves parce que leurs concitoyens étaient libres, les tyrans prennent les armes. Séduits par l'espoir de recouvrer leur empire, ils se laissent attirer à des conférences où ils sont saisis, et cimentent de leur sang le rétablissement de la paix : les citoyens proscrits par eux sont rappelés dans la ville. C'est ainsi que les membres dispersés d'Athènes se réunirent enfin en un seul corps ; et, pour prévenir les ressentiments et les vengeances, tous s'engagèrent, par serment, à l'oubli des discordes passées. Cependant Thèbes et Corinthe envoient des députés aux Spartiates, pour demander leur part dans le butin d'une guerre dont elles avaient partagé les périls. Cette demande est rejetée, et les deux républiques, sans se déclarer ouvertement ennemies, montrent assez, par leur colère à peine retenue, que la concorde est près de se rompre.

XI. Vers cette époque mourut Darius, roi de Perse ; ce prince laissa deux fils, Artaxerxe et Cyrus : il légua l'empire au premier, et ne laissa au second que les villes dont il était gouverneur . Cyrus trouvait ce partage injuste, et se préparait en secret à la guerre. Instruit de ses complots, Artaxerxe l'appela près de lui, et, malgré ses protestations de soumission et d'innocence, il le fit charger de chaînes d'or, et lui eût ôté la vie, si sa mère ne l'avait sauvé. Cyrus, à peine en liberté, continue ses préparatifs, non plus en secret, mais ouvertement (16) ; et, déclarant hautement ses projets, il réunit de toutes parts des soldats. Les Spartiates, qui, dans la guerre du Péloponèse, avaient reçu de lui de puissants secours, feignent d'ignorer le but de ses préparatifs, et promettent de lui envoyer des troupes dès qu'il en aura besoin : par là, ils cherchaient à se ménager à la fois et l'amitié de Cyrus, et une excuse près d'Artaxerxe, s'il était vainqueur, puisqu'ils n'auraient rien arrêté directement contre lui. Les deux frères s'étant rencontrés dans la mêlée, Artaxerxe fut le premier blessé par Cyrus ; mais la vitesse de son cheval le tira du danger, et son rival fut tué par ses gardes. Vainqueur, il resta maître des dépouilles et de l'armée de son frère. Dix mille Grecs, auxiliaires de Cyrus, furent vainqueurs à l'aile où ils avaient combattu : même après la mort de ce prince, la nombreuse armée qui les entourait ne put ni les écraser par la force, ni les surprendre par la ruse ; et, à travers tant de peuples barbares et de nations ennemies, ces braves guerriers surent, par leur courage, se frayer dans ces immenses contrées une route jusqu'à leur patrie.

LIVRE VI.

 Expéditions de Dercyllidas et d'Agésilas, en Asie. Guerre des Thébains. Paix d'Antalcias. Exploits d'Épaminondas. Philippe de Macédoine commence à s'immiscer dans les affaires de la Grèce.

I. TELLE est la nature du coeur de l'homme, que son ambition croît avec sa puissance : aussi vit-on les Spartiates, non contents d'avoir doublé leurs forces par la réunion de celles d'Athènes, aspirer à la conquête de l'Asie. Mais ce vaste pays était presqu'entièrement soumis à la Perse : Dercyllide, chargé de l’expédition, voyant que les deux satrapes qu'il aurait à combattre, Pharnabaze et Tissapherne, avaient réuni autour d'eux les forces des plus puissantes nations, résolut de traiter avec l'un ou l'autre de ces généraux. Il préféra Tissapherne, le plus habile, auquel obéissaient d'ailleurs la plupart des soldats qui avaient autrefois servi sous Cyrus ; et, dans une conférence, Tissapherne s'engagea, par un traité particulier, à ne pas prendre les armes. Mais bientôt Pharnabaze l'accuse devant leur maître commun "de n'avoir point repoussé les Spartiates à leur rentrée en Asie, de leur avoir même ouvert les trésors du roi, d'acheter des ennemis le droit de régler quelles guerres ils doivent différer, quelles guerres ils doivent entreprendre, comme si les désastres d'une province n'intéressaient pas tout l'empire." Il ajoute, "qu'il est honteux d'acheter la paix, au lieu de repousser la guerre, et d'opposer à un ennemi l'or et non le fer ;" enfin il propose au roi, irrité contre Tissapherne, de lui substituer dans le commandement de la flotte l 'Athénien Conon, qui, depuis que la guerre l'avait privé de sa patrie, vivait retiré dans l'île de Chypre. Il lui représente que les Athéniens, en perdant l'empire des mers, ont conservé leurs talents maritimes, et qu'à choisir un général dans toute leur nation, nul n'est préférable à Conon. Ainsi Pharnabaze, ayant reçu cinq cents talents, eut ordre de confier à Conon le commandement de la flotte.

II. A cette nouvelle, les Spartiates font demander des secours à Hercynion (1), roi d 'Egypte, qui leur envoie cent trirèmes et six cent mille boisseaux de blé : tous leurs alliés fournirent également de puissants renforts. Mais il manquait à une si nombreuse armée un chef digne de la conduire ; à un si habile ennemi, un rival digne de le combattre. Les alliés demandèrent Agésilas, alors roi de Lacédémone : les Spartiates hésitèrent longtemps à lui confier le commandement, effrayés par un oracle de Delphes, qui annonçait la ruine de leur empire, lorsque chancellerait la puissance royale ; et Agésilas était boiteux. Enfin ils s’y décidèrent, aimant mieux voir chanceler leur général, que l'état. Agésilas passa en Asie, à la tête d'une forte armée. Jamais peut-être l'on ne vit opposés l’un à l'autre deux athlètes mieux assortis : tous deux semblaient avoir même âge, même habileté, même bravoure ; tous deux s'étaient également illustrés par leurs victoires ; et la fortune, en les rendant de tout point égaux, ne permit pas néanmoins que l'un triomphât de l'autre. L'éclat de leurs exploits répondit à la grandeur de leurs préparatifs. Mais les soldats de Conon, souvent privés de leur solde par les officiers du roi, se soulevèrent, et leurs demandes étaient d'autant plus pressantes, que l'activité de leur chef leur présageait une campagne pénible. Conon fatigua vainement Artaxerxe de ses lettres. Enfin, il se rend en personne à la cour ; et, ne pouvant ni parler au roi, ni le voir, parce qu'il ne voulait point l'adorer selon l'usage des Perses, il traite avec lui par envoyés, et se plaint "que l'armée du plus opulent des rois s'épuise dans la pauvreté ; qu’un prince aussi fort que l'ennemi par le nombre de ses soldats, consente, quoique plus riche, à lui céder eu richesse, et se laisse vaincre du côté même où l'avantage lui est le plus assuré. Il demande qu'on charge des frais de la guerre un seul trésorier, parce qu'il est dangereux d'en multiplier le nombre." Enfin la solde lui est remise ; et, de retour sur sa flotte, il se hâte de signaler, par de nombreux exploits, son courage et son bonheur. Il dévaste les campagnes, force les villes, et renverse tout avec I'impétuosité : de la foudre. Épouvantés de ses succès, les Spartiates rappellent Agésilas de la conquête de l'Asie à la défense de la patrie (2).

