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LIVRE XXVI.

 Suite de l'histoire de la Macédoine.

I. Après la mort de Pyrrhus, des guerres sanglantes éclatèrent non seulement en Macédoine, mais dans la Grèce et l’Asie (1). La trahison livra le Péloponnèse à Antigone, et l'on vit de toutes parts les cités, selon qu'elles avaient redouté lés coups ou espéré l'appui de Pyrrhus, selon que la mort de ce prince leur inspirait la joie ou la douleur, s'allier à Antigone, ou s'attaquer et se combattre. Au milieu de ces désordres, Aristotime, le plus puissant citoyen d'Epie (2), usurpe la tyrannie dans cette ville : il fait massacrer beaucoup de principaux habitants ; il en bannit un plus grand nombre encore. Les Étoliens le supplient de rendre ; aux exilés leurs enfants et leurs femmes ; ils refusent d'abord ; puis, feignant d'y consentir, il permet à toutes les femmes de quitter la ville, et fixe le jour de leur départ. Celles-ci, se croyant à jamais exilées avec leurs époux, rassemblent toutes leurs richesses : réunies aux portes pour partir ensemble, elles sont saisies, dépouillées, jetées dans les fers ; les vierges sont déshonorées, les jeunes enfants égorgés sur le sein des mères. La ville consternée se taisait sous le joug de fer du tyran. Hellanicus le premier, citoyen vieux et sans enfants, n'ayant à craindre ni pour lui-même ni pour les siens, rassemble ses plus fidèles amis, et les exhorte à venger la patrie. Ils hésitent à exposer leurs jours pour le salut commun : ils demandent du temps pour délibérer. Alors le vieillard appelle ses esclaves, fait fermer ses portes, et ordonne d'instruire le tyran qu’'il peut envoyer saisir les conjurés rassemblés chez lui, leur disant à tous que puisqu’il les a vainement engagés à venger la patrie, il les punira de l'avoir abandonnée. Alors ceux-ci, menacés d'un double péril, préfèrent le plus glorieux parti, et jurent la mort du tyran. Ainsi périt Aristotime, après une domination de cinq mois.

II. Cependant Antigone, à la fois menacé par Ptolémée et par les Spartiates, et voyant sortir de la Gallo-Grèce un nouvel ennemi, lasse un faible corps de troupes pour contenir les premiers par l'image d'un camp, et marche avec toutes ses forces contre les Gaulois. Les barbares, instruits de son approche, se préparent au combat, immolent des victimes, et, consultant leurs entrailles, y trouvent le présage d'une affreuse défaite et de leur ruine entière. Remplis alors, non de crainte, mais de fureur, ils veulent, par le sang de leurs proches, apaiser la colère des dieux ; ils égorgent leurs enfants et leurs femmes, et préludent au combat par des parricides. Dans leur aveugle fureur, ils n’épargnèrent point cet âge que respectent même des mains ennemies ; et, faisant une guerre mortelle à ceux qui voient ordinairement entreprendre des guerres pour leur défense, ils massacrent sans pitié leurs enfants et les mères de leurs enfants. Comme si ce crime eût racheté leur vie et garanti leur victoire, tout couverts du sang des leurs, ils marchent au combat ; le succès répondit à de si affreux présages : Dans la bataille, ils sont assaillis par les furies vengeresses avant de l'être par l'ennemi ; les mânes de leurs victimes viennent épouvanter leurs regards, et ils périssent tous jusqu'au dernier. Dans ce vaste carnage, les dieux mêmes semblaient s'unir aux hommes pour exterminer ces parricides. Après ce combat, Ptolémée et les Spartiates, pour éviter l'armée victorieuse d'Antigone, se retirèrent dans de fortes positions. Antigone, témoin de leur retraite, et voulant profiter de l'ardeur qu'une victoire récente inspirait à ses troupes, tourne ses armes contre Athènes. Pendant qu'il poursuit cette guerre, Alexandre, roi d'Épire, voulant venger la mort de son père Pyrrhus, vient ravager la Macédoine ; et Antigone, forcé de quitter la Grèce pour aller le combattre, est abandonné de ses soldats, qui passent à l'ennemi ; il perd à la fois son royaume et son armée. Son fils Demetrius, encore fort jeune, lève des troupes en l'absence de son père, recouvre la Macédoine, et enlève même l'Épire à Alexandre. Tel était à cette époque le caprice de la fortune, ou l'infidélité des soldats, que les rois se voyaient tour-à-tour dans l'exil ou sur le trône.

