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LIVRE XLI

 Histoire des Parthes.

I. Les Parthes qui, maîtres aujourd'hui de l'Orient, semblent avoir partagé avec les Romains l'empire du monde, étaient des exilés Scythes : leur nom même atteste cette origine ; car, dans la langue des Scythes, Parthe signifie exilé. Au temps des Assyriens et des Mèdes, ils étaient les plus obscurs entre les peuples de l'Orient. Plus tard même, lorsque l'empire des Mèdes passa aux Perses, ils furent la proie du vainqueur, comme un peuple sans force et sans nom. Enfin les Macédoniens les asservirent dans la conquête de l'Orient. Il faut admirer leur courage, qui les éleva à cette haute puissance, et leur soumit les peuples dont ils avaient été les esclaves. Rome même les attaqua trois fois, à l'époque de sa grandeur, et par ses plus grands capitaines : elle les vit, seuls de tous les peuples, non seulement ses égaux, mais ses vainqueurs. Il y eut, au reste, moins de gloire pour eux à repousser des attaques lointaines qu'à s'élever entre les Assyriens, les Mèdes et les Perses, peuples naguère si fameux, et les mille cités de l'empire de Bactriane, malgré les attaques opiniâtres des Scythes et de leurs voisins, et des guerres sans cesse renaissantes. Chassés de la Scythie par des dissensions domestiques, ils vinrent furtivement s'établir dans les solitudes qui séparaient l'Hyrcarnie, les Dahes, les Ariens, les Spartaniens (1) et les Margiens. Ils reculèrent bientôt leurs frontières, d'abord sans trouver d'obstacles ; et plus tard, malgré les efforts de leurs voisins, ils occupèrent non seulement de vastes plaines et de profondes vallées, mais aussi des hauteurs escarpées et des montagnes fort élevées De là vient que la plus grande partie de leurs pays est ou très chaude, ou très froide ; la neige y couvre les montagnes, et le soleil y dessèche la plaine.

II. A la chute de l'empire de Macédoine, les Parthes furent gouvernés par des rois. Après la dignité royale, le peuple tient parmi eux le premier rang. Ils tirent de son sein les généraux pour la guerre et les magistrats pour la paix. Leur langue tient le milieu entre celles du Mède et du Scythe ; elle est un mélange de l'une et de l'autre. Leur costume ancien leur était propre ; ils ont adopté, depuis leur puissance, lé costume transparent et léger des Mèdes. Leur s armes sont celles des Scythes, leurs ancêtres. Leur armée ne se compose pas d'hommes libres, comme celle de presque tous les peuples : les esclaves en forment la plus grande partie. Le nombre s'en grossit chaque jour, parce que nul ne pouvant les affranchir, tous leurs enfants naissent esclaves. Les Partes les élèvent comme leurs propres fils, et leur apprennent avec grand soin à monter à cheval et à tirer de l'arc. En temps de guerre, chacun, selon sa fortune, fournit au roi des cavaliers. Enfin lorsqu’Antoine fit une invasion chez eux, des cinquante mille cavaliers qu’ils lui opposèrent, quatre cents seulement étaient hommes libres. Ils ne savent pas combattre en ligne et de près, ni assiéger et prendre les villes. On les voit, dans le combat, tantôt lancer leurs chevaux sur l'ennemi, tantôt fuir à la hâte ; souvent même ils feignent de tourner le dos, pour que l'ennemi, dans sa poursuite, se méfie moins de leurs coups. Le tambour, et non la trompette, est leur signal de bataille. Ils ne peuvent combattre longtemps ; mais ils seraient invincibles, si leur force et leur persévérance répondaient à l'ardeur de leur choc. Souvent, au plus chaud de la mêlée, ils se retirent, et reviennent bientôt de la fuite au combat ; et, à l'instant où'on les croit vaincus, il faut recommencer la lutte. Cavaliers et chevaux sont entièrement bardés de lames de fer, en forme de plumes. Ils n’emploient l'or et l'argent que dans leurs armures.

III. Pour varier leurs plaisirs, les Parthes ont chacun plusieurs femmes. Nul crime n'est puni par eux plus sévèrement que l'adultère (2) ; ils écartent donc leurs femmes, non seulement des festins, mais des regards même des hommes. La seule chair qu'ils mangent est celle que leur fournit la chasse. On les voit toujours à cheval ; c'est à cheval qu'ils vont à leurs guerres, à leurs festins, à leurs fonctions publiques et à leurs affaires privées ; c'est à cheval qu'ils voyagent, s'arrêtent, trafiquent et conversent. Enfin le signe distinctif entre l'homme libre et l'esclave, est que celui-ci est à pied, et l'autre toujours à cheval. Ils ne connaissent d'autre sépulture que de livrer les morts aux chiens, aux oiseaux de proie (3) : seulement ils enterrent les ossements dépouillés. Tous portent le respect des dieux jusqu'à la superstition. Leur caractère est superbe, séditieux, plein d'impudence et de fourbe ; la violence est à leurs yeux le partage des hommes et la soumission celui des femmes. Toujours remuants ou chez eux ou au dehors, naturellement taciturnes, et plus enclins à agir qu'à parler, ils savent taire également le bien et le mal. Ils obéissent à leur chef, moins par devoir que par crainte. Sobres de nourriture, ardents à la débauche, ils n'observent la foi donnée qu'autant que le veut leur intérêt.

