LIVRE XXII .
Histoire d'Agathocle.
I. AGATHOCLE , tyran de Sicile, héritier de la puissance de Denys l'ancien, s'éleva d'une condition obscure et pauvre à la majesté du trône (1). II était né en Sicile, d'un potier de terre, et son enfance fut aussi méprisable que son origine était basse : doué d'une rare beauté, il ne vécut longtemps qu'aux dépens de sa pudeur. Arrivé à la puberté, il passa, dans ses débauches, des hommes aux femmes ; ainsi fameux chez les deux sexes, il embrassa bientôt après la vie de brigand. Dans la suite s'étant fixé à Syracuse, où il avait obtenu le droit de cité, il y vécut longtemps dédaigné, comme un homme qui n'avait ni honneur, ni fortune à perdre ; enfin, il servit comme simple soldat, et on le vit toujours prêt à tout oser, aussi ami du trouble qu'il l'avait été de la débauche. II se montrait d'ailleurs tour-à-tour plein de courage et d'éloquence, aussi fut-il nommé bientôt centurion, et plus tard tribun des soldats. Dés sa première campagne, il donna aux Syracusains des preuves signalées de sa valeur dans une guerre entre les habitants d'Etna. Dans la seconde, contre les Campaniens, il fit concevoir de lui de si hautes espérances, qu'il fut nommé général à la place de Damascon, qui venait de mourir ; il épousa sa veuve, qu'il avait déjà séduite. Non content de passer ainsi de la pauvreté à l'opulence, il se fit pirate, et infesta sa patrie. Ses complices, faits prisonniers et mis à la torture, le sauvèrent en ne l'accusant pas. Deux fois il tenta d'asservir Syracuse, et deux fois il en fut banni.
II. Il s'était retiré chez les Murgantins ; en haine de Syracuse, ils le firent d'abord préteur, et bientôt général. Il entre en campagne, s'empare de Léontium, et vent assiéger Syracuse, sa patrie. Appelé pour défendre cette ville, Hamilcar, général des Carthaginois, oublie sa haine, et lui envoie des secours. Syracuse vit donc à la fois un de ses citoyens l'assiéger avec toute l'ardeur d'un ennemi, et un ennemi la défendre avec le dévouement d'un citoyen. Comme la défense était plus vigoureuse que l'attaque, Agathocle fait supplier Hamilcar de lui servir de médiateur auprès des Syracusains, promettant de reconnaître ce bienfait par ses services. Hamilcar, séduit par cette offre, et craignant d'ailleurs les forces d'Agathocle, fait alliance avec lui, dans l'espoir d'en obtenir, pour étendre sa puissance à Carthage, l'appui qu'il lui fournissait contre les Syracusains. Il obtient donc pour Agathocle, non seulement la paix, mais aussi la dignité de préteur de Syracuse. Agathocle, tenant à la main une torche allumée, fait alors serment d'être fidèle à Carthage, et reçoit d'Hamilcar cinq mille Africains, par lesquels il fait égorger les principaux Syracusains. Sous prétexte de donner une forme au gouvernement, il convoque le peuple au théâtre, et rassemble d'abord le sénat dans le gymnase, comme pour régler quelques préliminaires. Ces mesures ainsi disposées, il fait marcher ses soldats, enveloppe le peuple, égorge le sénat, et se délivre encore, après ce massacre, des plus riches et des plus audacieux d'entre le peuple.
III. Il lève alors des soldats, et rassemble urge armée avec laquelle il fond brusquement sur les villes voisines qui ne s'attendaient point à ses attaques. D'accord avec Hamilcar, il maltraite et persécute les alliés de Carthage, qui envoient des députés pour se plaindre aux Carthaginois, moins d'Agathocle que d'Hamilcar ; "le premier était un usurpateur et un tyran ; le second, un traître qui, par un pacte formel, abandonnait ses alliés à leur plus cruel ennemi. Pour sceller cette paix dont le premier gage avait été le don de Syracuse, l'éternelle ennemie des Carthaginois, la rivale qui lui disputait la domination de la Sicile, il cédait maintenant les villes de leurs alliés. Ils annonçaient donc que bientôt cette trahison retomberait sur Carthage, et deviendrait aussi funeste à l'Afrique qu'elle I'avait été à la Sicile." Ces plaintes irritèrent le sénat contre Hamilcar. Mais comme la force était dans ses mains, la délibération fut secrète, et les votes, avant d'être publiés, furent renfermés dans une urne qui devait rester scellée jusqu'au retour de l'autre Hamilcar, fils de Giscon, alors en Sicile. Mais la mort d'Hamilcar rendit inutile l'artifice des sénateurs et leur secrète délibération. La faveur du destin sauva le général, que ses concitoyens avaient eu l'injustice de condamner sans l'entendre. Le jugement fournit à Agathocle l'occasion de faire la guerre à Carthage. Sa première bataille fut contre Hamilcar fils de Giscon, qui le vainquit. II rentra à Syracuse pour se remettre en campagne avec une plus forte armée ; mais dans une seconde rencontre (2) la fortune ne le servit pas mieux .
IV. Les Carthaginois vainqueurs assiègent Syracuse. Agathocle, trop faible pour leur tenir tête, mal préparé même à soutenir un siège, délaissé d'ailleurs par ses alliés révoltés de sa cruauté, résolut de transporter la guerre en Afrique : courage vraiment merveilleux, d'aller combattre dans leur pays ceux à qui il ne peut résister dans ses murs, d'envahir une terre ennemie, dans l'impuissance de défendre la sienne, et d'oser, vaincu, insulter à ses vainqueurs. II environna ce grand projet d'un secret mon moins surprenant ; il se borna à déclarer au peuple qu'il avait trouvé un chemin à la victoire, qu'il fallait seulement soutenir avec courage un siège qui durerait peu ; qu'enfin, ceux qu'effrayait l'état présent des choses étaient libres de se retirer. Seize, cents citoyens quittèrent la ville ; il fournit aux autres l'argent et les vivres nécessaires à sa défense, et n'emporta que cinquante talents pour subvenir aux besoins du moment, aimant mieux prendre le reste à ses ennemis qu'à ses alliés. Il affranchit tous les esclaves en âge de porter les armes, reçoit leur serment, et les embarque avec la plus grande partit de son année, persuadé qu'en confondant ainsi ces hommes de différentes conditions, il établirait entre tous une émulation de courage : le reste fut laissé pour la défense de la patrie.