III. Alexandre, qui s'était réfugié dans l'Acarnanie, fut rétabli sur le trône d'Épire, autant par le voeu de ses peuples, que par l'appui de ses alliés. Vers le même temps, mourut Magas, roi de Cyrène (3). Avant sa maladie, il avait fiancé Bérénice, sa fille unique, au fils de Ptolémée, son frère, pour terminer avec lui ses débats. Mais à la mort du roi, Arsinoé, mère de la princesse, voulant rompre un mariage conclu malgré elle, fit offrir à Demetrius, frère du roi Antigone, et né lui-même d'une fille de Ptolémée, la main de Bérénice et le trône de Cyrène. Demetrius part à la hâte, et, secondé par les vents, il arrive à Cyrène. Mais, fier de sa beauté, qui avait déjà séduit la reine, il se rendit bientôt, par son orgueil, odieux à la maison royale et aux soldats. Plus empressé de plaire à la mère qu'à a fille, il excita d'abord les soupçons de Bérénice, et souleva bientôt le peuple et les soldats. Tous se déclarent pour le fils de Ptolémée, et conspirent contre Demetrius : on envoie des assassins qui le frappent dans le lit de sa belle-mère. Arsinoé, entendant la voix de sa fille, qui criait à la porte qu'on épargnât sa mère, fit un instant de son corps un rempart à son complice. Enfin, il fut tué, et Bérénice, ayant, sans violer ses devoirs, vengé les désordres de sa mère, donna sa main à l'époux que son père lui avait destiné.

LIVRE XXVII.

Seleucus, roi de Syrie.

I. Après la mort d'Antiochus, roi de Syrie, Seleucus, son fils et son successeur, souilla d'un double parricide les premiers jours de son règne : Laodice, sa mère, l'y excita, elle qui eût dû l'en détourner. Il fit égorger Bérénice sa marâtre, soeur de Ptolémée, roi d Egypte, avec un jeune frère qu'elle lui avait donné. Ce forfait couvrit son nom d'infamie, et arma Ptolémée contre lui. Bérénice, sachant qu'il avait fait partir des assassins pour la tuer, s'était renfermée à Daphné, où on l'assiégea avec son fils. A cette nouvelle, les villes de l'Asie, songeant à la grandeur de sors père et de ses aïeux, et touchées d'un si affreux malheur, lui envoyèrent à l'envi des secours. Son frère Ptolémée, tremblant pour elle, avait réuni ses troupes et quitté son royaume pour voler à sa défense. Mais avant l'arrivée de ces forces, Bérénice, qu'on n'avait pu saisir de vive force, fut trahie et assassinée. L'indignation fut générale ; toutes les cités qui, révoltées contre Seleucus, avaient armé une flotte puissante, épouvantées d'une telle cruauté, et résolues à venger une reine qu'elles avaient voulu défendre, se livrent à Ptolémée : ce prince, si une sédition ne l'eût rappelé en Égypte, se serait rendu maître de tous les états de Seleucus ; tant l'horreur du parricide avait rendu l'un odieux, tant la mort cruelle d'une soeur avait fait aimer l'autre !