IV. Lorsqu'à la mort du grand Alexandre, ses successeurs se partageaient l'Orient, le gouvernement des Parthes, dédaigné par tous les Macédoniens, fut donné par eux à l'étranger Stasanor, leur allié. Plus tard, lorsque des guerres civiles divisèrent les chefs macédoniens, on vit les Parthes, avec les autres peuples de la haute Asie, se déclarer pour Eumène ; après sa défaite, ils passèrent à Antigone. Ils obéirent ensuite à Seleucus Nicator, puis à Antiochus et à ses successeurs, jusqu'à Seleucus, arrière-petit-fils de Nicator, contre qui ils se soulevèrent aux temps de la première guerre punique, sous le consulat de L. Manlius Vulson et de M . Attilius Regulus. Cette révolte resta impunie, grâce aux discordes des deux frères, Seleucus et Antiochus, qui, cherchant à se ravir la couronne, négligèrent de les châtier. Dans le même temps, Théodote, gouverneur des mille villes de la Bactriane, se souleva, et prit le titre de roi : tout l'Orient suivit cet exemple et secoua le joug macédonien. Alors parut Arsace, homme d'une naissance obscure, mais d'une valeur éprouvée. Accoutumé à vivre de pillage et de rapine, et ne craignant plus Seleucus, qu'on disait vaincu en Asie par les Gaulois, il attaque les Parthes avec un corps de brigands, surprend et écrase Andragoras leur chef, et saisit l'empire à sa place. Bientôt il envahit l'Hyrcanie ; et, maître ainsi de deux états, il lève une puissante armée, par crainte de Séleucus et du roi des Bactriens Théodote. Mais la mort de ce dernier vient calmer ses inquiétudes ; il s'allia au fils de ce prince, nommé aussi Théodote, et, quelque temps après, ayant livré bataille à Seleucus, qui venait châtier la défection des Parthes, il fut vainqueur. Cette journée fut depuis célébrée par les Parthes, comme l'origine de leur liberté.

V. De nouveaux troubles rappelèrent Seleucus en Asie, et donnèrent quelque relâche à Arsace ; il constitua le royaume des Parthes, fit des levées, construisit des forts, s'assura des villes, et fit bâtir Dara sur le mont Zapaortenon, le lieu le plus fort et le plus agréable qu’on puisse voir. La place, entourée partout de roches escarpées, n'a nul besoin de défenseurs, et le sol qui l'entoure est assez fécond pour suffire seul à ses besoins. Des sources nombreuses l'arrosent, et les forêts voisines y offrent les plaisirs de la chasse. Arsace, ayant ainsi conquis et fondé son empire, mourut dans un âge avancé, lassant un nom aussi cher aux Parthes que l'est aux Perses celui de Cyrus, aux Macédoniens celui d'Alexandre, aux Romains celui de Romulus. Tel fut le respect des peuples pour sa mémoire, qu'ils ont donné depuis le nom d'Arsace à tous leurs rois. Son fils et son successeur, nommé aussi Arsace, combattit avec un rare courage Antiochus, fils de Séleucus, qui avait cent mille fantassins et vingt mille cavaliers : il devint ensuite l'allié de ce prince. Le troisième roi des Parthes fut Priapatius, appelé encore Arsace ; car, comme je l'ai dit plus haut, les Parthes donnent ce nom à tous leurs rois, comme Rome donne à ses empereurs les noms de César et d'Auguste. Il mourut après quinze ans de règne, laissant deux fils, Mithridate et Phrahate. Celui-ci était l'aîné : selon l'usage du pays, il hérita du sceptre, dompta les Mardes, peuples belliqueux, et mourut bientôt après, laissant plusieurs fils mais il les repoussa de son trône, qu'il aima mieux laisser à son frère Mithridate, guerrier plein de valeur ; pensant qu'il devait plus au titre de roi qu'à celui de père, il mit les intérêts de sa patrie avant ceux de ses enfants.


VI. Deux grands hommes, Mithridate chez les Parthes, dans la Bactriane Eucratide, montèrent en même temps sur le trône. Les Parthes, secondés par la fortune, parvinrent, sous l'empire de Mithridate, au plus haut degré de puissance ; mais les Bactriens, fatigués par de longues guerres, y perdirent et leur puissance et leur liberté même. Las déjà des coups des Sogdiens, des Drangianiens, des Indiens, ils tombèrent enfin, comme épuisés, devant les Parthes, jusque là plus faibles qu'eux. Cependant la valeur d'Eucratide s'était signalée dans plus d'une guerre : quoiqu'il y eût perdu ses forces, assiégé par Demetrius, roi des Indes, il fit de continuelles sorties, et vainquit, avec trois cents soldats, une armée de soixante mille hommes. Le siège fut levé après cinq mois, et il soumit l'Inde à sa puissance. A sen retour, il fut assassiné dans la route par son fils qu'il avait associé à l'empire ; et qui, sans cacher son parricide, comme s'il eût massacré un ennemi et non un père, souilla de ce sang les roues de son char, et fit jeter le corps sans sépulture. Tel était l'état de la Bactriane, lorsque la guerre éclata entre les Mèdes et les Parthes. Après des succès balancés, la victoire resta enfin aux Parthes. Aidé de ces nouvelles forces, Mithridate donne à Bacasis le gouvernement de la Médie ; lui-même marche contre l'Hyrcanie. A son retour, il fit la guerre au roi des Elymaeens, le vainquit, joignit encore cette contrée à son empire ; et par ces nombreuses conquêtes, il étendit la domination des Parthes du mont Caucase aux rives de l'Euphrate. Alors il tomba malade, et mourut dans une vieillesse glorieuse, ayant égalé son bisaïeul Arsace (4).

LIVRE XLII.

 Suite de l'histoire des Parthes. Histoire de l'Arménie.

I.  A la mort de Mithridate, roi des Parthes, le sceptre passa à son fils Phrahate. Ce prince allait punir, en attaquant la Syrie, les efforts d'Antiochus contre la puissance des Parthes, lorsque les mouvements des Scythes le rappelèrent à la défense de ses états. Ces peuples s'étaient engagés, par la promesse d'un salaire, à secourir les Parthes contre Antiochus, roi de Syrie ; mais leurs soldats n'arrivèrent qu'après la guerre terminée, et, sous prétexte de retard, le prix promis leur fut refusé. Regrettant d'avoir fait en vain une marche si longue, ils demandaient à être, ou indemnisés de leurs fatigues, ou employés contre un autre ennemi ; et, irrités par le dédain des Parthes, ils vinrent ravager leurs frontières. Phrahate, marchant contre eux, confia son empire à un certain Himère, qui avait livré aux débauches du roi la fleur de sa jeunesse ; celui-ci, oubliant la honte de sa vie passée, et son titre de simple lieutenant, fit gémir sous un joug de fer Babylone et beaucoup d'autres cités. Pour Phrahate, il conduisit à cette guerre un corps de soldats grecs faits prisonniers dans la guerre d'Antiochus, et qu'il avait traités depuis avec hauteur et cruauté : il oubliait que leur haine pour lui, loin de s'éteindre dans la captivité, s'était encore accrue par les affronts. Aussi, en voyant fléchir l'armés des Parthes, ils passèrent dans les rangs ennemis, et assouvirent, par le massacre des Parthes et de Phrahate lui-même, une vengeance si longtemps désirée.

