LIVRE XXXVII.
Histoire de Mithridate-le-Grand.
I. Après la prise d'Aristonicus, des députés de Marseille vinrent à Rome solliciter le pardon des Phocéens, ses fondateurs, dont le sénat avait ordonné de raser la ville et d'anéantir le nom, pour les punir d'avoir, dans cette dernière guerre, et auparavant dans celle d'Antiochus, porté les armes contre le peuple romain. Cette grâce leur fut accordée. On s'occupa ensuite de récompenser les rois qui avaient fourni des secours contre Aristonicus. Mithridate, roi de Pont, reçut la Haute Phrygie ; les fils d'Ariarathe, roi de Cappadoce, qui avait péri dans cette campagne, obtinrent la Lycaonie et la Cilicie. Ainsi le peuple romain traita mieux les fils de son allié, que leur mère ne traita ses enfants ; car, tandis qu'en leur bas âge il étendait leur empire, leur mère leur ravissait la vie. Laodice avait eu du roi Ariarathe six enfants mâles, dont plusieurs étaient déjà adultes : craignant donc de perdre bientôt le gouvernement de l'état, elle fit périr cinq d'entre eux par le poison. Le plus jeune, dérobé par sa famille à la cruauté de sa mère, se trouva seul souverain par la mort de Laodice, dont le peuple punit la cruauté en l'immolant. Enlevé aussi par une mort soudaine, Mithridate laissa un fils qui porta son nom. Ce prince arriva plus tard à un tel degré de puissance, qu’il effaça et les rois de son siècle, et ceux qui l'avaient précédé. Pendant quarante-six années, il fit la guerre et disputa la victoire aux Romains ; battu par Sylla, par Lucullus, par d'autres habiles capitaines, enfin par le grand Pompée, il reprit toujours les armes avec plus de vigueur et d'éclat ; ses défaites le rendaient plus terrible (1). Enfin, il périt chargé d'années, non sous les coups de ses rivaux, mais par une mort volontaire et dans le royaume de ses aïeux, dont il transmit l'héritage à son fils.
II. Le ciel même, par ses prodiges, présagea sa future grandeur. Dans l'année qui le vit naître, dans celle où il parvint au trône, parut pendant soixante-dix jours une comète dont la vive lumière semblait embraser tous les cieux. Sa surface en occupait le quart, son éclat effaçait le soleil ; son lever, son coucher duraient quatre heures. Dans son enfance, Mithridate se vit en butte aux pièges de ses tuteurs, qui, le plaçant sur un cheval indompté, le forçaient à lancer des dards en courant ; mais le jeune prince, maniant son coursier avec une adresse au dessus de son âge, déjoua ces complots. Ils eurent alors recours au poison : dans cette crainte, il but fréquemment des antidotes, et par de puissants remèdes, il se mit si bien à l'abri de leurs embûches, que, dans sa vieillesse même, il tenta vainement de s'empoisonner (2). Craignant ensuite qu'à défaut de poison, ses ennemis n'employassent le fer, il feignit une vive passion pour la chasse. Ainsi, pendant sept années, ni à la campagne, ni à la ville, il ne coucha sous l'abri d'un toit ; mais, errant au fond des bois, il passait la nuit sur différents points des montagnes, sans que personne connût sa retraite. Là, il s'habituait tantôt à fuir, tantôt à poursuivre les bêtes sauvages, quelquefois même il éprouvait ses forces contre elles. Par ce genre de vie, il évita les embûches, et endurcit son corps à toutes les souffrances.
III. Arrivé à l'âge d'administrer son empire, il songea moins à le régir qu'à l'étendre . Les Scythes, jusque là invincibles, qui avaient détruit Zopyrion, général d'Alexandre-le-Grand, avec ses trente mille soldats ; qui avaient massacré le roi Cyrus et ses deux cent mille Perses, et mis en fuite Philippe, roi de Macédoine, cédèrent à ses heureux efforts. Cette conquête ayant accru ses forces, il occupa le Pont et bientôt la Cappadoce. Puis, méditant l'invasion de l'Asie, il quitte en secret son royaume, et, à l'insu de tous, la parcourt avec quelques amis pour s'instruire par lui-même de l'état du pays et de la position de chaque ville. Il passe de là en Bithynie ; et, comme s'il eût été maître de l’Asie, il étudie tous les lieux qui peuvent lui assurer la victoire. Rentrant alors dans son royaume, où déjà on le croyait mort, il y trouve un fils en bas âge, dont Laodice, sa soeur et son épouse, était accouchée en son absence. Alors tandis qu'on le félicitait et de son retour, et de la naissance d'un fils, le poison menaçait sa vie. Laodice, le croyant mort, s'était abandonnée à ses amis ; elle espéra couvrir sa faute par un forfait plus affreux, et, à son arrivée, lui prépara du poison. Instruit de ce complot par un esclave, Mithridate en punit les auteurs.
IV. L’'hiver étant survenu, il le passa, non dans les festins, mais dans les camps, non au sein du repos, mais dans les exercices militaires, non parmi des compagnons de plaisir, mais avec de dignes rivaux ; s'exerçant à diriger un coursier, à disputer le prix de la lutte ou de la course. Son armée s'accoutumait aussi, par des exercices journaliers, à supporter comme lui la fatigue, et se rendait invincible comme son roi. S'étant uni à Nicomède, il envahit la Paphlagonie et la partage avec son allié. Instruit que ces deux princes venaient d'occuper cette contrée, le sénat leur envoie des députés avec l'ordre de la rendre à son premier maître. Mithridate, regardant sa puissance comme égale à celle de Rome, répond avec fierté que ce royaume était échu en héritage à son père, et s'étonne de voir contester au fils un droit dont le père a joui sans débat. Et, bravant les menaces, il envahit encore la Galatie. Nicomède, n'ayant nul titre à alléguer ; promet de rendre la Paphlagonie à son souverain légitime. Puis, donnant à son fils le nom de Pylémène, porté par les princes de ce pays, il conserva sa conquête à l’aide de ce nom supposé, comme s'il l'eût restituée à la famille de ses rois. Les ambassadeurs ainsi joués retournèrent à Rome.