II. Après la retraite de Ptolémée, une flotte nombreuse, mise en mer pour châtier les cités rebelles, fut tout à coup submergée par une tempête, comme si les dieux eux-mêmes avaient voulu punir son crime ; et d'une si puissante armée, il ne sauva que sa vie, son corps dépouillé, et quelques compagnons de son naufrage. Mais ce désastre lui devint heureux ; car des cités, qui dans leur courroux contre lui s'étaient déclarées pour Ptolémée, se trouvant assez vengées par les dieux, et, touchées de son naufrage, changèrent tout à coup de dispositions, et revinrent sous ses lois. Sauvé par ses malheurs, et enrichi par ses pertes, il se croit assez fort pour attaquer Ptolémée. Mais la fortune semblait ne l'avoir fait naître que pour lui servir de jouet, et ne lui avoir rendu ses forces que pour les lui ravir ensuite. Il est battu, et se retire tremblant à Antioche, presque aussi mal accompagné qu'après son naufrage. Il écrit alors à son frère Antiochus, pour implorer son secours, et lui offre pour récompense une partie de l'Asie jusqu'à la chaîne du Taurus. Antiochus, prince de quatorze ans, mais d'une ambition au dessus de son âge, n'accepta point cette offre d'aussi bonne foi qu'elle était faite : avec la rapacité d'un brigand, songeant à ravir tout à son frère, on le vit déployer dans l'enfance l'audace criminelle de l'âge viril. De là lui vint le surnom d'Hierax, parce que, avide comme un oiseau de proie, il ne songeait qu'à s'enrichir de dépouilles. Cependant Ptolémée Évergète, sachant qu'Antiochus venait secourir Seleucus, fit avec celui-ci une trêve de dix ans, pour n'avoir pas à la fois deux ennemis à combattre ; mais cette paix que donnait un ennemi, fut troublée par un frère. Antiochus, prenant une armée gauloise à sa solde, attaque son frère en ennemi, et lui apporte la guerre au lieu du secours qu'il implorait. La valeur des Gaulois donna la victoire à Antiochus ; mais ces barbares, croyant que Seleucus était mort dans la bataille, tournent leurs armes contre Antiochus lui-même, dans l'espoir de ravager plus facilement l’Asie, après y avoir massacré tous les rois. Instruit de leur dessein, Antiochus, pour se racheter, leur donna de l'or comme à des pirates, et devint l'allié de ses mercenaires.

III. Cependant Eumène, roi de Bithynie (1), voyant que cette guerre intestine avait dispersé, épuisé les forces des deux frères, veut s'emparer de l'Asie restée sans maître ; il attaque Antiochus et les Gaulois, qui venaient de vaincre, et, avec ses forces intactes, il triomphe aisément d'une armée lasse encore de ses derniers combats. Toutes ces guerres se faisaient alors pour la ruine de l'Asie ; elle semblait la proie destinée au plus fort. C'était pour la subjuguer que deux frères, Antiochus et Seleucus, avaient pris les armes, et Ptolémée, roi d'Égypte, sous prétexte de venger sa soeur, ne songeait qu'à envahir l'Asie. Ravagée d'un côté par Eumène de Bithynie, de l'autre par les Gaulois, toujours prêts à se vendre au plus faible, elle restait sans défenseur contre les brigands qui la désolaient. Lorsqu'Eumène, vainqueur d'Antiochus, l'eut presque entièrement conquise, les deux frères, privés ainsi de ce qui devait être le prix de leurs combats, ne purent cependant s'accorder ; et, au lieu de s'unir contre un ennemi étranger, ils s'arment pour se perdre l'un l'autre. Vaincu de nouveau, Antiochus, après une longue et pénible fuite, arrive à la cour de son beau-père Artaméne, roi de Cappadoce (2). Accueilli d'abord avec bonté, il s'aperçut, peu de jours après, qu'on lui dressait des embûches, et chercha son salut dans la fuite. Voyant sa vie partout menacée, il se réfugie près de Ptolémée, plus confiant dans un ennemi que dans un frère, et jugeant assez, par ce qu'il réservait naguère à ce dernier, quel sort il devait en attendre. Mais dans le malheureux qui se livrait à lui, Ptolémée voyait encore le rival qu'il avait combattu : il le fit jeter dans une étroite prison. Antiochus, aidé par une courtisane avec laquelle il vivait, trompe ses gardes, s'échappe, et périt dans sa fuite, massacré par des voleurs. Vers le même temps, Seleucus, dépouillé de ses états, meurt aussi d'une chute de cheval. Ainsi ces deux frères, qui le furent même par leurs malheurs, se virent tour à tour sur le trône et dans l'exil, et reçurent le châtiment qu'avaient mérité leurs forfaits (3).

LIVRE XXVIII.

Suite de l'histoire de la Macédoine jusqu'à l'avènement de Philippe.