II. Artaban, oncle paternel de Phrahate, fut fait roi à sa place. Les Scythes, contents d'avoir vaincu et ravagé la Parthie, retournèrent dans leur patrie. Artaban, blessé au bras dans une guerre contre les Thogariens, mourut aussitôt. Il fut remplacé par son fils Mithridate, à qui ses exploits méritèrent le surnom de Grand. Brûlant du désir d'égaler ses ancêtres, il surpassa leur gloire par sa valeur. Il signala son courage dans de nombreuses guerres contre ses voisins ; et réunit plusieurs peuples à son empire. Il combattit avec succès les Scythes, et vengea sur eux l'affront de sa famille. Enfin il attaqua Ortoadiste, roi d'Arménie.

Digression sur l'Arménie : Jason et la Toison d'Or

Mais, puisque nous passons à l'Arménie ; il faut reprendre d'un peu plus haut l'origine de ce grand empire. On ne saurait le passer sous silence, puisque son territoire est, après celui des Parthes, le plus vaste de tous. En effet, l'Arménie comprend, de la Cappadoce à la mer Caspienne, une longueur de onze cent mille pas ; elle en compte de largeur sept cent mille (1). Ce royaume eut pour fondateur Armenius, compagnon de Jason de Thessalie. Le roi Pelias, voulant faire périr Jason, dont le courage lui semblait menacer sa puissance, le fait partir en Colchide, avec ordre de lui rapporter cette Toison d'or, si fameuse chez tous les peuples. II espérait le voir succomber, soit dans les périls de cette longue navigation, soit dans une guerre contre des barbares si redoutés. Jason ayant publié le projet de cette glorieuse expédition, de presque tout l'univers (2) accourut à ses côtés une élite de jeunes guerriers ; de là cette armée de héros, qui reçurent le nom d'Argonautes. Il la ramenait saine et sauve après d'immortels exploits, quand les fils de Pelias l'écartèrent encore de la Thessalie. Suivi alors d'une immense multitude qu'attirait de toutes parts la renommée de son courage, suivi de Médée sa femme, qu'il avait répudiée ou exilée, et reprise ensuite par compassion, et de son beau-fils Médien, que cette princesse avait eu d'Égée, roi d'Athènes, il retourna à Colchos, et rétablit sur le trône son beau-père, chassé de ses états.

III. Il entreprit ensuite de grandes guerres contre les nations voisines, subjugua plusieurs cités, et, pour réparer les torts de sa première expédition, il joignit les unes à l'empire de son beau-père, dont il avait enlevé la fille Médée, et tué le fils Égiale ; il distribua les autres aux peuples qu'il avait amenés. Après Hercule et Bacchus, qui régnèrent, dit-on, sur l'Orient, il fut le premier mortel qui subjugua ces contrées. Il donna à Reca et à Amphistrate, écuyers de Castor et de Pollux, le gouvernement de quelques peuples. Il fit alliance avec les Albains, qui suivirent, dit-on, Hercule du mont d'Albe en Italie, lorsqu'il conduisait à travers ce pays les troupeaux de Géryon vaincu, et qui, se souvenant de cette antique origine, saluèrent du nom de frères, dans la guerre de Mithridate, les soldats de l'armée de Pompée. Presque tous les peuples d'Orient, reconnaissant en Jason leur fondateur, lui rendirent les honneurs divins et lui élevèrent des temples, que renversa, plusieurs siècles après, Parménion, général d'Alexandre-le-Grand, pour qu'aucun non ne fût, dans l'Orient, plus révéré que celui de son maître. Après la mort de Jason, Medus, émule de ses vertus, fonda en l'honneur de sa mère, la ville de Médée ; il donna son nom à l'empire des Mèdes, fondé par lui, qui domina plus tard tout l'Orient. Près de la terre des Albains, sont les Amazones, dont la reine Thalestris, au rapport de beaucoup d'auteurs, voulut partager le lit d'Alexandre. Armenius, né aussi en Thessalie, l'un des officiers de Jason, ayant réuni les troupes que la mort de Jason avait dispersées, fonde le royaume d'Arménie. Des montagnes de cette contrée sort le Tigre, qui d'abord faible à sa source, va, à peu de distance, se plonger dans la terre ; d'où il ressort large et puissant dans la Sophène, à environ vingt-cinq mille pas, pour aller se jeter dans les marais de l'Euphrate.