V. La septième année de son règne, accompagné de ses deux fils, Archagathe et Héraclide, déjà dans l'adolescence, il fait voile vers l’Afrique, sans qu'aucun des soldats sût où il état conduit. Tous croyaient aller au pillage sur les côtes d'Italie ou de Sicile, lorsqu'il les débarque sur le rivage de l'Afrique et leur révèle ses desseins. Il leur rappelle l'état de Syracuse, "dont l'unique ressource est désormais de faire souffrir à l'ennemi ce qu'elle souffre elle-même aujourd’hui. La guerre ne se fait point au dedans comme au dehors : au dedans, c'est à la patrie elle-même qu'il faut emprunter toutes ses ressources, tandis que chez l'ennemi on tourne contre lui ses propres forces et ses alliés rebelles, qui, las d'une longue servitude, accueillent avec joie des libérateurs étrangers. D'ailleurs, les villes, les châteaux de l'Afrique ne sont ni entourés de remparts, ni construits sur les montagnes, mais situés dans la plaine et ouverts de tous côtés (3) ; ces places, craignant d'être ruinées, seront aisément entraînées dans son parti. Carthage va trouver en Afrique plus d'ennemis qu'en Sicile ; tout s'unirait contre une ville qui n’a guère pour appui que son nom, et il tirerait ainsi de cette terre ennemie tes forces qui lui manquent. L'épouvante soudaine qu'inspirerait tant d'audace contribuerait encore à la victoire. L'incendie des villages, le pillage des villes et des places qui oseraient se défendre, enfin le siège de Carthage elle-même, montreraient aux ennemis qu'ils n'étaient point à l'abri de ces désastres qu'ils faisaient peser sur d'autres. En triomphant ainsi des Carthaginois, ils délivreraient encore la Sicile : les ennemis poursuivraient-ils le siège, quand ils verraient leur patrie menacée ? Si cette guerre n'était plus facile, nulle proie ne pouvait être plus riche, puisque la Sicile, l'Afrique entière, étaient le prix de la conquête de Carthage. La gloire d'une si belle entreprise, perpétuée d'âge en âge, triompherait du temps et de l'oubli ; on dirait d'eux, que seuls, entre tous les hommes, ils avaient porté chez l'ennemi une guerre qu'ils ne pouvaient soutenir chez eux ; que seuls, après une défaite, ils avaient poursuivi leurs vainqueurs, et assiégé ceux qui assiégeaient leur ville. Ils devaient donc entreprendre, pleins d'espérance et de joie, une guerre où la victoire promettait tant de richesses, et la défaite, même tant de gloire (4)."
Vl. Ces exhortations encourageaient Les soldats ; mais une éclipse de soleil, survenue pendant la traversée, avait frappé leurs esprits d'une crainte superstitieuse. Le roi leur expliquait donc le sens de ce prodige avec autant de soin que les avantages de son expédition. "Si l'éclipse eût précédé leur départ, il l'eût regardée, disait-il, comme un présage funeste pour eux ; mais elle n'était survenue que pendant la route, et elle ne menaçait donc que ceux qu'ils allaient combattre. Les variations dans le cours naturel des astres annonçaient toujours des résolutions, et celle-ci leur promettait un terme aux prospérités de Carthage comme à leurs revers." Ayant ainsi ranimé ses soldats, il les détermine à brûler leur flotte entière, afin d'apprendre à tous, que, privés des moyens de fuir, il leur fallait triompher ou mourir. Renversant tout dans leur marche, brûlant châteaux et villages, ils livrent bataille à Hannon, qui venait à leur rencontre avec trente mille soldats et deux mille Siciliens y périssent, trois mille Carthaginois tombent avec leur général. Cette victoire enflamme l'ardeur des premiers, et décourage leurs ennemis. Agathocle vainqueur s'empare des villes, des citadelles, fait un immense butin, égorge des milliers d'ennemis. Il vient placer son camp à cinq milles de Carthage, pour que les habitants voient du haut de leurs murailles la ruine de ce qu’ils ont de plus cher, le ravage de leurs campagnes, l'incendie de leurs maisons. Cependant la renommée publie dans l'Afrique entière qu’une l'armée des Carthaginois est détruite, que leurs villes ont succombé. On s'étonne qu'un si puissant empire ait été si brusquement attaqué, et par un ennemi déjà vaincu. A la surprise succède insensiblement le mépris pour les Carthaginois, et Agathocle voit bientôt passer dans son parti, non seulement les Africains, mais même de puissantes cités, entraînées par ce mouvement nouveau ; il en reçoit, pour prix de sa victoire, des vivres et de l'argent.
VII. Un dernier coup met le comble aux désastres des Carthaginois : leur armée de Sicile périt tout entière avec le général qui la commandait. On annonce que les troupes qui assiégeaient Syracuse, devenues moins vigilantes après le départ d'Agathocle, ont été massacrées par Antandre, frère du roi. Egalement malheureux au dehors et au dedans, les Carthaginois se virent abandonnés non seulement de leurs tributaires, mais aussi des rois leurs alliés, dont la fortune et non l'honneur réglait la fidélité. De ce nombre fut Opheltas, roi de Cyrène, qui, dans le fol espoir de soumettre l'Afrique entière à ses lois, avait, par ses députés, conclu un traité avec Agathocle ; ils s 'engageaient, après la défaite de Carthage, à céder, à l'un, l'empire de la Sicile, à l’autre, celui de l'Afrique. Opheltas vient avec une, puissante armée se joindre à Agathocle, qui le comble de caresses ; lui prodigue les flatteries, l'invite souvent à sa table, lui fait adopter un de ses fils, et finit par l'assassiner ; il se saisit de son armée, marche de nouveau contre les Carthaginois qui avaient réuni toutes leurs forces, et gagne sur eux une grande bataille, où furent, de part et d’autre, répandus des flots de sang. Cette défaite abattit à tel point les Carthaginois, que, sans une sédition qui s'éleva dans l'armée d’Agathocle, Bomilcar, leur chef, serait allé le joindre avec ses troupes. Pour punir sa trahison, les Carthaginois le firent mettre en croix au milieu de leur place publique, voulant ainsi que ce lieu, qui l'avait vu comblé d'honneurs, servit de théâtre à son supplice. Bomilcar supporta avec courage la cruauté de ses concitoyens, et, du haut de sa croix, comme d'un tribunal, il leur reprocha leurs crimes ; il leur rappelait, et le meurtre d'Hannon, faussement accuse de prétendre à la tyrannie, et l'exil de Giscon innocent, et leurs votes secrets contre son oncle Hamilcar, qui avait voulu faire d'Agathocle plutôt l'allié que l'ennemi de Carthage. Après avoir à haute voix exhalé sa colère devant un peuple immense, il expira.