I. OLYMPIAS, fille de Pyrrhus, roi d'Épire, veuve d'Alexandre, à la fois son frère et son époux, s'était chargée du gouvernement et de la tutelle des deux fils qu'elle avait eus de lui, Pyrrhus et Ptolémée . Elle implore le secours de Demetrius, roi de Macédoine, contre les Étoliens, qui voulaient enlever une partie de l'Acarnanie : accordée au père de ses pupilles comme prix d'une guerre où il était entré pour eux. Quoiqu'il fût déjà l'époux de la soeur d'Antiochus, roi de Syrie (1), elle lui offre la main de Phthia sa fille, pour obtenir de lui, à ce titre nouveau, un secours qu'elle ne pouvait obtenir de sa pitié. Cette union est donc célébrée ; mais si ce nouveau lien donnait des alliés à Demetrius, la rupture de son premier hymen lui suscitait des haines. L'épouse qu'il abandonnait se retire volontairement près d'Antiochus son frère, et l'engage à combattre soi mari. Les Acarnaniens, sans confiance dans les Épirotes, implorent contre les Etoliens le secours de Rome, et, cédant à leurs prières, le sénat fait ordonner aux Étoliens, par ambassadeurs, de retirer leurs garnisons de l'Acarnanie, et de respecter la liberté du seul peuple qui ait refusé jadis d'envoyer du secours aux Grecs contre la ville de Troie, à qui Rome doit son origine.

II. Mais les Étoliens reçurent les députés avec dédain. Ils leur rappellent combien de fois les armées de Carthage et de la Gaule ont vaincu et massacré les Romains. "Rome, avant de porter ses armes dans la Grèce, doit, disent-ils, ouvrir ses portes, que la crainte des Carthaginois tient fermées. Elle doit songer à ce qu'elle est, et aux forces de ceux qu'elle ose menacer : trop faible pour résister aux Gaulois, elle s'est rachetée de leurs mains à prix d'or, air lieu de les repousser avec le fer. Pour eux, attaqués clans la Grèce par une armée de Gaulois bien plus nombreuse, loin d'attendre des secours étrangers, ils l’ont anéantie tout entière sans déployer même toutes leurs forces ; ils ont creusé les tombeaux de ces barbares aux lieux mêmes où ceux-ci voulaient fonder des villes et élever leur empire. Les Romains, au contraire, encore épouvantés de l'incendie de leur ville, ont vu l'Italie presqu'entière passer sous le joug des Gaulois : ils devaient les en chasser avant de menacer l'Étolie, et se défendre chez eux avant de méditer des conquêtes. Qu'était-ce d'ailleurs que les Romains ? de vils pâtres établis sur une terre lâchement ravie à ses maîtres, qui, privés, par l'infamie de leur naissance, de l'espoir d'obtenir des épouses, en avaient enlevé par une violence publique ; qu'enfin, ils devaient la fondation de leur ville à un parricide, et qu'un frère avait arrosé du sang de son frère les fondements de leurs murailles. Mais les Étoliens, placés toujours, par leur origine et leur courage, au premier rang parmi les Grecs, avaient seuls dédaigné les Macédoniens maîtres du monde, seuls bravé la colère du roi Philippe, seuls, enfin, méprisé les ordres du grand Alexandre, lorsque, vainqueur de la Perse et de l'Inde, il répandait au loin la terreur de son nom. Ils engageaient donc les Romains à se contenter de leur fortune présente, sans provoquer la colère d'un peuple qui avait triomphé des Gaulois et bravé la Macédoine." Ainsi fut congédiée l'ambassade romaine, et, joignant les actions aux paroles, les Étoliens allèrent ravager les frontières de l'Acarnanie et de l'Epire.

III. Déjà Olympias avait remis le gouvernement à ses fils, et la mort de Pyrrhus avait fait passer le sceptre aux mains de Ptolémée, son frère. Le nouveau prince, ayant levé une armée, marchait contre l'ennemi, lorsqu'il tomba malade et mourut en route. Olympias, accablée de cette double perte, traîna une vie languissante, et suivit de près ses enfants. Néréis et sa soeur Laodamie étaient les seuls restes du sang royal. Néréis épouse Gélon, fils du roi de Sicile, et Laodamie, réfugiée, dans une sédition, aux pieds de l'autel de Diane, est massacrée par le peuple. Les dieux punirent ce crime par de longs malheurs, et la ruine presqu'entière de la nation ; elle essuya la stérilité, la famine, fut en proie à des guerres civiles, et désolée plus tard par des invasions étrangères. Milon, l'assassin de Laodamie, livré à des accès de fureur, se déchirant le corps avec le fer, avec des pierres, et, enfin, avec ses dents, mourut après douze jours de souffrances. Pendant ces désastres de l'Épire, Demetrius, roi de Macédoine, meurt, laissant le trône à Philippe encore enfant. Chargé de la tutelle du prince, Antigone (2), épousant la mère de son pupille, voulut le dépouiller de sa couronne. Bientôt, les Macédoniens soulevés le tenant assiégé dans son palais, il se présente sans gardes aux yeux de la multitude, et, jetant devant le peuple le diadème et la pourpre : "Donnez, dit-il, ces ornements à un homme qui sache ou vous obéir ou se faire obéir de vous. Cette royauté si enviée ne m'a offert, au lieu de plaisirs, que travaux et que périls !" II leur rappelle ensuite ses nombreux bienfaits : "il a puni la défection de leurs alliés, réprimé la joie coupable des Dardaðiens et des Thessaliens à la mort de Demetrius, soutenu et élevé même la dignité de la Macédoine. Si ses actions ont mérité leur haine, il est prêt à abdiquer l'empire, à leur rendre leur présent ; qu'ils cherchent un roi à qui ils puissent commander." Le peuple, honteux de ces reproches, le prie de reprendre la couronne ; mais il refusa jusqu'à ce que les auteurs de la révolte eussent été livrés au supplice.