Retour aux Parthes

IV. Mithridate, roi des Parthes (3), après sa guerre d'Arménie, fut détrôné par le sénat des Parthes, à cause de sa cruauté. Orode, son frère, ayant occupé le trône vacant, l'assiégea longtemps dans Babylone, où il s'était renfermé ; la ville affamée fut forcée de se rendre. Mithridate, comptant sur les droits du sang, vint se remettre entre les mains d'Orode ; mais celui-ci vit en lui un ennemi plus qu'un frère, et le fit massacrer sous ses yeux. II fit ensuite la guerre contre les Romains, et massacra l'armée entière, avec Crassus et son fils. Son fils Pacorus, envoyé pour achever cette guerre, se distingua en Syrie par de grandes actions, excita les soupçons de son père, et fut rappelé. Après son départ, l'armée des Parthes laissée en Syrie est massacrée avec tous ses chefs par Cassius, questeur de Crassus. Peu de temps après, la guerre civile entre César et Pompée déchire l'empire romain. Les Parthes se déclarèrent pour Pompée, soit à cause de l'alliance qu'ils avaient faite avec lui dans la guerre de Mithridate, soit à cause du meurtre de Crassus, dont ils savaient que le fils combattait dans l'armée de César, persuadés que si César triomphait, le jeune Crassus vengerait le sang de son père. Aussi, après la chute du parti de Pompée, ils secoururent Cassius et Brutus contre Auguste et 'Antoine : quand cette guerre fut finie, ils firent alliance avec Labienus, ravagèrent, sous les ordres du même Pacorus, la Syrie et l'Asie, et attaquèrent, avec de grandes forces, le camp de Ventidius, qui, en l'absence de leur chef, avait, après Cassius, battu l'armée des Parthes. Ventidius, par une terreur simulée, resta dans ses retranchements, et souffrit quelque temps leurs insultes. Puis, profitant de leur sécurité et de leur joie, il envoie une partie de ses légions, dont le choc les ébranle et les disperse. Pacorus, croyant que les siens, dans leur fuite, avaient entraîné les légions romaines, se jette sur le camp de Ventidius, comme s'il eût été sans défense. Alors Ventidius, fait marcher le reste de ses légions, et taille en pièces tout ce corps de Parthes, avec Pacorus lui-même. Jamais, dans aucune guerre, les Parthes n'essuyèrent un plus cruel désastre. Lorsque cette nouvelle parvint dans leur pays, Orode, à qui on venait d'annoncer que ses troupes ravageaient la Syrie et envahissaient l'Asie, Orode, qui voyait avec orgueil Pacorus triompher des Romains, apprenant tout à coup la mort de son fils et le massacre de son armée, tombe de la consternation dans la démence. Il passa plusieurs jours sans parler à personne, sans prendre de nourriture, sans prononcer un seul mot, comme s'il fût devenu muet. Longtemps après, quand sa douleur adoucie lui permit de se faire entendre, il ne prononçait que le nom de Pacorus. Il croyait le voir, l'entendre, lui parler, l'avoir près de lui ; puis, songeant qu'il n'était plus, il recommençait à le pleurer. A ce long deuil, succédèrent d'autres tourments pour ce malheureux vieillard. De ses trente fils, il ne savait lequel il devait destiner au trône, afin de remplacer Pacorus. Les nombreuses concubines de qui il avait eu tant d'enfants, voulaient chacune faire préférer leurs fils, et le fatiguaient de leurs intrigues. Mais le destin des Parthes, dont le trône est presque toujours occupé par des rois parricides, fit échoir le sceptre à Phrahate, le plus scélérat de tous ses fils.

V. A peine nommé roi, comme si son père eût trop tardé à mourir, il le tua : il fit égorger aussi tous ses frères, et n'épargna pas ses propres enfants ; car, voyant les grands du royaume indignés de tant de forfaits, il fit mourir un de ses fils adulte, afin qu'on ne trouvât personne à nommer à sa place. Antoine, pour punir les Parthes d'avoir fourni des secours contre lui, et contre César, vint l'attaquer avec seize de ses meilleures légions ; mais, maltraité dans plus d'un combat, il s'éloigna à la hâte. Enorgueilli, de ce succès, Phrahate se souilla de nouveaux crimes, et fut chassé par ses sujets. Ayant longtemps importuné de ses prières, d'abord les états voisins, et plus tard les Scythes, il obtint de ces derniers des secours qui le rétablirent sur le trône. Pendant son exil, les Parthes avaient choisi pour roi un certain Tiridate, qui, instruit de l'approche des Scythes, se réfugia avec de nombreux amis près de César, qui faisait alors la guerre en Espagne : il lui livra en otage le plus jeune des fils de Phrahate, que la négligence des gardes lui avait permis d'enlever. A cette nouvelle, Phrahate envoya des députés à César, demandant qu'on lui rendît son fils, et Tiridate son esclave. César ayant entendu tour à tour les plaintes de Phrahate et les prières de son rival (car Tiridate demandait aussi à être rétabli sur le trône, promettant de soumettre la Parthie au pouvoir des Romains, s'il devait sa couronne à leur bienfait), refusa également, et de livrer Tiridate aux Parthes, et de fournir contre eux des secours à Tiridate. Et cependant, pour ne pas paraître tout refuser, il rendit à Phrahate son fils sans rançon, et voulut que Tiridate fût traité avec magnificence, tant qu'il lui plairait de rester près des Romains. Plus tard, lorsqu'ayant terminé la guerre en Espagne, il vint en Syrie pour régler les affaires de l'Orient, Phrahate craignit qu'il n'attaquât les Parthes. Il réunit donc de tout son empire les prisonniers des armées de Crassus et d'Antoine, et les renvoya à Auguste avec les aigles enlevées aux légions. Auguste reçut même en otage ses fils et ses petits-fils, et fit plus par la puissance de son nom, que n'eût pu faire par ses armes aucun autre général.

Livre XLIII

Histoire ancienne de Rome et de Marseille.

I. Après ce tableau de l'histoire des Parthes, de l'orient et de l'univers presque entier, Trogue Pompée rentre dans sa patrie, comme après un lointain voyage, pour tracer l'origine de Rome. Il se croirait citoyen ingrat, si, ayant mis au grand jour la vie de tous les peuples, il se taisait sur son pays. Il parle donc en peu de mots du berceau de Rome, de manière à ne pas franchir les bornes qu'il s'est tracées, et à ne pas taire non plus l'origine d'une ville qui est la capitale du monde. L'Italie eut pour premiers habitants les Aborigènes ; Saturne régna sur eux avec tant de justice, que sous son empire aucun homme ne fut esclave, aucun bien ne fut propre à personne ; toutes choses restèrent communes, et appartenaient par indivis à tous, comme un patrimoine commun. C'est pour perpétuer le souvenir de ces temps, qu'on a voulu que dans les Saturnales régnât une entière égalité, et que les esclaves prissent place à la table de leurs maîtres. L'Italie, du nom de son roi, fut d'abord appelée Saturnie ; et le mont qu'il habitait Saturnien. Là s'élève aujourd'hui le Capitole, comme si Jupiter eût chassé Saturne de sa demeure. Faunus fut, après Saturne, le troisième roi des Aborigènes (1). Ce fut alors qu’Évandre, parti de Pallantée en Arcadie, passa en Italie avec une pente troupe de ses concitoyens. Faunus l'accueillit avec bonté, lui donna un territoire, et le mont qu'Évandre nomma plus tard palatin. Au pied de cette colline, il éleva un temple à Lycée, appelé Pan par les Grecs, et par les Romains Lupercus. La statue du dieu, presque nue, n'est couverte que d'une peau de chèvre, vêtement sous lequel, aujourd'hui même, on court encore dans la ville aux fêtes lupercales . Fatua, femme de Faunus, livrée sans cesse aux fureurs d'un enthousiasme divin, prédisait l'avenir ; et l'on désigne encore l'inspiration prophétique par un mot qui rappelle son nom. Du commerce de la fille de Faunus avec Hercule, qui, dans le même temps, ayant tué Géryon, conduisait à travers l'Italie les troupeaux, prix de sa victoire, naquit Latinus (2). Sous le règne de ce prince, les Grecs s'étant emparés de Troie, Énée vint en Italie. Reçu d'abord en ennemi, il conduisit les siens au combat ; mais, invité à une entrevue, il inspira au roi Latinus une si vive admiration, que ce prince lui fit partager son trône, et le prit pour gendre en lui donnant sa fille Lavinie. Ils s'unirent ensuite contre Turnus, roi des Rutules, privé par Énée de la main de Lavinie. Latinus et Turnus y périrent. Énée, resté vainqueur, et maître des deux états, fonda la ville de Lavinium, ainsi appelée du nom de sa femme. II fit ensuite la guerre à Mézence, roi des Étrusques, et cette expédition lui coûta la vie. Son fils Ascagne lui succéda. II abandonna Lavinium, et fonda Albe-la-Longue, qui fut pendant trois cents ans la capitale de ce royaume.