III. Cependant Pisandre, à qui Agésilas avait confié à son départ le gouvernement de l'état, équipe une flotte puissante, et vient tenter le sort des combats. Conon, près de livrer la première bataille, range son armée avec le plus grand soin. Des deux côtés, les généraux, les soldats rivalisaient de zèle et d'ardeur (3) : Conon combattait moins pour les Perses que pour son pays ; s'il avait naguère porté le dernier coup à la puissance expirante des Athéniens, il brûlait de la relever, et de conquérir par sa victoire une partie qu'il avait perdue par sa défaite ; projet d'autant plus beau, que l'exécution en était confiée, non pas aux forces d'Athènes, mais à un peuple étranger ; que les dangers en étaient pour la Perse, et les fruits pour sa patrie ; qu'enfin il s'ouvrait à la gloire une route nouvelle, inconnue aux généraux fies siècles passés : c'était par la défaite des Perses qu'ils avaient sauvé la république ; c'était en leur assurant la victoire que lui-même allait la relever. Quant à Pisandre, à la fois le parent et l'émule d'Agésilas, il brûlait d'égaler ses exploits et sa renommée ; il craignait de détruire en un instant, par sa faute, une puissance qui avait coûté tant de siècles et de combats : chaque soldat, chaque rameur semblait prendre part à ses craintes ; tous tremblaient de voir leur patrie dépouillée de sa puissance, et plus encore de voir cette puissance passer aux mains des Athéniens. Plus la victoire fut disputée, plus elle fut glorieuse pour Conon. Les Spartiates, vaincus, prennent la fuite ; leurs garnisons sont chassées d'Athènes, qui, affranchie de la servitude, rentra dans ses premiers droits, et recouvra la plupart des villes qu'elle avait perdues.

IV. De cette victoire date le rétablissement de la puissance d'Athènes et la décadence de celle de Sparte : comme si les Spartiates eussent perdu leur valeur avec l'empire, ils devinrent l'objet du mépris de leurs voisins. Les Thébains, aidés des Athéniens, s'armèrent les premiers contre eux ; les talents d'Épaminondas avaient inspiré à ce peuple, jusque là faible et obscur, l'espoir de dominer sur toute la Grèce. Les Spartiates furent aussi malheureux sur terre contre les Thébains, qu'ils l'avaient été sur mer contre Conon. Dans la bataille, ils perdirent Lysandre, le vainqueur d'Athènes ; et le second de leurs chefs, Pausanias, accusé de trahison, s'exila lui-même. Les Thébains victorieux marchent sur Lacédémone avec toutes leurs forces, espérant emporter sans résistance une ville abandonnée de ses alliés. Ce fut alors que les Spartiates épouvantés rappelèrent à la défense de sa patrie Agésilas (4), leur roi, qui se signalait alors en Asie : depuis la mort de Lysandre, nul autre général n'avait leur confiance. Ce prince tardant à reparaître, ils lèvent eux-mêmes une armée, et marchent à l'ennemi. Mais des soldats si récemment vaincus ne purent opposer à une année triomphante assez de forces ni de courage : le premier choc suffit pour les renverser. Ce fut pendant la déroute et le massacre des siens que parut enfin Agésilas : à la tête de ses troupes fraîches et endurcies par de longues campagnes, il rétablit le combat, et arracha facilement la victoire à l'ennemi ; mais il fut lui-même grièvement blessé.

V. A cette nouvelle, les Athéniens, craignant de perdre encore leur liberté si Sparte recouvrait sa puissance, lèvent une armée et l'envoient au secours des Thébains, sous les ordres d'Iphicrate, jeune homme de vingt ans, mais doué des plus brillantes qualités. Son mérite était au dessus de son âge ; et parmi tant de grands capitaines qui avalent illustré Athènes, aucun n'avait donné une plus haute idée de ses talons, ni montré un génie plus précoce : il était à la fois habile général et orateur éloquent. Instruit du retour d'Agésilas, Conon quitte aussitôt l'Asie pour venir dévaster le territoire de Sparte, qui, partout menacée du bruit effrayant des armes, et entourée d'ennemis, est réduite à désespérer de son salut. Conon, après quelques ravages sur les terres de l'ennemi, se dirigea vers Athènes, où il fut reçu avec des transports de joie. Mais l'aspect de sa patrie, détruite et embrasée par les Spartiates, lui causa plus de douleur qu'il ne ressentit de plaisir en y rentrant après tant d'années d'exil. Il répara donc par la main des Perses, et avec les richesses enlevées dans cette guerre, les ravages du fer et du feu : par une étrange fatalité, Athènes vit les Perses relever les maisons que les Perses avaient brûlées, et les dépouilles de Sparte employées à rétablir ces murs renversés par les Spartiates ; et tels furent les caprices du sort, qu'elle trouva des alliés dans ses anciens ennemis, et des ennemis dans ceux qui avaient été naguère ses plus fidèles alliés.