IV. Il attaque ensuite les Spartiates, qui seuls, dans la guerre de Philippe et d'Alexandre, avaient méconnu l'empire de la Macédoine, et bravé des armes qui faisaient trembler le monde. Ces deux peuples illustres déployèrent à l'envi toutes leurs forces : les Macédoniens combattaient pour l’'antique honneur de leur nom ; les Spartiates, pour leur liberté intacte encore, et pour le salut même de leur patrie. Ils succombèrent ; mais leur défaite n'abattit ni leur courage, ni celui de leurs enfants et de leurs femmes. Pas un, dans la bataille, ne ménagea sa vie ; pas une femme ne pleura son époux : les vieillards vantaient le trépas de leurs fils ; les enfants enviaient le sort de leurs pères morts en combattant : tous se plaignaient de n'avoir pu mourir pour la liberté de leur patrie. Toutes les portes s'ouvraient pour accueillir les blessés ; on pansait leurs blessures, on soulageait leurs fatigues (3). Ni désordre, ni épouvante dans la ville ; tous pleuraient sur le malheur public, et non sur leurs pertes privées. Cependant le roi Cléomène, après un affreux massacre des ennemis, arrive couvert de leur sang et du sien : il entre dans la ville, et sans prendre de repas, refusant de manger et de boire, sans même déposer ses armes, il s'appuie sur une muraille, et voyant son armée réduite à quatre mille hommes, il les exhorte à se réserver pour des temps plus heureux. II part ensuite avec sa femme, ses enfants, et se rend en Égypte, près de Ptolémée : accueilli avec respect, il y jouit longtemps de toute la faveur du roi. Mais Ptolémée étant mort, son fils le fit périr avec sa famille entière (4). Antigone, après la sanglante défaite des Spartiates, touché des malheurs d'un si grand peuple, épargna le pillage à leur ville, et fit grâce à tous ceux qui avaient survécu à la bataille. Il dit qu'il avait fait la guerre à Cléoméne, et non pas à Sparte ; que la fuite du roi avait éteint sa haine, et qu'il lui serait à jamais glorieux d'avoir conservé Sparte, que lui seul avait pu conquérir ; que n'y trouvant plus de citoyens à sauver, il en épargnait, au moins le sol et les murailles. II mourut peu de temps après, laissant le trône à Philippe, son pupille, âgé de quatorze ans.

LIVRE XXIX.

Guerre de Philippe avec les Romains.

I. Vers le même temps, presque tous les états de l'univers changèrent à la fois de maîtres. En Macédoine, Philippe, âgé de quatorze ans, se vit appelé au trône par la mort d'Antigone, son tuteur et son beau-père. En Asie, Seleucus venait de périr, et le sceptre passait à Antiochus, encore enfant. En Cappadoce, un autre enfant, Ariarathe, recevait la couronne des mains de son père. En Égypte, Ptolémée, meurtrier de son père et de sa mère, s'était emparé du trône, et l'horreur d'un tel forfait l'avait fait surnommer Philopator. Les Spartiates substituaient Lycurgue à Cléomène. Enfin, pour qu'on vît partout les mêmes changements s'accomplir, Annibal, jeune encore, était nommé général à Carthage : on ne manquait pas de capitaines plus âgés ; mais la haine des Romains, dans laquelle on le savait nourri, avait déterminé ce choix, moins funeste à l'Italie qu'à l'Afrique. Ces jeunes souverains, sans prendre pour guides des ministres plus âgés, suivirent pourtant les traces de leurs aïeux, et s'illustrèrent par de grands talents. Ptolémée seul montra de la faiblesse sur un trône acquis par le crime. Les Dardaniens et d'autres peuples voisins, éternels ennemis des rois de Macédoine, ne cessèrent d'attaquer Philippe, dont ils méprisaient la jeunesse. Mais il les repoussa, et non content de protéger ses frontières, il brûlait de porter la guerre en Etolie.