II. Après une longue suite de rois, le trône fut occupé par Numitor et Amulius. Numitor était l'aîné ; mais Amulius s'empara du trône, et condamna Rhéa, fille de ce prince, à une éternelle virginité, de peur que dans une postérité mâle Numitor ne trouvât des vengeurs. II déguisa cette violence sous un prétexte honorable, et donnant à Rhéa le titre de prêtresse, il sembla moins la punir que l'honorer. Enfermée dans un bois consacré à Mars, elle y donna le jour à deux fils, fruits d'un commerce avec un mortel ou avec ce dieu. La naissance de ces jumeaux redouble la terreur d'Amulius ; il ordonne de les exposer, et fait charger la mère de chaînes sous lesquelles elle expira. Mais la fortune, qui préparait l'origine de Rome, fit nourrir les deux enfants par une louve, qui, privée de ses petits, et cherchant à se décharger de son lait, devint leur nourrice : elle revenait sans cesse à eux, comme s'ils eussent été ses petits. Faustulus, un berger, s'en aperçut, les lui déroba, et les éleva dans la simplicité de la vie agreste, au milieu de ses troupeaux. Leur naissance dans les bois de Mars, les soins qu'ils avaient reçus d'une louve, animal consacré à Mars, firent juger qu'ils étaient nés de ce dieu. Ils furent appelés, l'un Rémus, l'autre Romulus. Ils grandirent au milieu des bergers, et chaque jour des combats où ils rivalisaient de valeur augmentèrent leur vigueur et leur adresse. Comme ils se montraient courageux et actifs à écarter les voleurs des troupeaux, Rémus, pris par ces brigands, est livré au roi, et accusé lui-même du larcin qu'il voulait empêcher ; il ravissait, dit-on, les troupeaux de Numitor. Le roi le livre à la vengeance de son frère. Celui-ci, touché de sa jeunesse, et, soupçonnant en lui l'un de ses petits-fils exposés, était ému et de sa ressemblance avec Rhéa, et de son âge qui répondait à l'époque de l'exposition. Tout à coup Faustulus survient avec Romulus, et révèle à Numitor l'origine de ces deux frères. Ils conspirent aussitôt pour venger sur Amulius, ceux-ci le meurtre de leur mère, et Numitor la perte de sa couronne.

III. Amulius périt ; Numitor remonte sur le trône, et les deux jeunes princes jettent les fondements de Rome (3). Alors fut établi un sénat de cent vieillards, qui reçurent le nom de Pères ; alors aussi les peuples d'alentour refusant de s'allier avec cette nation de pasteurs, les filles des Sabins sont enlevées ; puis, les contrées voisines une fois soumises, Rome subjugue l'Italie, et bientôt l'univers. En ce temps les rois, au lieu de diadème, portaient des lances, que les Grecs ont appelées sceptres. Ces armes, chez les premiers hommes, étaient vénérées comme des divinités, et c'est en mémoire de ce celte que les statues des dieux sont encore armées de lances (4). Sous le règne de Tarquin, de jeunes Phocéens venus de l'Asie abordèrent à l'embouchure du Tibre (5), et firent alliance avec les Romains ; puis, dirigeant legs vaisseaux vers l'extrémité de la mer des Gaules, ils allèrent fonder Marseille, entre la Ligurie et la terre sauvage des Gaulois : ils se distinguèrent, soit en se défendant contre ces peuples barbares, soit en leu attaquant à leur tour. Bornés à un sol étroit et aride (6), les Phocéens étaient plus marins qu'agriculteurs ; ils se livraient à la pêche, au commerce, souvent même à la piraterie, qui alors était en honneur. Aussi, ayant pénétré jusques aux dernières bornes de ces mers, ils arrivèrent à ce golfe où se trouve l'embouchure du Rhône : séduits par la beauté de ces lieux, le tableau qu'ils en firent à leur retour y appela une troupe plus nombreuse. L'expédition eut pour chefs Simos et Protis, qui, voulant fonder une ville sur les frontières de Nannus, roi des Ségobrigiens, vinrent lui demander son amitié. Ce prince préparait alors les noces de sa fille Gyptis, que devait épouser, selon l'usage de ces peuples, celui qu'elle-même choisirait au milieu du festin. Tous les prétendants assistaient au banquet, où furent aussi appelés les Grecs. Nannus appelant alors sa fille, lui ordonne de présenter l'eau à l'époux qu'elle choisissait : la princesse, sans regarder les autres convives, se tourne vers les Grecs, et va présenter l'eau à Protis, qui, d'étranger devenu gendre du roi, reçut de son beau-père le terrain où il voulait fonder une ville. Marseille fut ainsi élevée près de l'embouchure du Rhône, au fond d'un golfe, et comme dans un coin de la mer. Jaloux des progrès de sa puissance, les Liguriens lui firent une guerre sans relâche ; mais les Grecs repoussèrent ces attaques avec tant de succès, que, vainqueurs de leurs ennemis, ils fondèrent de nombreuses colonies sur le territoire qu'ils leur enlevèrent.