VllI. Cependant Agathocle, partout victorieux, laisse son armée à son fils Archagathe, et passe en Sicile, ne comptant pour rien ses sucrés en Afrique, tant que Syracuse resterait assiégée : car, à la mort d'Hamilcar, fils de Giscon, les Carthaginois y avaient envoyé une autre armée. Au seul bruit de son arrivée, toutes les villes de la Sicile, instruites de ses exploits en Afrique, s'empressent de lui ouvrir leurs portes ; et ayant ainsi chassé les Carthaginois, il se vit maître de la Sicile entière. A son retour en Afrique, il trouve ses soldats soulevés, parce que son fils avait différé jusqu'à son arrivée le payement de leur solde. Il les rassemble, et son adresse parvient à les calmer : il leur dit "que ce n'est pas de lui, mais de l'ennemi qu'ils doivent attendre leur paie ; qu'ils partageront le butin comme la victoire ; qu'ils fassent seulement quelques efforts pour terminer la guerre ; ils savent que Carthage prise va satisfaire aux désirs de tous. " La révolte s'apaise, et, peu de jours après, Agathocle s'approche du camp ennemi ; mais une bataille témérairement engagée lui coûte la plus grande partie de son armée. II se réfugia dans son camp, et, voyant que son imprudence soulevait la haine contre lui, craignant d'ailleurs que la solde, qui n'avait point été payée, n'excitât de nouvelles plaintes, il s'enfuit pendant la nuit avec son fils Archagathe. A la nouvelle de son départ, ses soldats épouvantés, se regardant déjà comme prisonniers, s'écriaient que "pour la seconde fais, leur roi les abandonnait au milieu des ennemis ; que celui qui leur devait jusqu'à la sépulture, renonçait même à défendre leur vie." Ils veulent poursuivre le roi ; mais, arrêtés par les Numides, ils sont forcés de rentrer dans leur camp, Cependant ils prirent et ramenèrent Archagathe, qui, trompé par les ténèbres, s'était séparé de sou père. Pour Agathocle, il retourne à Syracuse sur les vaisseaux et avec les mêmes pilotes qui l’avaient ramené de Sicile. Rare exemple de lâcheté, de voir un roi délaisser son armée, et un père trahir ses enfants. Après le départ du roi, les soldats traitent avec l'ennemi, égorgent les fils d'Agathocle, et se livrent aux Carthaginois. Archagathe, au moment de périr de la main d'Arcésilas, autrefois l'ami de son père, lui demanda "ce que ferait Agathocle aux enfants de l'homme qui l'aurait privé des siens. - il me suffit, répondit Arcésilas, de savoir que mes fils survivent à ceux d'Agathocle." Les Carthaginois envoyèrent ensuite, en Sicile de nouveaux généraux pour achever la guerre ; mais Agathocle fit la paix avec eux à des conditions raisonnables (5).
LIVRE XXIII.
Histoire d'Agathocle. (suite)
I . AGATHOCLE, roi de Sicile, ayant fait la paix avec les Carthaginois, soumit quelques-unes des villes qui, par confiance en leurs forces, avaient quitté son parti. Puis, se trouvant à l'étroit dans une île dont il n'avait pu d'abord espérer même en partie l'empire, il passe en Italie, à l'exemple de Denys qui y avait subjugué plusieurs peuples. Ses premiers ennemis furent les Brutiens, fameux alors par leur courage, par leurs richesses, et toujours disposés à insulter leurs voisins. Ils avaient chassé de l'Italie plusieurs nations d'origine grecque, vaincu les Lucaniens, fondateurs de leur nation, et fait avec eux la paix à titre d'égaux ; leur audace ne respectait pas même ceux à qui ils devaient leur origine. Les Lucaniens élevaient leurs enfants selon les lois de Lacédémone. Dès l'âge le plus tendre, ils les laissaient dans les bois, parmi les pasteurs, sans esclaves pour les servir, sans vêtements pour se couvrir ou se coucher : ils les accoutumaient de bonne heure, loin du séjour et de l'aspect des villes, à une vie dure et frugale. Ils ne vivaient que de leur chasse, n'avaient pour boisson que du lait ou l'eau des fontaines. Ils se préparaient ainsi aux fatigues de la guerre. Cinquante d'entre eux, accoutumés à piller sur les terres voisines, virent bientôt grossir leur nombre : avides de butin et enhardis par leurs forces nouvelles, ils désolèrent des contrées entières. Denys, tyran de Sicile, las des plaintes de ses alliés, envoya, pour les contenir, un corps de six cents Africains ; mais une femme nommée Brutia donna l'accès de leur citadelle aux bandits, qui fondèrent une ville dans ce lieu, où les bergers voisins accoururent de tous côtés, attirés par le bruit d'un nouvel établissement : du nom de cette femme, ils s'appelèrent Brutiens. Leur première guerre fut contre les Lucaniens, auteurs de leur origine. Fiers de leurs victoires, et d'un traité conclu à droits égaux avec l'ennemi, ils soumirent les autres voisins, et, par leurs rapides progrès, devinrent redoutables aux rois eux-mêmes. Alexandre, roi d'Épice, venu en Italie avec une puissante armée, pour secourir les villes grecques, fut défait par eux et périt avec toutes ses forces. Enorgueillis de tant de succès, ils furent longtemps l'effroi des nations voisines. Enfin Agathocle, dont elles implorèrent l'appui, passa de Sicile en Italie, espérant étendre son empire.
II. Épouvantés au bruit de son approche, ils envoient des députés pour lui demander son alliance ; Agathocle les invite à sa table pour leur cacher le départ de son armée, remet leur audience au lendemain, et les trompe en s'embarquant. Mais il ne profita pas de sa ruse. Peu de jours après, une maladie cruelle l'oblige à retourner en Sicle. Le mal frappe à la fois tout son corps ; un venin mortel pénètre dans les nerfs ; d'affreuses convulsions agitent et déchirent ses membres. On désespère de sa vie ; et, comme s'il était déjà mort, son fils et son petit-fils se disputent, à main armée, l’hérédité de son trône (1) : son fils périt, et son petit-fils se fait roi. Agathocle, sentant s'accroître chaque jour, et s'augmenter l'un par l'autre, et son chagrin et son mal, réduit au désespoir, fait embarquer sa femme Texena, les deux jeunes enfants qu'il avait eus d'elle, tous ses trésors, ses esclaves, et ses ornements royaux, dont la richesse ne fut jamais égalée par la magnificence d'aucun roi. Il les envoie en Égypte, dans la patrie de son épouse, redoutant pour sa famille les cruautés de l'usurpateur de son trône. Texena resta longtemps avant de s'arracher de son lit de mort ; elle craignait d'imiter, par son départ, le parricide du petit-fils d'Agathocle, et de paraître aussi coupable en quittant un époux, que celui-ci l'était en détrônant un aïeul. "Son l’hymen l'avait associée (2), disait-elle, non seulement aux grandeurs, mais à toutes les fortunes d'Agathocle ; et elle achèterait sans peine, au prix de sa vie, te droit de recueillir les derniers soupirs de son époux, de lui rendre avec fidélité, avec amour, ces derniers et tristes devoirs que nul ne remplirait après son départ." Ses enfants ; poussant des cris plaintifs, embarrassaient le père qu'ils allaient quitter ; elle-même couvrait de ses baisers l'époux qu'elle ne devait plus revoir. Les larmes du vieux roi (3) n’étaient pas moins attendrissantes : ceux-là pleuraient la mort d'un père ; celui-ci, l’exil de ses fils ; les uns, la solitude où leur départ laissait ce vieillard expirant ; l'autre, l'indigence de ses enfants nés avec l'espoir d'une couronne. Les témoins de cette scène déchirante faisaient retentir le palais de leurs cris ; enfin, l'instant du départ vint mettre un terme à ces larmes, et la mort du roi suivit de près l'éloignement de sa famille. Cependant les Carthaginois, instruits de ce qui se passait en Sicile, et jugeant l'occasion favorable pour soumettre l'île à leur domination, y passent avec de grandes forces, et s'emparent de plusieurs villes.