Il. Tels étaient ses projets, lorsque Demetrius, roi d'Illyrie, récemment vaincu par le consul Paulus, se présente en suppliant devant lui. II se plaint de l'ambition de Rome, qui, non contente d'avoir soumis l'Italie, ose aspirer à l'empire du monde, et menace tous les rois de ses armes. C'est ainsi que pour subjuguer la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, et l'Afrique entière, ils ont entrepris la guerre contre Annibal et Carthage. S'il est lui-même en butte à leurs attaques, c'est parce que ses états sont voisins de Italie, comme si nul roi ne pouvait sans crime toucher aux frontières de leur empire. Philippe aussi devait craindre un tel exemple, lui dont l'empire, plus proche et surtout plus riche, avait plus à redouter de l'inimitié des Romains. Il promet enfin de lui céder ce qu'ils ont envahi de son empire, aimant mieux voir ses états aux mains d'un allié que dans celles des ennemis. Philippe, renonçant à attaquer l'Étolie, se laissa donc entraîner à faire la guerre aux Romains, qui, vaincus par Annibal près du lac Trasimène (1), semblaient lui promettre une victoire facile. Pour n'avoir pas à la fois plusieurs ennemis, il fait la paix avec les Étoliens : sans publier le projet d'une guerre lointaine, il annonce qu'il veut défendre la Grèce : "elle n'a jamais, dit-il, connu de plus grand péril, que depuis qu'à l'Occident s'élèvent les empires nouveaux de Carthage et de Rome ; que, se disputant la puissance, ils n'ont pu ; jusqu'à ce jouir, envahir l'Orient et la Grèce ; mais qu'on verra les vainqueurs pénétrer aussitôt dans l'Orient (2).

III. "Dans l'Italie, dit-il, grossit un nuage qui porte dans ses flancs une guerre opiniâtre et sanglante. A l'Occident gronde et éclate un orage qui, poussé sur l'univers par le souffle de la victoire, couvrira le monde entier d'une pluie dé sang. Souvent en proie à de cruelles attaques de la part des Perses, des Gaulois ou des Macédoniens, la Grèce trouvera ses souffrances passées bien légères, si ces puissances, qui luttent dans l'Italie, viennent à se répandre hors de ses limites. II voit dans cette guerre acharnée et cruelle, chaque peuple déployer toutes ses forces, chaque général toutes ses ressources : cette fureur ne peut s'éteindre par la ruine entière d'un parti, sans entraîner ses voisins dans sa chute. Plus éloignée, plus forte pour se défendre, la Macédoine devait moins que la Grèce redouter l'ambition des vainqueurs, et cependant il sentait que des peuples qui combattaient avec tant de forces ne borneraient pas là leur victoire, et qu'il devrait craindre à son tour les coups de ceux qui seraient restés vainqueurs." Ayant ainsi terminé sa guerre contre les Étoliens, Philippe, les yeux fixés sur les guerres de Carthage et de Rome, pesait les forces des deux nations rivales. Les Romains, qui voyaient Annibal et les Carthaginois à leurs portes, n'en redoutaient pas moins la Macédoine ; ils craignaient l'antique valeur de ce peuple illustré par l'Orient conquis, et les talents de Philippe, et son ardeur pour la guerre, qui le rendait émule de la gloire d'Alexandre.