LIVRE XXXVIII
Suite de l'histoire de Mithridate-le-Grand. Ptolémée Physcon, roi d'Espagne. Suite de l'histoire de Demetrius, roi de Syrie.
I. MITHRIDATE, ayant préludé à ses
parricides par le meurtre d'une épouse, résolut de faire périr les fils de
son autre soeur, nommée aussi Laodice, veuve d'Ariarathe, roi de Cappadoce,
qu'il avait fait assassiner par Gordius. Ce n'était rien pour lui d'avoir
égorgé le père, s'il laissait les enfants lui succéder sur ce trône dont il
brûlait de s'emparer. Au milieu de ces projets, il apprend que Nicómède, roi
de Bithynie, envahit la Cappadoce, laissée sans défense par la mort de son roi
; et aussitôt, sous prétexte de tendresse, il envoie des secours à sa soeur,
pour repousser Nicomède. Mais déjà Laodice avait traité avec ce prince, et
lui avait donné sa main.
Mithridate irrité chasse de la Cappadoce les troupes de Nicomède, et rend le
sceptre au fils de sa soeur, action glorieuse sans doute, si elle n'eût été
suivie d un crime. En effet, peu de mois après, il feint de vouloir rappeler de
l'exil Gordius, dont il s'était servi pour tuer Ariarathe ; espérant que le
jeune prince, en s'opposant à ce retour, lui fournirait un prétexte de guerre,
ou, s'il y consentait, qu'il pourrait faire périr le fils sous les coups du
meurtrier du père. Instruit de ce projet, et indigné de voir l'assassin de son
père rappelé de l'exil par son oncle même, le jeune Ariarathe lève une
puissante armée. Mithridate conduisit au combat quatre-vingt mille fantassins,
dix mille cavaliers, six cents chars armés de faux ; mais voyant que son neveu,
secouru par les rois ses voisins, ne lui opposait pas moins de forces, et
craignant les chances de la guerre, il a recours à la trahison, propose au
jeune prince une entrevue, et s'y rend avec un poignard caché dans sa ceinture.
L'officier qu'Ariarathe avait, selon l'usage des rois, envoyé pour le fouiller,
le visitant avec soin vers le bas-ventre, il lui dit de prendre garde de trouver
use autre arme que celle qu'il cherchait. Ayant, par cette plaisanterie,
déguisé sa trahison, il sépare le jeune prince de sa suite, sous le prétexte
d'un secret entretien, le poignarde à la vue des deux armées, et livre le
royaume de Cappadoce à son fils âgé de huit ans, en lui donnant le nom
d'Ariarathe, et Gordius pour conseil.
II. Mais les Cappadociens, las des cruautés et des injures de leurs gouverneurs, se soulèvent contre Mithridate, et rappellent de l'Asie, où il était élevé, le frère de leur roi, nommé aussi Ariarathe. Mithridate recommence la guerre contre lui, le bat et le chasse de son royaume. Ce jeune prince succomba bientôt après à une maladie causée par ses chagrins. A sa mort, Nicomède craignant que Mithridate, maître de la Cappadoce, n'y voulût réunir la Bithynie, engage un jeune homme d'une grande beauté à se dire issu d'Ariarathe, comme si ce prince avait eu trois enfants au lieu de deux, et à demander au sénat romain le royaume de son père. Il envoie aussi à Rome sa femme Laodice, pour y attester qu'elle avait eu trois fils d'Ariarathe. Instruit de ces intrigues, et poussant aussi loin l'audace, Mithridate députe à Rome Gordius, pour déclarer au sénat que l'enfant qu'il avait placé sur le trône de Cappadoce était fils de cet Ariarathe, mort en combattant pour les Romains dans la guerre d'Aristonicus. Mais le sénat, voyant que les deux monarques avaient pour but d'usurper un empire à l'aide de noms empruntés, enlève la Cappadoce à Mithridate ; et, pour l'en consoler, dépouille Nicomède de la Paphlagonie. Puis, pour éviter d'outrager ces rois, en accordant à d'autres ce qu'il leur ravissait, il donne à ces deux peules la liberté. Mais les Cappadociens, refusant ce présent, déclarent qu'ils ne peuvent vivre sans maître. Le sénat leur nomma donc pour roi Ariobarzane.
III. Tigrane régnait alors en Arménie. Donné autrefois en otage aux Parthes, ce prince avait depuis été renvoyé par eux dans le royaume de ses pères. Mithridate voulait s'en faire un allié dans la guerre contre Rome, qu'il méditait depuis longtemps. Mais Tigrane n'ayant contre les Romains nul sujet de plainte, Mithridate, à l'aide de Gordius, lui conseille d'attaquer Ariobarzane, prince indolent et faible ; et, pour déguiser son artifice, il lui donne en mariage sa fille Cléopâtre. Dès l'arrivée de Tigrane, Ariobarzane fuit à Rome emportant ses trésors ; et Mithridate se voit ainsi redevenu, par Tigrane, maître de la Cappadoce. Dans le même temps, Nicomède étant mort, son fils, nommé aussi Nicomède, détrôné par Mithridate, vient à Rome en suppliant, et le sénat se décide à rétablir ces deux rois sur leur trône. On envoie pour cette expédition Aquilius et Manlius Maltinus. A cette nouvelle, Mithridate s'allie avec Tigrane pour combattre les Romains, et ils conviennent entre eux que les villes et les terres conquises resteront à Mithridate, les prisonniers et le butin à Tigrane. Mithridate, sentant bien les dangers de la guerre qu'il suscitait, envoie des députés aux Cimbres, aux Gallo-Grecs, aux Sarmates et aux Bastarnes, pour demander leur appui. Car, dans ses projets de guerre contre Rome, il avait dès longtemps gagné par des bienfaits l'affection de ces peuples. Il lève encore une armée dans la Scythie, et arme l'Orient contre Rome. Il triomphe aisément d'Aquilius, de Maltinus, qui n'avaient que des soldats d'Asie, les chasse avec Nicomède, et se voit accueilli avec transport dans chaque cité. Il y trouve beaucoup d'or et d'argent, et de grands préparatifs de guerre disposés par les anciens rois. Maître de ces ressources, il remet à toutes les villes leurs dettes privées ou publiques, et les exempte d'impôts pour cinq années. Puis, ayant réuni ses soldats, il les harangue, et n'oublie rien pour les exciter à chasser les Romains de l'Asie. Cette harangue m'a paru digne de trouver place dans mon abrégé ; Trogue Pompée l'écrivit en style indirect ; il blâmait Tite-Live et Salluste d'avoir, pour faire briller leur talent, inséré dans leurs oeuvres des discours directs, et violé par là les règles de l'histoire (1).