VI. Cependant Artaxerxe, roi de Perse, envoie en Grèce des ambassadeurs, ordonne à tous les partis de poser les armes, et menace de traiter en ennemi quiconque refuserait d'obéir. II rend à chaque république sa liberté, ses possessions, non pour mettre un terme aux maux de la Grèce et aux haines meurtrières qui sans cesse l'armaient contre elle-même, mais pour en retirer ses armées et les employer contre l'Égypte, qui avait fourni des secours aux Spartiates. Epuisés par tant de combats, les Grecs s'empressent d'obéir. Cette année, déjà mémorable par la pacification subite et générale de la Grèce, le fut encore par la prise de Rome, qui tomba à cette époque au pouvoir des Gaulois (5). Mais bientôt la perfidie des Spartiates troubla le repos de leurs voisins : ils profitent de l'absence des Arcadiens, pour s'emparer de leur forteresse, et y mettre une garnison. Les Arcadiens levèrent une armée, et, avec le secours des Thébains, reprirent ce qu'ils avaient perdu. Archidamus, général des Spartiates, fut blessé dans ce combat ; et, voyant ses troupes tomber sans résistance sous le fer ennemi, il fit réclamer par un héraut les corps de ses soldats, pour leur donner la sépulture : c'est ainsi que chez les Grecs un général reconnaît sa défaite. Contents de cet aveu, les Thébains firent cesser le carnage.

VII. Peu de jours après, une trêve tacite semblait avoir suspendu les hostilités ; et les Spartiates poursuivaient d'autres guerres contre leurs voisins, lorsque les Thébains, sous les ordres d'Épaminondas, conçurent l'espoir de s'emparer de Lacédémone. Ils marchent sans bruit contre cette ville, à l'entrée de la nuit ; mais ils ne purent la surprendre : les vieillards et les citoyens les plus faibles, avertis de l'approche de l'ennemi, courent en armes aux portes de la ville (6), et cent hommes, courbés sans le poids des ans, se disposent à repousser une armée de quinze mille soldats : tant il est vrai que l'aspect, la présence des pénates et de la patrie remplit le coeur de courage, et agit sur l'âme bien plus puissamment que leur souvenir ! Songeant à la cause et aux lieux qu'ils défendaient, ces hommes généreux résolurent de mourir ou de vaincre ; et l'on vit quelques vieillards soutenir le choc d'une armée qui venait de faire plier toute la jeunesse du pays : deux généraux ennemis périrent dans ce combat ; et, à la nouvelle de l'approche d'Agésilas, les Thébains se retirèrent. Mais la guerre se ralluma bientôt : enflammée par le courage et par la gloire des vieillards, la jeunesse de Sparte ne put contenir son ardeur, et courut aussitôt livrer bataille (7). Les Thébains furent vainqueurs : unissant la valeur d'un soldat aux talents d'un général, Épaminondas reçut une blessure mortelle. L'on vit alors, au bruit de sa chute, les Thébains, frappés de douleur et d'épouvante, les Spartiates, saisis et troublés par l'excès de leur joie, quitter en même temps, et pour ainsi dire d'un commun accord, le champ de bataille.

VIII. Épaminondas mourut peu de jours après (8), et la grandeur de sa patrie périt avec lui. Pareille à un dard dont il suffit d'émousser la pointe pour lui ôter toute sa force, la puissance thébaine, perdant en quelque sorte avec son chef le tranchant de son glaive, languit à l'instant : ses concitoyens parurent moins privés de son appui, qu'ensevelis dans son tombeau. Avant qu'il fût à leur tête, aucun exploit digne de mémoire n'avait signalé leur courage ; et s'ils se firent connaître après sa mort, ce fut par leurs défaites, et jamais par leurs triomphes : la gloire de Thèbes naquit et mourut avec lui (9). On peut au reste, douter si ce héros eut plus de talents ou de vertus. II songea toujours à l'illustration de son pays, jamais à sa propre grandeur ; et, plein de mépris pour les richesses, il ne laissa pas même de quoi fournir à ses funérailles. Aussi étranger à l'ambition qu'à l'avarice, il n'accepta qu'à regret les dignités qu'on lui prodigua, et les remplit avec tant d'honneur, qu'il sembla leur prêter plutôt qu'en recevoir de l'éclat. Enfin, il avait porté si loin l'étude de la littérature et de la philosophie, qu'on ne pouvait se lasser d'admirer, dans un homme nourri au sein des lettres, une si profonde connaissance de l'art militaire. Sa mort fut digne d'une si belle vie lorsque, rapporté demi-mort clans le camp, il eut recouvré ses sens et l'usage de la parole, il demanda seulement aux guerriers qui l'entouraient, "si à l'instant de sa chute son bouclier était tombé dans les mains de l'ennemi :" apprenant qu'il était conservé, il se fit apporter ce compagnon de ses travaux et de sa gloire, et le couvrit de baisers. Il demanda ensuite "quelle armée avait vaincu," et apprenant que c'était celle des Thébains : "Tout est donc bien ?" dit-il ; et il expira à l'instant, comme en félicitant sa patrie.

IX. Sa mort, éteignit le courage des Athéniens eux-mêmes : privés du rival qui nourrissait leur émulation, on les vit tomber bientôt dans l'engourdissement et la mollesse. Ils n'employèrent plus, comme autrefois, les revenus de l'état à l'équipement des flottes et à l'entretien des armées ; ils les dissipèrent en fêtes et en jeux publics ; et, préférant un théâtre à un camp, un faiseur de vers à un général, ils se mêlèrent, sur la scène, aux poètes et ans acteurs célèbres. Le trésor public, destiné naguère aux troupes de terre et de mer, fut partagé à la populace qui remplissait la ville. Aussi, dans ce repos de la Grèce épuisée, le nom jadis obscur et ignoré, des Macédoniens acquit enfin quelque gloire : ce fut alors que Philippe, resté trois ans en otage à Thèbes (10), et instruit à l'école d"Épaminondas et de Pélopidas, humilia la Grèce et l'Asie, et les fit, pour ainsi dire, courber sous le joug de la Macédoine.  

LIVRE VII.

Digression sur la Macédoine antérieurement à Philippe.