IV. Philippe, à la nouvelle d'une seconde défaite essuyée par les Romains, se déclara hautement leur ennemi, et fit équiper urge flotte pour passer en Italie. Il écrit et députe à Annibal, pour lui proposer une alliance ; le député, saisi par les Romains, et conduit devant le sénat, fut renvoyé sain et sauf, non par respect pour son maître, mais pour ne pas décider à la guerre un prince dont les desseins pouvaient être douteux encore. Bientôt, instruits que l'armée de Philippe allait passer en Italie, les Romains envoient, pour lui fermer le passage, le préteur Lévinus avec une Flotte. Ce général passe en Grèce, décide, à force de promesses, les Étoliens à se déclarer contre Philippe, qui presse à son tour les Achéens de prendre les armes contre Rome. De leur côté, les Dardaniens font une irruption en Macédoine, enlèvent vingt mille captifs, et forcent Philippe à quitter les Romains pour venir défendre son royaume. Cependant Lévinus, ayant fait alliance avec Attale, ravage la Grèce. Les villes grecques, épouvantées, implorent à grands cris le secours de Philippe ; et le roi d'Illyrie, attaché à ses pas, ne cesse de lui rappeler sa promesse. Enfin la Macédoine ravagée demandait vengeance. Ainsi pressé de toutes parts, et ne sachant de quel côté porter d'abord ses armes, il promettait à tous de prompts secours, dans l'espoir, non de tenir sa parole, mais de soutenir leur courage, et de conserver leur alliance. Sa première expédition fut contre les Dardaniens (3), qui, épiant l'instant de son départ, menaçaient d'accabler la Macédoine. Il fit la paix avec les Romains, qui s'applaudirent de pouvoir différer la guerre contre lui. Enfin, sachant que Philopémen, général des Achéens, s'efforçait d'entraîner ses alliés dans le parti de Rome, il lui dressa des embûches : celui-ci en fut averti, les évita, et, par son autorité, détacha les Achéens de l'amitié de Philippe.

 

LIVRE VINGT-SIXIÈME .

(1) Des guerres sanglantes, etc. An de Rome 482.

(2) Citoyen d'Epie. Quelques textes ont Epirotarum. Il faut conserver Epiorum ou Epeorum, chez les Grecs Epeioi, ainsi nommés d'Épéus, contemporain de Pélops, roi d'Élide. Voyez HOMERE, Odyssée,XIII, 275; XV, 297.

(3) Magas. C'est la leçon qu'approuve Wetzel dans ses notes : cependant, dans son texte, il a laissé Agas.

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.

(1) Roi de Bithynie. Eumènes était roi de Pergame, et non de Brthynie . Aussi Gronovius a-t-il substitué Nicoméde à Euménes. Mais c'est bien d'Eumènes qu'il est ici question. L'erreur de Justin ne peut se corriger qu'en changeant Bithyniae.

(2) Son beau père. Socer est employé ici par extension. Ariarathe, fils d'Artamène, avait épousé Stratonice, soeur d'Antiochus.

(3) Reçurent le chátiment. An de Rome 528.

LIVRE VINGT-HUITIÈME.

(1) Antiochus, roi de Syrie. Il n'y avait alors (an de Rome 520) aucun Antiochus roi de Syrie. Antiochus I, mort en 508, avait eu pour successeur Séleucus, qui régna de 508 à 528. On ne peut supposer qu'il s'agisse ici d'Antiochus-le-Grand qui a régné de 531 à 567, puisque le règne de Démétrius en Macédoine s'étend de 512 à 522. Quelques commentateurs ont cru que Justin voulait parler d'Antiochus Hierax, dont il a déjà fait mention, XXVII, 2.

(2) Antigone. Antigonus II, surnommé Lôsôn.

(3) On pansait leurs blessures, etc . On peut comparer ce passage avec celui de Tacite, de Mor. Germ ., VII.

(4) Son fils. Ptolémée Philopator, qui succéda à son père. Plutarquxe et Pausanias disent que Cléomène se donna la mort.

LIVRE VINGT-NEUVIÈME.

(1) Près du lac Trasiméne. An de Rome 536.

(2) On verra les vainqueurs, etc. "Lorsqu'on voit deux grands peules se faire une guerre longue et opiniâtre, c'est souvent une mauvaise politique de penser qu'on peut demeurer spectateur tranquille : car celui des deux peuples qui est le vainqueur entreprend  d'abord de nouvelles guerres ; et une nation de soldats va combattre contre des peuples qui ne sont que citoyens . Ceci parut bien clairement dans ces temps-là : car les Romains eurent à peine dompté les Carthaginois, qu'ils attaquèrent de nouveaux peuples, et parurent par toute la terre, pour tout envahir ." (MONTESQUIEU, Grandeur et décadence des Romains, chap. V.)

(3) Contre les Dardaniens. Tite-Live (XXXIII, 19) rapporte cette expédition à l'année 555 ; cependant il dit, XXXVIII, 8, que déjà, en 545, le roi était revenu de Grèce en Macédoine, pour faire la guerre aux Dardaniens.