IV. "Il eût été à désirer pour lui, disait Mithridate à ses soldats, de pouvoir délibérer et choisir ou la paix ou la guerre avec Rome ; mais qu'il faille résister à qui nous attaque, c'est ce qu'on ne met jamais en doute, alors même qu'on n'espère pas la victoire. Tout homme tire l'épée contre un brigand, sinon pour sauver sa vie, au moins pour venger sa mort. Il ne s'agit donc plus d'examiner si la paix est possible, quand aux haines déclarées ont déjà succédé les combats : il ne reste plus qu'à chercher quelles sont les espérances et les ressources pour soutenir la guerre commencée. Pour lui, il était sûr du succès, si le courage ne leur manquait pas. Ils savaient comme lui que les Romains n'étaient pas invincibles, eux qui avaient défait Aquilius en Bithynie, et Maléinus en Cappadoce . Que si quelqu'un d'entre eux était moins touché de sa propre expérience que des exemples étrangers, ne disait-on pas que Pyrrhus ; roi d'Épire, sans autres forces que cinq mille Macédoniens, avait battu les Romains dans trois rencontres ? Ne disait-on pas qu'Annibal était, pendant seize ans, resté vainqueur en Italie ; et que s'il n'avait pas pris Rome, c'était moins la puissance des Romains que des rivalités, des jalousies domestiques qui l'avaient arrêté ? Les peuples de la Gaule Transalpine étaient entrés en Italie et y possédaient de nombreuses et puissantes cités ; ils y avaient même envahi plus de terres que n'en occupaient ces mêmes Gaulois dans l'Asie, qu'on disait sans défense ; Rome, non seulement vaincue, mais prise par les Gaulois, n'avait conservé que le sommet d'une colline ; et elle avait écarté cet ennemi redoutable, par l'or et non par le fer. Ce nom des Gaulois, toujours la terreur des Romains, il l'avait pour lui dans cette guerre ; car les Gaulois habitons de l'Asie ne différaient des conquérants de l'Italie que par leur nouveau séjour, leur origine, leur bravoure, leur manière de combattre était la même ; mais cette marche longue et pénible à travers l'Illyrie et la Thrace, le passage de ces contrées, plus difficile peut-être que les conquêtes qui l'avaient suivi, attestait dans les Gaulois d'Asie encore plus d'audace et d'adresse. Il savait d'ailleurs que l'Italie elle-même, depuis la fondation de Rome, n'avait jamais été bien soumise ; et qu'on l'avait vue chaque année combattre sans repos et sans relâche, ou pour défendre sa liberté, ou même pour disputer l'empire ; que les nations de l'Italie avaient souvent massacré des armées romaines ; que plusieurs même, par un nouveau genre d'outrage, les avaient fait passer sous le joug (2). Sans s'arrêter à d'antiques exemples, on avait vu tout récemment dans la guerre des Marses, l'Italie se soulever tout entière, et réclamer des Romains, non plus son indépendance, mais les droits de cité et le partage de l'empire. Pressée par les armes de ses voisins, Rome était encore déchirée par les factions de ses chefs et par une guerre civile plus périlleuse que la guerre du dehors (3) ; en même temps, du fond de la Germanie, les hordes innombrables et farouches des Cimbres s'étaient débordées comme un torrent sur l'Italie ; et si Rome était assez forte pour lutter contre chacun de ses ennemis, écrasée du moins par leur réunion, elle ne pourrait songer même à la guerre qu'il allait commencer.
V. Ils devaient donc profiter du moment et saisir cette occasion de s'agrandir, de peur qu'en épargnant un ennemi partout menacé, ils n'eussent plus de peine à le vaincre libre et tranquille. Ii ne s'agissait pas d'examiner s'il fallait combattre, mais s'ils devaient engager la lutte au temps favorable pour les Romains ou pour eux-mêmes. Car, pour la guerre, les Romains l'avaient déjà commencée contre lui, en le dépouillant, pupille encore, de la haute Phrygie, donnée par eux à son père pour prix de ses secours contre Aristonicus ; livrée même à titre de dot par Seleucus Callinicus à son bisaïeul Mithridate. Ne lui avaient-ils pas fait un autre genre de guerre en lui ordonnant de sortir de la Paphlagonie ; en le dépouillant d'une province que sou père n'avait due ni à la violence, ni à la guerre, mais qu'il avait possédée à titre d'héritage, en vertu d'une adoption et d'un testament, par l'extinction de la famille de ses rois ? Sa soumission à ces ordres cruels n'avait pu désarmer leur colère : chaque jour ils étaient devenus plus rigoureux pour lui. Quel gage d'obéissance leur avait-il refusé ? N'avait-il pas renoncé à la Paphlagonie, à la Phrygie, rappelé son fils de la Cappadoce, qu'il possédait comme vainqueur et par un droit reconnu de toutes les nations ? Ceux-là l'avaient dépouillé du fruit de sa victoire, qui eux-mêmes devaient tout à la guerre. N'était-ce pas pour plaire aux Romains qu'il avait tué Chrestos, roi de Bithynie, à qui le sénat avait déclaré la guerre ? Et cependant c'était à lui qu'on imputait les fautes de Gordius ou de Tigrane ; c'était pour l'outrager que le sénat donnait à la Cappadoce cette liberté qu'il ravissait au reste du monde. Et quand, au lieu de cette liberté offerte, les peuples de la Cappadoce demandaient pour roi Gordius, on avait repoussé, leur prière, parce qu'il était son ami. C'était d'après l'ordre de Rome que Nïcomède lui avait fait la guerre : il avait voulu se venger, et elle se déclarait contre lui. Enfin, si maintenant elle voulait le combattre encore, c'est qu'il n'avait pas souffert que Nicomède, le fils d'une danseuse, déchirât impunément son empire.