III. Pyrrhus, à cette époque, faisait la guerre aux Romains : appelé, comme je l'ai dit, au secours des Siciliens, il vint à Syracuse, soumit plusieurs villes, et au titre de roi d'Épire joignit celui de roi de Sicile. Dans la joie de ce succès, il destine à Helenus, l'un de ses fils, l'empire de la Sicile, comme une couronne héréditaire (car Helenus était né d'une fille d'Agathocle), et réserve l'Italie pour Alexandre. Il vainquit ensuite les Carthaginois dans plusieurs batailles ; mais bientôt ses alliés d'Italie lui envoient des députés, et déclarent "qu'incapables de résister aux Romains, ils seront obligés de se soumettre, s'il ne vient les protéger. " Ainsi menacé d'un double péril, sans savoir quel parti prendre, ou de quel côté porter ses premiers secours, il flottait incertain entre l'un et l'autre. Pressé d'un côté far les Romains, de l'autre par les Carthaginois, il croyait ne pouvoir sans danger refuser à l'Italie l’appui de ses troupes ; mais il voyait plus de péril encore à tirer son armée de la Sicile : il craignait de perdre les uns, en ne les défendant point ; les autres, en les abandonnant. Dans ce conflit de dangers, il jugea que le plus sûr était de combattre en Sicile avec toutes ses forces, et, après la défaite des Carthaginois, de conduire en Italie son armée victorieuse. Il livre donc et gagne une bataille ; mais, en quittant la Sicile, il sembla fuir et s'avouer vaincu ; ses alliés l'abandonnent, et il perd cette province aussi rapidement qu'il l'avait conquise, il échoue de même en Italie et retourne en Épire (4). Son destin fut un grand exemple des faveurs et des retours du sort. Naguère favori de la fortune, il voyait le succès surpasser ses désirs, et l'empire de la Sicile se joindre à celui de l’Italie et à tant de victoires sur les Romains. Maintenant, comme si elle eût voulu signaler par ses rigueurs l'inconstance des grandeurs humaines, elle renverse l'édifice qu'avaient élevé ses mains ; elle lui enlève la Sicile, le livre au naufrage, et le force, vaincu par les Romains, à quitter honteusement l'Italie.
IV. Pyrrhus étant sorti de la Sicile, la magistrature suprême est remise aux mains d'Hiéron . Gagnées par l'attrait de ses vertus, toutes les vies lui déférèrent, d'un consentement unanime, d'abord le commandement des troupes contre les Carthaginois, et bientôt la royauté. Le prodige qui sauva son enfance parut annonces sa grandeur future : fils d'Hiéroclès, homme d'un haut rang, dont les aïeux remontaient à Gélon, ancien tyran de la Sicile, son origine maternelle était obscure et honteuse. Il devait le jour à une esclave, et son père le fit exposer comme l'opprobre de sa maison : ainsi délaissé dès sa naissance, et privé de tous secours humains, il fut longtemps nourri par des abeilles, qui vinrent déposer leur miel à ses cotés. Instruit par les aruspices que ce présage promettait l’empire à son fils, Hiéroclès le reprend près de lui, et s'applique à le rendre digne des destins qui l’attendent. Se trouvant dans une école avec des enfants de son âge, un loup, qui parut au milieu d'eux, lui enleva sa tablette. Dans sa jeunesse, lorsqu 'il fit ses premières armes, on vit une chouette se poser sur sa lance, un aigle sur son bouclier, ce qui annonçait qu'à la fois prudent et brave, il parviendrait un jour à l'empire. Souvent défié au combat, il en sortit toujours vainqueur. Il reçut de Pyrrhus plusieurs récompenses militaires. Doué d'une rare beauté, d'une force plus qu'ordinaire, plein de grâce dans ses paroles, de justice dans sa conduite, de modération dans le pouvoir, il ne lui manquait d'un roi que le nom.
LIVRE XXIV.
Suite de l'histoire de la Macédoine. Invasion des Gaulois sous Brennus.
I. Tel était l'état de la Sicile, lorsque les dissensions de Ptolémée Ceraunus, d'Antiochus et d'Antigone, inspirèrent à la plupart des villes grecques, excitées par les Spartiates, le désir de profiter de ces troubles pour recouvrer leur liberté : elles s'envoient mutuellement des députés, s'engagent par une alliance, et courent aux armes. Pour ne point paraître faire la guerre à Antigone, leur souverain, elles attaquent les Etoliens, ses alliés, sous prétexte qu'ils avaient envahi le territoire de Cirrhé, consacré à Apollon du consentement de la Grèce entière. Elles défèrent le commandement à Areas, qui réunit ses forces, saccage les villes, désole les campagnes, et brûle ce qu'il ne peut emporter. Du haut de leurs montagnes, les bergers étoliens sont témoins de ces ravages : ils se rassemblent au nombre de cinq cents, tombent sur ces brigands épars, auxquels l'effroi et la fumée des incendies dérobaient leur petit nombre, en égorgent neuf mille, et les obligent à fuir. Sparte voulut recommencer la guerre ; mais plusieurs peuples lui refusèrent leur appui, pensant qu'elle songeait à soumettre la Grèce et non à l'affranchir. Cependant les rois posent les armes, Ptolémée reste seul maître de la Macédoine par l'expulsion d'Antigone, fait la paix avec Antiochus, et s’allie avec Pyrrhus en lui donnant la main de sa fille.