I. La Macédoine s'appela autrefois Émathie, du nom de son roi Émathion ; elle conserve encore les premiers monuments de sa valeur. Les accroissements de ce pays furent tardifs, et ses limites longtemps resserrées : les habitants s'appelaient alors Pélages et la contrée Péonie. Mais plus tard, par le courage de ses rois et l'activité : guerrière de ses habitants, elle soumit d'abord les nations voisines, et, s'étendant de peuple en peuple, recula jusqu'aux extrémités de l'Orient les bornes de sa puissance. La Péonie, qui fait aujourd'hui partie de la Macédoine, fut, dit-on, gouvernée par Pélégon, père d’Astéropée, qui s'illustra au siège de Troie parmi les défenseurs d'Ilion. Europe régna dans la partie opposée, à laquelle il donna son nom. Enfin Caranus, appelé en Macédoine par un oracle, vint en Émathie, à la tête d'une nombreuse colonie grecque : il s'empara d'Édesse, à la faveur d'une pluie abondante et d'un brouillard épais qui déroba sa marche aux habitants, et s'y introduisit en suivant un troupeau de chèvres que le mauvais temps chassait vers la ville. Alors, au souvenir de l'oracle, qui lui avait ordonné "de prendre des chèvres pour guides en allant chercher un empire," il s'établit en ce lieu, et se fit dès lors un devoir sacré de placer dans toutes ses expéditions des chèvres à la tête de ses soldats, pour être guidé par elles dans ses nouvelles entreprises, comme il l'avait été dans sa première conquête. Ce fut pour éterniser sa reconnaissance, qu'il donna à la ville d'Édesse le nom d'Égée ; aux habitants celui d'Égéades (1). Vainqueur de Midas et de plusieurs autres princes qui régnaient dans le pays, il les dépouilla ; et, s'étant mis lui seul à leur place, il unit en un seul corps de nation les peuples divers de la Macédoine, et établit sur de solides fondements la monarchie qu'il venait de fonder et d'agrandir.

II. Après lui régna Perdiccas, prince dont la vie fut illustre et dont les dernières paroles eurent la célébrité d'un oracle. Vieux et mourant, il indiqua à son fils Argée le lieu où il voulait être inhumé : il ordonna qu'on y ensevelît aussi ses successeurs, ajoutant que "tant que leurs cendres y reposeraient, le sceptre resterait dans sa maison." La superstition populaire attribua l'extinction de sa race, dans la personne d'Alexandre, au choix que fit ce prince d'une autre sépulture (2). Argée mérita l'amour de ses peuples par la douceur de son gouvernement : il laissa le trône à son fils Philippe, qui, enlevé par une mort prématurée (3), institua Érope, encore au berceau, héritier de ses états. Les Macédoniens étaient sans cesse en guerre avec les Illyriens et les Thraces, et, endurcis à la guerre par cette lette continuelle, ils devinrent, par leurs exploits, la terreur de leurs voisins. Les Illyriens, méprisant la faiblesse d'un roi pupille, attaquent les Macédoniens, qui, d'abord vaincus, déposent le jeune prince dans un berceau, le placent derrière l'armée, et reviennent à la charge avec furie : il semblait que la seule cause de leur première défaite fût de n'avoir pas combattu sous les auspices de leur souverain, ou que l'espoir superstitieux de triompher avec lui, dût leur assurer la victoire. Ils avaient d'ailleurs compassion d'un prince au berceau, que leur défaite précipiterait du trône dans la captivité. Aussi, dans cette seconde bataille, ils font un carnage affreux des illyriens, et montrent à l'ennemi que ce n'était pas le courage, mais la présence de leur roi qui naguère leur avait manqué. Amyntas, successeur d'Érope, joignit à l'éclat de son mérite la gloire d'avoir donné le jour à Alexandre, qui, doué par la nature de tous les genres de talents, se présenta même aux jeux Olympiques, et y disputa tous les prix.

III. Cependant Darius, roi de Perse, honteusement chassé de la Scythie, et craignant que sa fuite ne le déshonorât chez tous les peuples, envoya Mégabaze avec une partie de ses troupes, pour soumettre la Thrace et les contrées voisines, dans lesquelles il comptait envelopper aisément la Macédoine. Docile aux volontés de son maître, Mégabaze députe des ambassadeurs vers Amyntas, et lui fait demander des otages, comme gages de la paix qu'il lui propose. Accueillis avec bienveillance, admis à la table du roi, ces envoyés, échauffés par le vin, prièrent Amyntas "de joindre aux plaisirs de la bonne chère ceux d'une douce familiarité, en appelant à sa table ses femmes et celles de son fils : c'étaient, disaient-ils, chez les Perses un gage d'alliance et d'hospitalité." Elles paraissent, et les dépités barbares portent sur elles des mains impudiques : Alexandre prie son père, au nom de son âge et de son rang, de quitter la salle du festin, et promet de modérer lui-même la gaîté brutale de ses convives. Bientôt, il fait sortir pour quelques instants les femmes, sous prétexte d'embellir leur parure et d'ajouter à leurs grâces. Il leur substitue quelques jeunes gens, auxquels il fait prendre des vêtements de femmes, et il leur ordonne de réprimer, avec le fer caché sous leurs robes, l'insolence des envoyés : ceux-ci furent tous égorgés. Mégabaze, ignorant leur mort, et ne les voyant pas reparaître, envoie Bubarès en Macédoine, avec une partie de ses troupes, dédaignant de marcher en personne à une expédition facile et sans importance, et craignant de s'avilir contre de si obscurs ennemis. Mais, avant d'avoir livré bataille, Bubarès, épris de la fille d'Amyntas, pose les armes, l'épouse, et devint ainsi le gendre du prince qu'il voulait combattre.