VI. "Ce n'était pas en effet les fautes des rois que Rome poursuivait de son courroux, mais leur puissance et leur dignité : telle avait toujours été sa politique à l'égard de tous les autres rois aussi bien que de lui-même. Ainsi elle avait persécuté Pharnace, son aïeul, qu'un tribunal de famille avait choisi pour successeur d'Eumène à Pergame ; ainsi Eumène lui-même, dont les flottes conduisirent pour la première fois les Romains en Asie, dont l'armée, plus que celle de Rome, leur avait servi à vaincre Antiochus-le-Grand, et les Gaulois en Asie, et Persée en Macédoine, traité par eux en ennemi, s'était vu interdire l’Italie ; et, s'ils avaient rougi de le combattre lui-même, ils avaient fait la guerre à son fils Aristonicus. Quel prince avait mieux mérité d'eux que Masinissa, roi des Numides ? Ils lui devaient et la défaite d'Annibal, et la prise de Syphax, et la ruine de Carthage ; ils le comptaient, avec les deux Scipions, pour le troisième sauveur de Rome ; et cependant ils venaient de faire en Afrique une guerre si implacable à son petit-fils (4), que la mémoire de son aïeul n'avait pu lui épargner, dans sa défaite, d'être chargé de fers, et de servir d'ornement à leur triomphe. S'ils avaient juré cette haine à tous les rois, c'est qu'eux-mêmes avaient eu jadis des rois dont le nom seul leur était une ignominie ; pâtres aborigènes, aruspices sabins, exilés de Corinthe, esclaves étrusques, ou enfin des Superbes, le plus illustre des noms portés par les maîtres de Rome (5) : leurs fondateurs, eux-mêmes le disent, avaient sucé le lait d'une louve ; c'était aussi un peuple de loups, insatiable de sang et de pouvoir, avide et altéré de richesses (6).
VII. "Quant à sa propre origine, pouvait-il se comparer à ce ramas d'étrangers, lui dont les aïeux remontaient, par son père, à Darius, à Cyrus, fondateurs de la monarchie des Perses ; et, par sa mère, au grand Alexandre, à Nicator Seleucus, auteurs de la puissance macédonienne ? Et s'il comparait son peuple aux Romains, il était d'une nation qui non seulement marchait l'égale de Rome, mais qui avait résisté à la Macédoine elle-même : des peuples qui lui obéissaient, pas un n'avait subi une domination étrangère, pas un n'avait obéi à des rois qui ne fussent nés dans son sein ; qu'on prît la Paphlagonie, la Cappadoce ou le Pont, la Bithynie ou la haute et basse Arménie, ni Alexandre, le conquérant de l'Asie, ni aucun de ses successeurs n'avaient porté atteinte à une seule de ces provinces. Pour la Scythie, deux rois avant lui, Darius et Philippe, avaient seuls tenté, non de l'asservir, mais d'y pénétrer, et n'avaient pu qu'à grand'peine s'échapper de cette terre, qui allait lui fournir aujourd'hui les plus puissants secours contre Rome. Il n'avait entrepris ses guerres pontiques, jeune encore et étranger aux armes, qu'avec crante et défiance ; car les Scythes, outre leur courage et leurs armes, étaient encore protégés par l'étendue de leurs déserts, par la rigueur de leurs climats, qui annonçait à leurs ennemis une guerre pénible et périlleuse ; et, au milieu de tant d'obstacles, nul butin à espérer d'un peuple nomade, sans argent et sans demeure. Mais une guerre bien différente s'offrait maintenant à lui. Toute contrée cédait à l'Asie pour la douceur du climat, la fertilité du sol, et le nombre des villes. Presque tous les jours se passeraient non en combats, mais en fêtes, dans une expédition plus féconde encore que facile. N'ont-ils point entendu vanter les richesses nouvelles d'Attale, l'antique opulence de l'Ionie et de la Lydie, dont ils allaient se saisir sans combat ? L'Asie impatiente l'appelait à grands cris, tant la rigueur des publicains, la rapacité des proconsuls, l'iniquité des magistrats y avaient inspiré la haine du nom de Rome ! Il leur suffirait donc de le suivre avec courage, en songeant à ce que pourrait faire une si puissante armée, guidée par un capitaine qu'ils avaient vu naguère, seul et sans l'aide d'aucun soldat, soumettre la Cappadoce après le meurtre de son roi ; qui le premier avait conquis tout le Pont et la Scythie, où personne avant lui n'avait pu pénétrer sans péril. Pour sa générosité, pour sa justice, il invoquait le témoignage de ses soldats qui en avaient fait l'épreuve ; il en trouvait des monuments dans ces empires étrangers, qu'outre les états de ses pères, il avait, seul de tous les rois, recueillis en héritage comme le prix de ses bienfaits, la Colchide, la Paphlagonie et le Bosphore."