II. N'ayant plus rien à craindre au dehors, son âme impie et criminelle se prépare à des forfaits domestiques : il dresse des pièges à sa soeur Arsinoé, pour ôter la vie à ses enfants et la dépouiller elle-même du royaume de Cassandrée. Son premier artifice fut de feindre un vif amour pour elle et de demander sa main : car ce n'était que sous l'apparence d'une réconciliation qu'il pouvait arriver jusqu'aux fils de sa soeur, dont il avait usurpé les états : mais Arsinoé connaissait la perfide de son frère. Il assure, pour calmer ses défiances, "qu'il veut partager le trône avec ses enfants ; que, s'il leur a fait la guerre, ce n'était pas peur leur ravir le sceptre, mais pour le mettre lui-même entre leurs mains : il demande qu'un député vienne recevoir ses serments ; il est prêt à s'engager devant lui, en présence des dieux de la patrie, par les voeux les plus solennels ." Arsinoé ne savait quel parti prendre ; elle craignait, en accordant sa demande, d'être trompée par un parjure, et d'exciter, par un refus, sa colère et sa cruauté. Plus effrayée pour ses enfants que pour elle, et pensant que cette union leur assurerait un appui, elle lui envoie Dion, un de ses courtisans. Ptolémée le conduit clans un temple de Jupiter, lieu révéré dès longtemps par les Macédoniens ; et en embrassant les autels, portant ses mains sur les simulacres des dieux et sur les lits où reposaient leurs statues, il déclare, avec les serments les plus énergiques, "que c'est de bonne foi qu'il demande la main de sa soeur ; qu'il lui donnera le titre de reine ; qu’il ne reconnaîtra bas d'autre épouse, et n'aura d'autres enfants que les siens." Remplie d'espoir et oubliant ses craintes, Arsinoé s'entretient elle-même avec son frère : la douceur de son visage, la tendresse de ses regards, la rassurent autant que ses serments, et, malgré son fils Lysimaque, qui s'écrie "qu'elle est trompée," elle devient l'épouse de Ptolémée.
III. Cet hyménée est célébré avec la plus grande magnificence et une joie universelle. Ptolémée, en présence de ses soldats assemblés, place le diadème sur la tête de sa soeur, et la salue du nom de reine. Arsinoé, recouvrant son titre que lui avait ravi la mort de Lysimaque, son premier époux, ne peut contenir sa joie ; elle invite elle-même le prince à venir dans sa ville de Cassandrée : c'était pour s'emparer de cette place que Ptolémée avait ourdi sa trame. La reine prend les devants, prépare une fête pour l'entrée de son époux ; fait orner les maisons, les temples, les lieux publics ; veut que partout on dresse des autels, on prépare des victimes ; elle envoie enfin à sa rencontre, la tête parée d'une couronne, ses fils Lysimaque, âgé de seize ans, et Philippe, de trois ans plus jeune, tous deux d'une rare beauté. Pour mieux déguiser ses desseins, Ptolémée des accueille avec tendresse, leur prodigue les signes d'une affection trop vive pour être sincère, et les couvre longtemps de ses baisers. Arrivé aux portes de la ville, il ordonne de se saisir de la citadelle et d'égorger les deux enfants. Réfugiés près de leur mère, ils sont massacrés sur son sein, dans ses derniers embrassements. Arsinoé demande, avec des cris de douleur, quel crime elle a commis par son hymen ou depuis son hymen ; elle s'offre aux meurtriers pour sauver ses fils ; elle saisit leurs corps et cherche à les couvrir du sien ; elle veut recevoir les blessures destinées à ses enfants. Enfin, privée même de leurs restes, les cheveux épars, les vêtements déchirés, on l'entraîne de la ville avec deux esclaves, on l'exile en Samothrace, d'autant plus malheureuse, qu'elle n'avait pu mourir avec ses enfants. Mais les crimes de Ptolémée ne restèrent point impunis : les dieux punirent tant de parjures, tant de sanglants forfaits ; bientôt, détrôné par les Gaulois, il tombe entre leurs mains, et périt par le glaive comme il l'avait mérité.
IV. La Gaule, chaque jour plus peuplée, et ne pouvant suffire à ses nombreux enfants, envoya trois cent mille hommes chercher loin d'elle une autre patrie. Les uns s'arrêtèrent en Italie, et, maîtres de Rome, la livrèrent aux flammes ; d'autres, guidés par le vol des oiseaux : car les Gaulois se plaisent plus que tout autre peuple dans la science des augures, traversent l'lllyrie en égorgeant les barbares qui les arrêtent, et viennent s'établir en Pannonie. Ce peuple farouche, audacieux et guerrier, le premier depuis Hercule qui dût à ses exploits l'admiration du monde et le nom d'immortel, franchit la cime redoutée des Alpes et les lieux dont le froid semblait avoir fermé l'accès. Vainqueur des Pannoniens, il fit longtemps la guerre aux nations voisines. Animé par le succès, il se partagea en deux corps : l'un envahit la Grèce, et l'autre la Macédoine, portant partout le fer et le carnage. Telle était la terreur du nom gaulois, qu'on vit des rois, prévenant leur attaque, acheter d'eux la paix à prix d'or. Ptolémée, roi de Macédoine, fut le seul qui apprit leur approche sans effroi. Égaré par les furies vengeresses, il marche contre eux à la tête d'une poignée de soldats en désordre, comme s'il était aussi facile de vaincre que d'assassiner. Les Dardaniens lui font offrir un renfort de vingt mille hommes ; il le refuse avec mépris, disant "que la Macédoine état perdue, si, après avoir seule soumis l'Orient tout entier, elle avait besoin des Dardaniens peur défendre ses frontières ; qu'il avait pour soldats les fils de ceux qui, sous Alexandre, avaient vaincu l'univers." Instruit de cette réponse, le prince dardanien dit que cet illustre empire de Macédoine allait s'écrouler bientôt par la témérité d'un jeune homme sans expérience.