IV. Ces Phocéens adoucirent la barbarie des Gaulois, et leur enseignèrent une vie plus douce : ils leur apprirent à cultiver la terre, et à entourer les cités de remparts ; à vivre sous l'empire des lois plutôt que sous celui des armes, à tailler la vigne et à planter l'olivier : et tels furent alors les progrès des hommes et des choses, qu'il semblait, non que la Grèce eût passé, dans la Gaule, mais que la Gaule elle-même se fût transportée dans la Grèce. Après la mort du roi Nannus, qui avait donné aux Phocéens le sol de leur ville, un Ligurien annonce à Comanus, son fils et son successeur, que Marseille doit un jour renverser ses voisins, et qu'il faut l'écraser à sa naissance, de peur que, bientôt plus forte, elle ne le détruise lui-même . Il ajoute encore cette fable, qu'une chienne pleine supplia un berger de lui prêter une place où elle pût mettre bas ; que, l'ayant obtenue, elle lui demanda plus tard de l'y laisser nourrir ses petits ; qu'enfin ceux-ci ayant pris des forces, elle s'arrogea, avec leur appui, la propriété de ce lieu ; que de même ces Marseillais se rendraient maîtres un jour de cette terre, qu'ils n'occupaient encore qu'à titre de colons. Excité par ces conseils, le roi tend un piège aux Marseillais. Le jour de la fête des Florales, il envoie dans la ville un grand nombre d'hommes braves et résolus, qui viennent y réclamer l'hospitalité ; d'autres y sont transportés dans des chariots couverts de joncs et de feuillage. Le roi lui-même se poste avec son armée dans des montagnes voisines, afin de se trouver devant la ville à l’heure même où ses émissaires lui ouvriraient les portes, et de fondre à main armée sur les citoyens plongés dans le vin et le sommeil. Mais une femme, parente du roi, trahit le secret de cette conspiration. Touchée de la beauté d'un jeune Grec, son amant, elle lui révéla le péril, en le pressant de s'y soustraire. Celui-ci court aussitôt avertir les magistrats : le piège ainsi découvert, on arrête les Liguriens épars dans la ville ; on va saisir les autres sous les joncs qui les cachent. Tous sont égorgés, et au piège du roi on oppose d'autres embûches. Il périt avec sept mille des siens. Les Marseillais ont depuis gardé l'usage, même aux jours de fêtes, de fermer leurs portes, de veiller, de couvrir leurs remparts de sentinelles, de reconnaître les étrangers, et de se garder au sein de la paix avec le même soin qu'en temps de guerre. C'est ainsi que les sages institutions se perpétuent chez eux, moins par la nécessité que par l'habitude de bien faire.

V. Ils eurent ensuite de grandes guerres avec les Liguriens et les Gaulois, leurs nombreux succès rehaussèrent leur gloire, et rendirent le nom des Grecs fameux parmi leurs voisins. La prise de quelques barques de pêcheurs fit éclater une guerre entre eux et Carthage, dont ils battirent souvent les flottes, et à qui ils donnèrent la paix après leur victoire. Ils lièrent amitié avec les Espagnols, observèrent fidèlement le traité conclu par eux avec Rome naissante, et, dans toutes les guerres de leurs alliés, s'empressèrent de leur fournir des secours. Ainsi s'augmenta pour eux la confiance de leurs forces ; ainsi leurs ennemis n'osèrent troubler leur repos. Marseille florissait par la renommée de ses exploits, par la grandeur de ses richesses, par la gloire toujours croissante de ses forces, lorsque les peuples voisins se liguèrent tout à coup pour la détruire, comme pour étendre un incendie qui les menaçait tous. D'un accord unanime, ils prennent pour chef Catumandus, un des petits rois de ce pays, qui assiégeait la ville avec une nombreuse armée de soldats d'élite, lorsque, dans son sommeil, une femme d'une figure menaçante, qui disait être une déesse, l'épouvanta, et lui fit faire la paix avec les Marseillais : il demanda à entrer dans leurs mers pour y adorer leurs dieux ; arrivé au temple de Minerve, il aperçut sous le portique la statue de cette divinité qu'il avait vue en songe, et s'écria que c'était là cette déesse qui l'avait épouvanté dans la nuit, celle qui lui avait ordonné de lever le siège. Il félicita les Marseillais de la faveur que leur accordaient les dieux, offrit un collier d'or à Minerve, et jura aux habitants une éternelle amitié. Cette paix étant conclue et la sécurité rétablie, les députés de Marseille, à leur retour de Delphes où ils étaient allés faire une offrande à Apollon, apprirent que Rome était prise et brûlée par les Gaulois. Quand les Marseillais reçurent cette nouvelle, un deuil public régna parmi eux : ils rassemblèrent l'or et l'argent, tant du trésor que des particuliers, pour compléter la somme exigée par les Gaulois et destinée à acheter la paix. En reconnaissance de ce service, Rome les exempta de tout tribut, leur assigna, dans les spectacles, une place parmi les sénateurs, et conclut avec eux une alliance où elle les traitait comme des égaux.
Trogue Pompée, à la fin de ce livre, raconte que ses ancêtres sont issus des Voconces ; que son aïeul Trogue Pompée, dans la guerre contre Sertorius, reçut de Pompée le droit de bourgeoisie ; que, dans la guerre de Mithridate, son oncle paternel commanda sous Pompée un corps de cavalerie ; que son père servit aussi sous César, qu'il remplit des ambassades, et fut le secrétaire et le garde du sceau de César.

Livre XLIV

Histoire de l'Espagne.