VIII. Ayant ainsi excité ses soldats, vingt-trois années après son avènement, Mithridate commença la guerre contre Rome. Cependant Ptolémée, roi d'Égypte, étant mort, des députés vont offrir à un autre Ptolémée, qui régnait à Cyrène, la couronne d'Égypte et la main de la reine Cléopâtre, sa soeur. Toute la joie qu'il en ressentit fut de se voir porté sans obstacle sur un trône où le fils de son frère était appelé par Cléopâtre sa mère, et par la faveur des grands ; mais, ne respirant que vengeance, à peine entré dans Alexandrie, il fit massacrer les partisans du jeune prince. Le jour même des noces, dans l'appareil des festins et des solennités religieuses, il égorgea cet enfant entre les bras d'une mère qu'il épousait, et entra dans le lit de sa soeur, encore dégoûtant du meurtre de son fils. Non moins cruel envers le peuple qui l'avait choisi pour maître, il l'abandonne au glaive de ses soldats étrangers, et fait couler des flots de sang. Enfin il répudie sa soeur, dont il viole et épouse la fille. Épouvanté de ces crimes, le peuple se disperse et s'exile pour éviter la mort. Resté seul avec ses satellites au sein de cette vaste cité, réduit à régner non sur des hommes, mais sur des édifices déserts, Ptolémée, par un édit, appelle à lui les étrangers, qui s'y rendent en foule. Ce fut alors qu'il se présenta aux lieutenants de Rome, Scipion l'Africain, Sp . Mummius et L. Metellus, chargés de visiter les provinces alliées. Mais ce tyran, la terreur de son peuple, n'excita que la risée des Romains : ses traits étaient hideux ; sa taille courte et son énorme embonpoint le rendaient plus semblable à un monstre qu'à un homme. Ses vêtements, du tissu le plus fin, et d'une étoffe transparente, ajoutaient à sa laideur, comme s'il eût pris à tâche d'exposer à tous les yeux ce qu'un homme décent aurait eu soin de cacher. Après le départ des envoyés, parmi lesquels l'Africain, en visitant Alexandrie, attira lui-même tous les regards, Ptolémée, odieux même à ses sujets étrangers, s'éloigne en secret de peur d'être assassiné avec le fils qu'il avait eu de sa soeur, et sa nouvelle épouse qui souillait le lit d'une mère. Puis, ayant levé une armée mercenaire, il vient combattre à la fois ses sujets et sa soeur. Craignant qu'Aléxandrie, pour le pour le punir, ne donnât le trône à son fils aîné, il le fait venir de Cyrène et le tue. Le peuple brise alors ses statues et renverse ses images. Attribuant cet outrage à sa soeur, il égorge l'enfant qu'il avait eu d'elle, déchire ses membres, les place dans des corbeilles et les fait présenter à sa mère, qui célébrait dans un festin l'anniversaire de sa naissance. Ce crime remplit de douleur et la reine et tous les habitants ; à la gaîté d'une fête succède le désespoir, et le palais tout entier retentit soudain de pleurs et de cris. Les grands, quittant la table pour suivre des funérailles, exposent aux yeux du peuple ces membres déchirés, et lui montrent ce qu'il doit attendre d'un roi meurtrier de son fils.
IX. Après avoir pleuré cette perte, Cléopâtre, pressée par les armes de son frère, fit demander du secours à Démetrius, roi de Syrie, dont les bizarres destins méritent aussi d'être racontés. Ce prince ayant, comme je l'ai dit plus haut, porté la guerre chez les Parthes, vainqueur dans plusieurs rencontres, tomba dans une embuscade, y perdit son armée, et fut pris. Arsacide, roi des Parthes, le traita avec une générosité vraiment royale, il l'envoya en Hyrcanie, lui accorda les honneurs dus à son rang, lui donna même la main de sa fille, et promit de lui rendre le royaume de Syrie, usurpé par Tryphon en son absence. Après la mort d'Arsacide, perdant tout espoir de retour, las de sa captivité et de cette vie privée, quoique somptueuse, Demetrius projeta secrètement de s'enfuir dans ses états . Il eut, pour l'encourager et l'accompagner dans sa fuite, Callimandre, son ami, qui, pendant la captivité du roi, avait quitté la Syrie, traversé les déserts de l'Arabie avec des guides soudoyés, et, sous l'habit de Parthe, était parvenu à Babylone. Mais Phrahate, successeur d'Arsacide, les atteignit par des chemins plus courts, grâce à la rapidité de ses cavaliers. Conduit devant le roi, Callimandre, non seulement reçut son pardon, mais fut récompensé de sa fidélité. Demetrius, accueilli avec sévérité, fut renvoyé en Hyrcanie près de sa femme, et soumis à une garde plus rigoureuse. Quelque temps après, comme il avait eu des enfants de son mariage, les défiances s'étant affaiblies, il s'enfuit encore avec le même ami : mais, toujours malheureux, il est arrêté près des confins de son royaume, et conduit de nouveau devant le roi, qui refuse, dans sa colère, de l'admettre en sa présence. Rendu encore à ses enfants et à sa femme, il est renvoyé dans l'Hyrcanie, lieu réservé à son châtiment, et pour lui reprocher sa puérile légèreté, on lui fait présent d'osselets d'or. Du reste, cette clémence des Parthes envers Demetrius ne venait ni de la pitié de ce peuple, ni de son alliance avec eux ; mais, aspirant à conquérir la Syrie, ils voulaient se servir de Demetrius contre Antiochus son frère, selon que l'exigeraient les circonstances, ou la fortune des armes.