V. Les Gaulois, sous les ordres de Belgius, envoient des députés à Ptolémée pour connaître ses volontés et offrir de lui vendre la paix ; mais le roi se glorifia, devant les siens, d'avoir réduit les Gaulois à demander la paix par crainte de la guerre. Aussi fier avec les députés qu'au milieu de ses courtisans, il répondit que, pour obtenir la paix, les Gaulois devaient lui livrer leurs armes et lui donner leurs généraux en otage ; qu'il n'ajouterait point foi à leurs paroles avant de les avoir désarmés. Cette réponse entendue, les Gaulois s'écrièrent, avec un rire de mépris, que le roi verrait bientôt si c'était par crainte ou par pitié qu'ils lui avaient offert la paix. Peu de jours après, une bataille s'engage : les Macédoniens vaincus sont taillés en pièce ; `Ptolémée, couvert de blessures, est fait prisonnier et sa tête, mise au bout d'une lance, est promenée sur le champ de bataille pour épouvanter l'ennemi. Un petit nombre de Macédoniens trouva son salut dans la fuite : le reste fut pris ou tué. Quand cette nouvelle se fut répandue en Macédoine, les cités ferment leurs portes : partout règne la consternation : les citoyens pleurent leurs enfants massacrés ; ils tremblent pour leurs villes ; ils invoquent les noms de leurs rois Alexandre et Philippe, comme ceux de divinités protectrices. "Sous leur empire, disent-ils, la Macédoine n'avait pas seulement été libre, elle avait vaincu le monde entier ; qu'ils défendent cette patrie, que la gloire de leurs exploits a élevée si haut ; qu'ils secourent leur peuple abattu, précipité à sa ruine par la folle audace du roi Ptolémée." Dans l'abattement général, Sosthène, l'un des principaux Macédoniens, dédaignant ces voeux inutiles, assemble la jeunesse, arrête les Gaulois dans l'ivresse de leur victoire, et préserve la Macédoine de leurs ravages. Son courage et ses services le firent préférer, malgré l'obscurité de sa naissance, à tous les nobles qui briguaient alors la couronne de Macédoine ; mais, proclamé roi par l'armée, ce fut comme général, et non comme roi, qu'il voulut recevoir le serment de ses soldats.
VI. Cependant Brennus, qui, à la tête d'un corps de Gaulois, avait envahi la Grèce, instruit de la victoire de Belgius et de la défaite des Macédoniens, ne put voir sans colère, qu'après un premier triomphe, on eut abandonné à la hâte un si riche butin et les dépouilles de l'Orient. Il rassemble quinze mille cavaliers, cent cinquante mille fantassins, et fond sur la Macédoine. Tandis qu'ils dévastent les campagnes, Sosthène, à la tête des Macédoniens, vient leur offrir la bataille ; mais sa troupe ; faible et en désordre, cède bientôt au nombre et à la force. Les Macédoniens battus se renferment dans les murs de leurs villes, et Brennus, sans obstacle ni péril, désole la Macédoine. Bientôt, comme s'il dédaignait le butin que lui offre la terre, il ose tourner ses regards vers les temples des dieux, et dire, par une raillerie impie, que les dieux sont assez riches pour donner aux hommes. Il marche donc contre Delphes, et, sacrifiant la piété à la passion de l'or, la faveur céleste à la cupidité, il répète que les dieux n'ont pas besoin de trésors, puisqu'ils les prodiguent aux mortels (1). Le temple d'Apollon à Delphes est situé sur un roc du mont Parnasse, escarpé de toutes parts, la ville doit son origine au concours nombreux des voyageurs qui, pour défendre la sainteté du lieu (2), s'établirent sur ces rochers. Le temple et la ville sont protégés, non par des murailles, mais par des précipices : la nature seule, sans la main de l'homme, les a entourés de fortifications, et l'on peut douter si c'est la majesté du dieu, ou la force de ces remparts, qui doit étonner le plus. Vers le milieu, les rochers s'enfoncent en forme d'amphithéâtre ; aussi le bruit des voix humaines et le son de la trompette, s'il vient à résonner dans ces lieux, retentit avec fracas, grossi et multiplié par l'écho des rochers qui se répondent. Ce phénomène remplit d'étonnement et d'une terreur religieuse ceux qui en ignorent la cause. Dans les sinuosités du roc, vers le milieu de la montagne, est une plaine étroite où s'ouvre une cavité profonde, qui sert de passage aux oracles. De là s'exhale, poussée comme par le souffle des vents, une vapeur froide qui égare l'esprit des devins, et les force à répondre au nom du dieu qui les agite. Là, se voient les riches offrandes des rois et des peuples, attestant, par leur magnificence, et les réponses du dieu et la reconnaissance de ceux qui le consultent (3).
VII. A la vue du temple, Brennus hésita longtemps s'il devait aussitôt en ordonner l'attaque, ou donner à ses soldats, fatigués d'une longue marche, la nuit pour se reposer. Emanus et Thessalorus, chefs gaulois, qui s'étaient associés à lui dans l'espoir du butin, veulent qu'on attaque à l'instant un ennemi sans défense, qu'épouvante leur soudaine arrivée ; que l'espace d'une nuit pouvait lui rendre le courage, et lui amener même des secours ; que les routes, libres encore, allaient peut-être se fermer devant eux. Mais les soldats gaulois, trouvant, après de longues privations, un pays rempli de vin et de vivres, dans la joie de leur succès et de cette abondance nouvelle, avaient quitté leurs étendards : épars dans la campagne, ils se répandaient partout en vainqueurs, Les Delphiens gagnèrent ainsi du temps. A la nouvelle de l'arrivée des Gaulois, l'oracle avait, dit-on, défendu aux paysans d'enlever de leurs fermes les vins et les récoltes ; on comprit enfin la sagesse de cet ordre, quand on vit les Gaulois, arrêtés par le vin et l'abondance de toutes choses, laisser aux peuples voisins le temps d'accourir à Delphes. Les habitants, aidés de leurs alliés, mirent la ville en état de défense, avant que les Gaulois, retenus par le vin, comme par une riche proie eussent rejoint leurs étendards. Brennus avait soixante-cinq mille fantassins, choisis dans toute son armée ; les Delphiens et leurs alliés comptaient à peine quatre mille soldats : plein de mépris pour cette poignée d'hommes, Brennus, pour exciter les siens, leur montrait ce magnifique butin, disant que ces statues, ces chars qu'ils apercevaient de loin étaient d'or massif, et qu'ils trouveraient dans le poids de ces objets plus de richesse encore que la vue du butin ne semblait leur en promettre.