IV. La mort d'Amyntas suivit de près le départ de Bubarès. Alexandre, son fils et son successeur, dut à l'alliance de Bubarès non seulement la paix sous le règne de Darius (4), mais la même faveur de Xerxès, qui, lorsqu'il inonda la Grèce comme un torrent, lui donna tout le pays situé entre l'Olympe et l'Hémus. Au reste, la valeur d'Alexandre contribua, autant que la libéralité des Perses, à l'agrandissement de son empire. Le sceptre de Macédoine passa ensuite, par ordre de succession, à Amyntas, fils de Ménélas, son frère. Ce prince s'illustra aussi par son activité et ses talents militaires. Son épouse Eurydice lui donna trois fils, Alexandre, Perdiccas et Philippe, père d'alexandre-le-grand, avec une fille nommée Eurynoé : il eut aussi de Gygée, Archelaüs, Aridée et Ménélas. Il fit une guerre sanglante aux Illyriens et aux Olyithiens. Sa femme Eurydice forma le projet de l’assassiner, et de donner à son gendre sa main et la couronne : le roi eût été victime de cette trahison, si sa fille ne lui eût révélé les dérèglements et les complots de sa mère. Échappé à tant de périls, il mourut dans un âge avancé, laissant la couronne à Alexandre, l'aîné de ses fils.

V. Dès le commencement de son règne (5), Alexandre achète, à prix d'argent, la paix avec les Illyriens, et leur remet en otage son frère Philippe : bientôt après il le livre encore aux Thébains, pour prix de leur alliance. Les brillantes qualités de ce jeune prince trouvèrent ainsi une heureuse occasion de se développer. II resta trois ans à Thèbes, et reçut ses premières leçons dans une ville où régnait la pureté des moeurs antiques, dans la maison même d'Épaminondas, sage philosophe et grand capitaine. Alexandre périt bientôt après ; il ne put échapper aux pièges de sa mère Eurydice ; Amyntas avait épargné, dans une épouse criminelle, la mère de ses enfants, qu'elle-même devait égorger un jour. Perdiccas subit aussi le sort de son frère Alexandre, et l'on vit cette mère dénaturée sacrifier à une infâme passion les enfants à qui elle devait l'impunité de ses crimes. Le meurtre de Perdiccas parut d'autant plus atroce, qu'il avait un fils au berceau, dont l'âge encore si tendre aurait dû toucher le coeur d'Eurydice. Philippe resta longtemps tuteur du jeune prince, sans prendre le titre de roi ; mais l'âge de son pupille ne promettant que des secours éloignés à ce royaume menacé par de puissants ennemis (6), Philippe céda aux voeux du peuple, et consentit à régner.

VI. A peine élevé au trône, il fit concevoir à la nation les plus hautes espérances : son génie annonçait un grand homme, et un ancien oracle avait prédit que le règne d'un des fils d'Amyntas serait une époque de gloire pour la Macédoine il restait, par les crimes de sa mère, l'unique objet de cette prédiction. Le meurtre de ses frères ; indignement égorgés, la crainte de périr comme eux, le nombre de ses ennemis, la faiblesse d'un empire épuisé par une longue suite de guerres, troublèrent les premières années de son règne et tourmentèrent sa jeunesse. Incapable de résister à la fois à tant de peuples, qui, se soulevant de toutes parts, semblaient ligués contre la Macédoine, il résolut de les combattre tour-à-tour : il désarme les uns par des traités, séduit les autres par l’argent, et se hâte d'écraser les plus faibles, pour rendre la confiance à ses soldats ébranlés, et frapper de terreur les rivaux qui méprisaient sa jeunesse. Les Athéniens, attaqués les premiers, tombent dans ses embûches, et Philippe, maître de la vie de ses captifs, les renvoie tous sans rançon, pour ne pas s'exposer à une guerre plus redoutable. Aussitôt il passe aux Illyriens, en massacre plusieurs milliers, et s'empare de la ville fameuse de Larisse. La Thessalie était dans une paix profonde : il s'y jette à l'improviste, non pour la piller, mais pour joindre à ses troupes la formidable cavalerie de ces contrées ; et bientôt la réunion de ces forces composa use armée invincible. Après ces heureux succès, il épousa Olympias, fille de Néoptolème, roi des Molosses : Arruba, successeur de Néoptolème, cousin et tuteur de la jeune princesse, dont il avait épousé la soeur Troade, fut l'auteur de cette alliance qui causa ses revers et sa ruine. II espérait étendre sa puissance par l’amitié de Philippe, qui le dépouilla de ses états et le laissa vieillir dans l'exil. Non content d'avoir repoussé ses ennemis, Philippe va à son tour porter la guerre à des nations paisibles. Au siège de Méthone, en passant au pied des remparts, il eut l'oeil droit crevé d'une flèche (7) : cette blessure ne put ni ralentir son ardeur, ni exciter son ressentiment : peu de jours après, il accorda la paix aux prières des vaincus, et leur donna des preuves de sa modération et même de sa bienveillance.  

LIVRE VIII.

Histoire de Philippe et de guerre sacrée.

I. CHAQUE république de la Grèce aspirait à l'empire, et toutes s'en virent dépouillées : dans leur aveugle haine, acharnées à se détruire l'une l'autre, elles sentirent enfin, après leur chute, que les malheurs de chaque peuple retombaient sur la nation entière. Philippe, roi de Macédoine, épiant du fond de son royaume l'instant de surprendre leur liberté, nourrissant leurs dissensions par les secours qu'il prêtait aux plus faibles, força les vainqueurs et les vaincus à plier également sous le joug d'un roi. Les auteurs de ces désastres furent les Thébains, qui, maîtres de la Grèce, mais enivrés de leur prospérité, citèrent insolemment au tribunal commun de la nation les Spartiates et les Phocéens vaincus, et déjà assez punis par le massacre de leurs soldats (1), et le pillage de leurs campagnes. Ils reprochaient aux Spartiates de s'être emparés, pendant une trêve, de la citadelle de Thèbes, et aux Phocéens, d'avoir ravagé la Béotie ; comme si après le tumulte des armes, les lois eussent pu garder quelque force ; . Mais les accusés avaient pour juges leur ennemi vainqueur : ils sont condamnés à une si forte amende, qu'ils ne peuvent la payer. Les Phocéens, chassés de leur pays, arrachés aux bras de leurs enfants et de leurs femmes, égarés par le désespoir, semblent vouloir se venger des dieux eux-mêmes, et vont, sous les ordres l'un certain Philomèle, piller à Delphes le temple d'Apollon. Ainsi chargés d'or et d'argent, ils soudoient une armée, et font la guerre aux Thébains (2). Ce sacrilège les rendit odieux à la Grèce ; mais on détesta plus encore la cruauté de Thèbes, qui les avait réduits à cette affreuse nécessité : aussi Sparte et Athènes s'empressèrent de les secourir. Dès le premier combat, Philomèle emporta le camp des Thébains ; mais, dans une seconde rencontre, il fut tué le premier, au milieu d'une épaisse mêlée, et son sang impie expia le sacrilège. Onomarque fut choisi pour le remplacer.