X. Instruit de ces desseins, et voulant les prévenir, Antiochus conduit contre les Parthes son armée aguerrie par plusieurs expéditions contre ses voisins. Mais il déploya un luxe égal à la grandeur de ses apprêts militaires : ses quatre-vingt mille soldats étaient suivis de trois cent mille valets d'armée, qui étaient pour la plupart des cuisiniers. L'or et l'argent y étaient si communs, que les bottines des simples soldats étaient garnies de clous d'or, et qu'ils foulaient aux pieds ce métal qui allume la guerre entre les peuples : les batteries de cuisine étaient d'argent, et l'on semblait marcher moins à des combats qu'à des festins. Plusieurs rois de l'Orient, que soulevait la tyrannie des Parthes, vinrent se joindre à Antiochus, se livrant à lui avec leurs états. Aussitôt la guerre commença. Vainqueur dans trois batailles, et maître de Babylone, Antiochus reçut le surnom de Grand. Bientôt, tous les peuples se soumettant à lui, il ne resta aux Parthes que leur pays. Phrahate envoya alors Demetrius en Syrie, à la tête d'un corps de Parthes, pour ressaisir sa couronne, voulant forcer ainsi Antiochus à quitter les Parthes pour aller défendre son trône. En même temps, ne pouvant le renverser par la force, il lui dressait partout des embûches. Embarrassé du nombre de ses soldats, Antiochus les avait distribués dans les villes, en différents quartiers d'hiver ; cette mesure causa sa perte : forcés de nourrir ces troupes, livrés d'ailleurs aux violences des soldats, les habitants se déclarent pour les Parthes ; et, à un jour convenu, tous accablent par surprise ces garnisons dispersées, pour qu'elles ne pussent pas se porter secours, A cette nouvelle, Antiochus part avec le corps d'armée qui hivernait près de lui, pour secourir les troupes les plus voisines. Mais il rencontre le roi des Parthes, et le combat avec un courage que ses soldats n'imitent pas. La valeur des ennemis l'emporte, et il périt abandonné des siens. Phrahate célébra ses obsèques avec une pompe royale ; et, épris d'amour pour la fille de Demetrius, qu'Antiochus conduisait avec lui, il l'épousa. Il se repentit bientôt d'avoir relâché Demetrius, et envoya pour l'arrêter un corps de cavalerie mais ce prince avait prévu ces poursuites ; il était rentré dans son empire, et, après de vains efforts, les cavaliers envoyés contre lui revinrent près de leur maître.
LIVRE XXXIX.
Suite de l'histoire de Syrie et d'Égypte.
I. Après qu’Antiochus eut péri chez les Parthes avec son armée, son frère Demetrius, délivré de sa captivité, et rétabli sur le trône, voyant la Syrie pleurer son armée entière détruite, osa, comme si le succès eût couronné les guerres entreprises par son frère et par lui contre les Parthes, et qui avaient coûté la vie à l'un, et la liberté à l'autre, projeter une invasion en Égypte. Cléopâtre, sa belle-mère, lui promettait le sceptre d'Égypte pour prix du secours qu'elle lui demandait contre son frère. Mais tandis qu'il médite des conquêtes, il se voit, selon l'usage, dépouillé de son royaume par le soulèvement de la Syrie. Antioche la première, sous les ordres de Tryphon, indignée de l'orgueil du roi, que le commerce des Parthes, peuple hautain et cruel, avait rendu intolérable, se soulève contre Demetrius absent. Apamée et les autres villes suivirent bientôt cet exemple. En même temps, Ptolémée, roi d'Égypte, qu'il avait attaqué, apprenant que sa soeur Cléopâtre s'était embarquée avec les trésors de l'Égypte pour chercher un asile en Syrie près de sa fille et de son gendre, fait partir un jeune Egyptien, fils d’un commerçant nommé Protarque, pour s'emparer du trône de Syrie. Il fit répandre le bruit qu'adopté par Antiochus, ce jeune homme était entré dans la famille royale. Les Syriens, décidés à ne repousser aucun roi, pour se soustraire à la tyrannie de Demetrius, donnent le non d'Alexandre à ce jeune homme, et l'Égypte lui fournit de puissants secours. Cependant le corps d'Antiochus, tué par le roi des Parthes, fut apporté en Syrie dans un cercueil d'argent, pour recevoir la sépulture. Les cités l'accueillirent avec des marques de tendresse qu'Alexandre imita, pour donner crédit à son histoire ; cette feinte douleur lui concilia au plus haut degré l’amour du peuple, à qui ses larmes parurent sincères. Vaincu par Alexandre, entouré de mille dangers, Demetrius se voit même abandonné de ses enfants et de sa femme. Délaissé avec quelques esclaves, il se rendit à Tyr pour trouver dans le temple un refuge ; mais le gouverneur de la ville le fit tuer au sortir du vaisseau. Seleucus, l'un de ses fils, s'étant saisi de la couronne sans l'autorisation de sa mère, fut massacré par celle-ci ; l'autre, que la longueur de son nez fit surnommer Grypus, est élevé au trône par cette princesse, qui voulait gouverner souverainement sous son nom.
II. Mais Alexandre, maître du royaume de Syrie, et enorgueilli de sa fortune, poussa l'audace et la fierté jusqu'à dédaigner ce Ptolémée qui l'avait fait roi. Aussi Ptolémée, réconcilié avec sa soeur, s'occupe de reverser une puissance que lui-même avait élevée, en haine de Demetrius. Il envoie donc à Grypus de grands secours et sa fille Tryphéne pour épouse, afin que le double titre de son compagnon d'armes et de son parent portât les peuples à le mieux soutenir. Cet espoir ne fut pas trompé. Quand on vit. Grypus appuyé des forces de l'Egypte, on se détacha peu à peu d'Alexandre. Les deux rois en viennent aux mains ; Alexandre vaincu fuit à Antioche, et là, manquant d'argent, et ne pouvant solder ses troupes, il fait enlever du temple de Jupiter une statue d'or massif qui représentait la Victoire ; et, joignant la raillerie au sacrilège, il dit que Jupiter lui a prêté la victoire. Peu de jours après, ayant secrètement donné l'ordre d'enlever la statue même de Jupiter qui était d'or et d'un poids énorme, surpris dans ce sacrilège, forcé de fuir devant la multitude, battu d'une violente tempête, et abandonné des siens, il est pris par des voleurs, et conduit devant Grypus, qui le fait tuer. Grypus, remonté ainsi sur le trône de ses aïeux, et délivré de périls étrangers, se vit en butte aux pièges de sa mère. Cette femme, avide de pouvoir, qui avait trahi son époux et massacré l'un de ses fils, voyant avec douleur la victoire de l'autre affaiblir son autorité, lui présente, à son retour d'un exercice militaire, un breuvage empoisonné. Averti de ses desseins, Grypus la prie de boire elle-même, comme s'il eût voulu rivaliser de tendresse avec elle. Elle s'y refuse, il insiste. Enfin, il fait paraître un témoin qui atteste le forfait, et lui déclare que le seul moyen de se justifier est de boire elle-même la coupe qu'elle vient d'offrir à son fils : le crime de la reine retombe donc sur elle ; elle meurt par le poison qu'elle avait préparé pour un autre(1). Ainsi affermi sur le trône, Grypus, pendant huit années, y jouit d'un repos que partagea la Syrie. Il trouve plus tard un rival dans son frère Cyzicène, né de la même mère, mais fils d'Antiochus, son oncle paternel. Grypus avait essayé de s'en défaire par le poison ; mais il ne fit par là que le décider plus vite à lui disputer la couronne à main armée.