VIII. Excités par ces paroles, et échauffés d'ailleurs par les débauches de la veille, les Gaulois s'élancent tête baissée dans le péril Les Delphiens, se confiant moins dans leurs forces que dans la divinité, résistaient à des ennemis qu'ils méprisaient, et, du haut de la montagne, accablaient de traits ou de pierres les Gaulois qui voulaient l'escalader. Tout à coup, au plus fort de cette lutte, les prêtres de tous les temples, les devins eux-mêmes, les cheveux épars, couverts de leurs bandelettes et de leurs insignes sacrés, s'élancent au premier rang, pleins d'égarement et de trouble ; ils s'écrient que le dieu est arrivé, que par le faîte entrouvert, ils l'ont vu s'élancer dans le temple ; que, tandis qu'ils imploraient son appui, un jeune guerrier d'une merveilleuse beauté a paru à leurs regards, accompagné dé deux vierges armées, sorties des temples voisins de Minerve et de Diane ; que leurs yeux n'en sont pas seuls témoins ; qu'ils ont entendu le sifflement de son arc et le cliquetis de ses armes. Puis, avec les plus vives prières, ils pressaient les combattants de marcher, guidés par leurs dieux, au massacre de l'ennemi, et de s'associer à leur victoire. Enflammés par ce discours, tous à l'envi s'élancent au combat ; ils sentent à leur tour la présence des dieux ; la terre tremble : un fragment détaché de la montagne va écraser l'armée gauloise, les plus épais bataillons tombent renversés avec un affreux carnage. Bientôt une tempête s'élève. ; la grêle et le froid achèvent les blessés. Brennus, frappé lui-même et ne pouvant supporter ses souffrances, d'un coup de poignard met fin à sa vie. Ainsi furent punis les auteurs de cette guerre. Un autre chef gaulois se hâte de quitter la Grèce avec dix mille soldats blessés ; mais la fortune ne fut pas même propice à leur retraite. Toujours en alarme, sans asile pendant la nuit, et accablés le jour de fatigues et de dangers, les pluies continuelles, la glace, la neige, la lassitude, la faim et les veilles, plus meurtrières encore, détruisirent les tristes restes de cette malheureuse armée. Dans le désordre de leur fuite, les peuples qu'ils traversaient les poursuivaient comme une proie. Enfin, de cette nombreuse armée, qui croyait naguère, dans la confiance de ses forces, pouvoir lutter contre les dieux, il ne resta pas même un homme pour retracer un si grand désastre.
LIVRE XXV.
Antigone Gonatas, roi de Macédoine. Établissement des Gaulois en Bithynie.
I. La paix était rétablie entre les deux rois Antigone et Antiochus, lorsqu'Antigone, rentrant en Macédoine, y trouve un nouvel ennemi (1). Les Gaulois, que Brennus, en marchant contre la Grèce, avait laissés pour la garde du pays, craignant de paraître seuls oisifs, armèrent quinze mille fantassins et trois mille cavaliers ; vainqueurs des Gètes et des Triballes, prêts à fondre sur la Macédoine, ils envoyèrent au roi des députés pour lui offrir d'acheter la paix, et en même temps pour reconnaître l'état de son camp. Antigone, dans un festin magnifique, déploya à leurs regards tout le faste de la royauté ; éblouis de ces masses énormes d'or et d'argent, excités par l'appât d'un si riche butin, les Gaulois revinrent plus que jamais disposés à la guerre. Espérant effrayer ces barbares par un spectacle nouveau, le roi leur avait fait voir ses éléphants et ses galères chargées de soldats, sans songer que leur montrer ainsi ses forces, c'était leur inspirer plus de cupidité que d'effroi. Aussi les députés, à leur retour, exagèrent à la fois et la richesse et la négligence du roi. Ils annoncent que son camp, rempli d'argent et d'or, n'a ni retranchements ni fossés ; que des exercices militaires y sont inconnus, comme si les richesses étaient un assez puissant rempart, et que l'abondance de l'or rendît le fer inutile.
Il. Un tel rapport eût suffi pour irriter la cupidité naturelle des Gaulois ; mais ils étaient encore animés par l'exemple de Belgius, qui, peu auparavant, avait taillé en pièces un roi de Macédoine et son armée. Tous conviennent d'attaquer de nuit le camp du roi. Ayant prévu l'orage, il avait ordonné la veille à ses troupes de tout enlever, et de se poster en secret dans un bois voisin. Ce fut en abandonnant son camp qu'il le sauva ; les Gaulois, le trouvant vide, sans défenseurs et même sans gardes, soupçonnèrent un piège plutôt qu'une fuite, et hésitèrent longtemps à y pénétrer. Ils y entrent enfin, et, sans y renverser les retranchements, ils s'occupent plus à reconnaître qu'à piller. Puis, enlevant ce qu'ils trouvent, ils se dirigent vers le port. Là, ils se livrent sans précaution au pillage des navires, et sont surpris, massacrés par les rameurs et une partie de l'armée qui s'y était réfugiée avec les enfants et les femmes. On en fit un tel carnage, que l'éclat de cette victoire assura la paix à Antigone, non -seulement avec les Gaulois, mais avec les barbares qui entouraient ses états : Cependant, vers cette époque, on vit les Gaulois, se multipliant sans cesse, inonder l'Asie de leurs innombrables armées. Dès lors les rois d'Orient ne firent aucune guerre sans une armée gauloise à leur solde ; renversés de leur trône, c'est aux Gaulois qu'ils recourent (2) : telle fut la terreur qu'inspira leur non, tel fut le succès constant de leurs armes, que la valeur gauloise paraissait seule capable de soutenir ou de relever les états, Le roi de Bithynie ayant imploré leur secours, il leur céda après la victoire une partie de son empire ; ils donnèrent à cette contrée le nom de Gallo-Grèce.
III. Tel était l'état de l'Asie, lorsque Pyrrhus, battu sur mer en Sicile par les Carthaginois, fait demander des renforts à Antigone, roi de Macédoine ; il annonce que s'il essuie un refus, forcé de rentrer dans son royaume, il fera sur la Macédoine les conquêtes qu'il voulait faire sur les Romains. Sa demanda fut repoussée, et aussitôt, sans découvrir ses desseins, il part à la hâte ; ordonne à ses alliés de se tenir prêts à combattre, laisse à son fils Helenus et à Milon son ami ; la garde du fort de Tarente. A peine de retour en Épire, il fond sur la Macédoine : Antigone, qui vient le combattre, est vaincu et mis en fuite. Ainsi Pyrrhus se vit maître de la Macédoine, et, se croyant dédommagé, par cette conquête, de la perte de la Sicile et de l'Italie, il rappelle son fils et son ami, qu'il avait laissés à Tarente. Cependant Antigone, tout à coup déchu de ses grandeurs, escorté dans sa fuite par quelques cavaliers, s'était retiré à Thessalonique pour observer-les suites de cette révolution, et renouveler la guerre en prenant des Gaulois à sa solde. Mais, vaincu de nouveau par Ptolémée, fils de Pyrrhus, forcé de fuir avec sept compagnons, il renonce à l’espoir de recouvrer sa couronne, et ne songe plus qu'à sauver sa vie, en se cachant, dans des lieux déserts (3).