II. Les Thébains et les Thessaliens opposent à ce nouveau chef, non pas un de leurs concitoyens que la victoire eût pu rendre trop puissant, mais Philippe, roi de Macédoine ; et, pour se soustraire à l'ambition de leurs généraux, ils se livrent d'eux-mêmes à une domination étrangère. Philippe, qui voulait paraître le vengeur du sacrilège plutôt que le défenseur des Thébains, ordonne à tous ses soldats de se couronner de lauriers, et marche à l'ennemi dans cet appareil, comme sous la conduite même du dieu : à l'aspect du feuillage sacré, les Phocéens, troublés par les remords, jettent leurs armes, fuient épouvantés, et paient leurs profanations de leur sang. Le non de Philippe reçut de cette expédition un éclat singulier : partout on l'appelait "le défenseur des dieux, le protecteur des autels ; on disait que, seul entre tous les hommes, il avait été digne de punir un forfait dont la vengeance eût dû armer l'univers. On élevait presqu'au rang des dieux le héros qui les avait vengés." Cependant, à la nouvelle de ses succès, les Athéniens, pour lui fermer l'entrée de la Grèce, vont s e poster au pas des Thermopyles, comme on l'avait fait naguère à l'approche des Perses. Mais, ni le dévouement, ni la cause n'étaient pareils : au lieu de la liberté des Grecs, c'est un sacrilège public qu’ils protégeaient de leurs armes : défenseurs, autrefois, des temples que menaçait un avide ennemi, ils soutenaient maintenant les spoliateurs de ces mêmes temples contre ceux qui voulaient les venger ; ils prêtaient au crime l'appui de leurs armes, quand ils ne pouvaient, sans honte, céder le privilège de le punir. Ils oubliaient que, dans leurs périls, c’était aux conseils d'Apollon qu'ils avaient dû leur salut ; que c'était sous sa conduite qu'ils avaient remporté tant de victoires, sous ses auspices qu'ils avaient fondé tant de villes et étendu si loin leur empire sur terre et sur mer. ; qu'enfin, dans toutes leurs entreprises ou particulières ou publiques, ils avaient imploré son secours. Ainsi, en se souillant d'un tel attentat, ce peuple éclairé par toutes les sciences, ce peuple formé sous l'influence dés lois et des institutions les plus sages, perdit le droit de rien reprocher aux Barbares.

III. Philippe ne se montra guère plus fidèle à ses nouveaux alliés (3) : rivalisant avec ses ennemis d'audace et d'impiété, il s'empare, à, main armée, des villes qui venaient de le choisir pour chef, de combattre sous ses auspices, de le féliciter et d'applaudir à ses victoires ; il pille leurs biens, fait vendre à l'encan les enfants et les femmes, sans épargner ni les temples, ni les lieux sacrés, ni les pénates privés ou publics, où jadis il avait reçu l’hospitalité : on eût dit qu'il n'avait voulu punir un sacrilège, que pour autoriser ceux qu'il méditait lui-même. Fier de ces exploits, il passe bientôt en Cappadoce ; et employant la trahison, son arme ordinaire, il surprend, il assassine les rois voisins, et réunit toute la province à la Macédoine. Puis, jaloux de faire taire la voix publique, qui le désignait alors pour le plus perfide fies hommes, il fait publier dans les royaumes et les cités les plus riches, que le roi Philippe destinait des sommes immenses à entourer les villes de remparts, à élever des temples et des autels ; et, par des proclamations publiques, invite les entrepreneurs à passer en Macédoine. Ils s'y rendirent en effet ; mais, se voyant sans cesse amusés par de vains prétextes, et craignant d'ailleurs les violences du tyran, ils se retirèrent en secret. Philippe attaqua ensuite la ville d'Olynthe ; elle avait, par compassion, donné asile à deux frères du roi, fils de sa marâtre, dont il craignait la rivalité, et qu'il voulait faire périr comme un troisième, déjà massacré par ses ordres. Philippe, irrité, renversa cette ville antique et fameuse, livra ses frères au supplice qu'il leur avait destiné dès longtemps, et vit ses voeux accomplis par un immense butin et un parricide. Enfin, regardant comme légitimes tous les projets qu'il pouvait former, il s'empara des mines d'or de la Thessalie, des mines d'argent de la Thrace ; et, pour n'avoir plus ni droit à violer ni crime à commettre, il entreprit le métier de pirate. Quelque temps après, il arriva que deux frères, qui régnaient ensemble dans la Thrace, le prirent pour arbitre de leurs différents, non par confiance en sa justice, mais par crainte de le voir se déclarer pour l’un d’eux. Philippe, fidèle à son caractère, entre brusquement dans leurs états à la tête d’une armée, moins pour les juger que pour les combattre, et ravit à chacun sa couronne, non pas en arbitre, mais en fourbe et en brigand.