III. Tandis que la Syrie était le théâtre de ces discordes et de ces parricides, Ptolémée, roi d'Égypte, mourut, laissant sa couronne à sa femme et à celui de ses deux fils qu'elle choisirait, comme si l'Égypte eût pu être plus tranquille que la Syrie, lorsque la mère, en se déclarant pour l'un de ses fils, aurait soulevé la haine de l'autre. Elle penchait pour le cadet ; le peuple la força de nommer l'aîné. Mais elle lui ravit sa femme avant de lui donner le sceptre ; et l'obligeant de répudier Cléopâtre, sa soeur, qu'il chérissait, elle lui fait épouser Séléné, sa seconde soeur : mère injuste envers ses filles, elle enlève ainsi à l'une le mari qu'elle donne à l'autre. Cléopâtre, attribuant son divorce à sa mère plus qu'à son époux, va en Syrie épouser Cizycène ; et, pour ne pas lui apporter le simple titre d'épouse, elle lui livre, comme une dot, l'armée de Chypre, qu'elle avait débauchée. Cyzicène, assez fort pour lutter centre son père, livre bataillé ; il est vaincu, et s'enfuit à Antioche. Grypus vint assiéger cette ville, où était renfermée Cléopâtre, femme de Gyzicène. Dès qu'il s'en fut rendu maître, Tryphéne, son épouse, n'eut rien de plus pressé que de faire chercher sa soeur Cléopâtre, non pour adoucir sa captivité, mais pour l 'empêcher d'en éviter les rigueurs : elle voulait la punir d'avoir lutté contre elle en envahissant son royaume, et de s'être déclarée son ennemie en épousant l'ennemi de sa soeur. Elle l'accusait d'avoir amené des armées étrangères pour allumer la guerre entre des frères, et d'être venue, répudiée par son frère, se marier hors de l'Égypte contre la volonté de sa mère. Grypus, au contraire, la suppliait de ne pas le forcer à se souiller d'un tel crime ; il disait que dans tant de guerres étrangères ou domestiques, aucun de ses ancêtres n'avait, après la victoire, sévi contre les femmes, que leur sexe devait soustraire, et aux périls des combats, et à la cruauté des vainqueurs ; mais que Cléopâtre avait pour elle, outre le droit des gens, les liens d'une étroite parenté ; elle était soeur germaine de celle qui la poursuivait avec tant d'ardeur, sa parente à lui-même, et tante maternelle de leurs enfants communs. A ces liens du sang il ajoutait la sainteté du temple, où s'était réfugiée Cléopâtre ; il devait, disait-il, d'autant plus de respect aux dieux, qu'il tenait sa victoire de leur faveur ; enfin la mort de Cléopâtre n'affaiblirait pas Cyzicène, et avec elle, il n'en serait pas plus puissant. Mais les refus de Grypus ne firent qu'animer en sa femme l'opiniâtreté de son sexe : elle les attribue moins à la pitié qu'à l'amour, et appelant elle-même des soldats, leur donne l'ordre d'aller égorger sa soeur. Ceux-ci entrent dans le temple, et ne pouvant l'arracher de l'autel, coupent ses mains attachées à la statue de la déesse. Cléopâtre expira en maudissant les parricides, et confiant aux dieux le soin de sa vengeance. Bientôt se livre une seconde bataille ; Cyzicène vainqueur prit Tryphène, qui avait versé le sang de sa soeur, et l'immola aux mânes de son épouse.
IV. En Égypte, Cléopâtre ne pouvant souffrir que Ptolémée son fils partageât l'empire avec elle, soulève le peuple contre lui ; et lui ayant ravi Séléné sa femme, par une cruauté d'autant plus révoltante, qu'il en avait déjà deux fils, elle l'oblige à s'exiler, fait venir son plus jeune fils Alexandre, et le crée roi à la place de son frère. Non contente d'avoir détrôné son fils, elle le poursuit encore à Chypre, lieu de son exil ; il s'éloigne et elle fait périr le chef de sa propre armée, pour avoir laissé le prince s'échapper vivant de ses mains, quoique Ptolémée eût quitté l'île, non parce qu'il se sentait trop faible, mais pour éviter la honte de combattre contre sa mère. Cependant, effrayé des cruautés de Cléopâtre, Alexandre la quitte à son tour, et préfère aux périls du trône une vie tranquille et sûre. Craignant que Gyzicène n'aidât Ptolémée, son fils aîné, à reconquérir l'Égypte, elle envoie à Grypus de grands secours, et Séléné, sa fille, pour épouser en lui l'ennemi de son premier mari. Elle députe aussi à Alexandre, pour le rappeler dans ses états. Mais ce prince, dont elle tramait en secret la perte, la prévint et la fit périr : ce fut donc un parricide et non la nature qui mit fin à la vie de cette reine, bien digne des horreurs d'une telle mort, elle qui avait chassé sa mère du lit nuptial, rendu ses deux filles veuves en leur faisant épouser tour à tour les deux frères, détrôné et combattu l'un de ses fils, et attenté aux jours de l'autre dont elle avait ravi le sceptre.