I.  L'Espagne, limite de l'Europe, servira aussi de terme à cet ouvrage. Les anciens l'appelèrent d'abord Ibérie, du nom de l'Ebre, puis Espagne, de celui d'Hispanus. Située entre l'Afrique et la Gaule, elle est bornée par l'Océan et les Pyrénées. Moins vaste que ces deux contrées, elle est aussi plus fertile. Elle n'est pas, comme l'Afrique, dévorée par un soleil ardent, ni fatiguée, comme la Gaule, de vents continuels. Tenant le milieu entre l'une et l'autre, elle doit à ses chaleurs tempérées, à ses pluies bienfaisantes et douces, cette abondance de fruits de tout genre qu'elle fournit à ses habitants, et même à l'Italie et à Rome. Elle produit en abondance, non seulement du blé, mais du vin, du miel et de l'huile ; on y trouve des mines et des races d'excellents coursiers ; aux riches récoltes que produit sa surface, il faut ajouter aussi les trésors cachés que renferme son sein. Elle produit beaucoup de lin et de genêt, et nulle terre n'est plus fertile en minium. Les fleuves n'y ont pas ce cours impétueux et rapide qui les rend dangereux ; ils coulent avec lenteur, baignant les prairies et les vignobles ; le flux et reflux de l'Océan les rend fort poissonneux, et plusieurs roulent de l'or dans leurs flots. L'Espagne ne touche à la Gaule que par le dos des Pyrénées : partout ailleurs la mer l'environne. Sa forme est à peu près carrée, sauf que la mer la resserre un peu vers les Pyrénées, dont l'étendue est de six cent mille pas (1). Le climat de l'Espagne est partout également sain, parce que nulle vapeur marécageuse n'altère la pureté de l'air. D'ailleurs, un vent de mer y règne, qui, pénétrant dans toutes les provinces et dissipant les exhalaisons de la terre, entretient la santé des habitants.

II. Le corps de l'Espagnol est dur à la faim, à la fatigue, et son coeur sait braver la mort. Ils sont tous d'une sobriété sévère. Ils préfèrent la guerre au repos : si les ennemis leur manquent au dehors, ils en cherchent au dedans. Souvent, en cachant un secret, on les a vus mourir dans les tortures, plus attachés à leur secret qu'à leur vie. On vante la fermeté de cet esclave, qui, dans la guerre punique, ayant vengé son maître, rit aux éclats dans les tortures, et, triompha, par son visage tranquille et joyeux, de la colère de ses bourreaux. Leur corps est agile, leur esprit remuant. Presque tous tiennent plus à leurs armes, à leurs coursiers de guerre, qu'à leur propre sang. Leurs jours de fêtes se célèbrent sans festins. Après la deuxième guerre punique, ils apprirent des Romains l'usage des bains chauds. Dans une si longue suite de siècles, ils n'ont eu de grand capitaine que Viriathe, qui, pendant dix années, disputa la victoire aux Romains (tant leur courage opiniâtre se rapproche de celui des bêtes sauvages !), et Viriathe même n'était pas un chef élu par eux ; mais ils le suivirent comme habile à prévoir et à éviter les périls. Sa simplicité fut égale à sa valeur : souvent vainqueur des armées consulaires, il ne changea, après ces exploits, ni ses armes, ni ses vêtements, ni son genre de vie ; il resta tel qu'il s'était montré dans sa première campagne, en sorte que le dernier de ses soldats eût paru plus riche que le général.

III. Plusieurs auteurs ont écrit qu'en Lusitanie, sur les rives du Tage, le vent féconde les cavales. Cette fable est née de la fécondité des juments, de la multitude des chevaux de la Galice et de la Lusitanie, où leur merveilleuse légèreté a pu faire supposer que le vent leur avait donné naissance. Les Galiciens se prétendent issus des Grecs. Ils disent qu'après le siège de Troie, Teucer, odieux à son père Télamon à cause de la mort d'Ajax, son frère, et ne pouvant rentrer dans son pays, se retira à Chypre, et y fonda une ville qu'il appela Salamine, du nom de son ancienne patrie : qu'à la nouvelle de la mort de son père, il voulut regagner son royaume, dont Eurysace, fils d'Ajax, lui ferma l'accès ; qu'alors, abordant sur les côtes d'Espagne, il s'empara du pays où s'élève aujourd'hui Carthagène ; qu'il passa alors dans la Galice, et donna son nom aux peuples qui l'habitent. Une partie de ces peuples s'appellent Amphiloques. Ce pays produit en abondance le cuivre, le plomb et le minium, qui a donné son nom au fleuve voisin. II est aussi fort riche en or ; on en trouve souvent, en labourant, dans les mottes de terre fendues par la charrue. Sur les confis de cette terre s'élève une montagne sacrée , dont le fer ne doit pas souiller le sol ; mais si par hasard la foudre vent y déchirer la terre, chose assez fréquente en ces lieux, on peut recueillir, comme un présent des dieux, l'or qu’elle a découvert. Les soins du ménage, l 'agriculture, sont le partage des femmes ; les armes, le brigandage, occupent les hommes. Le fer de ce pays est fort dur ; mais l'eau, plus puissante encore, y ajoute une nouvelle force : on dédaigne chez eux une arme qui n'a pas été trempée dans le Bilbilis ou le Chalybs. De là le nom de Chalybes, donné à ceux qui habitent les bords dé ce dernier fleuve. Le fer y est plus renommé que partout ailleurs.