IV. Sur ces entrefaites, Athènes lui fit demander la paix ; et Philippe, après avoir entendu ses ambassadeurs, fit à son tour connaître aux Athéniens les conditions du traité, qui fut bientôt conclu à l'avantage des deux partis : les autres républiques de la Grèce, plutôt par crainte de la guerre que par amour de la paix, lui envoyèrent aussi des députés. Les Thébains et les Thessaliens, dans l'ardeur de leurs ressentiments, le conjurent de déployer contre les Phocéens le pouvoir que lui a confié la Grèce : telle était leur aveugle haine, qu'oubliant leurs désastres passés, ils aimaient mieux périr eux-mêmes que de laisser vivre leurs ennemis, et essuyer de nouveau la cruauté de Philippe que d'abjurer leur inimitié. Les députés des Phocéens, appuyés de Sparte et d'Athènes, cherchaient au contraire à détourner cette guerre, dont trois fois déjà Philippe leur avait fait payer le délai. Spectacle honteux et affligeant, de voir cette Grèce placée, même à cette époque, à la tête de toutes les nations par sa puissance et sa renommée, la Grèce qui avait toujours triomphé des rois et des nations, maîtresse encore de tant de cités (4), aller humblement, dans une cour étrangère, mendier la guerre ou la paix ; de voir les vengeurs du monde mettre leur confiance dans la protection d'un Barbare, et réduits, par leurs dissensions et leurs discordes civiles, à s'humilier lâchement devant le plus obscur de leurs anciens sujets ! Pour comble d'infamie, c'étaient les Thébains, les Spartiates, qui, après s'être disputé l'empire de la Grèce, se disputaient la faveur de son tyran (5). Cependant Philippe, étalant à plaisir sa grandeur, traite ces puissantes républiques avec une lenteur superbe, et hésite sur le choix de celle qu'il doit honorer de son alliance : il donne des audiences secrètes aux députés des deux partis ; il promet aux uns de ne pas s'armer contre eux, et leur fait jurer de ne pas divulguer sa réponse ; aux autres, il assure, qu'il va marcher à leur secours. Il interdit à tous les préparatifs de guerre, et s'efforce de dissiper leurs craintes : puis voyant, par ces réponses contradictoires, la sécurité rétablie, il s'empare des Thermopyles (6).

V. Les Phocéens sentent alors que Philippe les a trompés : ils courent précipitamment aux armes. Mais le temps leur manquait pour lever des troupes et pour appeler des secours, et Philippe menaçait de les exterminer, s'ils ne se rendaient à l’instant : ils cèdent à la nécessité ; ils se soumettent, en stipulant qu'on leur laisserait la vie. Mais cette condition fut aussi vite oubliée que les vaines promesses de paix qui leur avaient été faites : de tout côté on les égorge, on les enlève ; on arrache les enfants à leurs pères, les femmes à leurs époux, et les dieux même à leurs temples. Une seule consolation leur resta : Philippe exclut de toute part dans le butin les alliés qui l'avaient servi ; et ces malheureux, au moins, ne virent pas leurs bourreaux s'enrichir de leurs dépouilles. De retour dans ses états, Philippe, à l'exemple des fies pasteurs qui changent à chaque saison le pâturage de leurs troupeaux, déplace des nations entières, et peuple, au gré de son caprice, ou dépeuple des contrées. Ces émigrations offrirent partout un spectacle bien triste, et presque l'image d'une entière destruction. Ce n'était pas, il est vrai, le tumulte d'une ville emportée d'assaut ; les murs ne retentissaient pas du bruit des armes, ni des cris de fureur de l'ennemi ; on ne ravissait ni les biens ni les personnes : mais partout régnait une tristesse muette, une sombre douleur ; la crainte de paraître rebelle étouffait les larmes. La douleur s'irrite en se cachant ; elle est d'autant plus profonde, qu'on ose moins la lasser éclater. Ces malheureux promenaient leurs regards tantôt sur les tombeaux de leurs pères, tantôt sur leurs antiques pénates, sur ces maisons où ils avaient reçu et donné la vie : ils pleuraient d'avoir vécu jusqu'à ce jour ; ils plaignaient leurs enfants de n'être pas nés plus tard.

VI. Parmi ces peuples, les uns furent placés sur les frontières, pour les défendre contre l'ennemi, d'autres, relégués aux extrémités du royaume : des troupes de prisonniers de guerre allèrent repeupler des villes ; et ainsi, de tant de nations diverses, se forma une seule nation, un seul empire. L'ordre et la paix rétablis dans la Macédoine, Philippe soumit par surprise les Dardaniens et plusieurs peuplades voisines. Ses parents même ne furent pas à l'abri de sa cruauté : voulant détrôner Arryba, roi d'Épire, proche parent de sa femme Olympias, il attire en Macédoine, sous prétexte de le rapprocher de sa soeur, Alexandre, frère d'Olympias, jeune homme en qui la pureté des moeurs s'unissait à une rare beauté. II lui fait espérer la couronne, feint une vive passion pour lui, et l'engage à se prêter à ses criminels désirs. Il regardait cette intrigue infâme, et le don du trône qu'il lui destinait comme des garanties de sa docilité. Dés qu'il le vit âgé de vingt ans, il lui donna, malgré sa jeunesse, le sceptre qu'il enlevait à Arryba : également coupable envers tous deux, il viola les droits du sang dans celui qu'il priva du trône, comme il avait violé ceux de la pudeur dans celui qu'il y plaça.

LIVRE CINQUIÈME.

(1) Et y engagea le soi. Agis régnait alors à Lacédémone. (An de Rome 340).

(2) Darius. Darius Nothus, fils d'Artaxerxe Longue-Main, petit-fils de Xerxès .

(3) La guerre commençait à peine. Ce fait semble inexact ; la guerre, depuis longtemps commencée, était restée quelques années suspendue.

(4) L'invasion des Carthaginois dans la Sicile. An de Rome 344.  Les Carthaginois passèrent en Sicile pour y secourir Ies Égestains ; pressés par les efforts réunis de Sélinonte et de Sycacnse (DIODORE, liv. XIII).

(5) Et accourt au devant de l'armée victorieuse - Voyez CORNELIUS NEPOS, VII, 6 et PLUTARQUE, Vie d'Alcibiade.

(6) L'ennemi surprend, écrase leurs bataillons dispersés. La bataille fut, au rapport de Diodore, livrée par Antiochus, lieutenant d'Alcibiade, en son absence et malgré ses ordres.

(7) Pour lui substituer Conon. Le commandement fut partagé entre dix officiers .

(8) Il s'exila pour la seconde fois. Alcibiade se retira dans la Chersonèse . Voyez CORNELIUS NEPOS, VII.

(9) Evagoras, roi de Chypre. Évagoras est le pére de ce Nicoclès, dont Isocrate á écrit l'éloge.

(10) Athénes demanda la paix. An de Rome 349.

(11) Les uns disaient. Les Corinthiens et les Thébains.

(12) Et par l'exil de Denys. ll y a ici nouvelle confusion.  Dans l'année 349, époque de la prise d'Athènes, un soulèvement éclata en effet à Syracuse contre Denis l'Ancien, qui, à l'aide des Carthaginois, raffermit bientôt son pouvoir : ce fut seulement en 398 que Denys le Jeune, chassé par Dion, se réfugia en Italie, et en 411 que, dépouillé de son autorité, il se retira à Corinthe.