V. Au reste, le forfait d'Alexandre ne resta pas impuni ; dès qu'on apprit que la mère était morte sous les coups du fils, le peuple accourut au palais et l'exila. Ptolémée est rappelé et rétabli sur son trône, parce qu'il n'avait voulu ni combattre contre sa mère, ni ravir par force à son frère un trône qu'il avait possédé le premier. Cependant un de ses frères, né d'une courtisane, et à qui son père avait lassé par testament le royaume de Cyrène, mourut, instituant pour héritier le peuple romain. Déjà la puissance de Rome, que l’Italie ne contenait plus, commençait à s'étendre vers l'Orient. Cette portion de la Libye devint donc province romaine ; il en fut bientôt de même de la Crète et de la Cilicie, conquises dans la guerre des pirates. Ainsi resserrés par le voisinage des Romains, les rois de Syrie et d'Égypte, accoutumés à s'étendre aux dépens de leurs voisins, et voyant leurs invasions arrêtées, tournèrent leurs armes l'un contre l'autre, et s'épuisant dans des guerres sans relâche, ils devinrent le mépris de leurs voisins et la proie des Arabes, peuple jusque-là sans force. Leur chef Erotimus, appuyé de ses sept cents fils, qu'il avait eus de ses concubines, divisa ses forces en plusieurs corps, infesta tour-à-tour l'Égypte et la Syrie, et, grâce à l'épuisement de ses voisins, illustra le nom des Arabes.
LIVRE XL.
Fin du royaume de Syrie.
I. La haine implacable des deux frères qui passa à leurs enfants, et la guerre acharnée qu'elle alluma, ayant épuisé la Syrie et ses rois, le peuple recourut à des appuis étrangers, et chercha des rois au dehors. Les uns voulaient offrir la couronne à Mithridate, roi de Pont ; les autres à Ptolémée, roi d'Égypte ; mais le premier était engagé dans une guerre contre les Romains, et Ptolémée avait toujours été l'ennemi de la Syrie. Tous les suffrages se réunirent donc sur Tigrane, roi d'Arménie, qui, déjà puissant par lui-même, était de plus allié des Parthes, et parent de Mithridate. Appelé au trône de Syrie, il en joint paisiblement pendant dix-huit ans, sans être jamais forcé d'attaquer ni de repousser aucun ennemi.
II. Mais la Syrie, à l'abri des incursions du dehors, fut désolée par un tremblement de terre, qui fit périr cent soixante-dix mille hommes, et renversa beaucoup de villes. Ce prodige, selon les aruspices, annonçait une révolution. En effet, Lucullus, ayant vaincu Tigrane, appelle au trône de Syrie Antiochus, fils de Cyzicène (1). Mais ce sceptre, donné par Lucullus, fut plus tard enlevé par Pompée, qui répondit aux réclamations de Cyzicène qu'il ne donnerait point à la Syrie, lors même qu'elle y consentirait, et encore moins malgré elle, un roi qui, pendant les dix-huit ans que Tigrane avait passés sur son trône, était resté caché au fond de la Cilicie, et qui, voyant Tigrane renversé par les Romains, venait réclamer le prix d'une conquête étrangère ; que, ne l'ayant pas dépossédé, il ne lui rendrait pas un sceptre que lui-même avait cédé à Tigrane et ne savait pas défendre. Il craindrait de livrer encore ce royaume aux incursions des Juifs et des Arabes. Pompée réduisit ainsi la Syrie en province romaine ; et, par la discorde de tant de souverains du même sang, l'Orient tomba petit à petit sous le joug de Rome.
LIVRE TRENTE-SEPTIÈME.
(1) Ses défaites le rendaient plus terrible. Montesquieu a dit, après notre auteur, que Mithridate était "un roi magnanime qui, dans les adversités, tel qu'un lion qui regarde ses blessures, n'en était que plus indigné." (Grandeur et décadence des Romains, chap. VII. Voyez aussi Horace, IV, ode 4 ; et Claudien, de laud. Stilic. III, 144.
(2)
Il se mit si bien à l'abri, etc. Racine a profité de ces détails
historiques :
Quoi ! des plus chères mains
craignant les trahisons,
J'ai pris soin de m'armer contre tous les poisons :
J'ai su, par une longue et pénible industrie,
Des plus mortels venins prévenir la furie. (Act.
IV scène 5.)
Et, acte V,
scène 4 :
Vain secours, a-t-il
dit, que j'ai trop combattu!
Contre tous les poisons soigneux de me défendre
J'ai perdu tout le fruit que j'en pouvais attendre.
LIVRE TRENTE-HUITIÈME.
(1) Des discours directs, etc . Justin ne s'est pas conformé partout au système de harangue adopté par Trogue Pompée. On peut voir, XIV, 4, et XVIII, 7, les discours d'Eumène et de Malée.
(2) Sous le joug. Voyez Tite-Live, IX, 5-6 ; VELL. PATERC., I, 14, Aul. Gelle, XVII, 21. An de Rome 433.
(3) Une guerre civile, etc . Entre Marius et Sylla, an de Rome 665. Voyez FLORUS, III, 21, VELL. PATERC. II, 17, etc.
(4) Son petït-fils. Jugurtha. Metellus commença la guerre contre lui vers 644.
(5) Patres aborigénes. Romulus. - Aruspices sabins. Numa, dont Tite-Live a dit, I, 18 : Curibus sabinis habitabat, consultissimus vir omnis divini atque humani juris. - Exilés de Corinthe. Tarquin l'ancien, fils de Démarate, qui, exilé de Corinthe, vint s'établir à Tarquinies, et ensuite à Rome . Voyez Tite-Live, I, 34-40. - Esclaves étrusques . Servius Tullius, né d'une esclave.
(6)
Altéré de richesses. Racine, Mithridate, act. III, scène 1:
Des biens des nations
ravisseurs altérés,
Le bruit de nos trésors les a tous attirés.
LIVRE TRENTE-NEUVIÈME.
(1) Par le poison, etc . On croirait que c'est ce récit qui a fourni à Corneille sa belle scène du cinquième acte de Rodogune, s'il n'indiquait lui-même la source d'où il l'a tirée : elle est empruntée à Appien.
LIVRE QUARANTIÈME.
(1) Fils de Cyzicène. Ou plutôt petit-fils. Il était fils d'Antiochus, qui avait succédé à son père Cyzicène, vers l'année 660, après la retraite de Seleucus.