IV. Les bois des Tartésiens, où les Titans firent, dit-on, la guerre aux dieux, sont habités par les Cunètes : Gargoris, le plus ancien de leurs rois, leur apprit à recueillir le miel. La faiblesse de sa fille lui ayant donné un petit-fils, honteux de cette infamie, il chercha divers moyens pour faire périr l'enfant ; mais celui-ci dut à la fortune d'échapper à ces hasards, et son aïeul, touché de tant de périls, le laissa parvenir au trône. L'ayant fait d'abord exposer, il envoya quelques jours après chercher le corps : on trouva l'enfant allaité par diverses bêtes sauvages. Rapporté au palais, le roi le fît jeter dans un sentier étroit où passaient chaque jour les troupeaux : au lieu d'ôter simplement la vie à son peut-fils, il voulait, dans sa cruauté, le faire écraser sous les pieds des animaux. L'enfant ne fut pas blésé, et ne manqua même pas de nourriture. On le livra alors à des chiens dont on avait depuis plusieurs jours irrité la faim, et ensuite à des pourceaux. Loin que les bêtes le déchirassent, quelques-unes vinrent lui offrir leur lait. Le roi le fit enfin jeter à la mer : alors parut plus clairement la faveur des dieux qui le protégeaient. Dans la violence de la tempête, au milieu du chant furieux des vagues, il fut doucement porté sur le rivage, comme si un vaisseau l'y eût conduit, et, quelques instants après, une biche vint lui offrir ses mamelles. Dans la suite, l'enfant, suivant sa nourrice, acquit une merveilleuse légèreté, et il vécut longtemps parmi les troupeaux de cerfs, parcourant aussi vite qu'eux les bois et les montagnes. Enfin, arrêté dans des filets, il fut offert en présent au roi. Celui-ci reconnut son petit-fils à la ressemblance des traits et à certaines marques imprimées sur son corps à sa naissance. Etonné de tant de hasards et de périls, il le choisit pour lui succéder. On lui donna le nom d'Habis. A peine élevé au trône, il déploya tant de vertus, qu'on reconnut le dessein des dieux dont la main l'avait arraché à tant de périls. II soumit à des lois son peuple encore barbare ; il lui enseigna le premier à atteler des boeufs à la charrue, à féconder ses sillons, et, se rappelant ses souffrances passées, il obligea les hommes à quitter leur nourriture sauvage pour des aliments plus doux. Ses aventures nous sembleraient fabuleuses, si nous ne lisions aussi que les fondateurs de Rome furent allaités, par une louve, et Cyrus, roi de Perse, par une chienne. Il interdit à son peuple tout travail d'esclave, et le distribua dans sept villes. Pendant plusieurs siècles, le sceptre resta dans sa famille. Géryon régna sur une autre partie de l'Espagne, entièrement composée d'îles. Les pâturages y sont, si riches ; que les bestiaux y périraient d'embonpoint, si on ne les laissait quelque fois sans nourriture. Les troupeaux faisaient la seule richesse des hommes de ce temps : ceux de Géryon étaient si renommés, que l'attrait d'un tel butin conduisit Hercule d'Asie en Espagne. On dit d'ailleurs que Géryon n'avait pas trois corps, comme l'a raconté la fable ; mais qu'ils étaient trois frères si étroitement unis, qu'ils semblaient n'avoir qu'une même âme. On ajoute qu'ils n'attaquèrent pas Hercule ; mais que, voyant leurs troupeaux enlevés, ils le combattirent pour les recouvrer.

V. Après la chute des royaumes d'Espagne, les Carthaginois furent les premiers maîtres du pays. Les Gaditains, suivant l'ordre reçu dans un songe, ayant emporté de Tyr, d'où les Carthaginois tirent aussi leur origine, les ornements du culte d'Hercule, pour venir fonder une ville en Espagne, furent attaqués par les peuples voisins, jaloux de leurs rapides progrès. Les Carthaginois les secoururent comme des parents : par leurs succès, ils préservèrent les Gaditains de toute insulte, et subjuguèrent pour eux-mêmes la plus grande partie du pays. Plus tard, encouragés par ces premières victoires, ils envoyèrent Amilcar avec une nombreuse armée pour conquérir toute la province. Ce général, après de grandes actions, se livrant en aveugle à la fortune, tomba dans des embûches où il perdit la vie. Asdrubal, son gendre, envoyé à sa place, fut assassiné par l'esclave d'un Espagnol, qui vengeait sur lui le meurtre injuste de son maître. Annibal, fils d'Amilcar, leur succéda, et les surpassa tous deux. II effaça leurs exploits par la conquête de l'Espagne entière ; puis, tournant ses armes contre Rome, on le vit, pendant seize années, fatiguer l'Italie par ses victoires. Les Romains, ayant envoyé les deux Scipions en Espagne, chassèrent d'abord les Carthaginois de la province, engagèrent ensuite, contre les naturels eux-mêmes, une guerre longue et acharnée. La province ne fut soumise, et les Espagnols ne reçurent le joug, que lorsque César-Auguste, maître de l'univers, eut porté chez eux ses armes victorieuses, et qu'ayant adouci ce peuple sauvage, et poli par des lois la barbarie de leurs moeurs, il eut réduit l'Espagne en province romaine.

LIVRE QUARANTE-UNIÈME.

(1) Les Spartaniens. Wetzel voudrait, non sans raison, qu'on lût Sparnos, et non Spartanos . Il s'appuie de l'autorité d'un manuscrit et de cette citation de Strabon, XI. p. 508 : Nomades ad sinistram maris Caspii, nunc Dahae dicti, Sparni cognominati.

(2) Plus sévérement que l'adultére. Rapprochez ce passage de celui de Tacite, Moeurs des Germains, c . 19.

(3) Ils ne connaissent d'aube sépulture, etc. C'était un usage, non des Parthes, mais des Hyrcaniens. Hérodote, I, 140, l'attribue aussi aux Perses .

(4) Mourut, etc . An de Rome 617.

LIVRE QUARANTE-DEUXIÈME.

(1) Onze cent mille pas. Onze cent mille pas romains, environ trois cent trente-trois lieues françaises, à deux mille cinq cents toises la lieue . - Sept-cent milles. Deux cent douze lieues de France.

(2) De presque tout l'univers. C'est-à-dire de toute la Grèce, pour substituer la réalité à l'hyperbole.

(3) Mithridate, roi des Parthes, etc. Il y a ici erreur et confusion de noms. On peut consulter les notes de Wetzel.

LIVRE QUARANTE-TROISIÈME.

(1) Le troisiéme roi, etc. Picus succéda à Janus, qui avait régné avec Saturne, et il eut pour successeur Faunus, son fils. Voyez Virgile, Aen. VII, 45.

(2) Naquit Latinus. Dans Virgile, Latinus est fils de Faunus et de la nymphe Marica.

(3) Amulius perit, etc . Voyez Tite-Live, I, 6 et suiv.

(4) Étaient vénérées, etc . Il n'est pas vrai que les lances aient jamais été honorées comme divinités, au moins par les Grecs. On les plaçait aux mains des dieux, parce qu'on donnait souvent aux dieux, maîtres de la terre, les attributs de la royauté.

(5) De jeunes Phocéens, etc . Ces détails sur les Phocéens paraissent assez mal liés à l'histoire de Romulus ; on croit que le texte de ce chapitre a été altéré par des déplacemens et des transpositions.

(6) Bornés à un sol étroit et aride. Hérodote, I, 142 et  Tite-Live, XXXVII, 31, disent précisément le contraire. Justin semble avoir confondu les Phocéens avec les habitans de la Phocide, dont le pays était en effet aride et stérile.

LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.

(1) Six cent mille pas. Cent quatre vingt une lieues de France . Diodore, IV 35, ne donne aux Pyrénées qu'une étendue de trois mille stades, ou cent treize lieues de France.