IV. Non content d’embrasser dans une si vaste puissance ce qu'il eût dû à peine atteindre de ses voeux, Pyrrhus méditait la conquête de la Grèce et de l'Asie. L'empire même n’était pas pour lui plus doux que la guerre ; nul ne put jamais résister à ses coups. Mais les royaumes qu'il avait subjugués avec un courage invincible, il les perdait en un instant, toujours plus jaloux d'acquérir que de conserver. Ayant fait passer des troupes dans la Chersonèse, il y reçut les députations d'Athènes ; de l'Achaïe et de Messène. Éblouie par la grandeur de son nom ; et l'éclat de ses succès contre Rome et Carthage, la Grèce entière l'attendait. Il porta d'abord ses armes contre Sparte, mais il trouva plus de résistante dans le courage des femmes que dans celui des hommes, et perdit son fils Ptolémée avec l'élite de ses troupes. Une multitude de femmes, accourant au secours de leur patrie assiégée, lui firent essuyer une défaite, plus honteuse encore que funeste. Son fils Ptolémée était, dit-on, si audacieux et si brave, qu'avec soixante soldats il's'était emparé de Corcyre. Dans un combat naval, on l’avait vu, avec sept hommes, s'élancer d'un esquif sur un vaisseau, s'en emparer et en rester maître ; et, au siège de Sparte, il poussa son cheval jusqu'au milieu de la ville, où il périt accablé par le nombre. On prétend que Pyrrhus, lorsqu'on lui rapporta le corps de son fils, dit qu'il avait vécu plus que ne l'espérait son père, et que ne le méritait sa témérité.
V. Repoussé de Sparte, Pyrrhus se dirige vers Argos : il essaie d'y forcer Antigone, qui s'était renfermé dans la ville ; mais, en combattant avec valeur au milieu de la plus épaisse mêlée, il tombe frappé d'une pierre qu'on lui lance du haut des murailles. Sa tête fut portée à Antigone, qui, usant noblement de sa victoire, rendit la liberté à Helenus et aux Epirotes tombés en sa puissance, et le renvoya dans sa patrie, avec les restes non ensevelis dé son père. Tous les auteurs s'accordent à dire que ni dans ce siècle, ni dans ceux qui précédèrent, il ne parut de prince comparable à Pyrrhus (4), et que rarement on trouva, non seulement parmi les rois, mais parmi les hommes illustres, l'exemple d'une vie plus pure ou d'une probité plus sévère. Tels furent surtout ses talents militaires, que les plus grands monarques, Lysimaque, Demetrius, Antigone, ne réussirent point à le vaincre (5) ; que dans ses guerres d'Illyrie ou de Sicile, contre Rome ou contre Carthage, il ne fut jamais battu, et resta souvent victorieux : qu'enfin sa patrie, jusqu'alors faible et obscure, fut illustrée dans l'univers par la grandeur de ses exploits, et par la gloire de son nom.
LIVRE VINGT-DEUXIÈME.
(1) S'éleva, etc. L'an 437. Denys avait été chassé dans l'année 411. Il y a donc dans Justin une lacune de vingt-six ans. Timoléon, après Denys, avait rendu la liberté à la Sicile : il était mort en 417. Syracuse avait joui vingt ans encore après lui de la liberté qu''il lui avait conquise. Agathocle vint l'asservit de nouveau.
(2) Dans une seconde rencontre, etc. An de Rome 443.
(3) Situés dans la plaine, etc. "La plupart des villes d'Afrique étant peu fortifiées, dit Montesqußeu (Grandeur et décadence des Romains, chap. IV,), se rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les prendre : aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir."
(4) Une guerre, etc. On peut rapprocher ce discours de celui de Mithridate, dans notre auteur, liv. XXXVIII, et dans Racine, acte III.
(5) Fit la paix, etc. An de Rome 448.
LIVRE VINGT~TROISIÈME .
(1) Se disputent, etc. J'ai rétabli la leçon des manuscrits vindicantibus; le tour est familier à Justin, et n'a rien d'ailleurs de trop forcé : Bellum oritur inter filum nepotemque ejus, vindicantibus eis regnum, etc . Toute la hardiesse de l'écrivain consiste à sous-entendre eis. C'est Grévius qui a introduit, par conjecture, vindicantes au lieu de vindicantibus.
(2) Son hymen l'avait associée, etc. Votez TACITE, Annales, III, 34, PLUTRAQUE, Brutus, c. 19; VELLEIUS PATERCULUS, II, 67.
(3) Du vieux roi. Lucien lui donne quatre-vingt-quinze ans. Diodore soixante-douze seulement.
(4) II échoue de même, etc. An de Rome 479.
LIVRE VINGT-QUATRIÈME.
(1) Il répéte, etc. Cïcéron, de Natur. deorum, III, 34, rapporte de pareilles plaisanteries de Denys.
(2) Défendre, etc . Avec la leçon que nous avons suivie, et qui est celle de l'édition de Wetzel, on ne pouvait pas donner un autre sens à la phrase. Ad affirmationem majestatis, dit l'éditeur que je viens de citer, est pour ad confirmandam, defendendam majestatem divinam. D'autres éditeurs ont lu admiratione ou ad admirationem. L'abbé Paul a traduit le concours des peuples attirés par la majesté du lieu : avec ce sens, il fallait au moins changer ad affirmationem.
(3) Attestant, etc . Voyez Cic., de Natur. deorum, III, 37.
LIVRE VINGT-CINQUIÈME.
(1) Lorsque, etc. An de Rome 475.
(2) Les rois de l'Orient, etc . On a relevé ici une exagération de l'historien, qui étend à tous les rois de l'Asie ce qui ne peut guère s'appliquer qu'à Nicomède et à quelques autres en petit nombre.
(3) Qu'à sauver sn vie, etc. Cependant il remonta sur le trône deux ans après, et il s'y maintint jusqu'á l'an 512 de Rome.
(4) De prince comparable à Pyrrhus, etc. "Les autres roys ne contrefaisoyent Alexandre, sinon en habits de pourpre, en nombre de gardes autour de leurs personnes, en une façon de ployer un peu le col, et de parler hautainement : et Pyrrhus seul le représentoit en exploits d'armes ; et en actes de prouësse... On dit que le roy Antigonus interrogé qui luy sembloit le plus grand capitaine, respondit Pyrrhus, pourveu qu'il vieillisse ; parlant des capitaines de son tems seulement . Mais Hannibal le prononça le premier de tous universellement en expérience et suffisance au mestier de la guerre ; Scipioon le second, et soy le troisième... Aussi semble-t-il que Pyrrhus ne fit jamais autre chose en toute sa vie, que vacquer et estudier à cette science, comme à celle qui estoit véritablement royale, sans faire compte de toutes austres sciences gentilles à sçavoir" Plutarque, traduction d'Amyot).
(5) Ne réussirent point, etc . Comment accorder ceci avec un passage de Justin, XVI, 3, où il dit que Pyrrhus fut chassé de Macédoine par Lysimaque ? On peu consulter Tite-Live, XXXV, 14.