(13) Vers Artaxerxe. Artaxerxe Mnémon, successeur de Darius.

(14) Épuisent les faibles débris, etc. Isocrate (Areopag.) porte à 1500 le nombre des citoyens égorgés par les trente tyrans.

(15) L'orateur Lysias. Les cruautés des tyrans l'avaient forcé de quitter Athènes.

(16) Non plus en secret. An de Rome 353.

LIVRE SIXIÈME.

(1) Hercynion. Appelé par Diodore Psammitichus.

(2) Les Spartiates rappellent Agésilas. Ce fait est inexact, et Justin, comme nous le verrons plus tard, porte témoignage contre lui-même. Agésilas fut rappelé en Europe, non par l'invasion de Conon, mais par les succès des Thébains et des Corinthiens ligués contre Lacédémone. Conon ne rentra dans la Grèce et ne s'approcha de Sparte qu'après la mort de Lysandre et le retour d'Agésilas.

(3) Des deux côtés, les généraux, etc . Les premiers textes portent : Summa igitur non tam ducum, etc. Comme cette phrase n'est pas intelligible, les critiques ont dû proposer des corrections nous avons adopté celle qui est indiquée par Wetzel . D'autres, conservant non, suppriment tam, changent quam en quae, et présentent ainsi la phrase : Summa igitur non ducum in eo prelio quae militum aemulatio fuit.

(4) Ce fut alors, etc. - Voyez la fin du chap. II, et la note 2 de ce livre.

(5) Cette année. An de Rome 365.

(6) Aux portes de la ville. On sait que Sparte n'avait ni portes ni murailles ; j'ai dû cependant reproduire l''expression du texte.

 (7) Et courut aussitôt livre bataille  Ces mots du texte, nec diu . . . . ex continenti, renferment une erreur de date : Epaminondas parut devant Sparte l'an de Rome 385 ; et la bataille de Mantinée n'eut lieu que six ans après, en 391.

(8) Épaminondas rnourut peu de jours aprés . Tous les anciens rapportent qu'Epaminondas expira peu d'instants aprés la bataille, et Justin lui-même semble l'indiquer à la fin de ce chapitre : du reste, les détails qu'ils nous ont transmis sur sa mort sont conformes au récit de notre auteur.

(9) La gloire de Thébes, etc. Ce jugement est celui de Cornelius Nepos : : Nemo eat infcias, Thebas et ante Epaminondam natum, et post ejus interitum perpetuo alieno paruisse imperio ; contra eas, quamdiu ille praefuerit reipublicae, caput fuisse totius Graeciae. (Vie d'Epaminondas, 10, in fine).

(10) Resté trois ans. Philippe passa environ dix années à Thèbes, et n'en sortit que trois ans après la bataille de Mantinée et la mort d'Epaminondas.

LIVRE SEPTIÈME.

(1) Le nom d'Égée. Aix, aigos, chèvre.

(2) D'une autre sépulture. Alexandre-le-Grand ordonne, en mourant, que ses restes fussent déposés dans le temple de Jupiter Ammon. (Voyez XII, 15.) Au reste, il est inexact de dire que la race de Perdiccas s'éteignit avec Alexandre, puisque ce prince laissa lui-même un fils, qui, il est vrai, ne lui succéda pas.

(3) Enlevé par une mort prématurée. Il régna cependant trente-cinq ans.

(4) Sous le règne de Darius. Alexandre régna depuis l'an 275 jusqu'à l'an 318 après la fondation de Rome ; et, par conséquent, son avènement au trône fut postérieur à l'invasion des Perses sous le règne de Darius, mort en 267, il faudrait donc suppléer aux noms cités par notre texte ceux de Xerxès et d'Artaxerxe.

(5) Dès le commencement de son règne. 384-386.

(6) De puissants ennemis. Les Illyriens, les Thraces, les Péoniens, etc.

(7) L'oeil droit crevé d'une flèche. L'inscription gravée par Aster sur la flèche qui blessa Philippe, la réponse de ce prince et sa vengeance, enfin l'étrange flatterie du courtisan Clisophus, qui, depuis cette époque, ne parut plus devant sen maître sans s'être fait bander un oeil, sont des faits trop connus pour qu'il soit nécessaire de les reproduire ici.

LIVRE HUITIÈME.

(1) Déjà assez puni. Les batailles de Leuctres et de Mantinée. Voyez DEMOSTHENE, seconde Olynthienne.

(2) Et font la guerre aux Thébains. La guerre sacrée, commencée par Philomèle et les Phocéens, l'an de Rome 399, ne fut terminée qu'en 408.

(3) Ne se montra guére plus fidèle. - Voyez DEMOSTHENE, seconde Olynthienne.

(4) Maîtresse encore de tant de cités. "Graeciam etiam nunc et viribus et dignitate orbis terrarum principem...etc."
Quelques interprètes ont voulu trouver dans ce mot une allusion à l'état de la Grèce, à l'époque même où écrivait Justin, et en ont conclu qu'il avait vécu après la translation de l'empire à Byzance.  Avec un tel raisonnement, il est bien peu d'historiens qu'on ne dût croire contemporains des hommes dot ils racontent la vie, puisque tous se reportent fréquemment, par les formes de leurs récits, á l'époque qu'ils décrivent ; et, dans notre tetxe même, on rencontre, quelques lignes plus bas, une locution toute semblable, dont il est impossible de tirer la même induction : "Thebanos Laceaemoniosque, antea inter se imperii, nunc Graeciae imperantis aemulos..."
Une si frivole conjecture ne mérite pas de plus longs détails, et ne peut étonner ceux qui savent jusqu'où la manie de tout expliquer a souvent entraîné les commentatéurs.

(5) Se disputaient la faveur de son tyran. ll nous a paru nécessaire, pour l'intelligence de ce passage, de substituer gratiae à Graeciae. C'est un changement conseillé par Grévius et par Wetzel.

(6) Il s'empare des Thermopyles. An de Rome 408.